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De la Liberté individuelle en France

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DE LA
LIBERTE INDIVIDUELLE

Traité de l’Instruction criminelle, par M. Faustin Hélie, 8 vol. 1860.

Depuis dix ans, la liberté politique a perdu en France la popularité qui semblait la protéger, et l’usage auquel le parti révolutionnaire l’a fait un moment servir a suffi pour lui retirer temporairement son prestige. On s’en étonnerait moins si l’on était convaincu que la liberté politique, plus que toute autre, a besoin de nombreux points d’appui, qui dans notre pays lui ont fait trop souvent défaut : elle ne peut s’affermir si, au lieu de trouver un sol préparé à l’avance, elle vient à germer sur une terre mouvante. Il lui faut un cortège de libertés usuelles qui l’entourent et la soutiennent ; sinon, elle ne fait que passer dans la législation d’un peuple, elle ne peut y acquérir droit de cité. Il n’est donc pas inutile de rechercher à quelles conditions elle peut se développer, afin de n’être point exposée à rencontrer toujours les mêmes écueils. Pour en faire l’apprentissage, il n’est pas de meilleure école que la pratique journalière des moyens de défense qui mettent à l’abri du pouvoir arbitraire les droits privés de chaque citoyen, et la bonne administration de la justice est sans contredit l’auxiliaire le plus efficace dont on doive invoquer le secours. Que laisse-t-elle à désirer dans notre pays ? Comment peut-elle être améliorée ? Ce ne sont pas là des questions dont on n’ait à se préoccuper que dans l’enceinte des tribunaux : elles ont une plus grande portée, et elles méritent de tenir l’opinion publique en éveil ; elles ont trouvé place dans un remarquable ouvrage qui vient d’être terminé, le Traité de l’Instruction criminelle. L’auteur, M. Faustin Hélie, savant magistrat, a su joindre la sûreté des doctrines et la sagacité des recherches à l’élévation des vues. Habitué à la pratique de la loi, il ne s’est pas enfermé dans l’exposé des textes ; il a pénétré au-delà pour rechercher quelles interprétations on leur donne, quel usage on en fait, et toutes les fois qu’il a reconnu des abus apparens ou cachés, il n’a pas craint de les signaler. Il a compris qu’on ne fait jamais leur part aux mesures discrétionnaires, et qu’on ne peut les cantonner à son gré. En les employant même pour la découverte des coupables, on expose les innocens à en être victimes ; quand on les conserve quelque part, on leur laisse accès ailleurs, et si, pour les défendre, on invoque l’excuse commode du salut public, on oublie que, d’après l’ancienne doctrine de Platon, il n’y a d’autre salut public que la justice, qui est le salut de tous.

À ce point de vue, il n’est pas indifférent d’examiner si la liberté individuelle, c’est-à-dire la liberté sans laquelle on n’est plus maître de sa personne, est mise en France sous la garde d’une loi vigilante, destinée à justifier la confiance du citoyen ; il est nécessaire de s’assurer si elle n’est pas exposée au contraire aux abus de la détention préventive et aux atteintes de la détention illégale. Les lacunes de notre législation, rapprochée des législations étrangères, feront aisément reconnaître s’il ne convient pas de réclamer contre l’emprisonnement sans jugement, ne fût-il que provisoire, un système de garanties qui jusqu’à ce jour sont restées pour ainsi dire sur le seuil de notre droit public.

Sans doute, si l’on s’en tient aux apparences, la législation française a témoigné pour la liberté individuelle de tous les citoyens la sollicitude la plus prévoyante. Toutes nos constitutions l’ont proclamée tour à tour avec une conformité digne de remarqué. L’assemblée constituante de 1789 la déclarait sacrée, et plus tard, entre deux décrets sur l’arrestation des suspects, la convention la prenait également sous sa garde. Le gouvernement impérial la mettait, par le sénatus-consulte du 28 floréal an XII, sous la protection officielle d’une commission sénatoriale chargée de réprimer tous les actes publics contraires à la liberté individuelle. On sait trop, il est vrai, qu’elle attendit, pour se plaindre, la proclamation de déchéance de l’empereur adressée par le sénat au peuple français. La charte de 1814 et la charte de 1830, qui donnaient au pays les garanties de la liberté politique, ne pouvaient manquer de promettre à tout citoyen la jouissance de la liberté personnelle, que les mœurs publiques, le contrôle vigilant des grands pouvoirs de l’état, la jalouse surveillance de la presse, semblaient dès lors rendre inviolable. Enfin la constitution de 1852 a mis la liberté individuelle, comme la religion, la morale, la liberté des cultes, l’égalité civile, la propriété privée, sous la garde du sénat, « conservateur du pacte fondamental et des libertés publiques, chargé d’annuler, s’il y a lieu, les actes qui lui sont dénoncés comme illégaux par les pétitions des citoyens. » Le droit constitutionnel pourrait donc, à toute époque, être invoqué comme le protecteur de la liberté individuelle.

Cependant toutes les constitutions, même celles qui sont faites pour être pratiquées, n’ont guère d’autre mérite que celui des bonnes intentions ; c’est vainement qu’on s’en prévaut quand les lois d’exception ou même les lois d’application dénaturent par voie détournée les principes de droit public qui sont en France comme l’enseigne de tous les gouvernemens. Il est vrai que, par rapport à la liberté individuelle, les lois d’exception semblent avoir fait leur temps. Les attentats de la convention sont livrés à la justice de l’histoire. Aucune force légale n’est conservée au décret impérial du 3 mars 1810, qui créait dix prisons d’état pour les détenus « qu’il n’était convenable ni de faire traduire devant les tribunaux, ni de faire mettre en liberté. » Les lois rigoureuses, mais successivement atténuées, de 1815, de 1817 et de 1820, d’abord en cas de crime ou de délit politique, quel qu’il fût, plus tard en cas de complot seulement, reconnaissaient, il est vrai, le droit d’ordonner la détention temporaire des prévenus, sans qu’il fût nécessaire de les renvoyer devant les tribunaux ; mais elles n’ont été qu’un démenti passager donné par le gouvernement de la restauration au système de liberté légale qu’avait inauguré la charte. Le gouvernement de 1830, fidèle à ses promesses, ne s’est armé d’aucune loi contre la liberté individuelle, qu’il avait garantie, et n’a légué que des exemples de modération à ceux qui l’ont renversé. La république de 1848 n’a pas toujours eu les mêmes scrupules, et l’on se rappelle qu’elle a fait de l’état de siège un usage inconnu jusqu’à cette époque, en mettant au secret pendant plus d’une semaine un publiciste bien connu auquel on n’imputait aucun délit formel. Toutefois, quoiqu’elle ait tristement inauguré le système de la transportation par jugement des conseils de guerre, elle n’est responsable que de rares atteintes aux lois ordinaires. Le gouvernement qui lui a succédé s’est, à son origine, servi de ses pleins pouvoirs pour disposer de la liberté individuelle par mesures de police ; mais les règles du droit commun ont été rétablies depuis, et l’empereur, en décrétant l’amnistie au lendemain de la guerre d’Italie, les a définitivement remises en vigueur. Une dernière loi d’exception, la loi dite de sûreté, votée à la suite de l’attentat du 14 janvier 1858, reste il est vrai applicable. Elle permet au gouvernement d’expulser du territoire ou d’interner, soit dans un département, soit en Algérie, sans jugement préalable, les citoyens reconnus judiciairement coupables de certains délits et ceux qui ont été antérieurement condamnés comme insurgés par les tribunaux militaires ou par des commissions spéciales. Toutefois la durée de cette loi est limitée au 31 mars 1865, et bien qu’elle ne soit pas révoquée, elle ne semble plus destinée à être mise en pratique.

Quoi qu’il en soit, le cours de la justice régulière n’est que rarement détourné dans notre pays, et ce ne sont pas les lois d’exception qui mettent aujourd’hui la liberté individuelle en grand péril. Les lois d’exception, quand elles sont ramenées à leur juste destination et limitées au cas de la déclaration de l’état de siège, sont légitimées par les exigences de l’ordre public menacé. Pour reconnaître combien les garanties données par nos institutions à la liberté individuelle sont souvent insuffisantes ou illusoires, ce ne sont pas les lois d’exception, c’est le code même d’instruction criminelle qu’il faut interroger, en le complétant par les lois auxquelles il se réfère. Les articles du code d’instruction criminelle, mieux que toutes les déclarations de droit, servent à déterminer quelle est la condition faite dans notre pays à la liberté du citoyen incriminé. L’intérêt qui est en jeu n’est pas celui des coupables, contre lesquels la justice ne doit point assurément rester désarmée, mais il ne faut pas confondre les coupables avec les prévenus. les prévenus ne sont pas des coupables, puisqu’ils ne sont pas encore condamnés et qu’ils attendent des juges. Ce sont, à proprement parler, des citoyens soupçonnés. Il y a plus : on peut supposer qu’un citoyen soit emprisonné, par suite d’un abus de pouvoir, sans être soupçonné d’aucune infraction à la loi. Le sort des citoyens qu’on arrête ou qu’on détient n’intéresse donc pas seulement les philanthropes, et lorsqu’il s’agit de savoir s’ils ont droit à des garanties contre la détention préventive, la question a pour tous un intérêt personnel.


I

À première vue, on pourrait encore se faire illusion, et s’imaginer que le législateur n’a négligé, en faveur de la liberté individuelle, aucune précaution compatible avec les besoins de la répression. En effet, sauf les cas de flagrant délit, il semble ne reconnaître qu’à un seul magistrat, le juge d’instruction, le droit d’ordonner la détention préventive. Il impose l’obligation d’interroger le prévenu dans les vingt-quatre heures, et de lui notifier le délit ou le crime qui lui est imputable, ainsi que la loi qui doit lui être appliqué e. Il permet au prévenu de conserver sa liberté moyennant caution, à moins qu’il ne s’agisse d’un crime. De plus, il interdit rigoureusement la détention hors des prisons publiques, et prescrit les mesures propres à la faire cesser. Enfin le code pénal réprime sévèrement tous les attentats à la liberté, quels qu’ils soient. S’ils sont commis par des personnes privées, le code pénal les condamne aux travaux forcés. S’ils sont commis ou même s’ils ne sont pas dénoncés par des fonctionnaires publics, les fonctionnaires publics encourent la dégradation civique, sans préjudice des dommages-intérêts. Les gardiens de prison qui se sont rendus les complices de ces attentats, en ne se faisant pas représenter l’ordre légal d’arrestation, ne restent pas non plus impunis : ils sont passibles d’emprisonnement jusqu’à deux ans et d’amende jusqu’à deux cents francs. Toutes ces dispositions semblent donner pleine satisfaction aux exigences les plus rigoureuses, et on peut se demander s’il n’est pas téméraire ou au moins superflu de vouloir les compléter et les réformer. Un examen plus approfondi dément ces apparences. Les articles du code qu’on pourrait invoquer avec le plus de confiance n’ont souvent qu’une valeur nominale. Tantôt ils se contredisent les uns les autres, tantôt ils laissent prise aux interprétations de la jurisprudence, qui en rétrécissent singulièrement les garanties ; tantôt enfin ils sont dépourvus de toute sanction, et sont réduits à n’être plus que des conseils stériles ou bien des menaces inoffensives. Le code d’instruction criminelle garde l’empreinte de son origine, il est resté conforme aux inspirations du législateur de 1808, qui était peu disposé à limiter au profit de la liberté des citoyens l’usage de la toute-puissance.

