De la Nature des Dieux/2

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De la nature des Dieux, Texte établi par NisardDidot (p. 108-145).
LIVRE SECOND

I. Quand Cotta eut parlé : À quoi pensais-je, dit Velléios, de me jouer à un Académicien, qui est rhéteur en même temps ? Un Académicien, s’il eut ignoré l’art de la parole, ne m’eût pas fait peur ; non plus que le rhéteur le plus éloquent, s’il eût ignoré cette espèce de philosophie. On ne me démonte, ni par un pompeux verbiage qui n’a rien de solide, ni par de simples raisonnements qui ne sont pas développés avec grâce. Pour vous, Cotta, vous avez brillé par l’un et par l’autre endroit : il ne vous a manqué que des juges, et un auditoire nombreux. Une autre fois, nous reprendrons notre dispute ; mais présentement, si c’est la commodité de Balbus, écoutons-le. J’aimerais mieux, reprit Balbus, que Cotta lui-même continuât le discours, à condition que cette éloquence, dont il vient de terrasser de faux Dieux, lui servirait à établir les véritables. Car enfin, sur une si grande matière, les opinions vagues et flottantes de l’Académie ne sont pas ce qui convient à un philosophe, à un pontife, à un homme tel que Cotta : il lui faut un dogme certain et stable, comme le nôtre. Voilà Épicure plus que suffisamment réfuté : sachons, Colla, de quel sentiment vous êtes. Vous ne vous ressouvenez donc point, lui dit Cotta, de l’aveu que je vous ai fait d’abord ? Que sur ces sortes de matières principalement, il m’en coûtait moins d’attaquer l’opinion d’autrui que de fixer la mienne. Mais quand j’aurais quelque certitude là-dessus, je voudrais, après vous avoir déjà tenu si longtemps, vous entendre parler à votre tour. Puisque vous l’ordonnez, répondit Balbus, je vais traiter ce sujet le plus succinctement que je pourrai. Votre réfutation d’Épicure me sauve déjà une bonne partie de ce que j’aurais eu à dire. Pour embrasser donc toute la question à la manière de nos Stoïciens, divisons-la en quatre parties. La première, qu’il y a des Dieux. La seconde, quels sont les Dieux. La troisième, qu’ils gouvernent l’univers. La quatrième, qu’ils veillent en particulier sur les hommes. Prenons aujourd’hui les deux premiers articles ; et comme les deux autres sont d’une plus longue discussion, nous ferons bien de les remettre à une autre fois. Que tout soit pour aujourd’hui, dit Cotta : car nous sommes maîtres de notre temps, et quand nous aurions des affaires, elles devraient toutes céder à celle qui nous occupe.

II. À l’égard du premier article, dit Balbus, il paraît n’avoir pas besoin de preuve. Car peut-on regarder le ciel, et contempler tout ce qui s’y passe, sans voir avec toute l’évidence possible qu’il est gouverné par une suprême, par une divine intelligence ? Autrement, les hommes auraient-ils pu applaudir tous à cette pensée d’Ennius :

Vois ce brillant Éther,
Que nous invoquons tous, et nommons Jupiter ?

Jupiter, dis-je, le maître du monde ; celui qui d’un coup d’œil gouverne tout ; dont la puissance souveraine opère partout ; qui est, comme ajoute Ennius,

Des Dieux et des hommes le père.

Quiconque aurait quelque doute là-dessus, je crois qu’il pourrait aussitôt douter s’il y a un soleil. L’un est-il plus visible que l’autre ? Cette persuasion, sans l’évidence qui l’accompagne, n’aurait pas été si ferme et si durable ; elle n’aurait pas acquis de nouvelles forces en vieillissant ; elle n’aurait pu résister au torrent des années, et passer de siècle en siècle jusqu’à nous. Tout ce qui n’était que fiction, que fausseté, nous voyons que cela s’est dissipé à la longue. Personne croit-il encore aujourd’hui qu’il y eut jamais un hippocentaure, une Chimère ? Les monstres horribles qu’on se figurait anciennement dans les enfers, font-ils encore peur à la vieille la plus imbécile du monde ? Avec le temps les opinions des hommes s’évanouissent, mais les jugements de la nature se fortifient. D’où il arrive parmi nous, et parmi les autres peuples, que le culte divin et les pratiques de religion s’augmentent et s’épurent de jour en jour. On ne doit l’attribuer ni au caprice, ni au hasard, mais aux marques certaines que les Dieux nous donnent souvent de leur présence. Dans la guerre des Latins, quand le dictateur Postumius attaqua, près du lac Régille, Mamilius de Tusculum, notre armée vit Castor et Pollux qui combattaient pour nous à cheval. Dans une autre occasion, et longtemps après, ce fut aussi de ces Tyndarides qu’on apprit la défaite du roi Perses. Vatiénus, l’aïeul de celui que nous voyons, revenant la nuit de Riète à Rome, et deux jeunes hommes montés sur des chevaux blancs lui ayant fait savoir que Perses avait été pris ce jour-là même, il annonça cette nouvelle au sénat, qui d’abord le fit mener en prison, comme pour avoir parlé témérairement sur une affaire d’État : mais quand la chose fut confirmée par les lettres du général, il eut pour sa récompense un champ, et l’exemption de servir. Un autre fait, dont la mémoire n’est pas éteinte, c’est que les troupes de Locres ayant battu vivement celles de Crotone sur les bords de la Sagre, le bruit s’en répandit le même jour aux jeux olympiques, qui se célébraient alors. Souvent les faunes ont fait entendre leurs voix ; souvent les Dieux ont apparu sous des formes si visibles, qu’il fallait être ou stupide ou impie pour en douter.

III. Mais s’il y a une divination, n’est-ce pas encore une preuve qu’il y a des Dieux ? Quand on prendrait pour des fictions ce qui se rapporte de ces augures si fameux, Mopsus, Tirésias, Amphiaraüs, Calchas, Hélénus ; ces fictions mêmes feraient voir ce qu’on a cru des auspices. Et manquons-nous d’exemples domestiques qui nous y découvrent la puissance des Dieux ? Quoi ! ne serions-nous pas émus de ce qui arriva dans la première guerre punique à Claudius, qui, voyant que les poulets qu’on avait tirés de leur cage ne mangeaient pas, les fit plonger dans l’eau, et dit avec un ris moqueur : Qu’ils boivent donc, puisqu’ils ne veulent pas manger. Plaisanterie qui coûta cher au peuple Romain, et que Claudius paya de ses larmes, quand il vit ses vaisseaux en déroute. Junius, son collègue, ne perdit-il pas sa flotte par une tempête dans la même guerre, pour avoir mis à la voile malgré les auspices, qui le défendaient ? Aussi le premier fut-il condamné par le peuple. L’autre se donna lui-même la mort. flaminius, à la journée du Trasiraène, fit une perte que nous avons ressentie longtemps ; et cela, suivant le rapport de Célius, parce qu’il avait méprisé les auspices. Tous ces événements sinistres font assez voir que Rome doit sa grandeur à ceux de ses généraux qui ont respecté la religion. Et lorsqu’on voudra comparer le peuple Romain avec les autres peuples, on verra que ce qui le distingue infiniment, c’est son zèle pour les cérémonies saintes : au lieu qu’en tout le reste, les étrangers nous ont égalés, ou même surpassés. Faut-il se moquer de Navius, et de son bâton augurai, qui partagea une vigne en divers cantons, pour parvenir a la découverte d’un pourceau ? Je m’en moquerais, si je ne savais quelle part ses augures ont eue aux victoires du roi Hostilius. Mais aujourd’hui la négligence de la noblesse a laissé perdre l’art des augures ; on n’a que du mépris pour la vérité des auspices ; ils ne s’observent plus que pour la forme, dans les affaires même les plus importantes, telles que les guerres d’où le salut public dépend. À cet égard, toutes les coutumes militaires sont abolies. Quand nos officiers n’ont plus le pouvoir de prendre les auspices, c’est alors qu’on les envoie à l’armée. La religion, au contraire, était si puissante sur l’esprit de nos ancêtres, qu’il se trouva de leurs généraux, qui proférant les paroles solennelles, tête voilée, s’immolèrent eux-mêmes aux Dieux pour sauver l’Etat. Prédictions de sibylles, réponses d’aruspices, je pourrais faire là-dessus mille récits, qui mettraient la vérité dans tout son jour.

