De la Monarchie représentative en Italie/02

La bibliothèque libre.
DE LA
MONARCHIE REPRESENTATIVE
EN ITALIE

II.
CÉSAR BALBO ET LA PAPAUTÉ LIBÉRALE.



Jusqu’à l’avènement de Pie IX, César Balbo avait précédé Charles-Albert dans un acheminement timide vers l’indépendance et la liberté[1]; on les avait vus tous deux se rapprocher insensiblement de la nation, adhérer implicitement à ses vœux et se couvrir, dans cette marche, qui paraissait hasardeuse, d’une alliance ambitionnée hautement, — l’alliance des souverains et du pape. Balbo, penseur isolé, porté aux spéculations théoriques, fondait volontiers ses espérances sur l’avènement possible d’un pape libéral, tandis que Charles-Albert se préoccupait avant tout d’une régénération de la péninsule par les armes. L’un et l’autre d’ailleurs ne semblaient pas regarder comme très prochaine l’heure où les actes devraient succéder aux théories. Aussi n’est-ce pas sans une émotion profonde qu’ils virent cette heure devancer leurs calculs, et les premières réformes de Pie IX déterminer un mouvement national trop subit pour ne pas devenir bientôt effréné.

Quelle a été l’attitude de l’écrivain et du roi dans les graves événemens qui remplirent les années 1848 et 1849 au-delà des Alpes? Peu inquiet des résultats mêmes, le théoricien s’abandonne d’abord à la joyeuse confiance d’un savant qui voit s’ébranler et se mettre en marche un mécanisme de son invention, car le mouvement prit au début l’apparence d’une véritable résurrection religieuse, où la politique se transformait sous les auspices du pape. Le roi est moins prompt à s’exalter: l’essai lui semble prématuré, l’entrée en matière trop brusque. Plus sincère que les autres princes italiens, qui feignent de s’associer à un élan dont ils s’effraient pour l’abandonner bientôt, Charles-Albert mesure du regard les dangers d’une voie où il persistera jusqu’au bout une fois qu’il s’y sera engagé. Prévoit-il l’insuccès? doute-t-il de la consistance de cette association italienne qui repose sur une seule tête, celle de Pie IX? N’est-il qu’irrésolu, comme il l’a été en tant de circonstances? En ces agitations premières, il laisse voir certainement quelques appréhensions; mais son incertitude n’est rien, comparée aux tourmens qui l’ont assiégé jusqu’alors. On sent qu’il ne voudrait pour rien au monde revenir sur ses pas. La guerre prochaine, heureuse ou non, ne peut lui causer autant d’angoisses que la lutte intime à laquelle il échappe. Les pires combats, il vient de l’éprouver, sont les combats intérieurs. Il partage, autant que son caractère le lui permet, l’allégresse qui s’est emparée de Balbo et de la masse de la nation ; il est l’un des premiers délivrés dans cet affranchissement qui commence, et le soulagement qu’il ressent compense bien les embarras de sa nouvelle position.

Il n’est plus permis d’hésiter pourtant : l’occasion s’offre de mettre en pratique les théories qui placent sous les auspices de la papauté la régénération de l’Italie. Le récit de cette grande expérience n’est pas simplement un épisode mémorable de la vie de Charles-Albert et de Balbo; c’est un des chapitres les plus instructifs de l’histoire italienne au XIXe siècle. L’Italie, à un certain moment, s’est trouvée unie tout entière pour la conquête de l’indépendance; l’Autriche n’existait plus qu’en Lombardie : d’où vient que l’Autriche se relève encore une fois, et que l’Italie est écrasée? Quel élément fatal, introduit dans l’entreprise, la fait avorter au premier revers de Charles-Albert, et dissout l’association des Italiens? Cet élément ne serait-il point l’idée fausse que Balbo et Gioberti avaient eue jusqu’alors sur la papauté? Jamais, il est permis de le croire, un pape d’un meilleur vouloir ne pourra donner le mot d’ordre de la cause nationale à des peuples mieux disposés à le seconder, et si l’idée de Balbo et de Gioberti n’a pas sauvé l’Italie en ce temps-là, il faut que cette idée soit impuissante, il faut que le pape ne soit réellement pas la clé de voûte de l’édifice où tant d’héroïques dévouemens ont apporté leur pierre inutile.

I.

L’avènement de Pie IX en 1846 n’apparut point tout d’abord comme un fait important pour l’Italie. Quelles que fussent les espérances des catholiques libéraux, quelle que fût la disposition de tous les partis à profiter des innovations qu’entraînent toujours les débuts d’un nouveau règne, on avait été loin de prévoir que la mort de Grégoire XVI serait si tôt suivie d’une personnification de la papauté idéale imaginée par quelques rêveurs, invoquée comme une espérance unique par Charles-Albert et César Balbo. Même pendant les jours qui précédèrent la fameuse amnistie de 1847, on ne saluait encore dans le saint-père que le prestige d’un caractère noble et doux; personne ne s’attendait aux réformes pontificales et à l’explosion d’enthousiasme qu’elles devaient exciter, Charles-Albert et César Balbo, qui continuent à être après 1848 une fidèle expression du libéralisme catholique, furent surpris, on l’a vu, comme tout le monde par la grandeur et la véhémence du mouvement qu’ils avaient pourtant préparé. Ils se trouvaient tout à coup, l’un sans armée suffisamment prête, l’autre sans combinaisons méditées au point de vue pratique, en face d’une situation qu’ils avaient passé leur vie à appeler, mais qui leur causait une sorte de joie craintive, parce qu’elle se présentait tout entière et à l’improviste.

Néanmoins, à tout prendre, les jours qui suivirent les premières réformes papales furent des jours de satisfaction indicible pour le libéralisme catholique. Depuis l’élection de Pie IX, Charles-Albert, engagé dans une querelle de douane avec l’Autriche, n’était plus le même homme : il s’était redressé comme par une secousse électrique en sentant venir la guerre. Si en effet la liberté paraissait dépendre de Pie IX, l’indépendance, premier objet du désir national, était aux mains de Charles-Albert, et toutes les espérances se fondaient sur lui. Dans une lettre particulière, dont les termes circulèrent bientôt dans le public, Charles-Albert promettait de monter à cheval avec ses fils, si la guerre de l’indépendance devenait opportune. Après la violation du territoire pontifical par les Autrichiens à Ferrare, il s’offrait à combattre pour le pape et pour la patrie « jusqu’à extinction.» Il écrivait aux membres du congrès de Casai qu’il désirait faire avant peu en Italie ce que faisait Schamyl dans le Caucase. Il se contenait devant les manifestations populaires, et paraissait même les éviter; mais dans le palais il ressemblait, disait un témoin, à un homme qui a longtemps manqué d’air, et qui se trouve dans les champs en plein soleil.

Tandis que le roi de Piémont, rajeuni, retrouvait ses idées et son énergie de 1820, le monde entier s’exaltait à ce fait, sans exemple depuis des siècles dans les annales catholiques, d’un pape libérateur. Le 14 janvier 1847, un ambassadeur extraordinaire du sultan vint complimenter Pie IX. Il avait été précédé par un des fils du roi des Français. Bientôt après vinrent le prince Maximilien de Bavière, la reine d’Espagne Marie-Christine et un ambassadeur du Chili. O’Connell, parti d’Irlande pour aller féliciter le nouveau pontife, étant mort en route, fut salué d’une oraison funèbre par le père Lacordaire, qui unit le nom de Pie IX à celui de l’illustre défenseur des Irlandais, et prononça de magnifiques paroles sur la tolérance universelle. Les États-Unis eux-mêmes se joignirent à l’applaudissement général. Le pape usant envers les peuples de son pouvoir de délier sur la terre, la raison et la foi unies, l’autorité et la liberté conciliées, l’association de tous les peuples du globe fondée sur le christianisme, tous ces songes paraissaient réalisés par cet avènement providentiel. Des prédicateurs parcouraient les campagnes, prêchant la croisade nationale. Il semblait que cette chose mystérieuse et inexplicable, la liberté, qui transfigurait jusqu’à la papauté antique, fût devenue le fatum inévitable, l’irrésistible destin des temps modernes. C’est à peine du reste si à l’origine on se préoccupait de constitutions et de réformes. La guerre était le vœu principal, car l’Autriche était le seul danger visible qui menaçât ces réformes et ces constitutions, consenties en apparence par tous les pouvoirs intérieurs. Toute constitution accordée à un état italien était, comme on l’a dit tant de fois, une provocation permanente.

Telle était la disposition des esprits, quand furent posées, comme au hasard, les premières assises du régime représentatif en Piémont. Le 7 février 1848, le roi réunit en conférence tous les ministres, plusieurs membres du conseil d’état et quelques magistrats éminens. Il leur déclara son intention de réaliser immédiatement les promesses faites depuis quelques mois par la couronne. Dans un discours étendu et travaillé, il insista sur le renfort apporté aux idées libérales par le concours du pape et du clergé. Il justifia d’après cette pensée la politique suivie par son gouvernement durant les longues années où ce concours n’existait pas encore, et en concluant il se montra résolu à toutes les réformes nécessaires au salut de l’état, et compatibles avec le maintien de la religion et de la monarchie. Le lendemain, une notification royale publiait les bases définitives du statut. Quinze jours plus tard, César Balbo était nommé président d’une commission chargée de proposer une loi électorale.

La discussion de cette loi fut troublée par des événemens d’une gravité sans égale. Gênes et Turin s’agitaient ; la révolution de février éclatait en France, mettant en cause un principe inapplicable en Piémont, celui du suffrage universel. Au milieu d’une effervescence qui allait croissant, livrés à des doutes presque insolubles sur la statistique des diverses provinces, obligés de suppléer au silence de la notification royale, qui ne donnait aux droits électoraux d’autre base que le cens, les membres de la commission s’acquittèrent de leur tâche avec un rare bonheur, puisque la loi qu’ils rédigèrent n’a subi jusqu’à ce jour que des modifications sans importance. Le point fondamental de tout système constitutionnel étant ainsi fixé, Balbo, sur l’ordre du roi, procéda à la formation du nouveau ministère. Les difficultés de la situation alarmaient quelques-uns des hommes de bien appelés par le roi à ce poste difficile; les scrupules politiques l’emportaient chez eux sur l’ambition d’inaugurer en Piémont la monarchie représentative. Le portefeuille de l’intérieur surtout était une charge redoutable qui faisait reculer les plus intrépides. César Balbo parvint cependant à réunir autour de lui des hommes investis de la confiance publique : le comte Sclopis, le général Franzini, le comte de Revel, le chevalier des Ambrois, le chevalier Buoncompagni, le marquis Pareto. Le comte Balbo avait la présidence du conseil. Le programme ministériel, daté du 15 mars 1848, fut le suivant : « Préparatifs de guerre sans provocations contre l’Autriche, alliance avec l’Angleterre et reconnaissance des nouveaux gouvernemens européens d’accord avec elle, alliance avec les états constitutionnels italiens sous la condition résolutoire qu’ils ne provoqueront pas de prise d’armes. » Le peuple piémontais répondait à ces vues avec une confiance sans limites. Nobles, bourgeois, peuple, prêtres, soldats, tous s’unissaient dans cet enthousiasme sérieux particulier aux races subalpines. La nation piémontaise n’avait réellement qu’une âme à cette heure-là. Une seule haine lui restait, celle de l’étranger, et cette haine, exaspérée par des affronts longtemps subis, s’éveillait de toutes parts, jusqu’au fond des plus humbles villages[2]. Il est important de remarquer que dans le moment qui précéda la guerre, tout reposait sur Rome. L’élan donné par le nouveau pape lui avait valu le pouvoir unanimement reconnu de tout diriger en dictateur. Plus d’un indice, il faut en convenir, confirmait cependant les prophéties de malheur des adversaires de César Balbo, et faisait pressentir combien était aventureuse et fragile l’alliance du pontificat romain avec la liberté. Voyant qu’il ne pouvait s’arrêter à mi-chemin. Pie IX avait dit un premier mot de frayeur et de révolte : « Je ne puis pourtant pas me damner pour plaire aux libéraux! » Pressé sans relâche[3], inquiet du mécontentement qui accueillait ses temporisations, il avait promis une constitution; mais déjà l’on avait pu remarquer qu’il était « mobile comme une femme, » selon l’expression de Pietro Ferretti, l’un de ses parens, conseiller ordinaire du cardinal-ministre Ferretti. Cette mobilité n’était qu’un inconvénient secondaire; le mal véritable était dans les idées tout ecclésiastiques du pape, en qui l’on s’obstinait, en dépit de tout, à voir plus qu’un prêtre romain. Pie IX croyait naïvement que les institutions de l’Europe constitutionnelle étaient imitées de celles qui avaient toujours régné dans les états de l’église. « Qu’est-ce qu’une chambre des députés, disait-il, sinon notre collège d’avocats consistoriaux? Et qu’est-ce que le collège des cardinaux, sinon une chambre des pairs? » Contraint à donner une constitution qu’il comprenait mal. Pie IX se réserva du moins un pouvoir absolu sur toute matière ecclésiastique; il interdit aux deux conseils de s’occuper de matières mixtes. C’était réduire à néant les attributions du corps législatif. Les catholiques seuls pouvaient être admis aux emplois; la presse n’était pas assez libre, au dire de M. d’Azeglio lui-même. Le pape néanmoins, consultant la prudence plus que la logique, continuait à dire ce qu’il disait à chacune des haltes qui lui étaient accordées dans sa marche désormais forcée : « Cette fois, on doit être content; je ne puis aller plus loin, je ne puis faire davantage. » En effet, le mot seul de constitution donnait une satisfaction passagère aux aspirations peu raisonnées du peuple, et les défauts de l’organisation nouvelle ne pouvaient être sensibles à la foule tant que cette organisation ne fonctionnait pas encore.