Pour s’en convaincre, il faut commencer par se rendre compte des dispositions prises par le législateur pour favoriser la détention préventive, c’est-à-dire la détention qui précède le jugement. En effet, la détention préventive, quoiqu’elle ne soit qu’une précaution, est laissée à la discrétion du juge toutes les fois qu’il s’agit d’un délit, c’est-à-dire d’un fait qui peut n’être puni que par seize francs d’amende ou six jours de prison. Le prévenu d’un délit, quel qu’il soit, n’a aucun droit à la liberté d’après l’interprétation qui a prévalu. D’autre part, s’il s’agit d’un crime, c’est-à-dire d’un fait qui peut être puni par la réclusion, les travaux forcés ou la peine de mort, le juge est obligé de priver le prévenu de sa liberté, quelles que soient les garanties données par le prévenu à la justice, malgré les témoignages favorables qui atténuent sa culpabilité et ne peuvent manquer d’adoucir sa condamnation. Ainsi, toujours armé contre la liberté du prévenu quand il veut l’en priver, le juge est désarmé quand il voudrait l’élargir. Il en résulte qu’en vue d’éluder la loi par motif d’humanité, le juge se rend souvent responsable d’un autre abus. S’il ne veut pas avant d’avoir approfondi l’instruction, tenir en captivité le prévenu d’un crime, ne pouvant lui laisser sa liberté s’il l’interrogeait à titre de prévenu, il le cite comme témoin ; mais en le citant comme témoin, il doit lui demander de s’engager par serment à dire la vérité, et il le requiert ainsi de donner, s’il y a lieu, son témoignage contre lui-même sous peine de parjure. La liberté provisoire, qui n’est accessible qu’aux prévenus de délits, et seulement à titre de faveur, ne peut d’ailleurs en aucun cas être accordée sans condition ; elle doit toujours être subordonnée à un cautionnement, et le seul cautionnement déclaré recevable par la loi, c’est un dépôt en argent ou bien un engagement d’immeubles. De plus, le cautionnement en argent ne pouvait, tout récemment encore, être abaissé, en aucun cas, au-dessous de 500 francs. Un décret du gouvernement provisoire de 1848 a eu le mérite d’abroger cette disposition ; mais toutes les fois qu’il s’agit d’un délit qui a pu entraîner un dommage appréciable en argent, le cautionnement doit égaler le triple de la valeur du dommage, sans pouvoir être jamais abaissé-au-dessous de 500 francs. Dans le plus grand nombre de délits, cette condition onéreuse est donc conservée.

Ainsi le prévenu ne peut conserver sa liberté qu’en donnant à la justice un gage pécuniaire, et le bénéfice même de ce gage pécuniaire, dont les prévenus de crimes ne sont jamais admis à profiter, peut toujours être refusé aux prévenus de délits par le juge, si la détention préventive lui paraît préférable. Aussi ne faut-il pas s’étonner qu’un système qui laisse à la détention préventive une telle latitude expose un si grand nombre de prévenus dont la culpabilité n’est pas établie à être privés de leur liberté pendant tout le cours de l’instruction. La statistique judiciaire de 1845 évaluait le nombre des prévenus élargis ou acquittés après avoir été préventivement détenus a 19,000 par an, et celle de 1854 le faisait monter à 24,347 : ce nombre représente environ 400 sur 1,000. En laissant de côté les prévenus de crimes, nécessairement assujettis à la détention préventive, si l’on ne tient compte que des prévenus correctionnels, auxquels la liberté peut toujours être accordée, on trouve pour l’année 1852, sur 53,541 prévenus, tant acquittés que condamnés, 52,583 prévenus auxquels la liberté a été refusée, et 958 seulement qui l’ont obtenue moyennant caution. La détention préventive paraît donc être une règle qui comporte peu d’exceptions ; la privation de la liberté avant le jugement est devenue comme une formalité de procédure.

Ce n’est pas seulement la détention préventive qui, d’après notre code d’instruction criminelle, est applicable à tout prévenu ; le pré venu est exposé à subir avant le jugement une détention équivalente à la peine la plus rigoureuse, la détention solitaire ; il peut être mis au secret, c’est-à-dire privé de toute communication soit avec sa famille, soit avec son défenseur. Une telle aggravation de la détention préventive, qui paraît, a-t-on dit, un dernier débris de la torture, et qui fait de l’emprisonnement cellulaire une mesure d’instruction, n’est pas, il est vrai, expressément sanctionnée par le code d’instruction criminelle, mais elle semble être autorisée, et on n’a pas manqué de la faire rentrer dans les prescriptions du législateur par voie d’interprétation. En effet, l’article 613 permet au juge de donner tous les ordres qui devront être exécutés dans les maisons d’arrêt et de justice, et qu’il jugera nécessaires pour l’instruction ; en outre, l’article 618 permet au gardien de ne pas montrer les personnes détenues, quand il produit l’ordre qui le lui défend. Le juge d’instruction est donc libre d’isoler le prévenu, pour l’empêcher de se concerter avec ses complices, d’altérer ou de faire disparaître les preuves de culpabilité ; aucune restriction n’est imposée à son autorité : il peut prononcer à son gré la mise au secret, soit contre le prévenu du plus grand crime, soit contre le prévenu du moindre délit ; il n’est même pas obligé de la justifier en la motivant ; il n’a aucun compte légal à en rendre, il dispose d’un pouvoir illimité.

La liberté du prévenu étant exposée à des atteintes si fréquentes et parfois si redoutables, assurons-nous si le législateur n’a pas pris au moins toutes les précautions nécessaires pour empêcher que la détention préventive ne soit ordonnée sans être justifiée.

Le code reconnaît quatre mandats ou moyens de mettre le prévenu à la disposition de la justice : le mandat de comparution, le mandat d’amener, le mandat d’arrêt, le mandat de dépôt. Le premier laisse au prévenu sa liberté ; les trois autres, qui diffèrent soit par le but, soit par la forme, la lui retirent soit momentanément, soit pour un temps plus prolongé.

Le mandat d’amener, comme le mandat de comparution, n’est destiné qu’à faire venir devant le juge d’instruction tout citoyen soupçonné sur indices graves ; mais, à la différence du mandat de comparution, il est signifié par un agent de la force publique et peut être exécuté par la contrainte. Le juge doit en faire nécessairement emploi s’il s’agit d’un crime ; il est libre de s’en servir ou de donner la préférence au mandat de comparution, s’il s’agit d’un délit, et si celui auquel il est imputé possède un domicile. Avant toute explication donnée par le prévenu, le juge peut ainsi ordonner ou non l’arrestation, mais il lui est prescrit au moins d’interroger dans les vingt-quatre heures celui qu’il a fait arrêter. Le mandat d’amener, tel que le législateur l’a établi, n’est ainsi qu’une privation de la liberté tout à fait temporaire.

Le mandat d’arrêt n’a pas le caractère provisoire du mandat d’amener ; il met le prévenu en état de détention et peut l’y retenir jusqu’au jour du jugement, à moins que le prévenu ne soit déchargé de la poursuite pendant l’instruction. Néanmoins le mandat d’arrêt n’est pas laissé à la pleine discrétion du juge d’instruction ; il doit-être précédé non-seulement de l’interrogatoire des prévenus, mais encore des conclusions du ministère public, appelé à en prendre connaissance. En outre, il doit rigoureusement énoncer le fait qui est incriminé et la loi qui le punit. C’étaient là les garanties salutaires qui étaient établies par la constitution de l’an VIII toutes les fois qu’une arrestation était ordonnée, et le code les a conservées.

Mais à côté du mandat d’arrêt, le législateur, soit imprudemment, soit dans un secret dessein, a reconnu un autre mandat, le mandat de dépôt, qui a contre le prévenu la même efficacité, sans être assujetti à l’emploi d’aucune formalité qui l’empêche d’être arbitraire. Mis dans l’origine à la disposition des magistrats du ministère public, lorsqu’ils sont obligés de s’assurer sans retard de la personne d’un prévenu, il n’a pas été restreint par le code d’instruction criminelle à cette destination primitive, et l’on ne doit pas s’étonner s’il en a été promptement détourné. En effet, il permet au juge d’instruction de se contenter d’un ordre sommaire, il le dispense d’avoir recours au procureur impérial, il l’autorise à tenir le prévenu dans l’ignorance du fait qui lui est imputé et de la loi qui lui est applicable. La préférence du juge ne pouvait donc manquer d’être assurée à ce mandat, qui le dégage complaisamment de tout embarras et lui laisse pleins pouvoirs. Dès lors, dans la pratique de la plupart des tribunaux, le mandat de dépôt a été substitué au mandat d’arrêt, et l’emploi de ce mandat discrétionnaire enlève au prévenu le bénéfice des garanties qui semblaient empêcher le juge d’instruction d’être maître absolu de son sort. La protection du législateur lui fait également défaut, s’il s’agit du temps pendant lequel il peut être détenu. Sa détention préventive peut être prolongée sans qu’aucun terme légal y, soit fixé, et dépasser facilement la durée même de l’emprisonnement auquel il serait condamné. En effet, le juge est libre de conduire à son gré l’instruction. En outre, lorsque l’instruction est terminée, si le prévenu est renvoyé devant la cour d’assises, le procureur-général peut à loisir rédiger l’acte d’accusation, et, à la veille du jugement, le président des assises a le droit de renvoyer l’accusé à une autre session, où le jugement pourra encore être remis à la session prochaine, sans que cette série d’ajournemens successifs soit limitée. La loi permet donc que la détention préventive puisse être transformée sans jugement en détention définitive, en souffrant que le prévenu puisse être indéfiniment détenu.

Heureusement la modération de ceux qui appliquent la loi a tempéré le plus ordinairement le mauvais usage qui pourrait en être fait. Les dernières statistiques constataient que sur 25,000 détenus renvoyés des poursuites ou acquittés, 18,100 n’avaient pas été détenus au-delà d’un mois, 4,000 au-delà de deux mois, 2,600 au-delà de six mois ; pour 300 seulement, la détention préventive avait eu une plus longue durée, mais cette prolongation suffit pour témoigner que notre législation se prêterait facilement aux abus les plus dangereux. « Il n’appartient qu’aux lois, disait Beccaria, de fixer l’espace de temps que l’on doit employer à la recherche des preuves du crime. Si le juge avait ce droit, il serait législateur. » Le juge est donc législateur en France ; le système si souvent allégué de la séparation des pouvoirs est une règle qui se prête avec élasticité à plus d’une exception.