IV. Par exemple, nos augures et les aruspices d’Étrurie se virent justifiés par l’événement, lorsqu’il s’agit d’élever Scipion et, Figulus au consulat. Gracchus, qui était consul pour la seconde fois, procédait à leur élection : le premier de ceux qui recueillaient les suffrages, n’eut pas fait, son rapport, qu’il mourut subitement à la même place : Gracchus, malgré cet incident, fit achever les comices. Voyant néanmoins que le peuple en avait du scrupule, il s’adressa là-dessus au sénat : le sénat conclut que l’affaire devait être communiquée à ceux qui ont coutume d’en connaître : les aruspices furent appelés, et répondirent qu’il y avait un défaut personnel dans le magistrat qui avait convoqué les comices. Alors Gracchus en colère, ainsi que mon père me l’a conté : « Moi, dit-il, qui suis consul, qui suis augure, qui ai eu d’heureux auspices, j’aurais à me reprocher un défaut ? Vous autres Étruriens, savez-vous, étrangers que vous êtes, ce qui regarde les auspices du peuple romain, et vous appartient-il de prononcer sur nos comices ? » Aussitôt il leur donna ordre de se retirer. Mais ensuite, il écrivit de sa province au collége des augures, qu’en lisant les rituels il s’était ressouvenu d’avoir, selon la coutume, dressé une tente hors de Rome ; qu’étant de là rentré dans la ville pour assembler le sénat, il avait oublié en repassant le long des murs, de prendre une seconde fois les auspices ; et qu’en cela il reconnaissait avoir fait une faute, qui rendait irrégulière la création des consuls. Les augures le firent savoir au sénat ; le sénat fut d’avis que les consuls se démettraient de leur charge ; ils s’en démirent. Que nous faut-il de plus ? Gracchus, homme très-sage, et le plus habile de la terre nous procurent, c’est la seconde. La troisième, les objets qui nous effraient, foudres, tempêtes, orages, neiges-, grêles, calamités, pestes, tremblements de terre, souvent accompagnés de grands bruits. Ajoutons : pluies de cailloux, peut-être que nous eussions, aima mieux déclarer et comme mêlées de gouttes sanglantes ; abîmes une faute qui pouvait n’être jamais connue, que de laisser à la république un sujet de scrupule. Des consuls se dépouillèrent a l’heure même de la puissance souveraine, plutôt que de la retenir un instant contre l’ordre de la religion. Voilà les augures dans un grand crédit. Et l’art des aruspices n’est-il pas divin ? Une infinité défaits semblables, qui nous le prouvent, nous prouvent en même temps l’existence des Dieux. Caries Dieux existent, s’ils ont des interprètes : or ils en ont : ils existent par conséquent. On dira que les prédictions ne s’accomplissent pas toujours. Parce quêtons les malades ne guérissent pas, en conclura-t-on que l’art delà médecine est nul ? Ce qui regarde les Dieux, c’est de nous marquer l’avenir par des signes : mais si l’on se trompe à ces signes, c’est la faute des hommes, et non pas des Dieux. Toutes les nations, toutes les tètes s’accordent donc à reconnaître des Dieux. C’est un sentiment inné et comme gravé dans tous les cœurs.

V. Quels sont les Dieux, on est partagé là-dessus : mais sur leur existence, il n’y a qu’un même avis. Cléanthe, un de nos Stoïciens, rapporte l’idée que les hommes ont des Dieux à quatre causes. La connaissance que l’on peut avoir de l’avenir, c’est la première, dont je viens de parler. Cette abondance de choses utiles et agréables, que la température de l’air et la fécondité et gouffres qui se. creusent tout à coup, animaux monstrueux, torches ardentes qui paraissent dans l’air, comètes qui pendant la guerre d’Octavius nous présagèrent d’horribles maux. Enfin deux soleils, comme j’ai entendu dire à mon père qu’il en parut sous le consulat de Tuditanus et d’Aquilius, la même année que s’éteignit un autre soleil, j’entends Scipion l’Africain. Tout cela, dis-je, a épouvanté les hommes, et leur a fait soupçonner qu’il y a une puissance céleste et divine. Mais la quatrième preuve de Cléanthe, et la plus forte de beaucoup, c’est le mouvement réglé du ciel, et la distinction, la variété, la beauté, l’arrangement du soleil, de la lune, de tous les astres. Il n’y a qu’à les voir pour juger que ce ne sont pas des effets du hasard. Comme quand on entre dans une maison, dans un gymnase, dans un lieu où se rend la justice, d’abord l’exacte discipline, et le grand ordre qu’on y remarque, font bien comprendre qu’il y a là quelqu’un qui commande et qui est obéi : de même, et à plus forte raison, quand on voit dans une si prodigieuse quantité d’astres une circulation régulière, qui depuis une éternité ne s’est pas démentie un seul instant, c’est une nécessité de convenir qu’il y a quelque intelligence pour la régler.

VI. Chrysippe, avec toute sa pénétration, n’aurait pu, ce semble, trouver ce qu’il dit sur ce sujet, à moins que la nature elle-même ne l’eût instruit. « S’il y a, dit-il, des choses dans l’univers que l’esprit de l’homme, que sa raison, que sa force, que sa puissance ne soit pas capable de faire, l’être qui les produit est certainement meilleur que l’homme. Or l’homme ne saurait taire le ciel, ni rien de ce qui est invariablement réglé. Donc l’être qui l’a fait est meilleur que l’homme. Pourquoi donc ne pas dire que c’est un Dieu ? Car s’il n’y a point de Dieux, qu’y aurait-il de meilleur que l’homme, puisque dans lui seul est la raison, qui est ce qu’il peut y avoir de plus excellent ? Or ce serait à l’homme une arrogance insensée, que de se croire ce qu’il y a de meilleur dans tout l’univers. Reconnaissons donc un être meilleur que l’homme, et par conséquent un Dieu. » Quand vous jetez les yeux sur une grande et superbe maison, personne, quoique vous n’en découvriez point le maître, ne vous persuadera qu’elle ait été faite pour louer tics rats et des belettes. Quelle folie ne serait-ce donc pas de se figurer qu’un monde si orné, que des cieux si magnifiques, qu’une immense étendue de mers et de terres, que tant de beautés soient pour loger, non des Dieux, mais l’homme seul ? Une autre réflexion, c’est que les régions du monde les plus élevées sont aussi les meilleures : que la terre étant la plus basse de toutes, l’air le plus grossier s’y répand : et que comme il y a des villes et des pays ou naturellement les esprits sont moins subtils, parce qu’on y respire un air plus épais, de même tous les hommes en général se ressentent de la pesanteur qui est dans l’air dont nous sommes environnés. Or l’esprit humain, tel qu’il est, doit nous faire remonter à quelque autre intelligence supérieure, et qui soit divine. Car d’où viendrait à l’homme, dit Socrate dans Xénophon, l’entendement dont il est doué ? On voit que c’est à un peu de terre, d’eau, de feu et d’air, que nous devons les parties solides de notre corps, la chaleur et l’humidité qui y sont répandues, le souffle même qui nous anime.

VII. Mais ce qui est bien au-dessus de tout cela, j’entends la raison, et, pour le dire en plusieurs termes, l’esprit, le jugement, la pensée, la prudence, où l’avons-nous trouvé ? où l’avons-nous pris ? Toutes les perfections seront-elles réunies dans le monde, hors la principale ? Car enfin le monde est non-seulement ce qu’il y a, mais ce qu’on peut imaginer de meilleur, de plus excellent, de plus beau. Puisque nous en convenons, il s’ensuit que la raison et la sagesse étant de toutes les perfections la plus grande, le monde doit nécessairement la posséder. Eh ! qui ne serait forcé de la reconnaître à cette admirable liaison, à ce savant assemblage de tout ce qui compose l’univers ? Que tour à tour la terre se couvre toujours de fleurs et de frimas : que, malgré tant de changements qui arrivent dans la nature, le soleil toujours constant s’éloigne de nous tous les hivers, et s’en approche tous les étés : que le (lux et le reflux de la mer suivent toujours exactement le cours de la lune : que le mouvement du ciel entraîne toujours avec la même proportion celui de tous les astres, quoique situés différemment : un concert si juste peut-il subsister dans l’univers, sans qu’il y ait une âme divine qui se communique à toutes ses parties, et qui les unisse toutes ? Quand on développe ces principes, ainsi que j’ai dessein de le faire, les Académiciens ont moins de facilité à nous entamer. Si l’on se borne, comme c’était la coutume de Zénon, à un raisonnement court et sec, on leur prête le flanc. Car l’eau qui coule dans une rivière ne risque guère de se gâter : mais renfermée, elle se gâtera. De même les objections ne tiennent point contre un torrent de paroles : au lieu qu’un discours trop concis donne plus de prise aux contradicteurs. Voici comme Zénon présentait miment les preuves que je mets dans un pins grand jour.

