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De la Nature

La bibliothèque libre.
Amsterdam : E. van Harrevelt (Vol. 1p. 10-19).


DE LA
NATURE.
Τῆς Φύσεως γραμματεὺς ἣν τῶν κάλαμον ἀποβρέχων ἔννουν Suid. de Aristot.
A AMSTERDAM,
Chez E. VAN HARREVELT.
M. DCC. LXI.

PRÉFACE



Avoir les erreurs générales qui ont cours parmi les hommes, il paroît que le Sage doit autant ou plus se défier des opinions communes que des sentiments les plus singuliers. Cela me rassure sur quelques idées particulières semées dans cet Ouvrage. Ce n’est pas au reste que j’aie prétendu dire du neuf  : le monde est trop vieux pour rien apprendre ; & je suis venu trop tard pour oser rien tenter de pareil. J’ai tâché plutôt de faire usage des réflexions d’autrui ; de les accommoder à ma façon de penser, quand je les y ai trouvées conformes, sans croire moins bonnes celles qui me contredisaient. Il seroit réellement bien singulier que j’eusse lu & médité de bons Auteurs sans en profiter. Je ne leur ferai pas cet outrage : au contraire j’ai du plaisir à reconnaître les obligations que je leur ai. Et pourrais-je mieux les reconnaître que d’ajouter à leurs recherches ?

Plusieurs ont dit que tout étoit bien  : quelques-uns que tout étoit mal : d’autres qu’il y avoit plus de bien que de mal  : d’autres encore qu’il y avoit plus de mal que de bien. Moi, j’ai vu partout une dose égale de l’un & de l’autre. J’ai réfléchi sur cet équilibre ; & il m’a paru d’une nécessité absolue.

Donnez aux idées de bien & de mal toute l’étendue qu’elles peuvent avoir. Il n’y a rien, dans la Nature, à qui les qualités de bon & de mauvais ne puissent convenir ; mais la cause, dont la Nature est l’effet, est toute bonne ; & ceci achève de compléter l’équilibre. Car si l’infini, comme tel, est quelque chose de bon, le fini, comme tel, sera quelque chose de mauvais. J’ai donc cru qu'il importoit de m’expliquer dès le commencement, avec plus de hardiesse qu’on ne l’a jamais fait, sur l’essence infinie, de peur qu’on ne m’accusât de la confondre avec le double principe de Manès : j’ai dû avancer & prouver que les qualités de l’infini, étaient d’une nature toute différente de celles du fini. C’est sur cette différence que je fonde principalement la nécessité d’une égalité de biens & de maux dans l’Univers. Ceux qui ne verront pas la liaison de ce début avec le reste du système, ne m'auront pas compris.

Il falloit ensuite fixer le sens de ces expressions, la Nature, Etat de la Nature, perfection de la Nature, plus équivoques que jamais par la diversité des commentaires dont on les a chargées.

Je veux montrer l’équilibre du bien & du mal dans toutes les substances & dans toutes leurs modalités  : n’est-il pas à propos de promener rapidement l’esprit du Lecteur sur la variété immense des choses ? Pour saisir les rapports des ornements d’un Dessein richement historié, au sujet principal, il faut savoir l’histoire & la fable. Mais il n’est que trop ordinaire aux Métaphysiciens de négliger l’histoire naturelle. J’expose à leur vue un grand Tableau où il n’y a pas un trait de lumière qui ne soit mêlé d’ombres, & où les ombres ne soient aussi fières, que les éclats de la lumière sont vifs & brillants. Ce contraste reconnu par-tout, j’insiste sur sa nécessité, que je crois absolue & indépendante de toute volonté. Les raisons m’en ont paru décisives. Je les livre au jugement des plus habiles. Cette cause est celle de l’Univers.

A l’égard de l’uniformité de la Génération dans les trois règnes, même dans le système planétaire, j’ai plus osé que tous les Physiciens qui m’ont précédé. Aucun que je sache, ne l’avoit étendue aux Eléments & aux Astres : au moins on avoit dit, avant moi, que les pierres en enfantaient d’autres.

« Des Physiciens (Avicenne, Albert le Grand, Paracelse, Cardan, Fallope, Et. de Clave, Ferrante Imperato, Tournefort, Colonne) ont attribué aux Pierres une âme végétative, mais insensible, & ils ont voulu prouver qu’elles étaient des corps organisés. Il est difficile de croire qu’il y oit dans des corps aussi denses que des Pierres, des vaisseaux par lesquels des sucs puissent circuler : après avoir rapporté l’exemple des bois durs tels que l’Ebène & le Gajac, celui des Coquilles, de nos dents, de nos ongles, les os des Animaux, ils ajoutent que l’accroissement de ces objets, venant du fond malgré leur dureté, augmente tous les jours, & fournit une preuve de celles des Pierres, qui doivent avoir nécessairement des vaisseaux par où passent les sucs qui les nourrissent.

Il y a des Philosophes (Mutian, Etmuller, Albert le Grand, Borelli, &c.) qui ont été encore plus loin, jusqu’à dire que les Pierres en enfantaient d’autres  ; ils ont rapporté pour exemple le Géode, le Diamant, la Pierre d’Aigle, & autres.

Ferrante Imperato (Liv. 24, p. 575 de son Historia Naturale) est de ce sentiment  ; & Tournefort (Mémoires de l’Académie Royale des Sciences de Paris An. 1702 & 1707.) suivant les mêmes principes, dit que les Pierres sont des corps organisés  ; que toute organisation demande une semence, un œuf qui ait contenu le corps en petit, & qui n’ait eu besoin que de se développer. La structure des Cornes d’Ammon, des Pierres Judaïques, des Bélemnites, des Astroïtes, & des autres Fossiles, suppose des germes ou des moules : on ne trouve aucun de ces moules dans la terre, nulle pièce qui s’en soit cassée ; qui est-ce qui a tiré ces objets des moules ? donc les Pierres & les autres Fossiles viennent de semence.

Les germes des Pierres & des Métaux étant liquides, pénètrent les pores de certains corps d’une figure régulière ; ils s’y durcissent & s’y pétrifient. S’ils se logent dans le creux de ces mêmes corps, ils en retiennent le relief comme nous le voyons sur plusieurs Pierres  ; l’empreinte des Coquilles de S. Jacques, des Oursins, des Cornes d’Ammon, suivant le même Auteur, vient de germe, ainsi que le Cristal de Roche.

Il prouve encore la végétation des Pierres par les noms que l’on grave dans les couches des Carrières  ; ces noms, se remplirent, & les lettres qui les forment sont en relief de deux ou trois lignes d’épaisseur. Il regarde ce relief comme une espèce de calus formé par le suc de la Pierre, de même que la sève remplit l’écorce des Arbres où l’on auroit gravé des noms. La Pierre est donc organisée  : le suc qui la nourrit & qu’elle tire de la terre, doit être filtré dans sa superficie que l’on peut regarder comme une espèce d’écorce, & de là il doit être porté dans toutes les autres parties. La matière des Pierres & des Cailloux est liquide dans son principe, & l’on y remarque des fibres & des veines, de même que les fils qu’on suit en les coupant ; elles ont donc une structure organique, & par conséquent une génération semblable aux corps organiques. » (L’Oryctologie, partie II, p. 136 & 137.)

Je voudrois dégager la Morale des sophismes du raisonnement, & substituer les inspirations de la Nature à de vaines subtilités. S’il arrivoit qu’après avoir lu ce que j’ai dit de l’Instinct Moral, on se fût formé une idée plus flatteuse, plus douce, plus agréable, de la vertu & des devoirs de l’homme ? je serai content.

Quand on parle des Opérations de l’esprit, on ne sauroit être trop court, parce qu’il faut être clair, & qu’un discours prolixe en fait de métaphysique, est sujet à manquer de clarté. Mais l’extrême concision, surtout celle que je me suis prescrite, suppose dans le Lecteur une si grande familiarité avec ces sortes de matières, que je n’aurois peut-être pas dû être si exact à supprimer des détails & des éclaircissements qui ne se présenteront sûrement qu’aux plus instruits & aux plus attentifs. Considérer l’esprit dans le germe préexistant, dans le germe fécondé ou le fœtus, dans le germe développé ou le corps parfaitement organisé  : suivre la marche des deux substances unies dans le progrès de leur développement mutuel sans les confondre, expliquer les opérations de l’une par le jeu & les mouvements de l’autre ; c’est le plan de la Physique des Esprits. Je n’en ai guère donné que les principes  : je me suis borné à l’essentiel : j’ai passé rapidement sur ce qu’on trouve trop longuement ailleurs  : en un mot j’en ai laissé beaucoup plus à penser & à méditer que je n’en ai dit. Mon dessein étoit de rassembler en 30 pages le fond de toutes les observations, recherches & méditations que l’on peut faire sur l’Union de l’esprit au corps, & la variété des phénomènes qui en résultent ; & d’y mettre plus de choses que de mots.

Mon Livre n’est donc pas fait pour les petits-maîtres, les petites-maîtresses, & tous les autres qui n’aiment point à réfléchir. Je les préviens  : c’est du poison pour eux. S’ils y prenaient goût, ils perdraient aussitôt celui des frivolités qui les occupent si agréablement. Et quel gain compenseroit cette perte ! Mais n’ayant pas la moindre teinture des connoissances métaphysiques & physiques en tous genres, qu’il leur faudroit pour m’entendre, ils seront rebutés à coup sûr dès la première page. Tant mieux. Procul este profani.

A Amsterdam le 24 juin 1761.

INTRODUCTION

Plan de l’Ouvrage & Dessein de l’Auteur.



Le Spectacle de la Nature offre une complication d’énigmes, livrées à notre sagacité. Chacun de nous a un droit pareil de dire son mot. Les Sages, nos prédécesseurs & nos maîtres, ont usé librement du privilege. Leur exemple nous invite à prendre cette innocente liberté. Ceux qui nous suivront, entraînés par la même démangeaison de deviner, s’amuseront encore à contempler des objets, qui ne semblent à demi-voilés, que pour ménager aux savans dans tous les âges, le plaisir exquis d’exercer leur curiosité, & l’espoir trompeur de la satisfaire.

Dans l’explication des phénomenes naturels, le génie ne peut que partir d’une supposition quelconque. Qu’il ne se lasse donc pas de supposer, jusqu’à ce que le hazard, plus fécond que le génie, lui présente une hypothese, qui, en combinant tous les effets, je n’en excepte pas les plus extraordinaires, les réduise d’abord à un seul effet général, & exprime ensuite de celui-ci tous les détails particuliers.

I. L’homme souffre, l’homme est méchant. Pensée chagrinante, que l’amour propre rend chaque jour plus amere ; que la réflexion aggrave ; que la raison désolée trouve révoltante. Les solutions ne nous manquent pourtant pas. Mais toutes peu satisfaisantes, elles n’ont que l’avantage de nous rapprocher de la vérité, en nous épargnant des erreurs[1].

Un Etre tout bon n’est point l’auteur du mal, pas même par une permission implicite, conséquente à des décrets antérieurs. Maître absolu des événemens, il doit répondre des suites. Bientôt on seroit forcé d’allier la souveraine malice à l’extrême bonté.

En vertu d’une nécessité métaphysique, le mal est essentiellement uni au bien dans le fini. Avec un peu d’attention & de bonne-foi, nous découvrons que l’un & l’autre s’y trouvent en portion égale. D’où résulte un Equilibre nécessaire de biens & de maux dans la nature, qui en fait l’harmonie.

II. Comment ce qui n’étoit pas, put-il passer à l’existence ? Par quelle force vivifiante ce qui n’est que d’hier, donne-t-il aujourd’hui l’existence à son semblable ? Je passe l’examen de ces questions délicates. L’analogie de la Nature exige, que, depuis l’atome qui échappe à nos sens jusqu’au globe étincellant, le pere de la lumiere, tous les Etres se reproduisent de la même maniere. Vous verrez rentrer, dans l’unité de cette loi, tous les regnes, tous les genres, toutes les especes. À l’aide d’une logique exacte & d’une assez bonne collection de faits, la Generation uniforme des Etres, paradoxe apparent, pourra devenir plus que vraisemblable.

III. Deux Anglois ont été les premiers à rapporter les fondemens de la morale à un instinct précieux, qu’ils ont nommé le goût ou le sentiment du juste & de l’injuste. Il étoit tems qu’on bannît de cette science des idées abstraites, pour y substituer un systême d’affections. Partant du point où ces philosophes se sont arrêtés, je tâcherai de pousser plus loin mes recherches sur l’Instinct moral. Je développerai le méchanisme de ce sixieme sens tout semblable aux autres, mais plus excellent qu’eux ; ceux-là ne sont que pour l’individu, & la Nature nous a donné l’autre pour le bien de l’espece. J’en suivrai l’influence dans l’établissement de la société & des Loix politiques. J’indiquerai aussi les moyens de le perfectionner au profit de l’humanité.

IV. J’entends par Esprits, les Etres qui pensent, quelles que soient leur essence & leur origine ; sur quoi je hazarderai seulement une ou deux réflexions. La théorie des opérations de ces mêmes êtres, assujettie à des principes aussi constans, aussi invariables que les régles de l’optique & de l’acoustique, c’est ce que j’appelle la Physique des esprits, qui terminera cet ouvrage.

Je veux interroger la Nature, attendre ses réponses sans les prévenir, comprendre ses leçons avant de les interpréter, ne jamais décider & mettre toujours mes lecteurs en état de le faire. Qu’un esprit plus vif s’éleve avec légéreté à des spéculations ingénieuses, pour s’y complaire librement. Idolâtre de ses assertions, il les annoncera comme des principes : & sa hardiesse en imposera peut-être. J’aime mieux que l’étude des effets me mene, quoique lentement, à la connoissance des causes. En garde contre des conjectures vagues, je n’adopterai mes pensées qu’aprés leur avoir fait subir l’épreuve des faits & de l’expérience. Le spéculateur, fier de ses prétendues découvertes, se flattera d’avoir dérobé le secret de la nature ; les foibles ressorts, qu’il imagina, seront à son jugement les vrais mobiles du Monde. La Nature est trop sage pour se laisser surprendre. Ce n’est que dans un commerce simple & assidu, qu’elle nous admet à sa confidence, & nous instruit de ses mysteres.

CHAPITRE I

Exposition préliminaire.


Au premier coup d’œil, le plaisir & la douleur, l’abondance & la misere semblent jettés comme au hazard dans l’Univers, & répandus indifféremment sur toutes les Créatures. Une seconde vue nous découvre de l’ordre dans cette distribution. Le vice & la vertu, pris l’un pour l’autre, circulent comme une monnoie universelle, reçue indistinctement de tous les Peuples. Ces especes ont pourtant un cours réglé. Nous remarquons qu’elles baissent & qu’elles haussent toujours en même proportion.

L’Economie physique est telle que le bien & le mal s’y engendrent avec une égale fécondité. Ils découlent naturellement du fond des essences. Ils sont le développement d’un germe aussi inépuisable d’un côté que de l’autre. Dans le systême moral vous trouvez des Etres, qu’on croiroit méchans par instinct. Il y en a qui se font méchans par choix, parce qu’ils ne trouvent pas d’intérêt à être bons. Les tempéramens heureux sont décidés au bien presque sans leur participation. La multitude auroit bien de la peine à rendre raison de sa conduite. Au moins ils offrent tous un contraste bizarre de joie & de tristesse, de droiture & de malice. Si quelques-uns se prétendoient privilégiés, sans examiner combien il faudroit rabattre de leurs prétentions, il suffit de dire que les exceptions seront toujours assez rares pour être négligées. L’admiration ou l’épouvante, dont ces sortes d’exemples frappent les esprits, prouve qu’ils sortent de la sphere commune.

Nous ne valons pas mieux & nous ne sommes pas pires que les générations passées. Ni l’éloquence de Rousseau, ni les brusques incartades de Voltaire, ni la misantropie d’un sombre déclamateur ne nous persuaderont jamais, que nous avons dégénéré. Qu’un adulateur indiscret vienne publier aussi que la nature s’améliore en vieillissant ; le droit des gens impunément violé, la personne sacrée des rois indignement outragée, la fraude & l’ambition qui s’efforcent de régler le sort des empires, la mer qui, devenue l’esclave de l’avidité d’une seule nation, n’ose presque plus porter d’autres vaisseaux que les siens, les deux mondes enfin en proie à une guerre barbare, déposeront contre lui.

Ô hommes ! Consolez-vous des miseres attachées à votre condition, par la jouissance des plaisirs, dont votre infortune même vous fait une loi. Apprenez à vous défier de la vertu de vos semblables, & à supporter leur corruption ; en quoi consiste la perfection de la philosophie, si elle n’est pas une chimere.

CHAPITRE II

De l’essence & de l’existence d’une cause.[2]


Tout est cause ou effet. Disons mieux : une seule chose est cause, tout le reste est effet.

Je conçois trois choses dans une cause : une volonté qui se détermine, une intelligence qui connoit, une puissance qui opére.

La volonté seule ne suffit pas pour agir. Elle n’est pas active par elle-même. Nous l’éprouvons à chaque instant. Tout nous résiste. Le moment, qui nous échappe, voit naître nos desirs, & celui, qui le suit, en découvre la vanité. Nos membres même, par indisposition ou par lassitude, se refusent souvent au service que nous en exigeons. L’intelligence seule, sans la volonté & la puissance, se réduira à une connoissance oiseuse. Supposez une intelligence jointe à votre bras, qui en voie l’intérieur, qui connoisse le méchanisme des muscles & le jeu des fibres motrices ; ce n’est pas assez pour le mettre en action. Il faut d’abord une volonté qui le détermine à se plier ou à s’étendre ; puis une énergie capable de seconder ces déterminations. Il arrive pourtant que l’effet suive immédiatement la simple volonté que vous avez de remuer le bras. Mais dans ces occasions-là même vous n’avez garde de la regarder comme la cause productrice de ces mouvemens. Vous sentez bien qu’elle ignore la maniere dont ils s’operent. Vous parlez, vous voyez, vous souffrez ; mais vous ignorez ce qui fait l’articulation du oui & du non, ce qui se passe à l’origine du nerf optique. Le physique du sentiment est encore un secret impénétrable, & pour l’homme philosophe qui le cherche, & pour la femme voluptueuse qui ne songe qu’à se procurer des sensations agréables, sans se charger du soin dégoûtant de les analyser. Or la cause, qui produit tous ces effets, doit les connoître pleinement, dans toutes leurs circonstances. Les lumieres, que l’anatomie nous fournit sur des phénomenes si merveilleux, pourront bien, avec le secours des instrumens, nous mettre un jour en état d’assigner dans le cerveau le département particulier de chacune de nos sensations, de quelque genre qu’elle soit. Mais c’est trop s’avancer que de soupçonner que nous y puissions jamais découvrir de l’intelligence & de l’activité. Qui osera nier d’ailleurs que la docilité du pied droit, lorsque je marche, ne soit aussi aveugle, que ma volonté au gré de laquelle il s’avance devant le pied gauche ? L’un pénetre-t-il plus le dessein que j’ai de marcher, que l’autre ne conçoit la maniere dont le premier obéit à un ordre qu’il ne comprend pas ?

Enfin c’est l’efficacité qui complette la cause, joignant l’exécution à la volonté, suivant telles loix connues. Tout être privé d’intelligence & de volonté ne peut être supposé actif de lui-même. Il y a de la contradiction à donner à la matiere une force attractive nécessairement inhérente, mais aveugle, & dont les opérations ne soient point dirigées par une cause extérieure intelligente. Car alors comment les corps célestes pourront-ils suivre réguliérement la raison inverse des quarrés des distances au centre ? En vertu de quoi auront-ils pu choisir cette proportion, préférablement à tant d’autres combinaisons possibles ?

J’appelle donc cause, ce qui a dans soi le principe de son activité, ce qui porte dans son essence complette, la raison prochaine & ultérieure de l’effet qu’il produit. Après ce court éclaircissement, la proposition énoncée au commencement de ce Chapitre, est évidente. Elle ne deviendra sujette à controverse que chez les Sophistes faussement subtils, qui feroient extravaguer le bon-sens.

D’abord, qu’il faille remonter à une cause efficace par elle-même, c’est ce qu’on a suffisamment prouvé avant moi. Une progression même infinie d’effets qui procédent les uns des autres, où l’on fait entrer tout ce qui est, suppose une telle cause en même tems qu’elle l’exclue. Car, dit le docteur Clark, si l’on envisage ce progrès à l’infini, comme une collection d’êtres ou d’effets contingens, qui tiennent les uns aux autres, dont il n’y a pas un qui ne dépende de celui qui le précéde ; il est évident qu’il ne peut avoir de cause interne de son existence, puisqu’aucun n’est supposé exister par lui-même. On veut pourtant qu’il existe, cet assemblage prétendu infini de phénomenes. C’est donc par la fécondité d’une cause extérieure, qui n’a point elle-même de cause.

L’unité de cette cause n’est pas moins incontestable. S’il y avoit deux causes de cette nature, elles seroient indépendantes l’une de l’autre, & de tout le reste, illimitées par conséquent & infinies. De là deux infinis distincts, premiere absurdité. Ces deux causes tirant d’elles-mêmes leur efficacité, existeroient nécessairement & indépendamment. Chacune d’elles pourroit être conçue exister seule ; & l’on pourroit concevoir l’autre comme non existante. D’où il s’ensuivroit qu’aucune n’existeroit nécessairement ; seconde absurdité. J’en ajoute une troisieme. Ces deux causes auroient un pouvoir immédiatement efficace d’effectuer leurs volitions. Et à raison de leur indépendance absolue ces volontés pourroient être contradictoires.

Supposé donc que l’une voulût créer le monde & que l’autre ne le voulût pas ; par la volonté efficace de la premiere, le monde existeroit, & par la volonté également efficace de la seconde, il n’existeroit pas.

CHAPITRE III

Dieu ne nous est connu que sous la notion de Cause.


Dieu seul se comprend lui-même. Quand nos foibles esprits veulent remonter à cet être impénétrable, ils n’ont que des termes humains pour exprimer une essence divine. L’inconvénient augmente lorsque nous voulons scruter ses desseins suprêmes. Nous balbutions : nous nous trompons : l’erreur est inévitable. Nous raisonnons en hommes des ouvrages d’un être qui agit en Dieu.

Les peuples les plus sages & les plus polis de l’Univers, les Egyptiens, les Grecs & les Romains tomberent dans l’absurdité la plus étrange, en aggrandissant l’idée de la divinité, de toutes les qualités humaines, bonnes & mauvaises. Au temple ils exaltoient la gloire & la sainteté de leurs dieux. L’hyperbole n’étoit point épargnée. Dans leurs livres ils les chargeoient des noirceurs de l’envie, des excès de la cruauté, des horreurs de l’impudicité. Et par un délire de la superstition, ils faisoient monter le vice & la vertu des objets de leur culte, à un degré d’atrocité & de perfection imaginaires, dont ils n’avoient aucune notion.

Des philosophes s’éleverent fortement contre l’extravagance de leurs concitoyens. Malheureusement ils outrerent la raison. Pour délivrer les Dieux de l’amour, de la haine, de la colere, & des autres foiblesses de l’humanité, ils leur refuserent cette bienveillance céleste que nous appellons providence. La divinité d’épicure, oisive au plus haut du firmament, voit avec indifférence les mortels ramper sur la terre, comme un essain de vils insectes, qui se jouent sur un grain de sable, & dont les jeux imbécilles ne l’affectent point[3].

Nous sommes accoutumés à dire : Dieu bon, Dieu juste, Dieu sage, Dieu intelligent. On nous a encore appris que Dieu aime, qu’il hait, qu’il punit, qu’il récompense. Mais assurément, ou ces façons de parler sont vuides de sens dans notre bouche, ou elles expriment mal les attributs de la Divinité. Si l’on entend par bonté, sagesse, justice & intelligence divines, des qualités semblables, à l’extension près, à celles qui se rencontrent dans les hommes, on tombe dans un Antropomorphisme subtil qui n’en est que plus dangereux. Des traits si peu rélevés défigurent la Majesté Suprême, aulieu de la peindre.

La sagesse, qui pour nous est un choix judicieux entre le bien & le mal, un éloignement sincere de celui-ci & la pratique volontaire de l’autre ; la sagesse peut-elle convenir à celui qui par son essence est incapable de mal ? L’intelligence qui instruit, qui éclaire, qui découvre la vérité & dissipe les prestiges de l’erreur, appartient-elle à un Esprit qui n’a rien à comprendre, qui voit tout dans lui, qui sait tout, parce qu’il a tout fait ? Ou soutiendra-t-on qu’une sombre lueur qui nous égare, soit un rayon échappé de la lumiere universelle & inaccessible ? Quelle est cette justice inconcevable qui défend expressément de punir les enfans des fautes de leurs peres[4], & ordonne au Roi d’Israël d’exécuter à la rigueur l’interdit porté contre les hamalécites, plus de quatre cens ans après leur crime, c’est-à-dire, sur des hommes qui ne pouvoient pas avoir participé à l’impiété de leurs ancêtres, sur des enfans à la mamelle, dont l’innocence les en rendoit encore moins responsables [5]! Quelle étrange bonté dans le créateur, de faire à l’homme des dons empoisonnés dont il prévit l’abus, de vouloir qu’il soit sollicité sans cesse au mal par un penchant fatal qu’il lui donna, résolu de le châtier avec la plus terrible sévérité, s’il a le malheur d’y succomber ! Qu’elle confine de près à la malice ! Et cependant qu’elle est supérieure à ce tendre sentiment qui nous porte à procurer aux autres tout le bien qui est en notre pouvoir ! Ici la raison confondue se tait.

Sans doute Dieu est saint & trois fois saint. Mais c’est l’infinité même de sa sainteté qui l’éléve si fort au dessus de notre portée. Un peu plus bas & plus proche de nous, elle ne seroit plus digne de lui. Semblable au soleil dont les rayons touchent le limon & la fange, sans en être souillés, le mal qu’il peut prévenir & qu’il n’empêche pas, ne porte point atteinte à sa pureté ; au lieu que l’homme seroit coupable de laisser commettre le crime, qu’il dépend de lui de réprimer. En vain l’on employera toute la force du génie à presser, pour ainsi-dire, les actions les plus vertueuses, à en extraire ce qu’elles ont de plus pur & de plus droit, pour en former une idée de la sainteté divine. Ce qui rehausse le mérite de celles-là, c’est la liberté pour le mal ; imperfection qui ne se trouve point dans l’Etre par excellence.

S’il est vrai que Dieu aime & qu’il haïsse ; convenez aussi que ces affections dans lui, ne ressemblent en rien, même pour le fonds, aux passions des mortels. S’il se repent d’avoir créé l’homme, cette repentance n’a rien de commun avec le chagrin que l’on conçoit d’une fausse démarche, ou d’une disgrace imprévue. De quoi s’affligeroit ce maître absolu ? Il a tout arrangé. Rien n’arrive contre sa volonté[6]. La révolte d’un ver de terre porteroit-elle l’épouvante au trône de l’éternel ? Il n’acquiert point de nouvelles lumieres ; la droiture n’a pas besoin de rectifier ses sentimens, ni de réformer ses opérations. Comment donc connoître la maniere dont le mal moral l’affecte, dont il compâtit à nos miseres ? Où en est le type ?

Pourquoi s’obstiner à vouloir déchirer le voile sacré dont cet objet invisible se plaît à s’envelopper. Il parle de lui-même dans les livres saints. Est-ce pour nous découvrir ce qu’il est, ou pour nous mettre dans l’impossibilité de le connoître jamais. Ses termes sont moins proportionés à sa grandeur qu’à notre foiblesse ; de plus sublimes ne seroient pas entendus. Mais ceux que nous comprenons, pris à la lettre, seroient un tissu de contradictions ; & la licence, qu’on a prise de les interpreter, a engendré toutes sortes d’erreurs. Que de théologiens & de peintres sont les apôtres de la superstition ! Les uns en peignant la divinité sous une forme humaine ; les autres en la faisant agir selon les vues & les caprices de l’homme.

Nouvelle témérité, nouvelle méprise. On prétend s’élever de l’effet à la cause, de l’ordre qu’on admire dans l’Univers, à la sagesse de son Auteur. « Pour voir qu’il y a une sagesse souveraine, il ne faut qu’ouvrir les yeux & les porter sur les merveilles de la Nature. Quand la considération des Cieux & des Astres, de leur beauté, de leur lumiere, de leur grandeur, de leurs proportions, de leur perpétuel mouvement, & de ces révolutions admirables qui les rendent si justes & si constans dans leurs changemens divers, ne nous convaincroit point de cette vérité ; nous la trouverions marquée dans les vagues & sur le rivage de la mer, dans les plantes, dans la production des herbes & des fruits, dans la diversité & dans l’instinct des animaux, dans la structure de notre corps & dans les traits de notre visage. Il est impossible que toutes les parties de la Nature conspirent à nous tromper en nous montrant les caracteres d’une sagesse qui n’existe point réellement [7]. »

Voyons si ce témoignage universel n’est point suspect. Il me semble, à moi, plein d’illusion, d’erreur, & d’imposture. Il favorise les deux contraires. Les Manichéens l’emploioient avec autant de succès, pour en déduire l’existence d’un principe méchant. Ils opposoient à ces traits de sagesse, un désordre aussi réel : tant d’animaux nuisibles, les orages, les tonneres, les tremblemens de terre, la peste, la famine, les maladies, la douleur, la mort, & ce déluge de crimes qui inonde la société : se croyant en droit’insérer l’inhabileté de l’ouvrier, d’un ouvrage si irrégulier.

En concluant de l’effet à la cause, on ne peut pas légitimement accorder plus de perfection à celle-ci, qu’il n’y en a dans celui-là. L’excès ne seroit fondé que sur une conjecture incertaine. L’exactitude & la précision logiques exigent de plus qu’on donne à la cause tout ce que contient l’effet. On juge de là quel inconvénient il y a d’avancer que Dieu s’est peint dans son ouvrage, & que chaque partie de l’univers porte l’empreinte de quelqu’un de ses attributs. L’ordre qui y regne, n’est pas plus le type visible de sa sagesse, que notre imbécillité n’est l’image de son intelligence.

L’existence de l’effet prouve invinciblement celle de la cause. Pourquoi ne peut-on pas conclure de même des qualités de l’un à celles de l’autre ? C’est qu’ici la cause & l’effet sont d’un ordre différent. L’effet est contingent, & la cause nécessaire ; l’un fini, & l’autre infinie. Or il n’y a rien d’analogue entre le fini & l’infini. Parvenus à la connoissance d’une cause nécessaire, tenons nous y : toute recherche ultérieure sera dangereuse. Pour en raisonner à priori, avons-nous de quoi assurer nos spéculations, confirmer nos hypotheses, réaliser nos fictions ? Comment former des analogies à posteriori ? L’Etre, que nous tâchons de pénétrer, étant unique & isolé au delà de tout, ne se range sous aucune espece connue.

Il y a un Dieu, c’est-à-dire, une cause des phénomenes dont l’ensemble est la Nature. Quel est-il ? Nous l’ignorons, & nous sommes destinés à l’ignorer toujours, dans quelqu’ordre de choses que nous soyons placés, parce que nous manquerons toujours d’un moyen de le connoître parfaitement. L’on pourroit encore mettre sur la porte de nos temples l’inscription qu’on lisoit sur l’autel que l’aréopage lui fit élever : Deo ignoto.

CHAPITRE IV

D’une unité d’action dans la nature.


On vient de voir qu’il n’y a qu’une cause. Ce nom ne convient point aux instrumens par qui la cause universelle agit, ni aux mobiles aux quels elle a communiqué une portion de son activité. Aussi ces prétendus agens produisent, par une force qu’ils n’ont pas, des effets conçus avant qu’ils fussent. Mais au commencement, la cause éternelle qui avoit engrainé, pour ainsi dire, les événemens les uns dans les autres, afin qu’ils se succedassent infailliblement selon sa volonté, toucha le premier anneau de la chaîne immense des choses. Par cette impression permanente, l’univers vit, se meut & se perpétue.

D’une unité de cause suit une unité d’action, laquelle ne paroît pas même susceptible de plus ni de moins. C’est en vertu de cet acte unique que tout s’opere. Quand il sera épuisé, tout cessera.

Depuis que l’on étudie la Nature, on n’y a point encore remarqué de phénomene détaché, de vérité indépendante. C’est qu’il n’y en a point & qu’il ne sauroit y en avoir. Le tout se soutient par la mutuelle correspondance de ses parties. À coup sûr si une seule arrachée violemment de sa place, rompoit la continuité, toute l’économie naturelle en souffriroit. C’est comme une voûte dont les voussoirs font équilibre. Qu’un seul s’échappe, l’ouvrage entier va crouler.

Il résulte de tout ce que l’on a dit jusqu’ici, que la Nature n’est pas la cause unique, mais l’acte unique de cette cause, ou, si vous voulez, l’ordre dans lequel les choses procédent : ordre uniforme, quelque bizarres qu’en soient les résultats à notre jugement : ordre invariable, quoique l’orgueil se flatte vainement d’en changer le cours : ordre où viennent se placer tous les Etres par une alternative de générations & de destructions, pour concourir à cette variété d’événemens, qui doit embellir les Annales du Monde.

CHAPITRE V

De l’état présent de la Nature.


Le véritable état de la Nature n’est pas celui où les Etres se trouvent à leur naissance, abstraction faite de tous les accroissemens qu’ils peuvent se donner par une énergie interne, ou recevoir de l’influence des objets du dehors, aux quels ils sont soumis ; mais la condition que la Nature se propose de leur procurer, comme la plus convenable & la meilleure. L’état véritable d’une plante, d’un rosier par exemple, n’est pas celui où il n’existe que dans son germe, où il n’a poussé qu’une tige foible, garnie seulement d’un petit nombre de feuilles à demi-développées, ni même lorsqu’il a commencé à nouer quelques boutons. C’est plutôt lorsqu’au printemps il se couronne de fleurs brillantes dont les couleurs vives & le doux parfum qu’elles exhalent, charment la vue & l’odorat.

Tout Etre chérit son existence & cherche à l’aggrandir autant qu’il en est capable. Le moindre bluet suce la terre ; par une force aspirante il pompe ce suc & le filtre jusqu’à l’extrêmité de ses feuilles. Il se nourrit encore des pluies qui l’arrosent. Il s’étend, il croît, il atteint peu à peu la perfection de son espece. L’esprit humain doit suivre la loi commune. L’on ne voit pas ce qui pourroit troubler ou arrêter la progression de ses connoissances ; ce qui s’opposeroit à son développement ; ce qui étoufferoit l’activité de cet esprit tout de feu qui a certainement sa destination, puisque Rien n’est fait en vain[8] ; & dont la destination ne sauroit être que d’imaginer, inventer & perfectionner.

Non : les hommes n’étoient pas faits pour errer dans les forêts, à la maniere des ours & des tigres. S’il en est qui se contentent de cette vie misérable, qui peut-être la préferent à une autre plus heureuse pour nous, c’est que la cause productrice devoit remplir avec une profusion magnifique, toutes les classes de l’animalité, faire des animaux domestiques & d’autres incapables d’être apprivoisés, des hommes sauvages & des hommes sociables. Mais, comme il n’y a guere d’apparence que les premiers puissent se défaire de leur grossiéreté, afin de s’élever à quelque chose de mieux ; il seroit aussi contre les intentions de la Nature, que les autres languissent dans leur imbécillité originelle, en laissant se perdre par l’inaction, des facultés qu’ils n’ont que pour en faire usage.

La société est donc l’ouvrage de la Nature, en tant que produit naturel de la perfectibilité humaine, aussi fertile en mal qu’en bien. Les arts & les sciences, les loix & la forme variée des gouvernemens, la guerre & le commerce, tout enfin n’est qu’un développement. Les semences de tout étoient dans la Nature : elles sont écloses, chacune à son tems. Peut-être elle recele encore dans son sein d’autres germes plus lents, dont les races futures recueilleront les fruits. Alors la sphere du génie s’étendra ; il prendra lui-même une forme plus grande. L’arbre des sciences acquerra de nouvelles branches. Le catalogue des arts augmentant, leur description deviendra plus ample. L’on verra aussi de nouveaux vices & d’autres vertus.

Ne croyons pas que les êtres aient la force de sortir de leur état naturel. Ils y sont retenus par des liens qu’ils ne rompront pas. Si quelques-uns ont le pouvoir de modifier leur existence, cette liberté ne passe point les bornes de leur espece. Sur ce fondement, leur sort actuel sera regardé comme leur condition naturelle. L’étude du présent suffit au sage.

CHAPITRE VI

Dégré de perfection convenable à la Nature.

Nous avons appris à distinguer deux sortes de perfections : l’une absolue, appanage exclusif de la cause unique, c’est l’infini : l’autre relative, qui est le propre des productions de la cause, & qui consiste en ce que chaque Etre ait les qualités qu’exige le rang qu’il occupe dans l’univers.

Sans nous mettre en peine si le Monde où nous vivons, est le meilleur possible, voyons ce qu’il est, avant de raisonner sur ce qu’il peut être. La Nature est aussi parfaite qu’il se peut dans le systême actuel. Lorsque Moyse représente Dieu parlant & créant, il lui fait approuver tous ses ouvrages, & en exalter également la bonté, à mesure qu’ils sortent de ses mains tout-puissantes. Il crée les feux souterrains qui embraseront des villes entieres, les eaux qui submergeront le Globe terrestre, l’homme qui tuera son frere & blasphémera son Auteur ; néanmoins il dit que tout est bon. C’est que l’embrasement de Sodome, le Déluge Universel & l’impiété des hommes sont réellement des ingrédiens nécessaires du plan qu’il projetta, avant la naissance des tems.

On admet communément une troisieme espece de perfection, une perfection de préjugé : celle qui résulte d’une idée arbitraire du beau, d’une convention gratuite, souvent démentie par le bon-sens. Celle-ci fait regarder certaines parties comme plus nobles que d’autres, & certaine texture comme plus délicate qu’un tissu different. Mais elle varie avec les mœurs, le climat, les intérêts, & ressemble à un pur caprice.

L’Essence absolument parfaite n’a pas plus la liberté de se dépouiller de ses perfections propres pour les donner à une autre, que de se détruire elle-même. Si pourtant, selon une opinion bizarre, elle distribuoit à ses créatures des portions quelconques de ses attributs, dans la mesure qui leur convient ; ces qualités toutes bonnes dans leur source, s’altéreroient en la quittant, pour passer dans le créé, où étant limitées, les confins en seroient semés d’inconvéniens que nous tenons pour des maux.

Lorsque l’Etre Suprême résolut de revêtir le néant de l’existence, il dut s’attendre à voir cette existence, parfaite dans lui, se détériorer dans les nouveaux Etres que sa main préparoit. Supposé qu’ils dussent exister par une émanation divine, il ne put ignorer que ceux, aux quels il se communiqueroit davantage, seroient infailliblement les plus méchans. Il prévit que l’amour de soi, la liberté, l’intelligence qui, comme des écoulemens de ses perfections infinies, alloient devenir propres du fini créé, y seroient des qualités défectueuses, avec un dégré de vice proportionné à leur bonté intrinséque. Alors non seulement toutes les formes seront nuancées de graces & de défauts, mais il faudra que les plus belles soient les plus vicieuses. L’homme se croit la plus noble des Créatures. Qui oseroit le lui disputer, depuis qu’il a trouvé l’art de se faire de ses foiblesses des titres de grandeur[9], & que s’égalant à la Divinité, il a exigé des autels & des adorations ? Mais disconviendra-t-il qu’il ne soit le plus misérable des Etres, le seul qui ose s’éloigner de l’ordre, le seul dont le repentir aille jusqu’au désespoir, le seul que l’on voie maudir son existence & redemander l’anéantissement. De toutes les prérogatives de l’humanité, l’intelligence & la volonté sont les plus précieuses & les plus funestes. Ce contraste n’a rien d’étonnant. Les attributs de l’infini, alliés au fini, en contractent l’impureté. Ils dégénerent d’autant plus, qu’ils sont d’une essence plus délicate, plus fine, plus relevée. Il faut donc que les facultés de connoître & de vouloir, les plus sublimes dans Dieu, deviennent les plus basses dans l’homme. En effet rien ne dégrade plus celui-ci, que d’être attaché au crime & à l’erreur.

Quoique l’Etre complet enserre dans le vaste contour de son immensité toutes les existences actuelles ou possibles ; quoique celui-là seul soit réellement & en vérité, qui est indépendamment & nécessairement ; quoique tout soit dans lui & qu’il ait droit de s’attribuer tout l’être[10], cependant quelle absurdité de vouloir que la raison de l’homme, l’instinct du chien, la rapidité du cerf, la splendeur du soleil soient véritablement des parties détachées de sa substance, hors de laquelle rien ne peut exister ! Disons plutôt qu’il donna la vie & la forme à ses conceptions éternelles, c’est-à-dire qu’il créa le monde & ses propriétés. Il ne les tira point de lui, ni d’ailleurs. Elles n’étoient nulle part. Il voulut qu’elles fussent : il dit & elles furent.

Or dans ce systême-là même le résultat de la création n’est encore qu’un composé de biens & de maux, avec un équilibre précis des uns & des autres. La puissance créatrice en prenant tout son essor, ne fera jamais rien d’infini. Ses productions ont toujours des bornes, qui sont pour elles une source nécessaire de vice ; & ce vice attaque les essences créées dans toutes leurs qualités & dans tous les dégrés de celles-ci : en sorte qu’il n’en est pas un qui ne porte avec soi sa dose d’imperfection. Ce n’est pas une merveille, que plus ces qualités sont excellentes, plus elles aient de mal comme rivé à leur nature. Je m’étonnerois au contraire qu’il y en eût une seule pure & sans alliage ; car la toute-bonté n’appartient pas au fini. Je serois également surpris que la meilleure ne fût pas la plus défectueuse, puisque chaque dégré d’excellence, de quelque façon qu’on l’entende, est toujours incomplet.

Je ne développerai point ici une preuve qui sera beaucoup plus sensible après quelques momens d’observation. J’en ai dit assez pour conclure d’avance que la perfection dont la nature est susceptible, consiste en ce que la somme des biens y égale précisément celle des maux.

CHAPITRE VII

De la Iérarchie naturelle des Etres, & de leur Variété.


Léchelle des Etres, appuiée sur le centre du Monde, s’éleve de tous les côtés, & va se perdre au delà de ses bornes connues. Il y a bien loin de l’échellon d’où nous partons, jusqu’au premier, & encore bien loin de celui où nous parvenons, jusqu’au dernier. Le néant est à un bout : l’existence infinie occupe l’autre. Livrez votre imagination à toute son énergie, & tâchez de concevoir la multitude prodigieuse d’intermédiaires entre les deux extrêmités. Sommes-nous au milieu ? Sommes-nous en-deçà ou au-delà du milieu ? Quand nous jettons un coup d’œil sur le monde des insectes & des animalcules qui rampent à nos pieds, nous nous croyons très-près du sommet de l’échelle. Lorsque, levant les yeux, nous voyons l’aigle planer dans la région du tonnerre, lorsque nous contemplons une infinité de globes immenses rouler dans des spheres plus élevées les unes que les autres, nous nous trouvons placés bien bas.

L’Univers s’est agrandi à nos yeux, depuis l’invention du télescope & du microscope. Il seroit double & triple, si ces instrumens doubloient ou triploient de force. Nous avons découvert du mouvement, de la vie, du sentiment, de l’instinct, où nous ne soupçonnions pas le l’existence. Les prétendus espaces imaginaires se sont trouvés remplis de Planetes & de Soleils plus considérables que ceux que l’on découvre à la simple vue. Une partie de l’Univers est encore sous le voile. Au moins ce qui affecte nos sens suffit pour exciter notre admiration. Nous sommes surtout frappés de la gradation des êtres, si prodigieusement nuancée.

D’abord les élémens se combinent. Un petit nombre de principes simples sert de base à tous les corps. L’air, l’eau, la terre, le feu, les sels s’unissent & prennent mille formes variées, que l’imagination la plus forte n’auroit pas prévues, qu’elle conçoit à peine après l’analyse des composés. La terre seule, cet amas de grains spongieux, souples & ductiles, offre une diversité étonnante, si le prodige étoit moins commun. Que de genres & de classes ! Terre ordinaire, argile, marne, tuf, ocre, bole, talc, gyps, spat, sable, sablon, gravier. Terre colorée, rouge, blanche, verte, noire, grise, jaune, brune, dorée, argentine, mêlée d’une ou de plusieurs couleurs, avec une teinte plus ou moins forte. Que sera-ce, si l’on fait entrer dans la distinction des terres, l’odeur, la saveur & d’autres qualités plus particulieres : celles de résister aux acides, de se calciner au feu plutôt que de s’y vitrifier, d’être saponaire, de brûler comme le bois ; & celles que les Physiciens ignorent encore ?

Platon suivi de plusieurs modernes, dit que l’eau chargée de parties terreuses se pétrifie en se desséchant, mais que la terre abonde dans ces mélanges. Que de composés divers va produire ce suc lapidifique ! Qui pourra compter toutes les especes de pierres fines, dures, transparentes ou opaques, de crystaux, de marbres & de cailloux, de pierres empreintes & figurées ? La riche variété de ce genre de fossiles a quelque chose de singulier. Il n’y a peut-être pas un objet dans la Nature, dont il ne nous donne une image ressemblante. Les crystallisations se forment sous trois, quatre, cinq angles, & davantage. Nous y trouvons des poligones de toutes les sortes, réguliers & irréguliers ; des prismes, des cubes, des cylindres, des cônes, des pyramides. Les pierres précieuses forment un systême complet de couleurs, avec tous les passages connus d’une nuance à l’autre, tous les tons du blanc au noir, auxquels répondent le Diamant & le Jayet. Les Dendrites représentent des plantes, des arbres & des buissons ; des oiseaux, des quadrupedes, des figures humaines. Les pierres de Boulogne & de Florence méritent encore plus l’attention des curieux ; ils y voyent des villes, des paysages, des rivieres, une mer, un ciel, sans que l’imagination y mette rien.

Passons aux substances métalliques : ce sont des terres vitrifiables, unies à une matiere de feu, nommée phlogistique. Ici nous avons des métaux proprement dits, fusibles & malléables, qu’on ploye sans les casser ; là des demi-métaux friables & cassans ; des métaux parfaits, que le feu n’altere point ; des métaux imparfaits, que l’action du même élément réduit en chaux, puis en verre ; des métaux qui perdent leur fluidité en se refroidissant ; un autre qui reste toujours en fusion, sans chaleur sensible : car les nouvelles expériences de la congélation du Mercure n’empéchent pas que son état naturel sur la terre ne soit celui de fusion ; des métaux enfin qui, augmentant de volume lorsqu’ils se figent, se moulent aisément, au lieu que d’autres diminuent de masse, se resserrent, & semblent fuir l’empreinte qu’on vouloit leur faire prendre.

Le regne végétal a été plus étudié qu’aucun autre. Les Naturalistes ont parcouru toute la terre en herborisant. Le bas des vallées, le sommet des montagnes, le creux des cavernes, le fond des rivieres, l’abîme de la mer, rien n’a échappé à leurs recherches curieuses. Cependant les Guettard, les Jussieu, les Linnaeus auront beau enrichir les herbiers des Tournefort & des Vaillant, leurs collections demeureront incomplettes. Ceux qui se chargeront du soin de perfectionner celles-ci, y laisseront encore des lacunes. Quand tous les vuides seront-ils remplis ? Quand pourra-t-on se flatter d’avoir saisi & reconnu toutes les formes que le suc végétatif a prises, en passant par des degrés si fins, du Corail & du Nostoch où il n’a qu’une activité lente & foible, qui avoit trompé les plus clair-voyans, jusqu’à la plante où il semble prendre du sentiment ?

La magnificence de la Nature augmente à mesure que notre pensée s’éleve des corps que la terre renferme dans ses entrailles, à ceux qui restent attachés à sa couche supérieure, & de ceux-ci aux êtres qui se promenent sur la surface du globe, ou qui s’élancent dans son atmosphere. Ici il y a plus qu’un mouvement sourd & tout interne : il est local ; précipité, rallenti ; droit, curviligne, perpendiculaire, oblique. L’esprit animal, diversement combiné avec la matiere grossiere, la façonne & l’organise. La variation des organes en nombre, en grandeur, en finesse, en texture interne, en figure extérieure, donne des especes qui se divisent & se subdivisent à l’infini par de nouveaux arrangemens. Une surabondance d’élément séminal, dépositaire de la forme spécifique, peuple chaque division d’une foule d’individus qui se ressemblent tous, quoique tous différens les uns des autres. Quelle fécondité dans la cause ! Pour en avoir une idée légere (car c’est tout ce qu’on peut espérer), considérons d’abord l’animalité en petit & en infiniment petit.

Eustachius avoit fait un microscope qui donnoit la grosseur d’une noix ordinaire à des grains de sable, passés par un tamis de soye fort serré. Cet instrument lui fit appercevoir un petit animal qui sortoit d’un de ces grains de sable imperceptibles, comme d’un antre. Je laisse aux observateurs d’insectes à juger de la finesse du cœur, des veines, des arteres, & des vaisseaux lymphatiques de cet animalcule, ou plutôt de cet atôme organisé, de ce rien ou presque rien vivant. Il s’agiroit ici de suivre l’animalité dans toutes ses métamorphoses, de la voir non pas sauter brusquement d’un état à l’autre, mais y parvenir par des changemens délicatement gradués, dont la suite est tellement liée & pressée, qu’elle n’offre point de vuide où l’on puisse supposer de nouvelles combinaisons. Elle s’arrête à chaque espece, autant de tems qu’il en faut pour lui donner toutes les formes qui peuvent lui convenir.

La distance du Ciron à l’Eléphant, à l’homme, à l’Aigle, est trop grande pour l’embrasser d’une seule vue. Prenons celle du Ciron à la Fourmi, ou de l’animalcule d’Eustachius, au Ciron. Armons nos yeux du microscope de cet observateur. Toutes les grandeurs intermédiaires existent sous une forme animale avec une proportion exacte d’organes & de membres. Elles existent sous la figure d’oiseaux, de reptiles & de poissons. Les semences de ces petits animaux, fourmillent de vers ; & leur petitesse étonnante, plus prodigieuse encore dans sa variété, n’est pas le dernier terme. Remontons à présent du Ciron à la Fourmi, de la Fourmi à la Cigale, au Mulot, au Liévre, au Chien, au Tigre, au Cheval, au Bufle, au Chameau. Songeons que par-tout les entre-deux sont aussi abondamment peuplés, aussi richement diversifiés… je m’arrête à cette esquisse ébauchée, livrant le lecteur à la force de son imagination.

Mais qu’admirera-t-on davantage, ou l’immense variété des Etres, ou l’équilibre parfait de biens & de maux, qui se maintient entre eux ? Dans la gradation des essences & des vertus dont elles sont douées, le pire est toujours à côté du meilleur. En suivant les nuances du bon, à mesure qu’elles s’affoiblissent, on trouve de même que l’espece qui semble avoir été négligée dans la distribution générale des dons, est exempte des miseres qui en sont inséparables : commençons par observer, nous raisonnerons ensuite[11].

CHAPITRE VIII

Vue générale de la Nature : double tableau qu’elle présente.


L’axe du monde incliné & les orbites planétaires devenues elliptiques sont une des sources principales du bien & du mal physiques. Delà en effet la température variée des climats, les chaleurs de la zone ardente, le froid qui rend les poles inhabitables, & l’air plus doux qui regne des tropiques aux polaires ; la fécondité de nos campagnes, & la stérilité des déserts ; la vicissitude des saisons, passage éternel du plaisir à la douleur, des agrémens du printems, aux ardeurs brûlantes de la canicule, des richesses de l’automne à l’intempérie de l’hiver. De la rotation du globe, la succession du jour & de la nuit : jour qui prête sa clarté aux scenes sanglantes que nous abhorrons, & aux actions généreuses que l’on n’admirera jamais assez : nuit qui répand à propos ses pavots bienfaisans sur le manœuvre fatigué, pour réparer ses forces, & qui couvre de ses ombres criminelles l’inceste & l’adultere.

On diroit que la Nature se combat sans cesse avec une constance cruelle. Le tems produit par lui-même est par lui-même détruit. Il engendre tout, puis il dévore ses enfans. Les élémens servent en esclaves ses volontés contraires. L’air, le principe de la vie, se charge d’exhalaisons infectes, & va porter des semences de mort au sein de ceux qui le respirent. La bise succede au doux zéphyr. Les vents réguliers assurent la navigation : les aquilons furieux troublent la plaine liquide.

Le feu échappé des veines des cailloux, s’attache aux matieres combustibles pour réchauffer nos membres engourdis, pour préparer à nos estomacs débiles une nourriture facile à digérer, pour fondre & façonner les métaux. Ce même feu ébranle la terre jusques dans ses fondemens, détruit des villes entieres & consume leurs habitans. Sous la forme d’une flamme subtile, il nous dédommage de l’absence du soleil. Le méchaniste adroit le substitue comme force mouvante à toute autre puissance pour mouvoir de grandes machines ou élever des poids énormes. Le Héros sanguinaire l’employe, comme élément destructeur, à satisfaire sa rage inhumaine.

L’eau humecte la terre & la fertilise, arrose les plantes & les fait germer, désaltere les animaux & facilite la dissolution des alimens qui entretiennent leur vie. L’eau fait la communication des deux mondes en comblant l’abîme qui les sépare, qu’on n’eût point franchi vuide. Les rivieres & la mer sont des réservoirs communs qui fournissent à la délicatesse de nos tables. Nous avons beau les dépeupler par droit ou contre le droit : la Nature en jouant répare leurs pertes. Les eaux, élevées en vapeurs à une hauteur médiocre de l’atmosphere, y temperent pendant le jour les rayons enflammés du Soleil : la nuit elles retombent en rosées abondantes, attendrissent les fruits, & les ouvrent à la douce chaleur qui les pénetre & les mûrit. Mais nous opposerons à ces avantages précieux, les torrens grossis des neiges & des pluyes, qui détruisant les digues qu’on opposoit à leur fureur, causent des dommages si considérables ; les brouillards épais & malsains qui semblent nous envier la lumiere du Soleil, qui engendrent encore les rhumes & les catharres ; les orages terribles de l’Océan atlantique ; les trombes, ces grandes colonnes d’eau, qui fondent tout-à-coup sur un vaisseau, le brisent & le submergent ; les thyphons si dangereux & si fréquens, en certaines saisons, dans la mer de la Chine ; la bizarrerie étrange de toutes les mers, qui conduisent heureusement au port des guerriers que suit le trépas, & engloutissent dans leurs flots des citoyens industrieux qui apportoient à leur patrie les richesses d’un autre pays ; les déluges en un mot dont on nous montre encore des vestiges & dont le souvenir seul imprime la terreur…

De quelque maniere que les couches terrestres se soient durcies en s’affaissant & se précipitant vers le centre, les supérieures sont restées dépositaires de tous les trésors de la terre, qu’elles nous prodiguent tour à tour. Par malheur ces biens sont pour les bons & pour les méchans ; d’où il arrive que cette profusion mal-entendue les rend aussi nuisibles que profitables au tout. La terre est pour tous, & n’est à personne. L’homme n’en possede par droit que ce qu’il peut en occuper, c’est-à-dire, l’espace borné à l’étendue de son être, quelque part qu’il existe. La terre cependant est un sujet de guerre entre les Rois. Pour en posseder la superficie que nous occupons, ils nous font rentrer dans son sein avant le tems. Ne seroit-il pas plus heureux pour nous de n’en être jamais sortis ?

Qu’on exagere tant qu’on voudra la structure merveilleuse de la terre, qui la rend si propre à porter toutes sortes de fruits ; ces montagnes d’où découlent les fleuves ; ces vastes campagnes, couvertes de moissons dorées ; ces côteaux couronnés de vignobles ; ces vergers plantés de fruits ; ces vallées où les troupeaux trouvent une herbe tendre & fraîche ; ces bassins d’eaux minérales, préparés par une main invisible ; les vertus innombrables des végétaux ; l’utilité universelle des sels ; tant de métaux, le mercure surtout d’un usage si étendu dans la médécine, remede infaillible contre le venin mortel qui attaque le genre humain jusques dans la source de la vie. Tout cela n’est que le contrepoids de notre misere. Cette affluence de biens me rappelle les peines qu’ils coûtent, les maux qu’ils doivent adoucir, & ceux encore qu’ils aigrissent. En garde ici contre les accès d’une philosophie sombre qui empoisonne tout, je dis avec candeur que le grand nombre de ces dons vantés, sont des présens dangereux, que les plus utiles nous étoient dus à double titre, comme nécessaires à nos besoins naturels, & comme le produit légitime de nos travaux. Il faut remuer la terre & l’ensemencer. Si elle rend plus qu’elle n’a reçu, ce surplus n’est qu’un pur salaire. Nous y comptons. Faut-il que la famine soit quelque fois le seul prix d’une confiance si raisonnable !

D’ailleurs quelles obligations lui aurons-nous pour les vins qui fortifient le corps & troublent la raison ? Pour les plantes médicinales qui ne le sont que par le poison qu’elles contiennent ? Pour une foule de remedes qui nous seroient à charge, si nous ne portions pas dans nous le germe de toutes les maladies ? Pour une quantité d’épiceries dont le plus grand avantage est de réveiller l’appetit, & le moindre inconvénient de brûler doucement les entrailles ? Toutes les propriétés du regne minéral dédommageront-elles l’Univers des maux que l’or seul lui a faits, & qu’il continue de lui faire ? Heureuses les nations qui n’ont connu ce métal funeste que pour en faire présent aux Dieux ! Plus heureuses celles qui n’ont jamais eu que des dieux de bois ? L’Histoire nous apprend qu’il est dangereux de naître dans le pays & à côté de l’or, même sans y mettre de prix. Chez nous où l’or est l’équivalent de tout, il n’est rien aussi qu’il ne corrompe. Il donne des attraits au crime. Il brille, & la vertu s’évanouit.

La Nature approfondie ne nous montrera rien de contraire à ce coup d’œil général. Dans chaque systême particulier, comme dans l’ensemble, nous verrons le mal germer auprès du bien, croître en même proportion, se propager avec une énergie pareille. Je n’ai garde de convenir, avec Bayle, qu’il y ait beaucoup de mal & quelques biens ; je ne vois pas d’un autre côté que les biens surpassent les maux[12]. Je n’avouerai pas même que ce partage inégal soit possible. Les réformateurs du monde prendront ceci pour un défi. Eh bien, tâchons d’accorder leurs idées, travaillons sur leur plan, réformons toute la machine, au gré de leurs desirs indiscrets ; ou corrigeons seulement les défauts grossiers dont ils se plaignent.

D’abord la vicissitude des saisons choque les ignorans. Et certes il y a assez d’honnêtes gens dans cette classe pour mériter des égards. C’est en leur faveur que les poëtes ont feint un âge d’or, dont la premiere prérogative étoit un printems éternel. Effaçons donc l’angle d’inclinaison de l’équateur sur le plan de l’écliptique. (au reste Burnet a soutenu qu’il n’avoit pas toujours été). Changeons les ellipses en cercles réguliers, & rendons toutes les spheres concentriques, comme dans l’ancien systême. Passant par dessus les difficultés & les inconvéniens d’une pareille hypothese, plaçons la terre dans une situation & à une distance si favorables & si invariables du soleil, que cet astre ne semble jamais sortir du même signe, & que ce signe soit précisément celui qui préside aux plus beaux jours de l’année. Peuple d’insensés, vous voilà satisfaits. Le ciel sera toujours pur & serain. Vous ne vous plaindrez plus de la longue absence du soleil qui laisse regner l’affreux hiver, ni de sa chaleur excessive qui vous brûle. Il n’est plus permis qu’au zéphyr de souffler. N’appréhendez plus que la nue qui porte la foudre, la laisse tomber sur vos têtes. La terre encore sera toujours couverte d’un gazon fleuri. Vous allez jouir de tous les agrémens qui vous charment. Mais souvenez-vous que la saison des fleurs n’est ni le tems des semailles ni celui de la récolte. La terre qui, loin de vieillir, rajeunissoit tous les ans, s’use visiblement. Elle manque de pluyes qui l’humectent. Le soleil trop tempéré n’éleve point assez de vapeurs. Le même astre toujours à une même distance d’elle, la sollicite sans cesse à produire, & ne lui permet pas de se délasser, ni de se refaire. Elle s’épuise. Sa force se consume en vains efforts. Tout ce qu’elle produit, reste dans un état d’avortement. Demain elle ne sera plus qu’une poussiere stérile.

S’il n’y a qu’un peuple léger, capable de desirer un printems perpétuel, les souhaits de ceux qui lui font ce reproche, sont-ils plus raisonnables ? Une chaîne de montagnes escarpées arrête la marche fiere des conquérans. Abaissons-les. L’inégalité raboteuse des terreins s’oppose à l’embellissement des jardins des princes, borne les vues, rend les alignemens difficiles. Que la surface du globe soit donc unie, sans creux, sans hauteurs. Mais nous supprimons les sources essentielles des fontaines & des rivieres.

Ces inégalités, dit Mr. de Buffon, qu’on pourroit regarder comme une imperfection à la figure du globe, sont en même tems une disposition favorable & qui étoit nécessaire pour conserver la végétation & la vie sur le globe terrestre : il ne faut pour s’en assurer, que se prêter un instant à concevoir ce que seroit la terre, si elle étoit égale & réguliere à sa surface. On verra, ajoute-t-il qu’aulieu de ces collines agréables d’où coulent des eaux pures qui entretiennent la verdure, aulieu de ces campagnes riches & fleuries où les plantes & les animaux trouvent aisément leur subsistance, une triste mer couvriroit le globe entier, & qu’il ne resteroit à la terre de tous ses attributs, que celui d’être une planete obscure, abandonnée, & destinée tout au plus à l’habitation des poissons[13].

Le nautonier, surpris par un calme opiâtre, meurt de soif au milieu des eaux. Dessalons celles de la mer ; il se désaltere & revit. Est-ce pour longtems ? Au bout de quelques jours le vaisseau est enveloppé d’un atmosphere pestilentiel que les vapeurs salines qui s’elevoient de la mer, préservoient de la corruption. En vain l’on renouvelle l’air de la cale, celui qui succéde n’est pas plus pur que le premier. Il faut qu’un autre mal suive un autre bien.

O vous, qui voyez votre pays ravagé par des inondations fréquentes, ou des volcans embrasés ! Si l’eau étoit raréfiée jusqu’à la subtilité de l’air, elle n’auroit pas la force d’entraîner vos bleds, vos bestiaux & vos maisons. Mais alors les peuples, qui habitent les bords du Nil & du Gange, se plaindroient que les débordemens réguliers de ces fleuves ressemblent à des brouillards légers qui n’abreuvent point assez la terre pour la fertiliser. La mer ne porteroit point. Les poissons vivroient-ils dans un élément si subtil ? Étouffez encore ce feu souterrain qui fournit aux éruptions épouvantables de l’Ethna & du Vésuve. Quelques-uns de nos physiciens vous diront que la terre ne produira plus de minéraux ; que les pierres ne se cuiront point ; que les marbres resteront informes ; que les mines ne mûriront point ; que les sources chaudes où les corps paralytiques recouvrent le sentiment, se refroidissent déjà, & perdent toute leur vertu. Ainsi par une fatalité réelle, en faisant disparoître un mal, on supprime un bien. L’introduction d’un nouveau mal seroit de même le germe d’un bien nouveau.

Quels que soient nos souhaits, fussent-ils réalisés, & qui nous assurera qu’ils ne le sont pas dans quelqu’un de ces mondes qui roulent sur nos têtes[14], nous ne parviendrons point à un bien exempt de mal. Par contre, toute la malice du mauvais principe supposé par les manichéens & leurs semblables, ne produiroit pas un vice, dont il ne résultât un avantage égal.

CHAPITRE IX

Les Créatures perdent à chaque moment autant d’existence qu’elles en reçoivent.


Ce qui n’est pas ne change point : il reste toujours dans la même négation de l’être. Ce qui existe infiniment est invariable ; il n’a point de nouvel être à recevoir. Tout ce qui est intermédiaire doit changer à chaque moment. Il ne jouit de l’existence qu’en détail & la portion qu’il en posséde à la fois, est la plus petite qu’il se puisse. Elle est terminée au moment présent ; car le fini n’est pas susceptible de persévérance. S’il pouvoit rester deux momens de suite dans un même état, il n’y auroit point de répugnance à supposer qu’il y restât aussi trois & quatre momens successifs & davantage. Alors on confondroit la durée du tems avec l’éternité. L’un cependant est aussi essentiellement mobile, que l’autre est constante. Or il n’y a point d’existence moindre que celle qui cesse d’être au moment qu’elle est, la seule qui convienne à la créature dans l’ordre actuel.

L’existence finie contient une sorte d’infinité. Elle résulte d’une infinité d’existences infiniment petites, comme une infinité d’étendues infiniment petites donne une étendue finie.

Il est très-vrai de dire que les créatures vivent & meurent à chaque instant. Elles meurent à chaque moment, en perdant à chaque moment l’existence qu’elles avoient l’instant d’auparavant. Elles vivent néanmoins, parce que l’existence momentanée qu’elles perdent dans tel point de tems que l’on voudra, est subitement remplacée par une nouvelle existence du même ordre. Donc les créatures perdent à chaque moment autant d’existence qu’elles en reçoivent.

Quand l’univers passa du néant à l’être, il y avoit une distance infinie de l’état où il étoit à celui qu’il prenoit, de la non-existence à l’existence. Il ne falloit pas moins qu’une puissance infinie pour lui faire franchir cet intervalle. L’univers fut ; c’est le premier moment. De celui-ci au second, il y a encore toute la distance possible, une distance infinie : comme les intervalles de la suite naturelle des nombres renferment une infinité de nombres. Ainsi l’univers étoit aussi insuffisant de lui-même à exister dans le second instant que dans le premier, & il ne put passer du premier au second, ni du second au troisieme, etc., que par une puissance infinie qu’il n’avoit pas. Loin qu’il y ait aucune connexion entre l’instant actuel de son existence & celui qui l’a précédé, ou celui qui le suivra ; il y a au contraire entre chacun de ces trois instans tout l’éloignement qu’il peut y avoir. D’où je conclus que cela fait trois existences ou trois portions de l’existence tout-à-fait différentes, dont chacune exclut les deux autres, ensorte que l’univers doit absolument perdre l’une pour recevoir l’autre.