Le système du code est en quelque sorte couronné par l’interdiction du recours du prévenu contre tout acte d’instruction. Si le ministère public, si la partie civile elle-même ont à se plaindre du juge d’instruction, ils peuvent saisir la cour impériale, et la chambre des mises en accusation annulera, s’il y a lieu, les décisions et les ordonnances du juge nuisibles à la répression ; mais le prévenu ne pourra user de ce droit d’appel que dans deux cas rigoureusement déterminés, s’il allègue l’incompétence du juge, ou s’il réclame contre le refus du juge la liberté sous caution. Autrement il n’est autorisé qu’à transmettre sa plainte officieuse au procureur-général, sous la surveillance duquel les juges d’instruction exercent leurs fonctions. Notre ancienne législation se gardait de mettre ainsi le prévenu hors du droit commun ; les ordonnances de 1539 et de 1670 lui permettaient de faire appel de tout acte d’instruction qui lui serait préjudiciable. Le chancelier Poyet et Pussort, qui ont laissé une renommée de rigueur, n’avaient pas, comme le législateur du code, abandonné le prévenu à la merci du juge ; c’est le code qui l’a désarmé d’un moyen permanent de défense contre l’erreur, la négligence, le mauvais vouloir ou l’abus d’autorité.

Il reste maintenant à savoir si le choix de ceux auquels la loi attribue un droit aussi étendu sur la liberté des citoyens doit rendre aux intéressés quelque confiance. La compétence du juge d’instruction, habitué aux traditions de la justice, inamovible comme juge, sinon comme juge d’instruction[1], dès lors protégé contre le soupç on de dépendance, peut contribuer à rassurer certaines craintes ; il faut savoir gré au législateur de n’avoir point associé au même pouvoir les magistrats du ministère public, qui sont révocables, et qui, par le devoir de leur charge, sont en outre plus soucieux de l’intérêt social que de l’intérêt privé. C’est seulement dans le cas de flagrant délit, si le fait incriminé par suite de flagrant délit est passible de peine criminelle, qu’il appartient au procureur impérial d’ordonner l’arrestation, et même alors son pouvoir ne s’étend qu’à l’emploi du mandat d’amener, qui l’oblige à remettre le prévenu sans délai au juge d’instruction[2]. À défaut des procureurs impériaux, les juges de paix, officiers de gendarmerie, maires, adjoints et commissaires de police sont associés au même pouvoir à titre d’officiers de police judiciaire. La police judiciaire est ainsi renfermée dans d’étroites limites qu’elle ne peut dépasser ; les attributions qui lui sont données, restreintes au cas de flagrant délit s’il y a prévention de crime, suffisent à la défense de la société et laissent en même temps au juge ordinaire ses pleins pouvoirs. D’ailleurs, quand il s’agit de flagrant délit, c’est-à-dire d’un délit dont l’exécution est commencée ou vient d’être achevée, c’est à la société qu’il faut donner des garanties avant d’en accorder au prévenu. Voici un assassin qui est arrêté le bras levé sur sa victime, ou tenant en main l’arme dont il l’a frappée ; voici un voleur surpris au moment où il s’introduit par escalade ou par effraction dans le domicile d’un citoyen ; voici des conjurés arrêtés au moment où ils font appel à la révolte : dans tous ces cas, il y a présomption évidente de culpabilité ; il importe donc de multiplier les moyens de mettre le prévenu à la disposition de là justice, et les attributions de là police judiciaire sont dès lors justifiées.

À côté des officiers de police judiciaire, d’autres fonctionnaires ont été investis par le code d’une autorité plus étendue, et que la jurisprudence paraît avoir démesurément élargie. « Les préfets des départemens et le préfet de police à Paris peuvent faire personnellement ou requérir les officiers de police judiciaire de faire tous les actes propres à constater les crimes et délits et à en livrer, les auteurs aux tribunaux chargés de les punir[3]. » C’est à la volonté de Napoléon Ier que les préfets doivent d’avoir été mis en possession de cette prérogative. Le projet du code les comptait au nombre des officiers de police judiciaire : toutefois il ne leur attribuait les fonctions de la police judiciaire qu’en cas de crimes intéressant la sûreté de l’état ; mais cette restriction de pouvoir était contraire aux vues du souverain, et elle ne passa point dans la loi. L’exercice de la police judiciaire fut attribué aux préfets dans toute son étendue, et les préfets n’en furent pas moins laissés soigneusement en dehors de la classe des officiers de police judiciaire, afin de n’être pas subordonnés comme eux au procureur-général. Il y a plus : les préfets n’ayant pas la qualité légale d’officiers de police judiciaire, leur autorité n’a point été renfermée dans les limites étroites en dehors desquelles les officiers de police judiciaire sont incompétens ; elle peut donc s’étendre au-delà des cas de flagrant délit ; ils sont maîtres de livrer aux tribunaux les auteurs de tout crime ou de tout délit, quel qu’il soit ; le code d’instruction criminelle laisse à leur pouvoir cette latitude. Ce n’est pas tout. La jurisprudence ne s’est pas contentée de laisser aux préfets des droits qui dépassent si largement les droits de tous les officiers de police judiciaire ; elle a par voie de conséquence assimilé leurs attributions à celles des juges d’instruction. Un récent arrêt des chambres réunies de la cour de cassation, relatif à une saisie de correspondances opérée par le préfet de police, a décidé que les préfets ont le droit de faire tout acte d’instruction tendant à la manifestation de la vérité, et notamment de procéder, comme le juge, à des perquisitions et saisies, tant au domicile du prévenu que partout ailleurs. Il en résulte que les préfets pourraient, le cas échéant, faire usage contre les prévenus, comme le juge d’instruction, du mandat de dépôt, pour lequel le code n’exige aucune formalité ; ils seraient ainsi libres de les détenir préventivement jusqu’au jour où ils les enverraient devant leurs juges. Avec un tel système, les préfets, agens révocables du pouvoir exécutif, étrangers à toutes les traditions judiciaires, pourraient exercer une autorité qui a été refusée aux procureurs impériaux, quoique les procureurs impériaux, associés à la magistrature, donnassent de tout autres garanties. Ils auraient dès lors le pouvoir de prendre la place du juge inamovible qui semblait être seul investi de la pleine confiance du législateur, et si le juge refusait d’être le complaisant exécuteur de leurs injonctions, ils seraient maîtres de passer outre et se suffiraient à eux-mêmes. La liberté individuelle serait donc, par voie d’interprétation, livrée à la discrétion des préfets, et à l’aide de la détention préventive, qui dépendrait de leur volonté, les lettres de cachet, soixante-dix ans après l’assemblée constituante de 1789, pourraient être ressuscitées. Les dernières garanties qui restent aux citoyens sont, il est vrai, celles d’un bon vouloir dont on s’est rarement départi ; mais qu’est-ce que le bon vouloir, sinon le plus proche voisin du bon plaisir ? Les meilleures intentions ne valent pas souvent les moindres garanties.

Pour compléter l’examen des articles de loi qui disposent de la liberté individuelle, il faut ajouter que, dans certains cas, le citoyen peut être arrêté sans emploi de mandat, mais qu’il doit alors être conduit, avant toute détention, devant le magistrat compétent. Ce droit d’arrestation extrajudiciaire est attribué à tout dépositaire de la force publique, et même à tout citoyen ; mais il n’a été reconnu par le législateur que s’il s’agit d’un flagrant délit ou bien de cas assimilés au flagrant délit, sous la condition que le prévenu soit passible d’une peine criminelle. Or cette restriction ne pouvait guère passer dans la pratique, et l’insuffisance de la loi l’a fait démesurément étendre. Il paraissait en effet contraire à l’ordre public de laisser la liberté de s’enfuir à certains délinquans qui n’ont à encourir qu’une peine correctionnelle : on ne pouvait imposer à l’agent de l’autorité le rôle de spectateur en présence de tel ou tel délinquant, parce que le délit n’aurait pas le caractère d’un crime ; on ne pouvait interdire au citoyen qu’on vole ou qu’on frappe le droit de s’emparer sur-le-champ du coupable pour le remettre à l’autorité compétente, parce que le coupable n’est justiciable que de la police correctionnelle. Aussi la jurisprudence a-t-elle changé la loi en l’interprétant suivant les besoins de la répression ; elle a fait ressortir du texte de l’article une distinction peut-être fictive entre le flagrant délit et les cas assimilés au flagrant délit, et quand il s’agit de flagrant délit proprement dit, elle n’a contenu le droit d’arrestation immédiate dans aucune limite : elle ne l’a plus restreint aux cas où le prévenu est passible d’une peine criminelle, elle l’a étendu aux cas où le prévenu n’est passible que d’une peine correctionnelle, quelle qu’elle soit, ne fût-ce qu’une amende ; elle a permis qu’on s’emparât instantanément de sa personne, soit qu’il s’agisse d’un crime, soit qu’il s’agisse d’un délit. La restriction du code a donc été éludée sans réserve, et la jurisprudence a retourné contre le prévenu la disposition trop protectrice qui, même dans le cas d’un délit, fût-il flagrant, le mettait à l’abri d’une arrestation sans mandat.

Toutefois, tant qu’il ne s’agit que de flagrant délit, le droit d’arrestation sans mandat, si étendu qu’il soit, ne peut donner lieu qu’à de rares abus d’autorité ; mais s’il peut s’exercer en dehors des cas de flagrant délit, quand la culpabilité laisse prise au doute, la liberté des citoyens est bien plus sérieusement menacée. La jurisprudence l’a cependant reconnu et lui a donné place dans nos lois. Elle ne pouvait, il est vrai, l’attribuer à la police judiciaire, dont les droits sont rigoureusement limités au cas de flagrant délit ; mais elle l’a revendiqué au profit de certains agens, en leur permettant d’arrêter sur la voie publique, à la charge de les conduire devant le magistrat compétent, les délinquans, quels qu’ils soient, fussent-ils domiciliés, et aucun flagrant délit ne leur fût-il imputable. Ces agens privilégiés, qui peuvent disposer momentanément avec un plein pouvoir de la liberté des citoyens, sont les gendarmes et les officiers de paix d’après un arrêt mémorable de la cour de Paris du 27 mars 1827. Cet arrêt ressuscitait d’anciennes lois dont le code n’avait fait aucune mention, et donnait même force de loi à des ordonnances royales : il a donc laissé au pouvoir toute latitude pour étendre le droit d’arrestation et l’attribuer à de nouveaux agens, de telle sorte que notre législation, rendue comme à dessein confuse, ne peut plus guère être d’aucun secours pour le citoyen arrêté sans mandat. Le citoyen arrêté sans mandat, hors le cas de flagrant délit, ne peut savoir qui a le droit ou qui ne l’a pas de lui dire : Suivez-moi.