VIII. « Ce qui raisonne est meilleur que ce qui ne raisonne pas : or le monde est ce qu’il y a de meilleur : donc le monde raisonne. » On fera voir pareillement qu’il est sage, heureux, éternel. Car toutes ces qualités sont préférables à leurs contraires. Donc le monde les possède, étant ce qu’il y a de meilleur : donc le monde est Dieu. Zénon dit encore. « D’un tout qui n’a point de sentiment, aucune partie n’en peut avoir : or quelques parties du monde ont du sentiment : donc le monde a du sentiment. » Il ajoute, toujours d’une manière aussi serrée : « Rien d’inanimé et d’irraisonnable ne saurait produire un être animé et raisonnable : or le monde produit des êtres animés et raisonnables : donc le monde n’est pas inanimé et irraisonnable. » Après quoi il conclut à son ordinaire par une comparaison. « S’il croissait sur un olivier des flûtes qui rendissent un son mélodieux, douteriez-vous que cet olivier ne sût jouer de la flûte ? Vous jugeriez de même que les platanes savent la musique, s’ils portaient de petites cordes qui résonnassent harmonieusement. Pourquoi donc ne pas croire que le monde a une âme, et qu’il est sage, puisqu’il produit des animaux et des sages ? »

IX. J’avais dit d’abord que l’existence des Dieux étant d’une évidence généralement reconnue, elle n’avait pas besoin de preuve : mais insensiblement m’étant mis à la démontrer, je continue, et voici des raisons physiques. Tous les êtres qui prennent nourriture, et qui croissent, ont une chaleur intérieure, sans laquelle ils ne pourraient ni croître, ni prendre nourriture. Car ils ont besoin pour cela d’un certain mouvement, qui est régulier et uniforme. Or ce mouvement, c’est au feu, c’est à la chaleur de le donner ; et pendant qu’il se conserve en nous, le sentiment et la vie s’y conservent aussi : mais du moment que le feu s’y éteint, nous nous éteignons nous-mêmes, et nous mourons. Cléanthe, pour faire voir quelle est l’activité de la chaleur dans tous les corps, observe qu’il n’y a point de nourriture si pesante dont la coction ne se fasse dans un jour et une nuit, et que même il reste encore de la chaleur dans les excréments. D’ailleurs, le battement continuel des veines et des artères imite l’agitation du feu ; et quand le cœur d’un animal vient d’être arraché, on le voit encore palpiter, et s’élancer comme la flamme. Tout ce qui est donc vivant, soit plantes, soit animaux, ne vit que par le moyen de la chaleur qu’il renferme. Le principe vital qui agit dans tout l’univers, c’est donc la chaleur. Vous le verrez encore mieux par le détail où je vois entrer. C’est, dis-je, la chaleur qui maintient, qui vivifie toutes les parties de l’univers. Et premièrement, à l’égard de la terre, cela est visible. Que vous choquiez des pion-os l’une contre l’autre, il en sortira du feu. Que la terre vienne d’être creusée, elle fumera. L’eau de puits est tiède, surtout en hiver, parce qu’il y a dans le soin de la terre beaucoup de chaleur, et que la terre se condensant alors, cela resserre le feu qu’elle contient.

X. Quantité de raisons prouvent que toutes les plantes doivent à une chaleur tempérée leur production et leur accroissement L’eau même est mêlée de feu, puisque sans cela elle ne serait pas liquide et coulante. Car nous voyons que le froid, quand il domine, la durcit, et la convertît en glace, en neige, en frimas ; mais que la chaleur, au contraire, la remet dans son état naturel. Et ce qui montre que la mer renferme de la chaleur dans l’abîme de ses eaux, c’est qu’agitée par les vents, elle tiédit : car il ne faut pas s’imaginer qu’elle reçoive alors une chaleur étrangère ; mais l’agitation fait qu’elle s’échauffe, comme il nous arrive de nous échauffer nous-mêmes en faisant de l’exercice. L’air, quoique le plus froid des éléments, n’est pas sans chaleur : il en a même beaucoup. Ce sont les eaux qui le forment par leurs exhalaisons. Le mouvement de leur chaleur interne le fait remonter, comme une espèce de vapeur. On en voit dans l’eau bouillante une image bien sensible. Quant à la quatrième partie de l’univers, naturellement elle n’est que feu ; et c’est la source qui communique à tout le reste une chaleur salutaire et vitale. Tirons de la cette conséquence, que la chaleur étant ce qui maintient chaque partie de l’univers, tout l’univers subsiste aussi lui-même si constamment par la même cause : d’autant plus qu’elle se communique de telle façon à toute la nature, que la vertu générative lui appartient ; et que tous les animaux, toutes les plantes lui doivent la vie et l’accroissement

XI. Voilà donc la cause qui fait subsister tout l’univers : et j’ajoute qu’elle n’est dépourvue ni île sentiment, ni de raison. Car il faut que dans un tout composé de parties, il y en ait une qui domine. Dans l’homme, c’est l’entendement : dans les bêtes, quelque chose de semblable à l’entendement, le principe de leurs appétits : dans les arbres et autres plantes, on croit que c’est la racine. J’appelle partie supérieure, ce qu’il peut et doit y avoir de plus excellent dans le tout où elle se trouve. Celle de l’univers est donc nécessairement ce qu’il y a de meilleur, et ce qui mérite le mieux de commander à tout ce qui existe. Or il n’existe rien qui ne soit portion de l’univers : et par conséquent, puisque nous voyons de ces portions qui ont du sentiment et de la raison, il faut que la partie supérieure de l’univers ait ces mêmes qualités, et les ait éminemment. L’univers est donc animé. Celui de ses éléments qui pénètre et vivifie tout a donc la souveraine raison en partage. Voilà par où l’univers est Dieu : et généralement toute force, toute vertu est renfermée dans cet élément divin. Aussi le feu de l’éther est-il beaucoup plus pur, plus clair, plus vif 5 et par là plus propre à exciter les sens, que le feu qui nous est destiné, et qui agit dans les êtres d’ici-bas. Puis donc que le feu qui agit ici-bas suffit pour opérer dans les hommes et dans les bêtes le mouvement et le sentiment, n’est-ce pas une absurdité de prétendre que le monde ne soit point sensitif, tout pénétré qu’il est de ce feu, qui a dans l’éther toute sa pureté, toute sa force, toute sa liberté, toute son activité ? D’autant plus que ce feu est lui-même le principe de son agitation, et qu’elle ne lui vient nullement d’ailleurs. Car quelle autre force plus grande que celle du monde, pour soumettre à ses impulsions la chaleur même qui le fait subsister ?