En même temps que le gouvernement pontifical entrait, sans savoir au juste ce qu’il faisait, dans le régime représentatif, la question de la guerre demandait une prompte décision, et la liberté, l’indépendance, irrésistibles et impérieuses, forçaient ensemble les portes du Quirinal. Ce fut l’œuvre d’indépendance qui fut répudiée la première comme incompatible avec la nature du pontificat. Les événemens commençaient une réfutation radicale de l’idée de Balbo. L’auteur des Speranze avait appelé le pape à l’indépendance avant toute chose, et c’est la cause de l’indépendance que le pape abandonnait avant celle de la liberté. Non-seulement Pie IX n’était point fait pour tirer du fourreau l’épée de Jules II; mais, l’eût-il été, ce n’était pas contre l’Autriche qu’il pouvait remettre en honneur les habitudes des papes guerriers du moyen âge. Qu’on ne s’y trompe point : ce n’est pas l’impossibilité de participer moralement à la guerre qui a décidé le pape à se séparer du mouvement national. L’histoire de la papauté lui offrait bien des exemples de semblables interventions; ce n’est pas sans effusion de sang d’ailleurs que s’est effectuée en son nom par les armes françaises la restauration de la papauté. Il y a, nous l’avons dit, affinité naturelle entre le saint-siège et l’Autriche; le pape et l’empereur affaiblis sont intéressés tous deux à s’unir contre des ennemis communs, suscités par la révolution et la réforme. Le péril les a réconciliés. Si l’esprit de l’église demandait un rapprochement anti-national, ses affaires ne l’exigeaient pas moins. Quelles que fussent les prédilections du saint-père pour ses fils opprimés, la politique, exempte d’amour comme de haine, le forçait à refouler ces sentimens au fond de son cœur. L’inimitié de l’Autriche était trop redoutable pour qu’il l’affrontât. Pour le pouvoir temporel du pape, une guerre contre l’Autriche était un suicide. C’est contre ces obstacles faciles à prévoir que vinrent se heurter les plans de Balbo.

L’histoire de ce temps fournit de curieux exemples des tergiversations et des réticences familières à la cour de Rome. Ainsi, lorsque les milices romaines furent arrivées sur les rives du Pô, sous le commandement du général Durando, elles demandèrent la permission de combattre. Durando, qui était parti avec l’ordre de n’agir que pour la défense du territoire pontifical, pria le pape de lever une consigne contre laquelle s’élevait l’impatience des troupes; le pape, comptant sur le caractère scrupuleux du général, répondit en l’engageant à prendre toutes les mesures qu’il jugerait nécessaires pour la tranquillité et le bien des états pontificaux. Les circonstances ne permirent pas qu’on se réfugiât longtemps dans de semblables équivoques. L’opinion appelait hautement les milices romaines au combat, les ministres de Pie IX pensaient de même; Mgr Antonelli, animé pour lors d’une belle ardeur, ne rêvait que croisade et guerre sainte. C’est en ce moment que tous les motifs d’hésitation qui faisaient violence au bon vouloir de Pie IX se renforcèrent, si l’on en croit le témoignage de Balbo, d’une menace de schisme faite solennellement à Rome par le clergé autrichien. Le pape n’hésita plus. Dans un consistoire tenu le 29 avril, il répudia toute solidarité avec ceux qui combattaient les Allemands, ses fils, dans la Haute-Italie, et déserta ouvertement la cause de l’indépendance. « Ces résistances, remarque à ce sujet Balbo, ces scrupules, ces craintes, excités trop naturellement par le parti autrichien ou rétrograde, trop follement par les libéraux[4], éclatèrent enfin dans l’allocution consistoriale du 29 avril, par laquelle Pie IX repoussait toute participation à la guerre, et surtout la présidence de hi) gue ou confédération, qu’il appelait une sorte de nouvelle république de tous les peuples de l’Italie. De ce jour, la cause italienne perdit sa force principale; le parti modéré, qui s’appuyait sur le concours des princes, et surtout de celui-là, perdit son meilleur moyen d’action. »

Ainsi se dérobaient les frêles fondations sur lesquelles des hommes de trop de foi avaient fait reposer tout l’avenir de leur pays. «Pauvre pape! s’écrie Balbo en apprenant cette nouvelle; je suis grand papalino à l’ordinaire, mais non pas cette fois.» Pauvre pape en effet, et pauvre Italie! pouvait-on répondre. Pendant ce temps, le Piémont se battait. Ce petit peuple et ce petit roi avaient entamé la lutte; ils la soutenaient bravement, et à eux seuls tenaient tête à un empire de trente-six millions d’hommes, appuyé sur l’alliance européenne de 1815. La gravité des événemens de Rome fut à peine aperçue tant que durèrent les succès de l’armée piémontaise; ceux qui comprenaient l’importance de la nouvelle attitude du pape n’en suivaient qu’avec plus d’anxiété les vicissitudes de la guerre, espérant que quelques victoires pourraient réunir autour de Charles-Albert toutes les forces diverses que la défection de Rome avait dispersées. Les Piémontais sentaient d’instinct que la guerre était le moyen suprême de salut; ils s’y jetaient à corps perdu, sans se préoccuper de la conduite que pouvait tenir le pape. César Balbo lui-même avait demandé un commandement dans l’armée, et ne l’avait pas obtenu. Le 20 avril, écrivant au comte de Castagneto, secrétaire du roi pendant la campagne, il s’écriait, après avoir déploré la résolution du pape, qui commençait à être connue : « J’ai honte, je suis tourmenté de n’être bon à rien ici, tandis que vous, messieurs, vous faites si bien et si dignement là-bas. » Il ne faut pas oublier que cet homme inutile présidait le conseil des ministres.

A la fin d’avril 1848, Balbo, n’y tenant plus, part pour le théâtre de la guerre. Charles-Albert était à quelques lieues de Vérone, et se préparait à disputer à Radetzky une forte position qui assurait le libre passage de l’Adige. Le 30 avril, après que les soldats eurent entendu la messe, la bataille fut engagée à onze heures du matin. Malgré l’heure avancée, les Piémontais enlevèrent les positions ennemies après cinq heures de lutte. César Balbo, qui se battit avec ses cinq fils pendant toute la journée, disait que jamais il ne s’était trouvé à pareille fête. « Il y eut à ce combat, dit-il dans un appendice au Sommario, onze soldats du même nom et de la même maison[5] ; » cette maison était la sienne. « L’indépendance avant tout,» avait-il dit dans ses livres; la guerre avant tout, disait son cœur. Plus gentilhomme que citoyen, il n’estimait pas les travaux d’un ministre constitutionnel à l’égal des dévouemens périlleux d’un soldat. Il avait toujours aspiré à la vie des camps, qui s’allie mieux qu’on ne croit à des habitudes méditatives. « Ma place est à l’armée, » disait-il souvent. Au moins eut-il la joie de prendre part à la guerre sainte. Ce ne fut qu’un jour, il est vrai; mais ce fut un jour de bataille! En revenant occuper son poste à Turin, Balbo vit à Milan le comte Casati, président du gouvernement provisoire, et lui parla de la question brûlante du moment, l’annexion de la Lombardie au Piémont. La démocratie exigeait comme condition de l’annexion une constituante lombarde, qui déciderait de tous les points douteux. Des rivalités municipales s’en mêlaient, Turin craignant d’être dépossédée en faveur de Milan de sa qualité de capitale du royaume. César Balbo voulait qu’on décrétât l’annexion pure et simple; la clause révolutionnaire d’une constituante fut cependant maintenue par les Lombards : triste symptôme de dissentimens qui allaient éclater au premier jour! Le ministère Balbo, qui avait raison de craindre la révolution en Italie, fut moins bien avisé en attendant jusqu’au mois de juillet pour reconnaître la république française. Il eût mieux valu alors compter sur la France que sur Rome. Quoi qu’il en soit, l’armée piémontaise, espérance unique de l’Italie, fut défaite le 25 juillet à Custoza. Le 27, le ministère Balbo tombait. Le 29, le parlement confiait à la couronne le pouvoir législatif, dont il n’avait que faire dans cette crise suprême.

Alors on vit quelque chose d’étrange. Ce qui aurait dû n’être qu’un simple échec militaire fut un signal de ruine complète. Non-seulement le pape et le roi de Naples se montraient les adversaires décidés du Piémont, mais encore les populations de presque toute l’Italie se séparaient du malheureux Charles-Albert. L’union des souverains n’était plus après Custoza qu’une coalition pour le retour de l’ancien régime, l’union des peuples ne servait plus que les intérêts de la révolution. Tout était perdu : la défection du pape avait été mise à profit par les sociétés secrètes démocratiques et religieuses; elles avaient tout miné, et tout s’effondrait au premier choc. Le pape, en cessant de prêter sa force au parti modéré, avait dissous une association préparée pendant quinze ans : le temps manquait pour la reconstituer sur d’autres bases. La dictature papale prêchée par Balbo et par Gioberti avait été si bien acceptée dans l’origine comme la clé de la situation, que, par le seul fait de la retraite de Pie IX, l’anarchie se déclarait, l’œuvre d’indépendance se transformait en révolution. La question de prééminence ne se débattait plus qu’entre des cercles populaires, qui parlaient trop, et des cénacles d’un autre genre, qui se remuaient sans mot dire. Les complots mûrissaient, la révolte et la réaction employaient la force ouverte, se livrant des combats désordonnés, et le royaume subalpin, toujours monarchique et toujours libéral, était englouti dans cette mêlée, dont toute modération était exclue.

Pour bien définir cette situation, il faut remonter à l’allocution pontificale du 29 avril. Le pape, comme on sait, avait éprouvé de graves hésitations avant de se résoudre à cet acte, qui ne fut pas chez lui le résultat d’une détermination subite. On avait constaté dès le 30 mars un revirement dans ses allures; à cette date, il avait fermé les maisons de jésuites à l’occasion de quelques manifestations de la populace, et aussitôt on avait senti dans les rouages du gouvernement comme une gêne indéfinissable, quelque chose de semblable à ce que Gioberti, ministre en Piémont, appelait plus tard « le gouvernement occulte que je ne vois pas, et qui est plus fort que moi. » En effet, réduire une partie aussi puissante du clergé à manœuvrer secrètement, c’était doubler l’activité des associations clandestines de toute sorte. On a pu reconnaître que les premières tergiversations de Pie IX portent un cachet décrit à merveille dans les Provinciales. La puissance de la congrégation s’est relevée en effet sitôt qu’ont été closes les portes de la compagnie. Dès les premiers embarras, elle triomphe. L’atmosphère calme et douce des premiers jours ne convenait pas à son tempérament; ses statuts et sa santé veulent qu’elle soit persécutée, ou qu’elle persécute. L’ombre lui est précieuse; elle fait rayer du nombre des personnages appelés à siéger dans le haut conseil le père Vico, savant astronome, de peur que la présence d’un jésuite en si haut lieu ne prouve que la compagnie n’est pas persécutée. Poussé par ce vent qui le ramène à l’Autriche, le saint-père revient sur ses pas, prononce sa fameuse allocution en latin, et la fait publier sans la traduire. Le peuple de Rome, au premier moment, ne comprend pas. Seulement, lorsqu’après quelques jours il voit les ministres qui tenaient pour la guerre donner leur démission, et surtout lorsqu’il apprend que les Autrichiens ont pendu un soldat du pape avec cette inscription édifiante : c’est ainsi que l’on traite les soldats de Pie IX, l’idée lui vient de savoir ce que pense le pape; on traduit l’allocution. Sur-le-champ un cri général, s’élève, la garde civique prend les armes, le peuple s’assemble. Pie IX stupéfait déclare que, si on continue à le tourmenter, il abandonnera Rome; puis il appelle au ministère le philosophe Mamiani, pur de toute alliance avec Mazzini et constitutionnel très modéré. De ce moment, où le pape commence à former des projets de départ, date son abdication morale.