Ceci est un mêlange délicat de géometrie & de Métaphysique : assemblage au reste si commun dans la Nature, qu’il est presqu’impossible de faire un pas, sans en rencontrer quelque trace.

Entre Zero & 1, il y a un nombre infini de quantités numériques fractionnaires ; de même entre 1 & 2, 2 & 3. C’est l’expression de ce que je viens de dire. De 0 à 1, il y a une différence infinie : car 0 n’est rien, & 1 est la somme d’une infinité de fractions qu’il y a entre 0 & 1. La différence de 1 à 2 est égale ; & le nombre 2 est 1, c’est-à-dire la somme d’une infinité de fractions qu’il y a entre 0 & 1, plus la somme d’une infinité de fractions qu’il y a entre 1 & 2. La différence de 2 à 3 est encore la même.

Mais la différence de 1 à 3, est composée des deux précédentes, savoir celles de 1 à 2, & de 2 à 3. La différence du premier terme à tel autre pris à volonté dans la progression naturelle, sera toujours la somme de toutes les différences égales qu’il y a du premier au second, du second au troisieme, etc. ; & cette somme sera exprimée par le terme qui précéde immédiatement celui auquel on est parvenu. La différence de 1 à 4, est 3 : celle de 1 à 8, est 7, etc.

La différence de deux termes quelconques dans la progression naturelle, dont aucun n’est le premier, est le terme qui précéde le plus haut, moins celui qui précéde le plus bas. La différence de 4 à 10, est 9 - 3 = 6.

Le Lecteur achevant d’appliquer cette formule à l’existence successive de l’Univers, à tous les momens de cette existence, & à toutes les manieres d’être qu’il a éprouvées[15], se convaincra par lui-même qu’à chaque instant il perd une portion d’existence égale à celle qu’il reçoit ; qu’après un terme quelconque de son existence il se trouve en avoir autant perdu que reçu, parce qu’il n’a jamais que l’existence présente ; qu’à tout moment il laisse une façon d’être pour en prendre une autre, & que cette derniere ne lui est même donnée que pour l’empêcher de retomber dans le néant, ou d’être reduit au pur possible avec le mode qu’il abandonne.

De fortes raisons d’analogie nous portent à croire que le monde a commencé d’exister par le plus petit terme, comme la suite des nombres commence par l’unité qui est le moindre : sa progression naturelle ne croît que par l’addition du moindre nombre encore. Dans 1, 2, 3, 4, 5, &c. Chaque terme ne gagne jamais que l’unité sur celui qui le précéde. Ainsi l’univers ne reçoit à la fois que la plus petite portion de l’être, une portion égale à celle qu’il eut au commencement.

Tout dans la Nature suit cette marche la plus vîte, quoique la plus lente. Tout y existe d’abord sous la plus petite forme qui lui convient, & se développe à chaque moment de son existence le moins aussi qu’il se peut, parce que ce moins est l’extrême : chaque progrès étant nécessaire dans une continuité où il ne doit pas y avoir de vuide. D’ailleurs ce développement est aussi rapide que la completion de chaque progrès le permet : car l’existence à l’égard du créé fini, n’est que le développement gradué & in-interrompu du germe. Nouvelle loi qui l’empêchant de s’arrêter jamais deux instans de suite au même état, l’entraîne le plus prestement d’un état à l’autre.

Les manieres d’être que le Monde n’a plus, & celles qu’il n’a pas encore, lui sont absolument indifférentes ; elles ne lui sont rien. Le mode actuel lui est essentiel : car son existence actuelle sans ce mode est une chimere, comme l’existence & la vérité abstraites. Donc en perdant ce mode, il perd l’existence qui lui est si intimement liée.

Le monde est une substance qui doit avoir une façon d’être, & qui n’en peut avoir qu’une à la fois. Sa durée est un passage le plus rapide d’un mode à l’autre, ensorte que le second détruit toujours le premier. Le monde vieux de sept mille ans, a eu sept mille ans d’existence & essuyé autant de révolutions qu’il y a de plus petits termes dans ce laps de tems. C’est-à-dire qu’il a perdu sept mille ans d’existence & autant de manieres d’être que cette durée en a pu contenir. On raisonnera de la même sorte à l’égard des créatures particulieres qui existent dans le tout.

CHAPITRE X

De la Nutrition des Etres, principe nécessaire de leur destruction.


Tout ce qui est se sent-il exister ? Nous manquerons toujours des expériences nécessaires pour décider cette question métaphysique. Jamais nous ne serons en état de rendre justice là-dessus à tous les regnes, au moins dans une précision exacte. Quand même le hazard, après nous avoir fait épuiser toutes les erreurs sur ce point, nous conduiroit à la vérité, nous ne pourrions pas encore nous assurer d’y être parvenus. Au moins on ne doute pas que tous les Etres, ceux même qu’on suppose n’avoir pas la conscience de leur existence, ne cherchent pourtant à la perpétuer suivant la mesure des moïens qu’ils ont reçus. Il est donc un amour universel de l’être répandu dans toutes les créatures, soit qu’il y réside sous la forme très-simple d’un mouvement organique, soit d’un sentiment plus ou moins développé & réfléchi. Il donne naissance à deux besoins nécessaires & aveugles comme lui : le besoin de vivre dans soi-même jusqu’à un certain période de tems marqué, & le besoin de donner la vie à son semblable. Le premier a pour but la conservation limitée de l’individu. Le second assure la durée permanente des especes. Bien qu’en satisfaisant l’un & l’autre, l’animal le plus instruit ne songe guere aux intentions de la Nature, elle a pourtant attaché le bonheur au plein contentement de tous les deux. Est-ce un attrait pour l’engager à entrer dans ses vues ? Sûrement ce n’est pas une récompense de son zele à les seconder.

Mon dessein est d’envisager ici la nutrition & la réproduction des Etres, comme deux branches-meres de l’arbre du bien & du mal.

La Nature ordonne à tous les animaux de manger. En prenant ce terme dans la plus grande étendue, l’ordre se trouvera aussi général qu’il est absolu. Il s’adressera à tous les Etres, & ne souffrira point de modification. Tout ce qui existe varie, s’altere, dépérit, & ne reste pas deux instans de suite dans le même état. Cette altération continuelle de tous les corps, qui les fait languir, est une faim réelle ; & quoique l’apétit soit particuliérement affecté aux animaux, on ne court aucun risque de l’universaliser, d’autant que tous les corps transpirent ; que la transpiration étant une dissipation de parties substantielles, ils ont besoin d’être sans cesse réparés & sustentés, & qu’ils y sont tous excités par un même mouvement machinal. Mais les uns trouvent leur nourriture auprès d’eux. Il y en a qui l’attirent d’une très-grande distance. Ceux qui sont doués du mouvement progressif ont la peine de l’aller chercher, & souvent ils fatiguent beaucoup pour se la procurer.

Les élémens diffus par-tout & en quelque sorte confondus ensemble, se servent d’aliment les uns aux autres. Personne n’ignore que le feu se nourrit d’air, qu’il suffoque & meurt s’il n’en a pas une quantité suffisante ; il dévore encore presque toutes les choses. L’air se rassasie d’eau, selon divers degrés de saturation, connus sous les noms de densité & de rareté : il a pour cet effet une viscosité, en vertu de laquelle il s’attache facilement les particules humides qu’il s’approprie ensuite. L’eau à son tour s’impreigne d’air & de feu. Ce n’est que par eux qu’elle entretient sa fluidité : aussi elle commence à se geler, lorsqu’elle est destituée de matiere ignée, & alors il s’en échappe une quantité de petites bulles d’air qu’on voit venir crever à sa surface, & permettre aux parties élémentaires de l’eau de se rapprocher & de s’unir en un tout solide. Les eaux ferrugineuses digerent beaucoup de fer, lequel y est si finement dissous qu’on ne devoit pas l’y soupçonner, & qu’il falloit pourtant l’y soupposer pour le reconnoître. La terre ne se nourrit-elle pas de toutes les substances hétérogenes qu’elle recouvre & qu’on regarde comme ses productions ?

Un liquide circule dans l’intérieur du globe. Il se charge de parties terreuses, huileuses, sulphureuses, qu’il porte aux mines & aux carrieres pour les alimenter & hâter leur accroissement. Ces substances en effet sont converties en marbre, en plomb, en argent, comme la nourriture dans l’estomac de l’animal se change en sa propre chair. Les Chymistes ont reconnu que l’huile minérale a besoin de phlogistique & d’un peu de terre, pour entretenir son flegme. Les sels se rassasient d’eau ; la quantité qu’ils peuvent en prendre suffit pour les diversifier & en faire des alcalis, des acides, ou des sels neutres. Ils sont tout percés de pores dont ils se servent à pomper l’humidité de l’air & de la terre, à peu près comme quelques insectes aspirent la rosée avec leur trompe.

Suivant le systême ingénieux des effluences & des affluences de la matiere électrique, le corps électrisé s’épuise en élançant de tous côtés une très-grande quantité de la matiere qu’il contient ; il répare son épuisement par une pareille abondance de matiere électrique qui lui vient non seulement de l’air environnant, mais encore de tous les corps situés dans son voisinage.

Le Ciel nous offre le même phénomene. L’on a dit avec assez de vraisemblance que les globes lumineux se repaissent des exhalaisons qu’ils tirent des globes opaques, & que l’aliment naturel de ceux-ci est ce flux de parties ignées que les premiers leur envoyent continuellement ; que les taches du soleil, qui semblent s’étendre & s’obscurcir tous les jours, ne sont qu’un amas des vapeurs grossieres qu’il attire dont le volume croît ; que ces fumées que nous croyons voir s’élever à sa surface, s’y précipitent au contraire ; qu’à la fin il absorbera une si grande quantité de matiere hétérogene qu’il n’en sera pas seulement enveloppé & incrusté, comme Descartes le prétendoit, mais totalement pénétré. Alors il s’éteindra : il mourra, pour ainsi dire, en passant de l’état de lumiere qui est sa vie, à celui d’opacité qu’on peut appeller une mort véritable à son égard. Ainsi la sangsue meurt en s’abreuvant de sang.

Par une suite nécessaire de cette extinction des Etoiles, les Planetes qui leur dérobent leur feu, s’embraseront & deviendront lumineuses. À la vérité les bouches des anciennes montagnes ardentes se multiplient. Il n’y a pas deux siecles que le Japon vit s’ouvrir dans son sein deux volcans dont toutes les éruptions ont été jusqu’ici plus abondantes les unes que les autres. Jamais les secousses de tremblement de terre ne furent ni si étendues ni si fréquentes, que depuis quelques années. De nos jours un nouveau gouffre s’est ouvert près de Grénoble en Dauphiné, où les habitans de Tuylins craignent encore d’être engloutis. Lorsqu’on s’autorise de ces faits pour conclure que le feu de la terre augmente, qu’elle se remplit d’une plus grande abondance de matiere éthérée, qu’elle approche rapidement de sa combustion entiere, qu’elle ne sera tôt ou tard qu’une éponge de feu, ou semblable à un globe de fer rougi ; l’on a de la peine à se refuser à l’apparence de cette conjecture[16].

Quelque fondées que soient ces révolutions des corps célestes, si conformes d’ailleurs aux métamorphoses qui s’operent sous nos yeux, l’usage que j’en veux faire ici, c’est d’en conclure que toutes les choses se servent mutuellement de nourriture les unes aux autres. La conservation de la Nature se fait à ses propres dépens. Une moitié du tout absorbe l’autre & en est absorbée à son tour. Ce qui n’est que vrai à l’égard des êtres inanimés, est sensible dans les plantes, & visible chez les animaux.

Les Plantes n’ont pas le choix de leurs alimens. Mais qu’elles sont bien dédommagées de ce privilege imaginaire ! Elles n’ont ni la peine de les aller chercher, ni le soin de les préparer. Leur nourriture est toujours à leur portée, elle vient même les trouver, toute assaisonnée, & d’une facile digestion. C’est le suc de la terre & la rosée du ciel ; suc imprégné de sels, de grains métalliques, & de graisses animales ; rosée douce & aussi pure que l’eau filtrée entre les cailloux. Ainsi, sans sortir de leur place, les végétaux se nourrissent commodément des debris des deux autres regnes. Tandis que les feuilles développées s’imbibent de l’humidité de l’air, les racines qui se multiplient, s’allongent, & grossissent par degrés selon l’âge, la grandeur, & conséquemment les besoins de la plante, sont autant de tubes capillaires ou de petites pompes aspirantes qu’elle employe à succer la terre qui l’environne, exprimant tout ce qui est analogue à sa substance, laissant tout ce qui lui est contraire. Un Observateur attentif est tenté de reconnoître dans ce méchanisme merveilleux une sorte de connoissance qui apprend aux tiges tubulaires à biaiser pour éviter une pierre, & dans la rencontre de deux veines de terre différentes, à préférer toujours la meilleure.

Il y a des animaux qui, n’ayant pas plus de mouvement progressif que les végétaux, se nourrissent à leur maniere. Tels sont l’œil-de-bouc & les autres de la même espece qui en baillant hument l’air & l’eau dont ils vivent. Tels aussi ces petits insectes de la couleur de la plante, à laquelle ils sont attachés par le ventre, parfaitement immobiles, reduits à se nourrir de la seve de cette même plante[17].

Quelle variété agréable de vermisseaux aîlés qui prennent l’essor & volent librement par-tout dans la campagne, parce qu’ils ont un droit réel à tous les fruits. L’aigle & le héron donnent la chasse aux moindres oiseaux, avec la même justice, que ceux-ci viennent chercher sur la terre les vers qui y rampent.

Des différences marquées tant dans les organes extérieurs des quadrupedes, que dans la conformation des parties internes qui servent à la digestion, distinguent les animaux ruminans des carnivores. La nature qui n’assigna aux premiers que les végétaux pour nourriture, accorda aux seconds une liberté plus ou moins étendue, de s’entre-dévorer. Ceux-ci furent armés à ce dessein de toutes les piéces nécessaires pour se saisir de leur proye & la déchirer : armure qui fut justement refusée à ceux qui n’en avoient pas besoin pour brouter l’herbe. Ces especes different encore par des qualités plus intérieures. La chévre & la brébis sont douces, timides & sans courage. L’âne est humble, obéissant & très-peu industrieux. Le cerf & le liévre ne savent user de leur légéreté que pour éviter la meute qui les poursuit. Ils sont tous des animaux domestiques, c’est-à-dire un peu moins que sociables. Au lieu que les lions, les ours & les tigres, qui se nourrissent de chair, sont indomptables. Ils respirent le sang. Ils ont un air terrible, une férocité naturelle qui répond à leur force, du courage & de l’industrie. L’homme lui-même, qu’un sentiment de pitié innée intéresse pour tous les êtres animés, ne sent point cette commisération pour les victimes innocentes de sa voracité. Je ne répéterai donc pas qu’il est aussi conforme à l’ordre qu’un loup affamé dévore un homme, qu’il est ordinaire à l’homme de se repaître de la chair d’un chevreuil ou d’un poulet. L’un a dans la supériorité de sa force & l’impulsion de la nature, toute la raison que l’autre trouve si bien fondée sur son industrie & l’excellence de son être. S’il pouvoit y avoir de l’injustice d’une part, ce ne seroit certainement pas du côté du loup qui a un droit aussi égal à tout ce qui peut satisfaire ses besoins naturels, qu’aucun animal raisonnable, & qui pourroit de plus risquer de mourir de faim, s’il ne profitoit de l’occasion.

« Si nous considérons la solidité, la grosseur & la longueur des griffes du Lion ; si nous examinons la manière ferme & exacte, avec laquelle elles sont liées & jointes à son énorme patte ; si nous envisageons ses dents terribles, la force de ses machoires, & la largeur de sa gueule épouvantable, on découvrira d’abord l’usage qu’il peut faire de ces deux parties. Mais si outre cela nous faisons attention à toute sa ſtructure, à la figure de ſes membres, à la dureté de ſa chair, à celle de ses tendons, & à la solidité de ses os comparés avec ceux des autres animaux ; si nous réfléchissons sur sa colere qui ne l’abandonne jamais, sur sa diligence & son agilité, tandis que ce roi des animaux rode dans le désert : si, dis-je, nous examinons toutes ces choses, il faut être stupide pour n’y pas observer le but de la Nature, qui d’une main habile a formé d’un art merveilleux cette belle créature pour agir offensivement », qui plutôt a mis cet animal en état de se procurer à force ouverte une subsistance qu’il n’a point d’autre moyen d’obtenir.

Les plaintes ordinaires sur la cruauté des grands animaux & l’importunité des petits, ne viennent que d’une ignorance parfaite de leur structure & de la maniere encore plus cachée dont la nutrition se fait. C’est à la science naturelle à résoudre les problêmes les plus difficiles en métaphysique. Mais on n’a point assez de foi aux naturalistes. On traite trop légérement d’illusions d’optique, les observations, les plus exactes, & de préventions les assertions les plus mesurées : celles qu’engendre une réflexion profonde, après avoir envisagé les choses sous le plus grand nombre de faces qu’on a pu imaginer. À qui croirons-nous donc si nous ne voulons pas nous en rapporter à des gens qui n’assurent rien qu’ils n’ayent vu, & qui nous mettent en main les instrumens pour voir par nous-mêmes, qui ont la bonne-foi de nous apprendre à reconnoître le défaut de leurs expériences, s’il y en avoit ? L’incrédulité nous retient dans les ténébres ; & faute d’être assez instruits sur les deux points dont je viens de parler, nous prenons le change ; ce qui est dans la nature une nécessité absolue dont l’utilité égale les inconvéniens, nous paroît, sinon tout-à-fait une mauvaise volonté de sa part, au moins un équivalent de la malice, une négligence formelle à rémedier à des vices faciles à corriger. Ne nous arrêtons pas aux superficies, pénétrons l’intérieur des masses.

Tout être vivant a une telle organisation, spécifiquement différente de celle des autres qui n’appartiennent pas à la même classe. Autrement les especes, admises pour invariables, pourroient s’altérer, se confondre, se perdre. Ces différences organiques ne sont pas toujours dans les plus grosses piéces. Le squelette d’un liévre ressemble à celui d’un chien. La caisse osseuse de l’estomac d’une souris ne differe qu’en grandeur de celle de l’estomac du cheval. Les variations qui doivent rendre raison du phénomene qui nous occupe, se trouveront dans les tuniques du ventricule, dans leur tissu, dans le mucilage qui les recouvre, dans le ressort des parquets de fibres qui les composent, dans la force de ce ressort, la rapidité & l’étendue de leurs vibrations, dans l’état où la dissipation des esprits substantiels laisse les glandes de l’estomac. La faim abbat l’homme & le fait languir. Elle rend le lion furieux & double sa force. Chez l’un elle sera peut-être un flétrissement des glandes dont la membrane intérieure du ventricule est semée : flétrissement provenu de la soustraction du flegme ; chez l’autre une irritation violente de leurs moindres fibrilles, qui les tend fortement & en augmente l’activité : irritation causée par l’acreté du sang qu’abandonnent ses principes huileux, employés à nourrir les solides ou évaporés par la transpiration. Certainement l’estomac qui ne peut digérer que l’herbe hachée, celui qui dissout les chairs crues, les os entiers & les nerfs les plus coriaces, & celui qui s’accommode mieux des chairs & des racines cuites & préparées, ont des degrés inégaux de chaleur.

Si donc la Nature a organisé le loup de façon qu’il lui faille absolument de la chair, ce qu’on ne peut révoquer en doute, la rapacité sanguinaire de cette espece est aussi nécessaire dans le systême présent, que l’espece l’est elle-même pour remplir une nuance de l’animalité qui ne pouvoit pas rester vuide. Que les loups s’obstinent à vouloir se contenter de chardon comme l’âne, ils mourront de faim. Seroit-ce un si grand malheur, dira-t-on ? Non pour vous, qui croyez y trouver votre bien, le seul qui vous affecte. Jugez-en au contraire par l’attention particuliere de la mere commune à pourvoir à leur subsistance. Examinez la forme des dents, leur longueur & leur forte ligature, l’ouverture de la gueule, la souplesse du corps. Voyez-les chasser. Ils s’attroupent, s’entendent & s’entre-aident à merveille : avec quel art ils trompent la vigilance du berger & la fidélité de son chien ! Voyez de l’autre part la brébis tremblante, elle est sans armes, elle n’ose se défendre, elle ne sait pas même fuir. La nature pouvoit-elle mieux s’expliquer ?

Une seconde réflexion confirme la précédente : c’est celle de ceux qui croyent démontré que la nutrition ne peut se faire que par une addition ou intus-susception de parties similaires au tout. Par-là chaque animal a un droit réel aux portions de la matiere, qui lui sont analogues, comme étant les seules qui puissent contribuer à entretenir son être. Il les réclame avec raison, sous quelque forme & dans quelque composé qu’elles se rencontrent. Il y a par exemple une foule d’insectes & d’animalcules microscopiques, dont les parties semblables, de la même organisation que la leur, les seules propres à leur servir de pâture, sont dans les globules rouges du sang. Je ne m’étonne pas après cela d’appercevoir tant de vers dans le fluide humain. Je ne trouve pas mauvais que les mouches, les puces, les cousins nous assaillent de toutes parts pour nous succer. Une partie de notre sang est à eux, tout aussi véritablement qu’une certaine quantité de l’eau des fontaines nous appartient.

Malgré ce langage séduisant l’on a de la peine à concevoir qu’il soit absolument nécessaire que les animaux s’entre-mangent, que la conservation de ceux-ci devienne la destruction de ceux-là, & qu’on doive accuser la cause universelle d’avoir pris autant de soin pour détruire ce qu’elle a fait, que pour le conserver. Ajoutez pour fortifier l’objection, que cette fatalité s’étend aux plantes, aux minéraux & généralement à tout ce qui est

Moi, j’avoue après l’examen le plus réfléchi, que je ne conçois pas que la chose puisse être autrement. D’abord pour les raisons que j’ai dites. Ensuite on convient que tous les corps ont besoin de nourriture. D’où tireront-ils leur subsistance, si ce n’est de la collection de ces mêmes corps, hors de laquelle il n’y a rien de créé ? Et bien, une moitié sera sacrifiée à l’autre moitié. Mais toutes les especes entrent nécessairement dans l’économie animale pour la completter. On ne peut donc pas en supposer une seule de moins dans l’univers, ce qui arriveroit pourtant & très-vîte, si une seule en particulier étoit destinée à la voracité de toutes les autres. De plus laquelle seroit sacrifiée ? Parmi les êtres comme tels, car il ne s’agit ici que de l’existence, tout est égal : point de supériorité. Supposons néanmoins que, selon des vues trop humaines & trop peu raisonnables, le regne végétal soit livré aux animaux qui ne pourront plus aussi se repaître de chair. Qu’arrivera-t-il ? Premiérement combien d’especes à qui les racines & les herbes ne peuvent convenir ? Celles-là finiront dans la génération présente. Déjà plus d’animaux tout-à-fait carnivores. L’homme ne le sera plus aussi par la supposition. Combien donc de quadrupedes qui ruminent, combien de volatiles qui se nourrissent de grain, autrefois la proye de l’homme, du lion, du tigre, de l’épervier, etc. Vont prodigieusement multiplier ! La terre n’aura bientôt plus ni assez d’herbes, ni assez de fruits. Il faudra après quelques années, que les animaux ayant consumé tous les végétaux, meurent eux-mêmes de faim. Le globe sera dans peu tout-à-fait dépeuplé. Voilà où conduit la plaisante humanité de ceux qui ne peuvent pas supporter qu’un renard croque une poule, ni que le crocodille soit si adroit à surprendre les hommes pour les dévorer.

Ne vaut-il pas mieux, disons plutôt qu’il est nécessaire, que toutes les especes subsistent & se maintiennent dans l’état à peu près où elles sont aujourd’hui ? Laissez donc le monde aller comme il va. Laissez les minéraux, les végétaux, les animaux s’alimenter, croitre, vivre aux dépens & de la substance des uns des autres. L’œil physicien ne voit dans cette guerre qu’un déplacement continuel de parties, une succession variée de combinaisons qui donne naissance à autant de résultats qu’elle en détruit, un mêlange de vie & de mort, où tous les êtres tour-à-tour absorbés & absorbans, subissent une infinité de révolutions.

Si dans l’instant on m’offroit le pouvoir d’affranchir une seule espece de la loi commune, à condition que mon choix tombât sur la plus digne, je sens que la réstriction anéantiroit la puissance. Qu’on me donne les années de Fontenelles, pour examiner à qui ce privilege seroit, je ne dis pas du, mais accordé à meilleur titre, je crois que je mourrois encore indécis. D’abord l’orgueil & un amour inné pour mes semblables, me feroient songer à l’homme. Mais frappé & comme étourdi du grand nombre de considérations qui s’offriroient en foule à mon esprit pour étouffer ces sentimens involontaires, pourrois-je retenir mon indignation & m’empêcher de m’écrier que l’espece la plus acharnée à sa propre ruine mérite le moins d’être épargnée des autres ? Descendant des plus grandes aux plus petites, je trouverois que les individus de celles-ci sont moins nuisibles, ce qui fait beaucoup dans un monde dont tous les habitans sont destructeurs ; qu’ils ne s’entre-mangent pas comme les brochets ; qu’ils ne se font pas même la guerre comme nous. Voilà déjà deux raisons de préférence.

Une troisieme, c’est qu’en général les insectes, multiplient bien davantage que les grandes especes. Leuwenhoek a observé que deux mouches en ont fait sept cens mille autres en moins de trois mois. Le fait est suffisament confirmé, par la déférence qu’on est convenu d’avoir pour cet observateur habile. Or cette fécondité si prodigieuse, dont la nature les a doués, peut passer pour une preuve de noblesse & d’excellence. Ce ne sont pourtant là que de vaines illusions qu’un seul mot fait évanouir.

Que les animaux, forcés par les loix de leur organisation à détruire les insectes, cessent tous à la fois de remplir leur destination, je pense avec un anglois, qu’il ne faudroit aux plus foibles qu’un petit nombre de pontes entieres, pour les mettre en état d’envahir toute la terre & d’en faire disparoître ses autres habitans.

Prenons les sauterelles pour exemple. Quel ravage peuvent donc faire ces petits animaux ? Il ne s’agit point ici de possibilités. J’ai des faits à alléguer. Orose dit que l’Afrique (& seulement une ville en Afrique selon Varron) fut ravagée par un nombre prodigieux de sauterelles, qui après avoir fait périr tous les fruits, corrompu les eaux, & causé une grande mortalité parmi les hommes & les bêtes, furent portées par un vent impétueux dans la mer. Pline rapporte que les habitans du mont Casie voyant à regret que les sauterelles gâtoient leurs fruits & causoient la stérilité dans leur pays, firent des prieres à Jupiter pour en être délivrés. Zosime nous apprend que les ciliciens affligés du même fléau, en furent délivrés par Apollon à qui ce bienfait valut le titre de parnopien, c’est-à-dire, chasseur de sauterelles.

Doutez-vous que, si les peuples de la Libie & de l’éthiopie nommés acridophages, ne se nourrissoient pas de ces nuées de sauterelles que les vents du midi leur portent vers l’équinoxe du printems, ils n’en fussent eux-mêmes exterminés, ou du moins contraints de leur abandonner leur pays. Ces traits ne sont pas uniques. Nous lisons dans les livres de Moyse que les héviens & les héthites ont été chassés des contrées qu’ils habitoient, par la multitude des tâns dont elles étoient infestées. Au rapport de Théophraste, les trériens furent réduits à un sort pareil par les scolopendres. Pescare, ville d’Afrique, est alternativement occupée par les hommes & les scorpions. Ceux-ci y abondent en été au point que les habitans sont obligés de se retirer à la campagne, d’où ils ne reviennent qu’à la fin de septembre, lorsque les oiseaux de proye & les serpens ont fait disparoître les scorpions. Les relations des voyageurs modernes sont-elles moins fécondes sur cet article ? Que d’habitations, que de plages ruinées & dépeuplées par les lapins, les taupes, les grenouilles, les souris & toutes sortes de serpens !

Je serois infini ; & je n’avois pas même dessein de toucher ce lieu commun, quoiqu’intimement lié à mon sujet, non pas à la vérité, comme la base sur laquelle je veuille établir aucun systême, mais plutôt comme une suite inévitable du plan de la nature même, qui veut que le genre humain dont l’industrie singuliere a su tirer de presque tous les individus des trois regnes, le nécessaire, le superflu & le fastueux, fournisse réciproquement aux besoins ou à une partie des besoins de presque tous. S’il a pu convertir tant d’êtres à la conservation & à l’accroissement de son corps, cet usage est fondé sur les rapports qu’ils ont avec son organisation : rapports nécessaires émanés d’une certaine analogie de parties, selon les principes développés ci-dessus. Or qui ne sent que cette analogie réciproque de quelques parties de ces mêmes êtres à quelques-unes de celles qui entrent dans la constitution du corps humain, ne fonde une pareille nécessité de represailles de leur part ? C’est la réaction proportionnée à l’action : l’angle de réflexion égal à l’angle d’incidence.

L’équilibre ne seroit pas exact, si l’homme ne servoit de pâture qu’aux seuls animaux. Il faut que les petits lambeaux de sa chair soient séparés par la putréfaction dans les entrailles de la terre, que les graisses se fondent, que les sels contenus dans les différens fluides abandonnent leur base, que toutes ces substances en un mot passent dans le suc de la terre, pour opérer sous cette forme l’accroissement des plantes & la maturité des minéraux que nous détournerons ensuite à notre propre usage. On pourroit faire ici une objection. Je la néglige : ceux à qui elle se présentera, en appercevront aussitôt la solution.

Je n’ai rempli que la moitié de ce chapitre. Je n’ai parlé que de la conservation des créatures, que j’ai trouvée être un principe nécessaire de leur destruction. Leur génération, envisagée sous le même point de vue, va faire le sujet du chapitre suivant.

CHAPITRE XI

De la réproduction, autre principe de destruction.

Les êtres ont moins la vie pour en jouir, que pour la transmettre à leurs semblables & perpétuer ainsi les especes, en faveur desquelles seulement la nature s’intéresse aux individus. Dans le choc de deux corps il y a autant de mouvement perdu d’une part, que de mouvement communiqué de l’autre part. Dans la production d’un être par deux êtres, ceux-ci perdent autant de vie tous les deux ensemble que le nouvel être en acquiert. Depuis que le foetus commence à vivre jusqu’à l’âge de puberté, la nature travaille dans le silence à mettre la machine en état d’en produire une pareille. Quelques naturalistes, trompés par l’apparence extérieure, ne l’ont vue occupée alors que de l’accroissement de l’individu. C’est retrécir ses vastes idées.

Cet accroissement n’est point la fin qu’elle se propose, mais un moyen qui l’y conduit. Songeant toujours à la perpétuité des especes, elle employe tout le tems de l’enfance, à élaborer l’élément séminal, à préparer les vaisseaux spermatiques qui le doivent contenir, à en ouvrir les couloirs, à organiser les corps glanduleux qui le filtreront ; à tendre laborieusement le ressort de la virilité, si j’ose m’exprimer ainsi ; enfin à disposer tous les organes corporels à concourir convenablement à la réproduction qu’elle médite. Son opération longue & pénible est toute sécrete. Il n’en échappe que quelques signes très-rares. On diroit que la nature craignant encore que l’activité de l’esprit ne troublât son travail, le condamne à languir pendant tout ce tems, dans les ténebres de l’imbécillité. Enfin la puberté annonce d’une maniere plus formelle le but où la nature vise. L’intérieur est prêt. Les parties extérieures, débiles jusqu’alors, ont un progrès très-prompt, prennent presque tout-à-coup de l’élasticité, de l’énergie, de la vigueur, & un développement entier. Tant que l’animal est habile à produire son semblable la force est son partage, uniquement parce qu’elle lui est nécessaire à cet effet. Cet âge est dans les deux sexes celui de l’embonpoint, de la beauté, de la subtilité des sens, de l’agilité des muscles, de l’abondance du sang, parce que tout cela favorise le physique de l’amour. Le même période de la vie est de plus celui où la mortalité se fait moins sentir, celui où l’on peut raisonnablement se promettre de vivre plus longtems, comme chacun peut s’en convaincre par les tables de la vie générale des hommes dressées à Londres, à Paris & ailleurs. Voilà une attention de la nature, trop marquée pour n’être pas décisive. Au contraire dès que le liquide séminal commence à manquer, ou cesse d’être prolifique, elle néglige tout-à-fait l’individu dont elle n’attend plus de service pour son objet principal. Il n’a plus l’unique titre qui lui méritoit ses soins. Elle laisse donc le corps s’affoiblir, les chairs dépérir, la sensibilité s’émousser, le sang s’appauvrir, les ressorts musculaires s’user, & toute la machine tomber en ruines. Le contraste est frappant.

On dira peut-être que l’animal vit longtems avant d’être en état de remplir les vues de la nature, & encore longtems après en avoir perdu la faculté. L’on ajoutera que pour l’homme l’enfance est l’âge de former le cœur & l’esprit, de les prémunir contre la fougue des passions ; qu’à la vérité la jeunesse est la saison des plaisirs & de l’erreur, & qu’il est très-difficile d’éviter alors ce double écueil ; mais que l’âge viril est le tems de la réflexion, & la vieillesse celui de la prudence.

J’avoue tout cela : je dirois tout cela moi-même & mille fois plus, si je parlois de la vie morale de l’homme, de la destination de son esprit & des qualités de son cœur. Je ne traite ici que de la vie animale : & je prétends que nous ne l’avons pas reçue pour nous, mais en faveur de l’espece. C’est un dépot que nous devons rendre à d’autres. Cette partie de l’objection est donc hors de propos. À l’égard de l’autre, qui est la premiere, je pense y avoir déjà satisfait d’avance au moins à moitié. J’y reviens de nouveau en considération de ceux à qui il faut tout dire. J’ai observé que la nature ne s’arrête si longtems dans l’âge qui précéde la puberté, que pour perfectionner les organes de la génération tant internes qu’extérieurs. Son action est graduée, égale, uniforme. Elle en fait à chaque instant la moindre & la plus grande dépense qu’il se peut ; obligée, comme elle l’est, de passer par tous les degrés sans en sauter un, pour former une continuité sans vuide. Si quelques exemples dérogeoient à l’uniformité accoutumée, on n’en tireroit aucun avantage. Les exceptions seroient accidentelles, & rentreroient dans la classe des monstres. Les éphémérides d’Allemagne font mention de trois ou quatre filles qui ont donné des marques non équivoques de puberté dès l’âge d’un, de deux, & de cinq ans. L’histoire de l’académie royale des sciences de Paris parle d’un enfant de quatre ans, dont le sexe étoit aussi avancé que dans un homme de vingt ans. On voit de même des esprits précoces qui, sans donner dans aucune sorte d’enfantillage, montrent un bon sens au-dessus de leur portée. La mort prématurée des uns & des autres prouve que ces phénomenes, d’ailleurs fort rares, doivent être attribués à un vice réel d’organisation. Un développement trop subit consume bientôt le principe vital. Les enfans, qui ont trop d’esprit, ne vivent pas : l’exercice violent qu’ils donnent à leur cerveau par des opérations d’une force qui ne lui est point proportionnée, en use promptement les fibres délicates. Il est aussi dangereux de hâter la nature, que de retarder sa marche.

La vieillesse au moins est pour l’individu & non pour l’espece. Il se repose enfin & jouit de lui-même. À examiner les choses de plus près, il sembleroit plutôt que par un juste retour toute l’espece alors est pour lui seul. Car chez les animaux aussi bien que chez nous, sur-tout parmi les cicognes, les jeunes aident les vieux & vont leur chercher de la nourriture.

Sur quoi donc pretendez-vous que la nature envie à l’individu jusqu’au dernier période de son existence ?

Oui, elle ne nous laisse qu’à regret un reste de vie inutile à elle, à charge pour nous. S’il étoit en son pouvoir de nous l’ôter tout d’un coup, nous ignorerions les infirmités de l’âge caduc. Plusieurs especes en effet ne connoissent point ces maux. L’insecte nommé éphémere meurt aussitôt après l’accouplement. Il ne vit que quelques heures : sa vie est toute employée à la génération. Il naît pubere, & propre à la réproduction presque dès le moment qu’il éclôt.

Ainsi cet animalcule, qui n’a point de vieillesse, n’a point aussi d’enfance. Son organisation très-prompte se dissout très-rapidement. À la rigueur cependant l’organisation est successive, & conséquemment la dissolution ; mais une succession si précipitée ne nous est pas sensible.

Voilà une analogie marquée entre les deux extrémités de la vie animale. Si elle se soutient dans tout le regne, elle devient un principe. C’est à l’observation de la confirmer.

La vie du chat est de huit, neuf ou dix ans. Il n’a qu’un an d’enfance, même au bout d’onze mois il est en état d’engendrer. Sa vieillesse n’est pas plus longue. L’étalon d’Espagne, dont le développement organique parfait n’arrive qu’à sept ans ou peu avant, commence à vieillir à vingt, & vit encore sept à huit ans au-delà. La force qu’il avoit à sept ans ne lui est pas venue subitement, celle qui lui reste à vingt doit décroître par des degrès semblables à ceux de sa progression. La nature qui n’a pas pu la lui donner tout d’un coup, (car si elle l’avoit pu elle l’auroit fait, sa voye étant la plus simple), ne peut pas aussi la lui ôter toute à la fois : elle tombe comme elle s’est élevée. C’est une loi méchanique. Dans un balancier qui oscille, les deux moitiés de chaque oscillation sont nécessairement isochrones. L’homme soumis avec les autres à la régle générale, compte à peu près autant de vieillesse, que d’années d’enfance. Quand je dis à peu près, j’entends que la différence a toujours pour cause un vice accidentel, un excès, un trop ou un trop peu. On sera peut-être étonné, je l’ai été moi-même, avec quelle justesse cette explication répond aux tables calculées de la vie humaine, dont j’ai parlé ci-dessus. En les combinant, & en prenant un terme moyen entre les extrêmes, il en résulte qu’à l’âge de quarante-cinq à cinquante ans on ne peut pas raisonnablement se promettre plus de treize à dix-huit ans de vie : tems que la nature employe à détruire la machine qu’elle avoit mis environ treize à dix-huit ans aussi à travailler, à conduire au dernier point de son développement.

Les insectes qui font toute leur ponte en une fois, vivent assez peu après l’accouplement. Leur destination est remplie. La grande dépense qu’ils ont faite tout-à-coup de l’élément séminal dépositaire de la vie, fait qu’il ne leur reste plus qu’une très-foible portion d’existence, bientôt consumée : c’est ce qui s’observe dans le papillon du ver-à-soye. Ceux qui font plusieurs pontes ont une vieillesse plus longue. Les premiers s’épuisent par la continuité de l’accouplement, au lieu que chez les seconds, l’intervalle de repos qu’il y a d’un accouplement à l’autre, permet aux ressorts organiques de se remettre de la fatigue passagere qu’ils ont soufferte. Une émission violente, longue & continue du fluide séminal use tout-à-fait la machine. Des émissions périodiques, fussent-elles toutes ensemble plus violentes & plus longues, ne l’usent pas tant, & parce que chacune est moins laborieuse, & parce que chacune est suivie d’une réparation proportionnée ; de sorte que dans ce dernier cas l’animal, lorsqu’il perd la faculté d’engendrer, a encore assez de vigueur pour lui survivre longtems.

Ce raisonnement s’applique de lui-même d’abord aux plus grands animaux qui n’ont de semence que dans un certain tems, qui en conséquence réparent pendant le reste de l’année l’exténuation causée par le rut. Exténuation & réparation sensibles dans tous les quadrupedes, mais sur-tout dans le cerf ; d’autant que l’irritation y étant beaucoup plus vive, elle l’affoiblit davantage, lui ôte plus de sa vigueur & de son embonpoint, & rend ainsi le retour de ses forces plus marqué.

L’homme ensuite sera rangé dans la même classe, par le privilege même qu’il doit moins à la profusion qu’à l’économie de la nature. Elle ne lui a point fixé de saison particuliere pour travailler à la propagation. Il peut engendrer en tout tems. La liqueur séminale ne lui est jamais refusée ; mais elle lui est donnée avec une réserve, dont il auroit tort de murmurer, & sans laquelle il seroit le plus furieux de tous les animaux : qu’on en juge par les excès de la fureur utérine.

Cette précaution, également prudente & nécessaire, maintient le corps dans un état continuel de santé, toujours vivace & florissant. En se contentant de satisfaire le besoin, sans rien donner à la passion, à peine s’apperçoit-il de sa fatigue. Ce qu’il perd lui est promptement restitué. Lors donc que la faculté génératrice, pour l’exercice de laquelle la vigueur avoit été donnée à l’animal, vient à s’éteindre, il ne doit pas mourir avec elle. L’usage ménagé qu’il en a fait n’a pas consumé tout le principe vital : le reste aura son effet. En s’éteignant elle laisse le corps à peu près au même degré de force organique où elle l’a trouvé. Je le conclus de ce que la derniere liqueur séminale a les mêmes qualités que la premiere : elle est également légere, fluide, rare & inféconde. L’écoulement menstruel dans les filles qui entrent en puberté, ressemble fort en quantité & en qualité à celui des femmes qui sont sur le déclin de leur fécondité.

Ainsi la nature, qui dans la succession passagere des individus n’a en vue que la durée permanente des especes, leur donne la vie uniquement pour cette fin. Marchant toujours d’un pas égal, & non par sauts, elle les amene insensiblement au point d’organisation convenable à cet effet. Elle les y soutient pendant un tems plus ou moins considérable, selon qu’ils en ont besoin pour remplir entiérement ses desseins. Dès qu’ils y deviennent inhabiles, elle se hâte de leur ôter la force & la vie, dans la même gradation qu’ils les ont reçues.

Je ne crois pas que personne ait considéré jusqu’ici la vie animale sous l’aspect qu’il me plaît de lui donner, parce que je n’en vois point de plus naturel. Je ne me persuade pas aussi que personne désormais le trouve étrange. Révoquera-t-on en doute ce que la nature atteste ? Qui osera l’accuser de mentir ?

Nous transmettons l’existence à d’autres individus qui la transmettront de même à d’autres. Ce que nous en donnons est tiré de la portion qui nous a été confiée. Il n’y en a qu’une certaine quantité dans l’univers ; & cette quantité est divisée entre tous les êtres vivans. Les nouvelles générations ne font que remplacer les anciennes qui ont été. La vie passe des germes vivans, qui dépérissent, aux germes nouveaux, qui éclosent, comme le mouvement est communiqué dans le choc. La vivification de ceux-ci n’est pas moins essentielle à la perpétuité des especes que le dépérissement de ceux-là. Et indépendamment de tout raisonnement, la mort subite de quelques insectes après l’accouplement, l’exténuation, effet nécessaire du rut & toujours proportionné à l’ardeur de l’irritation, l’altération, l’épuisement, le marasme qui suivent l’usage immodéré du coït, prouvent assez que l’animal ne donne l’existence qu’aux dépens de la sienne. Ainsi les plantes meurent en jettant leur graine ; ainsi les anciennes veines des carrieres & des mines s’épuisent en repandant autour d’elles une poussiere fine qui en produit de nouvelles.

CHAPITRE XII

La beauté de la nature est en raison composée du bien & du mal qu’il y a dans l’univers.

L’idée de l’ordre naturel ne se tire pas des rapports que tous les êtres ont avec un seul. Telle est pourtant la force de l’orgueil, qu’il est parvenu à persuader au commun des hommes que l’harmonie de l’univers consiste en ce que tout ce qui existe serve à leur plaisir, soit en recréant leur esprit, soit en chatouillant leurs sens. Aujourd’hui c’est une erreur sacrée. Les docteurs ont dit qu’une pareille disposition faisoit honneur à la bonté divine : au moins elle flatte l’amour-propre humain. Ce rêve, digne d’un sibarite, formé pendant le sommeil de la raison, s’évanouit à son réveil.

Si l’homme seul recueilloit les fruits de la terre ; si les ruisseaux ne purifioient leurs eaux en coulant que pour le désaltérer ; si l’astre du jour ne se levoit que pour éclairer ses plaisirs, mûrir ses moissons ; si enfin toutes les créatures s’occupoient uniquement à faire naître dans son cœur les sentimens d’une joye pure, j’avoue que l’avantage qu’il en retireroit, seroit leur prix. Mais si les biens que cet usurpateur s’approprie, lui sont communs avec les autres êtres, il n’y a pas un seul d’eux qui n’ait un droit semblable de s’estimer le centre où tout doit se rapporter.

Est-ce pour les hommes que le soleil va paroître, pour les hommes dis-je, dont la plus illustre partie, livrée au sommeil, image de la mort, ne verra point ses premiers rayons ; & dont l’autre n’est pas en état d’en jouir, parce que son imagination, abrutie par des idées de contrainte, regarde le lever de cet astre bienfaisant pour tout le reste de l’univers, comme le signal importun de ses travaux ? N’est-ce pas plutôt pour le rossignol qui salue l’aurore par ses accens mélodieux, & par sa vive allégresse insulte à notre misere ? N’est-ce pas ?… laissons ces puérilités. La nature offre une grande variété de choses sans confusion. La variété des effets & leur harmonie ; voilà toute la beauté naturelle : chef-d’œuvre immortel de la fécondité de la cause !

La variété de la nature est dans l’infinité des formes qu’elle a données à la matiere ; cette infinité de formes contient deux autres infinités, celle des formes régulieres & celle des formes irrégulieres. La variété de la nature est dans les propriétés infinies des corps, dont il n’y en a aucune ni absolument bonne ni entiérement mauvaise. Elle est encore dans la diversité des esprits & des caracteres : ici sur-tout le bon est balancé par le mauvais, non seulement la science par l’ignorance, la vérité par l’erreur, la vertu par le vice ; mais aussi les avantages de la science, de la vérité & de la vertu par les inconvéniens qui les suivent, & les inconvéniens de l’ignorance, de l’erreur & du vice par les avantages réels que le tout en retire. C’est que par la liaison nécessaire du bien & du mal dans un plan quelconque créé & fini, chaque variation de l’un engendre une variation proportionnée de l’autre ; si le spectacle de l’univers est aussi diversifié qu’il se peut en bien, il a de même toutes les nuances du mal. L’harmonie de la nature éclate dans les mouvemens des corps célestes : car les cieux racontent la gloire de Dieu, & le firmament annonce l’ouvrage de ses mains ; & l’accord magnifique de ces révolutions, en répandant sur notre terre les ténebres & la clarté, la divise en climats glacés, climats brûlans, climats tempérés. L’harmonie de la nature est par-tout ; & nulle part elle n’est plus frappante que dans la succession réguliere des êtres, où l’extinction des germes vivans permet aux autres de vivre à leur tour ; dans les moyens propres à conserver quelque tems les individus & à perpetuer les especes, moyens aussi féconds de destruction, afin que nulle espece ne se multiplie avec un excès incommode pour les especes voisines, afin encore que la vie trop prolongée d’une génération ne retarde point la suivante au delà du terme qui doit l’amener. Ne songez qu’aux individus, vous croirez que tout passe, tout meurt, tout s’anéantit. Ne faites attention qu’aux especes, vous vous sentirez porté à croire que tout est éternel & immuable. Que me serviroit de pousser plus loin cet exposé ? C’est assez pour conclure que l’harmonie de la nature est l’accord parfait du bien & du mal ; que sa variété égale la somme des combinaisons de ces deux essences contraires & toujours unies ; que la beauté de la nature, qui résulte de sa variété & de son harmonie, est en raison composée du bien & du mal, ou comme le quarré de l’un des deux, vu leur exacte égalité ; que l’idée la plus vraie de la beauté naturelle, est celle qui se compose de la double notion du bon & du mauvais ; que cette idée s’accroît par les nouveaux rapports que nous découvrons de l’un & de l’autre ; qu’enfin elle n’est complette que dans l’esprit qui joint à la connoissance de toutes les variations du bien dans l’univers, celle de toutes les formes que le mal y a prises.

CHAPITRE XIII

De la sensibilité physique : du plaisir & de la douleur.

La sensibilité physique est autant pour la douleur que pour le plaisir. La délicatesse des organes sensitifs rend les plaisirs plus piquans & donne le même degré de vivacité à la douleur. La multiplicité des sens qui promet un plus grand nombre de sensations agréables, expose aussi à plus d’impressions douloureuses. En un mot la faculté de sentir n’est pas plutôt une source de plaisir, qu’une source de douleur. Tout cela est incontestable. Mais ce qui n’a pas la même évidence, c’est que par une disposition nécessaire dans la nature, cette propriété de l’être sentant soit aussi souvent appliquée à des objets capables de blesser les organes par une irritation facheuse, qu’à des causes qui les affectent délicieusement, ensorte qu’il en résulte dans le systême général des êtres animés, une quantité de douleur précisément égale à celle du plaisir. Les principes même du sentiment contraire sont fort séduisans. Les voici exposés sous le point de vue le plus favorable.

« Tout effleurement des sens est un plaisir, & toute secousse forte, tout ébranlement violent, est une douleur ; & comme les causes qui peuvent occasionner des commotions & des ébranlements violens se trouvent plus rarement dans la Nature, que celles qui produisent des mouvements doux & des effets modérés ; que d’ailleurs les animaux, par l’exercice de leurs sens, acquièrent en peu de tems les habitudes non-seulement d’éviter les rencontres offensantes, & de s’éloigner des choses nuisibles, mais même de distinguer les objets qui leur conviennent & de s’en approcher ; il n’est pas douteux qu’ils n’ayent beaucoup plus de sensations agréables que de sensations déagréables, & que la somme du plaisir ne soit plus grande que celle de la douleur.

Si dans l’animal le plaisir n’est autre chose que ce qui flatte les sens, & que dans le physique ce qui flatte les sens ne soit que ce qui convient à la Nature ; si la douleur au contraire n’est que ce qui blesse les organes & ce qui répugne à la Nature ; si en un mot le plaisir est le bien, & la douleur leur le mal physiques, on ne peut guere douter que tout Etre sentant n’ait en général plus de plaisir que de douleur : car tout ce qui est convenable à sa nature, tout ce qui peut contribuer à sa conservation, tout ce qui soûtient son existence est plaisir ; tout ce qui tend au contraire à sa destruction, tout ce qui peut déranger son organisation, tout ce qui change son état naturel, est douleur. Ce n’est donc que par le plaisir qu’un Etre sentant peut continuer d’exister ; & si la somme des sensations flatteuses, c’est à dire des effets convenables à sa nature, ne surpassoit pas celles des sensations douloureuses ou des effets qui lui sont contraires, privé de plaisir il languiroit d’abord faute de bien ; chargé de douleur il périroit ensuite par l’abondance du mal [18]. »

Une induction si pressante exige l’analyse la plus exacte. Est-il vrai que les causes qui peuvent occasionner des commotions & des ébranlemens violens se trouvent plus rarement dans la Nature, que celles qui produisent des mouvemens doux & temperés ? Une induction si pressante exige l’analyse la plus exacte. Est-il vrai que les causes qui peuvent occasionner des commotions & des ébranlemens violens se trouvent plus rarement dans la nature, que celles qui produisent des mouvemens doux & temperés ?

Les animaux n’ont qu’un moyen d’avoir du plaisir, c’est d’exercer leur sentiment à satisfaire leur appétit[19]. Ce mot de vérité détruit les erreurs de quatre pages. Tout plaisir naturel suppose donc un besoin naturel & est uniquement destiné à le satisfaire. Or tout appétit naturel est une impression aigue, une commotion vive, un ébranlement violent qui tend à déranger, à dissoudre l’organisation de l’être sentant, comme la satisfaction de cet appétit est un mouvement doux & tempéré, un chatouillement agréable qui rétablit les organes, & conserve la vie. Donc, puisque les animaux n’ont point d’autre moyen d’avoir du plaisir que d’exercer leur sentiment à satisfaire leur appétit, cet exercice est toujours & nécessairement précédé d’un sentiment douloureux, celui du besoin. Donc les occasions de souffrir sont tout aussi fréquentes dans la nature, que les rencontres agréables. D’ailleurs le plaisir n’est que le contentement précis du besoin : donc ils ont tous deux même force, même activité. Donc les animaux n’ont pas plus de sensations agréables que de sensations désagréables ; donc la somme du plaisir n’excéde pas celle de la douleur.

L’appétit animal a pour objet ou la conservation de l’individu ou la propagation de l’espece. Dans le premier cas la douleur est véritablement l’assaisonnement du plaisir. Car celui de manger est proportionné à la faim. Il croît, s’affoiblit & s’éteint avec elle. Le besoin satisfait, la nourriture devient fastidieuse : veut-on forcer la nature par l’excès, la cause du plaisir devient un principe de douleur. Le tems de la digestion suit. L’animal n’éprouve pendant cette opération machinale qu’une pesanteur inquiéte, un frisson incommode. Cependant les alimens s’atténuent, une partie passe dans le sang, pour être employée à la nutrition des solides, l’autre s’évapore par la transpiration. La faim revient lentement : & après un intervalle plus ou moins long se fait sentir par un picottement très-violent. Que de difficultés, de risques & de fatigues pour l’appaiser ! Tantôt la terre est couverte de neige, combien d’animaux manquent de subsistance ! Tantôt les ruisseaux sont à sec, combien d’animaux souffrent de la soif ! Quel est l’animal qui en cherchant sa proye, ne s’expose à devenir celle d’un plus fort ou d’un plus adroit que lui ; si ce n’est peut-être ceux que l’homme nourrit pour les excéder de coups & de travail, condition pire que la premiere ? Si pourtant on veut qu’il y ait quelques animaux plus heureux à cet égard que d’autres (ce qu’il faudroit encore examiner), n’y en a-t-il pas dont la misere paroît bien au dessus de la foible portion de plaisir qu’ils peuvent goûter ? Cela suffit pour l’équilibre général. De plus à l’égard du chien d’Espagne accoutumé à être choyé, caressé, gironné, qui partage les mets délicats de sa maitresse, l’accoutumance ôte au plaisir : au lieu que la fatigue excessive d’une bête de charge, donne un goût exquis au chardon, qu’on lui présente sans apprêt : ce qui commence à remettre l’égalité entre les particuliers.

Vous pensez que l’homme à force de raffiner sur un besoin grossier qui lui est commun avec le plus vil reptile, est parvenu à augmenter le plaisir sensuel ? Je le pense comme vous. Convenez à votre tour qu’il achete ce surcroît de volupté au prix de sa santé & de sa vie. La bonne-chere est la mere des dégouts, des nausées, des vapeurs, des indigestions, des infirmités. Je ne parle point de la débauche où tout est douleur.

La fureur amoureuse est une crise longue & violente entremêlée de quelques instans de volupté. Ici la peine passe le plaisir. Les habitans des forêts négligent alors le repos & la nourriture. Ils ne savent que courir, hurler, se fatiguer, se tourmenter. Ils cherchent : ont-ils trouvé, ils ont à vaincre une résistance qui n’est point simulée ; sont-ils sur le point de jouir, il faut courir les risques d’un combat souvent inégal, ou se résoudre à perdre le fruit de tant de travaux, à l’instant qu’ils croyoient le tenir. Rien de tout cela n’échappe à l’observateur le plus neuf. Ce qui suit n’est pas moins sensible.

Plus l’animal a de lasciveté, plus la jouissance lui est délicieuse. L’âne où la liqueur séminale abonde, est très-lascif. Le Cerf où elle est très-provocante, a plus de chaleur encore. Par l’irritation l’animal est remué, exagité, secoué, tourmenté ; ces secousses violentes sont de la douleur ; elles fatiguent les organes, exténuent le corps, tendent à la destruction de la machine qui réellement dépérit en peu de jours. Si la lasciveté provient de l’excès de la semence, les solides languissent bien plus vîte. Car outre les tourmens qu’ils essuyent, ils sont privés des parties substantielles, destinées à les nourrir, qui vont se rendre dans le fluide séminal.

À juger de la vie animale par ce court période, loin de faire honneur à la Nature d’une sur-abondance imaginaire de sensations flatteuses, on l’accuseroit volontiers de faire payer bien cher un petit nombre de mouvemens voluptueux. Ce reproche seroit pourtant injuste. Afin de compenser tout, la tranquillité qui succede au tems de chaleur, augmente de douceur par la fatigue passée, & permet à l’animal épuisé de reprendre un meilleur être. Mais dans la totalité le bien monte justement au niveau du mal, sans rester au dessous ni s’élever au dessus. Chez l’espece qui a converti l’amour physique en une passion factice, les peines des amans sont en raison de ce qu’ils appellent les charmes d’un sentiment délicat. Je me trompe : dès que l’illusion cesse à peine convient-on que la jouissance avec les moindres faveurs qui l’ont préparée ou suivie, dédommage des fraix qu’on a fait pour l’obtenir.

Que sert donc aux animaux l’instinct qui leur indique ce qui leur convient & ce qui leur est contraire. Ce n’est pas assurément à éviter les miseres attachées à tel degré d’organisation qui constitue leur être, auxquelles il ne leur est pas plus possible de se soustraire, que de réformer l’économie universelle, changer le cours immuable des choses, violer l’ordre des tems. Tout son effet est de les empêcher d’être trop malheureux, comme ils le seroient infailliblement, si en tâtonnant ils n’acquéroient l’habitude de s’éloigner d’une foule d’objets nuisibles qui les environnent.

Notre industrie elle-même est aussi impuissante contre les maux nécessaires, que l’instinct des brutes. Où est le succès des précautions, des obstacles, que nous opposons à l’âpreté de la froidure ? Elle nous poursuit dans les appartemens les plus reculés de nos maisons, & vient nous assaillir jusqu’au coin de nos foyers. On ne gagne rien à lutter contre la Nature. Tout ce que nous faisons pour nous garantir du froid, nous y rend plus sensibles.

Si quand la douleur est parvenue à son comble, le plaisir ne rétablissoit promptement les torts qu’elle a faits à l’être sentant, il seroit à craindre, comme on dit, que l’animal chargé de douleur ne pérît par l’abondance du mal. Si lorsque le plaisir a remis son organisation dans l’état convenable, il persistoit au delà, je craindrois pareillement qu’accablé de plaisir il n’étouffât sous l’excès du bien : la chose est-elle sans exemple ?

Tel est le sort de l’Etre créé, il tombe sans cesse : rien n’est stable. Cette chute graduée engendre un mal-aise qui devient à chaque instant plus vif, & se termine enfin par un sentiment pressant de besoin. Jusque-là l’existence a été continuée, parlons plus correctement, elle a été affoiblie & détériorée par la douleur, par l’action des effets qui lui sont contraires. Cette douleur insupportable presse l’animal de réparer ses forces qui se perdent. Le plaisir commence ; & l’existence presqu’éteinte non-seulement se continue, mais se ressuscite par des sensations flatteuses, ou plutôt avec le plaisir, & par la cause du plaisir. Qu’on suive de près ce manege de la Nature, on verra que toujours l’excès de la douleur amene l’extrême du plaisir ; qu’il s’affoiblit ensuite à mesure qu’elle s’efface ; qu’à la derniere dégradation du plaisir, la douleur recommence, bien foible à la vérité, & peu sensible ; mais qu’elle croît incessamment jusqu’à ce qu’étant remontée à un certain point, elle force l’animal de recourir de nouveau au remede accoutumé.

La continuité de l’existence animale est donc tissue de sensations désagréables, qui l’alterent & de sensations agréables qui la réparent. C’est un flux & reflux continuel de bien-être & de mal-aise. L’Etre sentant continue d’exister par les causes qui soutiennent son organisation. Mais pourquoi ce soutien lui est-il donné ? Parce que la machine se dérange, & s’use sans cesse. Quand lui est-il donné ? Lorsque le besoin est très-urgent. En quelle mesure l’a-t-il ? Autant que l’exige son mauvais état. Rien de plus.

J’ai fait voir, dans un chapitre précedent, que les individus n’ont pas l’existence pour eux. Leur satisfaction particuliere n’est pas, non plus, le but de la nature. Ils n’existent point pour avoir du plaisir. Au contraire il leur est aussi naturel de souffrir que d’être heureux. La volupté attachée aux deux actes les plus importans, celui de la nutrition & celui de la génération, invite les animaux tant à produire leurs semblables, qu’à entretenir une vie qu’ils doivent transmettre à d’autres. Leur plaisir n’entre donc qu’en second dans le plan actuel, pour réparer les breches que l’instabilité des choses d’ici-bas fait à leur existence. Si-tôt qu’il a rempli sa destination, il s’évanouit comme un objet vain. La nature n’en fait point une dépense au-delà du nécessaire. La dose en est donc reglée sur la décadence ou la souffrance des êtres sentans, d’où elle tire sa nécessité.

CHAPITRE XIV

L’égalité des biens & des maux se maintient dans la société par l’inégalité des conditions.

Qu’on ne dise pas que la nature n’a pris aucun soin de rapprocher les hommes, qu’elle n’a point préparé leur sociabilité, qu’elle a mis peu du sien dans tout ce qu’ils ont fait pour établir leurs liens. Pour en venir à ce reproche injuste il a fallu abrutir l’espece humaine, étouffer sa raison, engourdir son entendement, anéantir ses plus nobles facultés.

J’en conviens, la réunion de plusieurs n’a pas eu pour principe leur misere originelle, l’insuffisance des particuliers, ni le desir d’un état meilleur. Chaque animal a autant d’industrie qu’il lui en faut. L’homme sauvage a moins de besoins que l’homme civil, & les contente plus aisément. Ses desirs ne s’étendent point au-delà de son bien-être présent. Il a moins de plaisirs que nous, parce qu’il n’a pas tant de miseres. L’innocence de ses mœurs compense la brutalité de sa vie. Il n’a ni religion, ni fanatisme. Il ignore le vice & ses remords secrets, la vertu & la pure satisfaction qui l’accompagne. En un mot il ne differe presque pas des ours & des lyons : il n’a guere que leurs biens & leurs maux, parce que la nature ne l’a pas élevé beaucoup au dessus d’eux. Elle ne lui a donné que l’esprit & la raison des brutes.

Mais il y a un homme sociable, doué d’une perfectibilité de raison, d’un esprit actif & très-étendu ; double prérogative qu’il tient de la nature. La société est le produit nécessaire du développement de ces facultés précieuses. Et avec elles les loix, le commerce, la guerre, les arts, les richesses, les honneurs & toutes les conditions entrent dans le plan de la nature. L’homme a du perdre sa liberté primitive, & en être dédommagé par la sûreté publique. En se démettant du droit de faire son bien sans aucun égard pour ses semblables, il acquit le privilege de les faire contribuer tous plus ou moins à son avantage particulier. Le foible s’éleve par les loix à l’égal du plus fort.

« Quand je pense, s’écrie un moderne, à tant d’assassinats,… etc. » Ces sentimens contraires naissent naturellement à la vue des faces différentes que présente l’humanité. L’équilibre exact & constant des biens & des maux, qui résulte de l’ensemble, doit nous faire souffrir les uns en faveur des autres, & modérer la trop haute idée que la bonté de quelques individus pourroit nous donner de l’espece, par la considération de la malice étrange de quelques particuliers.

Je remarque dans toute république, autant de gens intéressés au malheur de l’état, que de citoyens qui prosperent avec lui. L’interêt, le grand moteur des actions humaines, qui fait tout pour tous & contre tous, y mettra donc autant de désordre que d’harmonie, autant de bien que de mal.

Le peuple souffre des sottises des grands. Leur vanité fait vivre le peuple : elle peut même le mettre en état d’être vain & sot à son tour, d’opprimer ses égaux, & d’en faire subsister de plus petits. L’or qui brille dans les appartemens d’un seul, sur sa table, sur sa livrée & ses équipages, est la dépouille de vingt familles ruinées. Vingt autres familles vivent par son luxe. Outre les gens de sa maison entretenus dans l’abondance, combien d’artisans & d’artistes, occupés pour lui, jouissent d’une aisance qu’ils n’avoient pas avant ses concussions criantes ! On peut dire qu’il s’est fait entre ces quarante familles un échange d’aisance d’une part & de misere de l’autre. Mais les deux sommes restent les mêmes : elles ne font que circuler, se déplacer, se combiner par des révolutions & des changemens de fortune.

Nos biens, s’ils sont le fruit de l’injustice, ne nous rendent heureux, que par le malheur d’autrui ; si nous les devons à l’industrie, ne rentrons-nous pas dans le même inconvénient ? Ce qu’on appelle industrie dans le commerce ordinaire, n’est que l’art de profiter adroitement des pertes des autres, quelquefois même de les occasionner ; de tirer le meilleur parti de leurs sottises, de leurs fautes, de leur simplicité, de leur probité ; de détourner vers soi les veines de richesses qui vont porter l’or ailleurs. La faveur abaisse les gens de naissance pour élever des hommes de néant : aveugle, elle se laisse abuser par de fausses apparences : injuste, elle protege le flatteur & laisse languir le mérite ; capricieuse, elle suit le flux rapide de ses fantaisies : trop sage, elle retient ses dons, de peur de faire un choix indigne d’elle : la plus droite étant toujours bornée, se trouve dans la nécessité d’ôter à l’un ce qu’elle veut donner à un autre. Ici s’éleve un temple auguste où les loix servent tour à tour le bon & le mauvais droit ; où le glaive de la justice frappe l’innocent & le coupable ; où la discorde après avoir épuisé les ressources d’un esprit droit & les vaines subtilités de la chicane, paye également les fraix du mensonge & ceux de la vérité.

Là se rend un peuple de marchands. L’intérêt regle tout entre eux. Heureusement la droiture des gens de bien aussi avide, aussi subtile, aussi active, aussi opiniâtre que la mauvaise-foi des fripons, retient la balance du commerce prête à pencher du côté vicieux. Sur un théatre plus vaste le guerrier moissonne des lauriers teints du sang humain. Il s’éleve sur un monceau de morts. Quelle affreuse grandeur !

Dans la société il y a des gens adroits qui, sans se rendre odieux, savent mettre la maladie & la mort à contribution. C’est le chef-d’œuvre de l’industrie.

L’équilibre général résulte d’autant d’équilibres particuliers qu’il y a de conditions.