XII. Platon, qui est comme un Dieu pour les philosophes, distingue à ce sujet deux sortes de mouvements, l’un propre, l’autre étranger. Ce qui se meut, dit-il, par soi-même, est quelque chose de plus divin que ce qui est mû par une cause étrangère. Or, ajoute-t-il, le mouvement propre n’appartient qu’aux âmes : et de là il conclut que d’elles vient le principe de tout mouvement. Ainsi, puisque tout mouvement vient de l’éther, qui est mû, non par impulsion, mais par sa propre vertu, l’éther est âme par conséquent ; et puisqu’il est âme, le monde est animé. On peut aussi fonder l’intelligence du monde sur ce qu’il a plus de perfections en soi que n’en ont séparément les êtres particuliers. Car de même qu’il n’est point de partie de notre corps aussi considérable que tout notre corps, il n’est point d’être particulier qui soit équivalent à tout l’univers. D’où il s’ensuit que la sagesse est un de ses attributs : sans quoi l’homme, qui n’est qu’un être particulier, mais raisonnable, vaudrait mieux que tout L’univers. En remontant des êtres les plus vils, et qui ne sont, pour ainsi dire, qu’ébauchés, jusqu’aux êtres supérieurs et parfaits, on trouvera enfin les Dieux. Car d’abord nous avons les plantes, qui ne reçoivent de la nature que la faculté de se nourrir et de croître. Les bêtes ont déplus le sentiment et le mouvement, avec du goût pour ce qui leur est bon, et de l’aversion pour ce qui leur est nuisible. L’homme a de plus encore la raison, qui lui est donnée pour commander à ses passions, modérer les unes et dompter les autres.

XIII. Dans le quatrième rang, et au-dessus de tout, sont des êtres naturellement bons et sages, qui, du premier moment qu’ils existent, ont une raison droite, inaltérable, bien plus sublime que la nôtre, une raison parfaite et accomplie, telle que la doit avoir un Dieu, et par conséquent l’univers. Il y a pour tous les êtres une perfection destinée à leur espèce. On y voit arriver naturellement le cep et la brute, à moins qu’il ne s’y rencontre des obstacles. Et comme la peinture, l’architecture, tous les arts ont aussi leur point de perfection, la nature à plus forte raison doit avoir le sien. Beaucoup de causes étrangères peuvent s’opposer à la perfection des êtres particuliers : mais rien ne saurait contrarier la nature ; car elle domine, elle renferme toutes les autres causes. Ainsi c’est une nécessité qu’il y ait ce quatrième rang, le plus élevé de tous, inaccessible majeure. La nature l’occupe, ce rang-là : et puisqu’elle préside à tout, sans que rien balance son pouvoir, il faut que l’intelligence et la sagesse même soient comptées parmi les attributs de l’univers. Quelle plus grande ignorance, que de disputer à la nature une suprême perfection ? ou de dire qu’étant infiniment parfaite, elle n’est pas animée, raisonnable, prudente, sage ? Pourrait-elle, sans réunir toutes ces qualités, être infiniment parfaite ? Car enfin, si elle n’a rien de plus que les plantes, ni que les bêtes, la voilà confondue avec les êtres les plus vils. Et si dès le commencement elle n’a possédé que la raison sans y joindre la sagesse, le monde est de pire condition que l’homme : car un homme qui n’est pas sage peut le devenir ; mais le monde certainement ne le deviendra jamais, supposé qu’il ne l’ait pas été durant cette infinité de siècles qui ont déjà coulé. Pour ne pas dire une chose si absurde, reconnaissons que de toute éternité le monde est sage, et que par conséquent il est Dieu, puisqu’il n’existe rien, hors lui seul, qui rassemble toutes sortes de perfections.

XIV. Comme l’étui, dit très-bien Chrysippe, est fait pour le bouclier, et le fourreau pour l’épée ; aussi toutes choses, excepté l’univers, sont faites l’une pour l’autre : les fruits de la terre pour les animaux, les brutes pour l’homme, le cheval pour voiturer, le chien pour la chasse et pour la garde ; mais l’homme pour contempler et imiter l’univers. L’homme n’est nullement parfait lui-même, mais c’est une parcelle de l’être parfait, lequel n’est autre que l’univers, puisqu’il renferme tout, et (pie rien n’existe qui ne soit dans lui. Que peut-il donc lui manquer ? Concluons que l’intelligence et la raison étant les qualités les plus désirables, elles ne lui manquent point. Chrysippe remarque aussi, et. le montre par des similitudes, que les choses qui sont dans leur étal de perfection et de maturité ont, de grands avantages sur celles qui n’y sont pas encore : le cheval, par exemple, sur le poulain ; le chien qui a sa juste grandeur, sur celui qui ne i a pas, l’homme sur l’enfant. D’où il conclut que les perfections de l’univers doivent être dans leur degré le plus liant. Et comme la vertu est ce qu’il y a de meilleur, il faut q l’elle soit le partage de l’univers, qui est ce qu’il y a de plus accompli. Puisqu’elle n’excède pas même la portée des hommes, tout imparfaits qu’ils sont, ne doit-elle pas bien plus aisément se trouver dans l’univers ? S’il est donc vertueux, il est sage, et par conséquent il est Dieu.

XV. Au reste, la divinité que nous venons de reconnaître dans le monde doit être pareillement reconnue dans les astres, qui sont formés de ce que l’éther a de plus pur et de plus mobile, sans mélange d’autre matière ; et qui n’étant (pie chaleur et qu’éclat, liassent avec raison pour être animés, sensitifs et intelligents. Selon Cléanthe, nous sommes assurés par deux de nos sens, le toucher et la vue, que les astres sont des corps ignés. Car le soleil jette une lumière qui passe de beaucoup celle de tout autre feu, puisqu’elle brille dans tout l’univers ; et nous sentons que non seulement il échauffe, mais que souvent il échauffe même jusqu’à brûler. Il ne ferait ni l’un ni l’autre, s’il n’était de feu. Puis donc que le soleil est un corps igné, à qui les vapeurs de l’océan servent d’aliment, n’y ayant point de feu qui n’ait besoin de quelque nourriture pour se conserver : il ressemble, dit Cléanthe, ou à ce feu dont nous usons pour nous chauffer et pour cuire nos viandes, ou à celui qui est renfermé dans le corps des animaux. Le premier est un feu dévorant, qui consume tout ce qu’il rencontre ; mais le second est ami du corps, il est salutaire, il vivifie tous les animaux, les fait croître, les conserve, les rend sensitifs. Ainsi le feu du soleil, ajoute Cléanthe, est indubitablement de cette dernière espèce, puisqu’il en a toutes les propriétés. Ce qui prouve que le soleil est animé ; et non-seulement le soleil, mais encore tous les astres qui naissent dans ce que nous appelons l’éther, ou le ciel. La terre produit des animaux, l’eau et l’air eu produisent ; Userait ridicule, selon Aristote, de s’imaginer qu’il ne s’en forme point dans la région la plus capable d’en produire, qui est celle où sont les astres. C’est là que réside l’élément le plus subtil, dont le mouvement est continuel, et dont la force ne dépérit point ; où par conséquent l’animal doit avoir le sentiment très-vif, et une activité très-grande. Les astres, puisqu’ils y sont produits, sont donc sensitifs et intelligents, à un degré qui les met au rang des Dieux.

XVI. Car nous voyons que les personnes qui respirent un air subtil et pur ont plus d’esprit, plus de pénétration, que n’en ont ceux qui respirent un air épais. On croit même que la qualité des aliments contribue à la qualité de l’esprit. Il est donc probable que l’entendement des astres est d’un ordre supérieur, puisqu’ils habitent la région éthérée, où ils ont pour aliment les vapeurs de la terre et de la mer, subtilisées par ce long trajet qu’elles ont à faire d’ici au ciel. Mais la principale marque de leur intelligence, c’est la règle qu’ils observent toujours. Car tout mouvement où l’on découvre une fin et de la justesse suppose un principe intelligent, qui n’agit pas aveuglément, qui ne varie pas, qui ne se laisse pas guider au hasard. Or le cours des astres suit de toute éternité une règle pleine de raison, et dont la cause doit par conséquent se trouver, non pas dans la nature, ni dans la fortune, qui, amie du changement, est incompatible avec la constance ; mais dans eux-mêmes, dans leur âme, dans leur divinité. Tout mouvement est naturel, ou violent, ou volontaire. C’est une remarque d’Aristote, qui là-dessus examine quel est celui du soleil, de la lune, et des autres astres. Puisqu’ils se meuvent orbiculairement, ce n’est pas un mouvement naturel, comme quand une ci. est portée en bas par sa pesanteur, ou en haut par sa légèreté. On ne saurait dire non plus que ce soit un mouvement violent, et contre nature : car quelle force pourrait violenter les astres ? Reste donc que leur mouvement soit volontaire. Ainsi, pour quiconque les voit, il y a de l’ignorance et de l’impiété tout ensemble à nier qu’il y ait des Dieux. Et comme il me semble que ne rien faire du tout, c’est D’être pas ; un homme qui prétend que les Dieux ne font absolument rien, ne me parait guère moins coupable qu’un athée. Voilà donc leur existence si clairement prouvée, que ceux qui la nieraient, je les croirais presque fous.