En même temps, et comme on venait de constater des mouvemens souterrains de sociétés absolutistes, on s’aperçut que Mazzini donnait signe de vie. Le célèbre républicain écrit au pape une lettre mystique où il l’exhorte à se mettre à la tête de la démocratie, et à représenter Dieu au milieu des peuples affranchis; ses amis répandent des insinuations vagues sur la possibilité d’une république italienne. La contre-mine répond à la mine, l’équilibre d’affiliations observé par César Balbo aux deux extrémités du corps social s’établit peu à peu au détriment de l’ordre. Aussitôt cet équilibre obtenu, les corporations clandestines se multiplient indéfiniment, les unes par opposition aux autres. « Aux sociétés libérales, dit Balbo, on oppose quantité de sociétés absolutistes, et, ce qui est pis, religieuses, calderari, guelfi, ferdinandei, san-fedisti, que sais-je encore? A celles-là se joignent incontestablement, peu ou beaucoup, quelques congrégations qui auraient dû rester religieuses... Je vois en elles un grand inconvénient, un scandale plus grand encore : c’est d’avoir abusé plus que les sectes libérales du mélange des choses divines avec les choses humaine. »

Le ministère Mamiani fut de courte durée, et d’autres combinaisons qui le suivirent ne furent pas plus heureuses. Enfin M. Rossi prit le portefeuille de l’intérieur; quoiqu’il fût bien tard, il s’efforça de contenir la multitude et de conclure une ligue entre tous les états italiens. Le Piémont, se défiant du pape, qui inclinait à une réaction, pressentant que le ministère Rossi ne serait pas de longue durée et ne voulant pas s’exposer à avoir bientôt pour allié un pape absolu ou une république, eut le tort de prendre trop d’ombrage du mauvais état des affaires romaines et de se refuser à la ligue proposée. M. Rossi formait d’excellens projets; il voulait entourer Pie IX de l’élite des citoyens, le soustraire aux influences autrichiennes qui le circonvenaient, conjurer, à l’aide d’une sorte de tiers-état composé d’hommes pratiques, les efforts coupables des deux partis extrêmes qui contrariaient toutes les mesures modérées. Il imposa toutes les propriétés, même celles des ecclésiastiques; il modifia l’ordre judiciaire d’après le régime français; la révolution et la camarilla eurent un instant le dessous. Les prêtres lui portaient une haine sans bornes; la démocratie, moins irritée, lui reprochait pourtant d’avoir menacé Garibaldi, soldat intrépide de l’indépendance, et connu pour son honnêteté parfaite. Au fond, comme il voulait établir sérieusement la monarchie représentative pour le salut des libéraux modérés, il gênait tous les autres, et un coup de poignard vint tirer d’affaire les exaltés de toute sorte qui voulaient pousser toute chose à l’extrémité. A qui appartenait l’assassin? Au parti autrichien ou à la démocratie? Les accusations se sont croisées jusqu’ici sans que la conscience publique ait été éclairée. Quoi qu’il en soit, la joie fut égale chez les uns et les autres; plusieurs démocrates et plusieurs amis de la ligue austro-romaine dirent très haut que cette mort devait être fêtée. Du reste, personne n’ignore que des agens autrichiens furent aperçus parmi les meneurs des démonstrations dirigées plus tard contre le saint-père. Ces complicités, naturelles au point qu’elles pourraient se passer de preuves, si ces preuves n’existaient pas, aboutirent au triomphe éphémère des républicains et à la restauration précaire de l’ancienne servitude[6]. Grâce à elles, les préparatifs qu’on avait faits sur les côtes méridionales de France pour protéger la constitution romaine contre l’Autriche durent servir à installer solennellement à Rome, dans la personne toujours passive du pape, la prépotence autrichienne, que la France n’a pu parvenir encore à détrôner. Ainsi force était restée aux congrégations et à l’Autriche, force était restée aussi aux conjurés de la Jeune-Italie, et c’est entre ces deux formidables périls qu’est encore aujourd’hui placée la cause italienne.

Cette double conspiration, ourdie par les révolutionnaires les plus déterminés et par les membres les plus habiles d’un clergé rétrograde, avait Rome pour centre; partie de Rome, la désagrégation gagnait nécessairement de proche en proche toutes les forces nationales. Deux fanatismes puissans attaquaient avec opiniâtreté les institutions représentatives, l’un parce qu’il y restait quelque chose de la vieille souveraineté, l’autre parce que le peuple y occupait une place; de plus, la congrégation étant convaincue que la démagogie ne pourrait jamais durer, et la démagogie ayant la même opinion sur la congrégation, elles faisaient volontiers les affaires l’une de l’autre afin de saper dans tous les cas la monarchie représentative, qui seule avait de l’avenir et seule les inquiétait. La dissolution, qui venait ainsi du point d’où l’on avait compté recevoir toute direction, pénétrait facilement dans toute la péninsule, armait l’église contre les libéraux et les libéraux contre l’église, calomniait les princes, irritait le peuple, dépeçait enfin l’Italie artificielle de Gioberti et de Balbo, qui, privée du pape, se mourait comme un corps sans tête. Tous les désastres du gouvernement pontifical étaient autant de coups portés au Piémont, qui n’avait pas su puiser ailleurs qu’à Rome une force morale pour suffire à sa tâche.

Les agitations qui aboutirent à la défaite de Novare ne furent donc accompagnées d’aucune illusion. Au contraire les défiances se montraient excessives. La vie de Charles-Albert et celle de Balbo étaient appelées en témoignage contre eux-mêmes; on cherchait matière à soupçons dans les actes de l’un et dans les écrits de l’autre. Les Speranze, en parlant d’arrangemens amiables avec l’Autriche, laissaient supposer que Charles-Albert n’avait contre l’ennemi national d’autre grief que celui d’une ambition contrariée et facile à satisfaire. La guerre, disait-on, n’était peut-être pour le roi qu’un moyen de mettre à un plus haut prix une défection imitée de celle du pape, car il s’était trop lié au pape, qui maintenant perdait tout. On ne voulait pas se souvenir de la contrainte qui avait pesé sur le roi et sur son interprète, on les prenait au mot; on constatait le despotisme prolongé de Charles-Albert et la timidité pieuse de César Balbo; on leur faisait un crime de ce qui avait été leur supplice. On a pu voir combien ces deux hommes avaient conservé, sous l’impression d’une violence morale trop prolongée, l’unité de leurs véritables convictions; mais qui donc savait cela? Comment imaginer que cette hautaine figure de Charles-Albert, si rude au combat, avait été dix-sept ans humiliée sous la discipline des congrégations? « Pourquoi, s’écriait-on, ce libérateur vient-il si tard? Que n’a-t-il commencé chez lui depuis longtemps? Comment se montre-t-il si généreux envers les Italiens, après avoir pesé si lourdement sur son peuple? Ses longues années d’absolutisme sont-elles des antécédens qui doivent rassurer? N’a-t-on pas lieu de suspecter la sincérité de cette intervention, inspirée peut-être par la crainte du poignard républicain, et prête probablement à s’éclipser devant les premières menaces de l’Europe malveillante? » Ainsi parlait la foule, égarée par les sociétés secrètes, et le désordre dépassait toutes limites.

Un désastre comme celui de Novare était le dénoûment inévitable d’une pareille situation. La campagne de 1849 n’était pas la reprise d’une tentative téméraire, c’était un déchirement qui continuait, une explosion qui finissait, de fausses positions qui achevaient de se dégager. Les embarras étaient si grands, que pour en sortir on jeta une armée démoralisée sur un champ de bataille mal choisi, comme un joueur à bout de ressources jette les dés au hasard. La conflagration intérieure précipitait la nation aux frontières par une fatalité semblable à celle qui entraîna vers le Rhin les volontaires français de 1793. Les plus clairvoyans étaient désorientés, les plus énergiques ne savaient où se prendre. On s’en remit au roi, comme Balbo le conseillait à la chambre : le roi voulait la guerre, parce qu’il voulait mourir. Non-seulement les deux partis anti-constitutionnels, les absolutistes et les républicains, poussaient à la guerre, mais le sentiment public partageait cette sorte d’ivresse funèbre, qu’on exprimait par un mot frappant : le besoin d’en finir. Charles-Albert et Balbo se sentaient reportés aux plus mauvais jours de leur existence passée. Privés de tout appui, placés de nouveau entre une démocratie frappée de vertige et la cour de Rome retombée dans son aveuglement, ils se reprenaient à chercher l’étourdissement des batailles. On jeta le cri suprême : « En avant! » et ce fut comme un cri d’angoisse. Le roi ne croyait pas s’être trompé; mais aux yeux du pape, qui l’accusait d’erreur, et à ceux du peuple, qui l’accusait de trahison, il désirait que son propre sang le lavât de tout reproche. C’est ainsi qu’on le vit à Novare courir au danger comme un insensé, et le poursuivre encore après que la bataille était finie. Il se laissait aller tête baissée au tourbillon qui l’emportait de Novare à Oporto, de la défaite à l’exil et à la mort. Il s’immolait à la cause qu’il avait longtemps portée dans le secret de son cœur, sous la torture d’une obsédante inquisition. Quelque influence qu’aient eue sur ses résolutions les agitations de l’Europe en 1848, il n’est pas permis de dénier à l’unité de sa vie politique la justice qui lui est due. Tout ce qu’on lui laissa de volonté tendit sans cesse au même but. Dans sa première jeunesse comme à son dernier jour, à ces deux momens de franchise suprême, il se montra libéral et patriote autant que son métier de roi, selon le mot d’Alfieri, le lui permettait. Lorsqu’il refusa de prendre la Lombardie, en abandonnant la Vénétie à l’Autriche, il avait déjà perdu toute espérance; mais, la dernière heure venue, il ne voulut pas laisser une ombre sur sa mémoire. Son rôle était fini; il ne lui restait qu’à mourir. Catholique et libéral, il avait été deux fois martyr : de ses scrupules religieux avant 1848, plus tard de son libéralisme. Il s’était sacrifié aux deux plus hautes aspirations humaines, la religion et la liberté. Déçu dans la double foi qui avait inspiré et tourmenté sa difficile existence, il s’en alla mourir au loin, sombre et grave comme toujours, dans le silence qui sied aux grandes infortunes.


II.

L’idée du libéralisme papal avait perdu dans Charles-Albert son meilleur soldat; il lui restait encore dans Balbo un penseur et un publiciste. Après l’échec glorieux du champ de bataille, elle devait rencontrer la réfutation lente et positive des expériences parlementaires. Déjà cette réfutation avait commencé avec le ministère même du comte Balbo. Qu’avait-il fait comme président du conseil? On regretterait d’avoir à dire que pas un acte mémorable ne marque son passage aux affaires, s’il n’était évident que le meilleur soldat est réduit à l’impuissance lorsque ses chefs semblent faillir à la cause nationale. Dès les premiers bruits qui coururent sur le revirement de la politique romaine, le ministère Balbo, à peine entré en fonctions, ne sut plus où se rattacher, et fut enveloppé dans la débâcle. Au temps où chacun était papiste, Balbo, papiste libéral, avait eu l’air d’un démocrate; alors que tout le monde était libéral avant tout, il n’était plus pris que pour un papiste. Il dut disparaître avec la planche de salut hasardeuse à laquelle sa piété l’avait porté à se confier. Voici l’histoire de ses dernières actions, dictée par lui-même à une époque de lassitude et de désenchantement, où il semblait avoir perdu la mémoire des joyeuses espérances qu’il avait partagées lors de son entrée au ministère :


« Deux années, les deux fatales années 1848 et 1849, ont passé depuis mes derniers écrits. Appelé inopinément par Charles-Albert à former le premier ministère constitutionnel de mon pays, et voyant que d’autres refusaient cette charge, qui exposait les réputations à tant de dangers, sinon matériels, du moins politiques, je considérai et j’acceptai le péril, pensant que c’était mon devoir. Je prévis et je dis que le ministère durerait quatre mois et demi ; il dura quatre mois et douze jours. Je prévis et je dis que quiconque s’élance le premier dans le tourbillon des révolutions, où les réputations sont si vite dévorées, y perd tout ou partie de la sienne ; en cela non plus, je ne me suis pas trompé. — Je composai sciemment ce ministère des divers élémens qui constituaient alors le grand parti libéral, et je crois qu’on devait agir ainsi, et qu’on devra agir de même en tout temps et en tout parti; mais le cours de la révolution qui montait divisa bientôt ce ministère, — nous l’avions tous prévu, — et il devint bientôt en apparence, puis en réalité, un ministère de coalition, la pire espèce des combinaisons de gouvernement. Alors nous donnâmes tous notre démission, unanimes en cela seul. Les difficultés croissantes de la situation empêchèrent le prince, qui était au camp, d’accepter notre démission aussitôt, et nous restâmes démissionnaires, agonisans, impuissans, tout un mois et demi encore. Ce fut là aussi un cruel, mais strict devoir, et ce fut aussi un préjudice grave, non-seulement pour nous, mais, ce qui est pis, pour tous et pour toutes choses. Tombés le jour même où arriva à Turin la nouvelle du désastre de Custoza, qui n’eut d’égal que celui de Novare, nous subîmes tous la responsabilité de ce malheur, chacun se trouvant responsable de ses collègues, séparés pourtant par les opinions et en désaccord dans les intentions et les mesures exécutives. Cette position était la conséquence naturelle de notre sacrifice primitif, du péril auquel chacun de nous s’était soumis avec pleine science et consentement. Les sacrifices sont toujours plus pénibles à faire jour par jour, un à un, que lorsqu’on les accepte en masse dès le principe. Je ne prétends point n’avoir pas ressenti les colères que savent exciter chez les plus forts d’expérience les injures et les calomnies de leurs ennemis, et surtout le silence, le délaissement, la trahison de leurs amis. Dieu et un petit nombre de ces derniers me préservèrent de publier mes réponses, souvent commencées et toujours abandonnées….. De tous les écrits de ce genre qui parurent alors, renvoyant de l’un à l’autre les reproches et les accusations, aucun ne m’a fait regretter d’avoir gardé le silence, aucun ne m’a semblé avoir été utile à la patrie. — Je l’ai servie dans les chambres qui se succédèrent dès lors jusqu’à ce jour, à l’exception de deux ou trois séances, que je manquai à l’occasion d’une douleur intime à laquelle j’étais préparé, mais qui fut bien cruelle. Orateur sans expérience, éprouvant la difficulté bien connue d’acquérir à soixante ans une faculté nouvelle, et sentant du reste que je ne pourrais persuader ni des adversaires trop éloignés de mes idées, ni mes amis, qui ne les adoptaient presque jamais, je parlai peu et rarement, tout au plus pour protester contre les erreurs qui donnaient naissance à toutes celles que l’on commettait alors. Et je votai contre elles, souvent avec bien peu de députés, et parfois presque seul. Dans une mission temporaire qui me fut confiée en mai 1849 par le gouvernement où siégeaient mes amis politiques, je tentai de persuader le pape Pie IX et son ministre de faire comme nous, et de se tenir attaché au statut qu’il avait accordé. Nous n’avions pas l’espoir de réussir; ce fut du moins une protestation honorable de la part de ce gouvernement et de ce roi, qui demeurent et demeureront inébranlables dans la voie droite, où Dieu veuille faire bientôt revenir les autres. »