C’est à l’occasion d’un article publié par un avocat à la cour de Paris, M. Isambert, que cet arrêt intervint. L’auteur avait voulu démontrer que, sauf dans le cas de flagrant délit, le droit d’arrestation sans mandat n’appartenait à personne, et que dès lors tout citoyen pouvait refuser d’obéir à l’agent de la force publique qui prétendrait l’arrêter sans lui représenter l’ordre d’arrestation. Il fut traduit devant les tribunaux pour répondre de cette doctrine, et la cour royale, en le déchargeant de toute condamnation, proclama solennellement le droit qu’il avait contesté. Les avocats du prévenu étaient M. Barthe et M. Dupin, et tous deux invoquaient avec ardeur le droit à la résistance. « Si un agent qui n’est pas autorisé à m’arrêter, disait M. Barthe, me demande ma bourse, serai-je obligé de la lui donner ? Eh bien ! si je fais autant de cas de ma personne que de mon argent, accordez-moi le droit de défendre ma personne. » Et M. Dupin ajoutait avec la véhémence pittoresque de son langage libéral d’alors : « On peut donc repousser l’agent, et si dans ce débat il en coûte une oreille à Malchus, tant pis pour Malchus ! » La cour se garda de donner raison à.ces argumens, et elle accorda à la police administrative, représentée, disait-elle, par les gendarmes et les officiers de paix, le pouvoir de se passer d’un mandat pour disposer de la liberté d’un prévenu. « Dans la fable du loup et de la chèvre, faisait observer l’un des avocats de M. Isambert, il ne suffit pas de dire : « Foin du loup, » pour entrer ; « montrez-moi patte blanche, ou je n’ouvrirai pas, » répond le chevreau, car


… patte blanche est un point
Chez les loups, comme on sait, rarement en usage. »


La patte blanche, pour le prévenu qu’on veut arrêter, c’est le mandat, et l’injonction qui lui est faite par certains agens tient lieu de mandat : il peut donc être obligé de se laisser arrêter sans qu’on lui justifie que son arrestation soit légalement ordonnée.

D’ailleurs, quand même la liberté individuelle ne serait pas laissée à la discrétion du pouvoir judiciaire ou même du pouvoir administratif, elle serait encore protégée bien insuffisamment contre les injustices et les attentats dont les citoyens pourraient être les victimes. En effet, ce n’est point assez que les pouvoirs les plus étendus aient été prodigués aux magistrats et à certains fonctionnaires lorsqu’il s’agit de l’arrestation ou de la détention. Si ces pouvoirs sont dépassés, la réparation qui doit être obtenue est atténuée par l’indulgence du législateur, et les moyens de se faire rendre justice ne sont pas sûrement garantis aux intéressés. Les peines les plus rigoureuses sont, il est vrai, prescrites par la loi contre tout attentat à la liberté individuelle ; mais elles ne sont établies qu’à l’égard des citoyens qui, sans ordre des autorités constituées, se seraient rendus coupables d’une arrestation ou d’une détention privée : ils sont punis des travaux forcés à temps ou à perpétuité. C’est là, dans l’état actuel de notre société, qui ne se prête guère à ce genre de captivité, un luxe de sévérité peut-être superflu. Cette pénalité serait à coup sûr plus nécessaire, sinon plus justifiée, quand l’attentat est imputable à un fonctionnaire qui serait sorti de ses attributions, ou qui aurait manqué aux devoirs que la loi lui impose, en disposant illégalement de la liberté d’un citoyen ; mais le fonctionnaire, s’il est reconnu judiciairement coupable, est singulièrement ménagé. Il ne peut craindre, outre les dommages-intérêts, que la dégradation civique, qui se réduit à l’exclusion du condamné de toutes fonctions publiques et à la privation de quelques droits civils et de famille. S’il s’agit d’un gardien de prison, l’emprisonnement correctionnel de six mois à deux ans, l’amende de 16 francs à 200 francs, tiennent lieu de la dégradation civique. Tout fonctionnaire peut d’ailleurs à bon droit se retrancher derrière l’ordre qu’il aurait reçu de ses supérieurs, et le ministre a ainsi la faculté de mettre à couvert chacun de ses agens, sans s’exposer sérieusement à se. découvrir lui-même.

Il est vrai que le code pénal menace du bannissement tout ministre qui aurait arbitrairement privé un citoyen de sa liberté ; mais sous la législation du code, le bannissement ne pouvait être applicable au ministre que d’après les dispositions du sénatus-consulte du 28 floréal an XII, qui n’étaient guère susceptibles d’être mises en pratique. En effet, la commission sénatoriale chargée de la protection de la liberté individuelle ne pouvait mettre en cause devant le sénat le ministre prévenu d’arrestation illégale qu’après trois invitations successives, renouvelées dans l’espace d’un mois, auxquelles le ministre n’aurait pas déféré, et elle devait renoncer à toute poursuite, si l’arrestation, quoique contraire à la loi, lui paraissait justifiée par l’intérêt de l’état. La charte de 1814, en donnant le droit d’accusation des ministres à la chambre des députés, ne lui permettait d’en user que dans les cas de trahison et de concussion. La charte de 1830 lui laissait toute latitude. Quoi qu’il en soit, le droit d’accusation était une garantie trop solennelle pour servir, s’il y avait lieu, de protection journalière aux intérêts d’un simple citoyen qui aurait été, par la faute d’un ministre, injustement atteint dans sa liberté. Aussi n’est-ce pas le droit d’accusation qui aurait suffi à garantir la responsabilité ministérielle ; mais les institutions d’alors la mettaient sans relâche à l’épreuve en laissant tout son cours au droit de plainte et au droit de blâme. Aujourd’hui les ministres n’ont plus à répondre de leur conduite devant une assemblée ; « ils ne dépendent que du chef de l’état. » Ils peuvent être encore mis en accusation ; mais le droit de les accuser n’appartient qu’au sénat : autrement ils sont inattaquables.

La législation française n’a pas heureusement mis à l’abri de toute poursuite ou de toute plainte les juges ou les officiers de police judiciaire qui se sont rendus coupables d’abus de pouvoir dans l’exercice de leurs fonctions ; mais les réserves ou les exceptions qu’elle a établies en leur faveur la laissent encore quelquefois incomplète. Les juges ou les magistrats du ministère public peuvent être poursuivis directement par les procureurs-généraux et mis en cause par la partie civile au moyen de la prise à partie, c’est-à-dire avec l’autorisation préalable de la cour impériale, à laquelle la prise à partie est soumise ; s’il s’agit de membres de cours impériales, c’est la cour de cassation qui est compétente. Assurément il était juste de donner une protection particulière à ceux qui, chargés par leurs fonctions de disposer chaque jour du sort des citoyens, sont exposés dès lors à encourir leurs réclamations. Toutefois on peut s’étonner qu’en dehors des cas de prise à partie, rigoureusement limités[4], le juge soit affranchi de toute responsabilité. Il n’en était pas ainsi dans l’ancien droit, et M. Faustin Hélie l’a prouvé en reproduisant les considérations si élevées par lesquelles Pussort repoussait devant Louis XIV toute restriction mise à la responsabilité du juge. « Le juge, disait-il, est le dispensateur de la loi, et n’en est pas le maître. Il est fait pour la loi, et la loi n’est pas faite pour lui. Il est donc bien plus honnête que le juge obéisse à la loi, dont il est le ministre, que la loi au juge, dont elle est la supérieure. Le public ne pourrait recevoir aucun préjudice de la condamnation d’un juge qui contreviendrait à la loi, tandis qu’il courrait un péril extrême, si le juge pouvait impunément manquer à la loi. En effet, quelque conscience et quelque honneur qu’il ait, il lui serait difficile de tenir la balance si ferme et si droite qu’il ne la laissât pencher du côté où le cœur incline, si, par la crainte de quelque peine, on ne soutenait ses sentimens d’honneur et de justice contre les atteintes de la brigue et des passions. » Cette salutaire défiance, inscrite dans l’ordonnancé de 1667, honore le jurisconsulte si soucieux de faire protéger contre toute injustice les droits des justiciables, et témoigne que la législation du XVIIe siècle peut avoir en quelques points l’avantage sur celle du code.

Il est triste d’avoir à rapprocher de ces traditions certains arrêts de jurisprudence qui, appliquant la loi, déclarent que les juges ne peuvent être pris à partie pour avoir commis, dans l’exercice de leurs attributions, une faute même grossière, quelque préjudiciable qu’elle soit, mais sans dol ni fraude prouvées. Voici un citoyen retenu en prison nonobstant son appel dont le juge ne s’était pas informé ; le tribunal de Caen, saisi de sa plainte, est obligé de déclarer que le juge ne doit être mis en cause qu’en étant pris à partie, et la prise à partie ne peut être recevable, parce qu’elle ne peut s’étendre à la négligence pas plus qu’à l’ignorance de la loi. L’article du code Napoléon qui reconnaît que tout fait d’où il « résulte un dommage pour autrui oblige celui par la faute duquel il est arrivé à le réparer » cesse ainsi d’avoir son application.

Quant aux fonctionnaires administratifs qui sont chargés de la police judiciaire et qui ont dès lors qualité légale pour ordonner l’arrestation ou la détention, tels que les maires, les commissaires de police, la législation, affermie par une jurisprudence libérale, a eu le mérite de ne pas déroger aux principales règles du droit commun. L’autorisation du conseil d’état, telle qu’elle est exigée par la constitution de l’an vin pour tout fonctionnaire, ne peut être invoquée en leur faveur : ils ne sont protégés ni contre la poursuite publique tendant à l’application de la peine, et qui est réglée suivant certaines dispositions spéciales, ni contre la plainte privée tendant à obtenir contre eux des dommages-intérêts, et qui doit être jugée par les tribunaux civils. C’est là une garantie salutaire qui permet de réprimer, sans aucun obstacle, de fréquens abus de pouvoir. Néanmoins, à l’égard des autres fonctionnaires, quels qu’ils soient, quand même dans l’exercice de leurs fonctions ils auraient disposé arbitrairement de la liberté d’un citoyen, le droit commun cesse d’avoir son empire. Ainsi notamment les préfets des départemens et le préfet de police, qui sont chargés de livrer aux tribunaux les auteurs de crimes ou délits, et de requérir au besoin l’intervention des officiers de police judiciaire, ne peuvent être responsables de leurs actes devant les juges ordinaires sans un appui préalable. du conseil d’état. Il faut un laisser-passer pour les atteindre, et, quelle que soit la confiance accordée au conseil d’état, on ne peut s’empêcher de reconnaître que, s’il s’agit d’attentat à la liberté individuelle, à moins qu’il ne soit imputable à un officier de police judiciaire, le conseil d’état a encore le pouvoir de fermer aux intéressés toute voie de recours.