Comment cela ? Le voici. L’inégalité des rangs ne consiste pas dans un surcroît de bien pour les plus élevés, & dans une surcharge de mal pour les plus bas : cela n’est pas dans la nature ; mais en ce que ceux-ci ayant moins de bien & aussi moins de mal que ceux-là, leur sont inférieurs en tout. Suivons leur marche graduée, il sera aisé d’observer qu’ils ne croissent que par une augmentation proportionnée de biens & de maux ; qu’à mesure qu’ils s’élevent, ils prennent une dose égale des uns & des autres ; que par cet arangement invariable il n’y a point de condition qu’on puisse dire réellement meilleure ou pire qu’une autre, quelque distance qu’il y ait entre elles. Né au dernier rang, pourvu à peine du nécessaire, l’homme vil ne songe point au superflu. Ce qu’il ne désire pas ne lui manque point. Son ame d’une trempe faite pour la bassesse de son état, est réduite par l’éducation aux seules facultés qui lui conviennent. Elle a peu de passions & conséquemment peu de plaisirs & peu de miseres. Elle est incapable de sentir les amusemens de la grandeur, & de se tourmenter de ses peines. Ce seroit un très-grand abus dans la société, que la populace eût plus de sensibilité, plus de lumieres & plus d’éducation qu’elle n’en a. Il est important pour le bonheur des petits & pour celui de l’état, qu’ils restent dans l’avilissement où ils sont nés. Avec une ame moins ignoble, ils sentiroient trop l’abjection où ils vivent, ils perdroient le goût des plaisirs grossiers dont ils se contentent, ils se refuseroient aux vils emplois dont on les charge. Le laboureur n’a que l’esprit qu’il faut pour défricher la terre, labourer, ensemencer, moissonner, travailler sans murmure, & s’estimer heureux quand la récolte répond à ses espérances. Il fatigue tout le jour : il est nourri & vêtu grossiérement. Cela est vrai ; mais jugez de sa fatigue par sa complexion robuste, & non par l’imbécillité de la vôtre ; par son accoutumance au travail, & non par l’aversion que vous avez pour tout ce qui est pénible. Son frugal repas lui est toujours délicieux ; & vos mets apprêtés vous répugnent souvent. Il n’a point nos fêtes, nos assemblées, nos bals, nos spectacles, nos vanités. Vous vous trompez, il a tout cela dans le degré convenable à sa grossiéreté, & selon la mesure du plaisir qu’il peut y prendre. Il habite une humble chaumiere que le chagrin n’approche jamais, que le vice fuit parce qu’il ne pourroit s’y cacher. Le matin, il va gaïement au travail : un sommeil tranquille lui a rendu les forces que la fatigue de la veille avoit épuisées, il sent sa vigueur & se plaît à l’exercer. Le soir il vient retrouver sa femme & ses enfans dont la vue ne lui est jamais importune. Les jours de fête, les sons inégaux du haut-bois lui suffisent : une danse rustique l’amuse. Quelle paysanne alors ne met pas de la vanité, de la complaisance, & une sorte de délicatesse dans son ajustement simple & propre ? Les gens de la campagne n’ont donc ni peines, ni disgraces, ni inquiétudes ? Vous vous trompez encore. Un seigneur vexe ses fermiers, & en exige tout avec trop de rigueur : ils payent encore des impositions ; & la dureté de la perception leur rappelle que la nature compense tout.

La médiocrité d’or, si vantée, si digne de l’être, a ses peines en raison de ses avantages. Le citoyen sans ambition jouit de sa fortune modique : le sage content du leger héritage qu’il reçut de ses ayeux, craint de le voir aggrandi. Ils ne sont point à l’abri de l’indigence ; mais ils savent la souffrir quand elle vient. Ils trouvent autant de satisfaction à réprimer leurs desirs, que les autres en mettent à s’y livrer. Par cette guerre continuelle qu’ils se font à eux-mêmes, ils obtiennent la paix & la santé. Le prix de la médiocrité, c’est de n’avoir que les plaisirs & les foiblesses nécessaires de l’humanité. Qu’il en coûte pour figurer dans le monde ! On ne paye après tout les commodités de l’aisance, le brillant du faste, le crédit & l’estime, que ce qu’ils valent. On va, on vient, on se fatigue, on se tourmente, on s’inquiéte. On est traversé, détourné, arrêté, empêché, effacé. Les projets avortent ; la vanité est humiliée ; il faut s’épargner le nécessaire & l’utile, pour avoir le superflu & le délicat ; une famille nombreuse embarasse, on ne peut l’entretenir qu’à force de bassesse, d’astuce, & de moyens obliques ; le rafinement fait mépriser la simplicité. Les plaisirs exquis traînent après eux des desirs violens qui payent d’avance un bonheur qui peut échapper. L’envie naît avec l’ambition, le dépit, les remords, les dangers de la rivalité. L’on jalouse une condition supérieure, on est envié d’une plus basse : deux moyens surs de souffrir dès à présent autant de peines qu’on aura de joye à laisser quelques rangs de plus au dessous de soi. L’on croira avoir amélioré son état, parce qu’on n’en fixe que le beau côté : cependant on trouvera le mal qu’on ne cherchoit pas, auprès du bien que l’on poursuit.

Avez-vous un ennemi que vous haïssiez, souhaitez lui sa souveraine volupté, la grandeur suprême, un très-grand nombre de maitresses jeunes & belles, des richesses immenses, une autorité sans bornes ; & vous le verrez succomber sous l’excès de la misere. En l’accablant des plaisirs sensuels, vous lui ôterez les douceurs de l’amour, les délices de l’union des cœurs, vous émousserez ses sens, vous en userez les ressorts ; par trop de jouissance, vous le mettrez dans une impossibilité affreuse de jouir. En augmentant ses trésors & sa dépense, la délicatesse de sa table & l’affluence des convives, le nombre de ses chevaux & des gens de sa suite, de ses courtisans & de ses adorateurs, vous multiplierez ses craintes & ses espérances, son ambition & ses envieux, ses affaires & ses sollicitudes. Vous lui ravirez le sommeil, la liberté, la santé. Vous armerez sa conscience pour lui reprocher que ses chevaux & sa meute consument la subsistance de mille hommes ; qu’il a changé en prairies ses terres labourées ; que ses jardins & ses plaisirs ont envahi le terrain qui nourrissoit deux paroisses entieres. Excedé de la veille, inquiet du lendemain, peut-il goûter le présent ?

Le ministre à la tête du gouvernement, manque de la premiere chose requise pour être heureux. Il n’est point à lui-même. Occupé d’affaires qui ne sont pas les siennes, il répond de ses fautes, & de celles dont on le soupçonne. Il est entouré de flatteurs, d’importuns, d’ennemis cachés. Il a beau être éclairé, actif, vigilant, zelé, integre ; il y a toujours des mécontens qui le déchirent, des envieux qui le déservent, de faux politiques qui le jugent selon leurs idées rétrécies, & des sots qui répandent ce jugement inique. Non : l’égide philosophique ne pare point tant de traits. La vanité seule fait supporter la grandeur extrême. On en a besoin d’une dose bien forte pour savourer des louanges imbécilles qui ne sont que des reproches humilians, pour se croire honoré par la bassesse d’un protegé qui rampe servilement à nos pieds ; pour s’ennuyer pompeusement à des fêtes tumultueuses, qu’on nous donne sans consulter notre goût, qu’on nous compte pour des plaisirs réels, & qu’on nous fait acheter fort cher.

Voyez comme tous les biens & tous les maux s’accumulent ensemble sur la tête du despote. Il peut tout ; mais il a tout à craindre. Aujourd’hui tout s’anéantit en sa présence : demain tout sera révolté. Il a réuni dans sa personne toutes les libertés particulieres de ses sujets, leurs possessions, leurs vies. Il a, au même sens, toutes leurs miseres. Ses esclaves ne voyant en lui qu’un ravisseur qui les dépouille de tout, ils osent tout contre le tiran, dès qu’ils se sentent trop malheureux.

CHAPITRE XV

Industrie naturelle : arts & sciences.

Les plantes n’ont point l’industrie des animaux, ni leurs besoins. Les animaux n’ont point l’esprit de l’homme, ni ses foiblesses. Le principe de la moindre action qui gouverne le moral & le physique, a voulu que tous les êtres n’eussent que la portion de génie dont leur nature ne peut se passer. Dès que vous voyez une espece plus industrieuse que les autres, songez qu’elle a plus de miseres à écarter. Le nombre des maux qui la menacent de toutes parts, absorbe tellement l’étendue de cette sagacité, qu’il ne lui en reste pas pour se procurer un excédent de bien-être.

Il y a une autre sorte d’industrie qui semble le propre de l’homme seul, qui du moins a chez lui un caractere plus marqué que par-tout ailleurs ; une perfectibilité qui ne tend pas précisément à prévenir le besoin ou à le contenter au-delà de l’exigence naturelle, mais qui crée de nouvelles commodités, qui découvre de nouvelles sources de bonheur, & fait couler les anciennes avec plus d’abondance. Je prétends encore que l’avantage qu’il en retire, vaut à peine le mauvais usage qu’il en fait. Que gagne-t-il à se forger des besoins imaginaires, pour les contenter voluptueusement ? Quelle noble manie d’empoisonner les plaisirs de la nature, pour leur en substituer de plus raffinés ! Les subtiles inventions de la volupté donnent naissance à une foule de petites passions qui le rongent, comme une fourmilliere d’insectes succe la seve d’un arbre.

L’art de bâtir des maisons & des villes a-t-il précédé de loin celui de les détruire ? Quand l’art de guérir aura-t-il sauvé la cent-millieme partie des citoyens que l’art de tuer enleve tous les jours à l’état ?

Les arts de luxe & d’agrément, qui font la splendeur d’un royaume, en préparent la chûte. Malheur à celui qui les verroit au point où ils étoient à Rome, lorsqu’elle tomba. Ils donnent des délices & ôtent les mœurs. Il est vrai qu’ils banissent l’oisiveté de chez le peuple qui s’en occupe, mais ils entretiennent la lâcheté des grands qui en jouissent. Les modes, ces petits systêmes de goût & de vanité, ont sur-tout l’inconvénient de rétrécir l’esprit d’une nation. La belle politique, d’enrichir son commerce d’une seule branche qui fait dessécher toutes celles de l’agriculture ! C’est la dernière des foiblesses, de transporter à des rubans & à des dentelles, l’estime qu’on ne doit qu’au mérite personnel. J’allois parler des sciences : je me rappelle qu’on l’a fait avant moi, & je recueille de tout ce qu’on a dit pour & contre, que les siecles d’ignorance ont fait moins d’honneur à l’humanité, & que les âges savans lui font plus de tort.

Quelqu’un a remarqué qu’on n’avoit point oui parler d’athée ni d’athéisme en France avant le regne de François I, ni en Italie avant les Médicis. Pour moi, j’applique à mon tems, ce que Sénèque disoit du sien. Nous avons un excès de tout, de littérature comme du reste.

CHAPITRE XVI

Du commerce : idée succincte de ses avantages & de ses désavantages.

Il est beau de voir les grands arbres descendre du haut des montagnes au gré de l’avide nautonnier, & lui préparer une maison flottante ; la mer s’affermir sous ses pieds ; les vents enchaînés à ses voiles le conduire dans un nouveau monde. Graces à cette invention hardie, l’univers est une seule & grande famille, dont les freres se communiquent avec aisance, & s’envoyent réciproquement les productions de leurs climats, leurs vices & leurs richesses.

Par combien de malheurs l’or du Pérou, est-il parvenu jusqu’à nous ? La destruction de deux nations & la décadence d’une troisieme, sont, pour ainsi dire, les véhicules qui nous l’ont apporté. Ne valoit-il pas mieux qu’il restât dans les entrailles de la terre ? Avec de la terre & du fer le suisse vit à son aise. Avec des vaisseaux & de l’or l’espagnol pourroit mourir de faim, si ses voisins ne faisoient pour lui la récolte.

Le commerce a poli des nations barbares. Rien n’est plus propre à apprivoiser les hommes, que la communication. Elle adoucit jusqu’à la férocité des animaux. Le commerce aussi ramene les peuples policés vers la barbarie. Car j’appelle de ce nom la mauvaise-foi dont les carthaginois firent l’apprentissage en commerçant avec les étrangers, & qui les porta aux plus horribles excès : la débauche qui avilit Lisbonne lorsqu’elle étoit, & qui respire encore au milieu de ses ruines ; l’esprit d’intérêt qui caractérise une nation entiere ; la brutalité d’un autre peuple qui trafique avec ses alliés à peu près comme avec ses ennemis ; & qui en pleine paix se conduiroit volontiers par le droit de la guerre.

Dans tous les tems les villes les plus commerçantes ont été célébres par leurs richesses, leur splendeur, & leurs débauches. Une ville seule renonça à son commerce pour conserver ses mœurs. L’histoire du monde n’en offre point qui ait su garder ces deux choses. Quoiqu’il y eût plus de frugalité & de sévérité à Marseille, que dans aucune autre république commerçante, elle n’a pu éviter le reproche d’avoir altéré la discipline des gaulois. Elle répond aux yeux de la postérité, de la conquête des Gaules, au jugement même du vainqueur.

Un peuple qui habite des marais ou la mer, qui n’a point de territoire, qui cependant donne azile à des milliers de refugiés ; dont encore la douceur du gouvernement, & l’oeconomie augmentent la population ; ce peuple se fait le facteur de l’univers ; c’est une nécessité, c’est pour lui l’unique moyen de subsister, le seul expédient d’attirer chez soi une partie des trésors qui croissent ailleurs.

La vie & la liberté sont les premiers biens : ils compensent tous les maux.

Le commerce rapporte beaucoup plus qu’un fonds de terre, quoiqu’en dise un auteur célebre. Il double & triple promptement un capital ; avantage dont ne jouit pas l’agriculture. En Hollande il est, avec raison, le supplement nécessaire du labourage : en France il le détruit. Si ce royaume offre au voyageur étonné des landes immenses, de vastes terrains incultes, qu’on s’en prenne sur-tout à l’esprit de commerce, qui a manqué de gagner la noblesse, le dernier malheur qui puisse lui arriver. En vain se flatte-t-on que le commerce & l’agriculture pourroient y marcher d’un pas égal, quand le paysan quitte sa charrue pour se faire matelot ou marchand. Mais le marchand devenu riche, retournera à sa charrue, ou du moins fera mieux valoir ses terres. Rêve honnête & puéril ! Le marchand gros-seigneur fait une chasse, des avenues, des jardins, des terrasses : il fait pis, il prend les fils du laboureur pour figurer derriere son carosse, ou avoir soin de ses chevaux.

Si l’on permet au commerce d’influer sur le gouvernement, il en altérera la forme, sur-tout si elle est monarchique. Le peuple enrichi voudra qu’on respecte autant sa majesté, qu’il respectera peu celle du prince. La noblesse faisant le commerce du peuple, se trouvera confondue avec lui. Delà dans un état libre comme dans le despotique, la distance immense du peuple au monarque, sera tout-à-fait vuide ; avec cette différence que dans l’un la nation est sûrement l’esclave, & que dans l’autre, on doute si c’est le prince ou la nation qui obéit. D’un autre côté un habile politique a observé que le peuple dont je parle se prévaut à l’excès de son commerce. Sa puissance semble s’élever, par le commerce, sur les débris de son gouvernement : elle tombera par le même commerce.

CHAPITRE XVII

De la guerre : compensation des maux qu’elle produit.

La guerre purge nos villes d’une foule de mauvais sujets, qui ne sont bons qu’à se faire tuer. Parmi les heureux qui en réchappent, on en voit quelques-uns, que l’austérité de la discipline militaire a forcés d’être meilleurs. Entre nos artisans, ce ne sont pas ceux qui ont défendu la patrie au péril de leur vie, qui sont les moins honnêtes-gens.

Le germe de la valeur meurtriere ne semble avoir été mis dans quelques ames que pour prévenir les inconvéniens d’une trop grande population : inconvéniens plus considérables qu’on ne croiroit. D’habiles calculateurs ont démontré que le genre-humain se double en moins de quatre cens ans (en trois cens soixante ans, selon Wisthon & autres), s’il n’est livré qu’aux causes naturelles de mort, la vieillesse & les maladies. À ce compte la France, qui sous Charles IX, contenoit dix-neuf millions d’habitans, en auroit trente-huit millions avant deux cens ans d’ici ; septante-deux millions avant six cens ans ; & au moins cent quarante-quatre millions au bout de mille ans. Nous n’avons pas besoin d’aller si loin pour concevoir qu’il seroit impossible qu’elle suffît à tant d’hommes, supposât-on le luxe tombé, toutes les terres mises en valeur, & aucun citoyen fainéant. Ils ne trouveroient point aussi de subsistance ailleurs, attendu que la multiplication seroit proportionnelle par tout pays. La terre ne croît point en surface. Et pourtant une multiplication si prodigieuse exigeroit qu’à chaque mille ans elle fût en état de porter sept à huit fois plus de villes & de maisons, de fournir sept à huit fois plus de fer, de pierres, de bois, de grains, de fruits, & en outre de nourrir sept à huit fois plus de gibier & de bétail. Ces choses impliquent contradiction.

Les moyens de subsister diminuent en même raison que le nombre des bouches augmente. N’envisageons point cet inconvénient dans l’avenir. Où en seroient réduits les hommes d’aujourd’hui, si la nature ne s’étoit pas réservé ces grands moyens de destruction, tels que la peste & la guerre ? À l’extrémité affreuse de se décimer, comme il est arrivé quelquefois sur des vaisseaux retenus en mer par un calme opiniâtre, lorsque les vivres ont manqué. Il en coûte bien moins à l’humanité de tuer un ennemi dans la chaleur d’une action, que d’égorger de sang-froid un parent ou un ami, afin de se repaître de ses membres sanglans. Si les hommes s’accoutument par nécessité à tuer leurs semblables, comme nos bouchers assomment des bœufs, que deviendra la commisération naturelle, ce sentiment impérieux qui veille contre les méchans, dans eux & malgré eux ? Tirons le voile sur le carnage & la confusion qui en résulteroient, mille fois plus horribles que les calamités dont l’Europe gémit.

Je ne dirai point que les grandes familles s’applaudissent de la guerre qui les illustre. C’est pour elles une ressource assurée, sur-tout parmi la noblesse allemande qui n’a point d’autre métier, & la noblesse françoise qui n’en veut point avoir d’autre. La dureté & l’orgueil des nobles croissant à chaque quartier ne les rendent que plus propres à commander aux hommes de s’entr’égorger.

Que de seigneurs, sans la guerre, n’auroient que l’emploi de tenir le haut rang dans leur église seigneuriale, & de se bouffir à la vue de leurs écussons tracés sur les vitres ! Combien d’autres, n’ayant reçu de la nature que des dispositions belliqueuses, manqueroient d’occupation ! Peut-être tourneroient-ils contre leurs concitoyens un génie féroce mieux employé à combattre les ennemis de la patrie. Remontez à l’origine des dissensions civiles, vous trouverez que presque toutes sont nées au sein de la paix, de l’inoccupation de certains esprits bouillans dont la fougue concentrée au dedans de l’état, a du y avoir son effet, au-lieu qu’il falloit lui permettre d’éclater au dehors. J’en laisse le détail, il me suffit de l’avoir indiqué. Rome, dit l’auteur des considérations sur la grandeur & la décadence des romains ; Rome s’est trouvée dans cet état, qu’elle étoit moins accablée par les guerres civiles que par la paix, qui réunissant les vues & les intérêts des principaux, ne faisoit plus qu’une tirannie. La nécessité de prendre les armes pour la défense de son pays, a enfanté des prodiges de valeur, de grandeur d’ame, de patriotisme & de dévouement, enfans vertueux d’une mere infâme. Au milieu des camps & par l’austérité de la discipline militaire Rome naissante acquit un droit réel à l’empire du monde ; je veux dire une vertu mâle, une sagesse sévere, qui fut ensévelie sous les débris de la république, quand Auguste eût rendu la paix au nouvel empire. La guerre diminue aussi parmi nous le faste vicieux qui fleurit dans des tems plus heureux. Les françois sont aujourd’hui bien moins magnifiques, qu’ils ne l’étoient il y a sept à huit ans. Mais c’est un remede bien violent que celui qui les réduit à présent à l’économie. Par l’ambition de Philippe, un homme qui parloit avec peine, est devenu le plus grand orateur qui ait jamais été. Est-ce une des moindres merveilles du génie, de se montrer d’autant plus supérieur, qu’il agit mieux contre l’intérêt le plus cher de l’humanité, d’avoir perfectionné l’art de tuer en gros, au point d’en avoir fait une science profonde d’opérations brillantes & d’expéditions glorieuses, le métier des princes & des rois ? Il s’en faut bien que je veuille autoriser les puissances belligérantes à continuer la guerre. L’auteur du projet d’une paix perpétuelle n’a point de partisan plus zelé que moi. Je montre seulement ici que la nature est inépuisable en ressources, lorsqu’il s’agit de mettre à profit la méchanceté des hommes.

CHAPITRE XVIII

Entendement humain. Erreur & vérité.

Quand on lit sans méditer, l’on s’extasie presque à la vue des grandes découvertes, qui ont été faites dans le vaste pays des sciences. Quiconque néanmoins prendra la peine de comparer les efforts du génie à ses progrès réels, sentira d’abord que l’homme est moins savant par les connoissances qu’il possede, qu’ignorant par celles qu’il tâche envain d’acquérir.

Une pente singuliere l’entraîne aux excès. Il veut tout savoir, ou tout ignorer. Lorsque Bayle tempéroit par un scepticisme outré le ton dogmatique des théologiens de son tems ; l’on vit la haine pour l’erreur faire avancer des opinions absurdes, & l’amour du vrai faire nier toutes les vérités.

L’histoire de l’esprit humain offre une alternative continuelle de siecles savans & d’âges obscurs. Les uns préparent les autres ; car l’esprit a besoin de repos, & son repos est suivi du réveil. Le renouvellement des sciences & leur décadence n’ont rien de plus étrange pour moi, que la veille & le sommeil de l’animal. L’esprit me semble dormir pendant les âges d’ignorance. Ses foibles mouvemens sont comme les inquiétudes d’un sommeil interrompu, lorsque le corps se tourne & s’agite machinalement. Aussi l’on ne voit guere alors que des commentateurs ténébreux & prolixes, qui défigurent les ouvrages des bons auteurs du siecle précédent : comme les rêves de la nuit ne sont ordinairement que des images confuses, tronquées, & tout-à-fait informes des impressions de la veille. Cependant le réveil vient & il ressemble assez à celui d’un paresseux qui se frotte les yeux, ouvre lentement la paupiere, étend les bras, & ne se leve qu’après avoir longtems disputé, dit-on, avec les oreillers.

Tant que l’esprit assoupi ne pense point, il n’avance pas aussi dans la recherche de la vérité, & il s’épargne une foule de méprises qui doivent marquer chaque pas qu’il fera vers elle. Elle est en effet entourée d’un grand nombre d’erreurs qui l’approchent de très-près. C’est la tâche de l’esprit de les épuiser toutes pour l’atteindre, & quelquefois encore de revenir de la vérité aux erreurs. Il semble que je devrois conclure delà que, si l’on mettoit d’un côté tout le faux qui a été soutenu & applaudi dans un siecle, & de l’autre tout le vrai qui a été découvert & reconnu dans le même période de tems, la somme des erreurs passeroit de beaucoup celle des vérités ; que l’excellence de l’entendement humain seroit au dessous de rien ; que tout considéré il vaudroit mieux n’en point avoir, puisqu’il seroit plus ordinaire d’en abuser que de s’en bien servir, & que cet abus indispensable n’est point compensé. Où sera donc l’équilibre ? Le voici.

Il n’y a point de vérité qui n’ait été contredite, & prouvée d’autant de manieres qu’on l’a combattue ; point d’erreur qui n’ait été soutenue, & réfutée dans la même étendue. Par cette contrariété de sentimens tout devient égal. Cela est bientôt dit. On ne chicannera pas sur cet article. Mais il faut démontrer que ce bizarre assemblage de vrai & de faux est une nécessité dans la nature ; que l’erreur est aussi nécessaire à l’esprit humain que la vérité ; car je ne suis pas du sentiment de ceux qui ont fait de celle-ci un secret réservé à la divinité. Comparons les sources de nos erreurs avec les principes de nos connoissances ; l’efficacité des uns avec l’empire que les autres ont sur nous. Rapprochons le tout de la nécessité où nous sommes de leur obéir tour-à-tour. Il en résultera, je crois, que des causes égales & d’une pareille activité doivent avoir des effets semblables.

L’ame en général n’a que trois manieres de connoître : le sentiment, la voye du raisonnement, & l’intuïtion immédiate de ses idées. Delà trois degrés de connoissance admis assez universellement avec Locke, à l’exception des sceptiques. Delà trois certitudes, la sensitive, la démonstrative & l’intuïtive. Tout ce que des organes sains nous attestent, tout ce qui nous est montré par une induction exacte, tout ce que nous voyons d’une maniere immédiate dans nos idées, est vrai : l’esprit ne peut s’y refuser : une force irrésistible l’entraîne & le contraint de donner son consentement. Voilà tout le fond de l’évidence. Le reste n’est que préjugé, vraisemblance, probabilité, opinion. Un homme qui n’affirmeroit d’après ses sensations que ce qu’elles disent précisément ; qui ne jugeroit que sur des idées claires, lorsqu’il en percevroit la convenance ou la disconvenance, soit par une simple appréhension, s’il ne s’agit que de deux idées, soit par un raisonnement lié & suivi, quand il y a une complication de rapports ; cet homme, dis-je, ne se tromperoit jamais.

Or la pratique constante de cette régle d’infaillibilité demande une circonspection gênante dont l’esprit humain n’est pas capable. Pour s’en convaincre, on n’a qu’à se rappeller les causes qui concourent à précipiter ses jugemens ; toutes causes naturelles, puisqu’elles naissent avec lui & dans lui, & que la nature elle-même l’a soumis à leur influence.

Je rapporte toutes les sources de nos erreurs à nos faux préjugés. Car le préjugé, en tant que préjugé seulement, ne conclut rien ni pour ni contre une opinion : il nous transmet la vérité comme l’erreur. Nous passons tous par cet âge de foiblesse où l’on reçoit le vrai & le faux sans examen, sans preuves, sans raison. L’enfant croit ingénuement ce qu’on lui donne à croire. Qu’on lui parle vérité, ce sera un heureux préjugé. Qu’un pédant lui débite gravement des faussetés, il s’y laissera aller avec la même confiance. Ce seroit mal raisonner que de vouloir qu’une opinion fût fausse, parce que c’est un préjugé de l’enfance, qu’on a succé avec le lait & adopté sans connoissance de cause. Il y a bien peu de vérités générales dont on n’entende parler avant d’être en état d’examiner les fondemens de cette science nourriciere. Je ne prétends donc pas qu’il faille les rejetter pour cela dans un âge plus mûr. Il convient au contraire de soumettre ces préjugés à un examen sévere, puis y adhérer, s’ils se trouvent confirmés par une ou plusieurs des trois régles de certitude dont nous avons parlé, ou les nier s’ils y répugnent. Or je ne sais combien de circonstances forment en nous l’habitude de juger de tout sur la foi d’autrui, de notre imagination, de nos passions, de notre ignorance même.

Toutes ces choses engendrent de faux préjugés que l’esprit substitue commodément à ses principes de connoissance sûrs & pénibles. Préjugés de l’éducation, des sens, de l’imagination, des passions, de l’ignorance : ces sources d’erreurs sont dans la nature, & elles y seroient inutiles, si elles n’avoient pas leur effet. Elles sont dans la nature comme les bornes de l’esprit humain qui doit se laisser préoccuper par des instructions erronnées, par une éloquence captieuse & toutes sortes de sophismes ; qui doit donner au témoignage des sens plus d’étendue qu’il n’en a réellement, juger par lui des grandeurs & des distances réelles des objets, ou de ce que les objets sont en eux-mêmes, quoique les sens ne nous ayent été accordés que pour apprécier les rapports des choses avec la portion de matiere qui nous est appropriée & les impressions que nous devons en attendre ; qui cédant à la force de l’imagination, se forge de nouvelles idées, bâtit des hypotheses, y adapte ses anciennes opinions, & forme de tout cela des hérésies dans la tête du théologien & des systemes dans celle du philosophe : les savans s’entêtent pour rien ; tout chez eux monté au ton de leur imagination, s’y allie d’une maniere si intime, si tenace, qu’il n’en peut plus être détaché : l’opiniâtreté de quelques-uns va jusqu’à prétendre nous entraîner dans leur secte, nous faisant violence sur la chose du monde la plus libre, la plus indépendante, la plus à nous, savoir nos pensées.

Les préjugés de la passion sont une quatrieme source d’erreur : cette source générale se divise en autant de ruisseaux particuliers qu’il y a de passions dans l’homme.

C’est un foible universel, de juger par amour & par haine. Nous en sommes si convaincus que nous n’avons jamais de foi au jugement d’un homme, dès que nous avons le moindre sujet de le supposer passionné dans l’affaire sur laquelle il donne son avis. Je n’expliquerai point comment le cœur maîtrise l’esprit, comment celui-ci est troublé du désordre des sens, comment les divers mouvemens de la passion forment une chaîne où l’esprit detenu captif, subit le joug qu’elle lui impose. C’est une vérité de fait que chacun peut se démontrer à soi-même. La passion falsifie tellement les idées, que lorsqu’elle n’est plus, la vérité a encore bien de la peine à percer. L’esprit a été si vivement frappé, que l’impression subsiste longtems après la cause qui l’affecta. Il ne juge jamais que sur les idées qui lui sont offertes, & la passion est un sophiste adroit qui lui cache tout ce qui la condamne, qui lui présente dans un jour séduisant ce qu’elle veut lui faire goûter ; elle l’emporte par la rapidité du sentiment, sorte d’éloquence la plus véhémente. Elle s’accroît de la résistance que la raison lui oppose : elle en est irritée & non affoiblie. Le mensonge cent fois découvert, elle a mille raisonnemens pour l’autoriser de nouveau ; & triomphant de l’esprit rebelle jusques dans ses derniers retranchemens, elle ajoute à sa défaite, la honte d’un combat inutile.

Nous manquons d’idées, nous jugeons pourtant. Quelquefois c’est une nécessité, faute de tems pour éclaircir nos doutes. Souvent la paresse de l’esprit lui fait craindre la réflexion : il s’en tient à des conjectures ; il se repose dans des vraisemblances ; il défere à une autorité étrangere la soumission due à la connoissance intuïtive : il néglige la répugnance intérieure qu’il sent pour cette injustice faite à la vérité ; il la sacrifie à une crédulité commode qui l’exempte de tout examen. La méditation est fatiguante, & l’on se croit savant à peu de frais, quand on l’est du savoir d’autrui. Le peuple donc, & bien des gens qui, bien que leur état & leur fortune les élevent au dessus du peuple, rentrent dans la classe inférieure par le peu de soin qu’ils ont de cultiver leur entendement, aimeront toujours mieux suivre la mode, croire aux vieilles pandectes, prendre l’esprit de leur état & les préjugés du corps dont ils sont membres : ils vivent dans cette prévention, où ils ont toute la sécurité que l’évidence procure ; ils font leur chemin & stylent leurs enfans au même train. Ce sont d’honnêtes-gens ; mais ils mentent toute leur vie.

Aux uns l’instruction a manqué : les autres ont manqué à l’instruction. Une compréhension bornée, comme on en rencontre, n’a presque pas de moyen d’éviter l’erreur. Les hommes à qui la nature a refusé une plus grande étendue de génie & ceux qui par une nonchalance criminelle ont ainsi réduit la portion plus considérable qu’ils en avoient au commencement, ont recours à l’intelligence des penseurs en titre. L’erreur & la vérité sont pour eux des hazards. Car il y a parmi ceux-là même qui se chargent de penser pour le public, des esprits très-bornés & tout-à-fait incapables d’un raisonnement suivi. Quel est plutôt le bon esprit qui ne se fatigue à suivre une induction, pour peu qu’elle soit compliquée, qui ne prenne quelquefois le change dans des occurences délicates ? La pénétration après ce premier faux pas, augmente l’égarement ; on va d’erreur en erreur, cotoyant toujours le vrai, sans le joindre jamais. Les plus grands génies ont donné dans les erreurs les plus étranges : il n’en est pas un seul qui n’ait payé le tribut à l’humanité. Que sera-ce donc des esprits foibles, rampans, grossiers, stupides ?

On respecte les anciennes erreurs, comme les caprices des vieilles gens. Si elles intéressent la religion, on s’efforce de trouver de plus grands inconvéniens à les abolir. Si la forme du gouvernement, on trouve dans son indifférence pour le bien public tout ce qu’il faut pour rendre la réforme impossible ; si les mœurs, le monde est plein d’enfans bien élevés qui ne feront point à leurs peres l’affront de valoir mieux qu’eux ; si les arts, sur-tout les arts utiles, la pêche, l’agriculture & les manufactures en tout genre, on suit la routine, on est fait aux anciennes méthodes : fût-on même convaincu de l’excellence des nouvelles, on ne les adopteroit pas : pour les mettre en pratique il faudroit changer d’instrumens, pêcher, labourer ou fabriquer d’une façon pour laquelle on est tout neuf, c’est-à-dire, oublier ce qu’on fait, recommencer à apprendre ; qui après avoir été trente ou quarante ans maître, veut redevenir apprentif ?

Si enfin les opinions philosophiques, vous avez des gardiens séveres des bornes consacrées par le tems ; vous diriez qu’ils sont dans le monde pour veiller au maintien des droits de l’erreur : ils tiennent le bon-sens assoupi, & quand il se réveille, leur emploi est de le bercer de contes frivoles, pour le rendormir.

Raisonnons à présent de la faculté de connoître, comme nous avons fait ci-devant de la sensibilité. La sensibilité naturelle est pour la douleur & pour le plaisir : les occasions de souffrir étant aussi fréquentes dans la nature que les moyens de se procurer des sensations agréables, elle est aussi souvent affectée du mal que du bien physiques. L’entendement est de même pour l’erreur & pour la vérité ; toujours fini, à quelque degré qu’on l’ait, à quelqu’objet qu’on l’applique, il est sujet à se méprendre avec autant de facilité qu’il en a à juger sainement. Tout dépend des circonstances, de la maniere dont les objets lui seront offerts, des idées dont les causes, auxquelles il est soumis, le rempliront. S’il n’en reçoit que de fausses notions, l’erreur sera son partage. S’il a le bonheur que les objets se présentent à lui sous leurs rélations réelles, la vérité éclatera dans ses jugemens. Mais on vient de voir que les causes d’erreur sont aussi multipliées que les moyens de vérité. L’esprit donc se trouvera aussi souvent déterminé à mentir qu’à dire vrai. Car le prestige du mensonge a tout autant d’efficacité pour nous abuser, que la lumiere naturelle en a pour nous éclairer.

On chercheroit envain dans la raison des choses, quelqu’obstacle capable d’empêcher l’influence des préjugés sur l’homme : on auroit sur-tout mauvaise grace à alleguer pour exemple sa liberté. J’aurois droit de m’en servir, moi, à prouver que le mal lui est naturel comme le bien, puisqu’elle ne l’incline pas davantage vers l’un que vers l’autre. En un mot il y a des principes de connoissance qui conduisent l’esprit au vrai : il peut en se dirigeant par eux, acquérir l’heureuse habitude de ne se décider que sur un sentiment véridique, sur une intuïtion, sur une démonstration : la lumiere du sentiment & de l’évidence peut aussi s’obscurcir par les ténebres qu’amassent autour d’elle les causes déjà énumérées. Il est des faux préjugés qui naissent de l’éducation, des sens, de l’imagination, des passions, des bornes de l’esprit, de l’autorité religieuse, politique, nationale, particuliere : préjugés qui deviennent principes pour la plûpart des gens. Puis donc qu’aucun de nous n’a reçu de la nature ni plus de penchant ni plus de force pour résister à l’illusion, que d’inclination & de foiblesse à se laisser séduire, avouons qu’une telle égalité produira infailliblement, dans la totalité des hommes, autant d’erreur que de vérité.

La trempe différente des esprits & la variation des circonstances feront que les uns donneront presque toujours à gauche, que d’autres se tromperont plus rarement ; que tous auront des jours d’égarement, & des jours où leur raison sera plus adroite ; que dans un tems ils confondront ce qu’ils avoient éclairci auparavant. Il arrivera que des sociétés nombreuses se rendront à jamais méprisables par leur soin à entretenir d’anciennes superstitions ; que des corps, moins considérables par leur nombre, seront comme des centres d’où la vérité rayonnera vers toutes les sciences & tous les arts. Des siecles se glorifieront d’avoir vu naître la vérité, de l’avoir connue & adorée ; & d’autres âges serviront d’époque à l’histoire de l’esprit humain par l’établissement des erreurs générales, j’ai presque dit universelles. Mais cette histoire offrira toujours un vaste tableau où les ombres contrasteront avec les éclats de la lumiere.

J’entre dans une seconde considération. Il n’y a point de vérité, si sublime & si sacrée, qui ne puisse avoir des suites dangereuses : je défierois aussi le raisonneur le plus subtil d’assigner une erreur qui ne puisse devenir utile, en morale, en politique, ou au progrès des arts. De ce qu’une chose peut être, conclure qu’elle est, c’est ici une nécessité, vû l’activité de la double puissance que nous avons de tirer le bien du mal, & de pervertir les meilleures choses. Indépendamment de ce raisonnement qui porte sur les principes posés ci-dessus, les faits m’accablent de leur nombre : je n’en choisis que ceux qui regardent l’immortalité de l’ame.

Les saducéens qui nierent ce dogme oublié ou supposé dans la religion judaïque, n’en furent que plus religieux & plus justes. Avec un motif de moins ils eurent un mérite de plus. La secte gagna du côté des mœurs, ce qu’elle perdoit du côté du dogme.

Judas & Sadoc fondateurs d’une autre secte fort approchante de celle des pharisiens, admettoient avec eux l’immortalité de l’ame. Sûrs de vivre après leur mort, le mépris outré de cette vie dégénéra dans eux en un esprit de sédition, dont le coup d’essai fut une guerre civile des plus sanglantes, & qui jetta dès-lors, dit Josèphe, les semences de tous les maux dont la nation juive fut affligée depuis. Le même historien attribue à ceux de la même secte la révolte des juifs contre les romains, sous le gouvernement de Gressius Florus. Croiroit-on qu’une vérité sainte pût enfanter tant de crimes ?

Tout meurt avec le corps, disoit le stoïcien ; donc je m’appliquerai à rendre la vie présente aussi bonne qu’il se peut, par l’exercice des vertus sociales. C’étoit conclure la vérité de l’erreur. Quel homme fut plus tempérant qu’épicure, & plus libre des terreurs de l’avenir ?

Les garamantes, peuple sauvage de l Inde, attendoient une vie meilleure après celle-ci. Ils en inféroient qu’il falloit assommer leurs vieillards & leurs malades, pour la leur procurer plus promtement, dans l’espérance qu’on leur rendroit à eux, le même service, & en exigeant la promesse de leurs enfans. Ainsi une erreur monstrueuse sortoit du sein de la vérité.

Tous les habitans des Antilles & des îles Marianes n’admettent point l’existence de Dieu, & croyent l’immortalité de l’ame. Beaucoup de théistes, chez les nations les plus polies, ont perdu l’espérance d’une vie à venir. N’est-ce point qu’il y a des esprits où une vérité ne se maintient qu’aux dépens d’une autre ?

Un faux-devot s’interdit les délices innocentes dont la nature nous fait une loi ; croit-il par-là disposer son ame à mieux goûter les joyes spirituelles qu’il attend au sortir de ce monde ? Un bon musulman s’essaye dans un nombreux serrail, disant qu’il fait l’apprentissage des plaisirs dont les houris doivent l’enivrer dans le paradis, sous les yeux de Mahomet. Ici les deux extrêmes, la continence & l’excès de la volupté sensuelle, s’allient avec une égale facilité au même dogme : celui de la résurrection des corps.

CHAPITRE XIX

Des passions : du vice & de la vertu.

Je me borne à des vues générales. Dire que les passions contribuent à l’équilibre du bien & du mal dans l’univers, c’est énoncer une proposition, déjà unanimement avouée. Car dans la division des passions on en compte autant de bonnes que de mauvaises, autant d’utiles que de préjudiciables, autant de vertueuses que de vicieuses. Disons plutôt que les moralistes conviennent tous qu’il n’en est aucune qui ne soit susceptible de ces modifications contraires, & ne puisse devenir aussi féconde en bien qu’en mal.

Les passions, n’étant que le développement de la sensibilité physique appliquée à divers objets, prennent le caractere du vice ou de la vertu, selon que l’application en est conforme ou contraire à la régle de moralité. Par où ce développement a-t-il commencé ? Dans quel ordre la nature a-t-elle produit au dehors les passions qu’elle contenoit ? On croit que l’amour-propre a paru d’abord, ayant à ses côtés la vanité & la honte, & puis toutes les autres confusément à leur suite.

Nos premiers parens étoient nus : ils ne rougissoient point de leur nudité, & ils n’avoient garde de tirer vanité de leur parure. Aussi avoit-elle d’autres objets. Dès qu’il y eut un être capable de se comparer aux autres, l’amour-propre parla : mais le sentiment chagrin de la honte tempéra le plaisir de la vanité. Le premier homme, seul encore & sans compagne, poussé par la vivacité de ses besoins naturels, après avoir rassasié sa faim & étanché sa soif avec les brutes, dut encore chercher autour de lui une créature à laquelle il eut rapport par son sexe, & n’en trouvant point, il dut avoir honte de se sentir inférieur aux autres animaux, par l’impossibilité de satisfaire un appétit qui sembloit lui promettre tant de délices. Mais si à son reveil il vit à ses côtés cette femelle aimable qu’il avoit cherchée, la vue des graces repandues libéralement sur toute sa personne, où ses yeux erroient si avidement & se fixoient avec un sentiment si doux, la lui fit regarder comme plus parfaite que la femelle des autres êtres vivans : quand la jouissance l’eut rendu heureux, il dut s’estimer au-dessus de tout ce qui existoit, puisqu’il étoit seul digne de posseder une créature que le plaisir lui peignoit sous les traits les plus excellens. La vanité s’accrut bien davantage lorsqu’il y eut deux femmes & que l’une put dire : je suis plus belle que vous.

Les passions resterent toutefois dans une sorte d’enfance, jusqu’à un certain accroissement de la société. Alors l’amour-propre prit mille formes dissemblables : l’on vit éclore avec la distinction des rangs, l’ambition des honneurs, la soif de l’or, le desir de dominer, l’orgueil au front d’airain, l’adulation rampante, l’envie couronnée de serpens, la jalousie au regard louche, la chicane & la fourberie, monstres horribles qui venoient remplir le monde social d’autant de maux, que la bienveillance naturelle devoit y produire de biens, sous les noms sacrés de prudence, de sagesse, d’équité, de générosité, etc. Peut-être l’humanité n’a-t-elle pas éprouvé toutes les especes de passions : il se peut que la sensibilité physique, l’instinct qui nous fait ressentir le plaisir & la douleur, n’ait pas été appliquée à tous les objets capables de l’affecter. L’invention des arts & des sciences a occasionné une foule de sensations nouvelles agréables & désagréables, inconnues aux sauvages grossiers. Ne nous imaginons pas avoir épuisé la sphere des objets capables de nous passionner, & que la sensibilité totale de la nature ait déjà existé sous toutes les manieres d’être possibles. Je présume que nos enfans & nos neveux, qui ont sous les yeux un si bel exemple de rafinement, héritiers de notre force productrice, créeront de nouveaux êtres dont la possession leur sera agréable, & dont ils regarderont la privation comme une peine. Dégoutés de nos plaisirs par nos miseres, ils les échangeront contre d’autres de leur invention. Ils auront beau faire, la douleur naîtra du sein de cette volupté nouvelle (quelle essence est bonne à tous égards ? ) : la passion créatrice d’un genre de bonheur, étonnée vainement de n’avoir trouvé qu’une source impure dont l’eau joint à la douceur du miel l’amertume de l’absinte, fouillera ailleurs & ne trouvera pas mieux.

Vous dites que l’homme est libre ; & vous en concluez qu’il pourroit toujours suivre les principes de l’équité & toujours éviter le mal : qu’au moins il n’y auroit pas de contradiction à supposer qu’il le fît. J’admets avec vous le libre-arbitre de la volonté humaine, la puissance de faire le bien & de s’en abstenir, de faire le mal & de ne le pas faire. S’abstenir du mal, est le premier degré de la vertu : s’abstenir du bien est aussi le premier pas vers le vice. On sent par-là que la volonté, qui ne veut pas nécessairement ce que la saine raison prescrit, porte en soi un germe de vice, que la volonté, qui n’est pas nécessitée au crime, a quelque semence de vertu ; & qu’une liberté entiere pour les deux contraires donne à la volonté une énergie aussi grande pour l’un que pour l’autre. D’où se forment deux penchans : l’un la porte au bien & l’éloigne du mal : l’autre l’excite à faire le mal à l’exclusion du bien. L’égalité de force dans ces deux inclinations contraires, est absolument nécessaire pour completter le libre-arbitre : voilà donc dans la volonté humaine deux principes également féconds de vertu & de vice ; & en vertu de sa liberté même elle doit vouloir aussi souvent le juste que l’injuste, aussi souvent ce qui est contre le droit que ce qu’il ordonne. Je parle ici de la volonté en général, considérée comme la collection de toutes les volontés particulieres : car dans les individus, des causes extérieures ou internes, prochaines ou éloignées feront prévaloir un penchant sur l’autre. Le tempérament, l’éducation, la réflexion, l’étourderie & toutes sortes de passions influent assez sur la volonté pour la déterminer, sans lui ôter sa liberté. Au contraire il est de l’essence d’une volonté libre de pouvoir se déterminer par des motifs pris de tous ces chefs.

On ne cherchera point la raison de la variété bisarre des caracteres ; elle est suffisamment indiquée par la même voye. Nous avons le pouvoir réel de faire ceder l’intérêt le plus fort au moindre caprice, de nous forger les motifs d’agir, ou de n’en vouloir point d’autre que l’envie d’exercer notre liberté. Après cela sera-t-on surpris de trouver des hommes injustes par principe d’équité ? Des hommes vrais par esprit de fausseté ? Des hommes méchans avec toutes les inclinations naturelles d’un homme de bien ? Des hommes bons en pure perte, lorsqu’ils pourroient faire le mal avec profit ? Plus on étudie la volonté humaine, moins on s’étonne de la bizarrerie des formes que l’on voit prendre au vice & à la vertu, attendu la facilité qu’elle a, quoiqu’attachée à l’amour du bien-être, de le mettre où elle veut, seulement même dans l’imagination.

Si l’on doutoit qu’il y eût dans l’humanité un fonds de malice égal à sa bonté, je propose un moyen infaillible de s’en assurer. C’est d’isoler un individu jusqu’à un certain point ; de le livrer à lui seul, en l’éloignant des circonstances qui agissent le plus efficacement sur l’ame ; de le mettre au-dessus de la loi & de la justice, des châtimens & des récompenses, des honneurs & de l’opprobre ; de lui donner une puissance sans bornes pour le bien & pour le mal, avec le droit de faire consacrer ses actions & adorer ses volontés, telles qu’elles soient. Si un être indépendant jusques-là, comme dégagé des égards qu’il doit aux autres êtres, au-dessus de tout ce qui n’est pas lui, qui par conséquent ne peut tirer que de lui-même les motifs de ses actions ; si, dis-je, un tel être est aussi ardent pour le crime que pour la justice, vous conviendrez sans hésiter qu’il y a dans son essence autant de degrés de malice que de bonté ; puisqu’on peut dire que c’est son essence pure qui agit dans lui. Cette indépendance fut réalisée, à peu de chose près, dans les empereurs romains. Eh bien ! Rome a-t-elle compté sur le trône des Césars plus de Tite que de Tibère, de Trajan que de Néron ! Mettez les vertus de Marc-Aurèle auprès des vices d’un Héliogabale, la gloire que l’espece tire des premieres, à côté de l’opprobre éternel dont les autres l’ont couverte, & jugez ensuite de l’excellence réelle de l’humanité.

Maîtres absolus de leurs actions, les bons princes ont confondu leur bonheur avec celui du peuple. Ils répandoient à pleines mains les bienfaits. Leur présence, comme celle du soleil, portoit par-tout la vie & la joye. Les hommes soumis à leur puissance n’étoient pas les seuls à recueillir les fruits de leur générosité. Elle n’avoit point d’autres bornes que celles de l’univers. Du trône où elle étoit assise avec l’équité, elle montroit à tous les monarques du monde le vrai prix de la grandeur, & les invitoit à en faire un si noble usage. Cependant elle amenoit la cruauté des tyrans ; elle en étoit le présage & la mesure.

Sous l’empire de ces monstres détestables, la bonté ou la puissance de faire le bien qui réside dans la volonté humaine, fatiguée par les actes multipliés de vertu, qui avoient illustré les âges précédens, se reposoit : la puissance contraire exerçoit à son tour sa malignité. L’adulation avilissoit toutes les ames. Le nom de la vertu étoit odieux : il falloit ou mourir ou être indigne de vivre.

Les empereurs romains, qui ne furent ni aussi bons que les Antonins, ni aussi méchans que Tibère, participerent aux deux excès, sans se livrer à aucun. Ils firent à peu près autant de bien que de mal. Leur regne fut un tissu de bonnes & de mauvaises actions, parce que l’humanité a dans son essence finie un principe égal des unes & des autres.

L’égalité de ces deux penchans une fois reconnue, on ne conçoit pas que dans la totalité l’un puisse toujours prédominer. Il est vrai, & je l’ai déjà observé, que par le concours des circonstances, l’activité de l’un croîtra quelque part aux dépens de l’autre ; que le climat, la forme du gouvernement, le principe de la législation, le préjugé nationnal, formeront un peuple entier plutôt pour la vertu que pour le vice, plutôt pour certaines vertus ou certains vices que pour d’autres ; que la disposition des organes, le genre de profession, les maximes reçues de quelques sociétés, l’exemple & la force de l’habitude aideront dans les particuliers la bonté naturelle contre la puissance qu’ils ont de se décider au mal. Delà naîtront de grandes & de petites révolutions dans les mœurs : révolutions aussi réglées que les vicissitudes des saisons, la succession du jour & de la nuit, ou l’alternative de la pluie & du beau tems.

Mais l’équilibre rompu dans les parties, n’en subsistera pas moins dans le tout : il gagnera d’un côté ce qu’il perdra de l’autre. On peut mettre un équilibre très-parfait entre deux systêmes de corps, quoiqu’il n’y ait pas un globule de l’un des deux systêmes, qui, pris séparément, puisse équilibrer avec un globule quelconque de l’autre, pris aussi séparément. Les liqueurs se mettent d’elles-mêmes à l’équilibre, vingt-huit pouces de mercure, par exemple, avec une colonne d’air de la hauteur de l’atmosphere, quoiqu’aucune des particules de l’air ne puisse contrebalancer la moindre partie composante du mercure ; il suffit pour qu’il y ait équilibre entre les deux colonnes totales que les hauteurs soient en raison réciproque des pesanteurs. Ainsi quand on ne pourroit pas assurer que le vice & la vertu fussent en portion égale dans aucun des individus, cela ne feroit rien contre l’équilibre général : c’est assez si les vices d’un homme, d’un peuple, d’un siecle sont à ceux d’un autre comme les vertus de celui-ci à celles du premier. Cette loi paroît constante dans l’univers. Chaque génération en renouvelle la preuve : & toute l’espece est destinée à la completter.

L’histoire de tous les tems nous porte à croire que la variété de la nature exige que le vice & la vertu se combinent ensemble dans tous les degrés de l’un & de l’autre, dont l’homme est capable : l’homme est capable d’autant de vertu précisément que de vice ; le résultat de leurs combinaisons sera donc une égalité parfaite entre ces deux essences. C’est pour assurer l’équilibre du bien & du mal, que, dans le total, la science des mœurs est un systême de maximes injustes intercalées à des principes d’équité ; que les apologistes de la vertu s’en tiennent à de beaux discours démentis par leur exemple qui les réfute ; que des philosophes au contraire, surpris par un enchaînement de propositions délicates, ont admis des maximes très-suspectes en morale, quoique leur conduite fût à tous égards irréprochable : ensorte qu’on pourroit dire de ceux-ci : faites ce qu’ils font & non ce qu’ils enseignent.

Pour rendre raison de cette double inconséquence, d’une maniere moins vague qu’on ne l’a fait jusqu’ici, je dis que, comme il y a dans l’homme une certaine quantité de bonté avec une dose proportionnée de méchanceté, des prédicateurs exhalant presque toute leur vertu en paroles, il ne doit pas leur en rester beaucoup pour l’action ; au-lieu que la grande dépense que Hobbes, Bayle & Spinosa, en ont faite dans leur conduite, a occasionné la disette qui s’en trouve dans leurs écrits. Tel est l’empire secret de l’équilibre naturel des biens & des maux sur certains caracteres, qu’ils sont forcés de contrebalancer par de bonnes mœurs le mal qu’ils disent ou qu’ils écrivent, ou d’avoir des vices qui empêchent le trop grand bien qui résulteroit d’une vie analogue à la morale sainte qu’ils débitent. Ici la religion est un culte pur & saint : là une idolâtrie : plus loin une débauche horrible. Les horreurs de la superstition, ni les excès du fanatisme, n’ont rien qui me surprenne, quand je songe que la raison humaine peut tout corrompre, tout pervertir, & que la corruption des meilleures choses est la pire de toutes. Quel heureux accident empêcheroit l’économie civile, la morale & la religion de s’altérer, soumises comme elles sont aux opérations de la raison qui sait abuser de tout ?

CHAPITRE XX

Apologie du babil des femmes.

Je me trouvai hier dans une compagnie nombreuse mêlée d’hommes & de femmes. Je laissois la multitude babiller, & je m’entretenois librement avec un anglois que j’avois vu ailleurs. Il y avoit près d’une demie-heure que nous raisonnions ensemble du bien & du mal. Il prétendoit, lui, qu’il y avoit beaucoup plus de vice & de misere parmi les hommes, que de vertu & de bonheur réel. Moi, je tâchois de lui faire observer que la balance étoit par-tout égale : mais j’avois toutes les peines du monde à le détacher de certaines idées noires qui étoient dans lui autant le fruit du climat que de la réflexion. Nous parlions l’un & l’autre avec assez de tranquillité, pour qu’on ne fît aucune attention à nous. Cependant le hazard ou la curiosité voulut qu’une dame nous interrompit & nous dit d’un ton obligeant : messieurs les philosophes, de quoi parlez-vous là ? Pourquoi nous envier vos bonnes réflexions ?

L’anglois saisit cette occasion de me plaisanter publiquement sur la singularité de mon sentiment, & j’avoue qu’il lui donna un tour original. Ce systême n’est pas tout-à-fait neuf, reprit la même femme, mais je sais une difficulté qui le détruit pleinement. Quoiqu’elle ne soit ni à mon avantage, ni à la gloire de mon sexe, si l’on me le permet, je la proposerai de bonne-foi, sans l’aggraver ni l’affoiblir. Je me flatte que l’exposition simple en démontrera l’insolubilité.

Cela piqua la curiosité de la compagnie ; chacun voulut savoir ce que c’étoit. D’abord l’on m’adressa la parole & l’on me demanda si j’acceptois le défi. Je n’avois garde de le refuser, persuadé de mon opinion & tout plein de l’envie de la faire valoir. Mesdames, ajoutai-je, si je me trompe, je suis excusable ; c’est l’observation de la nature humaine perfectionnée par la société, qui m’a induit en erreur. J’ai toujours vu le bien & le mal se suivre de près & résulter de toutes les essences.

Eh bien, monsieur, répliqua mon antagoniste pleine d’esprit & de graces, il s’agit de l’impertinente loquacité de quelques femmes ; de ce babil assommant d’une seule langue qui par sa volubilité constante tient fermées tant d’autres bouches qui ont un droit égal de s’ouvrir : de cette confusion importune de vingt autres qui parlent sans cesse & toutes ensemble, pour ne rien dire : de cette demangeaison de caqueter qui fait dire tant de sottises, trahit les sécrets les plus sacrés, déchire les voisins, calomnie les honnêtes-gens, seme la discorde entre les amis, fomente les querelles, divise les familles, & est si souvent le fléau des maris. Par quels avantages ce vice peut-il dédommager la société des maux qu’il y produit ? Vous serez bien habile, monsieur, si avec toute la sagacité que je vous connois, vous pouvez y découvrir seulement un dégré de bien contre cent degrés de mal. Au reste il n’est pas question ici de l’usage de la parole qui, s’il est raisonnable & modéré, est sans-doute aussi utile chez les femmes que chez les hommes ; mais de cet étrange abus que nous en faisons, tel que je viens de le peindre. Prouvez que cette loquacité est aussi utile au genre humain qu’elle lui est visiblement dommageable. Voilà votre tâche.

Je ne sais si l’intention de ma belle parleuse étoit de mortifier quelques personnes du cercle ; je vis au moins quelques visages s’obscurcir : ce qui me fit espérer qu’on m’écouteroit volontiers. Je lus dans tous les yeux qu’on étoit très-disposé à entendre l’apologie d’un vice qu’on chérissoit assez pour souhaiter qu’il fût raisonnable. Cela m’encouragea à parler ainsi.

Mesdames, jamais je n’ai entrepris de cause avec plus de plaisir, tant par rapport au sexe aimable qu’elle intéresse, que pour la foule de bonnes raisons qui se présentent à mon esprit en sa faveur. Il est incontestable que la nature a avantagé les femmes du côté de la langue ; & qu’au lieu de multiplier en elles cet organe, ce qu’elle pouvoit avec autant de facilité qu’elle a doublé ceux de la vue & de l’ouie, elle lui a donné une habileté merveilleuse. Accoutumé à réfléchir sur tout, j’ai recherché sur quoi ce privilege étoit fondé : je n’ai pas eu de peine à l’appercevoir. Les femmes destinées à peupler la société, sont chargées de notre enfance. C’est dans leur compagnie seule que nous passons nos premieres années. À mesure que notre corps s’accroît, elles doivent tâcher d’aider notre esprit à se développer de même, c’est-à-dire, à acquérir des idées : car on conçoit que la sphere de l’esprit ne s’aggrandit que par le nombre des idées ; & que nous n’acquérons d’idées que par l’exercice de nos sens, surtout de la vue & de l’ouie. Me contesterez-vous à présent que le babil des nourrices & des gouvernantes d’enfans n’exerce nos jeunes oreilles, & ne grave dans notre cerveau débile beaucoup de traces idéales qui ne s’y imprimeroient pas sans ce secours. C’est donc pour nous apprendre à penser de bonne-heure, pour exciter notre imagination enfantine, que la nature prévoyante a donné tant de caquet aux femmes.

Voyez la différence de deux enfans dont l’un aura été élevé par une fille jeune, vive & sur-tout d’une langue infatiguable, & l’autre par un pédant taciturne qui n’a jamais ri. Le premier pétille d’esprit & de gentillesse : son petit jargon est plein de saillies : il parle de tout ce qui concerne son âge, & a une facilité singuliere à apprendre. Le second est presque stupide : il a un air embarrassé devant le monde, & ne sait pas dire un mot.

La nature qui a destiné les femmes à nourrir leurs propres enfans, à les élever, à former leur esprit au moins dans le plus bas âge, par la même raison qu’elle a rempli leurs mamelles de lait, a du leur donner cette volubilité de langue si propre à aider notre imbécillité, à promener notre imagination naissante d’objets en objets, à nous faciliter l’exercice de la faculté de penser, à nous familiariser de bonne-heure avec tout ce qui nous environne. Oui, mesdames, si vous parliez moins, nous penserions peu, nous penserions difficilement, nous penserions plus tard. En vérité la vie est assez courte pour que dès le commencement de notre carriere on ne néglige rien de ce qui doit contribuer au progrès de nos connoissances.

Nés au sein de la société, où le langage naturel des gestes est presqu’inconnu, il est de toute nécessité d’apprendre à parler afin d’indiquer nos besoins, nos desirs & nos fantaisies. L’expression naïve des cris n’est à la mode que chez les sauvages. On fait tout pour nous contraindre à les étouffer. Nouvelle obligation de savoir vîte nous exprimer par des articulations forcées. Si donc les mêmes sons frappent sans cesse nos oreilles, nous serons plus portés à les imiter, & à y attacher les significations que nous suggérera la présence des objets. Ces premieres expressions, les plus nécessaires pour l’usage, sont les plus communes & justement celles qui font l’entretien ordinaire des femmes & des jeunes filles que l’on met auprès de nous. C’est à bon droit que la nature a voulu que les conversations des femmes roulassent toujours sur les mêmes objets, les plus simples & les plus ordinaires. Son dessein est de nous familiariser bientôt avec eux, de nous apprendre à les connoître & à les nommer dans le besoin.

Supposons que les femmes eussent le même goût pour des sujets plus relevés, plus compliqués, moins communs. Dès lors leur entretien ne seroit plus proportionné à la foiblesse des enfans dont le cerveau tendre n’est pas capable d’un travail pénible. Il faut que la simplicité des idées qu’on lui offre pour l’exercer, convienne à la délicatesse des organes ; que la présence des objets ou de leurs similaires en rende la perception plus facile, sans quoi, loin d’aider l’esprit, on le frapperoit d’une stupeur lourde, propre à engourdir les plus heureuses dispositions.

Je conviens qu’il nous faut oublier dans la suite les contes dont notre enfance a été bercée, & changer entiérement de façon de penser. Mais le tems amenera peu-à-peu cette substitution d’idées. Nos premieres conceptions, toutes frivoles qu’elles étoient, nous ont pourtant accoutumés à penser. Leur frivolité étoit nécessaire, parce que nous étions incapables de nous occuper de quelque chose de mieux. Forcés de commencer par ce qu’il y a de plus simple, nous aurions aujourd’hui une grande difficulté à raisonner sensément, si dès notre bas âge nous n’avions pas raisonné & pensé en enfans. L’esprit se développe comme le tempérament, le corps s’organise successivement : il passe par plusieurs états avant d’être tout-à-fait formé. L’entendement a aussi son tems d’imbécillité, pendant lequel il faut le traiter doucement, & n’exiger de lui que des opérations puériles. La nature y a pourvu en donnant aux femmes avec qui nous passons nos sept à huit premieres années, un goût décidé pour la bagatelle, une facilité prodigieuse à parler longtems sur des riens, un penchant naturel pour les redites : comme si elle avoit craint qu’elles ne chargeassent nos têtes foibles d’une trop grande multiplicité d’idées.

Vous concluez donc, dirent quelques personnes de l’assemblée, que le babil des femmes apprend à parler & à penser à toute l’espece. Sans-doute, repris-je, & je soutiens de plus pour l’honneur du beau sexe, que la société retire d’un autre côté un agrément infini de ce défaut prétendu. Presque toutes les femmes ont de la voix : une voix claire, douce, flexible, propre à la musique : une voix qui nous charme, qui fait les délices des sociétés particulieres & l’amusement de la nation entiere au concert & à l’opera.

Voulez-vous me persuader, dit l’anglois en raillant, que si les femmes parloient moins, elles ne chanteroient pas si bien ?

Cela est évident, répliquai-je ; je vous en fais juge. Je conçois la voix avec un physicien moderne, comme un instrument à cordes. L’air échappé des poumons qui le soufflent, pince les fibres tendineuses de la glotte, & en tire des sons en les faisant frémir. De la flexibilité de ces fibres ou cordes vocales, de leur agilité, de la précision de leurs vibrations dépendent tous les agrémens du chant, la netteté des sons, la legéreté du rossignolage, la délicatesse d’une modulation, le brillant d’une cadence perlée.

D’abord les femmes ont l’organe de la voix d’une sensibilité extrême. L’air qui par le mouvement continuel d’inspiration & d’expiration sort des poumons ou y entre par le canal de la glotte, la sollicite sans cesse à se faire entendre : ainsi la démangeaison qu’elles ont de parler est une nécessité naturelle, dont les hommes sont exempts, vu que chez eux les filamens de la glotte, plus grossiers, sont plus difficiles à ébranler. Aussi il s’en faut bien qu’ils aient autant de disposition pour le chant que les femmes : ils n’acquierent une voix féminine que par une opération qui leur ôte un sexe sans leur donner l’autre.

Le caquet continuel des femmes entretient la souplesse de l’organe : la volubilité de la langue dispose la voix à la vivacité des roulemens, à ces inflexions variées au gré des passions qui agitent l’ame, à cette mélodie qui peint tous les objets de la nature, depuis les éclats du tonnerre jusqu’au charme assoupissant du sommeil. C’est donc à leur loquacité qu’elles doivent la beauté de leur voix, & nous le plaisir qu’elle nous procure. Je mets en fait que non seulement le babil des femmes embellit leur voix, mais qu’il seroit presque capable d’en donner à celles qui en manqueroient ; par la raison que la fréquence des vibrations des fibrilles de la glotte, les rendroit souples & agiles, leur ôteroit bientôt la dureté & la roideur qui font la voix fausse. Condamnez le sexe à la taciturnité, sa voix se rouillera comme un instrument qu’on n’exerce pas.

Car il ne faut pas s’imaginer que l’exercice d’une heure par jour pendant deux ou trois ans avec un maître à chanter, suffise pour former ou entretenir la voix. Non : la subtilité de cet organe exige une action plus continue. Et comme on ne peut pas toujours chanter ; outre que la bienséance ne le permet pas, le chant est un travail fatiguant pour la poitrine ; il faut y suppléer par la conversation, en caquetant sans cesse : exercice doux & plaisant, tel qu’il le faut pour faire vibrer les fibres vocales, & les tenir toujours en mouvement sans les fatiguer.

Les femmes peuvent toujours parler ; c’est une sage disposition que la coutume qui leur assigne en partage des occupations compatibles avec celle-là.

On auroit grand tort, dit la dame qui déclamoit si bien contre son sexe, de se plaindre de la frivolité de nos entretiens. Ignore-t-on que l’on n’est intarissable que sur des riens. Si nous ne voulions parler que science, arts, politique & religion, nous aurions bientot débité tout ce que nous savons : parlant sans connoissance de cause nous choquerions sans cesse le bon-sens, sur les matieres les plus importantes : qu’on en juge par celles de nous qui ont la fureur du bel-esprit. Madame, continuai-je, je n’aurois pas osé m’expliquer si clairement : & je n’ajouterai rien à votre réflexion.

Ô l’heureux babil ! Le don inestimable, qui prépare les plaisirs délicieux que donne le charme d’une belle voix ! Le précieux talent, auquel les plus grands hommes sont redevables du premier usage qu’ils ont fait de la faculté de penser & de celle de s’exprimer !

CHAPITRE XXI

Si l’auteur de la nature peut empêcher le mal qui y existe ?