XVII. Je viens à examiner quels sont les Dieux. Ici rien de si difficile que de contraindre notre esprit à juger lui-même, sans s’arrêter à ce que nos yeux lui disent. Cette difficulté a fait que le vulgaire ignorant, et que des philosophes en cela semblables au vulgaire, n’ont pu songer aux Dieux, qu’en se les représentant sous une figure humaine : sentiment dont Cotta nous a si bien montre le faible, que je n’ai plus à en parler, is puisque l’idée que nous avons d’un Dieu réunie incontestablement deux choses, l’une qu’il il anime, l’autre qu’il soit le meilleur de tous êtres ; je ne vois rien de plus conforme à ces notions primitives, que d’attribuer une âme et la divinité même à l’univers, le meilleur de tous les les possibles. Qu’Épicure là-dessus plaisante tant qu’il voudra, quoique mauvais plaisant, en quoi ce n’est pas tenir de son pays. Qu’il dise qu’un Dieu rond, et qui ne fait que tourner, est pour lui quelque chose d’incompréhensible : je ne laisserai pas, moi, de me fixer à un principe qu’il avoue lui-même. Car il faut, selon lui, qu’il y ait une nature souverainement parfaite ; et c’est sur quoi il se fonde pour croire des Dieux. Or il certain que le monde est souverainement parfait. Il est certain aussi que d’être animé, sensitif, intelligent, raisonnable, ce sont des perfections. D’où je conclus que le monde est animé, sensitif, intelligent, raisonnable, et que par conséquent il est Dieu. Tout cela bientôt se verra mieux, par le détail que je ferai de ses opérations.

XVIII. Mais, en attendant, croyez-moi, Velléius, n’étalez point l’ignorance de votre secte. Vous prétendez que le cône, que le cylindre, que la pyramide l’emporte sur la sphère pour la beauté. C’est avoir d’autres yeux que les autres hommes. Outre que ce n’est pas à la vue seule d’en juger. Pour moi, à ne consulter même que mes yeux, je ne vois en ce genre rien de si beau qu’une figure qui seule renferme toutes les autres, qui n’a rien de coupé par des angles, rien qui aille de biais, rien de raboteux, point d’inégalité, point de bosse, point de creux. Aussi les deux ligures les plus estimées, savoir le globe parmi les solides, et le cercle parmi les planes, sont les seules dont toutes les parties soient semblables entre elles, et où le haut et le bas soient également éloignés du centre. : qui est ce qu’on peut imaginer de plus juste. Mais si cela passe vos lumières, parce que vous ne touchâtes jamais à la savante poussière des géomètres : n’avez-vous pu au moins comprendre, vous qui êtes physiciens, qu’un mouvement aussi égal, aussi constant que celui de l’univers, demande nécessairement une figure sphérique ? Rien ne marque si peu de science, que d’avancer, comme vous faites, qu’on peut douter si ce monde est rond ; qu’il pourrait ne l’être pas ; que parmi des mondes innombrables, les uns ont une forme, les autres une autre. C’est ce qu’Épicure n’eût jamais dit, s’il eût seulement appris ce que font deux et deux : mais, occupé à juger de ce qui flattait le plus agréablement son palais, il n’a pas regardé le palais du ciel, ainsi que parle Ennius.

XIX. Puisqu’il y a, en effet, deux sortes d’astres ; les uns qui, tournant d’orient en occident, sans sortir de la même région du ciel, n’ont aucune variation dans leur cours, comme les étoiles fixes ; les autres, qui, allant et revenant continuellement d’un tropique à l’autre, forment de cette double variation un cours réglé, et toujours le même, comme le soleil et les planètes ; on ne saurait concevoir l’un et l’autre mouvement, qu’en donnant à l’univers une forme ronde, et en supposant qne les astres eux-mêmes sont ronds. Le soleil, qui est le premier de tous, se meut de telle sorte, qu’il éclaire alternativement une moitié de la terre, pendant qu’il laisse l’autre dans les ténèbres. C’est la terre elle-même qui, s’opposant au soleil par l’un de ses hémisphères, fait la nuit pour l’autre. La durée de toutes les nuits, prises ensemble, est égale à la durée de tous les jours d’une année. Le soleil, par les différents degrés de son obliquité, ou de sa direction, nous fait éprouver le froid et le chaud. Son circuit annuel est de trois cent soixante-cinq jours, et le quart d’un jour à peu près. Comme dans un temps il tourne vers le septentrion, et dans un autre vers le midi, cela forme les hivers et les étés, avec les deux saisons, dont l’une succède à la vieillesse de l’hiver, et l’autre à celle de l’été. Quatre saisons différentes, à quoi se doivent attribuer toutes les productions de la terre et de la mer. Chaque mois, la lune fournit la même carrière que le soleil dans une année. Elle nous cache d’autant plus sa partie éclairée, qu’elle est plus proche du soleil ; et elle ne nous paraît pleine que lorsqu’elle est vis-à-vis de lui, à l’autre extrémité du cercle. Non-seulement ses phases ou ses différentes formes changent dans son croissant et dans son décours, mais elle est tantôt du côté du septentrion, tantôt du côté du midi : et par là elle a en quelque sorte son été, son hiver, et ses solstices. Elle contribue fort par ses influences à ce que les fruits de la terre parviennent à leur maturité, et que les animaux puissent avoir de quoi se nourrir, croître, et prendre des forces.

XX. Rien n’est plus digne d’admiration que la marche des cinq étoiles appelées mal à propos errantes. Un tel nom ne convient pas à des astres qui de toute éternité s’avancent, rétrogradent, et ont chacun leur manière de se mouvoir, toujours certaine et déterminée. En quoi ceux-ci sont d’autant plus admirables, que tantôt ils se cachent, tantôt ils se découvrent ; tantôt s’approchent du soleil, tantôt s’en éloignent ; tantôt le précédent, tantôt le suivent ; ici vont plus vite là plus lentement ; quelquefois ne vont point, et s’arrêtent pour un peu de temps. C’est à cause de leurs mouvements inégaux que les mathématiciens ont appelé la grande année, celle où il arrive que le soleil, la lune, et les cinq planètes, après avoir fini chacun leurs cours, se retrouvent dans la même position respectivement. Il faut que cette année vienne : mais de savoir quand, c’est une grande question. La planète de Saturne, qui est la plus éloignée, de la terre, fait son cours à peu près dans l’espace de trente ans ; et son cours est accompagné de circonstances fort singulières. Car quelquefois elle avance, quelquefois elle retarde ; elle cesse en certains temps de paraître le soir, pour reparaître ensuite le matin :  ; et, régulière dans ses changements, c’est toujours dans chacune de ses révolutions le même ordre depuis des siècles infinis. Au-dessous de cette planète, et plus près de la terre, roule celle de Jupiter, qui parcourt le zodiaque en douze ans, et dont les apparences sont les mêmes que celles de Saturne, dans la sphère qui suit immédiatement celle de Jupiter, est la planète de Mars, qui fait le tour du zodiaque en vingt-quatre mois, si je ne me trompe, moins quatre jours. Plus bas est Mercure, qui met un an, ou environ, à parcourir le zodiaque, et ne laisse jamais plus d’intervalle, que ce qu’il faut de place à une constellation entre le Il et lui, soit qu’il marche devant, ou après. La dernière des cinq planètes, et la plus proche la terre, est celle de Vénus. Avant le lever du soleil, on la nomme l’étoile du matin ; et après son coucher, l’étoile du soir. Il lui faut un an pour achever, comme les autres planètes, le tour du zodiaque, tant en latitude, qu’en longitude ; et il n’y a jamais du soleil à elle, soit qu’elle le précède ou qu’elle le suive, plus que ce qu’il faut d’espace pour deux constellations.