Toutefois on pourrait facilement se rassurer si l’on trouvait dans notre législation quelques moyens légaux pour faire rendre à la liberté ceux qui en sont injustement privés : peut-on les demander sûrement à notre code d’instruction criminelle ? L’élargissement n’est autorisé que dans le cas où un citoyen est détenu ailleurs que dans une prison publique, et le titre du chapitre du code sur les moyens d’assurer la liberté individuelle contre toute atteinte arbitraire n’a pas une autre portée. C’est donc seulement le lieu de la détention qui donne à la détention un caractère illégal : la protection de la loi ne s’étend qu’à ceux qui sont détenus en chartre privée, et le droit de les faire élargir est même laissé à la discrétion du magistrat, qui peut les renvoyer devant le juge compétent, s’il est allégué quelque cause légale en faveur de la détention, nonobstant le lieu où elle est illégalement subie ; mais ce pouvoir d’élargissement expire en quelque sorte sur le seuil d’une prison publique, et il n’appartient à aucun magistrat de faire sortir d’une prison publique aucun détenu, fût-il gardé en captivité sans mandat ni jugement. Le gouvernement du premier empire n’aurait pas volontiers souffert que ses ordres de détention donnés dans l’exercice de son autorité souveraine pussent être infirmés par des juges : le témoignage de sa défiance est resté dans la loi.

Une seule disposition est relative aux devoirs des fonctionnaires de l’ordre judiciaire ou administratif, s’il s’agit de détention arbitraire dans une prison publique ; mais elle ne les autorise pas à mettre le détenu en liberté : elle leur prescrit seulement de recevoir la réclamation légale tendant à constater la détention arbitraire, qu’ils doivent dénoncer à l’autorité supérieure sous peine de dégradation civique. L’autorité supérieure est ainsi avertie de degré en degré par voie hiérarchique, pendant que le détenu continue à attendre son élargissement ; mais l’autorité supérieure, une fois avertie, reste maîtresse du sort du détenu et demeure toujours libre d’en disposer ainsi qu’il lui plaît, à l’abri du privilège qui parfois la rend inattaquable sans pouvoir la rendre infaillible. Quis custodiet ipsos custodes ? qui surveillera les chefs ? a cette demande, qui pose la question du pouvoir légal ou du pouvoir discrétionnaire, le législateur ne fait aucune réponse suffisante.

Ainsi, pourrait-on dire, la plupart des garanties inscrites dans le code n’offriraient aucun point d’appui ; elles refuseraient en quelque sorte le service dès qu’on voudrait en faire usage. La rigueur se dissimulerait sous les apparences de l’humanité ; l’indifférence au sort du citoyen se cacherait derrière les précautions qui semblent prises dans son intérêt. Faire cet emploi de l’arme bienfaisante qui semble donnée pour protéger et pour défendre, c’est, dit Montesquieu, écraser le malheureux qui se noie avec la seule planche qui lui restait dans son naufrage. Il faudrait donc s’abandonner dès lors à la plus triste défiance et se tenir en garde contre chaque disposition qui semble favorable au prévenu, parce qu’elle préparerait sans doute une déception. Il est raconté quelque part qu’un accusé à qui on lisait sa sentence comprit dès les premiers mots qu’il était condamné sans espoir, parce que le préambule de l’arrêt vantait outre mesure la clémence du monarque, et que c’était là l’annonce ordinaire de la condamnation la plus sévère. Si la logique était maîtresse absolue des choses humaines, on ne pourrait s’empêcher d’incliner souvent vers cette douloureuse conviction, quand on s’est familiarisé avec le système de notre législation, tel qu’il peut être aujourd’hui appliqué toutes les fois que la liberté individuelle est en cause.

Une longue et honorable habitude d’humanité, une répugnance ordinaire contre l’injustice et la violence, servent, il est vrai, à détourner les inquiétudes des citoyens ; mais quand la loi laisse une arme aussi dangereuse à la portée de ceux qui peuvent être intéressés à s’en servir, on ne peut s’imaginer qu’à moins de changer la nature humaine, il n’en sera fait aucun usage, et quand même on n’entendrait l’employer qu’à menacer sans intention de nuire, il faut convenir que la menace est incompatible avec un régime de sécurité. Craindre, disait Bentham, c’est déjà commencer à souffrir.


II

La France est ainsi en arrière des nations auxquelles elle aime à opposer la supériorité quelquefois imaginaire de ses lois. Si elle veut être fidèle à la vieille maxime de la philosophie païenne, dont la morale évangélique a fait un devoir : « Connais-toi toi-même, » elle n’a qu’à chercher au dehors des exemples pour mettre chez elle en honneur les garanties tutélaires de la liberté privée, auxquelles le code d’instruction criminelle ne donne qu’une place trop restreinte.

L’exposé sommaire de la législation anglaise, telle qu’elle est pratiquée presque sans interruption, au moins depuis deux siècles, peut sûrement servir à faire reconnaître quelles sont les conditions requises pour faire entrer la liberté individuelle dans les institutions d’un peuple. Si l’on veut s’en rendre un compte exact, il suffit d’examiner les dispositions de l’acte célèbre connu sous le nom d’acte d’habeas corpus, et qui est devenu pour l’Angleterre comme une seconde grande charte. D’après ce statut et la jurisprudence qui le complète, tout citoyen peut être arrêté, même sans mandat, à titre de prévenu, mais il doit être conduit aussitôt devant un juge de paix, ou, dans certaines villes, comme Londres, devant le magistrat de police, qui remplit l’office, d’ordinaire gratuit, de juge de paix. Le juge de paix ou le magistrat de police doit sans aucun délai élargir le prévenu, ou bien ordonner qu’il soit préventivement détenu. Le droit d’ordonner la détention n’appartient à aucun autre, sauf, dans les cas extraordinaires, aux membres du conseil privé ou aux secrétaires d’état, qui peuvent l’exercer à charge d’en être responsables devant le parlement. Quiconque est légalement assujetti à la détention préventive a le droit de garder sa liberté, s’il est domicilié, en donnant caution. La caution ne peut être refusée par le juge sous peine de délit rigoureusement punissable, et la demande d’un cautionnement exagéré est assimilée au refus de recevoir caution. Le droit à la liberté sous caution ne peut être refusé qu’aux prévenus de trahison, de meurtre, d’incendie, de vol, si le vol est flagrant, et à ceux qui sont mis en accusation pour un crime. Toutefois les juges de la cour du banc de la reine ont le pouvoir d’admettre à caution tout prévenu ou tout accusé, quel que soit le crime qui lui est imputé. La loi anglaise n’oppose jamais à la liberté sous caution un obstacle insurmontable, et, sauf exception, elle la reconnaît non comme une faveur que le prévenu doit solliciter du magistrat, mais comme un droit qu’il est maître de réclamer. Si l’accusé n’a point les moyens ou l’autorisation de donner caution, il a le droit de se faire juger à la première session, c’est-à-dire au bout de trois mois au plus tard, à moins toutefois que les témoins à charge ne puissent être appelés dans le même délai ; mais s’il n’est pas jugé à la seconde session, il doit être élargi. La détention préventive ne peut donc dépasser un certain terme rigoureusement fixé.

La législation n’est pas moins attentive à prévenir ou à réparer la détention illégale. Quiconque se plaint d’être injustement détenu a le droit de demander au concierge de la prison dans laquelle il est enfermé la copie de l’ordre de détention ; cette copie doit être remise dans un délai de six heures, sous peine d’une amende de 100 livres sterling (2,500 francs), doublée en cas de récidive. Sur la vue de cette copie ou bien sur le reçu de l’affirmation du prévenu déclarant sous serment qu’elle lui a été refusée, l’une des trois grandes cours siégeant à Londres ou bien en temps de vacances le chancelier ou l’un des douze juges des grandes cours, sous peine d’une amende de 500 livres sterling (12,500 francs), doit donner suite à la requête du prisonnier, en ordonnant à celui qui le détient de représentera personne (c’est là l’ordre appelé habeas corpus) à l’un des magistrats locaux, en faisant connaître la date et la cause alléguée de la détention. Sur ce rapport, la cour ou, à défaut de la cour, le juge saisi de la plainte doit aussitôt constater si la détention est légale ou illégale, et ordonner, s’il y a lieu, soit l’élargissement, soit la mise en liberté sous caution. Tout sujet du royaume a le droit d’obtenir cet ordre protecteur, qui doit être donné et exécuté dans le délai de vingt jours au plus tard à partir de sa demande[5]. Toute détention illégale, quoique réparée, peut en outre être librement poursuivie, soit par voie criminelle, soit par voie civile. Quiconque s’en est rendu coupable, quel que soit son emploi, encourt les peines de la prison et de l’amende, indépendamment des dommages-intérêts. L’arrestation, quoiqu’elle soit autorisée par la loi dans une large mesure, n’en engage pas moins la responsabilité de celui qui l’a opérée, si elle n’est pas justifiée. Tout magistrat, de même que tout citoyen, peut donc être poursuivi et condamné sans aucun obstacle, dès que sa conduite porte injustement atteinte à la liberté aussi bien qu’à la fortune du plaignant ; aucun privilège, aucune immunité ne lui appartient, s’il est mis en cause pour abus de pouvoir. Cette protection efficace accordée à la personne du citoyen date de loin en Angleterre. Elle remonte à la grande charte, elle a été renouvelée par la fameuse déclaration des droits sous Charles Ier ; mais, reconnue insuffisante, parce que la procédure laissait encore passage à de fréquens abus, elle a été, sous le règne de Charles II, définitivement complétée, et c’est l’acte d’habeas corpus qui a mis la liberté individuelle sous une triple garde dès lors inviolable. Cet acte d’ailleurs n’a pas été destiné à orner le préambule d’une constitution ; mais il a eu pour but d’opposer à une attaque un moyen de défense. En effet, il doit son origine à l’injustice commise contre un citoyen obscur arrêté pour avoir demandé la convocation d’un nouveau parlement et retenu illégalement prisonnier pendant deux mois. Une cause privée devint aussitôt une cause publique, et cette violation des droits d’un seul servit à faire protéger les droits de tous.

Ce sont là les garanties séculaires qui ont préparé le lent, mais sûr développement de la constitution anglaise : elles ont commencé par protéger seulement le domicile privé ; mais, comme l’a dit un des grands hommes d’état du pays, elles ont fait de la maison de chaque Anglais une citadelle que la foudre peut frapper, dont la tempête peut briser les portes, mais qui ne s’ouvre point à qui n’a pas le droit d’y entrer. Sans doute ces garanties ont été longtemps contestées, longtemps éludées : elles n’ont jamais cessé d’être revendiquées. Patiemment conduises, elles ont été opiniâtrement défendues ; suspendues quelquefois, dans le cas de danger public, au moyen de pouvoirs extraordinaires donnés aux membres du conseil privé, elles ont repris leur empire dès que le danger s’est éloigné : elles sont donc restées comme l’arche sainte dans laquelle, aux jours d’épreuves, la liberté politique, chassée de tous ses postes avancés, a trouvé un dernier asile d’où plus tard elle a repris son élan. La protection accordée par la loi à tout citoyen anglais contre toute détention injuste a été le plus puissant encouragement à la résistance contre l’oppression ; la liberté individuelle, une fois mise hors de l’atteinte du pouvoir arbitraire, a suffi pour le tenir en échec et le forcer ensuite à capituler. C’est en l’incorporant en quelque sorte à sa législation que la nation a appris ce que valent les principes du droit public pour les peuples qui savent s’en servir et y rester fidèles.