Ainsi le ministre, pour avoir persisté dans sa déférence politique envers le pape, n’a pu accomplir aucune des grandes choses qu’avaient fait présager la sagesse et le sens pénétrant de l’écrivain. Nous allons, malgré la tristesse qu’inspire ce spectacle, constater dans la carrière du député les résultats de cette même influence. Le Piémont n’avait plus rien à espérer de la cour de Rome. Il ne ressentait pas d’animosité contre elle; mais il était résolu à ne pas sacrifier aux influences dont elle était l’instrument les réformes que réclamait l’organisation laïque de l’état. La paix avec le saint-siège était généralement désirée; mais on voulait que cette paix fût conclue de puissance à puissance, que l’église cessât d’absorber le domaine civil, et que la société civile fût enfin constituée sur ses bases propres tout en formant des liens avec la société ecclésiastique. Or l’église est tenace, et les délimitations de terrains sont avec elle des opérations difficiles. Le Piémont vit bientôt que la cour de Rome le traitait en ennemi. Accoutumé à une politique de termes moyens, dérouté par la netteté des oppositions qui se déclarent, incapable de prendre parti pour le roi contre le saint-siège ou pour le saint-siège contre le roi, César Balbo ne prêche que fantastiques unanimités et temporisations accommodantes. Il a été tellement frappé des malheurs causés en 1848 par la désunion des Italiens, qu’il ne veut plus que l’union partout. Il demande du temps, toujours du temps. Il veut qu’on attende un consentement hypothétique de Rome pour organiser l’état sur les bases constitutionnelles, pour établir l’égalité des citoyens même ecclésiastiques devant la loi, pour conférer à la loi civile une compétence qui lui appartient naturellement sur les contrats matrimoniaux. L’esprit vraiment élevé des derniers ouvrages de Balbo témoigne néanmoins qu’il ne se fait pas illusion sur la part laissée au saint-père par la force des choses dans les destinées de l’Italie nouvelle. Il prêche la concorde par amour de la paix, mais jamais il ne conteste la légitimité absolue des réformes, et quelque inopportune qu’il juge la revendication des droits de l’état, jamais il ne soutient que ces droits aient pu être cédés à l’église valablement et ta perpétuité, jamais il ne conteste le principe inviolable de l’inaliénabilité du droit public. Seulement il s’étudie à empêcher qu’on ne rompe avec le pape; il voudrait que la différence des deux gouvernemens n’altérât en rien leurs rapports amicaux; il s’interpose dans toutes les contestations et se préoccupe de concilier tout le mande. C’est un excellent député du centre.

Le 28 février 1849, à la chambre des députés, il était question d’insérer dans la réponse au discours de la couronne quelques mots sur la république romaine. La commission proposait cette phrase : « Nous avons confiance que le gouvernement voudra s’unir aux peuples italiens, quelle que puisse être, par suite des changemens récens, la forme des gouvernemens qui les régissent, et que, reconnaissant au peuple le droit de se constituer, il saura protester au besoin contre toute intervention dans l’Italie centrale. » C’était clair. M. Costa de Beauregard demanda au contraire que l’on exprimât le vœu de la restauration du pape. César Balbo, qui ne pouvait rester silencieux sur un sujet qui lui appartenait en quelque sorte, proposa l’amendement peu compromettant que voici : « Nous avons confiance que le gouvernement voudra persévérer dans cette politique de conciliation entre les peuples et les princes italiens qu’il nous a exposée, et qui l’assure de notre concours. » Pour expliquer sa pensée, il prononça un long discours où la papauté était représentée dans l’histoire comme le noyau de l’indépendance italienne. Il déclara qu’à ses yeux, le pouvoir temporel du pape n’était point nécessaire à la religion catholique, mais que la destruction en serait présentement funeste à l’Italie, qu’enfin plusieurs raisons de convenance et d’utilité devaient concilier au pape la faveur des véritables Italiens. Cette jeune république d’ailleurs n’était-elle pas pour la monarchie représentative une menace toute semblable à celle de l’ancien absolutisme papal? Le vieillard termina par un retour sur sa jeunesse, et rappela ce qu’il nommait ses fautes contre Pie VII. Tout cela par malheur n’était pas de saison. Il était fâcheux de rappeler, au moment même où le pape seul attirait en Italie l’intervention étrangère, que le pape avait été jadis le noyau de l’indépendance; mais enfin ce discours était un bon procédé envers le pape, et cela suffisait pour que Balbo le prononçât. Dans son livre sur la monarchie représentative en Italie, certains passages témoignent du jugement qu’il portait sur les moyens employés pour la restauration papale; il est intéressant de rapprocher du discours dont il vient d’être parlé le curieux fragment qu’on va lire : « L’impuissance matérielle de la France dans l’expédition de Rome apparut par les envois de troupes qui furent faits successivement, bataillon par bataillon pour ainsi dire, et d’une façon peu digne de la grandeur de la France; puis on vit son impuissance morale, lorsque la volonté de soutenir la révolution[7] lui manqua tout à fait. Je ne veux pas entrer dans les détails diplomatiques; l’ensemble des faits montre trop clairement qu’on n’a jamais bien su ce qu’on allait faire à Rome. Il était très naturel que la chose tournât comme elle a tourné, et que la petite république romaine ne fût pas aidée par la grande république française, que les Français eux-mêmes ne tenaient point à affermir. Il était très naturel aussi que ce mauvais ou médiocre vouloir à l’égard de la république ne fût avoué de personne. De là les confusions et les contradictions de cette affaire, le plus grand gâchis (pasticcio) politique qu’on ait vu depuis bien longtemps. » Il est facile de voir que Balbo, tout désireux qu’il est d’une restauration papale et toujours persuadé que le pape peut cesser d’être absorbé par l’Autriche, regrette néanmoins que les armes françaises aient servi à rétablir à Rome la prépondérance autrichienne.

Tout concourait ainsi à le désabuser de ses illusions obstinées. La mission de Balbo à Gaëte fut complètement stérile, et ne diminua en rien la profonde défiance que Pie IX gardait contre les constitutions et les idées d’indépendance. On retrouve César Balbo à la chambre dans la discussion de la loi pour l’abolition du for ecclésiastique. Atteint d’une cécité presque complète depuis son voyage à Gaëte, il dut faire lire en son nom le discours qu’il avait dicté. « Je ne suis pas légiste, disait-il, et je connais moins encore le droit canon que le droit civil; je laisse donc à d’autres la tâche de discuter le point de droit;... je n’en veux qu’aux faits incontestables. Or un fait certain, c’est que l’église est en possession de ce droit, de cet usage, de cette coutume, comme il vous plaira, et je conclus dès à présent que nous n’y devons rien changer sans le consentement de qui en a la possession matérielle. » Il ajoutait que la voie des accommodemens était plus sûre, quoique plus longue, et présentait moins d’inconvéniens. « Comment, messieurs! dix ou quinze ans vous semblent donc un terme trop long pour la destruction de ce qui dure depuis quinze siècles, pour une destruction légale, faite avec douceur, et non pas point force, faite avec la satisfaction générale, et en évitant de troubler des consciences alarmées à tort ou à raison! » Il concluait en demandant qu’on différât la discussion jusqu’après l’approbation des budgets de 1849 et de 1850. La loi fut votée cependant malgré l’opposition de vingt-six députés qui se séparèrent du ministère d’Azeglio, et formèrent ce qu’on nomma depuis l’extrême droite.

Balbo fut dès lors dans l’isolement, comme il le dit lui-même dans une page citée plus haut; il n’appartint plus à aucun parti, et, pour servir à quelque chose, il se mit à travailler dans les commissions qui préparaient la discussion des projets de loi présentés aux chambres. Il se montrait chagrin de l’attitude prise par la droite, qui avait fait pencher le ministère de l’autre côté et donné lieu au fameux connubio du cabinet avec le centre gauche. Balbo se trouvait déclassé, ne pouvant consentir à faire la petite guerre à Rome, et ne partageant pas les besoins de représailles que manifestait l’extrême droite. Isolé de la sorte, il songeait sérieusement à renoncer à ses fonctions de député, dont il s’acquittait du reste avec un zèle et une exactitude assez rares dans toute chambre législative. Comme il faisait part un jour à l’un de ses collègues de ses projets de retraite, celui-ci lui fit observer que sa présence pouvait être utile à la formation d’un cabinet plus modéré, quoique libéral encore, dans le cas où le ministère d’Azeglio viendrait à tomber. Cette prévision ne tarda pas à se réaliser. En juin 1852, le ministère proposa une loi sur le mariage civil. La loi était mal préparée. Le comte Balbo demanda encore un délai, mais avec beaucoup de raison cette fois. « La discussion pourrait être renvoyée à l’automne, la dignité du parlement voulant que cette loi soit bien faite. Je fais cette motion, ajoutait-il, contre mon propre sentiment, car mon opinion, — que la chambre me pardonnera si elle est exagérée, — sans apprécier si l’état a en ceci le droit pour lui, ce que j’ignore, n’ayant jamais étudié le droit que pendant sept mois, — mon opinion est qu’il ne convient à aucun état de se mêler du contrat de mariage. » Cette phrase embarrassée ne semble-t-elle pas indiquer le caractère naïf et honnête de cet homme de bien, arrêté à chaque mot par la crainte de faire tort à quelqu’un ou à quelque chose? La loi, mal rédigée et votée par la chambre, qui en reconnaissait cependant les défauts, fut rejetée par le sénat pour des motifs indépendans des remontrances de la cour de Rome. Quelque temps après, le ministère d’Azeglio, faiblement soutenu par la chambre, se démit de ses fonctions. Le roi invita M. de Cavour à composer un ministère, sous la condition d’un accord avec le pape. Mgr Charvaz, qui revenait de Rome, fut consulté sur la possibilité de l’accord désiré; il répondit qu’il croyait l’accord difficile, mais possible, pourvu que M. de Cavour ne fît pas partie du nouveau cabinet; sur quoi M. de Cavour se retira. Alors le comte Balbo fut chargé de former un ministère. Il déclara qu’il voulait le comte de Revel pour collègue, et lui réserva, avec une modestie qui était un trait de son caractère, la présidence du conseil; mais M. de Revel objecta qu’il ne comptait pas assez sur l’appui de la chambre pour accepter un portefeuille. On a cru pouvoir supposer qu’en réalité il craignait le contact du comte Balbo, qui passait pour n’être pas heureux dans la pratique des affaires. Il faut convenir en effet qu’il y avait dans Balbo beaucoup plus de douceur et un peu moins de fermeté qu’il n’en faut à un homme d’état. La combinaison fut abandonnée.

Cette crise ministérielle, qui signale la dernière intervention notable du comte Balbo dans les affaires de gouvernement, fut mal vue par l’opinion publique. On prêtait à Balbo ainsi qu’à M. de Revel des intentions qu’ils n’avaient pas, celles de dissoudre la chambre, de restreindre les franchises de la presse, la liberté des électeurs, d’abolir enfin la constitution en fait, sinon en droit. Ces suppositions étaient si accréditées, que le comte Balbo ayant prié M. de Cavour de venir conférer avec lui sur la marche que devait suivre le ministère Balbo-Revel, M. de Cavour jugea prudent de se refuser à cette entrevue. Au fond, si l’opinion avait tort dans ses soupçons, elle avait raison dans ses défiances, et il faut bien reconnaître que les choses n’étaient pas aussi faciles et aussi nettes que ces deux hommes étaient droits et loyaux.