Ou Dieu, dit épicure, veut empêcher le mal & ne le peut pas ; ou il le peut & ne le veut pas ; ou il ne le peut ni ne le veut ; ou il le veut & le peut. S’il le veut & ne le peut pas, c’est foiblesse : ce qu’on ne peut pas dire de l’être tout-puissant. S’il le peut & ne le veut pas, c’est malice : ce qui ne convient pas, non plus, à la bonté infinie. S’il ne le veut ni ne le peut, il est foible & méchant & n’est pas Dieu. Si enfin il le peut & le veut, d’où vient ne le fait-il pas ?

Cette objection tant de fois proposée & jamais réfutée a fort embarassé les peres de l’église & les théologiens modernes, tant les catholiques-romains que les protestans. Et comme ils ont tous soutenu que le créateur avoit soumis librement sa créature à la misere & au péché, quoiqu’il ne tînt qu’à lui de la maintenir toujours juste & heureuse, ils ont tous eu raison de s’accuser mutuellement de faire Dieu auteur du mal.

En effet en partant d’un tel principe, il n’y a point de méthode qui puisse en disculper la providence. Tous ceux qui ont tâché d’allier la permission même du mal avec les attributs divins, se sont épuisés en efforts inutiles. On n’a point encore imaginé d’hypothese où cet accord soit légitime. C’est déjà une forte prévention contre sa possibilité. On a dit : l’être tout-puissant n’ôte pas le mal ; donc il ne veut pas l’ôter. Cette façon de raisonner est-elle plus concluante que celle-ci ? L’être infiniment bon & saint n’empêche pas le mal ; donc il n’est pas en son pouvoir de l’empêcher. S’il le pouvoit réellement, il n’y auroit point de contradiction à supposer qu’il le fît : dans cette supposition sa bonté & sa sainteté auroient un degré de perfection de plus : donc dans l’hypothese contraire, qui est la présente, il n’est pas infiniment bon & saint. On retorquera & l’on dira qu’un être qui ne peut pas ôter le mal, n’est pas tout-puissant. C’est à quoi je vais répondre par une démonstration directe, qui prouve que Dieu ne peut en aucune maniere ôter le mal qu’on est forcé de reconnoître dans la nature ; & qui lui conserve pourtant sa toute-puissance.

C’est d’abord un principe avoué que la toute-puissance divine ne s’étend point à l’impossible. Je ne sache pas qu’il y ait aucun inconvénient à nier que Dieu puisse faire une montagne sans vallée ou toute autre chose également contradictoire ; & personne, je crois, ne soutiendra que ce soit limiter sa force productrice. Si donc la suppression du mal dans la nature, implique contradiction, la question est terminée.

Un second principe aussi incontestable que le premier, c’est que tout le créé est fini, & que tout le fini est imparfait & incomplet : car la plénitude de l’être & de quelque propriété ou attribut que ce soit, n’appartient qu’à l’infini. Qu’on ne perde point de vue ces deux principes.

Pour supprimer tout le mal qui est dans la nature, le seul expédient seroit en premier lieu de réformer tellement le systême physique qu’il ne s’y rencontrât plus aucune occasion de douleur pour les êtres sensibles ; alors & seulement alors tout le mal physique disparoîtroit. Il faudroit ensuite que l’entendement & la volonté fussent absolument incapables de désordre ; dans cette économie seule il n’y auroit ni erreur ni vice.

La réforme proposée dans le physique est impossible. Un monde créé, si bon qu’il soit, est toujours défectueux par essence, & dans sa totalité, & dans chaque combinaison de ses principes, & dans chacun des rapports que les êtres, qu’il contient, ont entre eux. Car ni l’ordre qui regne dans l’univers entre les élémens, ni le bien qui résulte des combinaisons variées de la matiere, ne peuvent être bons d’une bonté pure, entiere & absolue ; puisqu’une telle bonté est l’appanage exclusif de l’infini incréé, & qu’elle est aussi incompatible avec le fini qu’il répugne à l’essence infinie de n’avoir qu’une bonté limitée. Les parties du tout ne sont pas plus privilégiées que le tout lui-même. Un résultat particulier quelqu’excellent qu’on le suppose, n’a pas néanmoins une excellence absolue & complette : elle est donc défectueuse. J’en dis autant de toutes les essences créées & des rapports qu’elles ont entre elles.

Dans un monde fini, point de bien pur & absolu ; point d’essence qui ne soit vicieuse par quelqu’endroit ; point de qualité complette ; point de relation qui ne soit sujette à des inconvéniens. C’est que la toute-bonté de quelque espece qu’elle soit, est une essence infinie ; & que le fini ne peut rien contenir d’infini.

Il est évident qu’un bien exempt de mal seroit un bien infini. Un bien exempt de mal seroit aussi grand qu’il pût être dans son genre ; & conséquemment il ne pourroit plus croître. Or l’infini seul est incapable d’accroissement. Un bien absolument pur ne pourroit ni s’altérer ni diminuer : car s’il le pouvoit ce seroit une défectuosité. Il n’y a encore que l’infini qui ne soit pas susceptible d’altération, ni de diminution.

Puis donc que la toute-puissance divine ne va pas jusqu’à pouvoir produire l’infini, elle n’a pas pu créer un monde tout-à-fait bon & sans défauts. Ce qui lui est impossible dans un tems l’est dans un autre. Ainsi la suppression du mal physique dans l’univers est une impossibilité qui répugne. J’examinerai plus bas si la quantité pourroit en être moindre. Je passe au mal moral.

Les erreurs de l’entendement & les vices de la volonté viennent de l’incompletion de ces deux facultés, c’est-à-dire, de ce qu’elles ne sont pas infinies. Mais des essences créées ne peuvent pas être infinies : me voilà donc forcé de conclure qu’il est aussi impossible à dieu de supprimer les erreurs de l’entendement & les vices de la volonté que d’ôter entiérement les bornes de ces facultés. Qu’il recule, tant qu’il voudra, les limites du fini, au moins ne sera-ce jamais jusqu’à le rendre infini. Y a-t-il un milieu entre une intelligence essentiellement sujette à se tromper & une intelligence essentiellement infaillible ? Non sans-doute. Il n’y en a pas davantage entre une volonté absolument droite de sa nature ; & une volonté nécessairement capable d’injustice. Ces facultés dans l’homme seroient donc infinies, si elles n’etoient pas défectueuses. Une intelligence infaillible à quelqu’objet qu’on l’appliquât, seroit une intelligence sans bornes. De même une volonté absolument droite, qui ne pourroit vouloir que le bien dans quelque circonstance qu’elle fût placée, ne différeroit pas en rectitude de la volonté divine, & seroit en ce point tout aussi infinie qu’elle.

La question, ainsi dégagée de toute équivoque & réduite à ses derniers termes, pourroit s’énoncer en cette maniere. Dieu peut-il créer un ordre de choses tout-bon, un entendement tout-infaillible, une volonté toute-droite ? Personne n’osera répondre affirmativement.

La toute-bonté, la toute-infaillibilité & la toute-droiture sont propres de Dieu seul : il ne peut s’en dépouiller sans cesser d’être ce qu’il est ; ni en revêtir la créature sans la rendre semblable à lui-même : ce qui répugne.

Delà les attributs infinis en eux-mêmes sont incompatibles avec le fini créé. Telle est la puissance créatrice. Il y a une distance infinie du néant à l’être : il ne faut pas moins qu’un pouvoir infini pour franchir cet intervalle. Aussi la créature ne peut aucunement avoir la puissance de créer.

Quand l’être infini agit au dehors, il ne peut agir d’une maniere infinie. Autrement il pourroit y avoir deux infinis.

Cependant l’effet doit être proportionné à la cause. Oui, lorsqu’ils sont l’un & l’autre du même ordre. Mais l’effet & la cause, l’agent & l’acte sont toujours du même ordre. Il est vrai, lorsque cet ordre n’exclut pas essentiellement la multiplicité. Les effets des causes secondes & improprement dites sont finis comme elles : les agens finis ne produisent que des actes du même ordre qu’eux ; parce qu’il peut y avoir plusieurs finis du même genre & de la même espece. Par la raison des contraires la cause infinie étant unique par essence, isolée de tout le reste, & au dessus de toute cathégorie, il est impossible que les effets qui en procédent soient du même ordre ; puisque l’être unique par la nécessité de sa nature exclut toute ressemblance, toute proportion, tout rapport générique avec ce qui n’est pas lui.

En un mot il peut y avoir un très-grand nombre d’êtres créés ; mais l’unité est essentielle à l’être incréé.

Ce sont là les premiers élémens de la métaphysique. Je ne les rappelle ici que pour faire voir l’avantage d’un sentiment qui est évident de l’évidence des premiers principes.

CHAPITRE XXII

Si Dieu peut incliner l’homme invinciblement au bien en forçant ou sans forcer sa volonté ?

C’est le propre d’une logique exacte, de nous éclairer sur les questions les plus délicates, ou de nous assurer qu’elles passent notre portée. Celle dont il s’agit ici, est extrêmement épineuse : aussi je la traiterai avec une concision extrême. Ce n’a été que par de longs raisonnemens qu’on est parvenu à l’embrouiller.

Dieu peut-il fixer l’homme dans un état invariable de justice sans contraindre sa volonté à vouloir le bien ? Quelques-uns ont dit, oui : entrainés par un amour aveugle pour les opinions in-intelligibles. J’aurois tort d’entrer en discussion avec eux. Des esprits qui par un excès de raisonnement, sont venus à bout de se faire des mysteres pour les croire sans raisonner, sont en garde contre la lumiere de la vérité.

La volonté ne pourroit être fixée invariablement dans l’amour du bien qu’en perdant la faculté de vouloir le mal. Si elle la conserve saine & entiere, elle aura une égale activité pour les deux contraires : elle pourra adhérer indifféremment à l’un ou à l’autre, & ne sera infailliblement inclinée à aucun parti. Tantôt elle voudra le bien : dans une occasion toute semblable elle voudra le mal, sans qu’on en puisse donner d’autre raison que la puissance déterminante qu’elle a, pour s’incliner elle-même de l’un ou de l’autre côté. Ne se pourroit-il pas qu’elle fût toujours placée dans des circonstances si favorables à sa droiture naturelle, qu’elle fût invinciblement inclinée au bien ? Quelles sont les circonstances où sa droiture finie par essence & incomplette dans tous ses degrés, ne soit, essentiellement aussi, sujette au désordre, & ne laisse à la volonté le droit de rompre l’équilibre en faveur du vice ou de la vertu ?

Le juste tombe sept fois par jour & se releve sept fois ; parce que la volonté humaine dans les circonstances les plus favorables à la vertu, peut encore se porter au crime, comme il arrive très-souvent ; tandis que dans les occasions les plus dangereuses pour l’innocence, elle se décide au bien.

Il est essentiel à la volonté humaine d’avoir la faculté de vouloir le bien ou de ne le pas vouloir, de vouloir le mal ou de ne le pas vouloir. Si l’on veut appeller cela du nom de liberté ; d’accord : il s’en suivra que la liberté est essentielle à la volonté humaine, & en d’autres termes, que la volonté humaine ne peut pas être forcée.

Je dis qu’il est de l’essence de la volonté humaine d’avoir la faculté de vouloir le bien & la faculté contraire ; & je ne conçois pas qu’aucune de ces facultés puisse devenir une nécessité dans la créature. La volonté en effet ne pourroit être nécessitée au bien à l’exclusion du mal, qu’en vertu d’une droiture infinie : il n’y a qu’une malice infinie qui puisse la nécessiter au mal à l’exclusion du bien. Or la volonté ne peut être ni infiniment bonne ni infiniment méchante.

Supposons la volonté tellement méchante dans une seule occasion, qu’elle veuille nécessairement le mal, sans avoir la faculté de ne le pas vouloir. Assurément elle sera pour lors aussi méchante qu’il se puisse : si méchante que sa méchanceté ne sera pas susceptible de plus ni de moins. Quel surcroît de malice pourroit lui venir ? Y a-t-il de méchanceté plus grande que celle d’une créature qui veut le mal par la nécessité de son être ? Comment pourroit-elle devenir moindre ? Elle ne peut rien perdre de son essence ; & par la supposition il est de son essence de vouloir le mal par une nécessité absolue. Donc la méchanceté d’une telle volonté ne seroit susceptible ni de plus ni de moins : donc elle seroit infinie. Dans la circonstance contraire, où la volonté seroit tellement inclinée au bien qu’elle n’auroit plus la faculté de vouloir le mal, sa droiture, quoique créée, seroit infinie : ce qui est impossible.

Que gagneroit-on à se persuader que Dieu pût contraindre la volonté humaine ? Ce seroit dans lui une puissance inutile ; car réduite en acte elle contrediroit ses autres attributs. S’il s’en servoit pour forcer l’homme au mal, il cesseroit d’être infiniment saint. Si pour forcer l’homme au bien, il lui envieroit le mérite des bonnes actions, faites librement.

Tout ceci prouve que l’homme ne pourroit être incliné au bien d’une maniere irrésistible, sans que l’essence de sa volonté en souffrît ; & que cette essence étant inaltérable comme toutes les autres, il conserve toujours la faculté de se porter au bien ou au mal.

Cette doctrine n’a, je pense, rien de contraire à tout ce que la révélation nous enseigne d’un ordre surnaturel, & de l’impeccabilité dont les ames jouiront dans une vie à venir. Je me crois en état de répondre à toutes les conséquences fâcheuses que la malice ou l’ignorance en pourroient tirer. Mais il est inutile de les prévenir dans un livre où je ne parle que de l’économie présente & naturelle.

Si l’on me pressoit sur cet article, j’aurois occasion de prouver que l’état de la nature, tel que je le conçois, est le fondement de l’état de la grace qui en est la perfection, & de l’état de la gloire qui en sera la consommation.

CHAPITRE XXIII

S’il est possible qu’il y ait dans la nature, ou moins de mal que de bien, ou moins de bien que de mal ?

Dans l’infini tout est parfait : point d’alliage. Dans le fini tout se ressent de son incompletion. Nulle combinaison n’est toute bonne, ou toute mauvaise. Nulle relation, nulle propriété n’est toute avantageuse, ou toute nuisible. Car il ne peut pas exister dans le fini un seul degré de bonté pure, ni un seul degré de malice absolue.

Il n’existe pas dans le fini un seul degré de bonté pure ; donc chaque degré du bien y est allié à un degré de mal. Il n’y a pas un degré de mal absolu, parce que le mal total n’étant que l’imperfection du bien total qui ne peut être infini, chaque degré du mal procéde de l’incompletion particuliere de chaque degré du bien.

La quantité du mal est nécessairement égale à celle du bien. Le mal attaque les êtres finis dans tous les points de leur essence, dans tous leurs rapports quelconques, dans toutes les qualités dont ils sont doués. Je veux qu’à la somme actuelle des biens il se joigne un nouveau bien. Celui-ci incomplet dans toute son intensité n’aura pas la moindre parcelle de bonté pure & sans mêlange de mal : c’est-à-dire qu’il aura autant de degrés de mal que de degrés de bien : il n’en aura pas davantage, puisque le mal est comme l’ombre du bien & qu’il n’y a point d’ombre sans corps.

Les degrés de l’un seront égaux aux degrés de l’autre. L’excédent n’est possible d’aucune part. Et en effet ou ceux du bien peuvent encore se subdiviser, ou l’on est parvenu aux derniers termes. S’il n’y a point de subdivision ultérieure, les degrés du bien sont précisement comme l’unité simple & ceux du mal ne peuvent pas être moindres. S’ils sont encore subdivisibles, au moins on n’aura jamais un degré pur, & les divisions, quelque multipliées qu’elles soient, donneront toujours une portion de mal égale à chaque portion du bien, jusqu’à ce qu’on descende à des parties simples de l’un & de l’autre.

Concluons que l’addition d’un bien dans le systême général, y introduiroit un nouveau mal, égal en tout au nouveau bien ; que de même la soustraction d’un bien en ôteroit l’inconvénient qui résulte de son imperfection ; qu’ainsi il n’est pas possible qu’il y ait dans la nature, moins de mal que de bien, ni moins de bien que de mal.

CHAPITRE XXIV

Suite du chapitre précédent : exemples.

La vertu des spécifiques est proportionnée à la malignité de nos maladies. Leur plus grande vertu est justement ce qu’il faut à l’excès du mal : cette force peut être modifiée, tempérée & dulcorée selon le besoin ; mais elle n’est jamais au dessous de la plus légere altération de la santé de l’animal. Le succès de la médecine ne répond pas toujours à une idée si raisonnable : c’est faute de justesse dans l’application.

Un médecin souhaitoit que pour un surcroît de bien dans l’ordre physique, les spécifiques augmentassent de vertu. Ce souhait annonce plus de bonté d’ame que de précision dans l’esprit. Si les simples ont tout autant de vertu que le genre des maladies le requiert, le surcroît désiré seroit une inutilité réelle.

Le docteur ne manquoit pourtant pas de bonnes raisons : il disoit que cette surabondance de vertu dans les plantes suppléeroit à la timidité des praticiens & à l’avarice des apothicaires, qui en diminuent la quantité prescrite. Moi, je dis qu’elle occasionneroit autant de bévues que de hazards heureux. On péche autant contre la précision de la pratique par excès, que par défaut. Il y a autant de gens suffoqués par la multitude des remedes, que de gens qui périssent faute de médicamens. Ce qui est remede à l’égard d’un tempérament, est poison pour un autre. Ce qui est bon dans une circonstance, est nuisible dans une autre rencontre. Deux grains d’opium peuvent être un fort bon remede contre l’opiniâtreté des insomnies : une dose plus forte produiroit un sommeil convulsif, apoplectique, peut-être mortel. Augmenter la vertu des remedes, c’est donc accroître la malignité des poisons : augmenter les propriétés des spécifiques, c’est multiplier les combinaisons à faire pour en assurer l’effet, c’est multiplier les occasions de se méprendre, & les méprises par conséquent : attendu que l’homme est un animal bien propre à donner dans tous les piéges.

Mon médecin ne se rendoit pas à ce raisonnement. Avouez, me répliqua-t-il, que dans les crises violentes où nous n’employons les remedes ordinaires qu’avec une addition d’autres drogues fortes pour en augmenter l’efficacité, ils opéreroient seuls la guérison que nous tâchons de procurer au malade par une ordonnance fort chargée, où même il y a souvent des contraires dont le mêlange, autorisé par la routine, est dangereux. L’art de guérir en deviendroit plus facile & plus sûr. Je conviens, lui répondis-je, qu’il y auroit ici quelqu’avantage. Aussi je ne prétends autre chose, sinon que cet avantage seroit balancé par un inconvénient de même espece.

N’est-il pas vrai qu’il arrive des cas où vous n’ordonnez les remedes violens qu’avec un correctif, après les avoir préparés & amalgamés ? Or si l’augmentation de force avoit lieu, comme vous le voulez, ils deviendroient mortels dans ces cas-là, parce que les correctifs ordinaires seroient incapables de les tempérer assez. Cet inconvénient n’est pas difficile à parer, me dit-il ; ne puis-je pas supposer légitimement que l’auteur de la nature, en augmentant la force de quelques simples, de la valériane, par exemple, de la scabieuse, de la gentiane, du domte-venin, etc., n’aura pas fait l’ouvrage à demi, mais qu’il aura accordé aux lénitifs & cathartiques toute la douceur requise pour modérer au besoin la violence des autres ?… & bien, je vous accorde encore cette supposition. Mais vous n’ignorez pas que les cathartiques sont employés seuls fort utilement lorsqu’il s’agit de relâcher les solides trop tendus. Si par une surabondance de flegme & d’huile leur propriété émolliente venoit à augmenter, n’est-il pas évident qu’au lieu de remettre les fibres contractées dans leur état précis de tension naturelle, ils les feroient passer d’un excès de contraction à un excès de relâchement ?… alors on vint dire au docteur qu’un malade l’avoit fait appeller. Il me quitta ; & je continuai à m’enfoncer dans la méditation de mon sujet.

Diminuez la malignité des plantes empoisonnées, vous affoiblirez en même proportion la bonté des remedes qu’on en tire : vous altérerez la salubrité des autres plantes qui ne sont si saines, que parce que les premieres se sont chargées du suc vicié de la terre. Exterminez les insectes & les reptiles venimeux, vous vous délivrez de l’importunité des cousins & des moucherons : la peau satinée de nos dames n’est plus déchirée par leurs dards empoisonnés : les troupeaux paissent tranquillement dans les vallons, sans craindre l’aspic caché sous l’herbe. Mais les insectes purifient l’air, en se nourrissant de ce qu’il a d’impur. Vous les voyez rechercher les marais & les eaux croupissantes, les cloaques & les endroits couverts d’immondices : c’est l’infection qu’ils y prennent, qui rend leur piquure dangereuse. Les reptiles purifient la terre en se soulant des humeurs qui en corromproient le suc, & passeroient avec lui dans les grains, les fruits & les herbages qui nous servent de nourriture. Si donc il n’y avoit ni insectes ni reptiles venimeux, si seulement ils avoient moins de venin, l’air que nous respirons seroit moins pur, & les productions de la terre moins salubres. Par-tout un bien de plus est la semence d’un nouveau mal : toujours en ôtant un mal on supprime un bien.

La sphere de l’entendement humain n’a qu’une certaine étendue : tous les esprits n’ont pas la même capacité, il y en a de si bornés qu’ils ont fait douter s’ils appartenoient à l’espece. Où seroit le mal, dira-t-on, que ceux-ci eussent un peu plus d’industrie, de jugement, de raison ? Les négres qu’on achete à la côte d’or n’ont que la force & la stupidité requises pour défricher une habitation : ils n’ont que le goût du travail le plus dur. Qui leur donneroit un sens moins grossier, plus de connoissance & de jugement, leur feroit-il un présent funeste ? Oui sans doute. Leur condition leur deviendroit bientôt insupportable. Voudroient-ils s’occuper d’un travail bas & pénible, s’ils avoient le sentiment d’un meilleur sort & assez d’industrie pour se le procurer ? Dans le désespoir de sortir autrement de l’état d’avilissement où ils sont, il n’y auroit rien qu’ils n’entreprissent contre leurs maîtres.

Quelle source de désordres dans le gouvernement oriental, si des hommes destinés à l’esclavage naissoient avec un esprit de liberté, si une éducation républicaine fortifioit en eux ce penchant, si enfin ils alloient croire qu’on les tient un peu au dessous de l’humanité !

Avec un jugement sain, un esprit juste, un goût pur, on est trop difficile. On trouve par-tout à reprendre dans soi-même & chez les autres. On sent les moindres défauts & on les sent vivement. On doit s’estimer malheureux, d’avoir dans le commerce de la société, plus de délicatesse que les autres. Un souhait digne du sage, c’est de n’avoir jamais plus de sagesse que ceux avec qui il doit vivre. La médiocrité en tout est la meilleure ; & la médiocrité d’esprit & de raison est au-dessus de toutes les autres.

Quel est le petit-maître hollandois qui après avoir respiré pendant quelques années l’air de Paris, avoir goûté la finesse exquise qui y regne dans les conversations, les fêtes, les repas, les spectacles, & en général le ton aisé & poli qui fait l’agrément de la vie, & caractérise la nation françoise, ne trouve au retour ses compatriotes d’une maussaderie insoutenable, qu’il ne sentoit pas avant de partir ? A-t-il tort ou raison d’être choqué des manieres dont il a eu tant de peine à se défaire, & qu’il lui faut rapprendre de nouveau ? Ce n’est pas à moi de decider. Je dis seulement que le goût superfin qu’il rapporte de France lui est fort incommode dans un climat où presque tout le contredit ; & qu’il vaudroit mieux pour lui n’avoir jamais appris à mépriser son pays pour des choses au fonds assez indifférentes.

L’esprit plus étendu seroit-il moins sujet à l’erreur ? Tant s’en faut. Il seroit capable de plus de connoissances ; mais il ne seroit absolument infaillible à l’égard d’aucune : donc il seroit capable aussi de plus de méprises. Il auroit plus de facilité à s’instruire & plus d’adresse à justifier les préjugés de la mode, des passions & de l’autorité ; plus de motifs de créance & plus de raisons de douter ; plus de force & plus de présomtion.

Quant à la volonté, si elle étoit plus active, son activité seroit pour le mal comme pour le bien. Par-là elle seroit susceptible d’une plus grande bonté & d’une malice plus grande.

CHAPITRE XXV

Qu’il ne peut pas y avoir, dans la nature, ni plus de bien ni moins de mal qu’il n’y en a.

Qu’on se souvienne que je parle toujours du systême universel qui embrasse tous les êtres créés, tous les tems & la collection entiere des événemens.

Dans cette économie tout est fixé par les bornes où son auteur l’a circonscrite. La quantité du bien est reglée par les heureux effets qui résultent de l’arrangement des parties du tout, & ces effets sont comptés ; par leur correspondance mutuelle qui a ses termes ; par l’excellence des propriétés dont les êtres sont doués, & cette excellence n’a rien d’infini, de quelque genre, nombre ou qualité qu’il soit. Celui qui a mis des bornes à l’univers ne s’est point réservé le droit de les reculer, parce que ses volontés sont immuables : ce qu’il a voulu une fois il le veut toujours.

Toute bonté créée porte avec elle son imperfection. De-là la quantité du bien est la mesure du mal ; celle-ci égale nécessairement celle-là ; & si l’une est déterminée, l’autre le doit être.

Il ne peut pas y avoir plus de bien dans le systême total de la nature qu’il n’y en a, parce que son auteur n’ajoute rien aux perfections qu’il y a mises : il ne peut pas y en avoir moins, parce qu’il ne s’en perd rien. Dieu n’ajoute rien aux perfections du monde, parce qu’il a tout ce qui lui convient ; rien ne manque aux essences. Il ne leur ôte rien, parce qu’elles n’ont rien de trop.

Dix unités précisément constituent le nombre dix. Soit cette quantité celle du bien qui entre dans le systême général ; quantité fixée au commencement par la volonté absolue & toujours permanente du créateur. N’est-il pas évident qu’il n’y peut plus rien ajouter, & qu’il n’en peut aussi rien retrancher ? Ou cette quantité seroit en même tems fixée & non fixée.

Ce qui a le plus accrédité l’opinion contraire, ce qui soutient encore de nos jours le préjugé en sa faveur, c’est que l’on fait agir l’être suprême comme agissent les hommes : on lui donne nos foiblesses, on lui suppose nos caprices, on lui fait honneur de nos vues imbécilles : source commune des erreurs théologiques.

Les plus sages d’entre les hommes n’ont jamais qu’une portion de prudence. Leurs volontés se succédent, se heurtent, se détruisent. Ils veulent aujourd’hui ce qu’ils ne vouloient pas hier : ils ont acquis de nouvelles connoissances, ils sentent que leurs projets ont besoin de réforme, ils les corrigent, ils les perfectionnent.

On convient en gros que l’être infini n’est sujet à rien de pareil ; & quand on vient au détail, on lui suppose la même succession d’idées & de volitions. Avant que l’univers fût, Dieu pouvoit bien peut-être le remplir d’essences plus ou moins parfaites. Mais à présent qu’il est tel, ses volontés étant à jamais immuables, il ne peut rien changer à l’ordre établi. Cela au reste n’ôte rien à sa toute-puissance. Tout-puissant qu’il est, il ne peut pas avoir deux volontés contraires : l’une par laquelle il veuille que les essences aient tant de bonté précise : l’autre par laquelle il veuille qu’elles en aient davantage ou moins.

CHAPITRE XXVI

Que les essences, dites les plus excellentes, sont nécessairement les plus vicieuses ; & pourquoi ?

Je ne doute pas que le lecteur attentif aux raisonnemens qui ont précédé, n’en ait déjà tiré ce corollaire. Chaque degré du bien fini est nécessairement allié à un degré de mal : donc les essences qui ont plus de degrés de bien, ont de même plus de degrés de mal : donc les essences les plus excellentes sont nécessairement les plus vicieuses.

La raison n’en est pas si abstraite, qu’elle ne puisse devenir aussi sensible que le paradoxe sembloit d’abord révoltant.

Tous les effets tiennent à la cause : ils en viennent tous. Mais tous n’y tiennent pas aussi intimement les uns que les autres ; c’est que le créateur ne s’est pas réservé, sur toutes ses créatures, une action également immédiate. Il a livré les unes à leur volonté. Il remue les autres sans aucun intermede.

L’intervalle entre les deux extrêmités est rempli par des êtres mitoyens qui n’ont ni toute l’activité des premiers, ni toute l’inertie des seconds. Les agens libres sont regardés comme plus excellens que ceux qui ne font que ce qu’on leur fait faire. L’espece d’indépendance pour quoi ils sont dits maîtres de leurs actions, est une ombre de grandeur qui les éleve au-dessus de tout ce qui est moins indépendant ; elle est pareillement pour eux la source d’une plus grande imperfection, dont les créatures privées de liberté ne sont point atteintes. Ce qui procéde du fini, comme tel, est sujet à l’irrégularité : ce qui émane de l’action immédiate de l’infini, porte le caractere de la droiture. Les écarts de la raison humaine lui appartiennent. L’homme tombe dans le vice & dans l’erreur, parce qu’il se conduit par son intelligence & sa volonté toujours faillibles. Mais il n’y a point d’erreur ni de vice pour les brutes qui agissent par une connoissance qui leur vient du dehors, & qu’on ne peut s’empêcher de confondre avec l’intelligence de la cause universelle. La perfection & l’imperfection des êtres croissent avec la distance qui les sépare de l’infini. Moins ils sont soumis à l’indépendance absolue, plus ils sont eux-mêmes indépendans, plus ils lui ressemblent en quelque sorte ; cette conformité impropre fait leur perfection. Mais plus ils sont livrés à eux-mêmes, plus ils sont éloignés de la source de l’ordre & du bien absolus, plus donc ils deviennent sujets au désordre & à la misere : ce qui est leur imperfection. Avant de demander s’il pouvoit y avoir un monde meilleur que celui que nous habitons, il convenoit de s’assurer qu’il pût y en avoir un autre ; que l’unité de cause & d’essence n’emportât pas l’unité d’action, & celle-ci l’existence d’un seul univers déterminément tel, contenant tout le créé possible, substances & modes, approchant de l’infini autant qu’il se peut sans l’être, c’est-à-dire, n’en différant que d’un infiniment petit du dernier ordre. Ces préliminaires tiendront en haleine les générations les plus hardies, & les empêcheront de prononcer sur l’optimisme. Quant à moi, il me semble qu’un monde meilleur que le nôtre, seroit pire que le nôtre ; que d’une combinaison plus excellente des élémens, naîtroient des inconvéniens plus considérables ; que si la marche des corps célestes étoit plus brillante, plus majestueuse, les météores qu’elle produiroit, seroient plus terribles ; que les animaux plus délicatement organisés souffriroient davantage & goûteroient une volupté plus vive ; que plus de pénétration dans les esprits, occasionneroit de nouvelles découvertes & ajouteroit à nos erreurs ; que les volontés plus actives auroient plus de ressource pour la vertu & pour le vice.

CHAPITRE XXVII

Il n’y a point, dans la nature, d’espece réellement & absolument meilleure qu’une autre.

Une chose plus admirable encore que la gradation merveilleuse des especes, c’est que, malgré la subordination qui soumet les plus basses aux plus hautes, il y a pourtant entre elles une égalité parfaite, produite par l’équilibre précis du bien & du mal. D’où pourroit venir leur inégalité, si elle étoit possible ? D’une bonté absolue. Pour la plus grande bonté relative, toujours contrebalancée par un vice égal, elle peut servir à faire distinguer une espece d’une autre, mais elle ne sera jamais un titre de supériorité réelle.

Afin que celle-ci fût véritablement meilleure que celle-là, il faudroit que, la somme des maux déduite de celle des biens, il restât d’un côté au moins un grain de bonté pure : ce qu’on ne doit pas chercher dans le fini, où les deux quantités toujours égales donneront toujours zero après la soustraction.

L’auteur de la nature n’avoit point de raison qui l’engageât à gratifier une espece aux dépens de tout le reste. La volonté seule n’est un motif que pour les tyrans. Sa bonté présidoit à la création, & ne lui inspiroit point une prédilection odieuse.

Nous admirons un roi qui porte son attention sur le moindre de ses sujets, comme sur ses favoris ; qui prend les mesures nécessaires pour rendre les dernieres conditions aussi heureuses que les plus élevées. Ce détail pénible est, aux yeux de la sagesse, la mesure de la grandeur réelle des princes. Quoi ! Celui qui put sans travail égaliser ses dons, aura-t-il négligé de le faire ? Celui qui a mis dans l’ame des rois & des philosophes un sentiment de bienveillance universelle, aura-t-il commencé par le contredire lui-même ? Il aura donc appris aux souverains, par la maniere partiale dont il gouverne le monde, à faire un usage bizarre de leur puissance. Le soleil éclaire d’abord le sommet des montagnes, puis il descend dans les vallées & va porter sa chaleur avec sa lumiere à l’insecte caché sous l’herbe. C’est l’image la plus ressemblante de la divinité.

Indépendamment de ces raisons de convenance, peu philosophiques pour le fond, on dira que tel est l’empire de l’équilibre du bien & du mal sur les essences finies, qu’il n’étoit pas possible que le créateur fît une espece absolument meilleure qu’une autre, je veux dire, qui eût plus de biens & moins de maux en proportion.

L’égalité naturelle & nécessaire des especes, telle que je l’explique, consiste en ce que chacune ait autant de biens que de maux. Elles n’ont pas toutes une portion égale du bien, & une portion égale du mal qu’il engendre ; il est visible qu’un homme a plus de biens & plus de miseres qu’une plante. Je comprends seulement que, dans chaque espece, il y a une somme de maux égale à la somme des biens ; & que, compensation faite des uns & des autres, aucune ne peut être dite absolument supérieure, ni absolument inférieure au reste.

Un être qui pense a par dessus celui qui ne fait que sentir, les perfections de l’esprit, & ses vices égaux à ses perfections. L’animal a par dessus le végétal les apanages de l’animalité ; la douleur & le plaisir sensuels. L’homme a cent fois plus de perfections qu’une mouche, & cent fois plus de défauts. (je choisis exprès des especes si éloignées) : il a mille fois plus de plaisirs, & mille fois plus de miseres. Mais les vices effacent les vertus, & les miseres balancent les plaisirs : l’animal raisonnable n’est donc véritablement ni plus parfait ni plus heureux que le moucheron. Remarquez que, quoiqu’on ne puisse pas déterminer au juste combien une espece l’emporte en bonté sur une autre, cette incertitude ne nuit en rien à l’évidence de l’égalité ; puisque nous sommes toujours sûrs que chaque degré de bonté porte avec soi un vice égal. Ainsi je dis : dans l’homme la somme du bien est 1100, & celle des maux 1100 aussi, ce qui donne h égal 1100 moins 1100 égal 0.

Chez le moucheron le bien égale 2, le mal égale aussi 2 ; d’où m égal 2 moins 2 égal 0.

Puis 0 égal 0 ; donc h égal m, ou m égal h. C’est l’expression de l’égalité naturelle de l’homme & du moucheron : formule applicable à toutes les collections spéciales des êtres.

CHAPITRE XXVIII

Conclusion de la premiere partie.

Le spectacle de l’univers nous a montré par-tout le mal à côté du bien ; la douleur à la suite du plaisir, la vérité près du mensonge, la vertu & le vice confondus ensemble au point de nous faire illusion. Le mal a abondé où le bien abondoit : il devenoit plus rare quand son contraire diminuoit. Si l’un s’élevoit quelque part au dessus de l’autre, celui-ci triomphoit ailleurs : & dans le tout ils restoient au niveau. L’harmonie du monde résultoit de ce contraste frappant : l’idée de sa beauté se composoit des deux notions du bien & du mal. Le tableau constant de cette égalité précise nous en a fait soupçonner la nécessité. Nous avons vu en effet le mal découler, pour ainsi dire, du bien par les bornes naturelles de son essence qui ne peut pas être infinie. Nous nous sommes convaincus que, là où il ne peut y avoir de bonté pure, le bien est nécessairement allié à un mal qui l’égale en nombre & en qualité ; qu’il ne peut y avoir ni moins de mal que de bien, ni moins de bien que de mal ; que les grands biens y doivent avoir des inconvéniens proportionnés ; que les moindres y ont des conséquences moins fâcheuses ; qu’un systême enfin où il y auroit plus de bien que dans celui-ci, seroit pire aux mêmes égards. N’est-ce pas avoir reconnu dans la nature un équilibre nécessaire de biens & de maux ?

Tout bien pesé, quel est l’homme de sens qui, maître de son sort, ne préférât peu de bien & peu de mal ; & qui, obligé de suivre le cours naturel des choses qu’il ne regle pas, ne se fasse une loi de supporter patiemment les miseres de sa condition, & de jouir de ses avantages ?

C’est là que j’avois promis d’amener doucement le lecteur ; & c’est où je le laisse.

CHAPITRE I

Des animalcules découverts dans la semence des animaux.

Mon dessein n’est pas de discuter ce que les anciens & les modernes ont écrit de la génération. Je laisse toutes les hypotheses pour ce qu’elles sont ; admirant dans les unes le génie de l’inventeur, dans les autres la hardiesse de l’imagination : ici la force de l’analogie, ailleurs l’exactitude, la constance & la délicatesse des observations ; mais ne voyant souvent que des théories tissues moins par l’amour du vrai que par l’esprit de systême, l’ombre décevante de la vérité prise pour elle-même, & quelquefois une confiance entiere dans les opinions les plus vaines : assurance néanmoins mieux fondée chez les modernes qui ont plus d’espérance de se rapprocher du plan naturel, en laissant quelques erreurs derriere eux.

Je me bornerai à un petit nombre d’idées analogues au but que je me propose, qui est de faire voir que tous les êtres se réproduisent d’une maniere à peu près semblable ; à peu près, dis-je, & tout-à-fait semblable & uniforme, dirois-je, si je ne parlois qu’aux naturalistes, qui savent apprécier & faire disparoître des nuances légeres que le commun prend pour des différences essentielles. L’existence des animaux spermatiques n’est plus douteuse. Les anciens les avoient devinés : nos instrumens en ont fait la découverte. Toute la gloire qui nous reste, c’est d’avoir cru nos maîtres sur leur parole ; c’est d’avoir eu le courage de chercher à l’aide du microscope qu’ils n’avoient pas, ce qu’ils auroient sûrement trouvé, s’ils l’avoient eu, & ce que nous n’aurions peut-être jamais imaginé si nous ne l’avions pas vu.

Leuwenhoek est, je crois, le premier qui ait découvert ces animalcules dans la semence du mâle ; & je ne sache pas qu’aucun physicien ait répété ses observations sans les trouver conformes en cela à la vérité. Il est vrai qu’un ou deux de nos contemporains donnent aux animaux spermatiques un autre nom, quoiqu’ils leur reconnoissent tous les appanages de l’animalité, autant qu’ils peuvent être sensibles, réduits à de si petits termes. Mais on sent aisément que, forcés d’avouer le fait par déférence pour la bonté de leur vue, ils voudroient le déguiser par complaisance pour la singularité de leurs idées.

Une portion de semence, si petite qu’elle pourroit être portée sur la pointe d’une aiguille très-fine, contient plusieurs milliers d’animaux spermatiques. L’expression manque aux naturalistes pour nous faire concevoir leur petitesse prodigieuse : elle est telle, dit l’un d’eux, qu’il en faudroit plus de cinquante mille pour former un atôme de la grosseur du moindre grain de poussiere. Ils y sont tellement pressés que l’on a jugé avec raison que la liqueur séminale en étoit composée en entier. En effet la substance entiere de la semence peut être dissoute en petits animaux : il n’en est point de partie assignable limpide ou mucilagineuse qui ne soit un être vivant.

Il y a plus : ces animalcules sont composés eux-mêmes d’autres animaux semblables. Une certaine quantité de semence ayant été délayée dans un peu d’eau, le nombre des animaux spermatiques a paru considérablement augmenté ; chacun des premiers, très-gros respectivement aux seconds, s’y étoit comme fondu ou brisé en plusieurs autres. Le liquide délayant étoit à leur égard, ce qu’est le couteau pour le polype d’eau douce qu’il divise en autant de polypes que de parties séparées. Ce n’est point une conjecture. On a vu un & plusieurs animaux spermatiques, après s’être agités quelque tems, s’ouvrir & se diviser en un très-grand nombre d’autres similaires, quoique plus petits : rien n’est mieux constaté que ces observations microscopiques qui sont entre les mains de tout le monde. On ignore jusqu’où cette division pourroit être portée ; mais il est bien raisonnable de penser que ses derniers termes sont des animalcules vivans indestructibles, petits au dernier degré possible, si petits que d’eux au rien il n’y ait qu’une distance infiniment petite qui ne puisse admettre le fini : ce qui prévient toutes les mauvaises subtilités que l’on a coutume de faire, lorsque l’on raisonne sur la divisibilité à l’infini. Car puisqu’au-delà de ces animalcules il n’y a que le rien, on est obligé de convenir qu’ils ne sont point composés d’autres animalcules qui seroient certainement plus petits que celui qu’ils auroient formé par leur réunion. Leur organisation animale est donc indestructible : elle ne pourroit être détruite que par la séparation des animalcules qui se seroient combinés & rassemblés pour la former ; mais elle est simple au moins en ce sens qu’elle ne résulte point d’un assemblage d’autres organisations pareilles ; donc elle est indestructible. Les animaux spermatiques ont été vus & reconnus, non dans la semence d’un seul individu ou de plusieurs individus d’une seule espece ; mais dans la semence d’un très-grand nombre d’especes & d’un plus grand nombre d’individus : dans celle de l’homme & des autres quadrupedes, des oiseaux, des poissons, des insectes : dans celle même des moindres coquillages. Le premier observateur, qui n’a voulu laisser aux autres que la nécessité de confirmer ses observations, a trouvé par-tout le même phénomene, aussi frappant par-tout & aussi sensible, avec des différences néanmoins d’autant plus dignes d’attention qu’elles servent à constater davantage le fait.

Dans la semence des animaux d’espece différente, les animalcules spermatiques n’ont pas toujours paru semblables en grandeur, en figure & en quantité. Ces variétés bien avérées suffiront pour la distinction & pour la conservation des especes, & pour leur inégale multiplication.

Leeuwenhoek a trouvé les animaux spermatiques de la semence du coq & du rat, plus petits constamment que ceux de la semence du chien & du bélier, lesquels sont assez égaux en grosseur, selon les planches que cet habile observateur en a fait graver : la différence deviendra plus sensible si l’on compare ceux de la semence humaine, par exemple, à ceux de la liqueur séminale de quelqu’insecte. Il ne faut pourtant pas se flatter de trouver la gradation des animaux spermatiques toujours proportionnée à la grandeur des individus qui en résultent : cet ordre des grandeurs n’est pas toujours observé dans les foetus ; il ne seroit pas étonnant qu’il fût troublé dans les germes. Mais il pourroit être très-exact dans ceux-ci, je veux dire dans les derniers termes, quoiqu’il ne le fût pas dans les animalcules vus au microscope : voici comment.

Mr Needham, qui a si exactement observé la semence du calmar qui est un poisson assez petit, en a toujours vu les moindres particules mouvantes, considérablement plus grosses, que celles de l’homme. Avant lui on avoit été étonné d’une disproportion semblable entre des vers spermatiques d’autres especes, dont les plus gros auroient dû être les plus petits & ceux-ci les plus gros, vu l’inégalité de grandeur entre les individus, dans la semence desquels on les trouvoit. Une supposition très-simple va faire disparoître la contrariété.

L’expérience a démontré que ces animalcules étoient renfermés les uns dans les autres ou attachés ensemble, comme plusieurs polypes sur un seul. Après cela rien n’est plus naturel que de croire que ceux qui ont été vus plus gros, en contenoient une plus grande quantité que ceux qui ont paru plus petits ; que ce surplus étoit en raison inverse double ou triple, décuple ou centuple de la grandeur réelle des germes. Admettant par supposition que le calmar a mille fois moins de volume qu’un homme : par proportion son germe primitif devra être mille fois plus petit ; & cependant il est évident par ce que je viens de dire, que les animaux spermatiques du calmar pourront paroître au microscope dix mille fois plus gros que ceux de l’homme. Si tel animal observé dans la semence humaine en contient cinq autres pareils en nature, & que tel animal vu dans la laite du calmar en contienne cinq mille de même nature aussi, les deux animaux occuperont le même espace sur le champ du microscope : car le nombre des animalcules qu’ils contiennent, est en raison inverse de la grandeur réciproque des mêmes animalcules ; & cette raison doit produire de part & d’autre une égalité de volume. Chaque germe ou animalcule de la derniere grandeur du calmar, est à chaque dernier animalcule humain comme 1 à 1000 : la quantité d’animalcules similaires que contient l’animal spermatique du calmar, sensible au microscope, est à la quantité d’animalcules contenus dans l’animal spermatique de l’homme, sensible au microscope, comme 5000 est à 5. Or 5000 est à 5 en raison inverse de 1 à 1000 ; & en multipliant 5000 par 1, nous avons la même somme que donnent 5 multipliés par 1000 : donc les deux animaux vus sur le champ du microscope, y seront égaux en grosseur.

Mais si chaque animalcule de la laite du calmar, au-lieu de ne contenir que cinq mille de ses moindres germes vivans, en contenoit dix mille, alors il paroitroit deux fois plus gros que chaque animalcule apperçu dans la semence humaine : la quantité des animalcules contenus doubleroit, le volume de leur assemblage total doubleroit aussi. S’il en renfermoit cent mille, le volume total décupleroit. S’il en avoit cent mille fois cinq mille (pour ne point changer les termes), n’est-il pas incontestable qu’alors un animalcule spermatique du calmar seroit cent mille fois plus gros, qu’un animalcule spermatique de la semence humaine. Il ne s’agit plus que de réaliser la supposition, ou de lui donner, pour le moins, un très-grand degrè de vraisemblance. Pour plus de simplicité & de clarté, ne multiplions point les exemples, suivons le même. La génération des calmars est toute autrement abondante que celle des hommes. Celle-ci n’est peut-être qu’un cent-millieme ou un deux-cens-millieme de l’autre. C’est ce qui a fait dire à Mr De Buffon qu’il sembleroit que dans les especes où la génération est moins abondante, le nombre des vers spermatiques dût être plus petit que dans les autres especes, où le nombre des foetus étant plus abondant, comme dans les poissons & les insectes, le nombre des vers spermatiques devroit être aussi plus grand : ce qui ne s’accorde pas avec les expériences faites sur les semences du calmar & de l’homme.

Cet habile naturaliste se trompe assurément. Il semble naturel, il semble nécessaire que pour fournir à la grande multiplication du calmar, sa semence contienne plus de germes primitifs & capables de développement, que la semence humaine, & cela en proportion peut-être d’un million de foetus calmars contre un ou deux foetus humains. Mais cette différence n’est du tout point nécessaire entre le nombre des animalcules spermatiques de la laite du poisson & la quantité de ceux de la semence humaine. Le nombre fut-il égal de part & d’autre, & fussent-ils les uns & les autres de la même grosseur, j’ai démontré qu’il pourroit y avoir mille germes & conséquemment mille foetus calmars, contre un germe ou foetus humain. À plus forte raison cette proportion, & une beaucoup plus considérable, pourroit-elle subsister si les animaux spermatiques du calmar, pris un à un, sont dix mille & cent mille fois plus gros que ceux de l’homme pris de même un à un.

Il est important de bien distinguer les germes primitifs qui sont les derniers animalcules, les plus petits termes de l’animalité, des animaux spermatiques qui peuvent en contenir plusieurs milliers. Chaque germe, & non pas chaque animal spermatique, doit donner un foetus à son temps. Le nombre des foetus ou autrement l’abondance de la génération est donc reglée par la quantité des germes ; au lieu qu’elle ne doit pas l’être par celle des animaux spermatiques qui pouvant recouvrir plus ou moins des premiers animalcules germes, pourront entre eux croître ou diminuer de nombre dans l’une ou l’autre circonstance, c’est-à-dire, selon qu’ils contiendront plus ou moins de germes ; sans qu’on en puisse tirer aucune induction pour ou contre la proportion de la fécondité dans les différentes especes animales, quelque éloignés ou voisins que soient les nombres qui l’expriment. Mettant les choses au pis-aller, à la plus grande disproportion ; tout d’un côté & rien de l’autre ; l’excès du nombre & de la grandeur des animaux spermatiques dans la semence de l’espece qui multiplie moins, & les animaux spermatiques plus petits & en moindre nombre dans l’espece qui peuple davantage, circonstance qu’on trouve réalisée en observant la liqueur séminale du chien par comparaison de la liqueur séminale des mouches, des guêpes sur-tout & d’autres insectes ; dans ce cas-là, dis-je, il y a encore tout autant de germes qu’il en faut pour fournir à une multiplication aussi prodigieuse que l’est celle des guêpes.

Le principal point est d’accorder le plus petit nombre des animaux spermatiques avec le plus grand nombre des foetus. Je l’ai pourtant facilité cet accord, en faisant voir que le nombre des foetus n’etoit point déterminé par celui des animaux spermatiques, mais plûtot par celui des germes qui les produisent. Il convient donc d’expliquer d’abord comment le moindre nombre des animaux spermatiques de la mouche peut renfermer plus de germes spécifiques, que le plus grand nombre des animaux spermatiques du chien n’en contient ; car du reste, il se peut aussi que les animaux spermatiques de la plus petite espece soient plus fins & plus déliés que ceux de la plus grande.

Le nombre des animaux spermatiques mouches est à celui des animaux spermatiques du chien à peu près comme 1 à 1000. Si la quantité de germes que chaque animal spermatique mouche contient & dans lesquels il peut être dissous, n’étoit que mille fois plus nombreuse que celle des germes dont un animal spermatique du chien est composé : il y auroit précisément autant de germes & de foetus d’un côté que de l’autre. Ainsi la raison simple inverse est insuffisante à la différence de la génération de ces deux especes qui est environ de 1 à 1000 ; cherchons en une plus forte qui y satisfasse.

La grosseur d’un animal spermatique mouche n’est pas plus & guere moins qu’un millieme de celle d’un animal spermatique du chien : composons une raison de celle-ci & de la précédente, c’est-à-dire, de la raison du nombre des animaux spermatiques mouches à celui des animaux spermatiques chiens, & de la raison de la grosseur de chaque animal spermatique mouche à la grosseur de chaque animal spermatique vu dans la semence du chien. Ces deux raisons sont chacune de 1 à 1000 & la raison qui en sera composée sera de 1 à 1000000, laquelle étant inverse, donnera à l’animal spermatique de la mouche un million de germes, pour un germe que contiendra l’animal spermatique du chien ; & à la collection totale des animaux spermatiques mouches, quoique mille fois moins nombreuse que la quantité totale des animaux spermatiques du chien, mille germes contre un de l’autre espece, ce qui peut être regardé comme la différence, ou environ, de la génération des mouches à la génération des chiens. Ce qui confirme pleinement cette combinaison, & ne laisse aucun lieu de douter qu’elle ne regle dans la nature l’ordre des générations, toutefois avec les corrections nécessaires, c’est qu’il en résulte une autre entre les volumes des germes différens, qui se rapproche de la proportion des volumes des foetus. Le foetus chien supposé un million de fois plus gros qu’un foetus mouche dans les mêmes circonstances, au même point de développement proportionnel, cette même proportion de grosseur entre les germes respectifs résulte nécessairement de la raison de mille germes contre un dans une quantité mille fois moindre d’animaux spermatiques.

Si la quantité des animaux spermatiques mouches égaloit le nombre des animaux spermatiques du chien, les grosseurs des germes qu’ils contiennent seroient seulement en raison des grosseurs des animaux spermatiques : un germe mouche seroit mille fois plus petit qu’un germe du chien, puisqu’un animal spermatique du chien est mille fois plus gros qu’un animal spermatique de la mouche. Si la quantité des animaux spermatiques mouches n’étoit que la moitié de celle des animaux spermatiques du chien, la différence de la grosseur des germes de l’un à celle des germes de l’autre doubleroit & seroit de deux mille : un germe mouche seroit alors deux mille fois plus petit qu’un germe du chien. Et ainsi en suivant la proportion décroissante à mesure que la différence des deux quantités des animaux spermatiques augmente, nous trouvons que le nombre des animaux spermatiques de la mouche n’étant qu’un millieme de celui des animaux spermatiques du chien, le volume d’un germe de l’insecte est au volume d’un germe du quadrupede comme 1 à mille fois mille ou à 1000000 : la grosseur du germe mouche sera donc un millionieme de la grosseur du germe chien ; & les grosseurs des germes seront entre elles comme les grosseurs des foetus, qui en sont le produit.

Sur quoi fondé pourroit-on exiger une différence proportionnelle dans la grandeur des animaux spermatiques de deux especes différentes, à la grandeur de leurs foetus respectifs ? Je vois une analogie nécessaire entre les animalcules germes & les foetus, puisque ceux-ci sont le développement des autres ; je conçois qu’il doit y avoir autant de germes que de foetus, que l’abondance des germes doit égaler celle des foetus puisqu’elle y fournit ; je comprends clairement encore que la grandeur des germes est proportionnelle à celle des foetus, comme le nombre des germes l’est à celui des foetus ; je me crois aussi en droit d’insérer de là que l’abondance de la génération dans les especes, est en raison réciproque de la grandeur des individus : équilibre de grandeur & de nombre qui compense ici, comme par-tout ailleurs, les avantages & les désavantages, donnant en nombre à quelques especes ce qu’elles n’ont pas en grandeur, & aux autres en grandeur ce qui leur est refusé pour le nombre ; au moins tout, dans la nature, s’accommode à ces idées : tout, même ce qu’on leur oppose ; mais où est la nécessité d’une proportion de grosseur ou de quantité entre les animaux spermatiques de deux especes & leurs foetus ? Je le répéte ; ce ne sont point les animalcules que le microscope nous découvre dans la semence des animaux, qui comme tels sont destinés à former les foetus, à constituer chaque individualité, en un mot à se transformer en hommes, ainsi que l’a pensé l’auteur de cette découverte ; ce sont au contraire les plus petits germes que ces animalcules spermatiques contiennent, dont chacun doit produire un individu de son espece, dont souvent il n’y a qu’un seul qui devienne foetus à chaque génération, quoiqu’un animalcule spermatique en contienne des milliers. Et n’ai-je pas suffisamment prouvé que la différence des germes & des foetus peut être proportionnelle & très-conforme à toutes les particularités de la réproduction, malgré la disproportion de grandeur & de nombre, soit par défaut soit par excès, entre les foetus & les animaux spermatiques d’une même espece, comparés ensemble, ou comparés aux foetus & aux animaux spermatiques d’une autre espece. L’inspection des planches gravées, sur-tout de celles de Leeuwenhoek, qui nous représentent la figure des animaux spermatiques vus dans des semences différentes, suffit pour faire juger que la diversité des formes y suit, librement néanmoins & sans nécessité, la diversité des especes.

Les animaux spermatiques du coq toujours semblables entre eux, y paroissent constamment différens des animaux spermatiques du lapin, ceux-ci constamment différens des animaux spermatiques du bélier, & les animaux spermatiques du bélier encore moins ressemblans à ceux qui se font voir dans la laite des poissons. Car il est à remarquer que la dissemblance est beaucoup moins sensible des animaux spermatiques d’un oiseau à ceux d’un autre oiseau, que des animaux spermatiques d’un oiseau à ceux d’un quadrupede ; beaucoup moins sensible entre les animaux spermatiques de deux poissons, qu’entre les animaux spermatiques d’un poisson & ceux de l’homme. Aussi un oiseau ressemble toujours plus à un autre oiseau spécifiquement différent, qu’à un quadrupede : l’aigle ressemble plus au moineau qu’à l’éléphant : un saumon plus à un cabillau qu’à un homme.

Cependant on a vu dans la même semence quelques animaux spermatiques qui différoient de la forme du plus grand nombre. Cela est vrai ; mais il se peut que ce fussent des animaux d’une semence étrangere égarés dans l’air, toujours chargé de différentes graines & semences exaltées, qui y voltigent : il se peut que des animaux spermatiques de différente espece aient été portés par l’air sur les gouttes de semence qu’on observoit au microscope. Cela même n’est pas douteux ; & c’est un inconvénient inévitable. Voilà pour les différences réelles & plus marquées. Quant aux nuances plus fines de dissemblance, on les rapporte légitimement à la maniere dont les animalcules se présentent à l’observateur, par le plus ou le moins de mouvement qu’ils se donnent. Les uns présentent le ventre, d’autres le dos, qui le côté, qui la tête, & qui la queue. Quelques-uns vont très-vîte & ressemblent à un filament droit surmonté d’une petite aigrette en contours arondis : d’autres ont un mouvement plus lent & ondulé : d’autres encore se courbent, nouent leur queue en divers sens, etc.

Leeuwenhoek trouve des figures tant soit peu dissemblantes aux animaux spermatiques de la même espece, vus dans plusieurs gouttes de semence, quelquefois aussi vus dans la même. Moi, je ne les crois que des aspects différens de la même figure. Prenons pour exemple les animaux spermatiques du lapin, dont cet observateur nous a donné plusieurs figures. Dès le premier coup d’œil les nuances paroissent fort légeres : elles vont être nulles. Prenez la premiere figure ; concevez-la traversée dans sa longueur par un fil qui en soit l’axe ; imaginez-vous la voir tourner sur ce fil par un mouvement de rotation ; après une révolution entiere vous aurez eu presque toutes les autres figures.

La même chose arrivera si vous opérez avec telle autre figure que vous voudrez des mêmes animaux spermatiques. Donc elles ne sont toutes que des aspects différens d’une seule figure.

Si pourtant après cette premiere manœuvre vous jugiez qu’il vous manque encore quelques figures de l’observateur nommé ci-dessus ou des autres qui ont répété les mêmes expériences, vous les aurez facilement par cette seconde opération aussi simple & naturelle que la premiere. Supposez, ou plutôt ne supposez rien ; voyez les vers & les anguilles du vinaigre se plier & se replier, s’agiter & s’exagiter, s’allonger en filant rapidement dans la liqueur, se raccourcir en se gonflant. Concevez que les vers spermatiques font toutes ces petites évolutions, d’autant plus faciles pour eux, qu’ils ont plus de soupplesse ; que tel ver, pris à volonté, les fait sous l’aspect qui, entre ceux que vous avez eu par le tournoiement dont j’ai parlé, vous a paru le plus voisin de la figure qui vous manque, & vous y trouverez celle-ci infailliblement. Par un mécanisme semblable, je les ai trouvées toutes les unes après les autres. Si je n’avois opéré que d’après mes observations particulieres, j’aurois craint l’illusion ; le lecteur auroit pu me soupçonner d’être prévenu. Mais cette manœuvre, appliquée aux observations exactes d’un autre, ayant si bien réussi, je la regarde comme la clef de toutes les difficultés qui roulent sur ce point ; & le lecteur se sentira sûrement plus porté à en avoir cette idée. Les figures que j’ai prises pour modele, sont sous les yeux de tout le monde ; les miennes n’auroient peut-être pas eu le même degré d’exactitude dans tous les esprits. Je les réserve pour un ouvrage de détails : celui-ci ne contiendra que des vues plus générales du plan universel de la nature pour la génération des êtres.

Je n’ai plus qu’un mot à ajouter au sujet des animaux spermatiques, c’est que la semence de la femelle en contient de semblables & en aussi grand nombre que celle du mâle de son espece, ensorte que dans le mêlange des deux semences on ne distingue plus les uns des autres. On doit cette découverte aux plus nouveaux observateurs. Les premiers n’en avoient vu que dans la semence masculine, & avoient nié qu’il y en eût dans la semence féminine où ils n’en avoient point trouvé. C’est une loi nécessaire, que toujours une erreur marche à côté d’une vérité.

CHAPITRE II

De la production du vivant : appréciation du systême des molécules organiques.

Les deux points les plus embarrassans, comme les plus essentiels de la génération, sont premiérement la production du vivant, secondement la différence des sexes. Quant au premier, l’auteur du systême des molécules organiques ne semble avoir reconnu l’écueil que pour venir y échouer, comme les autres. Cependant il étoit en beau chemin : il avoit saisi le nœud de la difficulté, il l’alloit délier. Falloit-il qu’un si grand pas vers la vérité fût suivi d’un écart si brusque !

J’ose dire qu’il n’a pas fait attention que, comme l’étendue ne peut pas résulter de l’inétendue, même d’une infinité d’inétendues, le vivant ne peut pas non plus résulter du non-vivant, même d’une infinité de non-vivans. Il faut donc de toute nécessité recourir à des vivans pour produire un vivant.

Les molécules organiques peuvent produire un être organique précisement tel, d’une organisation telle que celle des molécules ; c’est tout. Mais si une molécule organique & un être vivant ne sont pas la même chose en nature, je veux dire, si une molécule organique n’est pas vivante dans sa petitesse comme un animal est vivant sous une plus grande étendue, il me paroît impossible qu’une combinaison de molécules organiques, quelle qu’elle soit, puisse produire un animal vivant. Mr De Buffon ne dit donc rien en disant les animaux produits par un amas, une infinité de particules similaires, organiques, vivantes, s’il n’attache pas à ces mots, organiques, vivantes, le même sens qu’à ceux-ci, animaux organisés, vivans : or il prétend que les petits corps ronds & oblongs, mouvans dans les semences animales, vraies parties organiques selon lui, sont moins organisés, moins vivans, moins animaux en un mot que les animaux qu’il leur fait produire.

Les particules organiques ne sont point des animaux, dans l’acception ordinaire du mot animal. Donc, conclurois-je, elles ne peuvent pas produire ce qu’on appelle ordinairement des animaux : par ce principe-là seul que tout composé naturel est un assemblage de petits germes précisément de la même nature que le tout. J’accorde pour le présent qu’il y ait plusieurs degrés d’animalité & que les molécules organiques soient du moindre, il ne résultera jamais de leur combinaison, que des animaux du plus petit degré d’animalité. Car il est impossible que ces parties organiques donnent ce qu’elles n’ont pas : impossible que, n’ayant que la moindre animalité, elles donnent la plus grande.

On prend pour des degrés & des nuances de l’animalité, ce qui constitue les especes différentes. Il ne faut pas s’y tromper : l’animalité, comme telle n’est susceptible ni de plus ni de moins ; mais elle peut être modifiée sous telle ou telle forme, exister avec plus ou moins d’organes, avec telles ou telles facultés, de voler, de nager, de marcher, ou d’être sans mouvement progressif. On ne peut donc pas dire, en aucun sens, qu’un insecte soit moins animal qu’un chien ; il est tout aussi animal qu’un chien, quoique d’une espece différente d’animalité : c’est un animal plus petit, plus foible, plus vil, si vous voulez ; mais il est tout aussi animal, & a tout autant de droit d’être rangé dans la classe des animaux, soit qu’il en occupe le haut, le bas ou le milieu.

Pour moi, je conçois l’animalité comme l’existence. Dira-t-on qu’une chose soit plus ou moins qu’une autre ; parce qu’elle existera différemment d’une autre ? Ce seroit abuser des termes. Entre ce qui est & ce qui est, comme tels, il n’y a qu’un rapport d’égalité. Sous quelque forme qu’existent les diverses portions de la matiere, elles ont toutes autant de droit les unes que les autres, d’être mises au nombre des êtres. Aussi qu’un animal soit poisson, oiseau, quadrupede, insecte, chien ou homme, il n’est ni plus ni moins animal. On aura raison de s’étonner qu’un naturaliste, porté à n’admettre aucune distinction réelle entre le végétal & l’animal, s’efforce d’en trouver d’un animal à un autre comme tels. S’il y parvenoit, ce seroit une inconséquence de plus pour son hypothese. Les particules primitives organiques qui ne seroient des animaux d’aucune espece connue, ne se combineroient jamais de maniere qu’il en pût résulter aucune des especes d’animaux que nous connoissons. Auroit-on voulu ôter l’animalité aux parties organiques des animaux, pour la donner aux plantes ? Ne pourroient-ils donc la conserver tous, chacun selon son espece ?

Pour donner une idée de la formation des animaux par des parties organiques semblables, on employe une comparaison tirée des sels. « Un grain de sel marin est un cube… etc. » Rien n’est plus exact. Mais cette comparaison prouve, si je ne me trompe, que comme les dernieres particules salines sont des cubes aussi réels & de la même espece que les plus gros grains du sel marin, les molécules primitives & constituantes des animaux doivent être de petits animaux aussi réels & de la même espece que les plus gros qui en sont formés ; que, comme les grains du sel marin sont cubiques, parce que les germes de ce sel sont des cubes similaires, les animaux ne sont tels aussi qu’à cause que leurs germes sont des animaux semblables ; qu’enfin, comme de moindres particules salines prismatiques formeroient des grains de sel, qui seroient des prismes, des molécules organiques d’une telle espece d’animalité, produiroient des animaux de la même espece, & rien de plus. L’exemple du polype est aussi concluant pour l’animalité des plus petites parties organiques : car le polype est un groupe de polypes rassemblés & tout aussi vrais polypes que lui.

Il reste prouvé que sous le même point de vue le vivant ne pourroit être composé que de vivans, l’animal de petits animaux, tel animal de tels animalcules de la même sorte d’animalité, un chien de petits chiens germes, l’homme d’homoncules germes.

CHAPITRE III

De la différence sexuelle.

Quelques-uns ont assuré avoir remarqué dans les semences animales, des animaux spermatiques mâles & des animaux spermatiques femelles. On n’a pas jugé à propos de les croire sur leur parole, sous prétexte que ce n’étoit qu’un jeu de l’imagination. À peine convient-on de ce qu’il faut appeller la partie supérieure & la partie inférieure de ces animaux ; où donc & comment y chercher les parties sexuelles, pour les reconnoître ?

Sans entrer dans aucun détail, je crois qu’il est fort inutile de demander si les animaux spermatiques sont mâles ou femelles, ou tous les deux ensemble, ou ni l’un ni l’autre. N’avons-nous pas vu que ce ne sont point les animaux spermatiques qui engendrent les foetus, que ce ne sont point les animaux spermatiques qui doivent devenir foetus, mais seulement les moindres germes dont ils sont des amas considérables ?

On n’a point vu de polypes accouplés, mais on a vû leurs parties coupées & séparées devenir des polypes. On n’a point vu aussi d’animaux spermatiques s’engendrer par copulation : mais on est sûr qu’ils se fondent & se divisent en des milliers d’autres animalcules plus petits qui ne sont pas encore les derniers termes ; & pour une pareille multiplication, les sexes semblent peu nécessaires.

