De la Littérature des voyages - un artiste français en Afrique

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DE
LA LITTERATURE
DES VOYAGES

UN ARTISTE FRANCAIS EN AFRIQUE.

I. Un Été dans le Sahara. — II. Une Année dans le Sahel, par M. Eugène Fromentin.

Il est vraiment fort curieux que les Français soient en même temps le plus aventureux et le plus casanier des peuples. Personnage téméraire, imprudent et toujours prêt à se porter à toutes les extrémités, le Français est régi cependant d’une façon souveraine et tyrannique par l’habitude. Rien ne l’épouvante et ne lui fait peur en théorie ; mais dans la pratique tout l’étonne, le blesse ou le scandalise. Le Français ressemble toujours plus ou moins à cet étudiant dont parle Luther, qui partit un matin de son village pour parcourir la terre, et qui, après avoir fait deux lieues, revint en disant : « Le monde est trop vaste. » Aussi n’aime-t-il pas à voyager et ne sait-il guère voyager. Il visite les peuples étrangers sans curiosité intellectuelle, sans profit pour lui-même ni pour les autres. Ses qualités non moins que ses défauts contribuent à étouffer chez lui l’amour des voyages, et d’abord son extrême sociabilité, qu’intimident et découragent les inévitables épreuves de la vie de voyageur. Il parcourra volontiers le monde en compagnie de ses compatriotes, c’est-à-dire à la condition qu’il emportera sa patrie avec lui, qu’il aura toujours un moyen d’échanger les idées qui lui sont familières, qu’il se verra entouré de figures connues, à la condition enfin que voyager sera tout simplement pour lui synonyme de changer de place ; mais l’isolement forcé, l’indifférence glaciale des visages inconnus, la contrainte à laquelle les mœurs, les usages étrangers soumettent le voyageur sont des épreuves plus fortes que son courage, et auxquelles il ne se résigne qu’à la dernière extrémité. Rien ne peut donner l’idée de l’angoisse qui opprime le cœur du Français dès qu’il a franchi les frontières de ce pays qu’il a si souvent raillé, et peut-être maudit, quand on n’a pas éprouvé soi-même cette sensation douloureuse. Les étrangers qui se moquent de nos étonnemens de badaud seraient eux-mêmes touchés de cette douleur, s’ils pouvaient sentir tout ce qu’elle a de poignant ; ils comprendraient pourquoi de tout temps les Français leur ont rendu plus de visites hostiles que de visites pacifiques. Si les Français n’ont jamais traversé le monde qu’en qualité de soldats, c’est peut-être parce qu’ils aiment à voyager en troupe et par un excès de pure sociabilité.

Cette sociabilité ne détourne pas seulement le Français du goût des voyages, elle l’empêche de profiter de l’instruction que lui offre le spectacle des mœurs étrangères, car elle étouffe en lui le sentiment de la personnalité. Le premier jour, tout le choquait et l’irritait ; au bout de deux mois, il est vaincu et conquis. Cette même sociabilité qui lui avait fait si amèrement regretter la routine chérie de ses habitudes se retourne contre ces habitudes elles-mêmes et contre les choses plus sacrées qui leur ont donné naissance, elle en efface le souvenir dans son esprit. D’abord il résistait à outrance, maintenant il cède avec entraînement. Sa facilité d’assimilation ne tarde pas à lui nuire autant que sa répugnance pour ce qui est étranger lui avait nui d’abord ; il court les bois et les savanes canadiennes avec les sauvages, il adopte les mœurs féroces des Africains, il est de tous les hommes celui qui fait le mieux la traite à la manière nègre, c’est-à-dire avec une naïve barbarie et une insouciante inhumanité. Nul homme en un mot ne répugne davantage à abdiquer sa personnalité, et nul pourtant ne l’abdique avec plus de facilité : mauvaises qualités pour bien voir les pays qu’on traverse et surprendre les secrets des peuples étrangers ! Pour bien voir, il faut se placer à égale distance du dédain et de la facilité communicative ; il faut se tenir en face des choses, sans se mêler trop intimement à elles. Aussi le type du voyageur moderne me semble-t-il être surtout l’Anglais, qui peut traverser le monde sans que rien l’étonné ni le trouble, qui sait maintenir sa personnalité en tous lieux, rester gentleman chez les sauvages, Anglais chez les peuples civilisés, chrétien parmi les musulmans, qui trouve fort simple qu’on soit Persan, mais qui ne consentirait pas à l’être une seule minute. Les choses posent devant lui pour son plaisir, son utilité, ou la satisfaction de sa curiosité, mais jamais il ne leur permet d’entamer son inaltérable égoïsme. Lui seul semble comprendre cette maxime : que le meilleur moyen d’ignorer ceux qu’on fréquente est de vivre de la même vie qu’eux, que partager les habitudes de nos semblables ne nous les fait pas connaître, mais ne nous apprend qu’à nous oublier nous-mêmes. Cette particularité du caractère national anglais se laisse admirablement saisir dans ce genre de littérature, essentiellement britannique, qu’on peut appeler la littérature des voyages, littérature un peu trouble, un peu confuse, mais pleine de richesses morales, de faits curieux et de documens précieux pour l’histoire de l’humanité.