Se rapprocher du pape en effet, c’était, malgré tout le bon vouloir imaginable, entrer en pleine réaction et renoncer à la liberté et à la possibilité de l’indépendance, car le pape considérait la liberté et l’indépendance comme deux moyens de détruire son pouvoir temporel, et rien ne pouvait lui enlever cette conviction. Balbo espérait maintenir un parallélisme pacifique entre l’absolutisme austro-romain et la constitution piémontaise : c’était le propre de cette excellente nature de toujours juger témérairement par charité; il n’était pourtant pas douteux que l’accord ne pouvait s’établir que sur une réduction du statut à l’état de lettre morte. L’Italie est un grand corps dont l’unité est profondément sentie par tous les membres qui la composent; nulle partie ne s’y peut isoler des autres, et, Balbo l’a dit, il faut que la monarchie représentative finisse par y triompher partout, ou par disparaître du territoire entier. Des régimes contraires n’y peuvent vivre en paix côte à côte. Cela étant donné, se pouvait-il rien de plus chimérique en 1852 que l’espérance de ramener le pape, retombé sous l’influence de l’Autriche et des congrégations, à quelque bienveillance pour les libertés représentatives instituées si près de lui? Pouvait-on sérieusement combiner une nouvelle fusion de l’église de Rome avec les libéraux? L’impossibilité d’un accommodement pareil explique les défiances qui planèrent alors sur Balbo, soupçonné de préférer à la liberté l’alliance du pape. Et d’ailleurs, quel que fut son attachement aux principes constitutionnels, du moment où il était également attaché à une institution contraire, les ménagemens qu’il avait coutume de garder en toute circonstance douteuse devaient cette fois le condamner à une inaction absolue. Or il fallait de l’énergie et de la décision pour faire entrer définitivement le pays dans la voie constitutionnelle où il était à peine engagé.

Non-seulement César Balbo n’était pas l’homme de la situation, mais son passé, si méritoire pourtant, lui faisait quelque tort. Il éprouvait lui-même le sort qui avait poursuivi son roi jusqu’à la tombe; il était méconnu. De même que le parti rétrograde avait traité Charles-Albert de révolutionnaire ambitieux, la niaiserie populaire classait César Balbo parmi les ennemis de la liberté. Sa naïve et sublime confiance dans le pape lui avait fait une situation fausse d’où il ne pouvait sortir sans se répandre contre lui en récriminations inconvenantes à ses yeux, et en tout cas inutiles. Il avait été irréprochable comme Charles-Albert, mais comme lui il s’était trompé. Réduite à ces termes et dépouillée de toute intention accusatrice, la critique qu’ils subissaient tous deux était juste. La défection du pape déjouait toutes leurs combinaisons et donnait tort à toutes leurs conjectures. On était fondé à leur reprocher d’avoir confié les destinées de la nation à des mains peu sûres, et de n’avoir pas su distinguer les faux alliés des véritables. Ils avaient été aussi imprudens, disait-on, en remettant le sort des monarchies représentatives italiennes aux mains du pape que s’ils les eussent données en garde à un affilié de Mazzini; le premier est forcément absolutiste, le second nécessairement républicain.

Mais tandis que l’idée du libéralisme papal expirait ainsi, et que l’impossibilité de la mettre en pratique résultait de l’inaction forcée de César Balbo, le Piémont faisait l’apprentissage d’un libéralisme vraiment national et indépendant. Le régime constitutionnel donnait au peuple une meilleure éducation; l’esprit public, déjà rallié dans une heureuse unité par l’attachement séculaire de la nation à sa dynastie, s’éclairait, se fortifiait, s’élevait; la liberté rehaussait le pays en dignité extérieure, et en améliorait les conditions morales. Il est douloureux sans doute de signaler l’impuissance de cet homme qui se survit à lui-même, et dont les fidélités n’ont plus d’objet, — de s’arrêter avec Balbo sur le seuil de cette terre où il avait conduit ses concitoyens avec tant de foi et de persévérance; mais si l’on ne peut se défendre de quelques regrets en le voyant s’appuyer sur son bâton de voyage sans pouvoir atteindre au but souhaité, si l’on doit déplorer qu’il n’ait pu participer au défrichement du sol conquis, il est bon du moins de recueillir et de méditer ses dernières paroles, car elles sont pleines d’encouragemens et d’espérances. Léguées à son pays dans ses œuvres posthumes, elles sont le résumé de cette vie de croyances souvent déçues et d’illusions corrigées par bien des expériences amères. Il reste donc à comparer ce testament politique de César Balbo avec ses autres ouvrages, afin d’apprécier la valeur définitive de son œuvre.


III.

La race italienne est une race de diplomates. Elle est habile à cacher ce qu’elle pense, et son histoire offre peu d’exemples d’indiscrétions inutiles ou de révélations inconsidérées; il faut s’en souvenir en essayant de juger César Balbo, qui paraît à première vue un homme de cœur et d’imagination plutôt qu’un profond politique. En Italie, on excelle à calculer les résultats, à donner aux moyens dont on dispose la force précisément nécessaire pour atteindre le but, à éviter de compromettre le succès par des paroles ou des démarches inopportunes. On y voit parfois une nation tout entière garder un silence avisé sur une question fondamentale : que l’opinion ait des organes suffisamment libres, que la préoccupation soit extrême, il n’importe; il est expédient que l’on se taise, et l’on se tait.

Ainsi s’explique la réserve qu’on a pu remarquer chez d’illustres Piémontais, tels que d’Azeglio, Gioberti, et surtout César Balbo, le centre conciliateur de ce triumvirat de patriotes. Son œuvre antérieure à 1848 ne peut être bien comprise, si on ne la rapproche de celle de ses contemporains. S’il met si peu d’âpreté dans ses remontrances contre les ennemis de la liberté, c’est que l’abbé Gioberti en a dit assez sur eux dans le Jésuite moderne. S’il ne fait pas sentir aux autorités despotiques quelle part de responsabilité leur incombe dans les désastres des insurrections populaires, c’est que les Casi cli Romagna de Maxime d’Azeglio ont donné cette leçon aux princes autant qu’elle pouvait leur être donnée. Son rôle à lui, c’est de rassurer tout le monde, et de faire mettre le sceau papal à l’alliance que toutes les puissances italiennes doivent conclure un jour ou l’autre. Pour s’en acquitter utilement, Balbo se soumet à tout; il ne dit même pas un mot de son idée favorite, la monarchie représentative, et il s’en tient, avec une héroïque abstinence de langage, à son programme modestement libéral de 1821. Il fait pénétrer ainsi l’idée rénovatrice jusque dans le Vatican, où n’aurait pas eu accès une déclaration de droits trop nette et trop claire. Il se fait, de son propre chef, le ministre prudent d’un roi timide; un bruit généralement accrédité attribue aux inspirations de Charles-Albert le livre des Speranze, tant l’auteur a discrètement remis sur le tapis les anciennes vues du prince de Carignan. Malgré son isolement des affaires et son éloignement de la cour, le publiciste indique si bien les véritables intérêts de la nation, que ses ennemis ont beau jeu à dire qu’il est un émissaire, et que son livre est un manifeste.

On vient d’accorder une juste part d’éloges aux mérites de ce qui pourrait s’appeler la première manière de Balbo. Il ne faudrait pas oublier cependant que les qualités du sujet ne sont pas toujours celles du citoyen, et qu’il est certaines vertus propres à l’asservissement qui deviennent des vices chez les hommes libres. Tels sont ces déguisemens de pensée qu’il a fallu signaler chez Balbo, et qui ne s’accordent point avec la liberté et la franchise d’opinions sur lesquelles repose le système parlementaire. La critique ne peut tenir compte, en thèse absolue, ni des transactions imposées à l’écrivain par la censure, ni même des concessions faites par sa plume, moins hardie que sa pensée, aux scrupules de sa dévotion; elle doit être impassible, et après avoir expliqué les circonstances qui ont agi sur l’auteur, elle doit juger le livre comme s’il ne portait ni date ni signature. Il faut donc indiquer les défauts que présentent les ouvrages de César Balbo en eux-mêmes, quand on ne les étudie point à l’aide des élémens d’interprétation que nous avons tenté de fournir.

Souvent l’auteur n’ose pas être exact, de peur d’être brutal. Son royalisme exquis l’a rendu obéissant même envers les événemens, qu’il accepte avec politesse, même envers les pouvoirs malfaisans, qu’il reconnaît afin de n’être pas forcé de les maltraiter. Ainsi les Speranze prient l’Autriche de céder sa place en Italie, mais elles lui offrent une fort belle compensation sur le Danube. Fidèle à ses habitudes, le député de Chieri disait au parlement un jour de février 1852 : « Un bon député ministériel doit, selon moi, appuyer le ministère dans toutes les questions d’opportunité, et ne se détacher de son parti que dans les questions primordiales où la conscience le commande absolument. » De même que Charles-Albert, Balbo se risque rarement à être personnel. Il compte beaucoup sur les autres, il en appelle à ceux qui l’entourent, il s’inquiète de l’opinion; c’est au loin, hors déportée, qu’il cherche ses points d’appui et ses ressources; toujours il s’efface devant quelque chose, comme il efface le Piémont devant Rome, l’Italie devant l’Orient. Est-ce là une faiblesse, une infirmité contractée sous la pression d’un absolutisme qui parvenait à intimider jusqu’aux consciences? Peut-être; mais c’est aussi et surtout de la bonté. C’est à cette bonté servie par une imagination vive que nous devons sa conception d’une papauté fantastique, brûlant de mystiques chantés, embrassant le monde avec amour, et semant à chaque parole des germes évangéliques de paix et de liberté croissantes. Le type pontifical de César Balbo serait, d’après quelques hommes de bien, digne d’être opposé au type florentin du Principe, et ceux-là ont surnommé Balbo un Machiavel chrétien. Soit; mais du point de vue pratique où nous devons nous maintenir ici, l’optimisme inconsidéré de l’un ne paraît pas offrir autant d’avantages que le pessimisme raisonné de l’autre. Machiavel a la grande qualité de l’observateur, le sang-froid. Il ne laisse pas son cœur barrer la route à son intelligence; avant d’entrer en campagne, il a soin de congédier religions, prédilections et tendresses, tante donne. Opérateur, il ne ressent aucune pitié; médecin, il ne connaît pas le dégoût; philosophe, il ne recule devant aucun des secrets honteux de la nature humaine. Les sociétés sont à ses yeux comme un grand règne animal à l’état sauvage, où les républiques, les oligarchies, les monarchies, espèces rivales, se déchirent successivement. Machiavel regarde, et pose une théorie d’attaque et de défense à l’usage du héros de son choix, qui sera le dernier terme de cette série de dévorans et de dévorés. César Balbo, tout au contraire, ne veut voir aucun des faits qui froisseraient la délicatesse de ses sympathies et terniraient la pureté de sa foi. Il n’accorde pas à la réalité le droit de démentir son idéal. Quel que soit le résultat de ses recherches abstraites, quelque novateur que soit son système en théorie, sitôt qu’il s’agira de l’appliquer, le pape en occupera le sommet, en dépit des disparates. Il le juge selon sa dignité et non pas selon ses œuvres. Il appelle le pape à se mettre à la tête de la révolution, parce que, révolutionnaire pieux, il voudrait avoir le pape à son bord. Ce serait de la politique de bonne compagnie, si c’était de la politique. Balbo oublie qu’il n’est pas toujours possible de tout ménager, et que la bienveillance doit se garder de la banalité : il ressemble à Pellico quand il faudrait ressembler à Dante. L’abaissement de l’église après 1848 ne lui arrache qu’une plainte mélancolique, et pourtant il sait que cet abaissement a ruiné sa patrie. Sa conscience n’a point abdiqué, on va le voir; mais quelle inconcevable résignation que celle de mourir sans avoir protesté !

Le patriote cependant n’a pu se taire jusqu’au-delà du tombeau; il a laissé à son pays la preuve que l’expérience de 1848 avait modifié sa théorie. Parmi ses œuvres posthumes, celles qui portent une date postérieure à la révolution de 1848 désignent la liberté, conquête unique de la guerre, comme la pierre angulaire de l’édifice italien, dont on reprend la construction sur des bases plus solides; elles indiquent qu’après l’appel inutile fait à des souverainetés incapables, il convient d’appeler enfin le peuple à s’élever de lui-même par degrés à la dignité de nation. A ses yeux, il faut déplorer le parti pris par le saint-père, et lui accorder le respect attristé dû à une auguste erreur, mais se garder de le suivre. Ainsi, devenu moins confiant à l’école des mécomptes de 1848, Balbo sépare ce qui doit être séparé : il écarte la papauté de la mission libérale que poursuit le Piémont, seul fidèle à son serment constitutionnel; il sent que le peuple n’a plus qu’à marcher seul, par la pratique de la liberté, vers le but où la théorie de l’indépendance pure et simple n’a pu le conduire. Ce n’est guère dans sa vie politique qu’on peut surprendre ce progrès d’idées par lequel Balbo passe de la conception étroite de l’indépendance pure et simple à celle de l’indépendance par la liberté; mais ce progrès est sensible dans tout ce qu’il écrit après 1849, et si, maître de ses actions, il les astreint à des fidélités trop longtemps observées, sa pensée, qu’il ne peut contenir, rompt tout lien et transmet au pays, comme par un testament secret, les précieux avis qu’il n’a pas jugé opportun de rendre publics durant sa vie.