Les derniers animalcules germes deviennent foetus, puis animaux capables d’accouplement & d’engendrer par cette voye.

Nous ne doutons pas qu’il n’y ait des animaux mâles & femelles ; qu’il n’y ait des especes animales où la communication du mâle & de la femelle ne soit nécessaire à la génération ; nous ne pouvons pas douter d’un autre côté qu’un foetus, qui est le développement d’un seul germe, ne puisse avoir que le sexe de son germe, c’est à dire, qu’un foetus mâle ne soit le développement d’un germe mâle, & le foetus femelle le développement d’un germe femelle ; donc la différence sexuelle est nécessaire aux germes primitifs des especes où il y a des individus mâles & des individus femelles, & dont la génération ne se fait que par l’union des sexes. S’il y a des especes hermaphrodites, les germes le sont aussi : s’il y avoit des especes sans sexe, ce seroit parce que les germes n’en auroient point eu. On concevra par la même raison pourquoi certaines especes sont plus fertiles en mâles, d’autres plus abondantes en femelles, tandis qu’un très-grand nombre offre le sexe masculin aussi souvent repété que le féminin.

CHAPITRE IV

De la communication des deux sexes pour la génération des animaux.

Les polypes, les bernacles, les orties & les étoiles de mer, les patelles & quantité de vermisseaux multiplient sans accouplement ; donc la communication des sexes n’est pas, absolument parlant, nécessaire pour la génération des animaux. En développant cette idée, on pourroit croire qu’il y a un terme de l’animalité, où la copulation devient une nécessité pour la réproduction, quoiqu’au dessous elle n’ait pas lieu comme étant superflue : on ajouteroit que cette différence partage peut-être le regne animal en deux grandes classes égales, dont l’une contient toutes les petites especes dont la multiplication se fait sans accouplement, & l’autre celles des plus grands animaux où la communication des deux sexes opere la génération.

J’ai dit deux classes égales, en ce sens qu’il se pourroit bien qu’il y eût autant d’especes dans l’une que dans l’autre, autant du polype au dernier animalcule microscopique inclusivement, qu’au dessus du polype jusqu’au plus grand animal connu. Arrêtons-nous-là ; & au-lieu de pousser plus loin ces conjectures, examinons-en le principe.

Peut-on appeller la multiplication des polypes par leurs parties coupées, une vraie génération ? Je pense que non. En effet la génération étoit toute faite & existoit toute entiere dans le polype total avant qu’on l’eût coupé, ou pour mieux dire, avant qu’on l’eût divisé en plusieurs autres polypes qu’il contenoit.

Voyez une bulle de mercure que l’on écrase & qui se partage ainsi en une centaine d’autres plus petites. Il n’y a point là une génération de bulles mercurielles, elles étoient toutes contenues dans celle que l’on a écrasée. Je prie le lecteur de bien observer que la bulle totale n’étoit globuleuse que parce qu’elle étoit composée sensiblement de grains globuleux, & que ceux-ci de même ne le sont que parce qu’ils sont formés par de moindres globules jusqu’aux derniers termes qui ont la même forme.

En faisant l’application de cet exemple au polype, vous sentirez d’abord que dans la multiplication par ses parties coupées, il n’y a point de génération réelle. On sépare seulement les polypes qui étoient unis & engagés dans de petits tuyaux dont ils ne sortent jamais guere qu’à moitié. Cela n’est point une génération.

Quand on n’a étudié la génération que dans l’un des deux sexes, on lui en a donné tout l’honneur, & l’autre n’y est entré presque pour rien. Ainsi quelques physiciens ont mis le mâle en possession du principe prolifique, à l’exclusion de la femelle qui ne fournissoit, selon eux, que la matiere nécessaire au développement du germe qu’elle recevoit du mâle. Dans le systême des œufs au contraire, la femelle a seule la liqueur propre à la réproduction ; elle est bien fécondée par la vertu masculine, comme par contagion, mais cette fécondation se fait dans la matrice, où la semence du mâle ne pénetre point. Car si elle y entroit, disoit Harvey, on en reconnoîtroit les traces par quelque changement ou altération sensible dans les œufs couvés. Ceux que la poule produit sans avoir vu le coq, seroient essentiellement différens des autres : ce qu’il n’a pas remarqué.

Des observations plus exactes ont fait voir que les œufs produits sans communication avec le mâle sont inféconds : le petit point blanc au centre de ces œufs, qui devroit être le foetus, n’y est qu’un corps informe, sans organisation, tout-à-fait incapable de devenir un poulet ; au lieu que dans les autres c’est un véritable foetus, déjà ébauché même avant qu’il soit couvé, un embryon dont une des extrémités, la plus grosse, est la tête, & le reste l’épine du dos (car c’est tout ce qu’on y distingue), & qui prend accroissement dès le premier instant de l’incubation. Ici donc il n’y a de génération réelle que par le mêlange de la semence du coq avec celle de la poule.

Aujourd’hui est-il permis de douter que les deux sexes ne contiennent réellement la liqueur prolifique ; qu’au moment de l’accouplement ces deux liqueurs ne se mêlent ; de quelque maniere que la chose arrive, nous dirons bientôt comment elle pourroit arriver ; qu’enfin ce mêlange ne produise le foetus ? J’universalise volontiers cette sorte de génération, la seule proprement dite. Les exemples contraires sont de peu de valeur. Nous sommes sûrs que les limaçons & quantité de vers de terre que l’on a observés, ont les deux sexes, & conséquemment une semence mâle & une semence femelle qui se mêlent pour la génération. Par voye d’analogie Aristote a donné les deux sexes aux coquillages de mer ; pourquoi ne les donnerions-nous pas aux polypes qui sont des vers d’eau ? Nous y sommes invités par la même loi d’analogie, & rien ne la contredit.

Quoique nous voyons les polypes multipliés par leurs parties détachées, qu’est-ce qui empêche qu’ils ne puissent se reproduire aussi d’eux-mêmes comme les vers de terre, étant en même tems mâles & femelles comme eux. On dira que c’est leur donner sans nécessité deux sortes de génération, lorsqu’une suffit ; que celle-ci est un fait & l’autre une conjecture.

Non : c’est un fait pour le moins aussi réel que l’autre ; car en quoi consiste la multiplication des polypes par leurs parties détachées ? Le voici. Le corps du polype mere de l’espece qui se remue, est garni de vessicules qui renferment chacune un polype semblable, mais plus petit : ils y sont comme dans une matrice, ils y croissent & se développent. Après un certain accroissement, ils brisent la membrane qui les recouvre, & se détachent du polype mere. Est-ce là une génération, ou bien un accouchement ? Qu’on les détache par section, cela revient au même. Le polype sédentaire est engagé dans un tuyau, ou cellule membraneuse. Sur ce premier tuyau s’éleve un second qui contient aussi un polype : de la cellule de celui-ci part un troisieme tuyau avec un polype ; sur le troisieme naît un quatrieme qui porte aussi son ver, etc. Comme ces tuyaux sont emboités les uns dans les autres, ils vont toujours en décroissant ; or que par la section on sépare ces tuyaux avec leurs vers, pourra-t-on appeller cela une multiplication, une génération ? Il n’y a point là de nouveau polype produit ni engendré. Mais nous sommes sûrs que ces mêmes polypes, quand ils sont vieux, multiplient par la ponte.

CHAPITRE V

De la communication des deux sexes, considérée dans quelques especes particulieres.

Le frai n’est point une copulation, les poissons manquant des parties nécessaires à cet acte, comme on le croit ; c’est un frottement vif du mâle & de la fémelle ventre contre ventre. Mais cette forte pression suffit pour que dans un tems de chaleur amoureuse pour les poissons, où les pores sont plus ouverts, les parties actives de la semence du mâle aillent trouver celles de la fémelle ; & cela est d’autant plus probable, qu’il n’est pas encore prouvé que dans l’accouplement des gros animaux la liqueur séminale élancée par le mâle pénetre autrement dans la matrice de la fémelle, où elle parvient sûrement, qu’à travers le tissu même des membranes de ce viscere.

Les pucerons se joignent, ils multiplient aussi sans copulation : voilà donc des occasions où il y a une génération réelle sans mêlange des deux liqueurs séminales. Je réponds : lorsque les pucerons s’accouplent, il y a ainsi que dans les autres especes, une pénétration des deux semences dont le produit est un ou plusieurs foetus : or un effet semblable annonce une cause pareille ; donc s’il peut y avoir une mixtion des deux semences indépendamment de la copulation, il est à croire qu’elle a lieu lors même que les pucerons engendrent sans s’accoupler. La copulation, l’extérieur de la génération, consiste dans l’insertion du membre du mâle dans la partie de la fémelle, comme un préalable à la génération dans quelques especes dont les individus n’ont qu’un sexe, & une seule semence masculine ou féminine, sans aucun autre moyen de les faire communiquer convenablement l’une avec l’autre. Mais si cette communication peut être opérée d’une maniere différente, alors l’accouplement n’étant pas d’une nécessité absolue, pourra être ou n’être pas, sans que la génération en souffre.

Chez les poissons la copulation n’est pas nécessaire, parce qu’une compression très-ardente du mâle & de la fémelle est capable de faire pénétrer celle de la fémelle par celle du mâle : quelques-uns ont cru que les moineaux & d’autres sortes d’oiseaux n’engendroient que par une telle compression.

Chez les limaçons doués des deux sexes la copulation ni la compression ne sont point nécessaires pour la génération. Chaque individu de cette espece a une semence mâle en vertu du sexe masculin & une semence fémelle en vertu du sexe féminin, suivant les notions communes : c’est assez pour la génération, & sans le secours des organes extérieurs, sans aucune action & coïtion externes, il pourra arriver dans l’intérieur de l’animal, un mêlange des deux liqueurs prolifiques qu’il contient, d’où résulteront des foetus, puis des individus avec les mêmes avantages. Donnons aux pucerons les deux sexes, deux sortes de germes, les uns mâles les autres fémelles, & nous concevrons comment ils engendront sans accouplement, par une pénétration véritable des germes d’un sexe par ceux de l’autre. Au reste nous y sommes forcés, puisque nous savons qu’ils s’accouplent, & que, comme on ne leur reconnoît aucuns organes sexuels extérieurs, ne pouvant pas dire qu’ils s’accouplent plutôt comme mâles que comme fémelles, il est à soupçonner qu’ils se joignent indifféremment des deux manieres comme hermaphrodites. Si cependant il étoit bien avéré qu’ils n’eussent réellement à l’extérieur aucunes parties sexuelles, ils rentreroient dans la classe des poissons moux, & leur accouplement prétendu ne seroit qu’une sorte de frai. Mais l’examen de ces questions attend de nouvelles observations.

CHAPITRE VI

Des animaux ovipares & des animaux vivipares : de leur génération comparée.

La division, que l’on a voulu faire des animaux en ovipares & vivipares, me semble nulle, & à plus forte raison la différence qu’on tâcheroit d’établir entre les ovipares qui produisent des œufs parfaits, c’est-à-dire qui ne reçoivent point d’accroissement sensible hors du corps de la fémelle, tels les sont oiseaux ; & les ovipares dont les œufs, imparfaits, quand la fémelle les jette, croissent ensuite : tels sont les poissons.

Puisqu’au centre de l’œuf fécondé il y a un embryon tout formé, tout organisé en petit, même avant qu’il soit mis sous la poule, le reste de l’œuf ne doit être regardé que comme les enveloppes du foetus poulet, qu’il perce par le gros bout après vingt-un jours, comme le foetus humain déchire après neuf mois, ses membranes vers l’orifice de la matrice. À quoi bon donner la torture à son esprit & à ses yeux pour imaginer & voir des œufs dans les ovaires des fémelles vivipares, & les faire tomber dans la matrice, lorsque les observations les mieux constatées prouvent invinciblement que non-seulement les petits corps globuleux, qui se sont fait voir dans des matrices de fémelles vivipares après l’accouplement, n’étoient point des œufs ; mais qu’au contraire les œufs des oiseaux, la cicatrice, le jaune, le blanc & la coquille, même avant l’incubation, sont des foetus avec leur placenta & leurs enveloppes ?

Les petits des vivipares ne sortent de la matrice, que quand leur développement est assez avancé pour les mettre en état de respirer, & de prendre une nourriture différente de celle qu’ils ont extrait jusqu’alors de la substance de la mere. Les foetus des ovipares, qui en sortent beaucoup plutôt, doivent avoir un équivalent à la matrice qu’ils quittent, pour ainsi dire, avant d’être murs ; un équivalent à la nourriture qu’ils tireroient de la mere s’ils restoient dans son ventre. Cet équivalent c’est le jaune, le blanc & la coquille, toutes parties formées après la conception de l’oiseau, & indépendamment du mêlange des semences du mâle & de la fémelle.

Loin que tout animal vienne d’un œuf, dans tous les animaux le premier résultat de la mixtion des deux liqueurs est un foetus ; & dans les ovipares en particulier toute fécondation est faite avant qu’il y ait aucune apparence d’œuf.

Pendant le frai, les fémelles des poissons répandent des œufs. Je me trompe, ce ne sont pas encore des œufs, car ils n’ont ni membranes ni blanc ; ce sont des embryons enfermés dans une vessicule : ils seront des œufs quand ils se seront formés des membranes & du blanc de la maniere à peu près que les naturalistes ont imaginée, savoir en s’appropriant les parties du fluide où ils sont portés. Les œufs des oiseaux sont produits de même dans la matrice des fémelles : & les foetus existoient avant leur formation.

Ne seroit-ce point par la vertu de l’incubation que l’œuf devient foetus ? Non, puisqu’avant l’incubation on a vu l’embryon au centre de la cicatrice, cette petite bulle blanchâtre au milieu du jaune. L’incubation ne sert qu’au développement du germe & non pas à sa premiere production : je conjecture qu’elle donne à la liqueur dont l’embryon doit être nourri & accru, la qualité requise pour cet effet.

On conclura que dans les animaux ovipares le foetus ne vient jamais de l’œuf, puisqu’il existe toujours avant la formation de l’œuf.

CHAPITRE VII

Récapitulation.

De tout ce qu’on a lu jusqu’ici il n’y a d’essentiel à mon sentiment sur la génération uniforme des êtres, qu’un petit nombre de propositions, suffisamment démontrées, je crois, par l’observation & par l’analogie : je vais les ranger sous deux chefs, extraits des chapitres précedens.

1 les semences animales fourmillent d’animaux spermatiques : elles en sont totalement & substantiellement composées. Les animaux spermatiques ne sont pas des êtres simples, mais des compositions secondaires, ternaires, etc. On les a vus se partager en des milliers d’autres animaux que j’appellerai du second ordre, en allant du plus composé à ce qui l’est moins ; & ceux-ci se dissoudre en d’autres du troisieme ordre. Ce progrés n’étant pas infini, les derniers termes, termes très-simples, de toute division, sont les germes. Les semences animales ne sont donc que des amas de germes. Je ne pense pas que les germes y soient contenus les uns dans les autres à l’indéfini ; & il est visible d’ailleurs qu’ils n’y sont pas isolés, ni chacun seul à seul, qu’au contraire ils sont réunis & rassemblés par groupes, les uns près des autres, par un contact immédiat qui forme de chaque réunion un ver spermatique du premier, second, ou troisieme ordre, comme on conçoit qu’un polype est un groupe de germes polypeux.

Quelle vertu les retient ainsi intimement appliqués les uns contre les autres ? Une adhérence, une viscosité qui leur est propre, semblable à la cohésion des molécules aqueuses entre elles ; qualité physique que l’on a encore reconnue aux particules de l’air, qui réside généralement dans tous les principes élémentaires homogenes, & qui fait qu’ils tendent toujours à se réunir. 2 toute génération proprement dite, se fait par la coopération des deux sexes, en d’autres termes, par le mêlange intime des deux liqueurs séminales masculine & féminine. La loi est universelle, malgré les variétés apparentes de la réproduction des animaux. Si les individus n’ont chacun qu’une semence avec les parties d’un seul sexe, ils s’accouplent : seul moyen dont la communication des germes mâles & des germes fémelles puisse avoir lieu dans le plus grand nombre des especes connues. S’ils n’ont chacun qu’une sorte de semence, sans aucunes parties sexuelles à l’extérieur, ou seulement avec des parties incapables d’insertion, ils fraient ou se compriment fortement, compression qui produit le même effet que l’accouplement. S’ils contiennent chacun des germes des deux sortes quoiqu’incapables d’aucune approche extérieure fécondante, ils engendreront sans accouplement, par la pénétration intérieure des germes mâles par les germes fémelles, ou de ceux-ci par les germes mâles, quelle que puisse être cette pénétration intime. Si tous les individus sont hermaphrodites à l’intérieur sans l’être extérieurement, ils engendreront sans accouplement, & en outre ils se joindront & rempliront dans l’acte, chacun la fonction de son sexe. Si enfin ils sont hermaphrodites, ayant les deux semences, & de plus les organes extérieurs de l’un & l’autre sexe, ils pourront multiplier indifféremment par accouplement ou sans se joindre, & encore se joindre indifféremment comme mâle ou comme fémelle, ce qui est avoir toutes les manieres possibles connues d’une génération propre. Au reste toutes ces manieres s’accordent pour l’essentiel, savoir qu’il y a par-tout une rencontre de la semence mâle & de la semence fémelle.

CHAPITRE VIII

Essai sur la formation immédiate du foetus animal.

Sans pousser plus loin la théorie des observations précédentes, il me suffiroit de faire voir les mêmes phénomenes dans la production des végétaux & des minéraux, d’étendre l’analogie aux plus grandes masses de l’air, de l’eau, de la terre, du feu, puis à la formation des globes ; & cela fait, je croirois avoir rempli mes engagemens vis-à-vis du lecteur, ayant fait rentrer toutes sortes de générations dans la loi de l’uniformité. Laissant d’ailleurs les autres disputer éternellement sur la formation du foetus ; l’attribuer l’un à une transformation des animaux spermatiques, semblable aux métamorphoses des insectes ; l’autre à une réunion de molécules organiques similaires, rassemblées par affinité sous une forme pareille à celle qu’elles avoient dans l’individu qui les a fournies ; un troisieme à la production successive des parties par l’exaltation de la semence ; un quatrieme à la coordination sentimentée & intelligente des particules primitives de la matiere, sentiment & intelligence qu’elles ont toutes en raison des masses & des formes ; pour moi, sans entrer dans cette question difficile, je n’en aurois pas moins exécuté & fini mon plan. Ainsi on regardera ce que je vais ajouter comme un hors-d’œuvre, un essai très-court, dont je ne détaillerai point ici les preuves, parce que le détail en seroit superflu. Je prie le lecteur de me suivre avec attention, & de ne rien objecter avant que j’aie tout dit. Tout corps qui est comprimé, tend à se dilater & se dilate en effet, si-tôt que la cause comprimante se retire. Un germe étant conçu comme le raccourci d’un plus grand corps resserré jusqu’à une petitesse qui, pour échapper aux yeux & à l’imagination, n’en est pas moins une réalité, il lui est essentiel de tendre à se dilater ; & cette force extensive ne peut lui être refusée, pas plus qu’à tel autre corps comprimé. Elle est proportionnelle à la contraction, & combien grande ne doit pas être la contraction, si l’on compare le volume du germe à la grosseur de l’animal parfaitement accru !

Vous pourrez aussi vous représenter le germe sous la forme d’une éponge comprimée, dont par conséquent les cellules sont affaissées les unes sur les autres, étant vuides du fluide qui doit les tenir gonflées. Cette comparaison est d’autant plus naturelle que l’anatomie a démontré que les solides du corps sont ou un tissu cellulaire, ou des paquets de fibres & de fibrilles creuses.

Les germes adherent entr’eux dans la semence : on y en a vu plusieurs groupes.

Tant qu’ils sont ainsi réunis sous la forme d’un ver spermatique, ils n’ont pas la liberté de s’étendre, & ainsi ils y restent toujours dans leur état de germe. La faculté de se dilater leur est ôtée tant par leur adhérence réciproque, que par la maniere dont ils adherent les uns aux autres. La force d’adhérence est très-grande ; nous en avons une preuve dans la cohésion des particules de l’air, qui soutient sur un liquide des corps huit fois plus pesans qu’un pareil volume de ce liquide. Dès-lors il n’est plus étonnant qu’une propriété semblable retienne les germes fortement appliqués les uns aux autres. La maniere dont chacun est joint au groupe est de toutes la plus contraire à sa dilatation & à son développement. Premiérement en ce que le point de contact est le centre de la réunion de tous les replis & de toutes les contractions-particulieres ; par-là il détruit constamment les efforts que fait le germe pour s’étendre. Secondement le germe ne peut se développer que par une intus-susception de matiere ; & la jonction est précisement à l’endroit unique par où il pourroit recevoir sa nourriture, par où il la recevra dans la suite, je veux dire, aux points d’où naîtront les deux arteres & la veine du cordon ombilical. Voilà le germe tout-à-fait incapable de dilatation & d’aucune intus-susception de la matiere requise à son développement ; forcé en conséquence de rester germe pendant tout le temps qu’il adhérera aux autres.

Comment en sera-t-il détaché, pour passer de l’état de germe à celui de foetus ? Ce sera l’effet de la rencontre des deux liqueurs seminales. Car il y aura en cet instant un choc très-brusque, une commotion vive, une sécousse justement nécessaire, pour qu’un ou plusieurs germes soient séparés de l’animalcule spermatique dont ils font partie. Les semences pendant la copulation pourroient couler lentement, au-lieu d’être aussi prestement éjaculées qu’elles le sont. Mais dans ce cas leur rencontre seroit stérile, parce qu’elle n’isoleroit aucun germe. Elles auroient beau se mêler, leur mixtion tranquille laisseroit les élémens séminaux dans l’état infécond où ils étoient avant, & se termineroit à un vain sentiment de volupté. Ce n’est pas l’intention de la nature : elle a voulu que cet acte fut vif, impétueux, rapide, précédé d’une contention violente qui réunit toutes les forces de l’animal, tel en un mot qu’il le faut pour détacher brusquement un ou quelques germes de la petite masse spermatique à laquelle ils tiennent, & procurer par ce moyen leur fécondation.

On conçoit que cela arrive dans l’émission des deux semences, provoquée par la copulation & le frai. Le fait n’est pas plus difficile à deviner par rapport aux especes hermaphrodites dont chaque individu engendre de lui-même, sans l’approche d’un autre. Il est sûr qu’au tems propre à la génération, les semences de l’une & l’autre sorte abondent dans les vaisseaux destinés à les contenir : elles sont très-provoquantes ; & par la violence de leur irritation, vraie convulsion amoureuse, elles sortent brusquement de leurs réservoirs respectifs qui en sont trop pleins : elles se portent avec vivacité dans la matrice, où la rencontre s’en faisant comme chez les autres animaux qui s’accouplent, il y a un certain nombre de germes isolés qui deviennent foetus.

Quoiqu’on ne puisse douter que le germe, & à plus forte raison l’embryon, au moment de la fécondation, n’ait en petit toutes les parties que l’adulte aura en grand, il n’en a pourtant point la figure, parce que ces parties sont les unes pelotonnées, les autres pliées, repliées & pour ainsi dire chifonnées.

Dès qu’un germe est détaché de son groupe, sa force extensive agit. Rien ne s’y oppose plus, tout au contraire la favorise. Son premier effet est la dilatation de l’orifice de l’ombilic, qui n’est encore qu’un point proportionné au reste du corps, par où l’embryon plongé dans la semence qui l’environne, en absorbe autant que l’exige le progrès successif de son développement. Sans imaginer d’autre moule que le germe lui-même, on sent comment les particules spermatiques absorbées par lui & suffisamment fixées en le pénétrant, le pressent successivement par la vivacité avec laquelle elles entrent, dans tous les points de la masse & de la superficie ; enfilant les moindres tubules, elles en élevent les filamens affaissés, ébauchent la tête & le tronc, les bras & les jambes, les pieds & les mains, marquent les premiers traits de l’ossification, dessinent par des filets plus ou moins fins, les côtes, les muscles, les nerfs, les veines, les arteres, avec les articulations & leurs ligatures. Mais cette économie qui ne consiste encore qu’en des linéamens si déliés, ne paroît qu’une substance gélatineuse, telle qu’un mucilage épaissi. Des parties surabondantes de la semence, que l’embryon n’absorbe point, serviront à composer le cordon, le placenta, & les enveloppes : le chorion & l’amnios ; & c’est une chose digne d’attention, savoir combien la formation & l’accroissement de ces parties sont naturels dans l’appareil que j’imagine. Reprenons.

La propriété absorbante que je donne au germe qui commence à se dilater, n’est point une fiction. Il doit l’avoir par sa dilatation seule qui lui fait pomper & aspirer avidement la liqueur où il nage. On voit dans la laite du calmar de petits cylindres se former d’une liqueur qu’ils absorbent peu à peu. Je ne disputerai point sur la nature de ces petits corps que l’auteur de cette découverte prend pour les vaisseaux séminaux de ce poisson ; je dis seulement que c’est par un mécanisme semblable que le germe en s’étendant, absorbera peu à peu une partie convenable de semence, c’est-à-dire une certaine quantité des animaux spermatiques. Devenu, dès sa premiere extension, beaucoup plus grand qu’eux, il aura d’autant moins de peine à les absorber, qu’ils s’atténueront & se rompront en d’autres animaux spermatiques du second, troisieme, centieme & millieme ordre, selon qu’il sera nécessaire ; exilité produite par la chaleur de la matrice ou de l’incubation ; ainsi je ne les nommerai plus, après la fécondation du germe, que matiere propre au développement, liqueur convenablement raréfiée.

Si le germe est mâle, il donnera un embryon mâle ; & un embryon fémelle s’il est fémelle. L’embryon mâle n’absorbe que la semence du même sexe, par une analogie de tempérament, si j’ose ainsi parler, qui fait que cette nourriture seule lui convient alors. L’embryon fémelle n’absorbera de même que la semence fémelle, rejettant constamment toutes les particules de l’autre. Or comme les deux liqueurs séminales se trouvent mêlées ensemble dans la matrice, il s’en fera une sécrétion, lorsqu’elles arriveront à l’orifice de l’ombilic : l’une passera dans le corps du foetus, l’autre sera repoussée de la façon qu’on le verra bientôt.

Avant d’aller plus loin, remarquez que la maniere dont je fais entrer les particules analogues de la semence dans le foetus par le milieu du corps, en vertu d’une force aspirante, est la seule qui rende raison de la forme ovale que prend d’abord tout l’ouvrage de la génération, qui dès les premiers jours se fait sentir dans la matrice des femmes comme un petit ovoïde dont le grand & le petit diametre sont entre eux dans une raison un peu plus grande que celle de 3 à 2. Car le germe humain plus long que large d’environ un tiers & plus, à en juger par les dimensions primitives du foetus, s’étendant proportionnellement & aspirant la semence au milieu de laquelle il est contenu, il doit lui en venir un flux égal de tous les côtés, ce qui formera nécessairement un petit tourbillon elliptique, de deux diametres différens dans la raison ci-dessus trouvée par l’expérience.

Il n’en faut pas aussi davantage pour la structure du cordon, du placenta, & des enveloppes, inexplicable par toute autre voye, au moins d’une maniere qui réponde aux observations. Le foetus n’admet que la semence du même sexe, & il n’admet encore que le plus subtil de celle-ci : il rejette tout le reste. Des parties rejettées les plus fines s’accumuleront à l’entrée de l’ombilic, & leur arrangement prenant la forme du flux séminal qui y aboutit de tous les côtés, elles s’éleveront comme une aigrette de fibrilles dont la tige en acquérant de la consistance, se partagera en trois tubes longitudinalement joints, l’un plus large, deux plus étroits, dont le cordon ombilical se composera : ces vaisseaux très-courts au commencement, s’allongeront dans la suite. Ils se ramifieront aussi à mesure qu’ils s’éloigneront du nombril du foetus : là de nouvelles particules accumulées prolongeront les premieres ramifications, & en produiront de nouvelles ; le résultat sera un pacquet fibreux, à peu près semblable à un champignon, convexe à sa surface extérieure, & intérieurement concave à la surface qui regarde le foetus.

Cependant la double enveloppe qui l’enferme se sera formée & accrue de même que le cordon & avec le placenta. Quelques-unes des particules séminales que le foetus n’admettoit point, ont été employées à commencer le cordon, la veine & les arteres qui le composent. Mais d’autres, en plus grand nombre, que l’affluence uniforme des courans de semence absorbée faisoit remonter perpendiculairement à l’ombilic, étoient élevées à une certaine hauteur au dessus du tourbillon, peut-être jusqu’à frapper les parois de la matrice ; amassées en une certaine quantité, elles ont formé d’abord le sommet du placenta : les nouvelles qui montoient ensuite refluoient en portions égales de tous les côtés, surnageoient & glissoient dans la nouvelle direction qu’elles avoient reçue, s’étendoient uniformément par-tout jusqu’à venir se rencontrer au côté du tourbillon opposé à celui d’où elles étoient parties. Plusieurs écoulemens semblables ont du faire, en se condensant, une premiere membrane qui est le chorion, en même tems que la surface convexe du placenta, qu’il semble revêtir. L’amnios aura été produit par des écoulemens successifs d’autres particules séminales rejettées par le foetus, élevées de la même façon que les premieres, & forcées comme elles de redescendre tout autour du foetus & de l’envelopper derechef : leur route est visiblement marquée par les plis que fait cette seconde membrane sur le cordon ombilical qu’elle recouvre entiérement depuis son insertion dans la cavité du placenta, jusqu’à son origine. La membrane extérieure est plus épaisse : l’intérieure est plus mince. L’une a plus de consistance, l’autre moins. C’est que les parties les plus grossieres de la semence ont été rejettées les premieres par l’embryon : elles abondoient au commencement, mais à mesure qu’elles s’étendoient en forme de tissu spongieux pour faire le chorion, la semence en avoit moins, les particules qu’elle fournissoit étant plus attenuées, plus subtiles, ont du former une membrane intérieure plus fine que l’externe, plus molle aussi parce qu’elle est continuellement humectée par la liqueur où plonge le foetus.

Le sommet du placenta, perpendiculaire au nombril du foetus, a plus d’épaisseur que le reste : cette épaisseur diminue graduellement du sommet aux bords où elle est la moindre. Cela suit de ce que nous avons dit. Toutes les particules spermatiques du sexe différent de celui du foetus, rejettées par lui, se sont élevées suivant la ligne droite vers le sommet du placenta ; il est bien naturel qu’il s’en soit attaché là une plus grande quantité qu’ailleurs, & ainsi proportionnellement en descendant vers les contours où il en a du rester le moins.

C’est par la sommité du placenta que l’œuvre complette de la génération adhere à la matrice, mais elle n’y adhere pas dès le commencement, au moins on a tout lieu de le croire. Le contact n’est immédiat que lorsque le pavillon rehaussé par les nouvelles molécules qui s’y attachent en dedans, insere ses mamelons les plus frais & les plus vifs dans les lacunes de la matrice, & les y unit intimement, soit par l’anastomose de leurs vaisseaux artériels & veineux, soit de telle autre maniere que l’on imaginera plus conforme aux observations anatomiques.

Je l’ai dit : je ne prétends point entrer ici dans le détail des preuves de cette théorie ; ce n’en est pas le lieu. Mais je puis assurer qu’après lui avoir comparé un très-grand nombre des circonstances de la génération des animaux, que j’ai lues dans les livres, & d’autres que je dois à mes réflexions & observations particulieres, elle m’a semblé les expliquer toutes assez heureusement ; les exceptions à la loi générale qui partage les individus en deux sexes : exceptions peut-être aussi fréquentes dans les petites especes que rares chez les grandes, si même celles-ci en offrent de bien constatées ; la multiplication inégale des especes, avec les variations apparentes de la maniere de multiplier : je crois avoir assujetti à la rigueur du calcul, non seulement le nombre des pontes & des portées, mais aussi la quantité des germes fécondés pour chacune, & trouvé la raison que suit la nature tant à cet égard, que pour le tems que le foetus doit rester dans l’œuf ou dans la matrice, la proportion de son accroissement tant qu’il est & l’heure de sa sortie ; les causes de la stérilité, sur-tout ce qui fait qu’il y a tant d’approches infécondes, malgré la bonne constitution du tempérament & des organes ; les lieux divers où la rencontre des semences peut se faire, avec une commotion propre à détacher & féconder un germe, sans pourtant qu’il puisse y venir à sa perfection, car un seul endroit est commode pour cet effet ; s’il y a une suspension de développement pour le foetus contenu dans l’œuf, depuis le moment qu’il est sorti de la poule jusqu’à ce qu’elle le couve, & comment la chaleur de l’incubation le tire de l’engourdissement où il étoit : si la poule gardoit ses œufs vingt & quelques jours de plus, on verroit les poulets sortir de la coque incontinent après la ponte, comme il arrive aux petits de la vipere ; toutes sortes de conformations vicieuses, les moles, les faux germes, les monstres tels par l’excès ou le défaut de quelques parties ; etc.

Une chose pourtant que je ne dois pas oublier ni remettre à une autre fois, c’est que les animalcules spermatiques semblables absorbés par l’embryon, & distribués dans toute la machine animale pour la faire végéter, reviennent, à peu près lorsque son accroissement est fini, vers les vaisseaux préparés à les recevoir & à les garder pour une nouvelle génération ; & il n’est pas malaisé de comprendre comment ils y sont attirés. Ils reviennent seuls & non mêlés des particules organiques hétérogenes contenues dans la nourriture que l’animal a prise. Mais si cette nourriture contenoit d’autres animalcules spermatiques de la même espece, ce qui doit fréquemment arriver par un concours de dissolutions ordinaires, ceux-ci se joignant aux anciens, à ceux qui sont dans l’adulte depuis la fécondation du germe, augmenteroient le volume de la semence. Que j’aurai de choses à dire à cette occasion, & qu’elles expliqueront sensiblement pourquoi certaines plantes, telles que le gin-seng, la mandragore, & la truffe sont plus favorables que d’autres au physique de l’amour !

CHAPITRE IX

De l’infusion des semences des végétaux.

Les infusions des semences des plantes offrent à l’observateur attentif le même phénomene qu’il admire dans les semences animales. Placez au foyer du microscope un peu de la poussiere contenue dans les sommets des étamines des fleurs, & si elle est séche, humectez-la légérement avec une goutte d’eau ; vous y découvrirez un nombre infini de petits animaux vivans & mouvans. Des graines non-fécondées, c’est-à-dire, tirées des pistils avant qu’ils aient reçu la poussiere des étamines, vous feront voir le même spectacle, lorsqu’elles auront infusé quelques heures dans un peu d’eau. Enfin laissez macérer aussi dans une quantité suffisante d’eau des graines mûres & fécondées qui contiennent un foetus plante, comme un œuf recele un foetus poulet même avant l’incubation, trempez-y ensuite une aiguille, & placez au foyer du microscope le peu qui s’en sera attaché à la pointe de votre aiguille ; vous verrez encore la même merveille. Operez sur quelque graine & de quelque espece que ce soit, vous aurez toujours le même résultat.

Il n’est pas à douter que l’eau n’aide beaucoup le mouvement de ces animalcules. Ce délayant les excite, & les tire de l’engourdissement où les plonge le défaut d’humidité : engourdissement que je compare à l’assoupissement soporeux des plus gros animaux, ou à la roideur de quelques insectes glacés de froid, qui privent les uns & les autres du mouvement local & les condamnent au repos. Le poivre concassé & pilé très-fin ne fait voir que peu ou point d’animaux, s’il n’est pas humecté. Mais aussi-tot qu’il trempe dans l’eau, toute la poussiere semble reprendre vie ; elle devient tout-à-coup une fourmilliere de petits corps vivans.

Si cependant vous pouvez avoir de la poussiere résineuse des étamines, fraîche, gluante & humide, telle qu’elle est le matin avant le lever du soleil, il ne sera point nécessaire de l’humecter pour y voir un monde d’animalcules : mais leur mouvement cessera, lorsque la poussiere se desséchera ; & vous le ressusciterez avec une goutte d’eau : la plus convenable à cet effet est, selon quelques-uns, l’eau de neige, la plus pure. Au reste cette alternative est très-analogue à ce qui arrive dans les semences animales. Dès que la portion que l’on observe, se condense ; dès qu’elle s’épaissit, sans-doute en perdant sa fluidité à l’air, le jeu des animaux spermatiques se rallentit, puis s’éteint : si l’on veut le perpétuer, il faut la dissoudre dans un liquide. Les expériences faites sur les infusions des semences des végétaux, sont aujourd’hui si connues, que je n’ose m’y arrêter davantage. Supposant donc le lecteur instruit de toutes leurs particularités qui n’auroient plus, pour le grand nombre, l’attrait de la nouveauté, je remarquerai seulement deux choses : l’une en faveur de ceux dont l’imagination se fixe difficilement sur les petits objets, afin qu’ils l’y accoutument : l’autre parce qu’elle fait beaucoup à mon sujet.

La premiere est l’extrême petitesse de ces animalcules. Lorsque Leeuwenhoek eut communiqué ses expériences à la société royale de Londres, Mr Hook les répéta en présence du roi qui les vit lui-même & y prit plaisir : un million des moindres animaux que l’on distinguoit dans une infusion de poivre, égaloit à peine la grosseur d’un grain de sable. Un second fait plus digne d’attention, c’est que, quand on observe de la poussiere humectée des étamines, on voit souvent un seul grain mouvant en enfanter subitement une infinité d’autres plus petits, si pressés les uns à côté des autres, qu’on croiroit qu’ils se tiennent tous, qu’il seroit très-difficile de les distinguer, s’ils n’étoient pas comme un amas de petites taches noires ; telle la voye lactée nous semble à la simple vue semée d’une infinité de points blancs qui sont des étoiles, s’il est permis de comparer ce qu’il y a de plus grand à ce qu’il y a de plus petit. Je ne doute pourtant pas un instant que les petites taches ne soient autant d’animalcules, & que ce ne soit pas encore là la derniere subdivision. J’avoue aussi qu’on a donné d’autres interprétations à ces expériences : mais le mouvement qu’on n’a pu refuser aux points noirs, mouvement que l’on a avoué partir de l’intérieur de chaque globule, fait tomber tout ce qu’on a pu dire d’ailleurs contre leur animalité. La résolution d’un animal de la poussiere des citrouilles & des concombres en un millier d’autres, n’est qu’une répétition de ce qu’on voit arriver à quelques animaux des semences de l’homme & du chien. La ressemblance est frappante, & me force de conclure que les derniers termes de la division sont ici comme là, de vrais animalcules germes qui doivent donner les uns des hommes & des chiens & les autres des citrouilles & des concombres, par le développement qui suivra leur fécondation.

CHAPITRE X

Du sexe des plantes.

Une académie de l’Europe vient de dissiper les derniers doutes des naturalistes sur cette matiere. Elle avoit offert son prix annuel de 1759 à celui qui, par de nouvelles observations plus décisives que celles qui avoient précédé, établiroit ou détruiroit le sexe des plantes. Mr Linnaeus n’avoit garde de négliger une si belle occasion de triomphe, & sa dissertation couronnée de 1760, ne nous permet plus de douter des différences sexuelles des plantes, qu’il avoit reconnues depuis longtems.

Mais l’autorité n’instruit point. On aime mieux voir par soi-même que se borner à croire que les autres ont vu. Comme d’ailleurs le discours du célebre professeur & docteur en médecine d’Upsal n’est point encore public, au moins n’est-il pas parvenu à ma connoissance, il ne me dispense pas de rassembler ici en peu de mots ce qu’on a le plus généralement observé du sexe des plantes, d’où je conclurai légitimement une génération semblable à celle des animaux.

En général toutes les plantes sont androgynes : cela devoit être, puisqu’attachées au sol où elles naissent, elles n’ont pas la faculté de s’aller chercher les unes les autres. C’est de même une nécessité dans les animaux immobiles, & une magnificence dans quelques autres especes qui ont la liberté de se mouvoir. Les plantes n’ont pas seulement une semence mâle & une fémelle, elles ont aussi les organes extérieurs des deux sexes ; & en ce point semblables aux limaçons, elles different des pucerons auxquels on n’a pas refusé d’être hermaphrodites au premier sens, quoiqu’ils n’en donnent d’autre signe extérieur qu’une conjonction très-équivoque : nous verrons si les plantes s’accouplent plus réellement. On appelle parties mâles des plantes, les étamines qui sont des filets surmontés de capsules qui contiennent la semence mâle sous la forme d’une poussiere résineuse. Les parties féminines sont les pistils qui ont à leur base des alvéoles où est la semence fémelle qu’on nomme graine, improprement & par abus du terme, puisque cette graine dans cet état, est aussi inféconde que l’œuf que la poule pond sans avoir vu le coq, aussi inféconde qu’une mole que feroit une fille qui auroit toujours vécu dans la plus austere continence.

De là les fleurons mâles sont ceux qui portent des étamines à sommets remplis de poussiere ; les fleurons fémelles, privés d’étamines, posent sur des ovaires ou gousses de graines, & reçoivent les trompes qu’ils allongent. Il y a des fleurons androgynes, ceux qui ont sous une même enveloppe, étamines, sommets & poussiere, pistils, trompes & graine. La classe des cynarocéphales ou plantes à tête d’artichaut, offre dans quelques-unes de ses especes une grande quantité de fleurs neutres qui n’ont ni étamines, ni pistils ; du moins leurs étamines ne portent point de capsules spermatiques, ou bien elles sont tronquées & vuides ; & les pistils ne posent que sur des ovaires sans trompes & avortés. Ces fleurs sont inhabiles à la génération.

Toutes les plantes ont plus ou moins de fleurons, tels que je viens de les décrire : la forme de ces fleurons est assez constante. Il faut pourtant remarquer qu’il y a des especes où ces parties ne sont visibles qu’à l’aide du microscope. On les a cherchées longtems dans les champignons & dans les fougeres, mais enfin on les a trouvées ; & l’on est fondé à les supposer par analogie aux especes où on ne les a pas encore reconnues, faute peut-être de les avoir cherchées où elles sont : car les plantes varient sur-tout dans l’ordre & la disposition de leurs fleurons. De plus quand il y auroit des especes entieres privées des parties sexuelles externes, elles auroient rapport aux especes animales où l’on n’a jamais découvert la moindre apparence de sexe : nous avons vu que ce n’est point là un obstacle suffisant à la génération ; & qu’indépendamment des organes extérieurs, il peut se faire dans l’individu un mêlange fécond des deux semences prolifiques ; cela n’est pas plus difficile à concevoir dans le végétal que dans l’animal.

CHAPITRE XI

Variétés dans la disposition des fleurons mâles & des fleurons fémelles des plantes.

Le chardon & presque toutes les especes rangées sous la même classe, ont tous leurs fleurons complets. Chaque ovaire est enveloppé d’une membrane qui s’éleve ensuite en pistil au dessus de la gousse : au milieu du pistil on trouve l’étamine comme un filet renversé, le sommet en bas, adhérant du reste au contour intérieur du pistil ; quelquefois aussi il s’éleve un peu plus haut que le pistil, & alors devenant fourchu il se termine en deux pointes recourbées. De la partie supérieure de l’ovaire, part une petite trompe évasée pour admettre le sac de poussiere qui s’y introduit. Il paroît donc que chaque fleur des dipsacées est composée des différentes parties sexuelles insérées l’une dans l’autre, ensorte qu’il y a dans ces especes une intromission réelle, comme elle arrive dans l’accouplement des animaux, puisque le fleuron mâle est véritablement entré dans le fleuron fémelle pour y répandre sa semence. Ce fait, aussi incontestable qu’il puisse y en avoir, éclaircit par l’anatomie comparée, ce qui se passe dans l’intérieur du puceron qui n’a aucune apparence extérieure de sexe. Lorsque les semences du soleil ou héliotrope sont mûres, la fécondation des germes se fait en cette maniere, si secrete qu’il n’en paroît rien à l’extérieur. La capsule spermatique contenue au milieu du pistil, s’ouvre par en bas, & la poussiere qui en sort, pénetre dans l’ovaire, placé à la base du pistil, qui contient la graine. Or il est plus que vraisemblable que dans les pucerons la semence mâle sort de même de ses réservoirs au tems de la génération, pour s’aller mêler à l’autre semence. Le grand nombre des plantes n’est pas de celles dont les fleurs ont leurs parties mâles naturellement insérées dans leurs parties féminines : au contraire la plûpart des especes connues ont des fleurons monospermes.

Ordinairement les mâles sont auprès des fémelles, dans le même calice, entre les mêmes pétales ; mais quelquefois les sommets des étamines sont plus élevés que les têtes des pistils, d’autres fois ils restent plus bas, d’autres fois ils ne montent qu’au niveau. De grands arbres, le plane, l’if, le noyer, des plantes rampantes, la citrouille & autres ont tous les fleurons d’un calice, semblables entre eux : les mâles & les fémelles sont bien sur le même pied, mais non sur la même fleur ; à côté d’un bouquet de fleurons à étamines, on voit un bouquet tout de fleurons en pistils. Il arrive encore qu’une tige de la plante a tous les fleurons mâles, & une autre tige tous les fleurons fémelles ; & cette disposition varie de nouveau en ce que souvent les tiges supérieures sont garnies de fleurons mâles, les inférieures n’ayant que des fleurons fémelles : ce qu’on voit dans l’ortie, l’épinard, le chanvre, pour ne parler que des plantes les plus communes ; au lieu que dans d’autres especes l’ordre se trouve renversé en tout ou en partie. Car ici les tiges les plus basses sont toutes à fleurons mâles & les plus hautes toutes à fleurons fémelles : là il y a un rang de tiges fémelles sous un rang de tiges mâles, puis un second rang de tiges mâles & ainsi de suite du haut jusqu’au bas ; & ailleurs elles semblent confondues sans une symmétrie aussi marquée.

Voilà à quoi se réduisent les variétés de la disposition des fleurs & des fleurons des plantes, à l’égard de l’objet que j’envisage, leur génération : je ne rappelle toutes ces circonstances qui ne sont point nouvelles pour le lecteur, qu’afin de faire voir par l’usage & le jeu de ces parties, sur quoi est fondée leur distinction en parties mâles & parties fémelles, que j’ai plutôt supposée que prouvée.

CHAPITRE XII

De l’action des parties mâles & des parties féminines des plantes, pour la communication des semences.

Vous avez vu au commencement du chapitre précédent, ce qui arrive aux fleurons complets ou hermaphrodites, comment la poussiere des étamines passe dans les ovaires des pistils. Il ne s’agira ici que des fleurons monospermes, c’est-à-dire, qui ne sont que mâles ou fémelles, considérés selon toutes les variations détaillées ci-dessus, de leur arrangement dans les plantes.

Lorsque dans le calice d’une fleur, les étamines se trouvent près des pistils, & au dessus d’eux, on voit le sommet de l’étamine se pencher, par une inflexion graduée, sur la tête du pistil, & en s’ouvrant il la couvre de sa semence ou poussiere : le pistil allonge sa trompe, communément hérissée de poils, ou garnie de plumes, pour recevoir cette poussiere qui y tombe & est portée dans la gaîne des ovaires au bas du pistil ; soit qu’avant d’y parvenir elle souffre une dissolution dans les mamelons dont le haut du pistil est tapissé intérieurement, ainsi qu’un moderne l’a conjecturé, soit que dès-lors elle soit assez subtile pour se faire un passage jusqu’aux ovaires. Cette méchanique est sensible dans quelques tulipes : elle l’est davantage dans la fleur du poirier, où l’on a un plaisir singulier à vérifier les observations de Malpighi, & à reconnoître l’imperfection de ses figures.

Quand je dis que ce petit jeu amoureux est plus marqué dans une fleur que dans une autre, je ne parle que de la courbure du sommet de l’étamine, qui est plus ou moins grande suivant son éloignement & son élévation au dessus du pistil. J’ai suivi ces différences négligées par les botanistes, & j’y insiste volontiers : j’y vois l’empressement du fleuron mâle à rechercher le fleuron de l’autre sexe.

Dans le poirier dont les filets chargés de poussiere sont à proportion plus élevés au dessus du pistil, que dans les autres especes, l’étamine penche considérablement son sommet, & d’autant plus dans une fleur comparée à une autre fleur de cet arbre, que le filet de l’étamine est moins éloigné latéralement du filet du pistil. À une distance égale, le plus haut est plus incliné ; à une hauteur égale, le plus éloigné se courbe moins. La raison est que, l’étamine visant toujours à poudrer le pistil de sa poussiere, le sommet le plus élévé le fera d’autant plus commodément qu’il sera plus abaissé, & le sommet implanté le plus loin du pistil, le poudrera plus sûrement s’il s’incline moins : s’il s’inclinoit autant qu’un sommet plus voisin à égale hauteur, sa poussiere tomberoit immancablement en deçà du pistil en pure perte ; & s’il se courboit moins ou autant qu’un autre sommet plus distant, sa poussiere voleroit au delà du pistil. Mais il évite tous les excès par une inclinaison proportionnelle à sa distance de la trompe de l’ovaire.

Voyez la fleur du prunier : les étamines y sont assez proches du pistil & s’élevent moins au dessus de lui que dans l’exemple précédent : aussi les sommets y sont moins penchés ; s’ils l’étoient davantage, les houpes du pistil n’en recevroient point les poussieres ; & s’ils l’étoient moins qu’ils ne le sont, ils le seroient trop peu.

Par le même principe il y a des fleurons mâles dont les sommets ne penchent presque pas sur les pistils respectifs. Lorsqu’ils sont contigus, & lorsqu’ils montent précisément au niveau les uns des autres, l’inclinaison des sommets seroit plus qu’inutile. Quand le pistil est aussi haut que les étamines, si les étamines l’approchent jusqu’à le toucher, cette contiguité donne lieu à un froissement qui excite les capsules à répandre leur poussiere sur la tête du pistil : dans les fleurs où les étamines ne croissent pas si proches des pistils, l’agitation de l’air peut occasionner une compression momentanée suffisante pour la fécondation ; n’y eût-il pas même de contact immédiat, sans recourir à l’action du vent qui pourroit aisément porter la poussiere des étamines aux pistils, nous savons que dans leur maturité les sommets crevent en plusieurs endroits, en haut & des côtés par la seule irritation de la poussiere séminale, qui sortant alors avec vivacité, est vibrée jusqu’aux trompes. Supposons les sommets recourbés, n’est-il pas visible qu’étant alors au dessous de la tête du pistil, leur poussiere y entreroit difficilement & en trop petite quantité, si même il y en entroit du tout.

La fleur de la giroflée a ses étamines & leurs sommets droits, mais un peu plus élevés que le pistil ; mais les cornets spermatiques sont si pressés qu’il leur seroit & impossible & inutile de se pencher, puisque, quand ils viendront à crever, leur semence ne peut pas manquer de tomber sur la trompe allongée.

Dans l’oreille d’ours les étamines, au nombre de cinq ou de six, naissent des pétales ; si le pistil s’éleve à leur niveau, les sommets l’embrassent sans se courber ; s’il reste plus bas, à l’ordinaire, les petites pailletes s’inclinent tant soit peu jusqu’à se réunir en un point par leurs sommités, ce qui forme une étoile qui couronne la trompe & la poudre abondamment, lorsque ses cinq ou six rayons s’ouvrent.

Passons aux especes dont les pistils sont plus longs que les étamines. Il arrive assez communément, dans les plantes où cet ordre est constant, que le godet de la fleur se renverse au tems de la maturité : par ce renversement le pistil se retrouve au dessous des étamines à point, pour en recevoir les poussieres qui tombent dans la houppe de poils dont elle est garnie. C’est pour cela que le liseron qui est un lis en petit, & tant d’autres ont leurs calices renversés en maniere de cloches. Mais dans la plante où les fleurs regardent le ciel, quoique les fleurons fémelles laissent les mâles beaucoup au dessous d’eux, la communication se fait autrement. Les sommets, lorsqu’ils sont murs, crevent par leur extrémité supérieure, l’endroit le plus tendre & le plus mince, & en crévant ils élancent avec force leur poussiere dans les pistils. Voulez-vous être témoin de cette éjaculation : quand vous verrez des fleurons mâles bien formés sur le faux-cassier ou telle plante semblable quant à l’arrangement de ses fleurons ; quand vous soupçonnerez qu’ils ne tarderont guere à s’ouvrir, pincez subitement & adroitement le sac des poussieres par sa partie inférieure, & vous en verrez jaillir une fumée poudreuse qui couvrira le pistil.

Je ne m’arrêterai point aux autres circonstances de la disposition des fleurons ; je n’ai déjà été que trop long. D’ailleurs quand les fleurons mâles & les fémelles naissent sur des calices, des pieds & des tiges différentes, ils sont toujours au dessus, au dessous, ou à côté les uns des autres. Dans le premier cas, les poussieres ne pourront que tomber sur les pistils : dans les deux autres, elles seront éjaculées aux pistils de la maniere que je l’ai dit.

Cette communication des fleurons des deux sexes, n’offre point une intromission réelle de la partie de l’un dans celle de l’autre, non plus que le frai des poissons ; & quoiqu’elle ne soit pas toujours aussi immédiate que le frai, en est-elle moins réelle ? Il y a assez souvent un contact intime, un froissement vif, une compression ardente, lorsque les étamines s’abaissent jusqu’à toucher les pistils, ou qu’ils sont tous au niveau & si près les uns des autres qu’ils s’embrassent. Souvent aussi l’intimité de ce contact seroit superflue, toutes les fois que le fleuron mâle au dessous ou à côté du fleuron fémelle, aura assez de vigueur & d’adresse pour y lancer sa semence.

Ne seroit-ce pas à présent contredire les notions les plus exactes, que de refuser le nom de partie mâle au fleuron qui se trouve quelquefois inséré dans l’autre, qui s’incline souvent sur lui, qui d’autres fois le serre, le couvre & le comprime très-fortement, qui même lui lance de loin sa poussiere séminale ; & le nom de partie fémelle au fleuron qui reçoit avidement la semence du premier ?

CHAPITRE XIII

Des semences des plantes, & de leur mêlange pour la fécondation des germes.

Au tems propre à la génération, il se forme dans les ovaires des fémelles ovipares, antérieurement à l’approche du mâle, des especes d’œufs plus ou moins gros : ce sont des amas globuleux de la semence des fémelles ; ils ont un rapport marqué avec le gonflement des laites ou des testicules de leurs mâles qui se remplissent au même tems. Les testicules des fémelles vivipares se garnissent extérieurement de plusieurs corps glanduleux ronds & oblongs, pleins de liqueur séminale qu’ils tiennent prête à être répandue dans la matrice à l’approche du mâle, chez lequel aussi la semence abonde dans ses reservoirs : leur plenitude se manifeste par leur distension. Les graines des ovaires des plantes sont des productions semblables : c’est la semence fémelle renfermée sous une enveloppe légere dont le tissu membraneux est facilement pénétré par la semence des fleurons mâles, qui à son tems abonde dans les sommets, comme dans les testicules des animaux.

Les semences sont également portées dans leurs réservoirs respectifs de toutes les parties de la plante par la dilatation de l’air interne, à l’aide des trachées des vaisseaux spermatiques, comme la seve parvient au bout des tiges & des feuilles au moyen des trachées des vaisseaux séveux : les deux fluides sont-ils mêlés, il s’en fait une sécrétion dans une infinité de glandes distribuées à ce dessein dans l’intérieur des plantes, ainsi que dans l’économie animale.

Que le mêlange des deux semences soit nécessaire à la génération des plantes, c’est un point dont aucun botaniste ne doute, sur lequel je ne dois donc pas m’appesantir. Sans mêlange point de fécondation. Que de grosses pluyes abattent les sommets des étamines avant qu’ils aient fait leur fonction : qu’un vent fort, principalement un vent de sud-ouest, en emporte au loin les poussieres jusqu’à en couvrir une plaine & une ville : que les fibres tubulaires des mamelons dont le collet des pistils est fourni, se trouvent ou fermées par le trop grand froid qui les resserre, ou obstruées par le suc épaissi qui s’y amasse : que les ovaires du pistil avortent, qu’ils soient vuides par un défaut organique, par une suppression de semence, laquelle aura été détournée ou interceptée ; dans tous ces cas, il n’y a point de mixtion des deux semences, point de germes fécondés, & les graines ne produisent rien. Que seulement l’une des deux semences soit viciée, le mêlange ne s’en fera pas convenablement, & il sera stérile. Ces remarques sont si journaliérement confirmées par l’expérience, que je ne vois rien de plus invariable dans la botanique.

Pour ce qui est de la pénétration des semences, elle ne se fait pas autrement dans le végétal que chez l’animal. Je conçois qu’à l’instant de leur rencontre dans une alvéole du pistil, il se détache un germe de l’une ou de l’autre. Il avoit été comprimé jusqu’àlors dans son état de germe : son adhérence aux autres germes l’empêchoit de se dilater, comme on l’a remarqué à l’égard des animaux germes. Dès qu’il est isolé, sa force extensive agit, & lui fait absorber une partie de la semence, autant qu’il en a besoin. Du superflu il se forme un cordon, des lobes qui lui servent de placenta, & des enveloppes. Le cordon naît de la pointe de sa racine, c’est par là que l’embryon absorbe d’abord la semence qui fournit à son premier développement : bientôt ce canal unique se partage en deux branches rebroussées vers la tête du foetus plantule ; elles se ramifient chacune de son côté, & restent implantées chacune dans son lobe. Ces deux lobes ne sont que la semence qui prend peu à peu de la consistance : ce sont deux placenta ou si vous voulez deux parties d’un même placenta, auxquelles la plantule adhere de chaque côté par l’une des deux branches de son cordon. Il ne faut pas tant de finesse pour voir tout cela : ouvrez une feve, & considérez-la avec attention ; vous y reconnoitrez toutes ces parties très-distinctement marquées, sous deux enveloppes, intérieure & extérieure, qui sont l’amnios & le chorion.

Je ne suivrai pas plus loin le produit de la fécondation des plantes : j’en ai dit assez pour conclure que la nature y suit, quant à l’essentiel, le plan de la réproduction des especes animales. Le reste n’est pas de mon sujet. La multiplication des arbres par boutures, par leurs racines, par leurs moindres branches & rameaux, qui coupés & mis dans l’eau ou en terre, prennent racine & deviennent des plantes semblables, n’y est pas contraire : pas plus que celle des polypes à panache ; puisqu’un rameau est un arbre tout formé, tout engendré, mais plus petit que l’arbre mere, & que les racines qu’il semble prendre en terre, ne sont que le prolongement des liens ou filamens tubulaires qui l’attachoient à l’arbre sur lequel il se trouvoit planté.

Les derniers termes de la division des animalcules spermatiques découverts dans les semences des végetaux, sont des animalcules germes plantes ; leur développement ne donnera donc que des animaux de même espece ; donc les plantes sont des animaux. J’admets la conséquence, quelque singuliere qu’elle semble au premier abord. Mais je parlerai, dans un discours particulier, de l’animalité des plantes ; l’on verra que ce n’est pas seulement par leur maniere de se reproduire, qu’elles sont de vrais animaux, animaux d’une espece différente de ceux qu’on appelle communément de ce nom.

CHAPITRE XIV

Des minéraux : exposition abrégée de quelques sentimens sur leur formation.

L’on s’est accoutumé à regarder les minéraux comme des corps bruts & sans organisation, produits & travaillés sur un plan tout différent de la génération & de la nutrition des végétaux & des animaux. Je ne me flatte pas de détruire cet ancien préjugé. De grands hommes l’ont essayé sans y réussir : il seroit téméraire d’y prétendre après eux, aujourd’hui sur-tout que tant d’autres physiciens pensent expliquer la formation des pierres & des métaux par des sucs lapidifiques & des sucs minéralisans, & leur accroissement par une addition ou juxta-position de parties. Mais il sera toujours permis d’ajouter aux recherches de nos maîtres, d’appuyer leurs raisonnemens par de nouvelles analogies, de démontrer par l’expérience ce qu’ils n’ont fait que conjecturer. Je serai content de moi-même, si par l’essai que contiendront les chapitres suivans, je parviens à jetter quelques doutes dans les esprits, & à engager les naturalistes à examiner de bonne-foi des observations qui ne tendent pas à moins qu’à rapprocher la réproduction sensible de tous les êtres, de la loi d’uniformité, cette loi, le premier élément de l’idée de tout, sans quoi il n’y a point de philosophie.

La physique qui admet pour la matiere de toutes sortes de lapidifications, un suc pierreux tenu en dissolution dans l’eau souterraine qui lui sert de véhicule, varie beaucoup sur la nature de ce suc. On épuise toutes les ressources de l’imagination, & l’on ne dit rien de vraisemblable. Ce suc n’étoit chez les anciens que l’eau chargée de parties terrestres plus ou moins grossieres, qui se pétrifioit en se desséchant. Il est devenu, chez les modernes, une matiere crystalline, une terre vitrifiée, un sable très-fin lamineux, un acide terreux coagulé avec des parties salines & métalliques. Ce suc, quel qu’il soit, déposé dans différens lits de terre, y forme des crystaux & des pierres précieuses, des caillous & des marbres, des grés & des pierres communes : il forme des crystaux lorsqu’il s’y rassemble sans alliage de matiere étrangere ; des caillous, lorsqu’il n’a que peu de ces parties hétérogenes ; des pierres communes, quand la terre grossiere y abonde. Les grés, dans cette hypothese, ne sont qu’un amas de grains de sables, fortement unis au moyen d’une glue terreuse.

Quoi qu’ayent dit quelques auteurs qui sur l’authorité de Moyse, mal-entendue, ont soutenu que les pierres & les métaux étoient aussi anciens que le monde, on ne doute plus de la génération journaliere des métaux. Mais leur formation partage les philosophes. Ils ont cru en découvrir le mystere par l’analyse chymique de ces corps : ils n’ont pas songé que la décomposition qui donne les principes combinés, n’en donne pas pour cela la combinaison, & ne découvrira jamais rien sur la maniere dont elle se fait. On a reconnu dans les métaux, une terre quelconque unie au phlogistique : cette terre est vitriolique, sulphureuse, mercurielle, arsénicale, etc. On veut que ces substances éparses dans les entrailles de la terre où on les suppose très-finement dissoutes, s’accumulent dans des endroits particuliers, pour y former des marcassites, des pyrites & des mines. Cette aggrégation fortuite devient une source de disputes.

Elle se fait, en vertu d’une fermentation causée par un feu central qui produit dans l’intérieur du globe une chaleur, douce selon les uns, & très violente selon d’autres : ainsi les matieres propres à former les métaux, se subliment : elles s’amassent en divers endroits à une distance à peu près égale de la surface de la terre ; & la chaleur qui avoit aidé la réunion des substances métalliques, sert ensuite à leur donner une consolidation & une coction parfaites.

Je me trompe : c’est l’air, c’est la matiere subtile qu’on doit regarder comme l’agent qui amene dans des cavités qui les attendent, les sels, les huiles & les bitumes, d’où s’engendrent ces masses dures & pesantes que les mineurs en arrachent avec tant de peine. N’est-il pas plus naturel de soupçonner que l’eau charie les particules d’or, ou de fer, en se filtrant entre les différentes couches terrestres, & que lorsqu’il se trouve des couches de terre d’un tissu plus serré que le liquide seul peut pénétrer, il y dépose les petits corps métalliques dont il étoit chargé, ce qui produit des minieres.

Ces idées ne vous contentent-elles pas ? Concevez donc un esprit attractif, qui agit au dedans du globe, comme à sa surface & avec une force encore plus grande que dans les grands vuides célestes : un principe d’affinité qui fait que les matieres minérales semblables se cherchent, se réunissent & se tiennent si fortement liées.

Si vous voulez encore, la minéralisation sera opérée par des émanations minérales qui exhalées de différentes couches terrestres, d’en bas, d’en haut & des côtés, se rencontreront, se pénétreront par une sorte d’inhalaison : les exhalaisons ne contiennent point de mine toute faite, mais seulement les principes des métaux, c’est-à-dire de la terre, du soufre & de l’arsenic, non pas encore sous leur forme parfaite, mais tout prêts à la prendre & à se combiner pour produire selon le lieu, le tems, la proportion des mêlanges, le degré de chaleur & de coction, & telles autres circonstances, du plomb, de l’étain, du cuivre, du fer, etc. À force d’étudier ces opinions des physiciens sur la production des pierres & des métaux, j’ai appris à respecter jusqu’aux écarts du génie qui pour l’ordinaire demandent plus de science & de profondeur, que les vraies découvertes. En garde aussi contre des solutions hazardées, j’ai trouvé dans tous les systêmes, des points inexplicables ; & malheureusement ce sont les plus essentiels, ceux qui décident de tout le reste des théories. À s’en tenir à des vues générales, elles pourroient avoir quelque chose de satisfaisant : les details en sont l’épreuve & l’écueil. Qu’est-ce qui tient en dissolution, dans la terre, le suc lapidifique & les substances minéralisantes ? Quel fluide universel les rassemble, & quelle cause réelle assigne-t-on de leur transport, évaporation, alluvion, filtration, depôt, coagulation ? Comment expliquer par une réunion aussi fortuite la structure intérieure des minéraux, si semblable à l’organisation du végétal & de l’animal : leur configuration aussi variée d’une espece à l’autre, aussi ressemblante dans les individus d’une même espece, aussi constante dans ses points de variation & de ressemblance, que la forme des êtres des deux autres regnes ? À quoi bon pour une accrétion de parties, cette matrice où les pierres & les métaux sont contenus ? S’il est vrai qu’ils s’accroissent par de nouvelles matieres pierreuses & métalliques qui viennent s’y accoler, pourquoi cette enveloppe qui les recouvre & qui souvent très-dure & très-compacte devroit opposer un obstacle insurmontable à de nouvelles aggrégations, tandis que d’autres fois très-molle & très-pénétrable, elle ne renferme que des corps imparfaits ?

Ce sont là autant de questions insolubles dans les systêmes adoptés par la plûpart des savans ; & l’on va voir combien elles confirment celui que je vais exposer. Il me semble qu’on n’y répondra jamais d’une maniere satisfaisante qu’en admettant des germes fossiles dont le développement, par une intussusception de matiere, donne des minéraux : il s’en fait sans cesse de nouvelles générations : les pierres engendrent des pierres, les métaux produisent des métaux, comme les animaux engendrent leurs semblables, comme les plantes engendrent des plantes, par des semences, des graines, ou des œufs, car tous ces mots sont synonimes. Développons cette idée.