Ce n’est pas seulement l’Angleterre qui témoigne de la prévoyance du législateur en faveur de la liberté individuelle, tant qu’elle n’est pas retirée au citoyen par jugement. Sans parler des États-Unis, qui ont emprunté à l’Angleterre les principales garanties de sa législation, et les ont quelquefois même outre-passées au détriment de la sécurité générale, il est plus d’un peuple qui a pris ses précautions contre les dangers de la détention préventive. Dans les pays où la liberté de la personne semble avoir gardé son prix antique, la détention préventive n’est qu’une rare exception, et la loi réserve au citoyen dans la plus large mesure le droit à la liberté sous caution. Ainsi, en Danemark, tout accusé, à moins d’être surpris en flagrant délit et d’être passible d’une peine capitale ou corporelle, peut, en donnant caution, venir librement devant ses juges et s’en retourner chez lui jusqu’à ce qu’il soit condamné. En Suisse et notamment à Genève, la détention préalable ou même l’obligation de donner caution est soumise au jugement d’un jury de notables, si le prévenu est détenu au-delà de huit jours. La Belgique a, par une loi récente, pris l’initiative des réformes qui ont été plus d’une fois demandées en France. La détention préventive n’y est plus conservée à l’égard des prévenus correctionnels que dans des circonstances graves et exceptionnelles ; elle n’est plus exigée rigoureusement à l’égard des prévenus criminels, à moins qu’ils ne soient passibles des travaux forcés à perpétuité ou de la peine de mort. La liberté sous caution ne peut être refusée aux premiers qu’à titre d’exception, et elle peut être accordée aux seconds. En outre, le pouvoir d’ordonner la détention n’est attribué qu’au juge d’instruction, et il est soumis au contrôle de la chambre du conseil, s’il s’agit de délit, et du procureur du roi, s’il s’agit de crime. Aucune porte d’entrée n’est laissée ouverte au pouvoir arbitraire.

Les traditions de notre ancien droit, malgré les rigueurs dont elles rappellent le détestable souvenir, peuvent elles-mêmes être invoquées comme protectrices des prévenus. Si l’on consulte les ordonnances de Charles VII, de Louis XII, de François Ier, de Louis XIV, il sera facile de se convaincre que la liberté sous caution était réservée comme Un droit à tout prévenu domicilié, à moins qu’il ne fût poursuivi pour crime ; en outre, nul ne pouvait être retenu prisonnier au-delà de vingt-quatre heures sans être interrogé, et quiconque avait emprisonné à tort devait payer à la partie lésée des dommages-intérêts. Il est vrai que le droit d’évoquer à des commissions royales-chargées de juger certains accusés et le droit de priver les sujets de leur liberté sans aucune poursuite judiciaire, au moyen de lettres de cachet, avaient fini par rendre toutes les garanties tristement illusoires ; mais dès la première séance des états-généraux, le 23 juin 1789, le roi Louis XVI, dans la déclaration solennelle de ses libérales intentions, invitait les états-généraux à lui indiquer les moyens les plus convenables de concilier l’abolition des lettres de cachet avec les précautions nécessaires à l’ordre public, « afin d’assurer, disait-il, la liberté personnelle à tous les citoyens d’une manière solide et durable. L’assemblée nationale, fidèle à cet appel, entreprit de donner un large accès dans la constitution et dans les lois à toutes les garanties qui étaient réclamées. Après avoir un peu témérairement réservé la liberté de plein droit, même sans caution, à tous les prévenus de délits, elle tint à protéger efficacement les citoyens contre toute détention arbitraire, non-seulement en défendant, sous les peines les plus sévères, de renfermer un prévenu ailleurs que dans une prison ; mais en interdisant également aux concierges de prisons de l’y recevoir, s’il n’y était envoyé en vertu d’un mandat ou d’un jugement. En outre, l’assemblée permit de dénoncer la détention d’un citoyen aux officiers municipaux, et les juges de paix saisis de cette réclamation acquirent le droit de faire cesser la détention sans aucun délai, si elle leur paraissait illégale. Enfin quiconque avait souffert une injuste atteinte à sa liberté pouvait, sans aucune autorisation, faire poursuivre même criminellement, le fonctionnaire ouïe magistrat qui s’était rendu coupable ou seulement complice de l’attentat. Les principaux bienfaits de la législation anglaise étaient ainsi assurés à la France.

Le code de brumaire an iv, au sortir des épreuves sanglantes où quelques scélérats avaient mis à néant tous les droits privés et publics, reprit, quoique timidement, les traditions de la législation de 1791. Il ne reconnut pas le droit à la liberté sous caution, qui ne resta dans la loi qu’à titre de faveur, mais au moins il reproduisit soigneusement les dispositions qui permettaient d’empêcher et de réparer toute entreprise de détention arbitraire.

La constitution de l’an VIII, les lois et les codes qui la suivirent, malgré les mérites réels qu’ils doivent à l’influence du premier consul, changèrent peu à peu le droit public de la France avant que ce droit eût trouvé le temps de s’affermir et de se faire apprécier : plus tard, quand les garanties nécessaires à la liberté individuelle reprirent faveur, on ne leur rendit jamais force de loi, et elles dépendirent désormais des bonnes intentions du gouvernement. Aussi doit-on faire honneur a un ministre d’un esprit généreux et d’un cœur haut placé, M. de Serre, de la mémorable instruction qu’il adressait en 1819 comme garde des sceaux à tous les procureurs-généraux. Il leur signalait les abus qui se renouvelaient fréquemment lors de l’arrestation et de la détention des prévenus, et leur enjoignait non-seulement d’appliquer, mais encore d’interpréter la loi dans l’intérêt de ceux-ci. Ainsi il recommandait expressément l’interrogatoire des prévenus dans le délai fixé parle code et la prompte instruction de la cause, déclarant qu’il rendrait les juges responsables de toute prolongation inutile de la détention préventive ; il prescrivait de rendre un compte rigoureux des ordonnances par suite desquelles les prévenus étaient mis au secret ; il rappelait enfin que les prévenus correctionnels ne devaient être privés de leur liberté que par exception, et que la liberté sous caution devait être en leur faveur la règle dont il n’était pas juste de se départir. « Telles sont, disait-il avec une pressante sollicitude, les principales règles des magistrats préposés à la défense de la paix publique, des propriétés et des droits de chacun. Ils ne doivent jamais oublier qu’un de ces droits les plus chers, une de ces propriétés les plus précieuses est la liberté individuelle, et que, sous la charte qui la garantit, elle ne doit en dehors de la loi éprouver ni redouter aucune atteinte. »

Les vues si louables de M. de Serre inspirèrent plus d’une fois les auteurs de projets de loi soumis à plusieurs reprises depuis 1830 à la chambre des députés et à la chambre des pairs. Des propositions auxquelles le gouvernement ne demeura pas étranger furent soigneusement étudiées et discutées : aucune n’aboutit malheureusement à une loi, et l’amélioration du code d’instruction criminelle resta en suspens. L’œuvre de réforme a été reprise dans des lois récentes[6] qui méritent d’être signalées, et qui, en favorisant la levée des mandats, ont rendu l’élargissement des prévenus plus facile ; mais sauf ces heureux changements qui en appellent tant d’autres, le système de 1808, qui dans la pensée de Napoléon Ier n’était que provisoire, a été conservé intact, avec tous les abus qui peuvent en résulter.


III

Faut-il se résigner à apprécier les garanties qui manquent à nos lois sans chercher à se les approprier ? Faut-il n’aimer le progrès qu’à distance et se contenter de le recommander aux autres sans en profiter soi-même ? C’est là une opinion qui met à l’aise ses adeptes, mais qui n’est bonne qu’à décharger une nation de tout sentiment de responsabilité, en lui faisant croire que la liberté est un fruit du sol, et qu’il n’y a qu’à s’en passer quand elle n’est pas née d’elle-même et sans effort. Pour ne pas faire acte d’adhésion à cette doctrine, il importe de rechercher les moyens de remédier au mal, et par conséquent il ne sera pas trop téméraire de faire reconnaître que la liberté individuelle, à l’aide de quelques nouveaux articles de loi, pourrait être aisément acclimatée en France. Pour obtenir ce bienfait, il suffirait de poser des limites à la détention préventive et de donner quelques moyens de défense contre la détention illégale.

Sans doute la détention préventive, quand elle est ordonnée par le magistrat compétent et prémunie contre la surprise ou la prolongation arbitraire, ne doit pas être exclue d’une législation. Elle peut justement être destinée à assurer l’exécution du jugement, s’il est à craindre que le prévenu laissé libre ne prenne la fuite pour n’être pas jugé et condamné ; elle peut à bon droit servir à l’instruction du fait incriminé, si l’on craint que le prévenu ne profite de sa liberté pour détruire les preuves de sa culpabilité ou s’entendre avec ses complices ; enfin elle peut être nécessaire à la paix publique lorsqu’il importe de retirer au prévenu sa liberté pour le mettre sur-le-champ hors d’état de nuire. Il ne faut cependant point oublier, d’autre part, que la détention préventive n’est pas une peine, puisqu’elle ne sévit pas contre un coupable, et que néanmoins, sans être une peine, elle est pour le prévenu la privation d’un droit inhérent à sa personne. Cette privation, qui ne résulte d’aucun jugement et qui équivaut à une peine, ne peut se justifier qu’à titre de garantie ; la détention préventive ne doit donc être autorisée que dans les cas où la justice ne peut s’en passer. Supposez que le prévenu ne soit pas intéressé à s’enfuir à raison de la faible peine qu’il peut encourir, et qu’en outre sa position sociale, ses intérêts, ses affections, soient autant de liens qui l’éloignent d’un exil volontaire, plus redoutable pour lui qu’une condamnation : comment invoquer la nécessité de l’arrêter et de le détenir ? De même, si la moralité du prévenu, le caractère du fait qui lui est imputé ne permettent pas de craindre ses menées, ses intelligences avec les témoins ou avec des complices, peut-on à bon droit exiger sa détention ? Enfin, quand même le prévenu aurait à répondre du fait le plus rigoureusement punissable, si la charge qui lui est imputée paraît, avant toute poursuite, de nature à être adoucie par l’excuse légale ou même par des circonstances atténuantes, l’interdiction de la mise en liberté est-elle justifiée ? Un mari outragé auquel le code pénal réserve expressément le bénéfice d’une excuse s’est fait lui-même une sanglante justice en frappant d’un coup mortel l’épouse adultère ou son complice. Une mère, on l’a vu naguère, a fait tuer presque sous ses yeux celui qui venait compromettre l’honneur de sa fille. Dans des cas semblables, qu’il s’agisse même d’assassinat ou de meurtre, lorsque aucune présomption d’une condamnation rigoureuse ne peut être alléguée, faut-il imposer au juge la nécessité d’ordonner la détention préventive, en ne lui permettant aucune exception à la règle ? Les traditions les plus anciennes de notre législation sont contraires à une telle rigueur.