D’après les témoignages des dernières convictions de César Balbo, le Piémont est entré sous Victor-Emmanuel II dans « l’état normal où la Grande-Bretagne, depuis 1688, défie les révolutions avec des transformations civiles, une sagesse politique, une fortune croissante jusqu’à présent, dignes d’être données en exemple à tous les peuples. Dès l’an 1688, dit-il en divers passages du Discorso sulle Rivoluzioni, une révolution pacifique se développe sans cesse en Angleterre par des réformes mesurées. De même l’Amérique, depuis trois quarts de siècle, est récompensée de sa modération politique par des progrès merveilleux. La Belgique, depuis vingt ans, — ceci date de 1852, — met à profit son indépendance et sa liberté. La Grèce elle-même se ressent de quinze ans d’améliorations. Voilà, ajoute Balbo, voilà les pays qu’il faut imiter, et non pas l’Espagne, la France ou l’Allemagne. »


« Attristés, disait-il à la chambre, du sort de l’Italie, comptons sur la Providence, et gardons, gardons bien nos libertés intérieures. Je pense que nous devons nous proposer actuellement de développer toutes les libertés. Nous voulons la liberté commerciale,... La liberté de l’agriculture,... Les libertés communales et provinciales,... La liberté d’enseignement et aussi la liberté religieuse[8]. Accordons cette dernière liberté, même aux exagérés, ecclésiastiques ou séculiers; laissons-leur la liberté qu’il faut laisser à tous les exagérés du monde... » — « En 1848, dit-il ailleurs[9], nous avons acquis une seule chose, ou plutôt le commencement d’une chose, un commencement de liberté. Nous n’avons qu’un moyen d’utiliser nos sacrifices, c’est de développer précieusement cette conquête unique, la liberté, par laquelle s’opérera la renaissance de la nation italienne à la civilisation commune de la chrétienté. » — « Un seul état italien[10] persiste dans la voie des réformes; cet état, qui a sacrifié incomparablement plus d’or et de sang que tout autre pour la grande révolution italienne, est aussi incomparablement plus heureux que les autres; imploré, loué, béni, il est invoqué comme un secours et désigné comme un exemple pour les révolutions futures L’Europe a été disposé par les traités de 1815 de manière à ne pouvoir trouver le repos qu’après une refonte totale. Des politiques roués et viveurs se sont arrangé une solidité à vie, sans souci des déluges ou des incendies futurs[11]. En 1814, la monarchie représentative aurait pu être fondée dans tous les états d’Europe qui sont en-deçà du Niémen et de la Moldavie, excepté un seul, l’Autriche, qui ne peut subsister que par l’absolutisme ; un seul homme d’état parvint à faire sacrifier à cet intérêt unique la tranquillité à venir de plusieurs générations. Par là les lentes améliorations sont devenues impossibles, et la bonne cause a dû se faire révolutionnaire… Des réformes préventives eussent pu calmer l’orage avant 1848. Des souverains intelligens pouvaient, selon le précepte de Machiavel, ne se faire tyrans qu’afin d’être législateurs, et conjurer l’approche du désastre ; mais la révolution pacifique de 1848 ayant avorté, l’exhumation absurde de l’ancien ordre de choses étouffant de nouveau les germes des institutions nouvelles, des catastrophes sont à craindre. Les réformes qui auraient suffi en 1840 ne satisferaient personne aujourd’hui ; elles seraient regardées non plus comme des concessions amiables, mais comme des restitutions insuffisantes, car les droits et les devoirs sont changés… Un seul moyen de salut reste aux princes, c’est de rétablir la représentation nationale, qu’ils n’ont pas le droit de supprimer. D’autres réformes moins complètes seraient bâtardes, spurie, fausses, inopportunes ; elles offriraient des dangers sans avantages… Comment ne pas s’attendre à voir surgir en Italie, dans un avenir prochain, les révolutions qui depuis soixante ans combattent en Europe pour la liberté ?… Car les Italiens ont reçu une leçon si mémorable, qu’ils en sont bien changés. La présence de l’étranger ne pourra plus donner un souffle de vie aux événemens, un nom à l’histoire italienne. L’année 1848 commence un nouvel âge dans cette grande et douloureuse histoire. La lutte se prolongeât-elle au-delà de toute prévision, les asservis ne pourront plus être serviles devant l’Autriche, tête de l’absolutisme, centre de résistance au mouvement libéral de l’Europe. »


Mais le gouvernement pontifical est-il aussi condamné à accepter la représentation nationale ou à périr ? Oui, dit toujours Balbo.


« Le 14 avril 1847, on institua à Rome un système de gouvernement qu’on prit pour une invention merveilleuse, cela s’appelait le gouvernement consultatif. Dans ce système, une consulte, c’est-à-dire un conseil d’état, ou plutôt un ensemble de commissions portant des dénominations diverses, conseillait et assistait le prince dans ses travaux législatifs, sans avoir néanmoins sur ses décisions aucun droit de veto, ni même de délibération sérieuse… Ce mécanisme fallacieux, mis en usage à Naples et à Turin, n’avait nui en rien à la prospérité du despotisme ; à Rome, soutenu patiemment par l’opinion, qui s’en servait pour arriver au régime représentatif pur, il conduisit effectivement aux résultats qu’on en attendait… Forme hybride, laquelle ne sortira jamais de ce dilemme : révolution rétrograde vers l’absolutisme, révolution progressive vers la représentation nationale »


Enfin aux derniers jours de sa vie Balbo écrivait ceci[12] :


« Le territoire conquis en 1848 par la liberté représentative ne sera pas diminué, les limites où elle s’est étendue ne seront point réduites désormais d’une manière durable. Il pourra arriver, il arrive déjà que cette liberté se trouve suspendue dans la plus grande partie des pays qu’elle a occupée ; mais l’expérience d’un passé bien récent nous apprend à quoi servent des suspensions semblables….. Après qu’elles auront cessé, on en viendra aux fausses applications du principe de liberté, à des impostures ; mais ici encore, ici plus que jamais, nous nous sentons réconfortés par de grands exemples[13]….. Et si quelque part, en Italie, on recourait, non pas même à une représentation mensongère, mais à de nouveaux essais de gouvernemens consultatifs, nous rappellerions, non-seulement les événemens qui précédèrent de peu 1848, mais encore ceux du XVIIe et du XVIIIe siècle, qui tous prouvent la vanité, l’inefficacité d’un pareil terme moyen à empêcher les révolutions représentatives, la vanité, l’inefficacité de cette politique qui se dit pratique, mais qui n’est en réalité qu’égoïste, empirique, viagère, malavisée et immorale. »


Celui qui parle ainsi est certes un libéral irréprochable. Maintenant, si nous parvenons à démontrer que la théorie de Balbo a toujours fait reposer sur les bases réelles de la liberté et du travail le sort de l’Italie, même quand il lui donnait pour époux mystique un pape de fantaisie, si nous établissons ainsi l’unité de conviction qui a dominé sa vie intellectuelle, nous aurons achevé notre tâche. Or cette unité ressort de quelques ouvrages posthumes écrits par César Balbo avant 1848 et publiés par M. Prosper Balbo après la mort de son père. Tels sont entre autres les Pensieri sulla storia d’Italia et les Pensieri ed esempi, auxquels il faut ajouter les Meditazioni storiche, publiées à Turin en 1842 et rééditées à Florence avec des additions en 1854. Il y a là quelques vues, quelques considérations sur les faits présens qui ne sont pas moins utiles à connaître que les songes des Speranze. À côté des brillantes utopies du catholique romain, il est bon d’examiner les remarques positives de l’observateur ; celles-ci achèvent de prouver l’inanité de celles-là.

D’après Balbo, la grande tâche des nations est la diffusion du christianisme. Non-seulement les nations chrétiennes seules sont admises au grand concours de la primatie universelle, mais encore la prospérité les accompagne ou les abandonne suivant qu’elles restent ou non fidèles à leur devoir de propagande. La France à ce point de vue exerce peu d’influence lointaine ; elle inspire parfois le reste de l’Europe, mais c’est toujours le reste de l’Europe qui inspire le monde ; son histoire est surtout intérieure. Elle peut prétendre à diriger le catholicisme[14], mais la primatie de la chrétienté ne lui appartient pas. C’est l’Angleterre qui est aujourd’hui à la tête de l’apostolat qui doit civiliser le globe. Depuis l’an 1500, on l’a vue répandre son nom, sa langue, sa race, son commerce et son industrie jusqu’aux bornes du monde habité, bien au-delà du cercle ancien de la chrétienté. Elle fut la première, au XVIe siècle, à suivre dans l’Inde et en Amérique les excursions espagnoles; elle y fut suivie à son tour par les Français, les Hollandais et par d’autres nations de moindre importance. Dès le commencement du XVIIIe siècle, on vit croître et s’enrichir ses colonies à mesure que toutes les autres déclinaient; la perte de l’Amérique du Nord fut à peine sensible à la nation-mère, qui porta ailleurs sa fécondité. De nos jours, son action s’étend aux confins orientaux de l’Asie; elle commence à pénétrer assez avant dans le littoral africain ; elle s’implante chaque jour dans l’Océanie, où des continens futurs s’élèvent du sein des mers, et grandissent pour recueillir la succession du vieux monde; elle gagne chaque jour, et par le cachet qu’elle laisse sur tout ce qu’elle a une fois possédé, il s’en faut de peu que la moitié de l’univers ne vive aujourd’hui de la vie anglaise. Ainsi cette race laborieuse est presque seule à répandre le christianisme. Elle seule sait encore faire des conquêtes lointaines, les coloniser, les conserver; les autres essaient de temps à autre de l’imiter et de rivaliser avec elle, mais sans résultat. Sans doute sa domination sur les pays qu’elle régénère ne pourra durer toujours, et ces agglomérations secondaires se détacheront du tronc principal; mais la sève évangélique qu’elles en auront reçue sera le principe de leur vie nouvelle, et, perdues pour l’Angleterre, elles ne le seront pas pour la chrétienté. L’Angleterre est donc à la tête du progrès moderne. Sa prospérité et l’activité de sa mission sont deux faits corrélatifs. Elle est la plus puissante parce que c’est elle qui civilise le plus au dehors par son activité industrielle et commerciale, et au dedans par sa liberté. « Il ne peut être douteux pour personne, dit Balbo dans sa Monarchie représentative, que cette glorieuse et féconde primatie, et cette avance d’un siècle que la nation anglaise a prise sur les autres nations de l’Europe dans la pratique d’un régime représentatif bien ordonné, ont été la cause principale qui la préparèrent à soutenir sans s’ébranler les orages de notre époque, qui lui assurèrent une force grandissante au milieu de l’affaiblissement de toutes les autres, et qui lui conférèrent sa prépotence sur le globe, sans cesse accrue par le déclin de ses rivales. »

Bien loin après l’Angleterre dans l’œuvre de diffusion vient la Russie. Moins civilisée, mais plus animée de cette vigueur qui distingue les races neuves, elle forme une barrière inerte à l’entrée de l’Orient, où se glisse néanmoins l’Angleterre. Son erreur consiste à peser sur le midi au lieu de s’étendre à l’est; elle a une propension malheureuse à suivre le méridien, et ne sait point voir que ce n’est pas l’Europe, dont Constantinople est la clé pour elle, qui est destinée à recevoir le trop-plein de sa vie à demi sauvage. Elle n’a pas su s’approprier encore l’Asie centrale, ou du moins y exercer une prépondérance. L’Europe l’inquiète. Croit-elle possible une seconde époque d’invasions du nord au midi? Le christianisme a donné aux nations la vertu de se transformer sans périr, et c’est en vain que la Russie compterait sur la dissolution de la vieille Europe pour s’y transporter et s’y établir. Les efforts qu’elle ferait dans ce sens n’amèneraient qu’un choc inutile, ne pourraient que neutraliser des forces semblables. C’est sur les régions non chrétiennes qu’elle doit diriger son action; là elle verra des succès certains accompagner ses entreprises, profitables aux races qu’elle assujettira autant qu’à elle-même.

Au reste, ce n’est pas le sang slave qui s’est mêlé au sang méridional dans les invasions du moyen âge : c’est le sang germanique. Le monde moderne est issu des Germains et des Romains. Les races tudesques eurent pour fonction, aux derniers jours de l’empire romain en Occident, de détruire le monde ancien pour ouvrir la carrière au christianisme. Ce grand fait est admiré par Balbo, mais l’admiration fait place chez lui à un sentiment de regret, lorsqu’il considère la suite des destinées de la Germanie. Il la voit résister à Charlemagne, n’accepter de lui des dogmes et un culte que par la force de l’épée, l’empêcher enfin de pénétrer en Espagne et d’y détruire ce nid de mahométans qui n’en devait disparaître que sept siècles plus tard. Ce début, qui attriste Balbo, n’est pourtant que la continuation des tendances antérieures. Charlemagne adopte le vieux principe romain dont il veut se servir; avec l’aide du pape, il restaure en grande partie le droit des Quirites : la Germanie se pose dès lors en adversaire inévitable de Rome, et l’antinomie continue pour se développer dans toute l’histoire du moyen âge jusqu’à Luther.