Cette littérature manque à la France, et il est douteux, pour les raisons que nous avons données, que cette lacune soit jamais comblée. Je sais bien qu’il ne faut désespérer de rien, qu’à l’époque où nous vivons les peuples ont été tellement bouleversés que leur caractère national s’est modifié au point de devenir parfois méconnaissable, et que la France par exemple s’est étonnée plus d’une fois elle-même en se découvrant des facultés qui n’avaient jamais été les siennes. Grâce à nos révolutions, le Français voyage plus qu’autrefois, et surtout avec plus de facilité ; il est attaché au sol natal par moins de chères entraves et de liens aimés ; il s’éloigne avec moins de regrets. Cependant cette disposition n’est pas encore très commune, et il faudra bien des années pour que le Français devienne cosmopolite par les habitudes autant qu’il l’est par l’esprit. Comptez dans quelles classes d’hommes se recrute en France cette tribu d’oiseaux voyageurs qu’un hiver passé en Russie n’effraie pas plus qu’un hiver à Paris, et pour lesquels un été passé dans le Sahara est une diversion amusante. Vous ne trouverez pas les voyageurs français dans les classes actives et laborieuses, ni parmi les hommes qui exercent une profession pratique. Non, ce sont des hommes appartenant aux classes oisives ou aux professions qui réclament une demi-oisiveté, des artistes, des gens de lettres, des mondains, tous personnages très raffinés, qui voyagent sans autre but que voyager, et auxquels manquent par conséquent les occasions et les moyens de connaître les pays qu’ils traversent. Les voyageurs français ne voient en règle générale que ce que des oisifs et des artistes peuvent voir, des paysages, des monumens, des tableaux, des costumes, c’est-à-dire tous les spectacles extérieurs qui se laissent saisir sans effort, ou qui se laissent voir d’une fenêtre de wagon et d’une portière de chaise de poste. Si la rareté des voyageurs français explique la pauvreté de notre littérature de voyages, le caractère de nos voyageurs explique aussi le caractère de cette littérature, qui est avant tout pittoresque, descriptive, et qui ne reproduit volontiers que des surfaces. De là aussi un certain égoïsme propre à cette littérature. Les préoccupations habituelles de l’artiste ou de l’oisif ne l’abandonnent jamais, en voyage pas plus qu’ailleurs. Ce qu’il désire avant tout, ce n’est pas tant de bien voir que de bien dire ce qu’il a vu. La question d’art et de succès se mêle à toutes ses pensées. Il se préoccupe d’être amusant, coloré, piquant, de faire œuvre d’artiste et de dilettante. Ce n’est pas le voyage qui pour lui est l’affaire importante, c’est le récit du voyageur. Il veut intéresser le lecteur à son talent avant de l’intéresser aux choses qu’il raconte. En dehors du plaisir littéraire qu’ils peuvent nous donner, nos livres modernes de voyages n’ont donc rien ou à peu près rien à nous offrir.

Il en est tout autrement des livres de voyages publiés en Angleterre. Les voyageurs anglais ne sont pas des artistes, encore moins des oisifs, l’oisiveté étant à peu près inconnue dans ce pays du travail ; ce sont des hommes attachés à des fonctions pratiques, ou à des professions matérielles qui excluent toute idée de dilettantisme : des commerçans que leurs intérêts appellent à Calcutta ou à New-York, des avocats qui vont passer leurs vacances au Canada, des militaires qui, pour se délasser des fatigues de la guerre des Indes, vont errer sur les rivages de la Mer-Noire. Leurs récits ne sont pas harmonieusement composés ; ils abondent en gaucheries, mais ils ont un mérite inappréciable, celui de la vérité. Comme ces voyageurs ne sont pas artistes, ils se mettent plus volontiers à la recherche de ce qui est humain que de ce qui est pittoresque, ils rachètent, par le vif sentiment de la réalité qui est propre à leur nation, la séduction littéraire qui leur manque. Ils sont beaucoup plus préoccupés de la nature morale que de la nature matérielle, et si leurs descriptions de paysages sont souvent confuses et maladroites, en revanche ils savent nous détailler les rouages du mécanisme moral de l’âme d’un brahmane, et nous montrer comment les idées fonctionnent dans la tête d’un sauvage. Entre la vérité dépourvue des ressources de l’art et l’art qui se contente d’une vérité superficielle, le choix n’est pas difficile. Ce n’est pas dans un récit de voyage que l’observation morale peut être sacrifiée à l’art.