Ainsi la détention préventive, pour être légitime, ne doit être qu’une exception au droit commun. Le législateur l’a repoussée à l’égard des prévenus de contraventions de police, qui restent libres jusqu’au jour du jugement. Le même système, avec certains tempéramens, ne saurait-il être étendu aux prévenus de délits, les délits n’étant jamais punis que d’une amende et de prison jusqu’à cinq ans au plus ? Tandis qu’aujourd’hui les prévenus de délits ne peuvent obtenir leur liberté du juge que par faveur, ils la garderaient comme un droit sous certaines conditions. D’ailleurs les prévenus de délits ne conserveraient leur liberté qu’en donnant à la justice un gage, à moins d’en être dispensés par le juge, ; ils seraient garantis contre la détention préventive moyennant caution. On reviendrait ainsi aux traditions de l’ancien droit, que le code semblait avoir confirmées et dont la jurisprudence s’est écartée. Le bienfait de la liberté sous caution pourrait sans doute comporter certaines exceptions, même à l’égard des prévenus de délits : il serait ainsi à bon droit refusé aux prévenus qui n’auraient aucun domicile, et en outre aux prévenus de certains délits reconnus plus dangereux par le législateur ; les prévenus de flagrans délits pourraient enfin être détenus par ordre du juge. Ces prudentes réserves n’empêcheraient pas un principe salutaire de prévaloir dans notre législation ; la détention préventive cesserait désormais d’être, à la volonté du juge, le sort commun de tous les prévenus. À l’égard des prévenus de crimes, le législateur, sans abandonner de sages précautions, pourrait peut-être également renoncer à la rigueur qui a fait interdire au juge la mise en liberté des prévenus : le prévenu d’un crime ne doit pas sans doute être autorisé à réclamer sa liberté, quelle que soit la caution qu’il offre à la justice ; mais il semble injuste de vouloir, par une prohibition inflexible, l’empêcher d’en jouir, en ne permettant pas au juge d’apprécier si la détention préventive est nécessaire ou bien ne peut être suppléée par le cautionnement.

La liberté sous caution ainsi étendue ne serait pas une fiction légale ; elle serait utilement mise à profit, et pour en assurer encore le bénéfice à un plus grand nombre de prévenus, le législateur n’aurait qu’à permettre une caution autre qu’un dépôt d’argent, qui ne peut être abaissé au-dessous d’une certaine somme. Il faudrait déclarer recevable le cautionnement, quelle qu’en soit la valeur, dès qu’il paraît suffisant au juge, et assimiler au cautionnement tout engagement d’un répondant solvable, au grand avantage des ouvriers, des travailleurs au profit desquels les patrons pourraient dès lors utilement intervenir. Sans doute la liberté sous caution, ainsi rendue plus accessible dans l’intérêt des pauvres, profiterait aux riches plus souvent encore ; mais la détention préventive n’est pas une peine qu’il faille appliquer également à tous : elle n’est qu’une servitude qu’il importe d’épargner à l’aide de tout moyen qui en tient lieu, et l’égalité du joug ne peut jamais être une garantie d’affranchissement. Il est vrai qu’une certaine école de publicistes couperait volontiers les basques à tous les habits pour en faire des vestes, afin de rendre tous les vêtemens semblables ; mais on peut viser à une égalité meilleure en conservant les basques à tous les habits et eh s’efforçant de les ajouter, autant qu’on peut, à toutes les vestes. Avec ce programme, on avance vers la liberté, avec l’autre on recule vers la tyrannie.

La détention préventive une fois contenue dans d’étroites limites, il ne serait pas inutile de déterminer les moyens de protection qui devraient être assurés aux détenus régulièrement privés de leur liberté ; plus d’une précaution devrait être prise par le législateur, soit pour prohiber l’emploi facultatif d’un mandat qui, comme le mandat de dépôt, rend illusoires les formalités salutaires requises dans l’intérêt des détenus, soit pour soumettre l’ordonnance de mise au secret à certaines conditions, soit enfin pour prescrire l’élargissement du prévenu au-delà d’un certain terme de détention, s’il n’était pas jugé auparavant. En outre, il s’agirait de garantir au détenu dans de larges limites un droit de recours contre le juge qui aurait manqué aux prescriptions de la loi, et l’on ferait ainsi passer dans notre législation cette belle parole d’un grand orateur anglais, Burke : « Partout où il y a une injustice, il faut qu’une plainte puisse être entendue. » Enfin ne conviendrait-il pas, dans une certaine mesure, de faire tenir compte au prévenu qui est condamné de la durée de la détention préventive, laquelle autrement est une prolongation anticipée de la peine ? Et d’autre part ne serait-il pas juste d’indemniser le prévenu mis en liberté, qui a dès lors un droit acquis à une réparation ?

Ces garanties multipliées en faveur des prévenus seront peut-être mal vues par certains légistes : ils pourront prétendre qu’en leur donnant force de loi, on traiterait les prévenus comme des innocens ; mais à coup sûr, en refusant d’admettre ces garanties, on traite les prévenus comme des coupables. S’il y a des légistes disposés à ne pas reculer devant cette extrémité, on pourrait les comparer à ce capitaine qui, chargé après une bataille d’enterrer les morts, faisait jeter les corps pêle-mêle dans une large fosse ; on lui représentait que plusieurs donnaient encore signe de vie : « Bah ! répondit-il, s’il y en a qui ne soient pas morts, tenez-les pour tels ; à vous en croire, il n’y en aurait pas un à enterrer ! »

On ne saurait surtout exiger du législateur trop de sollicitude lorsqu’il s’agit de prévenir ou de réprimer les attentats de la détention arbitraire. En effet, la détention préventive, quand elle est régulièrement ordonnée, ne doit être surveillée qu’à raison des abus qui peuvent en résulter, tandis que la détention arbitraire est par elle-même l’abus contre lequel il faut donner aux citoyens tous les moyens de défense nécessaires. Comment ne pas répondre à ce cri de douleur de l’homme injustement détenu : « Pourquoi m’a-t-on arrêté ? De quoi suis-je accusé ? Je demande des juges, c’est la seule grâce que je réclame. » Pour mettre sûrement la liberté individuelle à l’abri des entreprises illégales, il importerait de réserver exclusivement au juge d’instruction le droit d’ordonner la détention des prévenus, sauf dans les cas de flagrant délit, s’il y a poursuite pour crime, de telle sorte que tout citoyen arrêté fût aussitôt remis au magistrat chargé d’entendre sa défense. Les pouvoirs privilégiés attribués aux préfets en dehors du flagrant délit ne devraient pas être conservés, parce qu’ils ne peuvent être exercés avec une indépendance qui soit une suffisante garantie. En outre, il conviendrait de n’accorder à aucun agent, sauf dans le cas de flagrant délit, le droit d’arrestation sans mandat, et il importerait d’exiger qu’il conduisît sans aucun retard devant le juge le prévenu une fois arrêté, sous peine d’être condamné comme coupable de détention arbitraire. Cette obligation est imposée aux procureurs impériaux : aucun fonctionnaire ne peut donc à bon droit en être dispensé. Ce ne seraient pas là, même aujourd’hui, des dispositions superflues : l’usage, dit-on, n’a-t-il pas prévalu de retenir journellement plus ou moins longtemps un grand nombre de prévenus à la préfecture de police avant de les renvoyer devant les juges d’instruction ? Il est vrai que la préfecture de police n’est pas considérée comme un lieu de détention, et qu’elle sert aussi de fourrière pour les animaux malfaisans et abandonnés. C’est donc comme en fourrière qu’on y garde les prévenus ; mais qu’est-ce que cette mesure, sinon la détention préventive illégalement anticipée ?

Un arrêt tout récent de la cour de Bourges, pris au hasard, peut servir à témoigner si la loi, telle qu’on l’interprète, est favorable à la liberté individuelle. Un agent de police administrative, n’ayant comme tel aucune qualité d’officier de police judiciaire, venait de faire un procès-verbal à un cocher qui contrevenait à un arrêté municipal en conduisant sa voiture au trot sur le quai de la Loire : le maître du cocher fait des représentations à l’agent de police, qui les reçoit mal et se dit injurié ; il est aussitôt arrêté, et au lieu d’être conduit devant le magistrat compétent, il est enfermé dans la chambre de sûreté de la ville, où il est retenu depuis huit heures du soir jusqu’au-lendemain trois heures après midi sans être interrogé. Sa demande en dommages-intérêts n’en a pas moins été écartée. L’agent de police avait informé le commissaire, et cette formalité a été jugée suffisante. Veut-on encore un exemple choisi entre beaucoup d’autres, et que les journaux judiciaires faisaient dernièrement connaître ? Un commissaire de police avait arrêté un prévenu de banqueroute en dehors de ses attributions, aucun flagrant délit ne pouvant être allégué ; il l’avait même privé de sa liberté pendant une journée entière avant de le faire conduire devant le juge, et le prévenu fut obligé, malgré l’illégalité de son incarcération, d’attendre avec patience un tardif élargissement. Tel est, en regard des textes du code, l’usage qui pourrait être fait dans une large mesure du droit d’arrestation et du droit de détention ; s’il n’était pas rigoureusement restreint, le pouvoir arbitraire n’aurait-il pas libre cours, et les garanties données aux citoyens ne seraient-elles pas éludées ?

Mais il ne suffit pas d’améliorer la loi, il faut la faire exécuter. Les précautions destinées à protéger la liberté individuelle ne seraient pas efficaces si les moyens légaux de faire cesser la détention arbitraire étaient refusés aux citoyens. Le droit à l’élargissement pour quiconque est injustement détenu doit devenir un article de loi qui puisse être mis en pratique, s’il y a lieu. Le code de procédure civile l’a soigneusement reconnu en cas d’incarcération d’un débiteur insolvable. Tout débiteur qui se plaint d’être illégalement arrêté a le droit de requérir qu’il en soit référé sur-le-champ au président du tribunal devant lequel il peut se faire conduire : tout huissier ou exécuteur des mandats de justice qui refuserait d’obtempérer à sa requête serait passible de 1,000 francs d’amende, sans préjudice des dommages-intérêts. La demande en référé est jugée sans aucun délai, et dans le cas d’absolue nécessité le président peut, nonobstant tout appel, prescrire l’exécution immédiate de son ordonnance. Il suffit de rendre ces dispositions applicables toutes les fois qu’il y a plainte de détention arbitraire, et chaque président de tribunal, mis par sa haute position au-dessus de tout soupçon de faiblesse ou de dépendance, sera ainsi constitué le gardien de la liberté individuelle. Le bienfait de la loi de l'habeas corpus ne sera plus dès lors le privilège d’une autre nation.