XXI. Or je ne puis concevoir dans les plates un ordre non interrompu de Soute éternité, un accord si juste parmi des mouvements si différents, à moins qu’il n’y oit de l’intelligence, de la raison, une fin méditée de concert. Et puisque tout cela est sensible dans les astres, nous ne saurions ne les mettre pas au rang des Dieux. À l’égard des étoiles qu’on appellerais, la régularité de leur mouvement journalier n’est pas moins une preuve de leur intelligence. Car il ne faut pas croire qu’elles se meuvent conjointement avec l’éther, ni qu’elles y soient attachées, comme le pensent beaucoup de gens qui ne savent point la physique. L’éther, qui est subtil, transparent, d’une chaleur toujours égale, ne paraît pas d’une nature propre à retenir les astres, ni à les entraîner violemment. Ainsi la sphère des étoiles fixes est à part : et leur cours perpétuel, avec son admirable et son incroyable constance, montre si clairement leur divinité, que, pour ne la pas voir, il faut n’être capable de rien voir. Concluons que dans le ciel rien ne marche au hasard et sans dessein. Il n’y a nul dérangement, nulle apparence qui trompe. Tout y est l’ordre, la vérité, la raison, la constance même. Vous n’avez au contraire rien de régulier, ni d’uniforme, dans ces météores qui se montrent au-dessous de la lune, la dernière de toutes les planètes, assez près de la terre. C’est par conséquent n’avoir pas soi-même la raison en partage, que de la refusera des astres dont l’ordre, dont la persévérance est quelque chose de si merveilleux, et à qui sont entièrement dues la conservation et la vie de tous les êtres. Je ne me tromperai donc point, à mon avis, en appuyant cette question sur un principe de celui qui est allé le plus loin dans la recherche de la vérité.

XXII. C’est Zénon. Il définit la nature, un feu artiste, qui procède méthodiquement à la génération. Car il croit que l’action de créer et d’engendrer appartient proprement à l’art ; et que ce que nos artisans font de la main est beaucoup plus adroitement fait par la nature, c’est à-dire, par ce feu artiste, qui est le maître des autres arts. Toute nature particulière est artiste par la même raison, puisqu’elle opère conformément à une certaine méthode, dont elle ne s’écarte point. À l’égard de la nature universelle, qui embrasse toutes les autres, Zénon ne dit pas simplement qu’elle soit industrieuse, mais il dit absolument que c’est l’artiste, chargée de penser et de pourvoir à tout ce qu’il y a de commode et d’utile. Et comme les natures particulières sont toutes formées, accrues et conservées par leurs semences : de même la nature universelle, maîtresse de tous ses mouvements, agit conformément à ses volontés, ainsi que nous, qui avons une âme et des sens pour nous conduire. Telle est donc l’intelligence de l’univers ; et par conséquent le nom de Providence lui convient, puisque sa plus grande étude, son premier soin est de pourvoir à ce qu’il soit toujours bien constitué, à ce qu’il ne manque absolument de rien, et à ce qu’il rassemble toutes les beautés, tous les ornements possibles.

XXIII. J’ai parlé jusqu’à présent de l’univers en général, j’ai parlé des astres ; et déjà l’on voit presque une infinité de Dieux qui sont toujours en action, mais sans que leur travail leur soit à charge. Car ils ne sont pas composés de veines, de nerfs, et d’os ; leur breuvage, leurs aliments ne sont pas tels, qu’ils leur causent des humeurs trop subtiles, ou trop grossières ; leurs corps n’ont à craindre ni chutes, ni coups, ni maladies de lassitude. Pour en garantir ses Dieux, Épicure les fait monogrammes et oisifs. Mais les nôtres, souverainement beaux, et placés dans la plus pure région du ciel, règlent tellement leur cours, qu’ils paraissent avoir conspiré au salut et à la conservation de tous les êtres. Outre ces Dieux-là, il y a encore beaucoup d’autres natures qui à cause de leurs grands bienfaits, ont été divinisées avec raison par les sages de la Grèce et par nos ancêtres, dans la persuasion où ils étaient que tout ce qui procure une grande utilité aux hommes leur vient d’une bonté divine. Les noms qui furent donnés à ces dieux ont passé à ce qu’ils produisent ; comme quand nous appelons le blé Cérès, et le vin Bacchus : d’où vient ce mot de Térence,

Sans Cérès et Bacchus, toujours Vénus est froide.

On a fait aussi le nom d’un Dieu, du nom d’une chose qui a quelque vertu singulière ; par exemple, la Foi, l’Intelligence. Depuis peu Scaurus les a placées au Capitole parmi les divinités. La Foi y avait déjà été mise par Calatinus. Vous avez devant les yeux le temple de la Vertu, et celui de l’Honneur, rétabli par Marcellus, érigé autrefois par Fabius pendant la guerre de Ligurie. Parlerai-je des temples dédiés au Secours, au Salut, à la Liberté, à la Concorde, à la Victoire, qui sont choses qu’on a déifiées, parce que leurs effets ne sauraient être que ceux d’une puissance divine ? C’est ce qui a fait consacrer pareillement les noms de Cupidon, de la Volupté, de Vénus, quoique choses vicieuses, et que Velléius a tort de regarder comme naturelles, car elles outrent souvent la nature. Tout ce qui était donc d’une grande utilité pour le genre humain, on l’a déifié : et, par les noms mêmes que je viens de rapporter, ou voit ce que c’est que chacun de ces dieux, quelle est sa vertu.

XXIV. Ce fut, d’ailleurs, une coutume générale, que les hommes qui avaient rendu d’importants services au publie fussent places dans le ciel par la renommée et par la reconnaissance. Ainsi furent déifiés Hercule, Castor, Pollux, Esculape, Bacchus. J’entends le Bacchus fils de Sémélé, et non pas le fils de Cires, auquel nos ancêtres ont défère les honneurs divins, en même temps qu’à Cerès elle-même et à sa fille. Par les livres qui traitent de nos mystères, on voit ce que cela signifie. Romuhis, ou Quirinus, car on croit que c’est le même, fut déifié comme les autres que j’ai nommés. Ils méritaient effectivement d’être mis au nombre des Dieux, parce que leurs âmes subsistant et jouissant de l’éternité, (1 s lors c’étaient des êtres parfaits et immortels. Mais ce qui a encore multiplié beaucoup les Dieux, c’est qu’on a personnifié diverses parties de la nature. Les fables de nos poètes, toutes nos superstitions viennent de là. Après Zénon, qui a traité cette matière le premier, Cléanthe et Chrysippe l’ont expliquée plus au long. Toute la Grèce est imbue de cette vieille croyance, que C< lus fut mutilé par son fils Saturne, et Saturne lui-même enchaîne par son fils Jupiter. Sous ces fables impies se cache un sens physique assez beau. On a voulu marquer que l’éther, parce qu’il engendre tout par lui-même, n’a point ce qu’il faut à des animaux pour engendrer par la voie commune.

XXV. On a entendu par Saturne, celui qui préside au temps, et qui en règle les dimensions. Ce nom lui vient de ce qu’il dévore les années ; et c’est pour cela qu’on a feint qu’il mangeait ses enfants ; car le temps, insatiable, d’années, consume toutes celles qui s’écoulent. Mais de peur qu’il n’allât trop vite, Jupiter l’a enchaîné, c’est-à-dire, l’a soumis au cours des astres, qui sont comme ses liens. Jupiter signifie père secourable. Par les poètes il est nommé

Des Dieux et des hommes le père ;
par nos ancêtres, le Très-Bon, le Très-Grand : et comme c’est quelque chose de plus glorieux en soi, et de plus agréable pour les autres, d’être bon que d’être grand, aussi le titre de Très-Bon précède toujours celui de Très-Grand. Jupiter, au reste, n’est autre que l’éther. Témoin le vers d’Ennius, que j’ai déjà cité,

Vois ce brillant éther, Que nous invoquons tous, et nommons Jupiter ;

avec un autre du même poëte,
J’en jure par celui qui répand la lumière.
Témoin encore la formule de nos augures, qui, pour dire le ciel éclairant, tonnant, disent, Jupiter éclairant, tonnant. Et ce bel endroit d’Euripide, choisi entre plusieurs,

 Du haut et vaste éther vois l’immense étendue,
Vois comme il tient la terre en ses brus suspendue ;
Et dis que c’est là Dieu, que c’est là Jupiter.