L’alliance de la vérité et de l’art serait pourtant en ce genre de littérature la perfection même, mais il n’a été donné de l’atteindre qu’à de très rares élus. Quels exemples peut-on citer de cette heureuse alliance ? Pour ma part, je ne connais que deux récits de voyage qui me semblent réaliser cette perfection rêvée : les Lettres familières sur l’Italie du président De Brosses, et le charmant livre de M. Kinglake, Eothen, qui a conquis à l’auteur une célébrité moins bruyante, mais plus durable que celle que lui ont conquise ses interpellations dans le parlement anglais sur l’annexion de la Savoie[1]. Au-dessous de ces deux livres, auxquels on peut hardiment décerner les prix d’excellence dans ce genre de littérature, donnons un accessit aux Lettres sur Constantinople de lady Montague, et accordons deux mentions honorables à la Correspondance de Victor Jacquemont et à trois lettres sur l’Espagne écrites par M. Prosper Mérimée, cet esprit incisif, vigoureux, partisan de la crudité la plus âpre, que la nature complaisante a doué de toutes les curiosités. Notre mémoire ne nous rappelle aucun autre exemple que nous puissions honorablement citer après ceux-là dans ce genre de littérature, si accessible à tous en apparence et en réalité si difficile. Pour faire un bon livre de voyage tel que nous l’entendons, un livre où le charme de l’expression et l’attrait de la vérité soient en parfait équilibre, il faut une moyenne de qualités qui se rencontre assez rarement. Ni les grandes facultés du génie ni les dons heureux de l’artiste ne suffisent pour produire un tel livre, quelquefois même ils seront un obstacle au lieu d’être un auxiliaire. Il est si difficile à un homme de génie de ne pas aller au-delà de la réalité, de ne pas essayer de compléter cette réalité trop mesquine ! Il est si difficile à un homme d’imagination de ne pas oublier le présent qu’il a sous les yeux pour rêver au passé ou chercher à percer l’avenir ! Les dons de l’éloquence entraînent si facilement à la déclamation et à l’admiration superlative ! Montaigne était un observateur moral bien fin, bien profond, d’un esprit apte à saisir les chose les plus enveloppées et les plus ondoyantes, pour employer son propre langage, et cependant son Voyage en Italie est inférieur au plus médiocre chapitre de ses Essais. D’autres hommes de génie nous ont laissé des récits et des souvenirs de leurs excursions en pays étrangers, ils n’ont jamais réussi à imprimer à cette partie de leurs œuvres le sceau de leur talent à un degré bien éminent. Aucun des livres que nous avons cités n’est l’œuvre d’un homme de génie, et à l’exception des lettres sur l’Espagne de M. Mérimée, aucun n’est l’œuvre d’un artiste. Le voyageur idéal que nous rêvons ne devrait pas être un homme de génie et ne devrait pas posséder de dons extraordinaires, mais offrir un équilibre et, je répète le mot, une moyenne de qualités opposées réunies dans une exacte proportion. Nous lui voudrions un esprit étendu, mais pas assez cependant pour échapper trop aisément aux faits particuliers et rejoindre trop rapidement les lois générales des choses. Nous le voudrions sérieux, pas trop cependant, de crainte que ce sérieux ne nuisît chez lui à l’agrément. S’il est rêveur, tant mieux : il sera apte à saisir et à comprendre la beauté ; mais que sa rêverie soit toujours facile, légère, complaisante, qu’elle sache venir à propos et sortir à point, de manière à ne pas enchaîner la liberté de son esprit et à ne pas contrarier sa curiosité. Un peu de scepticisme sera le bienvenu dans ce bouquet varié de fleurs intellectuelles, car il corrigera la confiance trop crédule de l’admiration et préviendra les écarts auxquels l’imagination se laisse entraîner pour ainsi dire de parti-pris, mais il serait dangereux que ce scepticisme fût dominant, car il entraînerait fatalement à un parti-pris contraire, le parti-pris du dénigrement et de la négation systématique. Qu’il ait par-dessus toute chose le sentiment de la vie, afin qu’il puisse sentir et surprendre l’âme cachée des choses les plus diverses, mais qu’il évite avec soin de tomber dans le dilettantisme, ce pire de tous les défauts, dans lequel tombent si aisément les voyageurs ; qu’il n’ait, s’il est possible, aucune profession, et qu’il possède la culture d’esprit la plus libérale, afin de ne pas être exclusif dans ses observations ; enfin qu’il conserve sa personnalité tout en restant sympathique, qu’il partage les mœurs du peuple qu’il visite sans les adopter et les faire siennes. On voit que la nature d’esprit que nous réclamons pour notre voyageur idéal, si elle ne renferme aucun don exceptionnel, est cependant des plus rares. Bien peu d’hommes sont capables de remplir un tel programme, et nous devons nous tenir pour satisfaits lorsqu’il nous arrive de trouver que les principales des conditions qu’il impose ont été exécutées.

M. Eugène Fromentin n’a pas sans doute eu l’ambition de remplir toutes les conditions de ce programme ; cependant on dirait qu’il les a connues et qu’il a fait de son mieux pour s’y conformer, tant ses deux livres charmans unissent de dons contraires heureusement mélangés. Il est observateur minutieux, artiste toujours, philosophe quelquefois, sympathique au peuple parmi lequel il vit, tout en restant Français d’âme et d’esprit. Il se mêle au spectacle des choses sans se laisser dominer par lui, fait intervenir à point le souvenir du pays natal pour rompre la monotonie des descriptions de la nature africaine, et ferme les yeux pour rêver lorsque les rayons aveuglans du ciel de l’Algérie, trop obstinément braves, fatigueraient la vue et forceraient le lecteur à maudire la lumière. Il cherche l’homme sous le costume, et les secrets de la vie nationale derrière le panorama pittoresque des rues du vieil Alger ou des villages du Grand-Désert. Il est curieux de savoir autant pour le moins qu’il est avide de voir, et cependant il est peintre et non moraliste de profession, et il est allé en Afrique chercher des sujets de tableaux plutôt que poursuivre des études de mœurs comparées. Il aime à regarder lentement, il écoute avec attention ; sa curiosité n’est jamais hâtive ni superficielle. Il n’abandonne un village saharien que lorsqu’il en connaît le site, la physionomie, la couleur (car chaque village de ce pays semble avoir sa couleur particulière, lilas, vert, rose ou blanc) et qu’il a surpris et fixé sur la page brillante le rayon de vie qui lui est propre. Il bivouaque et campe dans le Grand-Désert, il n’a pas hâte d’arriver au but de sa course. Les fatigues, les périls, les misères de cette traversée dans la mer de sable et les steppes de feu ne l’effraient ni ne le rebutent ; au contraire, il les recherche et les prolonge avec plaisir, sachant bien que ces fatigues et ces privations font pour ainsi dire partie du voyage qu’il a entrepris, et que vouloir les éviter serait vouloir éluder une moitié de la tâche qu’il s’est imposée. Il sait que quiconque n’a pas éprouvé tout ce qu’a de douloureux cette sensation de la soif qu’il a si bien décrite en quelques mots n’a fait qu’à moitié le voyage du Sahara, de même que celui qui n’aurait pas éprouvé l’étourdissement presque vertigineux que donne la sensation de l’extrême froid n’aurait fait qu’à demi le voyage de Russie.