César Balbo, Romain de race[15], de religion et d’esprit, ne sent pas l’utilité de cette antithèse; il ne la voit pas préparer la division moderne des pouvoirs spirituel et temporel, il n’est frappé que de la contrariété soufferte par la race latine, et s’écrie que la mission de son antagoniste n’est que d’opposer à la religion les obstacles et les dangers dont elle a besoin pour triompher et grandir dans les épreuves, a Au lieu de se dilater, dit-il, au nord parmi des nations consanguines, et à l’est chez des nations alliées, les Tudesques ne se défendent contre ces dernières que lorsqu’il le faut absolument, et ne s’occupent qu’à gêner l’Italie, centre de l’expansion chrétienne. A peine se mêlent-ils aux croisades, eux qui sont placés pour cela mieux que personne. Sous le nom de gibelins, ils persévèrent dans leurs luttes contre les chrétiens méridionaux. Enfin au moment où la papauté et l’empire, fatigués tous deux, auraient pu s’unir contre les Turcs plus menaçans que jamais, à ce moment vient la réforme, qui occasionne les plus grands maux en armant les chrétiens les uns contre les autres[16]. Maintenant l’Allemagne continuera-t-elle à ne jouer jamais qu’un rôle d’obstacles et d’empêchemens? Sa mission à l’intérieur de la chrétienté est depuis trois siècles d’opposer la critique radicale de ses philosophes et de ses savans à la foi passionnée des méridionaux. Il était bon qu’elle servît ainsi à démontrer l’impuissance de la raison humaine contre l’ordre surnaturel; mais le moment n’est-il pas venu pour elle de remplir sa mission extérieure? L’Autriche, qui est de toutes les puissances germaniques la plus propre à remplir cette seconde mission, ne se transportera-t-elle pas vers l’Orient pour faire son devoir? »

On touche ici au cœur de la question. César Balbo voit juste, à cela près qu’il confond la politique de la maison d’Autriche avec l’esprit allemand. Avec ses yeux d’Italien, il ne reconnaît pas le caractère romain dans l’empire autrichien; il ne voit pas que les Habsbourg-Lorraine, pour bien assurer leur domination sur la mosaïque de petits états qui constitue leur empire, ont dû adopter le système centralisateur de la vieille Rome, qu’ils représentent en Germanie l’élément romain, que c’est cet élément usurpé et dépaysé chez eux qui les rend intolérables aux races latines, qu’enfin les entraves que le gouvernement autrichien oppose au progrès italien n’ont rien de commun avec la critique salutaire que la vraie Germanie oppose perpétuellement à Rome, depuis les gibelins, depuis la réforme, jusqu’aux philosophes et aux historiens de l’Allemagne moderne.

Abordons enfin l’Italie, cette terre mère des plus hardis et des plus adroits dompteurs d’hommes qui aient existé. La race latine, habile à séduire lorsqu’elle ne peut vaincre, à envahir lorsqu’elle ne peut absorber, remplit, selon Balbo, la plus grande mission qui ait été donnée à aucune nation chrétienne. Elle précède le christianisme, lui donne l’hospitalité, le présente au monde, combat et souffre pour lui, et unit son sort à celui de son hôte. L’Italie a donc intérêt à sauvegarder l’indépendance de l’église, qui n’est autre que la sienne propre. Quand l’Italie s’acquitte mal de cette fonction, elle souffre, et toute la chrétienté souffre. La civilisation dépend plus qu’on ne le croit de l’Italie. Au temps de Constantin, les grands de Rome, conservateurs des traditions, combattaient l’installation du christianisme; aussitôt Rome perdit sa puissance temporelle, qu’elle ne retrouva jamais, et son indépendance, qui de longtemps ne devait revivre. Après la chute de l’empire d’Occident, Grégoire II relève contre l’empereur iconoclaste la bannière de l’indépendance, et forme autour de lui le noyau d’une nation où germent les idées encore élémentaires de la ligue et des communes du XIe siècle. Puis le pape et le peuple se séparent; le pontife appelle la France à son secours contre les Lombards et les Grecs : c’est le début d’une période de misère où les papes n’ont plus de dignité dans leurs domaines agrandis, où les peuples végètent sous une féodalité corrompue. Au XIe siècle, le peuple et l’église s’unissent de nouveau; alors commence l’ère glorieuse des communes, de la ligue lombarde, des grands papes, des grands citoyens, des lettrés, des artistes, et pendant quatre siècles cette brillante renaissance s’étend à l’Europe entière. Enfin la désunion survient de nouveau, la civilisation et la religion se séparent. « L’Italie, dit Balbo, abandonna le soin de son indépendance, et fut à la merci de l’un ou de l’autre de ses deux voisins... L’église tomba en décadence et en dissolution, le catholicisme ne comprit plus la chrétienté, le pape ne fut plus le chef de la chrétienté tout entière, et, déchu de son ancienne puissance, il ne put rien pour l’Italie, comme l’Italie ne put rien pour lui[17]... » Mais un présage consolateur se montre aux yeux de Balbo dans cette période malheureuse : la papauté se relève dans Pie VII, qui, par sa résistance à Napoléon, se concilie les sympathies de tout le christianisme indépendant, et surtout de l’Angleterre. Cet exemple peut trouver des imitateurs; il se peut que le pape apprenne à se passer de la France et de l’Autriche, à agir par lui-même, à vivre de sa propre vie.

Tels sont les traits généraux du système politique exposé par César Balbo avant la révolution de 1848. Tout ce qu’il y remarque de positif et de précis concourt à établir la supériorité présente du christianisme indépendant. Dépouillée de tout mysticisme, sa philosophie historique conclut à ce qu’on adopte les moyens qui font prospérer l’Angleterre, en attendant que la papauté embrasse de nouveau l’univers moral agrandi. Que si Balbo ne peut faire allusion à la liberté politique, s’il ne peut encore écrire son beau livre sur la monarchie représentative en Italie, il recommande au moins l’industrie et le commerce, et sa parole s’animant en ce grave sujet :


« Élevons, dit-il, élevons notre âme, élargissons nos idées, et, affranchis de vaines et petites craintes, considérons en liberté d’esprit les conditions et les probabilités du progrès actuel. Ce progrès sort évidemment d’une tempête grossie par d’anciens vices et de vieilles erreurs, restes de la civilisation antique, apportés par la barbarie et demeurés dans la féodalité, développés dans la corruption des gouvernans et dans la colère vengeresse des asservis. Mais cette tempête se calme, et il n’en reste que des agitations décroissantes. Le progrès chrétien, interrompu une fois encore, recommence et continue... Une égalité religieuse fait disparaître les castes. Les partis se mêlent, se confondent... Le genre humain, ranimé par une sorte de jeunesse nouvelle, présente le plus certain des symptômes de santé : il devient laborieux. Il en est qui dédaignent cette activité, inspirée par ce qu’on appelle avec mépris des intérêts matériels... Sachons rejeter cette nouvelle pierre de scandale, ce mur de séparation que voudraient élever ceux qui s’effraient de n’en plus voir entre eux et le monde. Il n’est pas vrai que les intérêts matériels soient contraires aux intérêts intellectuels ou aux spirituels. Qui donc a conduit les intérêts spirituels aux Indes et en Amérique, si ce n’est l’intérêt matériel du commerce et de la conquête? Et quand ce dernier intérêt ouvre aujourd’hui au christianisme les chemins intérieurs, les fleuves, les montagnes, les déserts de tous les continens, comment ne pas attendre d’une cause semblable de semblables effets?... On se plaît à croire qu’il y a de l’humilité à pratiquer la médiocrité scientifique et matérielle; mais qui sont ceux qui méritent le reproche d’orgueil, si ce n’est ceux qui rejettent les dons de la Providence, proscrivent tout ce qu’ils ne possèdent pas, et réduisent à leur personnalité l’idéal de ce monde? Mais le genre humain marche sans eux... Non-seulement il y a expansion extérieure, mais le commerce intérieur s’accroît. La chrétienté devient comme une seule nation. Les petits états font des lignes douanières; les grands états diminuent ou suppriment ces péages de frontières qui protègent les industries privées aux dépens de l’industrie générale, et la production de quelques-uns aux dépens de la production d’un grand nombre et de la consommation de tous; la science économique tend à favoriser la distribution des diverses spécialités productrices aux populations les mieux disposées à les adopter, et à préparer ces populations à des échanges faciles. La chrétienté enfin rompt, depuis le siècle dernier, les derniers liens de la féodalité, que nous allons voir disparaître[18]. »

L’esprit évangélique doit donc descendre par la liberté jusqu’aux bas-fonds des couches sociales, s’étendre jusqu’aux extrémités du monde par le travail, et Balbo demande que cette diffusion s’opère partout, au loin comme auprès de nous. La représentation nationale à l’intérieur, — monarchique ou républicaine, peu lui importe[19], — l’industrie et le commerce au dehors, tels sont à ses yeux les instrumens positifs de cette renaissance, de cette ère nouvelle que le XIXe siècle lui paraît avoir déjà inaugurée. Voilà pour le réel.

Maintenant quelle figure fait la papauté, posée comme couronnement au-dessus de ce grandiose projet d’édifice ? Comment l’admiration exclusive de César Balbo pour les civilisations de la chrétienté dissidente s’accorde-t-elle dans son esprit avec l’espoir qu’il fonde sur le catholicisme romain ? Comment le pape s’y prendra-t-il pour présider une Italie constitutionnelle, pour partager son autorité avec des représentans de la nation, pour mettre le droit canonique en harmonie avec un code réellement civil ? Comment s’obtiendra dans les États-Romains cette indépendance du pouvoir civil, dans laquelle Joseph de Maistre voyait, et avec quelque raison, une concession à l’esprit de la réforme ? Comment en outre la papauté pourra-t-elle prendre en main, d’une part l’industrie et le commerce, instrumens uniques de la diffusion extérieure tant recommandée, de l’autre les sciences et les arts, moyens d’amélioration intérieure ? Comment, à l’aide de ces forces nouvelles pour lui, le président de la confédération italienne présidera-t-il effectivement à la renaissance nationale, lui dont le royaume n’est pas de ce monde ? Les problèmes s’accumulent, les difficultés se multiplient. Balbo cherche à concilier les croyances modernes qui ont convaincu son esprit avec les traditions auxquelles son cœur reste fidèle. Ces mélanges hybrides sont particuliers aux époques de transition. De même les poètes chrétiens des premiers siècles faisaient figurer l’Olympe dans la mythologie que crée toute religion, et mêlaient les demi-dieux aux anges et les saints aux héros. L’esprit humain, comme la nature, a besoin de transitions, et se refuse aux brusques changemens et aux ruptures violentes. Comme la plupart des grands catholiques de notre temps, Balbo imagine une église idéale, et en célébrant l’œuvre que cette église doit accomplir, il fait, à son insu, une critique radicale de l’œuvre qu’elle accomplit en réalité. En deux mots, il voit clairement que l’église a terminé son ancienne carrière, et il l’appelle à en commencer une autre, à se succéder à elle-même.

Ce qui est frappant, c’est que le principal remède ordonné par Balbo à la papauté malade ne consiste pas dans des améliorations matérielles qu’il ne serait point impossible certes à un pape intelligent d’organiser avec succès. Le remède absolu, nécessaire, enjoint sous peine de mort, c’est la représentation nationale franche et vraie dans les États-Romains, chose bien autrement difficile que la création d’une marine ou d’une cité de manufactures. Toute la carrière de Balbo, ses études, son expérience, ses méditations le conduisent à ceci : le souverain de Rome, comme les autres souverains italiens, doit s’appuyer sur le peuple, légalement et réellement représenté. Si le pape ne le peut ou ne le veut, il est perdu. Ce jugement, dont la logique est faite pour inquiéter ceux qui ne croient pas à la possibilité d’un pape constitutionnel, est d’autant plus remarquable qu’il n’est accompagné d’aucune révolte, d’aucune désobéissance. Si dans le calme de sa conscience intérieure Balbo prononce l’arrêt que tout s’accorde à lui dicter, il ne veut pas même prendre part aux événemens qui doivent en faciliter l’exécution. Il est trop aimant et trop doux pour accepter un rôle actif dans la rude tâche que la Providence assigne aux hommes de son siècle. Il est resté silencieux devant les erreurs du pontificat de Grégoire XVI ; il ne retracera que dans ses œuvres posthumes les impossibilités qui suivent le retour de Gaëte. Il s’abstient, il s’efforce même de retarder les atteintes que doivent subir les prérogatives pontificales. L’impétueux Gioberti meurt en désavouant ses illusions sur le pape ; Balbo fait davantage en continuant à s’incliner devant le pontife égaré. Il y a des reproches insupportables dans sa vénération désolée. Le silence et la modération excessive du député donnent un grand poids au témoignage de l’écrivain sur l’impuissance papale. Avec Balbo finit tout entière l’idée du libéralisme pontifical, née avec Gioberti et lui. Nul n’invoquera plus cette chimère, cette décevante illusion. Les fautes commises servent d’enseignement pour l’avenir.