CHAPITRE XV

De l’organisation des minéraux : de leur accroissement & de leur nutrition.

Il s’en faut bien que je sois le premier qui aye regardé les fossiles comme des corps organisés : je m’arrêterai peu à ce que les autres ont dit, pour venir d’abord à des observations neuves & plus décisives.

Les coquilles & les écailles des poissons, les os des animaux, leurs dents, leurs cornes, & nos ongles ont une structure intérieure qui ne differe de celle des chairs qu’en ce qu’elle est plus dure & plus compacte. Ce sont par-tout des tissus réticulaires formés de fibres & de fibrilles, les unes paralleles ou à peu près, les autres obliques à l’égard des premieres auxquelles elles servent de ligature : une feuille osseuse est un réseau fibreux : un os résulte de l’assemblage de plusieurs feuilles semblables, qui adherent ensemble comme leurs fibres longitudinales, par des filets qui passent d’une lame à l’autre ; ce qui est analogue à l’organisation de la peau, des chairs, des muscles, & de tous les autres pacquets & tissus de fibres qui ne varient que dans l’entrelacement des filets, leur plus ou moins de rigidité & de consistance. Toutes ces membranes sont garnies de vésicules, de glandes, de poils, de mamelons où est mis, comme en réserve, le suc qui va arroser & nourrir les fibres & fibrilles ; & de trachées qui en aident la filtration. Cet appareil est très-sensible dans les arbustes les plus tendres & dans les arbres dont le bois est le plus dur, l’ébene & le gaiac. Nous le trouverons aussi dans l’intérieur des pierres & des métaux. Il n’en est point, où l’on ne remarque des fibres & des veines, des filets très-déliés qui s’embrassent dans toute leur longueur & qui se tiennent par d’autres lignes transversales entrelacées dans les premieres. L’assemblage de ces fibres tubulaires qui se croisent en plusieurs sens, forment dans les pierres comme dans les os, le bois & la chair, des membranes réticulaires, dont les mailles sont remplies d’utricules, de glandes propres à filtrer le liquide nourricier de la pierre, qui circule dans ses vaisseaux fibreux.

Cela n’est pas aussi marqué, dira-t-on, dans les minéraux, que dans le bois & les os. Ce qu’il y a de vrai dans cette réflexion, doit être mis sur le compte de la finesse des tuyaux, de la délicatesse des tissus plus serrés que dans les autres corps. Cependant nous ne manquons pas de moyens pour nous convaincre de leur structure organique. Les os calcinés ou desséchés à l’air seul, le charbon de bois, & les caillous mis au feu deviennent tous également pointillés d’une infinité de petits trous : on voit alors leur organisation cellulaire. Les cellules toujours semblables dans un même corps, se communiquent par des filamens qui les traversent : elles étoient remplies dans les uns & les autres par un tissu plus fin où s’attachoient les utricules & les glandes que l’action du feu a détruites.

Sans avoir recours à la calcination n’est-il pas sensible que les talcs & les ardoises, que l’or & l’argent sont lamineux ? Les feuilles n’en sont point collées les unes sur les autres avec une sorte de gluten terreux, non plus que les lames osseuses ne sont point unies par un suc médullaire, ni les trois membranes de la peau, savoir la peau intérieure, la surpeau & l’épiderme, par une lymphe épaissie.

Les couches charnues, cartilagineuses, osseuses, pierreuses & métalliques adherent dans leurs composés de la même maniere ; leur union se fait au moyen de petites fibres qui vont transversalement de l’une à l’autre, comme je l’ai dit.

Des feuilles de fer, des rameaux d’argent, ces petits filets d’or qui sortant de la terre dans quelques endroits de la Boheme, s’entortillent avec les vignes, & végetent dans la moëlle des arbres, des aiguilles d’antimoine & beaucoup de substances pierreuses macérées dans l’esprit de vin, ou d’autres liqueurs préparées exprès, ont fait voir constamment après leur dessication, une texture réticulaire qui varioit dans l’application des fils, la grandeur & la figure des mailles. Il est vrai, quelquefois la loupe & le microscope ont été nécessaires pour bien distinguer cette organisation : souvent aussi la simple vue a suffi.

Ouvrez la numismale ; c’est une pierre ainsi nommée à cause de sa figure : elle est formée de deux tables qui s’élevent des côtés opposés comme une lentille, mais un peu plus que ne le demande la courbure de la pierre. Ses deux moitiés se séparent facilement ; il n’est pas rare d’en trouver qui se sont détachées d’elles-mêmes : nouvelle analogie entre les numismales & les coquillages plats à deux écailles. Quoi qu’il en soit, sans l’aide d’aucun instrument, sans aucune préparation, chaque tablette pierreuse offre des fibres tournées en forme de spirales, comme celles du cœur, de la dure-mere & de la pie-mere, de l’artere du cou : on les voit liées par de moindres filets qui s’étendent obliquement vers la circonférence. Sa surface, quand la pierre est fraichement & adroitement détachée de sa matrice, est toujours cannelée, semée de points qu’on reconnoît pour des glandes milliaires semblables à celles de la peau des animaux.

Voyez une pyrite globuleuse ou ovale entiere : à son inspection seule vous la soupçonnerez être la production d’un germe organique développé : brisez-la dans la direction des rayons qui partent de son axe à la circonférence, vous vous confirmerez dans votre premiere conjecture. À la loupe, les fils qui font les rayons, vous paroîtront liés entre eux par d’autres filamens : vous verrez encore les attaches tubulaires qui unissoient les deux couches fibreuses que vous avez séparées : le microscope vous y fera découvrir des points glanduleux, des grains vésiculaires. Si vous comparez une feuille quelconque de ce minéral, avec le tronc d’un jeune arbre coupé horizontalement, vous ne distinguerez plus l’organisation de l’un, de celle de l’autre. Je ne crois pas qu’il y ait un seul métal entier, une seule pierre où l’on ne puisse parvenir à voir cet appareil organique, ou un semblable, dès qu’on aura saisi la direction des fibres. Qu’on fasse attention à leurs plis & replis : car elles ne sont pas toujours longitudinales, non plus que dans les solides du corps humain. Il y a des fossiles qui en montrent de tortueuses & d’annulaires, comme celles de la plevre : telles sont les fibres du plomb, structure intérieure qui rend ce métal si spongieux lorsqu’il se vitrifie, qu’il s’imbibe facilement des autres matieres vitrifiées avec lui : c’est à cause de cette propriété qu’on s’en sert dans l’affinage de l’or & de l’argent. L’antimoine est strié : ses fibres sont pliées en zig-zag comme les fibres musculaires. Le cuivre est filamenteux : ses filets n’ont qu’une ondulation peu sensible, comme les fibrilles nerveuses de la derniere enveloppe de la grande artere. Dans l’étain & le zinc les fils ou poils sont très-finement & très-fortement crispés : ils semblent se replier presqu’à chaque point : ce qui leur donne la forme sensible de grains accolés, dont chacun est applatti par ses côtés par la pression des grains voisins, le tissu total étant fort serré : les fibres transversales adherent aux autres précisement aux points où elles se brisent : voilà les grains à facettes de l’étain & du zinc, la cause de leur cri que le mercure leur fait perdre lorsqu’on les fond ensemble, parce qu’il en détruit la structure.

Que ne puis-je exposer aux yeux du lecteur l’arrangement pareil & varié des fibres & de leurs ligamens dans toutes les substances metalliques, les suivre dans les grandes & petites masses pierreuses, & généralement dans tous les fossiles ! J’ai vu sur plusieurs astroïtes des vaisseaux fibreux, tournés en forme de petits arcs, comme sur la tunique du ventricule de l’estomac. Je ferois voir une foule de tuyaux, de poils, de fils, de mamelons, de touffes glanduleuses, dans les corps les plus compacts, les plus roides, dits tout-à-fait bruts. J’en trouverois dans les bezoarts, l’hypolitus du cheval, le serpent à chaperon qui s’engendre dans la couleuvre, dans les pierres du bœuf, du lezard, du porc-épic, dans celles de la vessie de l’homme, & sur-tout dans la perle dont la texture ressemble si bien à celle d’un oignon : qui doute qu’elle ne végéte dans l’intérieur de la mere-perle ainsi que l’écaille qui couvre celle-ci ? Puis donc que l’organisation des solides du corps animal n’est que le tissu des fibres capillaires parsemées de glandules dont ils sont composés, qui s’y trouvent en pacquet, en réseau, en cordon, en lames, en houppe, en arc, en vis, avec divers degrés de tension, de roideur, d’élasticité, n’est-on pas forcé d’admettre pour des corps véritablement organisés, tous ceux où l’on rencontre une telle structure ? Elle exige absolument une semence, des graines, des germes dont ils sont le développement.

Il est inconcevable que des êtres ainsi construits croissent par une addition de parties homogenes qui s’y joignent ; & cela seul suffiroit pour faire rejetter l’agglutination des grains, si d’ailleurs l’on n’avoit pas découvert les bouches infinies en nombre, par lesquelles les minéraux prennent leur nourriture.

L’or & l’argent vierge s’élevent en filamens sur les mines ou sur les rognons dont ils sortent : les moissonneurs en trouvent sous leur faucille qui a poussé hors de terre : cela n’est point rare en Hongrie, où l’on voit aussi de petits métaux qui ont végété dans la moëlle des arbres. Un particulier fit présent à l’empereur Rodolphe de plusieurs épics de bled, chargés de corps métalliques ramifiés. Un professeur d’histoire à Nuremberg a trouvé de petits argens qui s’étoient moulés dans des morilles : ils en avoient la figure intérieure. Les cabinets des curieux sont pleins d’arbrisseaux de métal qui se sont étendus sous cette forme dans des substances crystallines, pierreuses, même métalliques hétérogenes. Mr Henckel n’hésite pas à attribuer leur extension à un suc nourricier : ensorte que la combinaison radicale, c’est-à-dire, l’intussusception radicale d’une nourriture propre, crue reservée au végétal & à l’animal, a également lieu dans le regne minéral. Une aiguille de crystal, un diamant, une agathe, un caillou, une pierre commune, une veine de métal, un rognon, un filon plein, un filet branchu, une pyrite, sont chacun le développement d’un germe particulier, qui s’est accru & nourri en absorbant par les radicules, ou les petites bouches dont son écorce est garnie, le suc du terrein où il est né. Ces parties sont sensibles dans plusieurs : les petites protubérances de la numismale & de beaucoup d’autres s’abouchent aux fibres de la pierre & leur servent à exprimer le suc. Les pierres suintent dans les carrieres : c’est une transpiration sensible de l’humeur aqueuse qu’elles contiennent, qui n’y est entrée & qui n’en sort que par les orifices de leur écorce. Une partie du suc que les minéraux puisent dans la terre s’assimile à leur substance : c’est alors que le suc de la terre y devient véritablement lapidifique ou minéralisant, comme il est séveux dans les plantes, & sanguin dans les animaux. Ces sucs homogenes & aqueux dans leurs principes, prennent des noms différens dans les composés solides qu’ils pénetrent par infiltration, après avoir été diversement élaborés pour les nourrir de la même maniere.

Tout développement organique a son terme : les germes n’ont qu’une certaine force d’extension. On n’en dira pas autant d’une aggrégation accidentelle de parties agglutinées, évaporées, provenues d’une efflorescence centrale du noyau de notre terre, un tel amas peut toujours croître, tant que le sol lui fournira de la matiere. Cependant l’accroissement des métaux & des pierres est borné comme l’accroissement des végétaux & des animaux. Les métaux en masse ou en marcassite ont des dimensions en largeur & en longueur qu’ils ne passent point : ou on les regarde comme les géants monstrueux de l’espece. L’or entier que l’on voit dans le cabinet de l’académie des sciences de Paris, est de près de quatorze mille livres de valeur intrinseque ; c’est le plus gros que l’on connoisse. On fait aussi mention d’un argent fouillé dans les mines de Scheeberg du temps de l’empereur Frédéric III, pesant quarante mille livres d’argent. Ces blocs sont monstrueux, vu les masses ordinaires des métaux, des filets, des paillettes, des grains, des arbustes.

On prend pour une pyrite en grappe, des embryons pyriteux qui croissent les uns auprès des autres, portés sur une pyrite mere ; si les embryons au-lieu d’être globuleux jettent des pointes, on en appelle le groupe une pyrite hérissée. Mais c’est un amas de clous pyriteux, de pyrites coniques, qui viennent chacune d’un germe, ainsi que toutes les autres pyrites simples, triangulaires, tetraëdres, pentaëdres, & de telle dimension que ce soit. Nous avons vu des polypes vivans sur d’autres polypes.

Une gerbe de crystal de huit, dix & quatorze aiguilles détachées, quoique jointes & se touchant par la base, est de même un assemblage de plusieurs germes développés de la même espece : car toutes les aiguilles ont la même organisation, la même forme, le même nombre d’angles. Seulement les extérieures sont plus fortes & ont plus d’embonpoint que celles du centre, parce qu’étant plus à portée d’absorber le suc nourricier, elles en ont eu davantage ; & il en est moins parvenu aux autres. Les unes sont paralleles à l’horison, d’autres plus ou moins obliques, il y en a aussi de perpendiculaires : cela dépend de la position qu’elles ont prise au moment de leur conception. Les carrieres & les montagnes sont des masses produites par un très-grand nombre de pierres qui ont végété les unes sur les autres & à côté des autres en tous sens. Dans les plaines & au sein de la terre, les lits pierreux sont pour l’ordinaire horisontaux : la pression perpendiculaire de l’atmosphere égale sur toute la plaine, comprimant uniformément les germes dès le commencement de leur fécondation, à mesure qu’ils se développent, ils n’ont point de situation plus commode, plus naturelle, plus avantageuse que d’être rangés sur une ou plusieurs lignes paralleles à la surface du sol. Cet arrangement paroîtra absolument nécessaire si l’on fait attention que tous les foetus pierres ont commencé par être une substance muqueuse & molasse. La premiere couche formée, une seconde génération éprouvant une même pression de l’atmosphere, en fera une seconde semblable. Mais s’il y a une grande abondance de germes confusément agroupés les uns sur les autres, ensorte que les couches inférieures en ayent toujours plus que les supérieures, il est manifeste que cet amas conique de germes fécondés croîtra pyramidalement. Dans cette derniere circonstance le nombre des germes sera trop grand pour que l’action de l’atmosphere les oblige à s’etendre tous latéralement sur une seule couche : ils prendront trop tôt de la consistance, & ne seront plus en état de se prêter à une pareille disposition. Ensuite les premiers germes murs & grainés jetteront leur semence qu’on soupçonne être une poussiere très-fine ; cette semence s’écoulera verticalement le long de la pyramide, dont la surface raboteuse en arrêtera une partie : ainsi se formera une couche oblique à l’horison : un second écoulement semblable en produira une seconde, & ainsi des autres.

Mr Scheuchzer a observé que dans la chaîne de montagnes qui borde le lac d’Uri de trois lieues, les directions des lits & leurs contours varient dans les divers groupes dont résulte cette continuité de rochers. Des contours sont en arcs, d’autres en triangles, il y en a d’ondulés & d’une courbure uniforme ; mais toujours semblables dans un même groupe. Voilà assurément un développement bien caractérisé de plusieurs germes montagneux d’espece différente. Une chaîne de montagnes se forme de plusieurs rochers qui étoient d’abord à des distances considérables les uns des autres : à force de pulluler, un très-grand nombre de générations les a accrus au point de se joindre & de s’accoler : les points de contact ont pu être successivement surmontés de nouvelles productions, & en ce cas deux rochers immédiats ne sont pas même séparés à leur cime. Chaque montagne contient des pierres de la même race avec une structure semblable ; & souvent celles de deux montagnes voisines sont d’espece différente. C’est ce que Mr Scheuchzer a observé, quoiqu’il ait des idées tout opposées sur l’origine des montagnes. Il est à remarquer que les montagnes sont plus hautes & les hommes plus grands d’un tropique à l’autre, & que l’élévation des unes, comme la grandeur des autres, diminue des tropiques aux poles.

CHAPITRE XVI

De la figure des fossiles.

La variété des especes fossiles est immense : elle ne cede en rien à celle des especes végétales & animales ; & l’uniformité de tous les individus d’une même espece y est aussi constante. Dans une matiere si vaste bornons-nous à quelques observations lythologiques.

Le crystal du Brésil conserve toujours sa forme cubique réguliere. Celui des Pyrenées est constamment en pyramides exagones, & celui des Alpes en pentagones.

Tout le crystal de Bristol se ressemble, & les quilles n’y deviennent jamais aussi grosses que dans les autres pays. Celui d’Islande & du Languedoc en France, toujours soyeux, n’a guere plus de netteté que le talc. Celui qu’on tire des montagnes de Schinden en Suisse, est tout garni de pores très-sensibles : c’est le seul endroit où il en croisse de cette espece.

Les pierres d’Alençon, toujours exagones & pyramidales par les deux bouts, ont toutes un œil de diamant ; les pierres de Médoc plus sombres sont toutes des ovoïdes.

Les judaïques conservent constamment la figure d’une olive cannelée & grainée. Les pierres de Boulogne & de Florence, especes d’agates grises, représentent des paysages, des masures, des villes à demi-ruinées. Les dendrites portent l’empreinte d’arbres, de plantes, de feuilles. Les lapis-lazuli sont par-tout d’un beau bleu celeste, veiné d’or ; on en tire de Chypre, d’égypte, de Boheme, de Suede, de Prusse, d’Espagne, de Naples, d’Auvergne ; par-tout ils se ressemblent : comment expliquer des concrétions pierreuses si ressemblantes dans des veines de terre si dissemblables ?

Toutes les opales reunissent du plus au moins les couleurs de l’arc-en-ciel : elles ne varient jamais que par le fond qui est ou blanc de lumiere, ou blanc de lait, ou cendré, ou tirant sur le jaune. Toutes les agates sont bariolées, traversées de zones, de bandes, de grandes taches. Les numismales de Hongrie, de Transilvanie, de Suisse, de France se ressemblent comme les huîtres de toutes les côtes : ces pierres sont par-tout lenticulaires, formées de deux tablettes de la même structure. Peut-on s’imaginer que les astroïtes ou pierres étoilées aient été formées autrement que par le développement de germes homogenes ? Comment pourroient-elles représenter si constamment des étoiles, si tous ces points radiés n’eussent pas été dessinés dès le commencement sur les germes, presque en infiniment petit ?

Le variolite imite parfaitement sur son écorce les pustules de la petite vérole d’où lui vient son nom. Il abonde en Italie près de Luques ; & il y a quelques endroits d’où l’on ne tire point d’autres pierres. La Crau d’Arles que Mr Peiresc, connu par ses observations d’histoire naturelle, a tant examinée, n’a jamais produit que des cailloux de même espece & figure : on en a tiré sans cesse, & au bout de quelque tems elle s’en est retrouvée abondamment fournie même à fleur de terre ; il étoit bien naturel de conclure que cette abondance venoit de la quantité de semence fécondée qu’y déposoient les pierres déjà crues en maturité.

Si j’avois le tems de parcourir l’histoire souterraine de tous les pays, je trouverois à chaque pas de quoi confirmer cette idée. Je n’ai pas dessein de répéter ici ce que le lecteur peut trouver ailleurs : content de l’esquisse que je viens de mettre sous ses yeux, je le laisse conclure pour ou contre la préexistence des germes fossiles.

Les configurations des pierres, aussi exactement dessinées que les membres des animaux, aussi variées d’une espece à l’autre que la forme animale, aussi constantes dans les individus similaires que chez les générations d’une même espece d’animal, prouvent, ce me semble, que les êtres du regne minéral viennent, comme ceux des deux autres regnes, du développement organique d’une semence, graine, œuf, ou germe, dans lequel l’individu existoit en raccourci ; ainsi le plus grand chêne est contenu dans un seul gland ; ainsi les masses charnues & les ossemens énormes d’une baleine dans un foetus qui n’est encore qu’un mucilage épaissi. Voici une démonstration métaphysique de l’impossibilité du systême contraire bien propre à terminer la question. Je prens un morceau de crystal, c’est une gerbe de quatorze quilles, toutes de la même forme, toutes exagones. Je dis qu’il est impossible qu’elle se soit formée par une addition successive de particules terreuses crystallines.

Chaque aiguille a une figure exagone réguliere. Contre une figure exagone il y a une infinité d’autres figures possibles à plus ou moins de côtés & d’angles. Voilà déjà l’infini à parier contre un que les parties crystallines s’arrangeront sous une autre forme. Contre un exagone régulier, il y a une infinité d’exagones irréguliers ; voilà encore l’infini à parier contre un que, supposé qu’elles prennent la forme exagone, elle ne sera point réguliere. Ainsi il y a l’infini de l’infini à parier contre un, qu’une aiguille de cette gerbe, n’aura point la forme qu’elle prend constamment. Que sera-ce si l’on songe que ce crystal est de quatorze aiguilles semblables, que tout le crystal des Pyrenées est en quilles exagones régulieres, qu’on en a tiré des milliers de milliers & des milliasses de milliasses d’aiguilles ; qu’on en tirera à l’infini ? Voilà donc l’infinitieme puissance de l’infini à parier contre l’existence de ces figures exagones régulieres : c’est-à-dire qu’elle est de la plus grande impossibilité imaginable.

CHAPITRE XVII

De la matrice, des enveloppes, cordons & placenta des minéraux.

Il est assez généralement reconnu que les productions fossiles exigent des matrices, sinon pour la fécondation des germes, au-moins pour leur accroissement & leur perfection. Les foetus hors de la matrice ne sont pas rares dans les especes animales : on en a trouvé dans les testes, dans les trompes, dans le bassin de l’uterus ; mais lorsque la conception se fait dans ces endroits peu convenables, le produit de la génération ne mûrit point. De même quand le foetus pierre ou métal, fécondé, n’est point dans sa matrice propre, il y dépérit lentement au lieu de croître. La matrice des métaux est le quartz & le spath. Quelquefois on a rencontré de la mine de plomb dans l’ardoise ; & on a toujours remarqué que les germes avoient avorté : ils n’y étoient qu’en grains clair-semés & imparfaits. Le même chymiste que j’ai cité ci-dessus à l’occasion des végétations singulieres d’or & d’argent hors de la mine, observe qu’il s’en faut bien que ces ors & ces argents aient la perfection de ceux des mines ; ce qu’on ne peut attribuer qu’à ce qu’ils ont végété hors du lieu convenable. Ils effleurissent d’eux-mêmes & se résolvent en vapeurs en assez peu de tems, comme un foetus qui se putréfie dans l’uterus, s’y dissout & en sort par parties.

C’est ce que je disois dans l’instant, qu’un embryon métal meurt & dépérit lentement hors de sa matrice propre.

On prend plaisir à considérer les matrices des pierres fines, du diamant, du saphir, du grenat, du rubis, de l’hyacinthe, de l’émeraude. Les unes représentent des pointes naïves de diamant qui étincellent du sein d’une pierre brune, dure & d’un grain très-fin. Là on voit une quantité assez grande de saphirs tous semblables à la grosseur près : car il y en a de divers âges, & les plus murs excedent davantage la roche. Dans la mine d’émeraudes, il y en a de toutes formées : elles ont pris tout leur accroissement : détachées de leur matrice, on les en tire facilement : elles sont d’un beau verd ; il y en a qui ne sont que des foetus à peine ébauchés, qui ne different pas visiblement d’une petite tache blanche crystallisée, comme les boutons naissans d’une rose, qui n’ont pas encore de couleur. La mine d’hyacinthes offre une foule d’embryons saillans en forme de pointes très-distinctes, mais arrangées à peu près comme les pepins d’un tournesol, chacune dans une alvéole particuliere : elles ne sont séparées les unes des autres que par des cloisons pierreuses peu épaisses.

Un fossile adhere à sa matrice par les fibres de ses enveloppes, qui s’anastomosent ou du moins communiquent avec les pores de la matrice. Celle-ci est très-spongieuse, très-propre à s’imprégner des sucs de la terre : elle s’en charge pour les verser dans les vaisseaux des enveloppes. Ils se travaillent en passant par les glandes dont la matrice & les deux membranes sont pourvues à ce dessein : ils parviennent bien conditionnés au fossile qui s’en nourrit par une intussusception, en les exprimant par une infinité de cordons qui sont de petits prolongemens des fibres capillaires de son organisation ou texture.

La double enveloppe ou écorce immédiate au corps fossile, est de la même nature que lui. La marcassite d’un or, est une marcassite d’or, quoiqu’elle ne soit point un or, mais seulement du quartz : tels le placenta, le chorion & l’amnios sont de la même nature que le foetus & le produit de la même semence, quoiqu’ils ne soient point un foetus.

Dans les deux regnes, l’animal & le minéral, les enveloppes croissent avec le foetus : une partie des sucs que leur fournit la matrice est employée à leur accroissement ; l’autre, la plus épurée, sert de nourriture au corps qu’elles renferment. La matrice s’étend aussi à mesure que le fossile augmente de grosseur. Lorsqu’il est mûr & parfaitement accru, qu’il cesse de prendre de la nourriture, ce que j’ai appellé ses cordons commencent à se dessecher : les follécules de ces prolongemens fibreux s’affaissent ; pleines de vie encore, comme le corps fossile, elles s’unissent à sa peau : ce qui fait qu’elle est quelquefois très-polie, d’autres fois aussi plus ou moins inégale. Presque toutes les astroïtes ont un certain nombre de cordons qui aboutissent chacun à un placenta très-marqué, qu’on reconnoit à l’épaisseur de la croute plus grosse dans ces endroits. Les fibres de ces sortes de pierres se réunissent par paquets à l’origine des cordons pour y puiser le suc nourricier.

CHAPITRE XVIII

Des semences des minéraux, & de leur fécondation.

La nature a-t-elle divisé les fossiles en mâles & femelles ? A-t-elle donné les deux sexes à tous les individus ? La difficulté d’anatomiser & de disséquer des corps si compacts, d’une texture en même tems si fragile & si délicate, fait que nos connoissances à cet égard sont conjecturales. Il est certain néanmoins que les fossiles n’ont aucuns organes sexuels extérieurs, & en cela ils ressemblent à quelques insectes. Mais ont-ils les deux sortes de semence, ou n’en ont-ils qu’une sorte ? Quoique nous manquions d’observations qui nous mettent en état de décider, il pourroit bien arriver qu’à force de perquisitions, nous parvinssions à découvrir des différences formelles entre les deux semences minérales, dans la maniere par exemple dont elles seroient contenues dans leurs vaisseaux spermatiques respectifs, sous une forme liquide, en poussiere, en graine, etc. Les fleurons mâles & les fleurons fémelles des plantes ne sont point autrement distingués : les fleurons hermaphrodites portent dans des réservoirs séparés, de la semence des deux sortes. Puis donc que l’une & l’autre circonstance est également favorable à la pénétration des semences végétales, l’analogie nous porte à admettre dans le regne minéral, une semence masculine & une semence féminine ; à croire leur mêlange nécessaire à la fécondation des germes, soit que chaque individu les contienne toutes deux, soit qu’il n’en ait qu’une seule. Quant à l’existence des semences minérales, voici ce qu’en apprend l’expérience.

Les plantes litophytes sont garnies de grains à l’extrémité de leurs branches. Ces grains sont des capsules, quelquefois avec plusieurs loges, remplies d’une humeur gluante qu’on a soupçonné tenir en dissolution la semence de ces plantes pierres, comme dans les mousses & les lichen terrestres. Il falloit suivre cette ouverture : prendre le microscope, examiner l’humeur visqueuse ; on l’eut trouvée remplie de petits corps mouvans & animés, comme la semence des animaux, comme les graines infusées des végétaux. En la délayant dans un peu d’eau, on auroit observé ces corps mouvans augmenter de nombre & d’activité. L’expérience a réussi sur les coraux, les éponges & champignons de mer, plusieurs madrepores, le bonnet de Neptune, la sargazo d’Acosta, l’acinaria d’Imperato, etc.

De sorte que l’on ne peut plus raisonnablement douter de la semence de ces productions pierreuses.

En considérant de près les pierres figurées cannelées, hérissées, pointillées, je me suis senti porté à croire les petites éminences des unes & les cavités des autres, autant de gousses spermatiques ; & en effet j’ai souvent trouvé les premieres remplies d’une poussiere farineuse très-fine : qu’on brise légérement les protubérances sensibles sur les oolithes, triticites, meconites & autres semblables, on se convaincra par soi-même de la vérité de cette découverte. On trouvera beaucoup de capsules vuides ; dans ce cas j’invite les curieux à examiner à la loupe les petits éclats pierreux qui formoient la gousse ; ils les verront percés de petits trous par lesquels la semence a été éjaculée, comme l’eau sort avec violence de l’éolipile. Mais lorsqu’on aura rencontré des capsules pleines, qu’on en prenne la poussiere, qu’on l’humecte d’un peu d’eau, qu’on la laisse tremper quelques heures : soumise ensuite à l’observation, elle offrira une foule de petits corps microscopiques, agités d’un mouvement organique presque toujours orbiculaire.

Quant aux traits sillonnés qui font des étoiles ou figures approchantes sur les astroïtes, quelques-uns m’ont paru cellulaires : les bases des cloisons n’étoient pas encore détruites : dans quelques autres les cavités rayonnantes étoient intérieurement lisses ; je les ai comparées aux siliques ou gousses allongées des choux, poids, feves etc.

Partant de ces observations je conjecture que le mêlange des semences se fait, ou dans chaque fossile hermaphrodite, ou par la coopération de deux individus, l’un mâle & l’autre fémelle ; car quoique la premiere méthode semble plus vraisemblable dans les pierres, l’autre pourroit bien avoir lieu pour la génération des métaux. Dans les mines on sent des exhalaisons momentanées, des bouffées minérales très-vives qui sont peut-être des élancemens de la semence des métaux : lorsque dans l’intérieur de la terre un jet de semence mâle vient à rencontrer un jet de la semence fémelle, il doit y avoir une pénétration des deux semences, capable de féconder des germes. Le premier développement de ceux-ci se fera au moyen de la semence qu’ils absorberont : du superflu les embryons se formeront une gangue, une marcassite où ils croîtront, & deviendront des filets d’or, d’argent, de cuivre etc., même de plus grandes veines de métal ramifiées.

Quantité de gangues & de marcassites ne donnent point de métal. Seroient-ce des germes qui périssent faute de chaleur, des œufs non-couvés ? Seroient-ce des graines infécondes, comme les graines des pistils des plantes lorsqu’ils n’ont pas reçu la poussiere des étamines, ou les œufs que la poule produit sans le coq ? Seroient-ce plutôt des moles métalliques, semblables aux moles des animaux ? Des mines épuisées du Potosi, du Pérou, d’Allemagne, des roches de crystal & de diamant, d’où l’on ne tiroit plus rien de parfait, ont été abandonnées pendant soixante à quatre-vingts ans, & après ce tems on les a trouvées fournies de nouveau d’or, d’argent, de fer, & de pierres précieuses : ce qui n’a pu venir que de la végétation, accroissement & maturité des germes qui y avoient été déposés par les métaux & les pierres qu’on en avoit tirés avant quatre-vingts ans, à qui tout ce tems avoit été nécessaire pour mûrir.

Il y a quantité de marbres antiques dont il ne subsiste plus de carrieres. Il en reste seulement des colomnes, des vases, des tables & autres ouvrages grecs & romains. Il se peut que l’avidité des hommes en fouillant & épuisant ces carrieres en ayent étouffé jusqu’aux germes. Mais assurément on n’expliquera jamais comment il arrive qu’il n’y ait plus de ces marbres, s’ils viennent d’un suc qui se fabrique dans les entrailles de la terre.

Toutes les productions du regne minéral sont molles aussi dans le commencement : elles n’acquierent même leur solidité parfaite que quand leur développement est achevé. Jusques-là le fluide qui les pénetre les rend tendres & mollasses. Mr Peiresc ayant trouvé au fond de l’eau des cailloux encore mous de diverse grosseur, il remarqua que chacun étoit par-tout d’une molesse égale, à l’exception de l’enveloppe supérieure qui avoit un peu plus de consistence ; les plus petits cailloux étoient les plus mous. Il en fit porter chez lui ; les plus avancés durcirent les premiers, & les autres peu après. Les comparant ensuite à ceux de la mer qu’il trouva parfaitement accrus, il vit que ceux qui s’étoient consolidés à l’air étoient fort grêles, sur-tout les petits. Ils manquoient d’une sorte d’embonpoint qu’avoient ceux qui, restés au fond de l’eau, y avoient puisé jusqu’à leur maturité une nourriture plus forte que la seule humidité de l’air. On y remarquoit la différence qu’il y a entre les fleurs qui viennent au printems en bonne terre, & celles que l’on fait venir, au mois de décembre, sur des phioles pleines d’eau. Le suc de la terre plus gras, plus nourrissant que l’eau simple, nourriture maigre & trop légere, fait que les fleurs d’un parterre sont toujours plus belles, mieux colorées, mieux formées.

CHAPITRE XIX

Des êtres élémentaires, de l’air, du feu, de l’eau, de la terre, des sels, huiles, etc.

En vain chercheroit-on des êtres simples au sens ordinaire des physiciens, si les premieres semences des choses, naturellement organiques, croissent, non par une apposition de parties qui se lient à la faveur de divers sucs glutineux, mais par une intussusception de matiere qui leur sert d’aliment. Suivant cette idée universelle l’air principe ne sera que le germe de l’air : en se foulant d’eau & de feu à différens degrés, il passera successivement par des états divers d’accroissement : il sera d’abord embryon, puis air parfait & mûr : il jettera sa graine, vieillira ensuite, se dissoudra & mourra. Le feu, l’eau & la terre, tels que nous les voyons, seront nés de même de germes particuliers ; & doués de la faculté de reproduire leurs semblables, ils deviendront sujets à la stérilité après un certain âge, puis à la dissolution & à la mort, comme les plantes & les animaux. Ainsi la terre élémentaire, ou pour mieux dire, l’amas des germes de la terre, confondue d’abord avec les autres semences, confusion qui est le véritable cahos sans forme, aura végété, mûri, reproduit d’autres individus ; ceux-ci auront multiplié de même, & par une longue suite de générations terreuses le globe sera parvenu à l’état où il est. Les germes terreux auront recouvert en se développant, les germes de plusieurs autres êtres, des fossiles, des végétaux, des animaux, etc.

Nous connoissons déjà près de cinquante sortes différentes de terres propres, qui fondent des especes distinctes qui ne peuvent venir que de semences particulieres ; & en outre, des terres argilleuses, des marnes, des ocres, des terres tuffieres, des terres graveleuses, etc., qui sont comme autant de races : je ne parlerai que de quelques especes. La terre de Chio est sigillée & saponnaire : elle se détache par portions inégales, mais toutes recouvertes d’une croute plus ou moins dure, selon que le corps intérieur est plus ou moins formé ; c’est que chaque portion est le produit d’un germe dans son enveloppe propre. La sanguine ou crayon rouge est chargée de petites taches très-fines, qu’on enleve facilement : ce pourroit bien être la graine de cette terre. Le masquiqui des indiens, connu en Europe sous le nom de terre du Japon, ne végete que sous la racine des cédres : les germes semés ailleurs périssent n’y trouvant pas leur nourriture propre, le suc balsamique de ces arbres. La terre ampélite est noire, écailleuse, friable & d’une organisation très-fragile : vue au microscope, les grains paroissent formés d’une quantité prodigieuse de petites cellules séparées par des cloisons très-déliées, mais au moindre choc, les lames se détachent, & tout ce mécanisme subtil se dissout. La terre nommée smectis, que Wormius dit venir d’Angleterre, sans nommer la province d’où on la tire, est grasse, compacte, d’une couleur blanchâtre, tachetée de petits points jaunes ou noirs. La terre la mieux formée, je veux dire celle dont la couleur est nette & plus fixe, & la dureté uniforme, a des taches noires & en la secouant légérement, elles tombent. Quand la terre est onctueuse & moins ferme, les taches sont jaunes & tiennent à leur support : il est visible que ces dernieres graines terreuses ne sont pas encore mûres ; au-lieu que les autres le sont : le microscope fait voir celles-ci comme des gousses qu’on écrase avec la pointe d’un couteau, & dont il sort une petite fumée poudreuse. Je trouve dans les commentaires de Mathiole sur Dioscoride qu’il est un corps terreux, insipide, sans goût & sans odeur, qui se mêle à l’eau sans s’y fondre ; que cette terre est pure & ne contient point de particules d’aucun fossile & d’aucun liquide hétérogene : voilà les caracteres des germes organiques, purs & indestructibles. Cette riche variété se trouve sans doute dans tous les élémens. Ce qu’on appelle degrés de rareté, de densité, de saturation de l’air, à certaines hauteurs dans l’atmosphere, sont des airs originairement différens qui peuplent le regne éthéré d’especes singulieres. Comment nommera-t-on cette génération d’air brulant qui le 30 juillet 1705 se fit sentir à la seule ville de Montpellier ? On fit cuire des œufs au soleil : plusieurs thermometres se briserent par l’effort de la liqueur qui monta jusqu’au bout : toutes les pendules avancerent : les feuilles des arbres furent brulées. Que ne devoit-on pas craindre si une pluye abondante n’eût noyé cet air malfaisant ! Les multiplications de l’air aussi régulieres que celles des especes animales, seront des courants d’air ou des vents réglés, parce que le volume total du fluide augmentant relativement au canal où il coule, le flux en sera plus rapide : les vents irréguliers pourront être dits des superfoetations aëriennes. Le feu commun, le feu électrique, celui des phosphores, celui des volcans, celui du tonnere, ont des différences essentielles, intrinséques, qu’il est naturel de rapporter à un principe plus interne, qu’à des accidens qui modifieroient la même matiere ignée. Chaque tonnere pourroit bien être l’effet d’une production nouvelle d’êtres ignés qui croissant rapidement par l’abondance des vapeurs qui les nourrissent, sont rassemblés par les vents & portés ça & là dans la moyenne region de l’air. Les nouvelles bouches des volcans si multipliées en Amérique, les nouvelles éruptions des anciennes bouches annonceroient aussi les fruits de la fécondité des feux souterrains.

L’eau douce, l’eau de la mer, les eaux savonneuses, les eaux minérales, les eaux singulieres de certaines fontaines exigent des germes spécifiquement dissemblables. Il n’est pas à croire que l’élévation des vapeurs puisse suffire à l’entretien des eaux de la terre, des puits, des fontaines, des fleuves & des mers : & l’on se croit forcé de recourir à de nouvelles générations d’eau. Comme plusieurs accidens sont favorables ou nuisibles à la fécondité des animaux, ainsi des causes accidentelles multiplieront les pontes des animalcules aqueux, tant de l’eau qui est à la surface de la terre & dans son sein, que de l’eau élevée en vapeur & soutenue dans l’air : mais d’autres accidens aussi pourront les frapper de stérilité, faire périr les germes. Delà les années de sécheresse, & les années pluvieuses ; les inondations aussi & les déluges qui seront dans ce cas l’effet d’un nombre de pontes extraordinaires, excessivement abondantes. Je me doute bien que ces idées paroîtront fort étranges : elles auront peu de partisans, si elles en ont. Et quoique je ne les seme sur le papier que comme des conjectures qui méritent attention, comme des graines qui pourront fructifier dans leur tems, je ne les crois pourtant pas destituées de fondement. Il pourroit bien leur arriver tout le contraire de ce qu’éprouvent les opinions peu solides qui perdent beaucoup à être approfondies. Swammerdam, Leeuwenhoek, ont trouvé que l’eau la plus pure n’étoit qu’un assemblage de petits vers microscopiques : l’eau de pluye, l’eau de riviere, de source, de la mer, leur ont toujours fait voir une infinité de ces animalcules. Les observateurs qui ont répété plus récemment les mêmes expériences, les ont confirmées. Il s’en faut bien que ces animalcules soient des individus isolés ; ce sont des familles entieres, des peuplades d’autres animaux. On les voit surmontés de vésicules qui contiennent d’autres vers, je pense, comme les polypes sont tout couverts d’œufs polypeux. Des animalcules microscopiques aqueux ont paru chargés de sept, huit, dix & douze de ces globules que je crois des œufs, & qui sont peut-être des réunions d’œufs dont chacun doit produire un vers d’eau semblable. N’en voilà-t-il pas assez, & au delà de ce qu’il en faut, pour opérer les événemens que je pourrois attribuer aux nouvelles générations de l’eau ? Car il est à présumer que pour l’ordinaire les pontes ne sont point entieres, qu’il y a des graines infécondes & d’autres perdues en grande quantité, ce qui est sensible à l’égard des graines des végétaux ; mais si par un concours de causes favorables, tous les germes fécondés venoient à éclore & à croître, le volume d’eau qui couvre une partie du globe ne pourroit-il pas croître jusqu’à submerger l’autre ?

La mer se retire d’un côté, & gagne d’un autre : là de vieilles eaux meurent ; ici il en naît de nouvelles. Remarquez que la mer, qui a commencé à quitter un bord, s’en éloigne toujours, pour avancer toujours aussi dans les mêmes terres ; c’est que le dépérissement des eaux doit commencer & continuer par les anciennes générations, tandis que les jeunes eaux multiplient d’autre part.

Si l’Angleterre a tenu autrefois au continent, le dépérissement des terres & des rochers, & les réproductions des eaux auront creusé le canal de la Manche. Si quelqu’un doutoit que les pierres fussent sujettes à la caducité, qu’elles meurent & se pourrissent comme les corps humains, je lui rapporterois ce qui arriva en juin 1714 à la montagne de Diableret en Valais. Entre deux à trois heures après midi, sa partie occidentale tomba subitement & toute à la fois. Elle étoit de figure conique (forme que lui avoit donnée l’éboulement des germes qui devoient être en plus grand nombre à la base). Elle fit un dégât considérable en tombant : elle renversa cinquante-cinq cabanes de païsan, écrasa quinze personnes & plus de cent bœufs, vaches & menu bétail etc. Parmi cette masse de germes pierreux qui s’étoient développés les uns sur les autres, ceux qui étoient à la racine étoient morts de vieillesse, pourris & réduits en poussiere, tandis que les autres étoient encore pleins de vie : ceux-ci n’ayant plus de soutien durent s’écrouler. On ne peut attribuer cet accident à aucune autre cause. Car, suivant le rapport de Mr Scheuchzer, il n’y avoit dans tous ces débris de rocher, nul vestige de matiere bitumineuse, ni de soufre, ni de chaux cuite, ni par conséquent de feu souterrain.

Le clocher du village de Craih dans la province de Darby en Angleterre, n’est devenu visible à une certaine distance, d’où on ne le voyoit pas cent ans auparavant, que par l’abaissement d’une montagne interposée & l’élévation du terrein où l’église de Craih est bâtie : l’un est une preuve manifeste de la dissolution des premieres couches montagneuses, & l’autre des réproductions nouvelles de la terre, qui ont rehaussé l’église.

L’isle de Thérasie, aujourd’hui Santorin, n’existoit pas avant le tems de Sénèque, où elle parut tout à coup à la vue des mariniers. Rhodes & Délos ont été vues de même sortir du sein de la mer. La terre nouvellement produite de Santorin a considérablement multiplié en 726, 1427 & 1573, & il s’est formé beaucoup de petites isles dans le même endroit. Le 23 mai 1707 on vit de Santorin à deux ou trois milles en mer, un écueil qu’on n’avoit pas vu la veille : les curieux y furent & sentirent le rocher croître sous leurs pieds. Le 16 juillet suivant dix-sept ou dix-huit rochers sortirent à la fois du fond de la mer, & puis se réunirent en un seul. Le rocher Grimaldi est une production du siecle dernier. Tout cela prouve la génération rapide des terres & des pierres.

Je ne m’arrêterai pas davantage à ces particularités, de peur qu’on ne me reproche d’être trop attaché à des idées qui n’ont peut-être rien de plus bizarre que leur nouveauté ; & qui à coup sûr ne seront pas trouvées plus ridicules que la premiere découverte des antipodes ne le sembla.

Les sels sont des corps organisés : & leur crystallisation différente selon les especes, est la même dans tous les individus de même nom. Le sel marin forme toujours des crystaux cubiques ; le vitriol des lozanges peu épais ; l’alun des prismes ; le nitre des exagones minces & plats ; le natrum des anciens des prismes quadrangulaires ; le borax des quilles ovales, etc. On mettra encore les soufres, les bitumes, l’huile de pétrole & tous les autres fossiles, dont je n’ai rien dit, au nombre des substances organisées, des êtres provenus de semence, & capables dans leur puberté de produire des êtres semblables. On ne doute plus que l’ambre ne végéte sur la cime des montagnes entre deux pierres : les morceaux que l’on pêche dans la mer, ont été détachés par les vents qui les y ont fait tomber. Ainsi les paillettes d’or que roulent les eaux des fleuves, viennent des mines de la terre.

CHAPITRE XX

Des astres & des planetes ; & sur-tout de notre terre.

Sur notre terre tout commence d’exister sous la plus petite forme qui lui convienne. Le plus grand arbre n’est d’abord qu’une graine que le vent emporte. L’homme dans son origine est un ver. Un fleuve n’est à sa source qu’un filet d’eau. À juger des générations qui se font dans les autres globes par celles du nôtre, les choses n’y doivent avoir d’abord qu’une très-foible portion d’existence, puis aggrandir leur être par une gradation uniforme jusqu’à ce qu’elles aient atteint leur point de perfection ; multiplier selon leur espece, subir ensuite une décadence égale & finir : sort commun à toutes les créatures. Ce qui est vrai des corps que contiennent les astres & les planetes, ne le seroit-il point aussi des astres & des planetes même. Alors que deviendront les belles théories que l’on nous a données de la formation de ces globes immenses, s’ils procedent les uns des autres par voye de génération ? Ils n’auront point eu dès le commencement cette énorme grosseur qu’ils ont dans leur état actuel de développement ; mais ils l’auront acquise peu à peu par une extension naturelle à un germe qui s’enfle pour prendre son accroissement. Je serois donc porté à croire les globes célestes, des corps animés d’une vie particuliere, avec la force d’en produire de semblables. Les astres enfanteroient des astres, les astres croitroient, les astres mourroient : & en effet combien n’a-t-on pas reconnu de ces nouvelles productions dans le ciel ? Combien d’autres étoiles ont disparu ? Il y en a aussi qui ont grossi visiblement. Depuis longtems la constellation des pleïades a perdu sa septieme étoile ; depuis cent ans éridan en a acquis deux nouvelles ; quatre autres sont nées autour de la Polaire ; en 1626 le Cigne perdit une de ses étoiles : dix ans après il en parut une au même endroit, mais beaucoup plus petite que la premiere : aujourd’hui c’est une des plus grandes de cette constellation. Les planetes douées aussi de la faculté génératrice, produiront d’autres planetes. Comment les satellites de Jupiter auroient-ils pu être découverts avant l’année 1610, par Galilée, ceux de Saturne avant 1655, 1671, 1672 & 1684, l’un par Huygens, les autres par Cassini le pere, si avant ces tems ces globes n’étoient pas encore nés ?

Qui sait si le tourbillon solaire n’a point eu d’autres planetes qui soient mortes ? Qui assurera qu’il ne s’y en engendrera point d’autres dans la suite des tems ? Je me trompe : Vénus a acquis de nos jours, pourquoi pas produit, un satellite ; & les cometes prouvent incontestablement que la fécondité des globes célestes n’est point épuisée.

Au commencement les semences, ou germes, des globes lumineux & des globes opaques étoient confusément mêlées ensemble, mêlange qu’on peut supposer nécessaire pour la fécondation des premiers germes. Jusques-là les ténebres étoient sur la face de l’abime : les germes ténébreux couvroient la lumiere des autres. Mais après leur fécondation, ils se séparerent : la matiere lumineuse peupla successivement le monde de soleils, & la matiere ténébreuse produisit plus ou moins de planetes autour de chaque astre à des distances, à des étendues différentes. Pour ce qui est de celle que nous habitons, amas confus de toutes sortes de germes sans développement, elle n’étoit encore qu’une masse peu considérable. Les germes de la plus simple organisation furent les premiers développés : ainsi la terre & l’eau, l’air & le feu crurent d’abord : des générations de l’eau il se forma des lacs, des fleuves & des mers : les générations terreuses produisirent des continens & des isles, comme elles en ont produit encore de nos jours : l’atmosphere s’éleva sensiblement par les nouvelles productions de l’air. Le feu élémentaire multiplioit de même & communiquoit à toute la matiere une chaleur féconde qui hâtoit les générations. Les semences pierreuses & métalliques qui avoient été fécondées dans le cahos, ne tarderent pas à éclorre : les montagnes & les pics se formerent lentement, les végétaux parurent…

CHAPITRE I

D’une regle de moralité.

Il seroit bien étonnant que les hommes fussent encore à découvrir les vrais fondemens de leurs devoirs, une regle sûre du juste & de l’injuste, de l’approbation & du blâme. Je m’en prendrois moins à la foiblesse de l’esprit humain, qu’à la corruption du cœur, à l’abus de la raison, à cette foule de préjugés qu’il engendre, & que l’art sait réduire en principes.

Les savans qui se sont adonnés à cette étude ne manquoient pas de lumieres pour y réussir. Mais les uns, prévenus de sentimens erronés qu’ils chérissoient trop pour s’en défaire, n’ont examiné la nature humaine que superficiellement, autant qu’ils le jugeoient à propos pour prêter à leurs préventions une nuance de vérité. Peu sinceres dans leurs recherches, ils ne l’ont pas étudiée dans la vue de rectifier leurs idées : ils ont voulu à toute force la trouver telle que leur méchanceté la demandoit. Sans doute ils se soucioient fort peu de nous représenter l’homme dans son véritable état originel. À en juger par leurs écrits, on diroit qu’ils ont essayé seulement de nous prouver qu’il nâquit tel que leur imagination libertine l’avoit enfanté, espérant de faire passer le systême monstrueux de leurs passions, pour celui de la nature. Nouveaux promethées, ils ont fabriqué un homme à leur guise, selon leurs conceptions bizarres : ils lui ont donné pour ame quelques étincelles d’un feu subtil, & pour unique loi l’impression brutale d’un amour-propre aveugle & imbécille. Nous reconnoissons néanmoins que la vie de quelques-uns de ces philosophes fut plus vertueuse que leur morale. Cette contrariété entre leurs actions & leurs maximes, ne fait-elle pas déjà soupçonner qu’ils suivoient par instinct un principe plus pur d’équité, que celui qu’ils tâchoient en vain d’établir à force de raison ?

Le systême des relations morales a quelque chose de séduisant au premier abord. Mallebranche, Clarke, Wollaston, Montesquieu en ont fait la base de leur morale. Je me suis égaré quelque tems à leur suite : ce n’a été qu’à la faveur d’une lumiere moins confuse que celle qu’ils m’offroient, que je me suis échappé des routes tortueuses où ils m’avoient engagé. Je voyois bien par-tout des rapports constans, nécessaires, immuables ; mais je n’en découvrois pas la moralité supposée. J’interrogeois ma raison, elle devoit me l’indiquer : on me l’avoit promis. Ses opérations étoient si lentes, si compliquées, si abstraites, que je m’étonnois que la nature pût nous conduire à la vertu par une voye tellement embarrassée. Quand je lui demandois plus particuliérement en quoi consistoit le mérite réel de nos actions & leur démérite moral, elle me parloit alors d’une conformité abstraite avec l’ordre & la raison universelle, sur quoi elle fondoit tout le moral de la conduite des hommes. Métaphysique bien peu à la portée du vulgaire.

Mais il m’arrive souvent, disois-je, d’approuver ou de blâmer par une impulsion involontaire, avant de m’être fait des notions bien nettes de l’ordre, avant d’avoir examiné, pesé, combiné, comparé avec cette regle, les actions que je dis blâmables ou dignes de louange. Ici ma raison poussée à bout vouloit me prouver, tantôt que j’avois une idée innée de l’ordre, tantôt que si cette idée ne naissoit pas avec moi, je pouvois aisément l’acquérir & connoître toutes les conséquences qui en découlent, par le simple développement des facultés de mon entendement. Une autre fois elle me disoit qu’il est une logique naturelle présente à tous les esprits, qui leur découvre leurs devoirs & l’équité d’une loi qu’ils sont tenus de suivre. Tout cela me sembloit si peu conforme à l’éxpérience, si au-dessus de l’imbécillité humaine, que je conclus qu’il n’appartenoit pas au raisonnement d’établir la moralité de nos actions ; & je pris le parti d’avoir recours aux décisions du sentiment.

CHAPITRE II

Il existe dans l’homme un instinct qui a seul toutes les qualités nécessaires d’une regle de moralité.

L’auteur de notre être nous a donné une disposition intrinseque à approuver certaines actions & certaines qualités, & à en blâmer d’autres. C’est cette disposition qu’on appelle instinct ; sentiment intérieur qu’on ne peut mieux comparer qu’au goût du doux & de l’amer. Que le créateur ait reglé les loix de cet instinct sur les rapports essentiels & immuables des êtres entre eux, cela est plus que vraisemblable. Il n’est pas moins évident que ce goût ne vient point en nous de la découverte de ces rapports métaphysiques ; qu’il les précéde ordinairement, & que si quelques esprits préoccupés jugent légérement qu’il en est le résultat, ils seront infailliblement détrompés, en considérant que le sentiment de la beauté morale ne peut appartenir à la faculté purement intellectuelle. Nous sentons le juste & l’injuste par une impulsion naturelle, comme nous jugeons des saveurs avant toute réflexion. Les enfans & les ignorans savent bien quand ils font mal. On dit que la raison le leur apprend.

La raison est une lumiere qui éclaire les esprits ; or les enfans & les ignorans ne sont point éclairés. Voyent-ils la difformité de telle action, de tel désir dans des relations qu’ils ignorent ? Il y a donc un autre principe qui préside aux mouvemens de leur ame, qui n’a rien de commun avec l’esprit. C’est la voix d’un sentiment intime qui a droit de faire des distinctions morales. Ils sont mus secretement à discerner le bien & le mal, à approuver l’un, à blâmer l’autre. Le plus subtil métaphysicien me montrera-t-il autre chose dans ce blâme & cette approbation, que l’action puissante d’un instinct involontaire ?

Faudra-t-il donc être un raisonneur profond pour pouvoir devenir vertueux ? Ne sera-ce qu’à la suite d’une longue chaîne d’argumens déliés que nous trouverons la notion du bien & du mal ? La regle de nos actions doit être dans nous, s’expliquer d’elle-même & sans interprete. Elle doit être universelle, immuable. Où sont ces caracteres, sinon dans un instinct uniforme, commun à tous les hommes, le même dans tous ? Sa voix est éclatante : ses oracles ne sont point obscurs. Qui l’écoute, l’entend & le comprend. Il parle à tous les cœurs un même langage, & prescrit dans tous les tems une même loi. Il est la mesure vivante de la justice. Rien n’est bon que par lui.

La voye de l’instinct est promte, facile, infaillible : elle ne présuppose ni idée, ni connoissance, ni raisonnement. Aussi le créateur n’a pas voulu confier à notre raison le soin de notre conservation. Il l’a confié à nos sens, trouvant dans la fidélité de leurs opérations une plus grande sûreté que dans les caprices de l’autre : d’autant que la réflexion est bien plus lente que le mouvement machinal précipité par le sentiment. Si, quand je me brûle, remarque Abadie, il falloit avant de retirer le bras ou la main, connoître la nature du mal que je ressens, examiner par quelle route j’enverrai les esprits animaux dans les nerfs qu’ils doivent remuer, quel est le degré précis de mouvement qu’il faut imprimer pour l’effet que j’en attends, on sent que je serois déjà bien brûlé avant d’avoir fait la moindre partie de ces choses qui toutes s’exécutent promptement à l’insçu de ma raison. On auroit lieu de s’étonner que dans le choix de deux moyens capables de nous conduire à la vertu, l’être souverain se fût servi du moins propre à son dessein ; que pouvant nous faire appercevoir tout d’un coup les distinctions morales par un sentiment vif & immédiat, il en eût attaché la connoissance à l’exercice pénible des facultés de l’esprit.

CHAPITRE III

Découvertes des modernes sur le goût moral.

Je ne m’arrêterai pas davantage à prouver l’existence de cette regle de moralité, la seule exempte d’équivoque, & sujette à un très-petit nombre de difficultés. J’observe seulement qu’elle est si indépendante des vains raisonnemens de la philosophie, que les hommes s’en sont servi pendant bien des siecles, comme les enfans se servent de leurs yeux, sans songer qu’ils en ont, sans savoir en quoi consiste la vision. Les anciens ne paroissent pas avoir reconnu le goût moral ; & je rapporterois volontiers à cette ignorance, leurs variations dans la science des mœurs. Ciceron dit pourtant au livre des offices, qu’il faut qu’il y ait dans l’homme une probité innée, gratuite, desintéressée. Mais on peut dire que cette découverte est tout-à-fait moderne, par l’évidence que lui ont donnée deux philosophes de notre siecle.

Hutcheson est le premier, je crois, qui ait parlé d’une maniere précise & distincte d’un instinct moral : il en a développé les caracteres.

C’est une inclination naturelle, involontaire, indépendante de toute considération humaine & sacrée, des subtilités de la raison & des promesses de la religion, des loix pénales & remunératrices, de l’amour & de l’honneur, des préjugés & des vues intéressées de l’amour-propre. Ce sentiment est universel. Il réside dans tous les individus, & du cœur de chacun d’eux comme d’un centre particulier, il s’étend à tous les autres sans distinction d’amis & d’ennemis, de proches & d’étrangers, de grands & de petits, de pauvres & de riches. Telle est en un mot la nécessité & l’universalité de cet instinct, qu’il nous fait approuver tout le bien, quelque part qu’il soit, & blâmer tout le mal, quel qu’en soit l’auteur ; tout cela par une disposition naturelle de notre être. Voilà en substance la conclusion ultérieure des méditations ou recherches de cet habile moraliste anglois, sur l’origine des idées que nous avons de la beauté & de la vertu.

Hume, en examinant les effets naturels de cet instinct dans le commerce du monde, les formes diverses sous lesquelles il se produit parmi les hommes, a remarqué que toute qualité ou action utile ou agréable, soit aux autres soit à nous-mêmes, étoit appellée vertueuse & approuvée par un sentiment naturel ; que d’un autre côté toute qualité ou action nuisible ou désagréable, soit aux autres, soit à nous-mêmes, étoit reputée vicieuse & blâmée par une pente aussi involontaire. C’est-à-dire, qu’il a reconnu que l’utilité & l’agrément réels & bien-entendus sont la raison de l’approbation forcée que nous donnons à certaines qualités & actions, & que leurs contraires sont la raison suffisante de l’idée de vice que nous attachons nécessairement à d’autres qualités & actions. Si celui qui façonna nos organes intérieurs devoit nous donner du goût pour certains rapports & du dégoût pour d’autres, il convenoit que le goût fût pour l’utile & l’agréable, & notre dégoût pour leurs contraires, puisqu’il devoit en résulter un sentiment de bienveillance, la seule mesure de l’approbation & du blâme.

Une chose est utile & agréable indépendamment de notre goût ; mais jusques-là elle n’a point de moralité. Qu’un homme sauve la vie à un autre, par hazard ou par tout autre principe qu’un motif d’affection ; son action, quelque utile qu’elle soit, n’a aucune bonté morale. Elle en aura dès lors qu’elle sera le fruit d’un cœur bienfaisant. En un mot, notre goût tombe toujours sur l’utile & l’agréable, non en vue d’aucun intérêt, mais par une disposition physique, souvent contraire à l’intérêt de l’amour-propre & des passions.

CHAPITRE IV

De l’instinct ou sens moral comparé aux autres sens.

L’ame perçoit le bien & le mal, comme elle goûte le doux & l’amer, comme elle distingue au tact ce qui est mou de ce qui est dur, comme elle voit le blanc & le noir, comme elle entend les accords & les dissonances, comme elle sent la suavité des parfums & la vapeur des matieres infectes. Car puisque les différences morales nous sont immédiatement connues par une disposition organique de notre être, il est nécessaire qu’elles soient le fruit d’un sixieme sens tout semblable aux autres : ce ne peut être que par une opération analogue aux leurs, que l’ame soit instruite de la bonté & de la malice morales. Tout ce qui dans l’animal n’est pas le produit de l’induction, de la réflexion, du raisonnement, est l’effet de l’impulsion d’un sens.

La beauté & la difformité des actions nous deviennent sensibles, comme la beauté & la laideur des visages. Ces deux distinctions, fondées sur des sentimens naturels du même genre, nous sont intimées de la même maniere.

À la vue de certains traits, dont j’ignore l’ordre, la symmétrie & les rapports géométriques, je reconnois la beauté personnelle : à la présence de certaines actions, j’en sens d’abord la beauté morale, avant de songer aux avantages que l’humanité en retire. La premiere sensation est suivie d’un mouvement automate d’affection ; la seconde d’une approbation machinale. Aucune de ces émotions n’est ni plus essentielle que l’autre, ni d’un ordre inférieur. Elles ne different que par leur objet qui donne l’avantage à la derniere, autant que la vertu est préférable à la beauté du corps. Nous tenons le goût du bien & du mal, comme le goût du doux & de l’amer, d’une disposition intrinseque de notre l’ame, qui a son effet à la présence de son objet. La douceur nous flatte, l’amertume nous répugne, de la même sorte que nous approuvons la vertu & blâmons le vice. Je trouve dans l’une & l’autre circonstance, un sentiment intérieur excité par l’impression d’un objet extérieur (je ne parle pas encore de l’intermede de ce sentiment) : il est dans nous à l’insçu de notre volonté. Mon médecin a beau faire, il ne parviendra pas à me faire trouver de la douceur à une potion amere. Un traître étalera avec éloquence tout ce que l’esprit de sophisme & une métaphysique captieuse peuvent imaginer, pour disculper ou pour diminuer l’atrocité de son crime, je le blâmerai toujours intérieurement, lors même que je recueille le fruit de la trahison : je récompense le traître, & je déteste le crime.

Une rose que vous flairez, vous charme par son odeur. Une action généreuse dont vous êtes témoin ou que l’on vous racconte, vous fait éprouver un sentiment d’estime, aussi nécessaire. Mais les odeurs sont mortelles aux femmes en couche : cette considération pourtant ne diminue en rien le parfum agréable qui flatte leur odorat, quoiqu’elles se privent par raison de ces sensations flatteuses. Le guerrier dont j’admire la valeur utile à sa patrie, est mon ennemi. N’importe, ma haine se tait : ou malgré ma haine, j’approuve sa vertu généreuse.

Sans la moindre connoissance de la théorie des sons, on distingue les accords des discordances. Si des expériences multipliées ne nous avoient pas fait connoitre que c’est par l’oreille que ces sensations entrent dans nous, nous en chercherions en vain l’organe, sans le deviner. Ce n’est pas tout : telle est la puissance de ce sens sur l’ame, qu’il y excite des passions violentes, de fureur, de tendresse, de compassion, de haine ; & le physique de tout cela ne nous est point connu. Je suis spectateur d’une scene mêlée de vice & de vertu : c’est un fils ingrat envers un pere généreux. Sans aucun raisonnement présupposé, je distingue le bien du mal. L’un emporte mon approbation, l’autre est blâmé.

Mon ame ne s’en tient point à des spéculations froides. Le cœur bienfaisant m’affecte d’amour & de compassion : l’ingrat éprouve toute mon indignation.

Le sens moral qui nous fait toucher, pour ainsi dire, le bon & le mauvais des actions humaines, comparé au tact qui nous fait juger du poli & de l’inégalité des surfaces, de la dureté & de la molesse des masses, en soutient également bien le parallele. La texture des parties d’un corps doit être du ressort de notre tact, c’est-à-dire, proportionnée à son degré de finesse : autrement les nuances trop subtiles lui échapperoient. La peau la plus lisse & la plus douce au toucher est encore sillonnée, mais nous n’avons pas le tact assez délié pour nous en appercevoir. D’où je conclus que puisque le tact moral nous fait sentir la malice & la bonté des actions & des caracteres, le bien & le mal sont dans l’ordre de ce sens qui en fait passer la perception dans l’ame.

Au reste tous les sens se ressemblent dans la maniere dont ils operent ; ils agissent tous sur l’ame par une méthode uniforme. Les sensations ne varient donc que par leurs termes : d’ailleurs elles sont toutes involontaires, rapides, maîtrisant avec empire les êtres qui sentent. L’audition n’est pas la vision, mais c’est une sensation organique comme elle, dont elle ne differe, que parce que son objet peut être entendu seulement, au-lieu que l’objet de la vision n’est que visible. La sensation morale ne différera de même de la vision, que parce qu’elles ont des termes différens, savoir l’une tout ce qui est visible, l’autre tout le moral. Mais du reste il est à croire que l’une se fera comme l’autre, par l’action d’un objet sur un organe, transmise jusqu’à l’ame.

CHAPITRE V

Recherche de l’organe du sens moral, & de la maniere dont les objets moraux agissent sur cet organe.

On distingue trois termes dans une sensation : l’objet qui agit immédiatement sur l’organe, l’organe qui transmet l’impression reçue à l’ame, & l’ame qui la reçoit.

Un objet est présent, l’organe en est affecté, & l’ame le sent. Il y a aussi trois modes dans la sensation : la maniere dont l’objet agit sur l’organe, qui ne peut être qu’une sorte de tact ; la maniere dont l’organe transmet l’impression reçue à l’ame, la maniere dont celle-ci est affectée. S’il n’y a point d’objet externe, l’organe n’est point ébranlé, & l’ame ne sent point. Dans les ténebres épaisses il n’y a point de rayons lumineux qui viennent se peindre sur la retine ou la choroïde : aussi l’ame ne voit point. Sans organe point de sensation : si le nerf optique est coupé ou paralysé, l’œil auroit beau être sain & recevoir l’image la plus distincte, il n’y auroit point de vision. Le sentiment cesse par la destruction de l’organe, & il ressuscite avec lui. Tel est le mécanisme de la nature qu’elle suit exactement dans toutes sortes de sensations, de quelque genre qu’elles soient. Les organes du corps sont dans le systême présent les seuls moyens de sentir. On voit où j’en veux venir. Les perceptions morales sont des sensations du même ordre que les autres, quoique d’une espece différente : il leur faut donc un moyen sensitif, un organe, comme aux autres ; car elles ne peuvent entrer dans l’ame à la présence de certaines actions ou de certains caracteres que par l’intermede d’un organe qui les y transmette.