Cette curiosité, qui est si vive, est cependant capricieuse, inégale, et n’a aucun empressement pédantesque. Le voyageur n’est pas toujours prêt à se précipiter, un album à la main, pour dessiner un monument célèbre ; il ne tire pas à tout instant un carnet de sa poche pour prendre des notes sur tout objet, par crainte de perdre la plus insignifiante de ses observations. Non, il aime à jouir des sensations physiques que lui procurent les mœurs et les paysages de l’Afrique, à laisser ces sensations se transformer lentement en impressions morales qu’il confie paresseusement à la mémoire, qui les vanne, les tamise, les trie, et n’en garde que celles qui sont dignes de passer à l’état de souvenir. Un des grands charmes de ces livres, c’est qu’on sent en effet qu’ils sont écrits avec des souvenirs et non pas avec des notes, que les tableaux qu’ils présentent ne sont pas des images de daguerréotype fixées sur le papier par l’action à la fois brutale et confuse des premières sensations, mais qu’ils ont été recréés dans l’atelier du cerveau par le travail de toutes les facultés réunies. Parfois même il arrive que M. Fromentin s’abstient de ses devoirs de voyageur ; il ne s’en cache pas, et même il s’en vante, avec raison selon nous. Lorsque des préoccupations de tout autre genre endorment sa curiosité, il ne fait aucun effort sérieux pour la réveiller. Un pédant n’y manquerait pas, et s’adresserait les plus grands reproches ; mais M. Fromentin, qui n’est pas pédant, la laisse tranquillement dormir, sachant bien qu’elle se réveillera à son heure, et que les spectacles propres à la satisfaire ne lui manqueront jamais. À quoi bon se déranger pour visiter une mosquée, lorsque les yeux la regarderaient sans la voir, et pourquoi importuner un honnête Africain pour se faire raconter une légende ou une anecdote que l’esprit écouterait avec distraction ? L’âme en ce moment s’est envolée dans le pays de la rêverie ou du souvenir, le cœur s’est pris à battre doucement en songeant aux amis absens ou à la patrie lointaine : combien il serait maussade et malséant d’interrompre ces charmantes sensations pour satisfaire à de prétendus devoirs et donner pédantesquement une leçon nouvelle à la curiosité, qui ne demande rien ! M. Fromentin tient à bien voir ce qu’il voit, il ne tient pas à tout voir, et surtout il ne cherche pas à voir quand même) comme certains voyageurs qui se bourrent à satiété de paysages et de spectacles, lorsque leur imagination n’a ni faim ni soif. M. Fromentin occupe dans la classe des voyageurs la place exactement opposée à celle qu’occupe cet ami qu’il nous a si bien décrit, l’excentrique Vandell, l’homme fait aux fatigues des voyages, tanné et bronzé par le soleil africain, qui s’indigne que la peau de l’homme soit moins solide qu’une étoffe de drap ou qu’un morceau de cuir, toujours prêt à prendre des notes et à faire des observations sur toute espèce de sujets. Tous deux avaient traversé un certain lieu appelé Sidi-Okba et visité la mosquée qui contient la sépulture d’un des premiers lieutenans du prophète, seulement il n’y avait qu’un seul des deux voyageurs qui eût profité de sa visite : c’était Vandell, qu’aucune préoccupation morale n’aurait pu empêcher d’observer l’architecture du monument et d’en apprendre l’histoire. Quant à M. Fromentin, il n’en avait gardé aucun souvenir, et nous le comprenons sans peine : ses nerfs, qui n’étaient pas aguerris comme ceux de l’ami Vandell, avaient été comme émoussés par la lassitude et la chaleur, et si son imagination avait eu quelque liberté, c’était pour rêver à la collation qui les attendait dans un jardin voisin, sous l’ombre d’un figuier, plutôt qu’à la mosquée et à son histoire. À cette torpeur momentanée de l’imagination vinrent se joindre au même instant des préoccupations bien capables d’effacer subitement de l’esprit le souvenir d’un monument et d’une légende. Au moment même où il sortait de cette mosquée, qu’il avait visitée avec distraction, il apprit la nouvelle de la révolution de février. « Ce jour-là, les palmiers faisaient, en froissant leurs feuilles, un certain bruit qui ressemblait à des inquiétudes… Je songeai à nos amis de France. Un coup de fusil tiré par hasard fit envoler des centaines de moineaux et de tourterelles qui dormaient à l’ombre dans le creux des arbres, et je me souviens qu’en voyant s’enfuir à tire-d’aile tous les oiseaux brusquement réveillés, je pensais que toute ma tranquillité d’esprit s’en allait aussi. Voilà ce qui me reste de ma visite à Sidi-Okba : la date d’une émotion politique mêlée subitement à une pastorale africaine et un faisceau de palmes qui fixe à tout jamais mes souvenirs. »