XXVI. Junon, suivant les Stoïciens, est le nom qui a été donné à l’air répandu entre la mer et le ciel. On a féminisé l’air, parce qu’il n’y a rien de plus mou ; et Junon est appelée sœur et femme de Jupiter, parce que l’air ressemble à l’éther, et le touche de près. Pour faire trois royaumes séparés, les poètes avaient encore la terre et l’eau. Ils destinèrent l’empire des mers à un prétendu frère de Jupiter, qu’ils appellent Neptune, du mot nager, en changeant un peu les premières lettres. À l’égard de la terre, elle fut le partage d’un Dieu, à qui nous donnons, aussi bien que les Grecs, un nom qui marque ses richesses, parce que tout vient de la terre, et y retourne. Il a enlevé Proserpine, disent les poètes ; et comme par là ils entendent la semence des blés, de là vient leur fiction, que Cérès, mère de Proserpine, cherche sa fille qu’on lui a cachée.

XXVII. Je ne rapporte point ici les étymologies de Cérès, de Mars, de Minerve, de Janus, de Vesta, des Pénates, de Vénus. On croit qu’Apollon, c’est le soleil ; et Diane, la lune. Que le soleil est ainsi nommé, ou parce qu’il est seul de sa grandeur entre tous les astres ; ou parce qu’il obscurcit tous les autres, et paraît seul, du moment qu’il est levé. Et comme ici les femmes en travail invoquent Junon sous le nom de Lutine, de même en Grèce elles invoquent Diane sous un nom semblable. La persuasion où l’on est que Diane procure des couches heureuses est fondée sur ce que les enfants viennent au bout de sept mois lunaires, ou, plus ordinairement au bout de neuf. C’est ce qui a donné lieu à une jolie pensée de Timée. Après avoir raconté, dans son histoire, que la nuit qu’Alexandre vint au monde, le temple de Diane brûla à Éphèse, il ajoute « qu’en cela il n’y avait rien d’étonnant, parce que Diane, qui voulut se trouver aux couches d’Olympias, était absente de chez elle, dit-il, pendant l’incendie de son temple. »

XXVIII. Remarquez-vous à présent l’origine des faux Dieux, et comment on les a feints en conséquence des choses naturelles, qui ont été utilement et sagement découvertes ? Voilà ce qui a fait naître de fausses opinions, des erreurs pernicieuses, des superstitions pitoyables. On sait les différentes figures de ces Dieux, leur âge, leurs habillements, leurs ornements, leurs généalogies, leurs mariages, leurs alliances. En tout on raisonne par rapport à eux, comme s’ils étaient au niveau des faibles mortels. On les dépeint avec de semblables passions, amoureux, chagrins, colères. On leur attribue même des guerres et des combats, non-seulement lorsque partagés entre deux armées ennemies, comme l’a conté Homère, les uns étaient pour celle-ci, les autres pour celle-là : mais encore quand ils ont pris les armes pour leur propre défense, contre les Titans, contre les Géants. Il y a bien de la folie, et à débiter, et à croire des fictions si vaines et si mal fondées. Mais en rejetant ces fables avec mépris, reconnaissons un Dieu répandu dans toutes les parties de la nature : dans la terre sous le nom de Gérés, dans la mer sous le nom de Neptune, ailleurs sous d'autres noms. De quelque manière qu'on nous représente ces divinités, el quelque nom que la coutume leur donne, nous leur devons un culte plein de respect : culte très-bon, très saint, qui exige beaucoup d'innocence et de piété, une inviolable pureté de cœur et de bouche : mais qui n'a rien de commun avec la superstition, dont nos pères, aussi bien que les philosopha S, ont entièrement sépare la religion. Ceux qui passaient toute la journée en prières, en sacrifices, pour obtenir que leurs enfants leur survécussent, furent appelés superstitieux ; et depuis on a donné à ce mot un sens plus étendu. Mais ceux qu'on appelle religieux, ce sont des s exacts à remplir tous les devoirs qui ont port au culte divin. Ainsi l'un de ces noms marque un défaut, et l'autre une qualité louable.

XXIX. Je crois avoir suffisamment montré qu'il y a des Dieux, et quels ils sont. J'ai à faire voir présentement que le monde est gouverné la providence. Vérité importante, que les icadi raiciens s'efforcent de renverser : ou plutôt, au sujet de laquelle je n'ai proprement qu'eux à abattre. Car votre secte, Velléius, ne sait pas trop bien ce que veulent dire les autres. Vous ne lisez, vous ne goûtez parmi vous que vos livres ; vous condamnez, sans connaissance de cause, tout ce qui vient d'ailleurs. Par exemple, ce que vous disiez hier de cette vieille devineresse inventée par les Stoïciens, et appelée Providence, vous ne le disiez que sur ce préjugé, qui est faux, que nous faisons de la providence une déité singulière, par qui tout l'univers est gouverné. Mais notre idée, la voici. Quand nous disons que le monde est gouverné par la Providence, on sous-entend des Dieux ; comme quand on dit qu'Athènes est gouvernée par le Conseil, on sous-entend de l'Aréopage. Pour nous exprimer donc sans restriction, disons que le monde est gouverné par la providence des Dieux. Vos Épicuriens n'ont qu'à se dispenser ici de rire à nos dépens. Ils n'en feront pas même l'essai, s'ils me veulent croire. C'est bien à eux de railler ! Leur convient-il ? et d'ailleurs en sont-ils capables ? Vous, qui à une noble éducation avez joint la politesse que donne le séjour de l'orne, ceci ne vous regarde pas ; mais tombe sur votre secte en général, et nommément sur votre chef, homme grossier, sans étude, qui insulte toute la terre, sans finesse d'esprit, sans mérite, sans délicatesse.

XXX. Je soutiens donc que le monde, avec toutes ses parties, a été formé dès le commencement, et gouverné, sans discontinuation, par la providence des Dieux. C'est ce que nos Stoïciens fondent communément sur trois raisons. La première, l'existence des Dieux étant une fois reconnue, il s'ensuit que que le monde est réglé pat leur sagesse. La seconde, que tout étant soumis a une nature douée de sentiment, et qui met un très-bel ordre dans le monde, il faut, pour trouver ce qui la constitue telle, remonter à des principes intelligents. La troisième se tire des merveilles que le ciel et la terre présentent à nos yeux. Première raison. Ou il faut nier l’existence des Dieux, comme la nient en quelque sorte Démocrite et Épicure par leur doctrine des images ; ou, si Ton reconnaît qu’il y a des Dieux, il faut les croire occupés, et à quelque chose d’excellent. Rien de si excellent que la manière dont le monde est gouverné. C’est donc la sagesse des Dieux qui le gouverne. Autrement, il faudrait imaginer quelque cause supérieure aux Dieux, soit une nature inanimée, soit une nécessité mue fortement, qui fasse ces beaux ouvrages que nous voyons. La puissance des Dieux par conséquent ne serait pas souveraine, puisque vous les soumettriez, ou à cette nécessité, ou à cette nature, par qui vous feriez gouverner le ciel, la terre, les mers. Or il n’est rien de supérieur à la divinité. Convenons qu’elle n’est donc soumise à rien, et qu’elle gouverne donc tout. En effet, si nous croyons de l’intelligence aux Dieux, nous leur devons croire aussi une providence qui embrasse les choses les plus importantes. Car peut-on les soupçonner, ou de ne pas savoir quelles sont les choses importantes, et quel soin elles demandent ; ou de n’avoir pas les forces nécessaires pour soutenir un si grand poids ? Ni l’ignorance, ni la faiblesse ne peuvent compatir avec la majesté des Dieux. Il est donc vrai, comme nous le prétendons, que la providence gouverne l’univers.