Tous les sens sont des especes de tact. La vision est le nerf optique touché par un pinceau de lumiere, l’odorat les fibres olfactives ébranlées par les substances odoriferes, l’ouie le nerf acoustique frappé par les ondulations de l’air, le goût le chatouillement ou l’irritation des papilles nerveuses éparses sur la langue, dans le palais, & dans tout l’intérieur de la bouche, etc. Je parle de la sensation considérée dans son organe : dans l’ame, c’est la perception des couleurs, des saveurs, des sons, des odeurs, de la dureté & de la molesse des corps, du chaud & du froid. Il est toujours vrai que toutes les sensations ne sont que des modifications du toucher. Le toucher, à mesure qu’il se subtilise & se perfectionne, devient la base de sensations plus parfaites. Quel risque de le supposer à un tel degré de finesse qu’il puisse occasionner dans l’ame un sentiment moral ? Rien ne nous porte à présumer que l’analogie de la nature, soutenue dans les autres sens, se démente pour celui-ci seulement. La similitude des opérations nous force au contraire à reconnoître l’uniformité de ses loix.

À la vue d’un objet nous en percevons immédiatement la couleur. À la présence d’une action nous en percevons immédiatement aussi la moralité. Il est légitime d’en inférer que l’une agit sur notre ame comme l’autre, c’est-à-dire, au moyen d’un organe qui lui est propre. Voilà la nécessité d’un organe moral, qui par un changement qu’il éprouve à la présence des objets moraux, en transmette l’impression à l’ame, laquelle en sentira la moralité, comme elle voit la couleur d’un objet, par l’action de cet objet sur l’organe de la vue, transmise de l’organe à l’ame. En concluant d’après une suite d’analogies constatées, nous n’avons pas d’erreur à craindre. L’assurance est ici à son dernier point, la nature nous disant constamment qu’il n’y a point de sensation dans l’ame, sans organe sensitif qui reçoive une impression du dehors. Les idées ont elles-mêmes leur siege dans les filets de la substance médullaire, où elles sont comme en dépôt pour passer dans l’ame, lorsqu’elle veut se les rappeller.

Comment un caractere, une action, dont la moralité est une affaire de sentiment, agiroient-ils sur l’ame sans intermede ? Mais dira-t-on, comment y agissent-ils par cet intermede ? La seconde question demeurant insoluble, je n’en suis pas moins autorisé à admettre un organe moral. Car l’observation journaliere nous a convaincus, & personne n’en doute, que les objets n’ont pas le pouvoir d’agir immédiatement & par eux-mêmes sur l’ame, mais seulement au moyen des nerfs reconnus pour les organes des sensations.

Pour ce qui est de la maniere dont ceux-ci s’acquittent de leurs fonctions, on convient qu’elle nous est inconnue, parce que l’expérience nous manque. Mais nous ne craignons pour-tant pas d’assurer que ce n’est que par eux que l’ame sent, tant qu’elle est dans le corps. Convenons donc que c’est par eux qu’elle sent la moralité des actions. L’usage des observations analogiques est le meilleur guide dans les matieres qui ne sont pas évidentes par elles-mêmes. Presque tout le physique de nos sensations est encore un mystere pour nous. Nous savons bien que nous touchons un marbre, que nous flairons une rose, que nous voyons du verd : mais nous ignorons tout ce qui se passe depuis la surface de nos organes jusqu’au siege du sentiment. Nous savons que nous avons le sentiment des odeurs, des saveurs, des couleurs : mais comment ce sentiment est-il excité dans nous ? Nous l’ignorons. Dans toute sensation, nous ne connoissons que les deux extrêmes, le sentiment & son occasion extérieure ; tout l’intermédiaire nous est caché.

C’est cette obscurité qui a donné lieu à tant d’hypotheses plus ou moins frivoles & ingénieuses. Remarquez néanmoins que tel est l’empire légitime de l’analogie, que quelque systême qu’un philosophe admette, il le fait influer sur tous les faits qui se ressemblent. Le créateur du fluide spirituel, explique tout le mécanisme des sens & du mouvement musculaire, par le flux & reflux des esprits. Ce sont eux qui dardés du réservoir général dans les tubes capillaires des nerfs courent continuellement de leur orgine aux moindres ramifications, retournent ensuite vers le siege du sentiment, pour avertir l’ame de ce qui se passe au dehors. Ce sont eux pareillement qui entrant dans les cavités des filamens musculaires, les sollicitent à s’allonger & à se raccourcir, à se gonfler & à s’étendre, pour opérer les mouvemens de la machine. Les physiciens qui tiennent pour la crispation des fibrilles qui composent les nerfs & les muscles, expliquent par elle la vision, le goût, l’odorat, etc. : parce que toutes les sensations, offrant des phénomenes qui se ressemblent, doivent s’opérer d’une maniere semblable. Ceux enfin qui aiment mieux dominer tous les systêmes que de se laisser gouverner par un seul, conviennent néanmoins que tous les sentimens naissent dans l’ame par une impression semblable des objets sur les organes sensitifs. Ce seroit donc une exception bien étrange que la force de l’analogie ne s’étendît pas aux sensations morales qui au fond ne different pas plus des sensations du goût & de l’odorat, que ces deux dernieres ne different entre elles.

Supposé qu’il y ait un organe moral, une extension nerveuse fibrillaire qui partant du sensorium commune, s’étende jusques vers certains points de l’économie interne, lesquels communiquent avec d’autres filamens extérieurs analogues ; comment un objet moral peut-il affecter cet organe de telle sorte que cette affection passe dans l’ame pour lui en faire connoître la moralité ?

Suivons la méchanique des autres sensations, nous y verrons le type de celle-ci.

Chaque substance porte avec soi sa couleur, sa saveur, ou plutôt ce qu’il faut pour en exciter immédiatement la sensation dans l’ame. Toute action ou qualité porte de même avec elle sa moralité, ou au moins ce qu’il faut pour la faire sentir à l’ame. Quand un objet se peint dans l’œil, il s’y peint avec sa couleur & sa figure : quand le son frappe mon oreille, il y parvient avec le ton qu’il a, grave ou aigu. De même une action dont je suis témoin, m’est présente avec sa moralité : si on me la raconte, les mots frappent mon oreille avec le caractere de l’action qu’ils expriment. Il est vrai, la moralité des actions n’est ni visible, ni palpable ; je ne dis pas non plus que nous la voyons ou que nous la touchons.

Mais cela n’empêche pas qu’elle ne devienne sensible par son organe propre. Le son n’est ni visible, ni tactile ; en est-il moins sensible à l’ame au moyen du nerf acoustique ? Ainsi, quoique les objets moraux ne nous soient pas sensibles comme peints dans l’œil, ni comme sentis par les fibres olfactives de l’odorat, ils le deviennent par l’impression qu’ils font sur l’organe de leur sens particulier, appellé pour cette raison sens moral.

Ce qui laisse de l’obscurité sur cette opération, c’est que nous ne sommes pas en état d’assigner au juste quel est cet organe. Mais il y a toujours deux points constans à ce sujet, savoir que la moralité des actions & des caracteres est quelque chose de sensible, & qu’il n’y a point de sensation dans l’ame qui n’ait un mécanisme qui lui réponde dans le systême organique de la machine.

En examinant les choses du plus près, on découvre des rapports entre l’organe moral & ceux de la vue & de l’ouie. Je vois un homme qui en tue un autre : je le vois parce que ce tableau est peint dans mon œil : je sens aussi la méchanceté de cette action ; n’ai-je pas tout lieu de croire, non pas que cette méchanceté est peinte dans mon œil, puisqu’elle n’est pas visible, mais qu’elle affecte à sa maniere des fibres morales répandues, sinon sur la choroïde, au moins dans une région particuliere de la moëlle du cerveau, d’où elles correspondent avec celles de la choroïde ? Vous me racontez la même action : j’entends votre recit par l’impression que font les mots (qui ne sont autre chose que des sons, ou l’air diversement modifié par la glotte) sur l’appareil intérieur de mon oreille où ils parviennent. Sans autre addition, je perçois la moralité de l’action dont vous me parlez : n’est-ce pas que l’expression m’en est communiquée par des fibrilles du sensorium affectées de cette moralité, ainsi que les fibres auditives le sont par les vibrations de l’air ? L’organe des sensations morales n’est pas celui de la vue, ni celui de l’ouie, mais il paroit qu’il y a, dans le plan organique, des filamens qui, à la présence des objets moraux, éprouvent une commotion pour en avertir l’ame ; que ces filamens ont une correspondance marquée avec les nerfs optiques & acoustiques ; que ces filamens sont ébranlés toutes les fois que les objets qui frappent la vue ou l’ouie, portent quelque caractere de moralité.

Certains accords attendrissent l’ame. On distingue dans ce phénomene, la simple audition, du sentiment de tendresse qui l’accompagne : mais il faut convenir que ces deux sensations très-disparates sont pourtant excitées dans l’ame par une impression organique, & qu’ainsi il doit y avoir dans l’organe de quoi faire entendre à l’ame les modulations musicales, & de quoi la passionner par elles. Il n’y a pas d’autre distinction entre la connoissance d’une action, ou d’une qualité humaine, qui me vient sûrement par quelque sens, & le sentiment de sa moralité que j’éprouve en même tems, selon les loix de l’organisation & de la correspondance de l’ame avec le corps. D’où vient la répugnance que l’on a à admettre dans le genre nerveux, des filets propres à recevoir l’impression de moralité, comme il y en a qui reçoivent celles des couleurs & des saveurs ? Elle ne peut venir que de ce qu’on s’est accoutumé à ne regarder comme sensible que ce qui tombe sous les cinq sens ordinaires ; & à la vérité les objets moraux n’affectent aucun de ces cinq sens. Mais les couleurs se voyent & ne s’entendent point : les sons s’entendent & ne se goûtent point ; parce que chaque objet d’une sensation différente d’une autre, a aussi un organe différent, le seul capable de la transmettre à l’ame. Dès-lors la difficulté tombe d’elle-même, quoique le moral ne s’entende, ni ne se voye, ni ne se goûte, il se fera pourtant sentir par un sens différent des autres, infiniment plus subtil, plus noble, plus parfait, & peut-être tout-à-fait intérieur ; l’on n’en pourra jamais conclure autre chose, sinon que le sens moral n’est ni le tact, ni le goût, ni l’ouie, ni l’odorat, ni la vue, d’autant que son objet n’est ni palpable, ni savoureux, ni sonore, ni odorant, ni visible ; & malgré tout cela le moral sera une modalité sensible, & aussi sensible que le doux & l’amer, que le blanc & le noir, etc.

De plus ce point essentiel me paroît désormais tout-à-fait décidé. L’on a très-bien prouvé que les distinctions morales ne sont pas du ressort de l’entendement, qu’elles ne sont pas des appréhensions purement intellectuelles, mais qu’elles sont déterminées uniquement par le sentiment. Je souhaiterois que le lecteur eût bien lu & médité les deux auteurs anglois que j’ai nommés ci-dessus, sans quoi ce petit traité, qui est comme la suite de leurs recherches, ne lui paroîtra qu’un paradoxe perpétuel. Qu’il se rappelle du moins qu’une action ou qualité vertueuse est celle qui excite immédiatement un sentiment de plaisir & d’approbation dans ceux qui en sont témoins, & qu’une action ou qualité vicieuse est le contraire. N’est-il pas évident que la perception d’un tel sentiment ne peut nous être communiquée, en vertu de la constitution de notre être, que par un jeu organique, comme la perception du doux & de l’amer ?

CHAPITRE VI

De l’influence naturelle du sens moral sur la société & sur les loix positives.

Les hommes naissent plutôt amis qu’ennemis ; & la guerre est un état contre nature.

Un sentiment de bienveillance naturelle leur fait trouver du plaisir à se faire du bien, & de la répugnance même à se voir souffrir : il les porte fortement à approuver tout ce qui est utile à l’humanité, & à blâmer tout ce qui lui est dommageable. Cet instinct n’est-il pas assez puissant dans sa pureté, pour retenir les uns auprès des autres, des êtres nés les uns des autres ? Et supposé qu’étant dispersés ils viennent à se réunir, n’est-il pas à croire qu’il influera beaucoup sur leur premiere réunion ? Ainsi atrouppés, les hommes ne chercheront point à se nuire : chacun se contentera de ce qui lui suffit, sans s’approprier le nécessaire de son voisin. Tous seront libres, & personne ne sera indépendant ; parce que les sentimens moraux fondent des égards mutuels qui se font sentir à une impression agréable, lorsqu’on s’y conforme, à une impression désagréable, lorsqu’on les contredit. Tant qu’ils demeureront fideles aux mouvemens de la bienveillance naturelle, elle sera leur vertu, leur sureté & leur bonheur. Je me plais à rapporter l’origine de cette communauté naissante, au sixieme sens comme les arts sont les enfans des cinq autres.

Le désordre ne naîtra que du mépris des sentimens moraux, lorsque la diversité des inclinations, des forces, de la beauté, de l’industrie, mettra de la variété entre les occupations des hommes & de la distinction entre eux, lorsque cette inégalité naissante fera éclore les passions du sein de l’amour propre, & que les individus donnant plus à celles-ci qu’à l’instinct moral, se refuseront à son impulsion pour se livrer à d’autres appetits au-delà de l’exigence naturelle.

Mais celui, qui jetta les premiers fondemens de la société politique, ne fut point un sauvage robuste qui ayant enclos un terrain, s’écria avec férocité : ceci est à moi, qu’on se garde d’y toucher ; ce ne fut point un politique rusé qui voyant que la force pouvoit lui enlever ce qu’il avoit usurpé avec adresse, voulut persuader à ceux qu’il opprimoit, d’appuyer ses injustes prétentions ; ce ne fut point encore un ambitieux qui pour son profit particulier prétendit assujettir tout le genre humain à la peine, à la servitude & à la misere. Ce fut un sage qui affligé de voir la licence des méchans gêner la liberté des bons, & la bonté de ceux-ci oser à peine resister à la méchanceté de ceux-là ; qui aussi touché des maux d’une partie de l’espece que choqué de la brutalité de l’autre, conçut le grand dessein de réprimer les furieux, & d’assurer l’innocence. Les loix qu’il proposa à cet effet ne furent point un nouveau joug, mais l’expression simple des sentimens moraux. Il ne faut pas juger de la premiere législation, par le code des loix des nations policées, où trop souvent la raison veut dominer la nature, quoique son devoir soit uniquement de nous faire entendre combien il est important de ne jamais contredire les mouvemens vertueux qui naissent de la constitution naturelle de notre être.

La nature produisit au dehors la loi qu’elle contenoit au dedans & qu’elle intimoit à tous les cœurs par les douces impressions du sentiment ; son intention ne fut pas de rendre les hommes esclaves, mais de leur rappeller en quoi consiste leur liberté.

La liberté naturelle n’est que le droit de faire ce que la nature permet, ce qui est conforme aux sentimens moraux que nous tenons d’elle. La liberté civile est de même le droit de faire ce que la loi permet ; & si les loix ne sont que l’expression des sentimens moraux, la liberté civile ne differe point alors de la liberté naturelle. C’étoit aux legislateurs à être attentifs à ce que dicte l’instinct moral dans les circonstances que regardent leurs loix. J’observe encore que, lorsque nous osons juger des loix, nous n’avons point de meilleure regle pour les apprécier, que de les comparer aux sentimens moraux.

CHAPITRE VII

Le sens moral est la source de l’amabilité intérieure de la vertu, & de la laideur intrinseque du vice.

On dit tous les jours que « La vertu a une beauté intérieure… etc. » Quelle est cette beauté intérieure qui rend la vertu aimable pour elle seule, qui fait qu’elle est à elle-même sa récompense, qui sert de base à la sagesse philosophique ? Quelle est cette laideur intrinseque du vice qui le rend haïssable par lui-même, & sans égard au châtiment & à l’opprobre ? C’est le rapport différent de l’une & de l’autre au sens moral. Une qualité ou action vertueuse est celle qui excite immédiatement un sentiment de plaisir & d’approbation dans ceux qui en sont témoins : une qualité ou action vicieuse est celle qui excite immédiatement un sentiment de déplaisir & d’improbation dans ceux qui en sont témoins. Il est donc nécessaire à notre ame, que les qualités & les actions vertueuses lui plaisent par elles-mêmes, puisque sa constitution la porte immédiatement, sans aucune autre considération, à les trouver belles & agréables, à s’y affectionner, à se complaire en elle-même lorsqu’elle les y apperçoit, à les juger dignes de son amour, même dans son plus mortel ennemi.

Par une conséquence semblable, elle doit détester le vice pour lui seul : car le même instinct la porte par une impression immédiate, involontaire, irréfléchie à le juger laid & désagréable par-tout où elle l’apperçoit, même dans elle & lorsqu’il lui est d’ailleurs avantageux : delà la peine intérieure qui rend le méchant la premiere victime de sa malice. L’instinct seul fait l’amabilité de la vertu, & la laideur du vice : c’est par lui que nous sentons l’une si immédiatement aimable que nous ne pouvons nous empêcher de lui donner notre amour, notre estime, notre approbation ; & l’autre si difforme que rien ne peut l’exempter de notre haine, de nos mépris & de notre désaveu.

Nous ne chercherons plus aussi la raison suffisante de ce double phénomene. C’est le bien commun & particulier de l’espece entiere, dont l’intérêt seroit bien mal confié aux vaines subtilités de l’esprit qui se charge trop souvent de nous fournir des prétextes d’inhumanité.

CHAPITRE VIII

Des impressions agréables & désagréables qui accompagnent les sentimens moraux, & reglent les distinctions morales.

Le sens moral est tel que les qualités & actions vertueuses l’affectent agréablement, & que les qualités & actions vicieuses y excitent une sensation désagréable ; comme le parfum des fleurs chatouille l’odorat, comme les odeurs fortes y causent une irritation douloureuse. Le plaisir & la douleur dans l’une & l’autre circonstance, sont tout-à-fait organiques : ils ont pour principe l’impulsion naturelle d’un sens.

C’est par le plaisir que nous sommes intéressés à la conservation de notre être, & la douleur nous avertit d’y pourvoir. Le plaisir aussi nous attache à nos semblables, & une répugnance naturelle à leur nuire, ménage leurs intérêts dans notre cœur. Quel autre mobile plus fort qu’un plaisir involontaire, étoit plus capable de nous passionner pour eux ? Le plaisir est une particule de ce sentiment délicieux qui réside tout entier dans la divinité, & dont elle a fait part à ses créatures selon le degré qui leur convient. Ici la dose n’en a point été ménagée. Il étoit dans l’ordre que ce qu’il y a de plus noble dans l’homme, je veux dire cette affection universelle, cette complaisance gratuite pour l’espece, fût pour lui la source des plus pures délices.

Qu’on sépare en idée, des sentimens moraux, les impressions plaisantes ou déplaisantes qui les accompagnent nécessairement. Supposons que, sur la simple considération de quelques rapports métaphysiques, nous approuvions tel acte de générosité qu’il vous plaira, sans éprouver le plaisir naturel qui détermine notre approbation dans de pareilles rencontres ; dès-lors cette approbation froide nous laisse dans une parfaite indifférence & pour la personne généreuse & pour celle qui a mérité sa générosité. Jusques-là je ne vois dans la moralité d’une si belle action, qu’une affaire de calcul, une opération algébrique, une combinaison subtile de rapports abstraits, qui me fait approuver sans goût pour ce que je dis être bien, & qui dans le cas contraire me fera blâmer un crime, sans m’en faire sentir l’horreur. Que l’innocence soit opprimée, je dirai froidement : cela n’est pas juste. Qu’un ami sauve la vie à son ami, je dirai aussi froidement : il a bien fait ; à peu près comme je dis que deux & deux font quatre, & que trois & deux ne font pas six. Les vices & les vertus ne me toucheront pas plus que la vérité & la fausseté de ces propositions. J’aurai raison de les traiter de vérités & de mensonges spéculatifs, puisqu’ils n’atteindront pas la partie sensitive de mon ame. Rendez mon approbation voluptueuse : faites qu’un plaisir indéterminé me porte à louer telles actions, qu’un chagrin involontaire m’en représente d’autres comme blâmables ; je m’affectionne aussitôt aux actions vertueuses & à leurs termes, & le vice me répugne par la constitution physique de mon être. Pensez-vous que la simple connoissance du bon ou mauvais état de notre corps eût suffi pour lui assurer la bienveillance de l’ame ? Le plaisir & la douleur ont tout un autre pouvoir. Voilà pourquoi l’ame est affectée d’une façon agréable ou désagréable, selon le rapport des objets avec notre corps. Je m’imagine de même que notre affection pour les autres hommes seroit bien foible, bien chancelante, bien sujette à se démentir, si elle ne posoit que sur la vaine spéculation du tort ou de l’avantage qui peut résulter de telles ou de telles actions, pour la société commune. Mais elle est tout autrement forte & sûre, dès qu’elle est déterminée par un sentiment vif & voluptueux du bien, & par une impression également vive & pénible du mal. J’ai une joye secrette à songer que des impulsions organiques, indépendantes de ma raison, reglent le jugement que je porte des qualités humaines. Je suis sûr de tout ce qui part en moi de l’instinct qui ne peut me tromper : mais je compte peu sur de vains raisonnemens qui peuvent me faire illusion, & que j’ai souvent surpris en mensonge. L’amabilité de la vertu n’est que le plaisir naturel, que nous y prenons, & la laideur du vice n’est que le déplaisir qu’il nous cause naturellement aussi. Ce sont donc les impressions différentes que font les actions & qualités humaines sur le sens moral, qui fixent leur moralité. Le plaisir immédiat qu’elles y excitent, leur donne le caractere de la vertu : le déplaisir immédiat dont elles l’affectent, leur imprime la tache du vice. C’est à peu près ce que j’ai déjà dit dans le chapitre précédent en d’autres termes.

CHAPITRE IX

Causes de la dépravation du sentiment moral, & moyens de le perfectionner.

Ce n’est guere que dans la société que le sens moral peut se perfectionner : ce n’est aussi que dans la société qu’il peut parvenir au dernier point de dépravation. Les arts sont de même le raffinement & la corruption des cinq autres sens. Les artistes ont travaillé à procurer à ceux-ci un surcroît de volupté, & ils les ont mis hors d’état de sentir les plaisirs naturels.

Plus les nations se sont policées par la communication, plus les droits de la bienveillance se sont étendus : les devoirs ont paru se multiplier sous les noms d’amitié, de décence, d’égards, d’attentions, d’urbanité, de politique. Tout cela, s’il part d’un fond d’humanité, pourvû encore qu’il soit allié à un caractere vrai, est la perfection du sens moral, qui nous affectionne à nos semblables, presque comme à nous-mêmes, qui ne nous permet pas de les choquer en rien, qui nous porte par un mouvement de bienveillance pure à les prévenir, à leur rendre toutes sortes de bons offices, à dissimuler leurs défauts, quand nous ne sommes pas chargés de leur conduite, à louer leurs vertus autant qu’elles doivent être louées, etc. Mais depuis que dans le commerce des hommes entre eux, les sentimens moraux ont acquis du mieux, ils ont presque tout perdu du côté du bien réel. L’extérieur de la vertu a détruit la vertu même : de vaines démonstrations de bienveillance, ont pris la place des vrais sentimens de générosité. Les sages s’élevent hautement contre notre politesse, & ils ont raison. Non pas que je prétende qu’elle soit absolument incompatible avec la droiture & les véritables vertus : je soutiens au contraire qu’elle pourroit en être la perfection ; car on ne sauroit avoir trop d’égards les uns pour les autres. Mais elle est un vice & le plus grand de tous les vices, parce qu’on en fait l’équivalent de toutes les vertus.

Comme selon moi, celui-là est le plus vertueux, qui est le plus naturel, le moins faux, le plus ennemi de toute sorte de mensonge ; ce qui s’oppose le plus à la vertu dans la société, c’est cet esprit de fausseté qui a envahi tous les honneurs dus au vrai mérite ; qui substituant un jargon étudié aux sentimens naïfs du cœur, forme parmi les hommes une malheureuse habitude de se tromper les uns les autres par des soins insidieux, des caresses affectées, de vaines offres de service. Les liens de la société, qui devoient resserrer ceux de l’humanité, les laissent au contraire lâches & flottans. La vanité asservit toutes les ames : elle a pris la place de l’instinct, & elle décide du juste & de l’injuste. L’éducation n’est plus que l’étude des talens & de l’art honteux de feindre pour plaire, de flatter pour obtenir, de tromper pour parvenir, d’affecter pour séduire, en un mot d’être avec honneur fourbe, traître, hypocrite & corrupteur.

À ces principes dont un vernis de politesse déguise la laideur, les passions viennent joindre leurs forces pour en assurer le triomphe sur les sentimens moraux. Si les intérêts des sens extérieurs sont souvent en opposition avec ceux de l’instinct moral, ce n’est pourtant que quand leurs droits respectifs sont étendus au delà des bornes légitimes ; car l’on n’est jamais dans l’affreuse nécessité de se révolter contre la nature pour lui obéir. À la bonne heure, que l’on satisfasse les premiers selon la mesure du besoin physique. Mais on ne leur accordera pas davantage sans éprouver une certaine répugnance intérieure qui avertit où le bien cesse & confine au mal. Heureux celui qui n’a jamais détourné son attention de ces impressions vertueuses ! Sa fidélité à les suivre, lui a rendu le tact moral aussi subtil qu’il puisse être : les moindres nuances du vice & de la vertu n’échappent point à la délicatesse de son goût. Mais l’homme qui se refuse sans cesse aux impulsions de la bienveillance naturelle, pour se livrer à celles des passions & de l’amour-propre, sent bien moins les distinctions morales. L’instinct moral ne meurt pas ; mais il s’affoiblit, se vicie, se déprave ; comme on se gâte le goût corporel par l’usage des épiceries & des liqueurs fortes.

Une troisieme source de la dépravation des sentimens moraux, c’est la vaine subtilité de l’esprit ; & le coup le plus funeste que l’on ait porté à la morale, a été de la soumettre aux opérations de l’entendement. En faisant dépendre les inspirations de la nature d’une métaphysique incertaine, on nous a fait perdre l’habitude de sentir le juste & l’injuste ; on nous a appris à en combiner les notions, à les analyser, à en rechercher l’origine où elle n’étoit pas, à leur en forger une. Et quels systêmes monstrueux ne sont pas nés de cette licence sacrilege ? C’est ici qu’il est bien vrai de dire que l’homme qui raisonne le moins, est le plus vertueux. Il est étrange jusqu’à quel point les méditations de ceux qui ont écrit de la morale, du droit & de la politique nous font oublier, j’ose dire mépriser, les devoirs de l’homme & du citoyen que la nature s’est chargée de nous faire connoître sans l’aide du raisonnement.

Ô vous, qui conservez le goût pur de la vertu ! Fuyez ces hommes d’honneur qui mentent avec tant d’aisance ; ces hommes polis qui s’étudient à faire des dupes, qui savent si bien dissimuler, qui flattent ce qu’ils méprisent, qui honorent le vice qu’ils désaprouvent intérieurement, qui caressent l’innocence pour la séduire. Roidissez-vous contre cette politesse vicieuse, commerce infâme de fraude, d’imposture, de trahison. Faites-vous une loi de n’être jamais en contradiction avec les sentimens que la nature inspire ; ces sentimens précieux qui distinguent vivement le bien moral de son contraire. N’allez point à l’école des maîtres de la sagesse : ils vous pervertiroient. Cette science ne s’apprend point. Les principes en sont dans votre cœur. Soyez seulement attentifs aux mouvemens de votre conscience qui vous les fera sentir, qui en fera d’elle-même l’application. Surtout soyez en garde contre les illusions de l’esprit trop ardent à contredire la nature.

CHAPITRE I

Annonce.

L’esprit ou l’ame, car c’est d’elle seule que je vais parler, sent, pense, veut, & se rappelle ses sensations, ses pensées & ses volitions. Je ne promets pas une théorie complette des facultés de l’esprit, savoir du sentiment, de l’entendement, de la volonté & de la mémoire, considérées dans le sujet matériel : je n’entreprends point de tout expliquer. J’essaierai seulement de donner les principes de cette théorie.

Si l’esprit n’est que le corps, il faudra s’arrêter à l’appareil organique où je ferai voir la marche, le progrès & la consonance de ses opérations. Sans porter ses vues au delà de la mécanique du cerveau, on pourra croire y avoir vu toute l’activité de l’ame, & tout ce qui constitue réellement son essence. Si l’esprit est une substance distincte du corps, ma théorie n’en sera pas moins vraie, moins exacte, moins sûre, en tant que l’image corporelle des modifications d’un être sans corps, lesquelles tout-à-fait immatérielles comme lui, sont néanmoins si intimement liées au jeu des organes, qu’elles n’existent que par lui, sinon dans lui.

CHAPITRE II

De l’origine des esprits.

Proposition. Les esprits ont existé dès l’instant de la création dans les germes organiques humains.

Je ne dis pas seulement que le sensorium, sujet matériel des pensées & volitions de l’ame, exista dès le commencement en raccourci dans le germe dont elle occupe aujourd’hui le produit : je prétends que l’ame elle-même aussi ancienne que le germe organique humain, y étoit avant sa fécondation, comme elle est dans le corps depuis qu’il a pris une forme plus grande.

On feroit jouer un rôle bien singulier aux esprits, si on les supposoit errans depuis tant de siecles, toujours aux aguets pour épier le moment où la volupté inspireroit à deux individus le dessein de leur former un étui propre à s’y loger. Lemme 1.

La préexistence des germes est moins une supposition qu’un fait. Je crois l’avoir prouvée tant à l’égard des animaux que des plantes & des fossiles. Nous ne voyons point la matiere sortir du néant : mais elle croît & s’étend sous nos yeux. Une génération nouvelle ne doit être regardée que comme la manifestation d’un corps qui existoit sous une forme imperceptible. L’état présent de l’univers seroit-il autre chose qu’un tel degré du développement des semences primitivement existantes, & dont la collection entiere ne dut être qu’un volume bien petit ?

Lemme 2.

L’homme n’est pas le corps seul, ni l’esprit seul ; il est l’esprit & le corps unis ensemble, quels que soient le but, les loix & la nature de cette union.

Qu’on admette dans les brutes, un principe immatériel, ou non, il est toujours vrai de dire qu’un singe a plus d’esprit qu’une huître, & que l’esprit du singe est un appanage si essentiel à telle espece de l’animalité, que s’il ne l’avoit pas, il ne seroit pas un vrai singe, mais tel autre animal avec l’apparence d’un singe. Le corps & l’ame sont encore plus nécessaires pour constituer l’individualité de l’homme. Sans l’ame, l’homme ne seroit plus l’homme, mais un animal d’une nature inférieure à celle de l’homme. Sans le corps l’homme ne seroit plus l’homme, mais une intelligence d’une nature supérieure à celle de l’homme.

Lemme 3.

Un foetus n’est qu’un germe qui a commencé à se développer. L’adulte n’est que le foetus accru. L’homme parfait n’a donc rien qui n’ait été originairement dans l’homoncule germe, aussi complet dans sa petite personnalité, que sous une forme plus grande. Autrement, il ne seroit pas un germe humain s’il ne contenoit pas en abrégé tout ce qui convient à l’économie humaine.

Cela posé il est aisé de démontrer que le sujet qui pense dans le corps a existé dès le commencement dans le germe du corps.

Démonstration.

Par le premier lemme, la préexistence des germes organiques humains est un fait. Par le second, l’homme est l’esprit & le corps unis ensemble. Par le troisieme, le germe humain est tout l’homme en petit, c’est-à-dire, l’esprit & le corps. Donc les esprits, ou les ames, ont existé dès l’instant de la création dans les germes organiques humains. Corollaire.

L’esprit est de lui-même indifférent à être uni à un corps de tel ou tel volume. On ne doute pas qu’il ne soit uni au corps foetus, comme au corps de l’adulte ; & l’extrême petitesse des germes humains ne les rend pas moins propres à le contenir.

Quand je dis que le corpuscule germe contient l’esprit, ou que l’esprit est dans le corpuscule germe ; j’entends que l’être qui pense est présent au germe, au foetus, au corps parfait : présence que l’on ne définit point, & que l’on ne peut pas dire corporelle sur ce principe-là seul que nous n’en n’avons pas d’idée si elle ne l’est pas. Car notre ignorance sur ce point, vient du peu de progrès que nous avons fait dans la science des substances spirituelles & de leur maniere d’être.

CHAPITRE III

Loix de l’union de l’esprit avec le corps.

Il a plu au créateur d’unir deux substances que nous distinguons par les noms d’esprit & de corps. Il ne paroît pas que nous puissions jamais pénétrer le mystere de cette union. Nous travaillons plutôt à nous le rendre chaque jour plus impénétrable ; car au-lieu de chercher à connoître les rapports qu’il pourroit y avoir entre l’être pensant & la portion de matiere qui lui est appropriée, unique moyen de découvrir en quoi consiste le commerce qui est entre eux ; nous nions absolument qu’il y ait rien de commun entre l’esprit & le corps. N’est-ce pas une témérité, vû le peu de connoissance que nous avons & de ces deux sujets & de leurs propriétés ? On ne peut nier toutefois qu’il n’y ait une influence réciproque de l’un sur l’autre, dont voici les principales loix ; j’assignerai les autres dans la suite.

Loi 1.

Le corps agit sur l’esprit, l’esprit réagit sur le corps.

L’esprit ne peut se cacher qu’il reçoit les impressions de la part des organes corporels ; savoir des sensations, des idées, des désirs, etc. L’esprit réagit aussi sur le corps, en lui imprimant des mouvemens. Mais ce n’est qu’une réaction : car les déterminations d’où partent les mouvemens volontaires de la machine, ont elles-mêmes leur source dans le jeu organique de la machine : ce qui sera plus amplement développé dans la suite.

Si l’esprit a un empire très-étendu sur les membres de son corps, il est aux mêmes égards dans une dépendance entiere des organes corporels : nous l’éprouvons à chaque instant. Loi 2.

L’esprit, uni au corps, n’agit que par son intervention.

L’esprit ne sent, ne pense, ne veut qu’à l’aide du corps, par le ministere des sens. Je n’examine pas si l’esprit, dégagé de la matiere, ne pourroit pas sentir, penser, raisonner, vouloir. Comment prononcer là-dessus ?

Avons-nous quelque notion des opérations de l’être pensant séparé du corps ? Pour en avoir, il faudroit passer par cet état. De toutes les opérations de mon esprit qui me sont connues, je n’en puis assigner aucune où je n’apperçoive l’influence du corps, plus ou moins immédiate. Cela suffit pour affirmer que l’être, qui pense dans moi, n’agit que par l’intermede des organes de mon corps.

Loi 3.

Le commerce réciproque des deux substances unies, dépend autant qu’il se peut de l’organisation corporelle.

Voilà le principe le plus fécond de toute la théorie de l’union. L’exercice plein & entier des facultés de l’ame exige l’entier développement du cerveau ; & l’organisation parfaite des sens extérieurs & intérieurs. L’esprit est enfant dans le corps enfant, & au même degré d’enfance. Le vice des organes trouble, suspend même tout-à-fait, l’influence du corps sur l’esprit, & réciproquement l’action de l’esprit sur le corps.

Loi 4.

L’esprit ne se connoît lui-même & ne se sent exister, que par le ministere du corps auquel il est uni.

Si l’esprit se sentoit lui-même, il se sentiroit tel qu’il est, & dès-lors il ne pourroit avoir aucun doute sur sa nature ; il se sentiroit étendu ou inétendu, corporel ou incorporel, matiere ou substance immatérielle.

L’esprit ne se sent point exister en lui-même, mais seulement par les propriétés qu’il découvre dans lui, & qu’il n’y découvre qu’au moyen des impressions qu’il reçoit du corps. Notre ame n’a le sentiment de son activité que par les désirs & les aversions qu’y excitent les objets extérieurs. Si elle n’avoit jamais senti ni plaisir ni douleur, sauroit-elle qu’elle est capable de bonheur & de malheur ? L’enfant qui n’a jamais exercé la faculté de remuer son bras, ne soupçonne pas que cette puissance réside dans lui, etc.

En un mot l’ame n’est pas plus instruite sur sa propre essence que sur les autres essences. Elle ne se pénetre pas plus elle-même, que la masse de son propre corps dont elle ne sent ni ne voit les ressorts intérieurs. Elle ne parvient à se connoître que par l’épreuve qu’elle fait de ses facultés ; & comme elle dépend du corps pour toutes ses opérations, elle lui est redevable de tout ce qu’elle fait d’elle-même.

CHAPITRE IV

De l’état des esprits, ou ames, avant la fécondation & le développement des germes organiques auxquels ils sont unis.

Ayant fait voir que les esprits, aussi anciens que les germes humains, y sont unis dès le commencement, il ne sera pas inutile de rechercher quel est leur état ou plutôt celui de leurs facultés, avant la fécondation & le développement des mêmes germes. Question 1.

L’esprit uni au germe sent-il, pense-t-il, veut-il, avant la fécondation & le développement du germe ?

Solution. L’esprit uni au germe, ne sent, ne pense, ni ne veut, avant la fécondation du germe, & son développement au moins commencé.

Démonstration. La seconde loi de l’union veut que l’esprit n’agisse point indépendamment du corps. Il ne produit point en lui ses sensations, ni même ses connoissances : il attend qu’elles lui soient imprimées par l’action des organes corporels. Jusques-là il ne sent, ni ne connoît : il n’a point aussi de volitions, car rien ne le détermine à vouloir : & que voudroit-il ? Il n’a encore ni sentiment ni idée.

Par la troisieme loi de l’union, l’influence organique n’a lieu que lorsque la machine est bien disposée ; le premier point de cette bonne disposition est le développement des organes. Le germe non-développé est donc très-inhabile à faire penser l’esprit, à y exciter aucune perception.

Sans le développement des organes, point de communication entre l’esprit & le corps. Sans cette communication, point de sentiment dans l’esprit, point d’idée, point de vouloir. Comment le corpuscule germe exciteroit-il quelque commotion dans l’ame ? Il ne reçoit lui-même aucune impression du dehors.

Il est incapable d’en recevoir, puisque ses sens extérieurs n’ont pas le premier degré de perfection requise à cet effet. Il est également incapable d’avoir aucune action sur l’ame : le sensorium n’y étant pas encore préparé. Or sans l’action du sensorium, je le répete, point de sentiment dans l’ame, point d’idée, point de volition.

Donc l’esprit uni au germe ne sent, ne pense, ni ne veut avant la fécondation du germe & son développement au moins commencé.

Le défaut de développement dans le germe, suspend les fonctions de l’esprit & celles du corps, mais il n’anéantit ni les unes ni les autres. Le germe conserve tout le fonds de l’appareil organique du corps de l’adulte ; l’esprit, qui y est uni, a de même le fond des opérations qu’il produira lors & à mesure du développement du germe. Il a les facultés de penser, de vouloir, de sentir, de se ressouvenir. Mais le sujet matériel qui doit les lui faire exercer, n’a pas acquis ce qu’il faut pour cela.

Question 2.

L’esprit dans le germe, n’a-t-il pas même la conscience intime de son existence ?

Solution. L’esprit dans le germe n’a pas même la conscience intime de son existence.

Démonstration. Suivant la quatrieme loi de l’union, l’esprit ne sentant pas son essence, ne se sent exister que par le sentiment qu’il a de ses perceptions, de ses facultés & de leur exercice : toutes choses qui lui sont intimées par le ministere du corps. C’est-à-dire que l’esprit ne sait & ne sent rien de lui-même, que ce que le corps lui en apprend. Si donc le corps ne lui en apprend rien, il n’aura aucun moyen de connoître son existence. Or j’ai prouvé que le corpuscule germe étoit incapable de faire sentir, penser & vouloir l’esprit. Donc l’esprit dans le germe n’a pas même la conscience intime de son existence.

Qu’est-ce donc que l’esprit sans aucune sorte de perception ? C’est l’esprit dans son essence, existant indépendamment de l’exercice de ses facultés. Je n’en sais pas davantage. Je crois bien que l’esprit ne peut pas être sans la capacité de sentir, de penser, de vouloir, de se ressouvenir, parce que ces facultés résultent de son essence, quoiqu’elles ne la composent pas. Mais leur exercice actuel n’est pas essentiel à l’esprit, surtout à l’esprit uni au corps, puisqu’il dépend totalement de l’organisation du corps ; au-lieu que les facultés sont dans l’esprit, indépendamment du corps.

Corollaire.

L’union de l’esprit avec le corps, ne consiste pas dans l’action réciproque de ces deux substances l’une sur l’autre, puisque cette action est suspendue, tant que l’esprit est uni au corps non-développé, ni dans l’harmonie de leurs opérations, puisque cette harmonie n’existe pas entre l’esprit & le corpuscule germe, auquel il est uni.

On ne peut guere connoître autre chose de l’union de l’esprit avec le corps, sinon qu’elle est le principe de la communication de ces deux substances, la raison de la mutuelle correspondance de leurs modifications, qui a lieu après le développement du germe, au moins commencé.

CHAPITRE V

De l’essence de l’ame.

Définition. L’essence d’une chose est ce par quoi la chose est ce qu’elle est.

Théoreme 1.

L’essence de l’ame ne consiste point dans la pensée.

Démonstration.

Un sujet n’est jamais sans son essence ; car l’essence d’une chose est ce par quoi la chose est ce qu’elle est, & un sujet n’est jamais sans ce par quoi il est ce qu’il est. Or j’ai prouvé dans le chapitre précédent que l’ame étoit dans le germe sans aucune sorte de pensée. Donc l’essence de l’ame ne consiste pas dans la pensée.

Théoreme 2.

L’essence de l’ame ou de l’esprit ne consiste pas dans la faculté de penser, de vouloir, etc.

Démonstration.

L’essence d’une chose n’est pas l’assemblage de ses propriétés : car une chose n’est pas ce qu’elle est, par une de ses qualités, ni par la réunion de toutes. Une faculté quelconque réside dans un sujet, & toutes ses facultés résident de la même maniere dans lui ; mais l’essence de ce sujet n’est ni une telle faculté, ni toutes ses facultés ensemble. En effet l’essence d’une chose est ce par quoi la chose est ce qu’elle est ; & ce par quoi le sujet, où réside une ou plusieurs facultés, est ce qu’il est, n’est pas assurément ces facultés-là mêmes. Donc ce par quoi l’ame est l’ame, n’est pas la faculté de penser, de vouloir, etc. Donc l’essence de l’ame ne consiste pas dans la capacité de penser, de vouloir, etc.

Théoreme 3.

L’essence réelle de l’ame est le principe d’où résultent les propriétés que nous lui connoissons.

Démonstration.

L’ame n’est ni la pensée ni la faculté de penser, mais le sujet qui peut penser, qui pense. Or l’essence d’un tel sujet ne peut être que le principe qui le rend essentiellement capable de penser. Donc l’essence réelle de l’ame est le principe d’où résultent les propriétés que nous lui connoissons.

Il y auroit de l’indiscretion à insister davantage ; & à demander ce qui constitue ce principe. Nous ne sommes pas faits pour deviner ce qui constitue les essences des choses : & nous n’avons point de moyen pour les connoître. Je sens parfaitement que dire simplement : l’essence de l’esprit consiste dans le principe d’où découlent nécessairement les propriétés que nous lui connoissons ; & définir l’esprit, une substance où réside la faculté de penser etc. ; ce n’est pas répandre beaucoup de clarté sur cette matiere. C’est au moins insinuer que la connoissance des essences passe notre portée ; c’est confirmer ce que j’ai dit ci-dessus, savoir que l’esprit ne se sent point exister en lui-même, bien qu’il existe dans lui-même : le sentiment qu’il a de son existence, n’atteint que ses facultés, & non pas son essence.

Mais la substance où réside la faculté de penser, est-elle matérielle ou tout-à-fait immatérielle ? N’ayant rien de particulier à dire sur cette question qui devient tous les jours plus obscure, par la raison qu’on l’a liée avec la religion, quoiqu’elle me semble lui être étrangere, je me contente de distinguer mon esprit de mon corps, sans m’inquiéter de ce que les autres font au même égard. C’est, je pense, le parti le plus raisonnable jusqu’à ce que nous ayons des raisons plus fortes de soupçonner que le jeu des organes soit quelque chose de plus que le signe réprésentatif des modifications de la substance intelligente.

CHAPITRE VI

De la génération des esprits.

En méditant le lemme 1 du chapitre 2, on a du concevoir la force génératrice, comme la faculté de faire exister un germe, sous une forme plus grande. En général chaque individu parfait a cette faculté pour les germes de son espece seulement. Ainsi la fécondation, ou le premier développement d’un germe, est le produit de l’approche du mâle & de la fémelle.

Quand je parle de la génération des esprits, je n’entends pas qu’ils s’engendrent les uns les autres comme les corps. Voici ma pensée. Je tiens l’esprit & le corps, de mes parens, par le même acte. Cela doit être, l’esprit ayant toujours été uni corps qui avec lui constitue un être mixte, un être complet, le moi, mon individu en un mot. Au moment que le germe fécondé reçoit son premier accroissement, il arrive un progrès proportionnel dans la manifestation des facultés de l’esprit qui y est présent : ce premier point de développement pour les esprits, est ce que j’appelle leur génération, ainsi que la fécondation ou le premier accroissement du germe corporel, est dans le sens ordinaire la vraie génération du corps.

Je m’étudie à être court & précis : je prie le lecteur d’y suppléer par la méditation. L’abondance des choses me borne à les effleurer.

CHAPITRE VII

L’esprit commence l’exercice de ses facultés en raison du développement organique du corps.

Le germe est fécondé : le sujet matériel de toutes les pensées que l’esprit aura jamais, commence à croître : les organes pliés & repliés, contournés & oblitérés, affaissés & superposés, abrégés en un mot dans le germe, quittent leur premiere forme enveloppée. Des changemens très-finement nuancés menent l’embryon à petits pas, vers le point de grandeur qui le rendra propre à produire des idées dans l’esprit. Il s’en faut bien qu’il y soit parvenu ; mais en attendant, l’esprit acquiert toujours quelque chose de son côté, ne fut-ce qu’une disposition plus prochaine à sentir & penser. Dès la conception du foetus l’esprit est sorti de l’inaction stupide où l’infécondation du germe le retenoit. Ses facultés vont se délier, pour ainsi dire, à mesure que les parties du petit corps qu’il accompagne toujours, se développeront.

Il faut avouer, que la premiere perception de l’esprit est quelque chose de bien obtus, étant coordonnée à la premiere germination du corps. C’est le moindre terme de l’intelligence, & il est aussi petit qu’il puisse être, comme l’embryon existe d’abord avec le moindre élément de l’organisation. Mais enfin le sensorium est ébauché ; & cette ébauche primitive donne à l’esprit les premiers rudimens de la pensée, si j’ose parler ainsi. Nécessairement affectée de tous les changemens qui arrivent à la machine, la substance intelligente suit uniformément dans ses opérations le progrès de l’organisation du cerveau dont elles sont une dépendance.

Ne croyez-vous pas que l’instinct des brutes, s’il n’est que le produit du systême machinal, ne suive la progression du développement des organes ? La chose n’est pas concevable autrement, & vous conviendrez, que la variété de ses opérations est une suite nécessaire des différens états, par où l’animal passe avant son accroissement parfait : âge auquel l’instinct a tout ce qu’il lui faut. Si l’instinct avoit pour principe une substance qui, étrangere au corps, lui fût pourtant asservie pour l’exercice de ses fonctions, tellement qu’elle n’eût cet exercice plein & entier que par une certaine extension de la substance corporelle ; il faudroit convenir de nouveau qu’à chaque point d’extension acquis par le corps, l’instinct avanceroit proportionnellement, pour être completté dans l’animal parfaitement accru. On sent que cette derniere hypothese est réalisée dans l’homme. Tel est le fonds de l’union de l’ame au corps, comme je l’ai établi dans la troisieme loi de cette union. Avouez donc que la disposition de l’esprit est toujours correspondante à celle du corps ; que l’un acquiert autant pour l’exercice de ses facultés, que l’autre pour la perfection de ses organes. L’intelligence a plusieurs degrés d’intensité : elle en a un pour chaque nuance de l’organisation corporelle. La nature astrainte par l’égalité de sa marche à passer par toutes les nuances de l’organisation pour faire une machine complette, fait subir à l’esprit, par elles, tous les états dont la faculté intellectuelle est susceptible ; & il y en a autant que de degrés dans l’organisation. D’où procedent les mouvemens des membres ? Des muscles. Les muscles dessinés dans le germe, paroissent dans le foetus de simples traces très-fines, puis des filamens, ensuite de petites cordes plus fortes : ils deviennent enfin des pacquets de fibres charnues. Dans cet état ils ont la propriété d’être employés à mouvoir les membres au gré de la volonté ou sans ses ordres. Mais ils n’ont acquis cette aptitude que successivement. Pour s’en convaincre on n’a qu’à réfléchir qu’elle dépend de la structure, roideur & consistance des fibres musculaires. Le biceps, par exemple, qui sert à fléchir le bras, se raccourcit pour le tirer vers l’avant-bras : ce muscle fléchisseur se rallonge ensuite, lorsque son antagoniste, le muscle extenseur, rapproche l’avant-bras de la ligne du bras prolongé. Or pour exécuter ces mouvemens, il faut que les fibres motrices aient une certaine disposition, tel degré de consistance, & une roideur qui ne gêne point la vivacité des contractions. Le muscle ne tient tout cela que du développement successif. À l’égard de la disposition des fibres, quoiqu’on ne puisse pas déterminer au juste quelle forme elles ont dans le foetus pendant les premiers jours, on conçoit néanmoins qu’elles n’y sont pas comme dans l’adulte : elles y sont plutôt repliées les unes sur les autres, ou pelottonnées sur elles-mêmes, ou chifonnées ensemble. Chaque plicature se développe l’une après l’autre ; la consistance vient aux fibres aussi peu à peu par l’épaississement de la matiere qui les compose, & qui n’étoit au commencement qu’une gelée ; enfin leur ressort se tend de même par degrés, pour les rendre capables d’allongement & de raccourcissement. Ainsi la force motrice du biceps, qui est le résultat de son organisation, lui est communiquée par parties proportionnelles au progrès de cette organisation ; ensorte que supposant dix momens à celle-ci, on doit donner de même dix degrés à la force motrice, & croire que le muscle en acquiert un à chaque moment.

Je raisonne des facultés de l’esprit, de la même maniere que j’ai fait de la puissance motrice des fibres musculaires. Ne puis-je pas en effet envisager la pensée comme une appartenance du systême organique, puisque je suis sûr qu’elle en dépend autant qu’il se peut, sans en procéder physiquement ? Bien que l’intelligence ne soit pas terminée au physique du cerveau, elle lui est pourtant si intimement liée & subordonnée quant à ses modifications, qu’elle ne le seroit pas davantage si elle en émanoit comme un effet physique d’une cause du même ordre.

Dans l’hypothese que la lumiere n’est qu’une émanation de corpuscules solaires, elle a du passer par tous les états par où le soleil a passé lui-même, & subir avec lui une suite de révolutions correspondantes à celles de cet astre. Supposé que la matiere lumineuse, sans émaner directement du soleil, soit un fluide subtil, tellement dépendant de cet astre que sa présence lui soit nécessaire pour lui faire opérer tous les phénomenes de l’optique, elle rentre dans le même cas, & elle suivra encore les phases du soleil. C’est un fait.

Ces images toutes imparfaites qu’elles sont, nous aideront au moins à imaginer comment le développement de l’esprit répond à celui du corps ; à concevoir que, dans le germe où ce développement est nul, l’ame n’a absolument aucune sorte de pensée ; que le premier accroissement de l’embryon, produit dans l’esprit un commencement d’intelligence. Ce n’est point l’intelligence d’un individu parfaitement organisé : ce n’est que le moindre élément de cette intelligence, qui recevra des additions par le progrès & dans l’ordre de l’organisation corporelle.

CHAPITRE VIII

Premiere suite des loix de l’union de l’ame au corps.

Réunissant toute la doctrine du chapitre précédent sous un seul point de vue, j’en forme une cinquieme loi de l’union de l’ame au corps.

Loi 5.

La manifestation des facultés de l’esprit suit le progrès de l’organisation corporelle.

L’esprit ne pense que par le corps. La condition requise dans le corps pour faire penser l’esprit, est son organisation. Cette condition se remplit successivement. L’esprit parvient donc successivement aussi à la perfection de ses facultés.

C’est-à-dire que le progrès du systême organique amene proportionnellement celui du systême intellectuel qui le suit dans sa marche.

CHAPITRE IX

Du progrès de l’entendement, considéré dans le développement du foetus.

Arrêtons-nous un instant à observer les premieres ébauches du foetus humain. Si notre orgueil est choqué de nous voir exister sous la forme d’un atôme ou d’un vermisseau, est-ce trop d’acheter au prix de cette mortification, quelques éclaircissemens sur la constitution de notre être ?

Les plus petits foetus qui aient été observés, sont, je crois, ceux dont Ruysch fait mention dans son trésor anatomique. Il donne à l’un la grosseur d’une semence d’anis, & à l’autre celle d’une graine de laitue. En comparant ces embryons à l’étendue des mêmes sujets devenus adultes, on ne peut douter que l’ame de Leibnitz, lorsqu’elle accompagnoit un si petit volume de matiere, n’eût un sens beaucoup plus obtus que celui du plus stupide des animaux. Il avoit encore été moindre ; car on doit donner au moins deux ou trois jours à ces foetus. Qu’étoit-ce donc au premier jour, à la premiere heure, au premier instant de la fécondation du germe ?

À huit ou dix jours le foetus a près de quatre lignes de longueur. La tête & l’épine du dos y sont très-sensibles. Sûrement l’entendement est monté à un ordre de perceptions plus relevé. La dépendance des deux substances ne seroit pas aussi grande qu’il se peut, si l’esprit ne passoit pas par des variations coordonnées à l’accroissement du corps. L’homoncule croît. La tête a une figure humaine : la bouche, les yeux, le nez y sont marqués à quinze jours. L’intérieur n’est pas moins avancé, & avec de meilleurs instrumens, on découvriroit dans le cerveau le cannevas du sensorium sous la forme d’un lacis filamenteux. On remarque en effet qu’entre tous les accroissemens des parties du foetus, celui de la tête est toujours le plus prompt ; sans doute parce qu’elle est le siege de l’ame : comme si l’énergie organique se hâtoit de préparer le cerveau pour la manifestation des facultés intellectuelles.

À six semaines nouveau progrès de part & d’autre. À deux, à trois, à six mois de même, etc. L’esprit qui n’attend, pour penser, qu’un certain point de l’organisation du corps, profite autant qu’il peut des degrés subalternes, en éprouvant des modifications qui leur sont analogues. Cela ne me paroît pas souffrir plus de difficultés par rapport aux divers accroissemens du foetus, qu’à l’égard des âges différens de l’homme. À douze ans on pense mieux qu’à six : on raisonne à vingt ans, & l’on n’étoit pas capable de le faire à dix.

On trouvera peut-être que j’insiste trop sur ce point. C’est que je ne veux pas qu’on ait la moindre peine à admettre une gradation d’intelligence dans l’esprit, comme un progrès d’organisation pour le corps, avec une telle harmonie entre ces deux systêmes, que la continuité du développement organique amene une chaîne de perceptions correspondantes, toutes supérieures les unes aux autres, & attachées chacune à tel point de l’organisation. On sentira bientôt de quelle importance est cet article pour la suite.

CHAPITRE X

Examen de deux questions au sujet de l’analogie entre le progrès de l’entendement & celui du développement des organes.

Il se présente ici, assez naturellement, deux questions dont l’examen doit nous occuper. Nous disons que l’entendement avance à mesure que le cerveau s’organise. On demandera à cette occasion si l’esprit a la conscience intime des différens ordres de pensées & de sensations par où il passe ; & pourquoi, s’il l’a, il ne s’en rappelle rien dans un âge plus avancé. Car je ne crois pas que ni vous ni moi, nous nous souvenions des especes de pensées que nous avons pu avoir dans le ventre de notre mere. Il est pourtant à observer qu’à trente ans on se rappelle les idées de l’enfance & les erreurs où l’on étoit alors entraîné par l’illusion des sens & la foiblesse de la conception ; qu’une tête mûre pense autrement qu’elle ne faisoit dans la jeunesse, non pas précisément parce que de nouvelles idées ont remplacé les anciennes, puisqu’on a le souvenir de celles-ci, mais à cause que la méchanique du cerveau a une meilleure constitution. Question 1.

Si l’esprit, qui accompagne le foetus dans son accroissement, a le sentiment des différens ordres de perceptions par où il passe ?

Solution. Cette question est toute décidée par la quatrieme loi de l’union des deux substances. Tout le sentiment, que l’esprit peut avoir de son existence, se réduit à celui de ses modifications, à la réflexion qu’il fait sur ses manieres d’être : je pense, donc je suis : je souffre, donc je suis. Il ne sent donc son état présent qu’en se repliant sur lui-même. Or cette attention de l’esprit sur ce qui se passe dans lui, est sans contredit une des plus belles prérogatives de l’intelligence. L’ame ne peut donc l’obtenir que d’une organisation beaucoup meilleure qu’elle n’est dans le foetus, ou même dans la premiere enfance. Seroit-il étonnant, après cela, qu’elle ne sentît pas encore, ni si elle existe, ni comment elle existe ? Disons plutôt qu’elle le sent : mais c’est un sentiment sourd, très-foible, très-peu développé, de l’ordre de ses autres perceptions. Question 2.

Pourquoi l’esprit ne se rappelle-t-il pas dans la suite, les différentes perceptions qu’il a eues dans le foetus & dans la premiere enfance ?

Solution. C’est la faute de l’inconsistance des organes. Quelques foibles que soient les perceptions du foetus, convenons toutefois qu’elles sont tracées dans le cerveau. Mais ces traces légeres sont presqu’aussitôt effacées, que marquées, telles à peu prés que celles qu’on dessineroit sur l’eau ou dans l’air. La comparaison est d’autant plus juste que celles-ci s’effacent, parce que le fluide les remplit subitement. De même la matiere qui sert à la nutrition des fibres idéales, venant les presser dans tous leurs points, n’a pas de peine à faire disparoitre des traits si légérement empreints. Ce qui n’est plus dans le cerveau, n’est plus aussi dans l’ame.

Il ne nous reste de notre premiere enfance qu’un souvenir confus de perceptions confuses. Notre entendement est pour nous un astre que nous voyons près de son midi, & dont un brouillard épais nous a dérobé le lever. Encore les nuages se sont dissipés si lentement, avec une dégradation si nuancée, qu’il nous seroit difficile d’assigner l’instant où l’astre a cessé d’en être couvert. Fixez-vous l’époque de votre premiere pensée ? Non, assurément. La marche de votre esprit a été trop finement graduée. Il avançoit trop peu à chaque pas, pour que son progrès vous fût sensible. N’attribuons notre ignorance profonde à cet égard, qu’à l’imbécillité des organes qui, n’ayant pas pris leur accroissement tout-à-coup, n’ont point produit dans l’esprit une révolution brusque dont il n’auroit pas manqué de s’appercevoir. La même foiblesse fait que jusqu’à un certain âge les empreintes du cerveau sont si superficielles, si mal crayonnées, si peu arrêtées, qu’elles ne nous offrent rien de distinct sur tout ce qui a précédé.

CHAPITRE XI

Du systême intellectuel vu dans l’appareil intérieur du cerveau.

Jusqu’ici nous avons marché à tâtons. L’anatomie vient à propos nous prêter son flambeau & nous éclairer dans une route si obscure, marquée par tant de faux pas. Elle nous montre, dans les ventricules du cerveau & à la moëlle allongée, de petits corps globuleux, olivaires, cannelés, grainés, guillochés, etc. Ces protubérances sont des réunions de fibres qui forment des pelottons, paquets & faisceaux diversement organisés. Le nombre en est innombrable, & avec de meilleurs instrumens on en verroit encore davantage. Voilà le fonds matériel de nos pensées : il s’agit d’y reconnoître le plan du systême intellectuel. Tâchons de proceder avec ordre : simplifions des objets si compliqués.

L’ame a des sensations ; elle sent par les nerfs. Les nerfs, dont quelque ramification parvient à chaque point solide du corps pour le rendre sensible, sont dans leur cours des cordes plus ou moins tendues, composées de filets médullaires, & à leur naissance des pulpes nerveuses très-déliées, semées de corps glanduleux singuliérement organisés. Les appendices d’un nerf different par leur organisation, des appendices de tous les autres. Les principes des nerfs olfactif & optique se distinguent à la simple vue, & la différence de leur structure est sensible. Cette premiere variété répond à la nature diverse des sensations. Autant que nous avons de sensations essentiellement différentes, autant il y a de variations dans la structure organique des principes nerveux. Delà différens ordres de fibres sensitives.

Un même nerf peut encore varier à l’indéfini les sensations qu’il porte à l’ame. Cela vient de la maniere dont les objets le modifient. Quoique toutes ses papilles aient une organisation commune & semblable, elles peuvent bien être diversement ébranlées par l’action des objets extérieurs. Ainsi les mêmes fibres feront voir à l’ame un objet tantôt verd & tantôt bleu, selon que les pinceaux lumineux ainsi colorés, frapperont les fibres optiques de la couleur qu’ils portent.

L’ame a des idées : elle les doit toutes à ses sensations. La sensation est attachée au changement qui survient à l’organe sensitif à la présence d’un objet. Les fibres sensitives n’impriment à l’ame que le sentiment. L’idée du même objet lui est communiquée par un changement analogue survenu à d’autres fibres. Chaque nerf a donc à son origine, non seulement des pacquets de fibres sensitives, mais aussi des faisceaux de fibres intellectuelles, je veux dire, de fibres propres à exciter dans l’ame l’idée, le concept, l’apperception de l’objet senti. Les idées different entre elles comme les sensations : autant qu’il y a d’ordres de fibres sensitives, autant il y a d’ordres correspondans de fibres intellectuelles ; & chaque ordre de celles-ci a un jeu aussi varié que l’ordre des autres, qui lui est analogue. Une sensation n’est pas une idée : une fibre sensitive n’est pas une fibre intellectuelle : l’une ne peut pas remplir la fonction de l’autre : l’une est chargée de faire sentir l’ame, l’autre de lui donner des idées. Malgré cette diversité d’emploi, il faut toujours admettre une correspondance immédiate entre une fibre sensitive, & une fibre intellectuelle de l’ordre du même nom ; car une sensation est suivie d’une idée ; & une idée rappelle aussi quelquefois une sensation, quoique plus foiblement : ce qui ne peut arriver que parce qu’une fibre intellectuelle est affectée du changement arrivé à la fibre sensitive, & a de même le droit de l’affecter de l’ébranlement qu’elle éprouve. Restons-en là pour le présent. L’ame veut ; & ce sont encore les sens qui la décident à vouloir. Il y a aussi dans le cerveau une troisieme sorte de fibres, distincte des deux autres especes, à laquelle sont attachées les volitions de l’ame. Selon que les sensations produites dans l’ame par les fibres sensitives seront agréables ou désagréables, les fibres volitives affectées de cette différence porteront l’ame à en aimer & appéter l’objet, ou à le haïr & le fuir. Pour abréger, tout ce que nous avons dit des fibres intellectuelles par rapport aux fibres sensitives, doit se dire de même des fibres volitives comparées aux unes & aux autres.

Il me paroît que voilà dans l’intérieur du cerveau trois plans de fibres bien établis : savoir un plan de fibres sensitives, un autre de fibres intellectuelles, & le troisieme de fibres volitives ; auxquels répondent les trois facultés de l’ame, la sensibilité, l’entendement & la volonté.

Avec la moindre attention sur la marche des opérations de son ame on reconnoît une liaison marquée entre ses sensations, ses idées & ses volitions, prises une à une, à l’égard du même objet, dans les mêmes circonstances. On remarque de plus que les idées & les volitions ont les sensations pour principe générateur.

Tout cela m’a fait soupçonner qu’une fibre sensitive, une fibre intellectuelle & une fibre volitive, toutes trois de l’ordre correspondant de chaque plan, pourroient bien être entre elles dans la proportion harmonique 11 sur 31 sur 5 ; ensorte que la fibre intellectuelle seroit montée ou accordée à l’octave de la quinte ou à la douzieme de la fibre sensitive, & la fibre volitive à la double octave de la tierce ou à la dix-septieme de la même fibre sensitive. Ceci ne doit pas sembler étrange, & répond trop bien à l’observation pour être rejetté sans examen.

D’abord le principe harmonique est donné immédiatement par la nature. Un corps sonore pincé ou frappé fait entendre trois sons distincts, un son fondamental avec la douzieme & la dix-septieme du même. Qu’on accorde trois corps sonores dans la même raison, trois cordes par exemple, supposé que la premiere donne ut, quand on la pince, les autres sans être pincées fremiront & feront entendre, la seconde sol ou son octave, & la troisieme mi ou sa double octave : ce qui est la même chose que la douzieme & la dix-septieme. Ainsi nous avons une corde qui pincée seule fremit & fait fremir ses analogues, parce que le son principe ou générateur est toujours accompagné de ses harmoniques : nous avons aussi dans le cerveau trois fibres dont une seule agitée, agite ses correspondantes, d’où vient que dans l’ame une sensation engendre une idée & une volition. En admettant cette analogie harmonique entre une fibre sensitive, une fibre intellectuelle, & une fibre volitive, toujours d’un ordre correspondant, & conséquemment entre les trois plans des fibres, n’en concevra-t-on pas mieux l’enchaînement des sensations, idées & volitions ? Étant prouvé que la proportion 11 sur 31 sur 5 existe dans la nature, ne puis-je pas supposer qu’elle a lieu entre les trois plans des fibres médullaires du cerveau, sur-tout lorsqu’en réfléchissant à leur structure, je n’y puis rien découvrir d’incompatible avec cette raison ? Concevez les fibres roides ou molles, lâches ou tendues, droites, pliées, spirales, annulaires, ondulées, etc ; elles peuvent toujours avoir telle organisation que vous voudrez leur donner, dans le rapport harmonique 11 sur 31 sur 5 ; & ce rapport pourra être envisagé comme le fond, la base, le principe de tout le systême intellectuel. Je n’y insiste pas davantage ; & l’on pourroit y substituer toute autre raison, pourvu qu’on l’envisageât comme la cause qui met de la liaison, de la communication, de la réciprocité entre les divers mouvemens des fibres organiques.

CHAPITRE XII

De la sensibilité ; & de la nature des sensations.