Je dirai de sa rêverie ce que je dis de sa curiosité : elle n’est jamais intempestive ni importune ; elle ne l’emporte jamais trop loin de la réalité, et ne le noie pas dans la mer sans fond des songes. Visiteuse toujours bienvenue, elle frappe discrètement à la porte de l’âme, entre avec un sourire gracieux ou mélancolique, murmure quelques douces paroles, et disparaît aussi discrètement qu’elle est venue. Inappréciables et très divers sont les services que la rêverie rend au voyageur. Elle interrompt la grandiose monotonie du paysage africain, brise çà et là les lignes trop prolongées et trop fatigantes pour l’œil européen, s’étend comme une ombre rafraîchissante sur les surfaces inondées d’une lumière trop violente, et flotte comme une brume légère venue de notre Occident sur ce ciel au bleu trop profond. Elle corrige ce que la beauté pittoresque de l’Afrique a d’excessif, et elle y ajoute en même temps, car, à la manière des grands peintres de paysage, elle anime de petites figures familières comme le souvenir la solennité trop imposante de cette terre classique de la lumière et de la beauté. Mais le plus grand service que la rêverie rend au voyageur est surtout moral. L’Orient possède un privilège malfaisant, que tous les voyageurs ont plus ou moins ressenti, et que M. Fromentin lui-même a mentionné en passant ; il ne tolère aucune comparaison, il s’impose avec tous ses traits, il s’empare de l’être humain tout entier, qu’il enchaîne, dès le premier coup d’œil jeté sur lui, par le magnétisme de l’étonnement. C’est un monde nouveau qui apparaît subitement, et qui fait en un instant oublier l’ancien aussi complètement que s’il n’avait jamais existé. Je dis que c’est là un privilège malfaisant, car il supprime l’initiation lente, familière, amicale. L’Orient ne semble pas être une terre favorable à l’éducation de l’âme, car, au lieu de l’agrandir, il l’accable et l’isole de son passé. De tout ce que j’ai lu sur ces pays trop bien doués, il m’est resté cette impression quasi sinistre, qu’un voyage en Orient, loin d’être pour l’esprit un renouvellement de pensées et un accroissement de forces, pouvait devenir très facilement un amoindrissement moral, une sorte de débilitant léthargique. Dès qu’on met le pied sur ce sol magique, tout ce qui était connu du voyageur disparaît comme une vapeur devant la lumière ; il ne rencontre plus devant lui rien de ce qu’il connaissait : vie domestique, vie sociale, vie religieuse, tout est changé, si bien que le monde dans lequel il a vécu lui semble aussi vain qu’un rêve, car il ne trouve autour de lui aucun lien par lequel il puisse le rattacher à celui qu’il a sous les yeux. L’Orient est donc pour ainsi dire égoïste et despotique ; loin d’élargir la sympathie, il la resserre ; il ne veut pas qu’on l’aime en se souvenant, il veut qu’on l’adore en oubliant. Ses spectacles grandioses, sa splendide lumière, ses costumes éblouissans, autant de leurres et de sortilèges qui, sous prétexte de délivrer l’âme des entraves de l’éducation, l’emprisonnent et la localisent. Si le voyageur n’y prend garde, il lui sera très difficile de s’arracher à cette servitude, de retrouver sous toute cette opulence les liens si bien cachés qui unissent cette terre de miracle au reste de notre planète et ses habitans à l’humanité générale. La rêverie préserve M. Fromentin de ces enivremens dangereux de la nature africaine ; elle l’enlève sur son aile et l’abstrait de ce milieu tyrannique, elle conserve à son âme sa mobilité, introduit un courant de sympathie rafraîchissante et humaine au milieu de ces ardeurs desséchantes, jette un pont aérien entre l’Occident et l’Orient. Grâce à elle, le voyageur n’oublie pas l’humanité générale. Elle joue enfin dans ses deux livres, tout resplendissans de la lumière du Sahel et des feux du Sahara, le rôle aimable et tout à fait sympathique de ces deux pauvres oiseaux si connus dans notre Europe qu’il entendit chanter dans le Grand-Désert, l’alouette et le rouge-gorge : « Au milieu de ce peuple muet, difforme et venimeux, sur ce terrain pâle et parmi l’absinthe toujours grise, volent et chantent des alouettes, et des alouettes de France ;… les rouges-gorges, autres chanteurs d’automne, leur répondent du haut des amandiers sans feuilles, et les deux voix expriment avec une étrange douceur toutes les tristesses d’octobre. L’une est plus mélodique et ressemble à une petite chanson mêlée de larmes ; l’autre est une phrase en quatre notes, profondes et passionnées. Ces deux oiseaux qui me font revoir tout ce que j’aime de mon pays, que font-ils, je te le demande, dans le Sahara ? Et pour qui donc chantent-ils dans le voisinage des autruches et dans la morne compagnie des antilopes, des bubales, des scorpions et des vipères à cornes ? Qui sait ? Sans eux, il n’y aurait plus d’oiseaux peut-être pour saluer les soleils qui se lèvent. — Allah ! akhbar ! Dieu est grand et le plus grand ! »

Ces notes de rêverie et de mélancolie rapides sont l’élément vraiment humain du livre ; elles rappellent l’âme à elle-même et l’arrachent à la torpeur qu’engendreraient l’excès de la lumière et l’accablement de la beauté visible. Elles diminuent la grandeur de la nature matérielle, et désenchantent affectueusement de l’attrait de l’inconnu. N’est-ce que cela ? soupire la rêverie désappointée, comme le voyageur lui-même au moment de partir pour aller visiter un certain lac qui depuis longtemps tourmentait son imagination et lui faisait dire : Qu’y a-t-il là-bas ? « Il y a là-bas, je m’en doute, ce qu’il y a partout, ce qu’on rencontre au bout de son chemin après chaque étape un peu longue, — le jeune enthousiasme des années révolues couché par terre, et si malade, hélas ! qu’il est presque mort. » Dans cet Orient impassible, où la douleur elle-même n’a jamais de larmes, cette mélancolie pince le cœur du voyageur européen pour lui rappeler qu’il appartient à une civilisation d’où la sensibilité n’est pas exclue, où le cœur n’a pas honte de vibrer sous le souffle de la tendresse et de la pitié. C’est le sentiment qui revient par intervalles dans les récits de M. Fromentin et qu’il éprouva le soir même de son arrivée à El-Aghouat, après la traversée de la mer de sable. « Puis le clairon se tut ; d’autres clairons lui répondirent aux extrémités de la ville, plus faibles ou plus distincts ; peu à peu ces notes légères de cuivre se dispersèrent une à une, et je n’entendis plus que le bruit des palmes. Alors, me sentant comme une faiblesse au cœur et comme une épouvantable envie de m’attendrir, je soufflai ma bougie, me roulai sur mon lit de sangle et me dis : Eh bien ! quoi ! ne suis-je pas au lit, chez moi, et ne vais-je pas dormir ? » Hélas ! non, l’âme n’est pas chez elle, et la légère douleur qu’elle éprouve est le prix dont elle paie sa curiosité.