Après sa tentative inutile pour former un ministère, l’illustre débris du règne de Charles-Albert était rentré dans sa retraite. Il était, pour le redire encore, l’homme de Charles-Albert ; depuis 1849, il ne faisait plus en quelque sorte que vivre dans le passé ; il se trouvait dépaysé dans le règne nouveau, qu’il ne suivait que du regard. Victor-Emmanuel II était appelé à continuer l’œuvre de son père, mais non à la recommencer; César Balbo restait uniquement attaché au souvenir de son ancien maître. L’image de son roi martyr ne le quittait pas. Il dictait pour ses derniers manuscrits des dédicaces comme celle-ci :


« A mon roi Charles-Albert, qui, plein de foi et d’espoir, combattit, souffrit, mourut pour la patrie et la chrétienté, — Impérissable comme elles. — Mes yeux furent toujours fixés sur toi. Appelé, j’accourus, je fis selon mes forces, et je survis maintenant, dans la douleur de mes souvenirs. Accueille ce dernier hommage de ton fidèle. »


« Je fis selon mes forces; feci quel che potci. » Telle était bien la confession de cette âme excellente, tel était le résumé de cette noble vie. Quand l’auteur des Speranze sentit approcher sa dernière heure, la guerre d’Orient se préparait; il s’émut à l’idée de la division probable de l’empire ottoman, amenée par une guerre décisive. Il adressa au ciel un dernier vœu pour que la rédemption de sa patrie en fût avancée. La veille, de sa mort, Balbo recommanda à son fils Prosper de supprimer dans la prochaine édition des Speranze l’épigraphe Porro unum est necessarium, se reprochant d’avoir détourné le sens tout spirituel du texte. Depuis plusieurs jours déjà, il avait témoigné le désir qu’on ne lui parlât plus de politique, afin de prendre du moins quelques jours de repos avant de mourir. Le 3 juin 1853, il expira doucement, dans la paix promise aux hommes de bonne volonté.

Quoi qu’il arrive dans la période hasardeuse qui vient de s’ouvrir, l’Italie doit étudier et observer le legs précieux de Balbo, que nous venons d’expliquer en partie; elle doit se persuader que, si la résistance armée est légitime devant la force brutale qui arrête son développement, la liberté et le travail peuvent seuls fonder sa prospérité intérieure et extérieure, que si la France militaire peut lui être utile un instant, l’exemple de l’industrieuse et libre Angleterre lui sera toujours profitable. Si donc la Rome pontificale est destinée à se ranimer sous l’influence gallicane, l’Italie doit se pénétrer de cet esprit plus large encore auquel l’Angleterre doit sa prospérité, de cet esprit de liberté et de travail par lequel s’obtiennent aujourd’hui les primaties. Tel serait probablement le conseil de César Balbo à l’Italie de nos jours. Plus de rêves donc : les Italiens ne peuvent plus sans folie s’absorber dans une évocation stérile du passé; ils ont un grand avenir à se faire, et c’est avec le présent que l’on fait l’avenir. Or le présent n’est plus ni guelfe ni gibelin; il ne promène plus son choix amoureux de l’absolutisme à l’infaillibilité; il n’est plus le vassal du pape ou de l’empereur. Ni la république antique ni la papauté du moyen âge ne peuvent être regardées comme des primaties toutes faites qu’il serait commode d’exhumer. Ce sont pourtant là des illusions qu’une partie de l’Italie caresse encore. Il semble étrange que la plus humiliée peut-être de toutes les nationalités ne se lasse pas de désigner avec audace le monde entier comme le théâtre de sa future domination. Pour expliquer ce phénomène, on a mis en avant l’imagination vive des méridionaux, leur aptitude à généraliser, leur culte pour les souvenirs antiques dont la tradition jalouse les aveugle sur leurs devoirs présens; mais ne faudrait-il pas en chercher surtout la cause dans les prétentions de la cour de Rome à une dictature morale sur les peuples? C’est pour balancer de pareilles prétentions que se sont produites en Italie les plus vastes théories d’unité; telle a été l’esquisse d’un empire continental tracée par Dante dans son livre de Monarchià, telle est de nos jours l’utopie de la république universelle, dont le partisan le plus habile, Mazzini, choisit justement la capitale du catholicisme pour centre de ses opérations. La révolution et l’église, dans la péninsule, se modèlent l’une sur l’autre, et c’est ce qui les rend impuissantes au même titre. Des deux côtés, l’activité sérieuse décroît au profit de l’exaltation. En ce sujet redoutable, l’historien ne rencontre que théocraties démocratiques ou sacerdotales. Prendre les choses de si haut, c’est bâtir en l’air; or les lois de l’équilibre défendent de commencer une construction par le faîte, comme l’a essayé César Balbo. Ce n’est pas impunément qu’on intervertit, par un pieux excès d’égards pour les traditions, l’ordre naturel des choses humaines; les institutions politiques n’ont pas des bases arbitraires qu’on puisse changer au gré de son cœur : Balbo et bien d’autres l’ont appris à leurs dépens en 1848. La force des choses prévaut toujours contre ces artifices, qui sont nuisibles, même lorsqu’ils sont innocens. Il serait temps enfin de ne plus voir dans le pape un rédempteur nécessaire ou un irréconciliable ennemi; il serait temps de laisser en paix une institution qui a pu avoir dans les affaires politiques de l’Europe ses jours d’intervention efficace, mais qui aujourd’hui ne suffit même plus à sa défense intérieure. Il faut mettre la main à l’œuvre véritable, au labeur des fondations, labeur tenace, humble et patient, qui ne s’accorde pas avec des aspirations trop hâtives vers des tâches plus hautes. Que la race italienne, ambitieuse comme toutes les races bien douées, aime sagement la liberté et s’efforce de devenir laborieuse : à cette condition, comme Balbo l’a dit souvent, l’année 1848 sera peut-être proclamée un jour la première d’un nouvel âge de grandeurs italiennes.


ALBERT BLANC.

Articles par Auteur

  1. Voyez la Revue du 1er janvier 1859.
  2. « Quelle récompense pour César Balbo, — a dit à ce propos M. Ricotti, son collègue à la commission électorale, puis son historien,-— quelle récompense pour lui, après tant de travaux et de déceptions, d’être au milieu de ce splendide réveil le chef du premier cabinet constitutionnel du Piémont, et de proclamer le premier, aux applaudissemens de toute l’Italie, le droit à l’indépendance! » Lorsque, seul avec quelques amis, il pouvait donner un libre cours aux sentimens dont son cœur était plein, Balbo se livrait à des accès de joie qui tenaient parfois du délire. Il lui semblait que la tâche de toute sa vie était accomplie, qu’un succès durable la couronnait, que le pape enfin était converti pour toujours. Il se répétait à lui-même ces paroles qu’on trouve dans une de ses lettres familières écrite lors des premières réformes de Pie IX, et qui sont aujourd’hui tristes et touchantes à lire : « Il en est qui disent que Pie IX fait fausse route, et qu’avant un an tous, pape et sujets, seront mécontens les uns des autres. Nous verrons. Si cela arrive, je donne gain de cause aux amateurs les plus enragés de la sévérité, du segretume, des antiquailles, et de l’ignorance forcée dans le peuple... On ne peut dire le désappointement, la fureur des amis du bon vieux temps. — Patience pour le roi de Sardaigne! disent-ils : s’il veut se perdre, libre à lui de le faire ; mais le pape ! le saint-père ! accorder la liberté de la presse, en autoriser la licence! (C’est ainsi qu’ils appellent toute concession.) Où allons-nous? où sommes-nous déjà arrivés? O temps! ô mœurs! etc.. C’est pourtant ainsi qu’on agit lorsqu’on est un homme consistant et conséquent avec soi-même, lorsqu’on a des principes arrêtés de véritable charité évangélique, de cette vaste et large charité de saint Paul, qui elle aussi, — que dis-je? — qui, elle seule, est un vrai libéralisme. »
  3. « Nous n’avions jamais accepté les réformes du régime consultatif que comme un acheminement à de véritables institutions représentatives, » a dit et écrit Balbo.
  4. C’est-à-dire les républicains, intéressés à compromettre le pape avec l’Autriche, afin de se débarrasser du même coup de ces deux ennemis.
  5. Il ajoute quelques exemples de l’ardeur qui animait les Piémontais. Un vieux colonel en retraite, dit-il, porte le fusil pendant toute la première guerre. Sept frères Brunetta font les deux campagnes. Un enfant quitte sa famille et s’en va faire le coup de fusil devant Peschiera; il reçoit une balle dans son chapeau, vient tout fier à Turin montrer le chapeau troué à sa mère, et retourne se battre à Pastrengo. A l’académie militaire, les élèves des cours supérieurs étant partis pour l’armée, les autres se soulèvent, prétendant qu’à défaut de science leurs dix-huit ans leur donnent le droit de se battre ; on leur refuse le grade d’officier, ils partent comme sous-officiers, etc.
  6. Au risque de multiplier à l’excès les citations, voici encore sur ce triste régime un passage des Meditazioni storiche de Balbo ; « Quant à Rome et à Modène, mal restaurées en 1814, elles furent plus mal gouvernées de jour en jour pendant tout ce temps (1814-1846); ces deux états inaugurèrent à l’envi les persécutions et les mauvaises polices; les états du pape eurent pour caractère spécial le désordre dans les finances, les occupations étrangères et la perte de la dignité sacerdotale par suite de l’intrusion du régime ecclésiastique dans les affaires des laïques. »
  7. Balbo entend par là les réformes libérales, et prend, comme il le fait souvent, le mot révolution en bonne part.
  8. On lit d’autre part, dans un canevas de la portion inachevée du livre Della Monarchia rappresentativa, les titres de chapitres suivans : Bons effets de la liberté religieuse pour le catholicisme. — Difficultés de la liberté religieuse (on ne peut l’établir par des lois civiles) dans les pays catholiques où le catholicisme est la religion de l’état. — Impossibilité là où le prince est chef de la religion catholique. — Ces textes significatifs font vivement regretter que l’auteur n’ait pas eu le temps de terminer son livre.
  9. Préface des Meditazioni storiche.
  10. Discorso sulle Rivoluzioni.
  11. Della Monarchia rappresentativa.
  12. Discorso sulle Rivoluzioni, c. v.
  13. « Ci confortano, » ajoute-t-il, « gli esempi, quello grandissimo sopra futti della impostura napoleonica, di quella libertà rappresentativa cosi ben ordinata da lui ad impostura, ma fatta reale dopo di lui, od anzi lui vivente e presente. »
  14. Nous avons cité, dans la Revue du 1er janvier 1859, quelques lignes où Balbo paraît appeler la France à prendre à Rome la place occupée par l’esprit autrichien.
  15. Une tradition fait descendre les Balbo des Balbus de l’ancienne Rome.
  16. César Balbo semble n’avoir pas d’autre grief contre la révolution religieuse du XVIe siècle. Il lui reproche, comme à toutes les révolutions, la violence. La conclusion des Pensieri contient cette phrase : « La civilisation allemande ne fut jamais aussi avancée qu’au milieu du XVIIIe siècle, époque où la ferveur de la réforme était remplacée par l’indifférence religieuse, qui est beaucoup moins contraire au progrès. »
  17. Pensieri della Storia d’Italia. Conchiusione.
  18. César Balbo ne se bornait pas à annoncer sous cette forme quelque peu lyrique la transformation du globe par l’industrie; il étudiait aussi les conditions spéciales où se trouve la péninsule relativement à cette transformation. L’Osservatore Triestino du 25 janvier 1846, en rendant compte d’un livre du comte Petitti sur les chemins de fer italiens, se montrait jaloux de l’extension prise en Piémont et en France par ce système de communications. « Que ces deux pays, disait-il, construisent des chemins de fer tant qu’il leur plaira; ils pourront participer au commerce général, mais sans détruire la prépondérance de l’Autriche, que personne ne peut empêcher d’être la plus proche de l’Orient. » Le même journal, organe des intérêts autrichiens dans l’Adriatique, prétendait que le Pô et la mer étaient des voies de communication suffisantes pour l’Italie du nord, et combattait les plans proposés par le comte Petitti, qui voulait une ligne d’Ancône à Pesaro, Forli, Bologne, Parme, Plaisance, etc. — Le comte Balbo écrivit là-dessus des lettres remarquables au comte Petitti. Il fit ressortir la naïveté de cet aveu de l’Autriche, qui trahissait sa propre cause en indiquant par ses craintes mêmes précisément le système de routes qui peut faire anéantir cette prépondérance. « La France, dit-il, peut faire aboutir en Italie des voies importantes ; l’Italie peut les continuer chez elle. Cela fait, les pyroscaphes de Trieste en seront pour leurs prétentions, et l’on pourra se passer d’eux. »
  19. Voyez à ce sujet le curieux chapitre IV de la Monarchia rappresentativa.