La sensibilité dans les fibres est la capacité qu’elles ont de faire sentir l’ame par les ébranlemens qu’elles reçoivent des objets du dehors. Dans l’ame la sensibilité est la faculté de sentir les objets par l’impression qu’ils font sur les fibres organiques.

La sensation, dans les fibres sensitives, est l’impression reçue des objets extérieurs : dans l’ame, c’est ce qu’elle sent par l’impression faite sur l’organe.

L’action des objets sur les sens, est une impulsion, un mouvement. On n’en devine pas davantage. L’ame ne sait rien du méchanisme des organes ; elle ne sent point ce qui se passe à l’origine des nerfs dans le sensorium ; & l’anatomie ne lui en apprend rien.

Il y a donc trois choses à distinguer dans une sensation quelconque : l’action de l’objet sur les fibres sensitives ; le mouvement des mêmes fibres ; & le sentiment qu’il produit dans l’ame.

Je suis forcé de m’en tenir à l’énoncé des principes. Je laisse au lecteur intelligent à les appliquer à propos : les développemens ne sont pas pour un ouvrage aussi concis que j’ai résolu de faire celui-ci.

CHAPITRE XIII

De la diversité des sensations.

Elle se réduit à cinq chefs, qui regardent la nature de l’organe, la variété des objets qui affectent le même organe, la vivacité de l’impression organique, le rapport des objets avec la constitution de notre être, & la disposition des fibres sensitives. Variété 1.

Les sensations varient selon la nature de l’organe sensitif.

Chaque sens a une organisation particuliere & un département distinct dans le cerveau. Cette organisation n’a rapport qu’à un certain nombre d’êtres sensibles qui deviennent capables de l’affecter par elle. Le changement survenu aux fibres d’un sens, differe donc essentiellement de ceux qui peuvent survenir à un autre sens par l’action d’autres objets. Or à des impressions essentiellement différentes tant par la nature de l’organisation des fibres sensitives, que par la nature des objets qui les touchent, répondent dans l’ame des sensations essentiellement différentes aussi.

Toutes les sensations qui viennent des fibres olfactives, sont des sensations de saveurs, & different en nature des sensations causées par les fibres optiques, acoustiques, etc. Cette premiere variété étant attachée à l’organisation des fibres, en variant leur structure, on varieroit les sens : en multipliant les variations, on multiplieroit de même les manieres de sentir de l’ame.

Variété 2.

Les sensations varient par la diversité des objets qui agissent sur le même organe.

La diversité d’action, dont il s’agit ici, n’est pas le plus ou moins de force, avec quoi un objet frappe l’organe. Elle vient uniquement de l’espece de l’objet. Toutes les couleurs sont sensibles à la vue. Mais les sept couleurs du spectre transmettent à l’ame sept sensations, d’une même nature, il est vrai, puisque ce sont des sensations de couleurs, & néanmoins spécifiquement différentes, parce que ce sont les sensations de sept especes de couleurs. Il en est de même des sept tons de la gamme. Des rayons de lumiere, & des vibrations de l’air d’une espece différente, doivent diversement modifier l’organe, quoiqu’ils le modifient au même degré de force.

Quand je touche une surface polie, l’organe du tact est également comprimé partout : cette compression égale transmise jusqu’aux fibres du cerveau, donne à l’ame la sensation du poli. Une surface raboteuse presse inégalement les mammelons nerveux de la peau, delà le sentiment de l’inégalité de cette surface. Je puis passer la main avec la même légéreté sur ces deux corps : dans ce cas leur action sur les fibres, avec le même degré de force, sera très-différente.

Variété 3.

La vivacité des sensations est proportionnée à la force de l’impression organique.

Un même objet peut imprimer aux mêmes fibres sensitives, un mouvement plus ou moins fort ; en conséquence celles-ci feront sentir l’ame plus ou moins vivement.

Il y a autant de nuances dans la vivacité des sensations, que de degrès de force dans l’action de l’objet sur l’organe. Mais comme on saisit difficilement les différences délicates, on ne distingue guere les sensations qu’en trois sortes, à l’égard de leur intensité : en sensations très-vives, en sensations moins vives, & en sensations foibles.

Les premieres frappent l’ame, l’étonnent, la transportent, l’agitent : suite nécessaire de l’agitation violente des fibres, qui est comme une vraie convulsion. Elles sont les germes des passions. Les secondes touchent l’ame plus doucement : elles l’attachent moins. Les dernieres l’atteignent à peine : elle n’y fait presque pas d’attention. Aussi a-t-elle un très-grand nombre de ces sortes de sensations foibles & languissantes, sans s’en appercevoir. Variété 4.

Les sensations varient selon le rapport de leurs objets avec la constitution de notre être.

L’ame est la protectrice du corps : elle est chargée de pourvoir à sa conservation. Ce seroit peu, pour l’y engager, que par la connoissance de ce qui se passe dans le plan du cerveau, elle fût avertie de ce qui arrive au corps, & connût si les changemens qu’il éprouve, sont favorables ou contraires à son bien-être. Cette connoissance purement spéculative ne seroit d’aucune utilité. Il vaut bien mieux qu’elle soit affectée agréablement ou désagréablement selon que les objets présens sont utiles ou nuisibles au corps. Par la douleur & le plaisir qu’elle ressent à l’occasion de la bonne ou mauvaise situation du corps, elle s’identifie, pour ainsi dire, avec lui : car la force de l’union va jusques-là ; & elle en est plus portée à en prendre le soin convenable. Elle y trouve encore un autre intérêt : celui de l’exercice de ses facultés, qu’elle n’exécute bien qu’à la faveur de la bonne constitution corporelle.

Voilà une quatrieme division des sensations, la plus générale de toutes. Il n’y a pas une sensation qui ne participe plus ou moins du plaisir ou de la douleur. Il n’est point de sensation indifférente. Celles que l’on qualifie de ce nom, sont ainsi appellées par abus, parce que la nuance de plaisir & de douleur qu’elles ont, est si foible qu’elle en devient imperceptible.

En quoi consiste dans les fibres sensitives, la différence du plaisir & de la douleur ? Elle doit être très-grande cette différence ; car qu’y a-t-il de plus dissemblable, que l’extrême de la douleur, & l’extrême du plaisir ? Elle doit ensuite diminuer jusqu’à une dégradation infinie ; car la douleur commence au point où finit le plaisir, & le passage de l’une à l’autre est de la plus grande finesse. Cela peut s’expliquer ainsi.

Par la troisieme variété des sensations, il est suffisamment prouvé que les fibres sensitives reçoivent différens degrés de mouvement. On peut concevoir que le plaisir & la douleur sont attachés à la diversité des degrés de mouvement imprimés à une fibre. Il suffit pour cela qu’en vertu de son organisation, certains degrés de mouvement lui soient favorables, & certains autres incommodes : alors les uns la mettront dans un état de bien-être organique, d’où résultera infailliblement une sensation plaisante à l’ame ; les autres au contraire la mettront dans un état gêné, contraint, qui portera à l’ame un sentiment de déplaisir. Maintenant tout ce qui tendra à la destruction de notre être imprimera aux fibres sensitives un degré de mouvement défavorable à leur organisation, & l’ame en sera affectée de douleur. Tout ce qui tendra à notre bien-être, étant dans l’ordre des fibres sensitives, y excitera un chatouillement délicieux, & l’ame en recevra un sentiment agréable. Il y a dans la suite des degrés de mouvement dont une fibre est susceptible, de quoi fournir abondamment à tous les degrés de plaisir & de douleur dont l’ame est capable.

Enfin toute sensation de l’ame est liée à un mouvement des fibres. Ces fibres sont mobiles ; mais elles ne se prêtent au mouvement que dans une certaine mesure bornée.

Toutes les commotions qu’elles recevront dans l’ordre de cette mobilité organique, les chatouilleront : les limites de cet ordre seront celles du plaisir : les deux extrêmes porteront à l’ame, l’un la plus foible portion de plaisir, l’autre la volupté la plus vive. Tous les mouvemens imprimés aux fibres hors de cet ordre, leur seront pénibles & violens, plus ou moins selon qu’ils s’éloigneront davantage de la mobilité naturelle des fibres, & produiront ainsi dans l’ame des sensations plus ou moins douloureuses.

Variété 5.

Les sensations varient avec la disposition des organes.

Il arrive des changemens considérables dans la disposition des organes. Ces changemens font varier les mouvemens qu’ils recoivent du dehors, & en conséquence les sensations de l’ame. Cela pourroit-il être autrement ? Les sensations sont toujours coordonnées au jeu des fibres, & le jeu des fibres à leur disposition propre.

Parmi les changemens qui surviennent au tempérament des fibres, les uns sont naturels, les autres purement accidentels. Les premiers sont ceux que l’âge y apporte. Les fibres sont bien en petit ce qu’elles sont en grand, mais dans l’enfance elles sont plus délicates, dans l’âge mûr elles sont plus solides, dans la vieillesse elles sont dures. La mollesse des fibres fait qu’elles s’ébranlent plus facilement, mais d’une maniere plus foible. Les fibres plus solides résistent davantage à l’action des objets, mais leurs mouvemens sont plus forts. Quand elles deviennent dures, elles perdent leur flexibilité, & affoiblissent la sensibilité de l’ame. Telle est la raison pourquoi les enfans, les hommes mûrs & les vieillards ne sont pas également affectés des mêmes objets. Avec ces principes on trouvera aisément la cause de toutes les variétés connues à cet égard.

Tous les cerveaux humains, quoique faits sur le même plan, n’ont pourtant pas tous la même température. Il y en a de plus humides, & de plus secs, de plus délicats & de plus forts. Il est même très-rare que deux personnes aient les fibres organiques de la même complexion précise, sans aucune différence. Aussi n’arrive-t-il guere que deux personnes aient une sensation tout-à-fait semblable à l’approche du même objet, parce que les fibres intérieures des deux cerveaux n’ayant pas justement le même tempérament, l’objet n’agit pas sur eux précisément de la même maniere.

Rapprochez cette variété des sensations de celle qui les rend voluptueuses, ou déplaisantes, vous aurez la clef de la diversité des goûts, des simpathies & antipathies, de la bizarrerie des jugemens, & de l’étrange variété des inclinations des hommes.

La fragilité de l’organisation du genre nerveux le rend sujet à des dérangemens produits par des causes accidentelles qui, en altérant la disposition des fibres, alterent à proportion leurs vibrations & les sensations de l’ame. En combien de manieres un seul sens ne peut-il pas être indisposé ? Où l’énumération des causes offensives ne nous meneroit-elle pas ? Je me contente de les expliquer toutes par une seule.

La jaunisse fait voir tout jaune. Par cette maladie, quelle qu’en soit l’origine, les fibres optiques prennent l’habitude du mouvement auquel est attachée la sensation de la couleur jaune. Alors tous les objets qui frappent la vue, n’impriment au nerf optique qu’un mouvement modifié par son mouvement habituel, approprié à la sensation du jaune ; ils doivent ainsi paroître plus ou moins teints de cette couleur, selon que le mouvement, dont ils agitent le nerf, s’allie plus ou moins à celui qu’il a déjà. C’est-à-dire que le nouveau mouvement imprimé aux fibres optiques se compose de celui qu’elles ont déjà : or celui-ci est plus ou moins voisin de l’autre. Par exemple, je présente à un homme attaqué de jaunisse, un objet rouge & un orangé.

Comme l’ordre des couleurs est celui-ci : le rouge, l’orangé, le jaune, etc ; l’orangé est plus voisin du jaune que le rouge, le mouvement des fibres qui produit la sensation de l’orangé, est de même plus voisin du mouvement approprié à celle du jaune, que le mouvement auquel est attachée la sensation du rouge. Deux mouvemens plus amis se composent plus aisément ; cet homme aussi voit l’orangé plus jaune que le rouge.

CHAPITRE XIV

Seconde suite des loix de l’union de l’esprit au corps.

Loi 6.

La sensibilité de l’esprit ne se déploye que par le jeu des fibres corporelles.

C’est un corollaire de la seconde loi, de la même évidence qu’elle.

Loi 7.

Les sensations de l’esprit suivent toutes les variations du jeu des fibres.

C’est le précis des deux chapitres précédens.

Serois-je assez heureux de n’avoir omis aucune des variations du jeu des fibres sensitives ? Je n’en imagine pas au moins qui ne rentre dans quelqu’une des cinq classes dont j’ai fait mention.

CHAPITRE XV

De l’entendement ; & de la nature des idées.

J’ai parlé de fibres intellectuelles : j’ai fait concevoir que l’intelligence, dans ces fibres, est la propriété qu’elles ont de porter une idée à l’ame, par une vibration quelconque qu’elles éprouvent. Dans l’esprit l’entendement est la faculté d’appercevoir un objet, d’en avoir l’idée, par l’ébranlement d’une fibre intellectuelle.

L’idée, considérée dans la fibre, n’est que son ébranlement ; dans l’esprit, c’est la modification produite par cet ébranlement ; cette modification est la perception d’un objet, ou le type de cet objet, immédiatement présent à l’esprit, entré même dans l’esprit.

CHAPITRE XVI

De l’origine des idées.

Un objet agit sur un sens : la commotion est portée jusqu’à la fibre sensitive dans le cerveau ; & l’ame a la sensation de cet objet. La fibre sensitive a un rapport déterminé avec une fibre intellectuelle : ce rapport est supposé 1 à 1 sur 3, c’est-à-dire que la fibre intellectuelle est accordée à la douzieme ou à l’octave de la quinte de la fibre sensitive. Celle-ci étant ébranlée, l’autre doit donc fremir aussi. Or la fibre intellectuelle est appropriée à faire percevoir l’esprit comme la fibre sensitive à le faire sentir. Par ce mécanisme le mouvement de la fibre intellectuelle donnera à l’ame la perception ou l’idée de l’objet senti. Voilà tout le mystere de l’origine des idées sensibles, de celles des objets qui frappent les sens extérieurs. Il y a une autre sorte d’idées qu’on nomme spirituelles ou purement intellectuelles, parce que l’objet en est dans l’esprit même : ce sont toutes les idées qu’il a de ses propres opérations. Quelques-uns néanmoins ont soutenu avec Mallebranche, que l’esprit ne connoissoit point ses modifications par l’idée, mais par le sentiment. Selon eux l’esprit n’a point l’idée de sa pensée, de ses volitions, de ses doutes : mais il sent qu’il pense, qu’il veut, qu’il doute, il se sent pensant, voulant, doutant. Locke & ses partisans disent que l’esprit a l’idée de ses propres opérations, & qu’elle lui vient par la réflexion qu’il fait sur ses manieres d’être, sur ses sentimens, ses idées, ses jugemens, ses déterminations, etc. Au fond cette dispute bien appréciée, n’est qu’une chicane de mots qui laisse subsister la difficulté en entier. Car que l’ame ait le sentiment ou l’idée de ses modifications, il s’agit toujours d’expliquer comment ce sentiment, ou cette idée, entre dans l’ame. L’on dit d’un côté : les modifications de l’ame ne sont qu’elle-même modifiée, ainsi l’ame qui sent ses modifications, n’est que l’ame se sentant exister, comme elle existe réellement, de telle ou de telle maniere ; & le sentiment qu’elle a d’une de ses modifications, est inséparable de cette modification-là même. D’accord : mais il en est pourtant distingué. Comme d’ailleurs la dépendance, où l’ame est de son corps, est aussi grande qu’elle puisse être, il faut que le sentiment de ses modifications lui vienne de l’organique du corps. C’est ce qu’il falloit expliquer. Locke dit : l’esprit acquiert des notions de ses opérations par la réflexion ou l’attention qu’il y fait en se repliant sur lui-même. N’est-ce pas là rendre la question plus obscure ? Au moins ce n’est pas la décider ; car on lui répliquera : cette reflexion, cette attention, ce replis de l’esprit sur lui-même & sur ses manieres d’être, est aussi une opération de l’esprit ; quelle en est l’origine corporelle ? Je ne crois pas que personne ait tenté de l’assigner. Ce que je vais dire sur ce point difficile, en mérite d’autant plus l’attention du lecteur.

Nous considérons des fibres mises en mouvement. Elles sont matérielles : comme telles elles ont une force d’inertie dans la raison de leur calibre. La force d’inertie est une résistance au mouvement qui leur est imprimé. La résistance d’une fibre au mouvement est une réaction qu’elle exerce sur l’objet qui la choque, qui la pousse. À cette réaction de la fibre sur l’objet qui la met en mouvement, répond dans l’ame quelque chose d’analogue. La fibre est une fibre sensitive ; l’objet, un objet sensible ; le mouvement de la fibre, celui d’une sensation. La fibre réagit donc sur un objet qui lui imprime un mouvement approprié à une sensation. L’ame exercera une réaction semblable sur sa sensation, qui constituera l’attention, la réflexion, le repli de l’ame sur son état présent, sur ce qu’elle éprouve, sur son sentiment.

L’ame avant la sensation est à sa sensation, comme la fibre en repos, ou avant d’être mue, est au mouvement, c’est-à-dire dans une inertie parfaite, si je puis me servir de ce terme, en parlant d’une substance qui n’est pas matiere. L’ame par cette sorte d’inertie résiste, à sa maniere, à la sensation, comme la fibre au mouvement. Qui est-ce qui ne conçoit que, si la fibre étoit capable de connoissance, elle n’auroit la perception du mouvement qui lui seroit imprimé, que par la résistance qu’elle lui opposeroit ? Ce seroit sa réaction qui fixant son attention, l’avertiroit qu’elle change d’état, qu’elle est modifiée de telle façon. J’ai donc lieu de penser que, l’ame réagissant sur la sensation qu’elle reçoit, l’effet naturel de sa réaction est la perception de cette sensation, l’attention de l’ame à sa modification actuelle. Le principe est appliquable à toutes sortes de modifications de l’ame ; dans toutes il y a une fibre qui résiste au mouvement qui lui est imprimé.

La réaction est toujours proportionnée à l’action, la résistance à l’impulsion, & l’attention de l’ame à la vivacité de ses sensations, à la force de ses perceptions, etc. La fibre mue résiste plus ou moins au mouvement tant qu’il persévere : de même l’ame se replie d’une maniere plus ou moins forte sur ses sensations tant qu’elles durent : son attention s’affoiblit avec elles, parce que la fibre mue résiste moins à mesure que son mouvement se perd. Je n’ai pas dessein d’épuiser cette induction.

CHAPITRE XVII

De la simplicité & de la composition des idées.

Toute idée est simple ou composée. Une idée simple est le résultat du mouvement d’un seul systême de fibres. Une idée composée de deux autres, est le fruit de l’ébranlement de deux systêmes de fibres.

Soit l’idée d’une montagne d’or. Il y a dans le cerveau des fibres dont le mouvement est approprié à l’idée de montagne ; & d’autres pour l’idée de l’or. Sûrement le mouvement du premier faisceau de fibres intellectuelles, ne donnera jamais que l’idée à laquelle il est propre : l’autre ne donnera aussi que la sienne. Mais la vibration de l’un concourant avec celle de l’autre, fera naître le concours des deux idées, ou une idée qui en sera composée ; car une idée composée n’est que la réunion de plusieurs autres, comme un mouvement composé résulte de la réunion d’autres mouvemens. L’esprit a des idées plus composées, je veux dire qui en renferment un plus grand nombre d’autres, quand il y a plus de systêmes particuliers de fibres dont les mouvemens simultanés se combinent dans le cerveau.

Un mouvement composé de deux autres, s’exprime géométriquement par la diagonale d’un quarré dont deux côtés expriment les mouvemens simples composans. Le mot homme est le signe de l’idée composée de deux autres, celles d’esprit & de corps. Il n’y a de mouvement composé, que par la combinaison de deux ou plusieurs autres. Aussi il n’y a d’idée composée que par la réunion de deux ou plusieurs idées, c’est-à-dire, par le concours des vibrations de deux ou plusieurs systêmes de fibres intellectuelles. Il s’ensuit qu’il n’y a point dans le plan organique de pacquet de fibres approprié à une idée composée ; & qu’une idée composée résulte toujours des vibrations d’autant de faisceaux fibreux, qu’il y entre d’idées composantes. Plus on méditera ce point, plus il sera clair & vraisemblable : je n’ai pas le tems de tout dire.

CHAPITRE XVIII

De la décomposition des idées.

Qu’on se rappelle que l’ame réagit sur ses idées, comme les fibres résistent au mouvement qui leur est imprimé ; que cette réaction de l’ame constitue l’attention qu’elle fait à ce qui est en elle ; que cette réaction est proportionnelle à la résistance des fibres au mouvement ; que celle-ci l’est à la force du mouvement ; que par une conséquence nécessaire l’attention que l’ame donne à ses idées est proportionnelle à la force des idées : j’appelle la force des idées, celle de l’agitation des fibres idéales.

Pour une idée complexe, il y a plusieurs pacquets de fibres ébranlés. Ne raisonnons que sur une idée composée de deux autres, & ne considérons qu’une fibre de chaque faisceau. Dans la supposition présente où il y a une idée double dans l’ame, il y a dans le cerveau deux fibres agitées : par leur force d’inertie elles résistent plus ou moins au mouvement, selon qu’elles sont plus ou moins agitées. Supposons l’agitation égale ; la résistance est la même de part & d’autre ; la réaction ou attention de l’ame sur les deux parties de l’idée composée, est aussi égale. Si les mouvemens des deux fibres, gardant toujours entre eux l’egalité de force, diminuent & s’éteignent ensemble, il n’y a point lieu à la décomposition de l’idée. Qu’une cause quelconque vienne à augmenter l’un, l’attention de l’ame pour la partie de l’idée complexe qu’il représente, augmentera en même raison, & elle sera moindre pour l’autre partie. Des deux fibres l’une a un mouvement plus fort que l’autre : des deux idées composantes l’une est plus vive que l’autre. Le mouvement plus foible sera éteint avant le plus fort : l’ame aura encore l’idée plus forte quand elle aura perdu la plus foible. L’instant où celle-ci quittera l’ame, est l’instant réel de la décomposition de l’idée multiple, celui qui sépare les deux idées, celui où l’une persévérant dans l’esprit, l’autre s’évanouit. À quoi bon imaginer ce qui n’est pas ? Les êtres ne se confondent point : ils sont tous impénétrables. Ce qu’on nomme composition & combinaison n’est que réunion. Deux fibres du cerveau ne se confondent point en une seule. Chacune encore garde son mouvement particulier. Leurs vibrations ne s’unissent point dans un seul & même sujet. Ainsi il n’y a point d’idée réellement composée dans le jeu organique. S’il y en a par rapport à l’ame ou dans l’ame, ce ne peut être qu’en ce sens que l’ame a en même tems la perception de plusieurs choses appartenantes à un seul individu ; & cette perception complexe se décompose dès que l’ame ne perçoit plus ces choses que séparément, c’est-à-dire, dès que la simultanéité des vibrations de deux fibres, ou d’un plus grand nombre, cesse.

CHAPITRE XIX

De la liaison de nos idées.

La liaison de nos idées est ou naturelle ou artificielle. Leur liaison naturelle est celle-là même que leurs objets ont entre eux.

Comme rien n’est isolé dans l’univers, tous les êtres ont des rapports les uns aux autres : rapports immédiats, rapports moins prochains, rapports éloignés : rapport de causalité, qui comprend tout ce qu’un être peut opérer à l’égard d’un autre ou de soi-même : rapport d’identité qui forme la double classe des ressemblances & des différences : rapport de contiguité, auquel se rapportent toutes les rélations de tems & de lieu. Substituons à nos idées les mouvemens des fibres intellectuelles qui les occasionnent, nous mettrons entre ces mouvemens la liaison que la nature a mise entre les êtres. Il résulte des rapports des choses entre elles, un accord merveilleux dans la nature. Il est possible que la même harmonie existe entre les vibrations des fibres de notre cerveau, chargées de nous donner les idées des choses. Un objet ne m’en rappelle pas mieux un autre qui lui a rapport, que l’idée du premier ne reveille dans mon esprit celle du second. N’est-il pas évident que cela ne vient que de ce qu’il y a entre ces deux idées, entre les deux ébranlemens de leurs fibres correspondantes, toute la liaison qui est entre les objets mêmes ?

Supposé que tous les cerveaux soient façonnés sur le même modele, & le systême des fibres le même dans tous, la consonance naturelle des idées ne différera point d’un individu à l’autre. Nos idées peuvent avoir encore une autre liaison entre elles, engendrée par la coutume, l’éducation, les intérêts, & mille autres accidens. Cette association artificielle des idées varie d’une nation à l’autre, même d’un individu à un individu. Elle peut être bizarre au point de contredire directement la liaison naturelle.

L’idée de la divinité est tellement associée à celle de la figure humaine, dans l’esprit d’un antropomorphite, que l’une ne va jamais sans l’autre. Cette connexion est au dernier point d’absurdité & de force. Accoutumé à voir Dieu peint sous une figure humaine, à entendre répéter par ses parens & les ministres de sa réligion, que cet être a un corps semblable à celui d’un homme, cette accoutumance a mis une telle analogie entre les mouvemens fibrillaires de l’idée de Dieu, & de l’idée d’un corps humain, qu’ils se combinent toujours ensemble dans son cerveau. Cette combinaison, loin d’être naturelle, est contre nature ; mais la multiplicité des sensations entrées de bonne heure dans l’ame par les yeux & par les oreilles, l’ont engendrée en accoutumant les vibrations des deux pacquets de fibres à se répondre l’une à l’autre, & à se reproduire l’une l’autre. Je conçois l’affinité naturelle de deux, trois & plusieurs fibres du cerveau comme une disposition originelle à se répondre par leurs vibrations ; d’où une réciprocité entre leurs mouvemens, qui fait la liaison naturelle des idées, laquelle a sa raison dans le rapport naturel des choses. Je pense qu’un rapport artificiel établi par la coutume, & telle autre cause fortuite, entre des choses très-disparates, fondera aussi une liaison de même nom entre les mouvemens fibrillaires que la nature n’avoit point liés. La vertu de cette correspondance fera que l’une ne sera pas plutôt en mouvement, qu’une autre ne s’y mettra aussi : ce qui arrivera à toutes celles que l’art aura associées. La réciprocité de ces mouvemens est l’association des idées.

Nos préjugés, nos erreurs, nos préventions, quelle qu’en soit l’espece, ne s’engendrent point autrement ; si pourtant il est permis de prononcer sur une matiere aussi délicate.

CHAPITRE XX

Du jugement, & de la connoissance intuïtive.

Les objets ont des rapports entre eux, réels ou imaginaires, peu importe ici ; les rapports des objets entre eux en mettent de semblables entre les vibrations des fibres ; & ceux-ci en produisent de semblables encore entre les idées de l’entendement.

Tous ces rapports se ressemblent : pourquoi ? Parce que quand les objets frappent ou meuvent les fibres, ils les meuvent dans le rapport qu’ils ont entre eux ; & que les fibres mues dans tel rapport, donnent à l’esprit des idées dans le même rapport.

Ainsi deux idées sont entre elles comme les vibrations ou mouvemens des fibres, comme les impressions des objets sur les fibres, comme les objets mêmes.

Les fibres, par leur inertie, résistent au mouvement ; & l’esprit réagit sur ses idées. Les résistances sont entre elles comme les mouvemens ; & les réactions de l’esprit sur ces idées sont entre elles comme les idées. La perception du rapport de deux idées constitue le jugement.

Mais comment l’esprit perçoit-il le rapport de deux idées ? Par la comparaison qu’il fait de l’une & de l’autre. C’est ne rien dire : en quoi consiste cette comparaison ?

Quand l’esprit juge, je ne vois dans le cerveau que deux mouvemens de fibres & deux résistances, puis le rapport des deux résistances égal à celui des deux impulsions. Il ne peut y avoir dans l’esprit que les analogues de ces choses ; savoir deux idées, deux réactions de l’esprit sur ces idées, & le rapport des deux réactions semblable à celui des deux idées.

Le jugement dans le cerveau n’est ni les deux mouvemens, ni les deux résistances. Je soupçonne qu’il est le rapport des deux résistances égal aux deux mouvemens. En effet si le cerveau jugeoit, ce seroit par le rapport des deux résistances des fibres qu’il jugeroit de celui des deux mouvemens.

Dans l’esprit le jugement, ou la perception du rapport des deux idées ne sera donc que le rapport de ses deux réactions sur les deux idées. Cela paroît fort vraisemblable. On a vu que l’esprit en réagissant sur ses modifications, en a la perception : donc en réagissant sur deux idées qui lui sont présentes, selon le rapport qu’elles ont, il les percevra ou les connoîtra selon leur rapport réel. Qu’est-ce que percevoir deux idées selon leur rapport, si ce n’est percevoir le rapport de deux idées ? Mais percevoir le rapport de deux idées, c’est juger. Donc l’esprit juge, en réagissant sur deux idées, selon leur rapport ; donc la réaction de l’esprit sur deux idées qu’il a, est la perception du rapport des idées.

Ce rapport est-il immédiat, l’esprit le saisit immédiatement : ce qu’on nomme une intuïtion, une perception ou connoissance intuïtive, le fondement de l’évidence, le plus haut degré de la certitude.

CHAPITRE XXI

Du raisonnement, & de la connoissance démonstrative.

Le rapport de nos idées n’est pas toujours immédiat, non plus que celui des mouvemens des fibres, non plus que celui de leurs objets. L’intervalle est rempli d’un, deux ou plusieurs intermédiaires. L’esprit n’a l’intuïtion que des rapports immédiats : il ne peut donc saisir les rapports éloignés que par la perception des intermédiaires.

Deux fibres intellectuelles, a & c, sont mues : l’esprit a deux idées, a & c. Le rapport du mouvement d’a, au mouvement de c n’est pas immédiat, ni celui des idées a & c. Il y a un intermédiaire, le mouvement d’une fibre telle que b, approprié à l’idée b. La liaison d’a & de c n’est point perçue, parce que l’affinité des mouvemens d’a & de c n’est pas assez intime. Cette perception dépend du mouvement de b ou de l’idée b, qui ne sont pas encore, l’un dans le cerveau, l’autre dans l’esprit. Elle en dépend, parce que a a un rapport immédiat avec b, & b avec c. Je veux dire que, a n’ayant de liaison à c que par b, autrement par la liaison d’a à b, & de b à c, c’est b qui doit faire saisir la liaison d’a à c. L’attention de l’esprit est portée toute sur a ; le mouvement d’a augmente & agit seul d’abord dans le cerveau. Mais le mouvement d’a a un rapport immédiat avec celui de b ; donc a fait mouvoir b ; donc l’idée a est présente à l’esprit avec l’idée b qu’elle excite : il réagit sur a & b, & en perçoit intuïtivement le rapport. Son attention ensuite se fixe sur b. Or b ayant une connexion intime avec c, parce que b a dans son mouvement organique tout ce qu’il faut pour obliger c de lui répondre, les idées b & c deviennent présentes à l’esprit ; & il en perçoit le rapport comme il a fait celui d’a & de b. L’esprit a donc passé d’a à b, & de b à c. Il a perçu la liaison d’a avec b & la liaison de b avec c ; il perçoit ainsi, que l’idée a est liée à l’idée c par l’idée b. Voilà la méchanique du raisonnement lequel devient plus ou moins composé & compliqué, selon qu’il y a plus ou moins d’intermédiaires entre deux idées, selon que leur rapport est plus ou moins éloigné.

On conclut de-là que le raisonnement est une continuité de perceptions, une suite de jugemens qui se tiennent intimement. Une démonstration est une chaîne d’intuïtions qui font percevoir à l’esprit la convenance éloignée de deux idées, qu’il ne saisit pas d’une maniere immédiate. Nos connoissances acquises par cette voye sont des connoissances démonstratives.

On sent avec quelle rapidité je coule sur les matieres, entraîné par le torrent des choses.

CHAPITRE XXII

Troisieme suite des loix de l’union de l’esprit au corps.

Je voudrois concentrer en un point, ce que j’ai dit des opérations de l’entendement. Tout pose, si je ne me trompe, sur le principe suivant.

Loi 8.

Tout ce qui est dans l’entendement humain, a la raison de son existence dans le jeu des fibres intellectuelles du cerveau.

C’est encore un corollaire de la seconde loi ; & à peu de chose près un vieil axiome que quelques modernes ont contredit trop légérement.

CHAPITRE XXIII

De la volonté & de la liberté.

Les volitions de l’ame dépendent, avons-nous dit, des ébranlemens des fibres volitives, qui composent le troisieme plan fibreux du cerveau. On se rappelle aussi que trois faisceaux de fibres correspondans, pris un dans chaque plan, sont supposés être entre eux dans la raison harmonique 11 sur 31 sur 5, laquelle constitue l’influence des uns sur les autres.

Une volition est, pour le cerveau, le mouvement d’un certain systême de fibres. Dans l’ame c’est ce qu’elle éprouve en conséquence du mouvement des fibres, c’est une inclinaison à quelque chose, une complaisance dans cette chose-là. En effet le propre du mouvement des fibres volitives est de faire vouloir l’ame, de la porter, de l’incliner à quelque chose. Ce quelque chose est une sensation ou une idée. Ce doit être ce qui produit le mouvement des fibres volitives : or elles ne sont mues que par l’action des fibres intellectuelles & des fibres sensitives. Pour la liberté, elle est le pouvoir de faire ce que l’on veut, quoique l’on veuille. L’exercice de la liberté dépend du mouvement des muscles. Ceux-ci exécutent ce que la volonté veut ; ils l’exécutent par l’action des fibres volitives sur les fibres musculaires qu’elles remuent à leur gré. On sait que les fibres musculaires s’anastomosent, à leur origine, à des fibres nerveuses.

Je remue le bras ; cet acte est libre, parce que je veux le produire, & que la liberté étant à mon égard le pouvoir de faire ce que je veux, un acte libre, quant à moi, est l’exercice de ce pouvoir que j’ai, l’exécution de ma volonté. Le mouvement de mon bras est exécuté par les fibres des muscles qui y sont attachés. Les fibres des muscles sont remuées par les fibres volitives auxquelles elles tiennent. L’ébranlement des fibres volitives est le produit du jeu des fibres intellectuelles & des sensitives. Enfin le jeu des organes intellectuels & sensitifs, est soumis à l’action des objets. Cela veut dire que la liberté est déterminée à l’acte par la volonté ; que la faculté de vouloir est elle-même déterminée par celles de sentir & de penser, & celles-ci par les impressions des objets sur les sens. Je ne veux pas en dire davantage : j’aime mieux laisser le lecteur méditer. Il m’aura compris & suivi, s’il conclut que toute l’activité de l’esprit réside dans la volonté, autrement dans les vibrations des fibres volitives, l’esprit n’agissant que parce qu’il veut agir, & ne le voulant que par les vibrations des fibres propres à lui en donner le vouloir ; que l’esprit ne veut que parce qu’il a un motif de vouloir ; qu’en un mot ce motif est dans lui, mais toujours par l’entremise du corps, en vertu de l’union.

CHAPITRE XXIV

Continuation du chapitre précédent. Nouvelles réflexions sur l’activité des esprits.

On entend communément par l’activité des esprits, une force qu’on suppose qu’ils exercent sur leurs modifications, & par elles sur les fibres organiques du corps. Cette force ne peut être que la réaction immédiate de l’esprit sur ses sensations & ses idées, & médiate sur leurs fibres correspondantes. Elle est analogue à l’activité des fibres, laquelle est la force d’inertie en vertu de quoi résistant au mouvement, elles réagissent sur les objets qui les meuvent.

L’esprit réflechit sur ses modifications, les compare, les unit, les sépare, s’y complaît, prête son attention à celles-ci, la refuse à celles-là, préfere une maniere d’être à une autre ; il est dit encore remuer le pied, le bras, etc. Tel est l’exercice de son activité. Si nous désespérons de voir cela dans l’ame, nous en avons une image dans le jeu de la machine ; consultons-la, en nous bornant à un exemple sensible.

Deux fibres sensitives, ébranlées par l’action de deux objets sur les organes externes, donnent deux sensations à l’ame. Un mouvement est dans l’ordre de la structure des fibres, l’autre contre cet ordre. En conséquence il y a une sensation agréable & une sensation douloureuse. Chaque fibre résiste au mouvement, & réagit sur son objet dans la raison de ce rapport différent. L’ame réagissant de la même sorte sur ses sensations, en perçoit la différence. Les perceptions sont vives comme les sensations. L’intensité du mouvement des fibres sensitives fait vibrer les volitives en vertu de leur affinité. L’ame veut, & que veut elle ? Ce que ses sensations dans le cas présent, ou ses idées dans d’autres circonstances, lui font vouloir ; car les ébranlemens des fibres volitives sont de l’espece des vibrations des fibres sensitives & des intellectuelles, comme les trois especes de fibres sont d’un ordre correspondant, puisque tel ordre de fibres d’un plan du cerveau ne peut ébranler que les ordres analogues des autres plans. Ici donc l’ame se complaît dans la sensation du plaisir & veut y persister, & en même tems elle désire la cessation de la douleur. Aux fibres volitives répondent des fibres musculaires qui leur communiquent par un contact immédiat : fibres motrices prêtes à exécuter le choix ou la volition de l’ame. En effet les vibrations des fibres volitives ayant tout ce qu’il faut pour mouvoir les musculaires, celles-ci sont mues, & portent le corps, au gré de l’ame, vers l’objet de la sensation plaisante, & l’éloignent de l’objet de la douleur ; aussi ces actes sont libres. Qu’on ne mesure pas la promptitude des opérations, par le tems qu’il faut pour les décrire. Mais je voulois ôter tout équivoque, afin que l’on fût plus en état de décider soi-même d’où partent originairement les déterminations de l’ame ou l’exercice de son activité.

Au reste en substituant les idées aux sensations, les unes & les autres ayant un empire égal sur la volonté, on raisonnera de tous les actes de l’entendement pur, comme de ceux qui regardent singuliérement la sensibilité.

CHAPITRE XXV

Quatrieme suite des loix de l’union de l’esprit au corps.

Loi 9.

La cause des déterminations de l’ame est dans l’ame par l’intervention du corps.

La cause des déterminations de l’ame est dans l’ame ; c’est une idée ou une sensation : & une idée n’est dans l’ame que par le mouvement d’une fibre intellectuelle ; une sensation n’y entre aussi que par le mouvement d’une fibre sensitive.

On n’oubliera pas que j’ai supposé les trois plans des fibres entre eux dans la raison harmonique, ou telle autre, qui produit la communication de leurs ébranlemens, & l’affinité des trois opérations subséquentes.

Sans contredit, si l’ame ne fait que peu ou point d’attention à ses idées & à ses sensations, elles n’exciteront point la volonté. Cela suffit-il pour regarder l’attention de l’ame ou sa réaction sur ses modifications comme la cause productrice des déterminations de la faculté de vouloir ? Non assurément. Cette attention est elle-même le produit de la vivacité de l’idée & de la sensation : elle en est une dépendance, la réaction étant nécessairement proportionnée à l’action.

L’ame réagit sur toutes ses manieres d’être, sur ses volitions, comme sur ses idées. Mais le fruit de sa réaction n’est jamais que le sens intime de sa situation présente. Elle ne se sent point elle-même, ne pénétrant point le fond de sa substance : elle sent seulement ses modifications : & ce sentiment est distinct dans elle, de ses modifications, ainsi que dans les fibres organiques mues, leur résistance au mouvement est quelque autre chose que leur mouvement.

CHAPITRE XXVI

Des habitudes de l’esprit : comment elles se forment.

Une fibre mue d’une certaine façon acquiert de la disposition à ce mouvement.

Sa disposition se fortifie par de semblables vibrations souvent répétées, & rarement traversées d’autres vibrations disparates. Son accoutumance à vibrer de telle maniere, peut être à un point de force, qu’elle ait une très-grande peine & quelquefois une impossibilité physique à vibrer autrement. Je vois deux choses dans une fibre ainsi disposée par des actes multipliés : d’abord une très-grande facilité pour telle sorte de mouvement, puis une difficulté d’autant plus grande pour toute autre sorte, selon qu’elle sera plus ou moins opposée à la premiere.

Ce principe de toutes les habitudes de l’esprit, indique comment il faut s’y prendre pour les fortifier, les combattre, les affoiblir, les éteindre ; & je n’ai promis que des principes.

CHAPITRE XXVII

Des passions : des transports passionnés.

Les passions sont des habitudes de la volonté, que des idées & des sensations vives déterminent constamment pour telles manieres d’être ; autrement une forte accoutumance des fibres volitives à se mouvoir de telle façon, par l’action des fibres sensitives & intellectuelles. Je tiens parole : je dirai pourtant un mot des transports de la passion. Ils naissent de la violence avec laquelle la présence des objets, ou à son défaut la force de l’imagination, agite les fibres sensitives, idéales, volitives, musculaires : tous ces mouvemens sont si rapidement accélérés, qu’ils semblent se confondre en un seul : les réactions sont également furieuses & confuses ; l’attention de l’ame n’étant fixée sur rien de ce qui se passe en elle, dans ce trouble, elle ne sent ni ce qu’elle veut ni ce qu’elle fait ; & après l’accès, il lui paroît qu’elle étoit hors d’elle-même.

CHAPITRE XXVIII

De la mémoire & de la réminiscence.

Si l’on a bien médité le chapitre 19 (de la liaison tant naturelle qu’artificielle de nos idées), & le 26 (des habitudes de l’esprit), on aura deviné une partie de ce que j’ai à dire sur la mémoire & sur la réminiscence.

Une fibre mue d’une certaine façon se plie dès lors à cette sorte de mouvement. Agitée souvent du même mouvement, elle en prend l’habitude.

Plusieurs fibres mues successivement dans un certain ordre, sont disposées à se mouvoir dans le même ordre. Mues souvent dans cet ordre, elles s’en font une habitude, laquelle lie tous leurs mouvemens dans le cerveau, & toutes les idées qu’ils portent à l’ame. Cette habitude est la mémoire du sujet matériel, la faculté qu’ont les fibres de vibrer, selon l’espece & l’ordre des vibrations qu’elles ont éprouvées d’autres fois : à quoi répond la mémoire de l’ame, ou la faculté d’avoir de nouveau des idées qu’elle a déjà eues, & selon l’ordre qu’elle les a eues. Suivant cette disposition des fibres organiques, & de la substance pensante, il suffira qu’une cause quelconque, (la présence des objets, une commotion interne qui lui ressemble) excite la premiere fibre à se mouvoir, pour que toutes celles qui lui tiennent par l’affinité du mouvement dont il s’agit ici, lui répondent, chacune à son rang : ce qui fait le rappel, la réproduction des idées de l’esprit.

La facilité de la mémoire vient de la mobilité des fibres : plus elles seront mobiles, plus vîte elles contracteront l’habitude de se mouvoir de telle maniere, avec telle subordination de leurs ébranlemens. Son étendue dépend du nombre, plus grand ou moindre, des fibres qui peuvent s’habituer à vibrer successivement les unes par les autres. On trouve une mémoire forte & tenace dans le cerveau dont les fibres retiennent plus fortement l’habitude contractée. La retention des fibres est l’effet naturel de leur ressort organique, & aussi de la fréquence des vibrations. Enfin les fibres perdent leur habitude par le non-usage, & par une pratique contraire : en vibrant autrement, selon une nouvelle combinaison, la disposition qu’elles avoient à la précédente, s’affoiblit & s’éteint.

On ne confondra pas la mémoire avec la réminiscence : la réproduction des idées avec le sentiment de cette réproduction. Car la réminiscence est ce par quoi l’esprit perçoit que telle modification, loin de lui être nouvelle, n’est que la répétition d’une autre semblable qu’il a eue auparavant. Voici la raison que j’en puis donner.

Les fibres quand elles ont déjà vibré d’une certaine façon, ont pour ce mouvement une aptitude qu’elles n’avoient pas avant : elles exécutent donc plus facilement la seconde vibration que la premiere, & plus aisément encore la troisieme que la seconde. Cette facilité est la réminiscence des fibres. Supposons leur de la connoissance, c’est à cette facilité qu’elles découvriront avoir déjà eu tel mouvement. Car qu’y a-t-il de plus dans la seconde vibration que dans la premiere ? Cette facilité-là seule, rien davantage. On voudroit donc envain rapporter la réminiscence à autre chose. Or ce qui répond dans l’ame à la facilité des fibres pour répéter un mouvement, est sa réminiscence, ce à quoi elle reconnoît qu’elle a déjà éprouvé telle maniere d’être qu’elle éprouve actuellement.

CHAPITRE XXIX

De la cause physique de l’imagination ; & de ses effets.

Il semble qu’il soit difficile de se former une notion précise de l’imagination. Ne seroit-ce point qu’on abuse de cette faculté lorsqu’on en parle, & qu’aulieu de l’analyser en physicien, on se plaît à la décrire en orateur, & à la peindre en poëte ?

L’imagination a quelque chose de commun avec la mémoire, qui les a fait confondre. Elles ont aussi leur caractere distinctif, qui devoit empêcher la méprise. La mémoire est une réproduction exacte des idées de la maniere & dans la combinaison qu’elles ont été présentes une autre fois à l’ame. L’imagination reproduit aussi des idées, mais elle les altere, elle les grossit, les affoiblit, en dérange l’ordre. Tout ce qu’il y a de naturel & de vrai dans le rappel des idées, appartient à la mémoire : au reste la vérité de ce retracement est sa conformité avec la maniere dont ces idées ont existé auparavant. Tout ce qu’il y a de changé, tant à l’égard des idées que pour leur combinaison, est imaginé.

Après avoir ainsi établi les droits respectifs de ces deux facultés, je vais chercher ce qui fait que le sensorium en reproduisant les vibrations des fibres, les altere, en change l’ordre ancien pour leur en donner un nouveau : ce sera sûrement la cause physique de l’imagination. Cette cause est toute interne, car les phantômes de l’imagination existent dans l’absence des objets, souvent même leurs objets sont des êtres chimériques. Les observations des modernes & sur tout celles de Mr Lorry, dont l’académie royale des sciences de Paris a loué l’importance & l’exactitude, nous ont assuré que le cerveau a deux mouvemens, l’un qui répond à celui du cœur, l’autre à celui de la respiration. Ils suivent l’impression des mouvemens générateurs, & se font sentir totalement dans la substance du cerveau, du cervelet, de la moëlle allongée jusqu’à l’origine artérielle. Je les regarderois volontiers comme destinés à faire jouer l’imagination. Ne peuvent-ils pas être tellement accélérés, que quelques fibres en soient ébranlées ? Ces fibres seront à coup sûr les plus mobiles, celles qui ont été & le plus souvent & le plus fortement mues. Les vibrations seront altérées parce que la commotion du cerveau n’agira pas précisement comme la cause motrice naturelle. Les mouvemens d’une fibre étant altérés n’auront plus la faculté de mouvoir ses analogues. La suite des fibres mues ne le sera donc point en vertu d’aucune affinité, mais par la commotion seule du cerveau, dont elles sentiront l’effet : ce qui donnera lieu à toutes sortes de bizarreries dans la succession des idées, connues sous les noms d’écarts, égaremens, désordre des images, conceptions décousues, etc.

Le double mouvement du cerveau obéit à toutes les variations de la systole & de la diastole du cœur, de l’élévation & de l’abaissement du thorax ; & ces mouvemens de la machine vivante dépendent de la nature du sujet, de la complexion des fibres pulmonaires, & de celles du cœur, de la tension de leur ressort & de sa qualité, en un mot de tout ce qui concourt à gêner ou faciliter, à rallentir ou accélérer, à affoiblir ou augmenter leurs oscillations. Ce fond très-riche de combinaisons fournit à la nature de quoi diversifier les imaginations humaines, & de remplir les nuances qu’il y a, de la plus forte à la plus foible dans les deux sexes.

Mille accidens dérangent l’action naturelle du cœur : mille autres retardent ou précipitent le mouvement d’inspiration & d’expiration ; le cerveau en ressent le contre-coup.

On a soupçonné encore le même viscere susceptible d’agitations convulsives, ce qui mérite au moins l’attention des anatomistes. Que d’effets étranges résulteront de ces causes malignes ! Faites en l’application, je vous prie, à tout ce que vous savez de l’enthousiasme de quelques cerveaux, du fanatisme de certains esprits, de la singularité des songes, des égaremens de l’ivresse, des extravagances du délire, des visions & apparitions prétendues, & de tant d’autres déréglemens, effets ordinaires de l’imagination ; vous vous mettrez en état de juger par vous-même, quel rang mes conjectures méritent parmi les vraisemblances.

CHAPITRE XXX

De la méditation.

Lorsque l’envie insatiable de savoir applique l’ame à un objet, & lui en fait considérer attentivement chaque partie, l’opération par laquelle son attention est portée successivement de l’une à l’autre, se nomme méditation : opération pénible, le tourment des ames superficielles, les délices des esprits profonds qui aiment à voir une chose sous ses faces différentes, qui ne sont pas contens s’ils n’en ont épuisé tous les rapports, dans qui une premiere vérité connue est l’envie & la facilité d’en connoître une seconde.

La méditation appartient à plusieurs facultés de l’ame : à la mémoire qui rappelle le sujet dont on veut s’occuper, avec ses circonstances & dépendances ; à l’entendement qui se rend attentif à chaque point, perçoit, compare, compose, décompose, juge, démontre ; à la volonté qui commande tout cela. Quand les opérations de l’esprit ne sont pas excitées immédiatement par l’action actuelle des objets, nous les rapportons aux déterminations de la volonté. Il n’y a point ici d’équivoque. S’il y en avoit, la neuvieme loi de l’union la feroit disparoître.

D’un autre côté, j’ai suffisamment expliqué le physique de la méditation, en développant la méchanique des opérations dont elle résulte en entier ; sur-tout du rappel des idées & de leur décomposition. Car l’unique moyen de découvrir tout ce qu’il y a dans un objet, c’est de l’examiner en détail, d’en anatomiser les parties, jusqu’à ce que la simplicité du sujet ne donne plus de prise à la division.

Mon dessein a été d’observer la maniere d’être de l’esprit & du corps à l’égard l’un de l’autre. L’union intime de ces deux substances a offert à mon examen trois phénomenes principaux ; la préexistence de l’esprit dans le germe corporel ; la fécondation de l’esprit, si je puis me servir de ce mot, dans la conception du foetus ; l’exercice des facultés de l’esprit par le jeu des organes. Quant au premier état de l’esprit je n’ai pu le concevoir autrement dans le germe, que réduit à une stupidité profonde, ayant la capacité de sentir & de penser sans aucune sorte de sentiment ni de pensée. À la fécondation du germe, l’esprit est sorti de son engourdissement : il a pris son premier essor, dès la dilatation primitive du corps : ses facultés se sont déployées en raison du développement corporel ; & une certaine organisation l’a mis en état de sentir, de penser, de vouloir, de se ressouvenir. J’ai cherché le plan du systême intellectuel dans l’appareil intérieur du cerveau & de ses appendices. N’y trouvant que des faisceaux de fibres, j’en ai assigné pour la sensibilité, pour l’entendement, pour la volonté ; la répétition de leurs mouvemens devoit constituer la mémoire. Différens ordres de fibres, mus diversement, avec des variations de force, ont été destinés à imprimer à l’ame des sensations diverses pour le genre, l’espece & l’intensité.

L’entendement s’est déployé par d’autres fibres dont les vibrations & les combinaisons de ces vibrations m’ont découvert l’origine des idées, leur composition & décomposition, leur affinité, leur comparaison, leur suite. Les fibres sensitives & les intellectuelles ont agi sur les fibres volitives qui ont été ébranlées ; l’ame, ainsi déterminée à vouloir, a voulu. Les fibres volitives ont ensuite sollicité les muscles à agir selon les impressions qu’elles leur donnoient ; le corps a exécuté les ordres de l’ame. Enfin j’ai compris que si des fibres qui agitées d’abord d’une certaine façon avec une certaine coordination de leurs mouvemens, avoient produit dans l’ame, telle maniere d’être, telle succession d’idées, venoient à répéter leurs mouvemens dans le même ordre, elles y reproduiroient la même maniere d’être, la même série de pensées ; ce qui fait la mémoire ; que si une cause étrangere pouvoit, en réveillant ces mouvemens, y changer quelque circonstance, en déranger l’ordonnance, elle occasionneroit les effets attribués à l’imagination.

C’est ainsi que, méditant l’influence réciproque des deux substances unies & distinctes, l’une sur l’autre, j’ai ébauché la physique des esprits.

  1. Le systême de Mane’s, plus ancien que lui, ne mérite pas la moindre attention. Il étoit trop foible, pour être bien réfuté. C’est ce qui a fait sa grande vogue pendant deux siècles. Car rien n’est moins philosophique que d’expliquer des effets sensibles par un principe inconnu.
    Peut-on avancer sans présomption que des causes générales & défectueuses soient plus dignes d’une intelligence infinie, que des causes particulières, exemptes de vice ? Connoissez-vous assez l’Essence Divine, pour décider ce qui lui convient le mieux ? Cette Métaphysique est incertaine & dangereuse.
    Les Théologiens ne sont guère conséquens, lorsque, d’après st. Basile, ils rapportent l’origine du mal à la liberté de l’homme, & qu’ils soutiennent avec un autre Docteur, que Dieu peut, sans détruire ce libre arbitre, l’incliner infailliblement vers le bien.
    Lactance dit sérieusement que les biens sont mêlés de maux, pour nous faire mieux goûter les premiers. Ainsi le mal est l’assaisonnement du bien. Les ombres d’un tableau en font fortir les couleurs. Dieu a voulu nous rendre le plaisir plus piquant en le mêlant d’amertume. Est-ce aussi pour nous donner une idée plus précise du juste, qu’il nous fit capables d’injustice ?
    Quelques-uns se contentent de dire que le mal est entré dans le Monde par le péché d’Adam. Mais un mystère n’est point éclairci par un autre plus grand. D’ailleurs c’est une règle de la plus sage critique, qu’on ne doit faire intervenir la Révélation, que pour ce qui n’est pas susceptible d’une explication naturelle.
    Peut-il y avoir du mal sous le gouvernement d’un Etre infiniment bon ? Bayle vouloit que l’on répondît à cette question, par l’axiome, ab actu ad posse valet consequentia. Je doute que BAYLE fût homme à se contenter d’une pareille réponse.
  2. Il est à croire que l’ignorance des causes physiques a fait naître la premiere pensée de recourir à une cause finale. Mais il y a plus que de l’ignorance à la rejeter tout-à-fait. Probablement si l’esprit humain avoit toujours pu se répondre de découvrir la raison physique ultérieure des choses, il ne se feroit point contenté d’une cause peu satisfaisante pour un Philosophe. La Volonté d’un premier Etre n’a rien de physique, & il n’y a recouru qu’à regret. Sa répugnance est raisonnable : car c’est là que doivent finir ses recherches, & aboutir ses raisonnemens. Cependant, s’il n’y a pas une progression infinie de causes & d’effets, il faut qu’il y vienne tôt ou tard. Il est vrai aussi qu’en bonne Philosophie, on ne doit recourir à la cause finale, que lorsqu’on peut croire raisonnablement avoir épuisé toute la série des causes secondes.
  3. Quod si ità est, verè exposita est illa sententia ab Epicuro, quod aeternum beatumque fit, id nec habere ipsum negocii quidquam, nec exhibere alteri : ità neque irâ neque gratiâ teneri, quod quae talia essent, imbecilla essent omnia. Cicero de Nat. Deorum. Lib. I.

    Omnis enim Divûm per se natura necesse est
    Immortali aevo summa cum pace fruatur,
    Semota à nostris rebus, sejunctaque longè.

    Lucretius. Lib. I.
  4. Deuteronome Chap. XXIV. Vers 16. 2 Rois Chap. XIV. Vers 6.
  5. Voyez le Commentaire sur la Bible, tiré de divers Auteurs Anglois, Tome V. première partie, pag. 127. Voici la réflexion du Commentateur à ce sujet, d'après Mrs. Saurin, Le Clerc & Stakhouse. « Il est vrai, dit-il, que selon les loix divines & humaines, les enfans ne doivent être mis à mort pour leurs peres. Mais cette regle ne regarde que les hommes, elle n'est point applicable aux jugemens de Dieu. » On en donne les raisons qui se réduisent à celle que je trouve dans le même commentaire, au même Tome, seconde partie, page 190. « La loi expresse qui défend de punir les enfans pour les crimes de leurs peres, ne regardoit que les Tribunaux humains & n'étoit destinée qu'à en regler les sentences, mais elle ne peut avoir lieu par rapport à ce grand Être qui sait faire passer de la mort à la vie, & mettre ainsi ceux, dont il abrége les jours, dans la possession d'une gloire inaltérable & éternelle. »
    Il ne faut se servir de ces sortes d'argumens qu'avec une grande économie, & seulement après avoir éffacé tous les autres. Quelque légitime qu'en soit ici l'application, elle pourroit être ailleurs très-dangereuse. Les Prêtres payens n'avoient point d'autre raisonnement pour excuser & autoriser les crimes de leurs Dieux. Ces Êtres ont un droit & des priviléges particuliers, disoient-ils Sunt Superis sua jura.
  6. Nihil est contra Dei voluntatem, cum nihil sit præter ejusdem voluntatem. NEMES :
    L’homme ne peut donc pas offenser Dieu, sa nature étant trop sublime & tout-à-fait inaccessible aux traits de l’Etre fini ? Ses blasphèmes ne pénetrent donc pas jusqu’au ciel ? Et celui qui peut tourner à son gré toutes nos facultés, n’est pas fondé à se plaindre qu’elles lui soient contraires? Il seroit aisé de pousser cette objection. Mais pour y répondre, il faut d’abord faire disparoître tout terme équivoque. Qu’entendez-vous par offenser Dieu ? Est-ce l’outrager, lui faire une injure dont il conçoive un déplaisir réel, qui trouble sa félicité ? Alors j’avoue la conséquence dans toute son extension. Elle est exacte. Mais si ces mots, offenser Dieu, signifient simplement encourir sa disgrace, ou plutôt mériter la peine qui, selon ses décrets immuables, marche à la suite du vice, comme l’ombre suit le corps ; je nie la conséquence & le conséquent, faux l’un & l’autre, & tout-à-fait étrangers à mon sujet. Dieu punit, puis il récompense, sans qu’un sentiment d’amour succède dans lui à un mouvement de vengeance. Son essence immuable ne passe point d’un état à l’autre. Mais cette immutabilité contraste avec les apparences. Voilà le mystere. Si j’entreprenois de le pénétrer, je commencerois par dire que la Nature Divine est éternellement unie à ce qui est bon, & éternellement incompatible avec ce qui est mauvais. Puis je m’arrêtois tout à coup, ne voyant au delà qu’imperscrutabilité.
  7. ABADIE, Traité de la Vérité de la Religion Chrétienne, §. I. Chap. IV.
  8. Je ne crains point d’avancer ici que, s’il y avoit une seule inutilité réelle dans la Nature, il seroit plus probable que le hasard eut présidé à sa formation, qu’il ne le seroit qu’elle eût pour auteur une Intelligence parfaite. Car il est plus singulier qu’une Intelligence infinie agisse sans dessein, qu’il ne seroit étonnant qu’un principe aveugle se conformât à l’ordre par pur accident.
  9. Voici un essai en ce genre. Je le transcris d’autant plus volontiers qu’il est d’une bonne plume.
    « Chaque chose tient son rang dans la Nature ; mais l’homme qui tient un rang dans le Monde, & qui le fait, est plus parfait que toutes les autres choses & plus cet esprit se trouve renfermé dans un petit espace, plus il est merveilleux, puisque par un prodige particulier, il assemble quand il lui plait, dans un atome, la Terre & les Cieux, ce que nous voyons & ce que nous ne voyons pas des immenses espaces qui nous environnent, qu’il parcourt toutes les parties de l’Univers sans se mouvoir, d’une manière plus admirable & plus surprenante que s’il se mouvoit, qu’il assemble dans la simplicité d’un homme le passé, le présent & l’avenir, la vie & la mort, la lumière & les ténèbres, les éléments les plus contraires & les qualités les plus incompatibles.
    De toutes les choses que nous voyons, l’homme est la seule qui sent sa misère & son indigence ; elle est donc la plus parfaite. Il n’y a qu’un Etre plus noble & plus élevé que les autres qui puisse être misérable, puisqu’il se fournit l’Etre que par la connoissance.
    Qu’est-ce donc que l’homme qui se trouve toujours pauvre & toujours misérable dans quelque degré de prospérité qu’il parvienne ? Il faut que ce soit un Etre dont l’excellence est disproportionnée à tout ce que nous voyons. Ainsi le sentiment de notre indigence est un des plus grands caractères de notre grandeur.
    J’avoue que notre esprit & notre cœur sont également insatiables. L’un n’est jamais las de connoitre, l’autre n’est jamais las de désirer. Mais ce qui fait leur différence en cela, marque leur perfection.
    Le désir de connoitre marque à la vérité qu’un homme n’a pas toutes ses connoissances, c’est-à-dire, qu’il n’est pas infini ; mais il fait voir qu’un homme peut connoitre toutes, & qu’ainsi son excellence n’est point limitée à cet égard.
    Il en est de même des désirs du cœur de l’homme, qui renaissent incessamment & qui ne trouvent rien qui puisse les satisfaire. Ils sont donc à la vérité que l’homme n’a pas tout ce qu’il faut pour être heureux, mais ils marquent en même tems, que tous les avantages temporels sont incapables de le satisfaire, & qu’il est plus grand que le Monde & que tous les biens du Monde, & qu’il est fait par moins qu’un objet infini pour le remplir. » ABADIE, Traité de la Vérité de la Religion Chrétienne, §. I. Chap. 2.
    Cela s’appelle perdre les choses de bon côté. Que de bons vers sont pleins de paralogismes semblables qu’on adopte trop légèrement ! Pour montrer le lieu de celui-ci, un instant de réflexion suffit. On les défaits de l’homme ne prouvent point sa grandeur ; ou cette grandeur même est la source de sa misère.
  10. Moyse commandé de Dieu pour briser les fers de son peuple, qui gémissoit dans l’esclavage, lui dit : Seigneur, s’ils me demanderont qui m’a envoyé vers eux, & je leur repondrai que c’est le Dieu de leurs peres ; mais s’ils insistent, & qu’ils demandent quel est ton nom, que leur repondrai-je ? Prophete, lui dit le Seigneur ou plûtot le Ministre celeste qui tenoit sa place, tu diras aux enfans d’Israël : CELUI QUI EST m’a envoyé vers vous ; car voilà mon nom ; il est éternel, & je veux qu’il me serve de mémorial de génération en génération.
    En effet lorsqu’il parloit ainsi au libérateur des Hebreux, il avoit creusé les abîmes & élevé les montagnes, les astres brilloient au firmament, la terre étoit peuplée d’animaux. Cependant Dieu s’approprie, à lui seul, le nom d’Etre à l’exclusion de tout le reste.
  11. J'ai suivi dans ce Chapitre diverses hypotheses ou conjectures philosophiques, sans en adopter aucune. On peut s'en convaincre en lisant la seconde partie.
  12. Un Philosophe Romancier, dont on respecte assez les ouvrages sérieux, pour ne pas censurer ses amusemens frivoles, & dont on chérit trop l’estime pour s’exposer par cette censure à la perdre ou à ne l’obtenir jamais, fait parler ainsi un de ses Héros :
    « Je m’efforçois de montrer que non seulement il n’y avoit point de mal absolu & général dans le sistême des êtres, mais que même les maux particuliers étoient beaucoup moindres qu’ils ne le semblent au premier coup d’œil, & qu’à tout prendre ils étoient surpassés de beaucoup par les biens particuliers & individuels. La nouvelle Héloise. » Tome V. pag. 196. 197.
    N’en déplaise à Mr. Sr. PREUX, s’il n’y a point de mal absolu & général dans le systême des êtres, qu’il y cherche un bien absolument & généralement tel. Mais s’il n’y en trouve point, d’où sera sorti cet excès de bien sur le mal, qu’il croit y appercevoir ?
  13. Preuves de la Théorie de la Terre Art. IX. dans l'Histoire Naturelle générale & particuliere.
  14. Si, comme l’ont prétendu St. Thomas & Wolff, le Monde a pu être créé de toute éternité, ensorte qu’il fût coéternel à Dieu, il a pu aussi lui être co-infini. L’éternité du Monde dans la supposition de ces savans métaphysiciens, n’est qu’une éternité du second ordre. De même son infinité ne sera que secondaire. En ce cas la cause universelle aura eu son esset plein & entier. Tout ce qui a pu être, existera actuellement. Les réformes que nous voudrions introduire dans le systême où nous sommes placés, & qui lui sont contraires, se trouveront compatibles avec un autre plan existant ailleurs. C’est alors seulement que nos visions, si singulières qu’on voudra, pourvû qu’elles n’aient rien de contradictoire, pourroient être supposées avoir une réalité actuelle. Je reviendrai peut-être à cette idée.
  15. L’opération que je propose sera pénible pour quelques-uns : ils souhaiteront que je la leur eusse épargnée. Elle sera si facile pour d’autres, qu’ils seroient choqués que je ne m’en fusse pas reposé sur leur sagacité. Voilà encore le mal qui balance le bien Dans l’égalité, j’aime mieux être court que prolixe.
  16. Il s’en faut pourtant bien que ce soit là mon sentiment. Voyez la ſeconde partie. Ce fut la nuit du 18 au 19 de Janvier de cette année, que le gouffre, dont on vient de parler, s’est ouvert à Tuylins près de Grénoble. Les papiers publics en ont fait mention.
  17. Ce sont les Gallinsectes. L’on a reconnu assez tard leur animalité. Leur immobilité & leur couleur les avoient fait prendre pour de simples tumeurs ou galles que les pucerons font naître sur les parties des arbres qu’ils piquent. Mais en les observant de plus près, on y a apperçu tous les appanages de la forme animale, entr’autres, comment elles étoient fécondées & jettoient des œufs. Le Kermés est une espece de Gallinsecte qui vient sur un petit chêne verd en Provence, en Languedoc & ailleurs. Vous trouverez quantité de détails intéressans sur ces petits animaux dans l’Histoire de l’Académie Royale des sciences de Paris, année 1738.
  18. Discours sur la Nature des Animaux. Ce qu’un observateur aussi éclairé que Mr. de Buffon voit dans la Nature, mérite une attention singuliere. Il faudroit avoir des yeux meilleurs que les siens pour se croire en droit de l’accuser d’avoir mal vu. L’examen exact que je vais faire de cet article de son livre, prouvera donc simplement que les plus habiles sont soumis, comme nous, à l’influence de l’équilibre qui maintient la balance égale entre les vérités & les erreurs.
  19. Là-même