Ainsi les qualités les plus contraires sont unies dans une moyenne assez exacte ; il y a en M. Fromentin plusieurs hommes très divers, qui se complètent et se corrigent sans se combattre : un artiste, un rêveur, un observateur moral. Toutefois l’artiste domine, et même quelquefois à l’excès : c’est là peut-être l’unique défaut de ces deux beaux livres. Nous ne songerions certainement pas à nous en plaindre, si ce mot d’artiste ne signifiait jamais que le don de sentir la beauté et l’aptitude à la saisir et à la rendre, s’il n’avait jamais qu’une signification générale ; malheureusement ce mot a trop souvent chez M. Fromentin une signification restreinte, et emporte l’idée d’une spécialité, d’un genre particulier de l’art. Il veut bien dire homme doué pour sentir la beauté, mais il veut dire principalement homme habitué à rendre la beauté par les moyens de la peinture. M. Fromentin voit toujours avec l’œil d’un peintre ; ses sensations et ses observations morales elles-mêmes n’arrivent jamais nues jusqu’à l’âme, mais teintes pour ainsi dire et comme habillées de couleurs. Chacune de ses pages est une palette chargée des couleurs les plus diverses, et, vu les exigences du sujet, les plus violentes et les plus tranchées : il y en a de rouges, de vertes, de jaunes d’or, quelques-unes sont d’une blancheur éblouissante. Les personnes qui aiment les couleurs tranchées et absolues n’auront qu’à choisir dans ces livres celles qu’elles préfèrent ; elles n’y trouveront pas ces nuances qui les offensent et qui leur semblent une menue monnaie des couleurs, sauf peut-être ce composé parfait et si harmonieusement fondu de nuances tendres, le lilas et le gris de perle. J’ai été vraiment étonné de trouver chez M. Fromentin une telle abondance de pages peintes de cette couleur tendre, qui semble bien plutôt faite pour notre Occident au ciel mobile que pour l’Orient. Que signifie-t-elle, et quelles inductions en tirerait un dilettante dans la science des analogies poétiques ? Signifie-t-elle que, dans l’Orient aussi, la surface est menteuse, et qu’en dépit des apparences, des physionomies impassibles, de la gravité morne des regards, les âmes n’y sont pas ignorantes des délicatesses subtiles de l’Occident, que les cœurs n’y sont pas incapables de tourmens raffinés ? ou bien est-ce un selam que le sage Orient, poétiquement moqueur, envoie à l’Occident comme un emblème de ces passions attendries, mobiles et chimériques qui lui sont chères, et qui sont plus fugitives que les fleurs du printemps ? Ces nuances sont les seules qui nous aient rappelé les jeux de lumière qui sont familiers à nos yeux.

Mais si les couleurs sont trop abondantes, elles sont toujours bien choisies, et il n’en résulte aucun ton faux, aucun charivari pittoresque. Les adjectifs de M. Fromentin, — car il est bien entendu que les couleurs ne peuvent être représentées en littérature que par des adjectifs, — sont d’une netteté et d’une précision qui en égalent l’éclat. Les mots, chez M. Fromentin, laissent toujours une impression strictement pittoresque ; ils rendent avec une exactitude scrupuleuse l’objet qu’ils veulent montrer, ils l’étreignent, le bornent comme les lignes d’une figure géométrique tracée au compas, l’éclairent comme une lumière disposée avec intention ; aucun contour n’est indécis, aucune forme n’est tremblante. Les mots imposent à l’imagination du lecteur les objets qu’ils lui présentent. Le palmier que décrit l’auteur est tel palmier et non pas tel autre, il est en quelque sorte personnifié, et il serait impossible de le désigner par l’article indéfini un. Les adjectifs de M. Fromentin font voir, et diffèrent essentiellement par là des adjectifs d’un de ses rivaux les plus célèbres dans cet ordre de littérature, qui font surtout rêver. J’en demande bien pardon à M. Théophile Gautier, mais, malgré tous ses efforts pour serrer de près les objets et peindre les surfaces des choses telles que son œil les a vues, ses descriptions sont beaucoup moins d’un peintre que d’un poète : elles ont toujours quelque coin vague et indéfini par lequel l’imagination échappe à la réalité. Ses adjectifs ont plus de beauté que de précision ; ils me parlent des choses plus qu’ils ne me les font voir, ils font sur mon esprit une impression musicale plus que pittoresque. Comme la musique, ils ont le pouvoir d’évoquer des images ; mais je ne suis jamais bien sûr que ces images soient exactement celles des objets qu’ils voulaient désigner. Je vois bien passer sous mes yeux des campagnes de telle couleur, des maisons de telle forme ; mais ces visions sont comme flottantes, et me laissent mal assuré de leur réalité. Je ne suis pas sûr que mon imagination n’éprouve pas les mésaventures de la comédie des Méprises, et qu’elle ne soit pas abusée par des ressemblances trompeuses. Cet objet que je vois, est-ce bien celui qui a posé devant les yeux du poète, ou bien n’est-ce que son Ménechme ? Les épithètes de M. Théophile Gautier éveillent et provoquent l’imagination, elles ne la contraignent pas comme celles de M. Fromentin, et ne l’emprisonnera pas dans la réalité qu’elles veulent lui faire connaître. Ses descriptions me donnent envie de faire les mêmes voyages que lui, elles ne pourraient pas me dispenser de les faire. Elles agissent sur moi comme une sollicitation : après les avoir lues, je partirais volontiers pour voir l’Espagne et l’Italie. Après avoir lu M. Fromentin au contraire, je n’ai plus besoin de faire le voyage d’Afrique : j’ai vu, comme de mes propres yeux, le vieil Alger ; j’ai dormi sur la place d’El-Aghouat pendant une de ces nuits d’Orient plus claires que bien des jours de notre Occident, je me suis plongé dans cette ombre noire qui ressemble à une eau profonde. Le voyage, si je le faisais, ne me donnerait plus de surprises, et ne me laisserait, j’en suis sûr, que la satisfaction assez triste de vérifier sur les lieux mêmes l’exactitude des descriptions de l’artiste. Si je voulais marquer nettement et d’une manière tranchée les différences qui séparent ces deux rivaux en littérature pittoresque, je dirais que M. Théophile Gautier, par la beauté ailée et la magie d’évocation de ses mots, en est le romantique, tandis que M. Fromentin, par sa précision et son exactitude, en est à bon droit le classique.