Pour compléter ce système de défense, destiné à donner aux citoyens pleine sécurité, ne devrait-on pas ménager un plus large et un plus facile accès soit à la poursuite, soit à la plainte contre les magistrats et contre les fonctionnaires qui auraient, en abusant de leur pouvoir, porté une injuste atteinte à la liberté individuelle ? Ne faudrait-il point par exemple étendre les cas de prise à partie de telle sorte que les juges fussent responsables de toute infraction à la loi, lorsque la liberté d’un citoyen en aurait souffert quelque dommage ? Le code civil admet cette responsabilité sans aucune réserve, s’il s’agit de la plus légère erreur sur l’application de la contrainte par corps. Le code d’instruction criminelle n’amoindrirait pas la dignité de la magistrature en reproduisant la même disposition, quand la liberté du citoyen est également en jeu. La dignité de la magistrature est plus compromise lorsque la faute d’un juge, si préjudiciable qu’elle soit, ne peut être réparée, même par des dommages-intérêts, et lorsqu’une cour saisie d’une demande de prise à partie, hors des cas de dol ou de fraude, est obligée de regretter, ainsi que le témoigne plus d’un arrêt[7], que le silence de la loi ne lui permette pas de donner à la partie plaignante une juste satisfaction. — D’autre part, faudrait-il continuer à exiger l’autorisation du conseil d’état pour mettre en cause des fonctionnaires, notamment les préfets, lorsqu’on leur impute quelque entreprise illégale sur la liberté individuelle ? Le privilège a été sagement refusé aux fonctionnaires administratifs chargés spécialement de la police judiciaire ; il ne devrait être conservé, dans le cas dont il s’agit, à aucun autre, et le droit commun ne souffrirait ainsi à cet égard aucune exception. Les tribunaux ordinaires ne doivent rencontrer devant eux, dans de telles circonstances, aucun obstacle qui les empêche de faire justice à qui de droit : en appliquant librement les lois qui déclarent punissables et responsables les fonctionnaires, quels qu’ils soient, auxquels on peut reprocher une arrestation injuste, les tribunaux ordinaires ne dépasseraient pas leurs pouvoirs, ils ne feraient que les exercer.

Pour ne laisser place nulle part à l’impunité, il resterait à prévoir le cas où l’on serait intéressé à mettre en cause un ministre, soit à raison des actes dont il serait l’auteur, soit à raison des ordres qu’il aurait donnés. En effet, si le ministre est inattaquable, le fonctionnaire qui lui a obéi doit être mis Hors de cause, et le ministre ne pouvant être lui-même mis en cause par la partie plaignante, la demande en réparation est tenue en échec. Il est vrai que les ministres ne peuvent être accusés que par le sénat, et il ne s’agirait pas de les laisser en aucun cas sous le coup de poursuites judiciaires tendant à l’application d’une peine ; mais, pour l’honneur et la bonne renommée d’un gouvernement, quand il s’agit de la liberté individuelle, il serait préférable d’accorder au citoyen qui a été injustement détenu au moins un recours pécuniaire, fût-ce contre le ministre auquel cette détention est imputable, au lieu de déclarer que, d’après nos lois, sa demande de dommages-intérêts ne peut être recevable. Un jour, c’était en 1826, deux citoyens qui avaient été condamnés par la cour de la Martinique à des peines afflictives et infamantes, n’ayant pu faire recevoir leur pourvoi par le greffier de la cour, l’avaient adressé au ministre de la justice, qui devait, d’après la loi, le transmettre à la cour de cassation : deux ans s’écoulèrent sans que la cour de cassation en fût saisie, et au bout de ce délai elle cassa le premier jugement. Les intéressés assignèrent le ministre, lui demandant une indemnité pour les deux ans de détention au bagne qu’ils avaient subis par sa faute. Le tribunal de la Seine se déclara incompétent pour prononcer sur la réparation de torts causés par un ministre à des particuliers, jusqu’à ce que le conseil d’état eût autorisé les poursuites. Le conseil d’état fut saisi et déclina toute intervention. L’appel du jugement du tribunal fut alors porté devant la cour, et la cour déclara qu’à défaut de lois particulières sur la responsabilité des ministres, l’autorité judiciaire ne pouvait juger aucune action dirigée contre eux à raison de leurs fonctions, défense é tant faite aux tribunaux de connaître des actes d’administration, quels qu’ils soient. Le ministre ainsi mis hors de cause, d’ailleurs homme de bien, n’était plus au pouvoir ; aucun compte de sa conduite ne pouvait plus lui être demandé par les députés du pays : il n’était justiciable que de l’opinion publique, par suite du système de libre discussion qui prévalait alors dans les journaux et dans les chambres ; mais qu’on suppose un autre régime de gouvernement moins favorable à la publicité : si l’injustice du ministre ne peut être réparée par les tribunaux, non-seulement elle sera impunie, mais elle restera ignorée. Une telle impuissance dans le droit public d’une grande nation touche presque au scandale, si le législateur ne s’empresse pas de la réparer.

Plus d’une lacune doit donc être comblée dans notre législation criminelle, si l’on veut protéger efficacement la liberté individuelle. Sans doute il serait plus agréable de persuader à son pays que ses lois doivent toujours servir de modèle aux autres peuples, de l’entretenir ainsi dans le contentement de lui-même avec une complaisance qu’on appellerait patriotique. C’est ainsi qu’on le flatte, mais ce n’est pas ainsi qu’on le sert. Quand un long parcours lui reste à faire pour se rapprocher d’un but qu’il croit à tort avoir atteint déjà, lui laisser croire qu’il y est arrivé, c’est vouloir le détourner de se mettre en marche. Aussi, fût-on accusé de dénigrement, ne faut-il pas craindre de lever tous les voiles qui peuvent tromper les regards, parce que les fausses apparences de bonnes lois ne servent qu’à perpétuer les mauvaises. La toute-puissance est bien plus dangereuse quand elle est déguisée sous une espèce de parure légale, et, comme le disait M. Royer-Collard, le meilleur obstacle à lui opposer, c’est de lui conserver son nom. Il importait dès lors de rechercher si une liberté dont toutes les autres semblent dépendre, la liberté individuelle, était à l’abri des atteintes d’un pouvoir discrétionnaire, quand même la sagesse des gouvernans ne laisserait apercevoir les abus que de loin. Il résulte de cette enquête qu’elle peut être invoquée comme inscrite dans nos codes, mais qu’en cas de besoin légitime elle ne peut être sûrement défendue. Pour qu’elle puisse servir de point d’appui, il faut que l’opinion publique la prenne sous sa garde, et l’œuvre de réforme ne sera pas entreprise par le législateur, si les intéressés l’attendent en silence au lieu de la réclamer instamment. Ces intéressés ne sont pas seulement ceux qui viennent s’asseoir sur les bancs des tribunaux correctionnels ou des cours d’assises, pour y être condamnés ou acquittés ; ce sont aussi ceux contre, lesquels sont dirigées des poursuites qui n’aboutissent souvent à aucun jugement : or qui, parmi les plus honnêtes, peut se flatter de n’être jamais poursuivi, fût-ce par erreur ? Ces intéressés sont en outre ceux qui, sans être prévenus d’aucun crime ni d’aucun délit, peuvent être injustement privés de leur liberté : or qui, même parmi les plus circonspects, peut être assuré de n’être pas un jour victime d’un ordre illégal de détention ?

« Savez-vous le moyen de s’en garantir ? écrivait un éminent publiciste, républicain il est vrai, mais cependant ami de la liberté légale, Armand Carrel. C’est qu’il n’y ait plus nulle part de pleins pouvoirs en disponibilité propres à passer de main en main, d’un gouvernement à un autre, d’une cour à une multitude, et, pour en empêcher le retour, il suffit que les citoyens ne veuillent pas les souffrir. » La liberté n’est féconde que lorsqu’elle est passée des textes dans les mœurs ; elle reste stérile tant que les citoyens ne sont pas convaincus que les petites transgressions de la loi peuvent conduire aux grandes violations. C’est parce que la liberté n’était pas entrée dans les mœurs qu’aux jours néfastes de la révolution tant de forfaits ont pu impunément se commettre. C’est parce qu’il se trouvait des hommes pour se laisser arbitrairement enlever de leurs demeures et entasser dans des dépôts de suspects qu’il y a eu des égorgeurs. Là où il y a beaucoup de timides pour supporter une telle tyrannie, il y a beaucoup de misérables qui sont disposés à se faire tyrans. La liberté individuelle, au moins dans un intérêt personnel bien entendu, ne doit donc, en aucun temps, être indifférente à personne.

Mais quand on n’y attacherait pas de prix pour soi-même, faudrait-il en faire bon marché ? « Lorsque la liberté d’un sujet est atteinte, c’est une provocation à tous les sujets de l’Angleterre, » disait un juge anglais dans l’affaire d’un accusé qui était venu en aide à son voisin pour le défendre contre une arrestation injuste : belle parole qui témoigne combien il importe à la pratique de la liberté que les intérêts de chacun soient les intérêts de tous ! Le jour où cette maxime sera devenue en France une vérité générale au lieu de ne sembler qu’un paradoxe, l’opinion transformera peu à peu nos lois, et donnera pacifiquement accès dans notre droit public à toutes les garanties nécessaires. La liberté individuelle ne sera plus dès lors exposée à rester en souffrance, ne fût-ce qu’au détriment d’un seul, et la détention préventive, prémunie contre tout abus, ne sera plus pour aucun citoyen une menace ni un danger.


LEFEVRE-PONTALIS.

  1. L’inamovibilité assurée aux fonctions de juge ne. s’étend pas en effet aux fonctions de juge d’instruction, qui sont mieux rémunérées que celles de juge ordinaire, et qui dépendent chaque année du choix du gouvernement.
  2. Hors le cas de flagrant délit ainsi entendu, le procureur impérial ne peut exercer son ministre que sur l’appel d’un chef de maison, toutes les fois qu’il s’agit d’un crime ou même d’un délit commis dans l’intérieur de cette maison.
  3. Art. 10 du code d’instruction criminelle.
  4. Il y a prise à partie, d’après la loi, s’il y a dol, fraude ou concussion imputables au juge, et dans les cas spécialement déterminés, entre autres en cas d’inobservation des formalités prescrites pour les mandats et en cas d’incarcération arbitraire Code de procédure civile, art. 505.
  5. Quiconque d’ailleurs transporterait sans son consentement un accuse ou même un condamné hors d’Angleterre serait passible d’emprisonnement à vie, d’une amende de 500 livres au moins avec paiement du dommage au triple, et encourrait la dégradation de tout emploi. le législateur exige que tout détenu reste à portée de la protection dont il a besoin.
  6. Lois du 24 avril 1855 et du 17 juillet 1856.
  7. Voir notamment l’arrêt de la cour de cassation du 6 juillet 1858 : il s’agissait d’un commissaire de police injurié et pour ainsi dire flétri dans les motifs d’un jugement, sans avoir été partie dans la cause. Il demandait la prise à partie, qui n’a pu lui être accordée, quoique le tribunal eût notoirement excédé ses droits, cet excès de pouvoir n’étant pas entaché de dol ni de fraude.