J’ai dit que l’artiste dominait chez M. Fromentin l’observateur moral ; c’est que les pays qu’il a parcourus offrent plus de ressources à l’artiste qu’à l’observateur moral. La méfiance des habitans, la discrétion taciturne des habitudes musulmanes, la constitution même de la société, cachent à l’œil de l’observateur les secrets de la vie morale et ne lui livrent que des surfaces. Le voyageur doit, bon gré, mal gré, se contenter des splendeurs de la vie extérieure, des paysages, des costumes, des contrastes de couleurs, des attitudes, des physionomies. L’Orient est pour le voyageur européen comme un vaste bazar plein de curiosités et d’objets de prix, comme une foire où descendent pour un instant, sans envie de se connaître, acheteurs et vendeurs. Malgré sa sagacité rusée et son désir de savoir, M. Fromentin n’a guère vu que ce bazar ; il en a décrit toutes les richesses, les armes, les burnous blancs, les haïks flottans, les turbans ornés de miroirs, les fenêtres treillagées, les jardins ingénieux, invention d’une tyrannie jalouse et caressante ; mais qu’a-t-il vu de la vie morale du peuple ? Rien, ou à peu près ; il a entendu des ramages de voix de femmes, des murmures intimes, le bruit sourd de querelles intérieures ; il a vu des visages furtifs qui ne laissaient pas échapper leur secret, et quelquefois, mais bien rarement, il a surpris l’ombre des pensées intimes qui se réfléchissait dans le miroir de l’œil. L’Orient cache sa vie autant qu’il le peut, et, quand il ne le peut pas tout à fait, s’arrange, dirait-on, pour ne la montrer que par le mauvais côté. À l’exception de l’hospitalité, quelle est celle de ses vertus dont il aime à se faire gloire ? Profondément enveloppées sous les triples voiles de la prudence et de la discrétion, on ne les aperçoit qu’à de rares occasions décisives, comme sa vaillance, qui ne se révèle qu’au jour du combat. La société orientale ne livre à la curiosité européenne que ses parias, ses esclaves et ses immondices. Les types où M. Fromentin a résumé ce qu’on peut surprendre de la vie orientale sont peu nombreux : c’est Namân, le fumeur de haschich qui interrompt sa torpeur rêveuse pour laisser échapper sentencieusement de ses lèvres quelque phrase qui ferait honneur au Prud’homme de M. Henri Monnier ; c’est le bel Aouïmer, le joueur de flûte et le baladin errant ; c’est la Kabyle Haouâ, belle femme réduite à l’existence embryonnaire, qui charme comme une fleur sans conscience d’elle-même et embaume comme un parfum, ou bien ce sont ces Arabes vernis d’une couche de civilisation malsaine, qui, pour avoir vécu en France, n’en sont pas plus disposés à livrer à un Français les mystères de l’existence orientale, celui par exemple que l’ami Vandell appelle le vaudevilliste, ou ce Mohammed qui, pendant un été, fut le lion des bals publics de Paris, et qui, selon M. Fromentin, a pu parler de Mlle Palanquin à la belle Meçaouda. Ajoutez un riche marchand qui tient boutique pour apprendre des nouvelles, mais non pour en raconter, et qui ne répond pas toujours lorsqu’on l’interroge, ou un barbier, gazette de son quartier, mais qui sans doute trouve moyen de parler sans vous rien apprendre. Voilà, ou à peu près, tout ce que le voyageur a pu surprendre des mœurs intérieures de l’Algérie et du caractère arabe. C’est bien peu, comme vous voyez.

C’est bien peu, et cependant je doute qu’une plus longue intimité avec la vie arabe lui en eût fait découvrir beaucoup plus long. Dans le mutisme et dans la réclusion de la vie orientale, il n’y a pas seulement de la discrétion, il y a surtout et avant tout de l’indigence. Les Orientaux ne montrent rien de leur âme, parce que la plupart du temps ils n’ont rien ou à peu près rien à montrer, Nous sommes dupes à l’égard des Orientaux d’une illusion morale comparable à l’illusion physique du mirage. L’apparence est trompeuse chez les Orientaux : leur physionomie est pleine de promesses, le feu des yeux fait croire à l’existence d’un volcan intérieur, l’attitude suggère des idées de noblesse et de grandeur ; mais il est rare que les qualités morales répondent à ces apparences physiques. L’âme ne vaut pas le corps, l’habitant ne vaut pas le logis. On a très vite fait de visiter l’âme d’un Arabe ; on entre, et on est tout surpris de trouver le vide et la stérilité. C’est un véritable Sahara moral, qu’on dirait formé à l’image du désert, dépeuplé comme lui, animé comme lui d’une vie morne et desséchante, grandiose pourtant dans sa monotonie. On sent que ce désert moral est incapable de culture et résisterait aux plus laborieux efforts, qu’on n’y pourrait planter, avec la meilleure volonté, ni un parc à l’européenne ni un utile jardin potager. Parfois le vent de la passion se lève dans ce désert moral comme le brûlant siroco ; mais cette tempête elle-même est stérile, et ne fait que déplacer les sables qu’elle a soulevés. Cependant, comme la nature a horreur du vide, elle rassemble lentement, secrètement, péniblement ses forces, et de loin en loin elle nous donne la charmante surprise d’une oasis rafraîchissante, pleine de verdure et de chants d’oiseaux. C’est là l’impression que produisent sur moi certaines belles paroles arabes et certaines sentences qui sont vraiment des paroles d’or. On est ravi de tant de sagesse unie à tant de grâce, et de tant de noblesse unie à tant de simplicité ; mais pour arriver à ces oasis, que d’étapes inutiles à travers les sables arides, que de nids de scorpions et de vipères à cornes ! Néanmoins, pour être juste, il faut reconnaître que de même que les oasis sont le produit naturel de ce désert, et sont nées de la vie lentement amassée sous les sables, ces sentences et ces proverbes, mélange heureux de sagesse philosophique et de sensation physique, sont le résultat lentement, paresseusement élaboré de cette vie morale oisive et morne. Je sais que sans le désert les oasis seraient inutiles et même incompréhensibles ; mais en vérité ces petites îles de verdure me semblent une compensation insuffisante à cette mer de sable. Ajoutez comme dernier trait que l’âme de l’Arabe, qui est indomptable comme le désert, est insaisissable et nomade, faite pour les rêveries sans objet et la contemplation sans portée. Je sais qu’au jugement de bien des gens, je paraîtrai énoncer une énormité ; je l’énonce cependant, ne fût-ce que par vengeance des mystifications involontaires que m’ont fait subir tant de voyageurs qui me promettaient toujours des merveilles sans m’en montrer aucune, et dont l’enthousiasme ne m’a jamais paru justifié. Je n’ai jamais été payé de mes lectures sur l’Orient moderne, — car je ne parle pas, bien entendu, de l’Orient antique, — lorsque l’auteur voulait m’inspirer de l’affection pour les Orientaux et me faire visiter la portion morale de leur âme ; en revanche, j’ai toujours été amplement récompensé lorsqu’il voulait m’inspirer de l’horreur et me faire visiter la portion ténébreuse de leur être. On n’imagine pas alors les trésors de méchanceté, de cruauté, de bassesse et de lâcheté qui se découvrent devant l’œil épouvanté ; c’est le plus splendide écrin de perles empoisonnées qu’un tyran puisse rêver pour sa couronne.

Puisque je suis en train de proférer des hérésies, j’irai plus loin, et je dirai presque de la nature ce que je dis des hommes. Je n’ai pas vu l’Orient et je ne désire pas le voir. Lorsque mon imagination se plaît à rêver voyages, ce n’est jamais vers les pays où se lève la lumière qu’elle s’envole de préférence. Comment se fait-il que les meilleures descriptions, les plus pittoresques, les plus exactes, celles où l’on sentie mieux que l’auteur s’est piqué de vous faire admirer ce qu’il a admiré, me laissent presque indifférent ? Au premier aspect, je suis ébloui ; au bout de la vingtième page, mon esprit tombe dans la torpeur, et il me faut faire effort sur moi-même pour rouvrir les yeux et continuer à regarder. Est-ce parce que mon imagination est satisfaite trop vite et qu’elle n’est pas menée assez lentement de degré en degré jusqu’aux dernières limites de l’admiration, qu’elle n’éprouve pas ce charme des surprises successives que l’Italie fait éprouver, dit-on, au voyageur qui la visite tout d’une course depuis Gênes jusqu’à Naples ? Peut-être ; mais je suis très porté à croire que le narrateur a éprouvé la même lassitude que moi, ou du moins que comme moi il a vu dès le premier aspect tout ce qu’il pouvait et devait voir ; je le sens à ses efforts pour varier ses formules, à son impuissance à renouveler l’expression de son admiration ; c’est toujours le même éblouissement, les mêmes splendeurs. Le voyageur, vécût-il cent ans en Orient, ne verrait pas autre chose que ce qu’il a vu dès la première heure. La nature est décidément trop riche en Orient pour n’être pas paresseuse ; on dirait qu’elle ne sent pas le besoin de plaire, d’intéresser, d’attacher. Reine orgueilleuse, elle ne se soucie pas d’être aimée, elle ne veut qu’être admirée ; toujours grave, majestueuse et souveraine, elle ne connaît ni les sourires, ni les attendrissemens de la lumière. Elle a une grandeur incomparable, mais aussi de la monotonie et de la sécheresse. Combien elle est différente de la nature de notre pauvre Occident, si familière, si sympathique, si remplie de charme intime ! Celle-là n’est pas riche comme la nature orientale ; aussi, pour plaire, elle a prodigué toutes les ressources de la coquetterie la plus aimable ; elle a comme multiplié les efforts pour être toujours variée et toujours nouvelle. Qui l’a vue un soir ne la reconnaît plus le lendemain, et la vie la plus longue ne suffirait pas pour compter le nombre des masques qu’elle sait prendre et des costumes qu’elle sait inventer. Quelles richesses, s’il faut les acheter au prix de la monotonie, valent ses jeux de lumière, ses caprices de couleur, les boutades de ses contrastes et les délicatesses de ses nuances ? Reine ennuyée, despotique et solitaire en Orient, la nature est vraiment dans notre brumeuse Europe la compagne enjouée et rêveuse de l’homme.

Il y a une certaine servilité dans l’admiration que nos modernes artistes ont prodiguée à l’envi à la nature orientale, et je souhaiterais de bon cœur que quelqu’un d’entre eux eût la fantaisie de donner une revanche à notre nature d’Occident. Je soumets cette idée à M. Fromentin, sans trop d’illusions pourtant, car on dit que ceux qui ont vu les pays de lumière n’ont plus aucun goût pour les ciels brumeux et mélancoliques. Cependant, ne fût-ce que par amour du contraste, et comme occasion de montrer la variété des aptitudes dont son talent est doué, cette idée aurait de quoi le tenter. La lumière glacée des pays du nord doit avoir un charme singulier après la lumière rayonnante de l’Orient. Je voudrais donc qu’une plume d’artiste comme celle de M. Fromentin nous décrivît, avec le même soin et la même exactitude que la sienne a rais à décrire l’Afrique, l’éclat des neiges de Suède, la sombre verdure des bois de sapins, le charme des printemps hyperboréens, la grâce des campagnes voisines du pôle, les fines découpures des fiords norvégiens, les délicatesses élégantes des ciels violets de ces pays où expire la lumière. C’est le souhait que mon imagination formait comme contraste pendant la lecture des livres de M. Fromentin. Heureux celui qui l’entendrait avec plaisir et qui mettrait ses soins à l’accomplir ! Il trouverait assurément au bout de sa tâche, s’il l’exécutait avec la conscience et l’exactitude d’un véritable artiste, le succès mérité qui a récompensé l’auteur d’Un Été dans le Sahara et d’Une Année dans le Sahel.


EMILE MONTEGUT.

  1. Voyez, sur Eothen, la Revue du 1er décembre 1845.