XXXI. Puisqu’on suppose l’existence des Dieux, (et il n’est pas possible de la révoquer en doute) c’est une nécessité qu’ils soient animés, et non-seulement animés, mais raisonnables ; lesquels étant, pour ainsi dire, unis par les liens d’une même société, se chargent de gouverner un monde comme si c’était une république, une ville commune à tous. Ainsi cette même raison, cette même vérité, cette même loi, qui ordonne le bien et défend le mal, est dans les Dieux comme dans les hommes. C’est d’eux par conséquent que nous viennent la prudence, l’intelligence. Voilà pourquoi nos pères ont érigé des temples à l’intelligence, à la foi, à la vertu, à la concorde. Les refuserions-nous aux Dieux, ces perfections dont nous vénérons les saints et augustes simulacres ? D’où peuvent-elles avoir découlé sur la terre, si ce n’est du ciel ? Puisque les hommes ont en partage la raison et la prudence, les Dieux ont sans doute les mêmes qualités, mais dans un plus haut degré ; et ne les ont pas seulement, mais les font servir à ce qu’il y a de plus grand et de meilleur. Or le monde est ce qu’il y a de plus grand et de meilleur : il est donc gouverné par la providence des Dieux. Enfin, pour se convaincre qu’il y a une divine providence qui règle tout, il suffit d’avoir bien observé que les Dieux, ce sont ces astres si lumineux et si puissants, le soleil, la lune, les étoiles, ou errantes, ou fixes ; le ciel et le monde lui-même, avec les choses qui ont quelque vertu singulière, d’une grande utilité pour tout le genre humain. Mais c’est assez insister sur la première de nos preuves.

XXXII. Pour traiter la seconde, faisons voir que tout est soumis à la nature, et parfaitement gouverné par elle. Mais d’abord il est à propos d’expliquer avec précision ce que c’est que la nature, afin que l’on entre plus aisément dans notre pensée. Quelques-uns prétendent que la nature est une certaine force aveugle, qui excite dans les corps des mouvements nécessaires. D’autres, que c’est une force intelligente qui a de l’ordre, qui observe une méthode, qui se propose une fin en tout ce qu’elle t’ait, qui tend à cette fin, et dont les ouvrages marquent une adresse que l’art le plus ingénieux, que la main la plus habile ne saurait imiter. Car, disent-ils, la vertu de la semence est telle, que maigre la petitesse de son volume, si elle tombe dans le lieu destiné à la recevoir, et qu’elle y rencontre une matière qui lui serve d’aliment et lui donne les moyens de croître, elle forme, elle produit chaque chose en son espèce, ou des plantes, qui ne font que végéter ; ou des animaux qui ont de plus que, les plantes le mouvement, le sentiment, l’appétit, et la faculté de produire d’eux-mêmes leurs semblables. Tout s’appelle nature, selon quelques autres. C’est le langage d’Épicure, qui ne reconnaît, pour cause de tout ce qui existe, que les atomes, le vide, et leurs accidents. Mais nous, quand nous disons que la nature forme le momie et le gouverne, nous n’entendons pas que ce soit comme une motte de terre, comme un morceau de pierre, ou quelque corps semblable, dont les parties n’ont point de liaison nécessaire les unes avec les autres : nous l’entendons comme d’un arbre, comme d’un animal, ou rien ne paraît dispose aveuglément, mais dont les parties sont dans un ordre qui tient de l’art.

XXXIII. Que si l’art de la nature fait végéter les plantes, c’est de là, sans doute, que vient aussi la Fécondité de la terre, qui, avec les semences quelle renferme, produit de son fonds toutes sortes de tiges, et, les embrassant par leurs racines, les fait croître : tandis qu’a son tour elle, tire des autres cléments de quoi se nourrir, et qu’elle fournit par ses vapeurs à l’entretien de l’air, de l’éther, de tous les corps supérieurs. Par la même raison, si la terre doit sa vigueur à la nature, il faut que la nature agisse dans le reste du monde. Car l’air fait vivre les animaux, comme la terre fait vivre les plantes. L’air voit avec nous, entend avec nous, forme des sons avec nous, puisque sans lui nous ne pouvons rien de tout cela. Il se remue même avec nous. Que nous fassions un pas, un mouvement, il se retire, ce semble, pour nous faire place. Tout le monde, soit ce qui tombe au centre, soit ce qui s’élève du centre en haut, soit ce qui tourne autour du centre, tout cela ne fait qu’une seule nature, sans division. Et comme il y a quatre sortes de corps, leurs changements réciproques font la continuité de la nature. Car l’eau se forme de la terre, l’air de l’eau, le feu de l’air : et après, en rétrogradant, du feu se forme l’air, de l’air l’eau, et de l’eau la terre, qui est le plus bas de ces quatre éléments dont tous les êtres sont composés. Ainsi, comme sans cesse ils se meuvent et se rejoignent, en haut, en bas, à droite, à gauche ; parla toutes les parties de l’univers demeurent liées. Union qui, avec toute la beauté que nous lui voyons, doit subsister, ou à jamais, ou du moins un temps fort long, et presque infini. Que ce soit lequel il vous plaira, toujours s’ensuit-il que le monde est gouverné par la nature. On trouve, en effet, qu’il y a de l’art dans l’ordonnance d’une flotte, ou d’une armée ; et pour ne comparer ici que les ouvrages de la nature, on l’admire dans la production de la vigne, dans celle de l’arbre, dans la figure des animaux, dans la conformation de leurs membres. Quoi, son art n’est-il pas encore plus remarquable dans l’univers ? Ou niez que nulle part on voie quelques traces d’une nature intelligente, ou avouez qu’elle se manifeste dans le bel ordre de l’univers. Car enfin, puisqu’il renferme tous les êtres particuliers, aussi bien que leurs semences, peut-on dire qu’il n’est pas gouverné lui-même par la nature ? Ce serait dire que les dents et le poil de l’homme sont l’ouvrage de la nature, mais que l’homme lui-même ne l’est pas ; ce serait ne pas comprendre que la cause l’emporte sur l’effet.

XXXIV. Or le monde sème, pour ainsi parler ; il plante, il produit, il élève, il nourrit, il conserve tous les êtres particuliers, comme ses membres, comme des portions de lui-même. Si donc la nature les gouverne, elle doit aussi le gouverner lui-même. Au reste, sa manière de gouverner n’a rien de répréhensible. La nature a fait ce qui se pouvait faire de mieux avec les éléments qui existaient. Qu’on nous montre qu’elle a pu mieux faire ! Mais c’est ce qu’on ne montrera jamais ; et qui voudrait toucher à son ouvrage ferait pis, ou désirerait ce qui n’a pas été possible. Toutes les parties de l’univers étant donc tellement formées qu’il n’y peut rien avoir de mieux proportionné à nos usages, ni de plus beau à l’œil : voyons si c’est l’effet du hasard, ou si c’est une combinaison qui demande absolument une providence divine. On ne doit pas croire que la raison manque à la nature, s’il est vrai que l’art ne fasse rien sans le secours de la raison, et que les ouvrages de la nature soient cependant plus achevés que ceux de l’art. Jetez-vous les yeux sur un tableau, sur une statue ? vous comprenez que l’ouvrier y a mis la main. Regardez-vous de loin voguer un navire ? vous jugez que l’art du pilote dirige son cours. Voyez-vous un cadran, une horloge d’eau ? vous croyez que les heures y sont marquées artificiellement, et non par hasard. Pouvez-vous donc vous imaginer que le monde, qui comprend et les arts et les artisans, qui comprend tout, n’ait point d’intelligence, point de raison ? Que l’on porte en Scythie, ou en Bretagne, cette sphère que fit dernièrement notre cher Posidonius, laquelle marque le cours du soleil, de la lune, et des cinq planètes, comme il se fait chaque jour et chaque nuit dans le ciel ; qui doutera, parmi ces barbares, que l’esprit ait présidé à ce travail ?

XXXV. Et nous voyons des gens qui doutent si l’univers, principe de toutes choses, n’est point l’effet du hasard, ou d’une aveugle nécessité, plutôt que l’ouvrage d’une intelligence divine ! Archimède, selon eux, montra plus de savoir en représentant le globe céleste, que la nature en le faisant, quoique la copie soit bien au-dessous de l’original. Un berger qui de sa vie n’avait vu de navire, au moment qu’il aperçoit d’une montagne éloignée le divin vaisseau des Argonautes, surpris, effrayé de ce nouvel objet, parle ainsi dans un de nos poëtes :

                                   De loin, sur l’onde émue
Une masse effroyable, à mes yeux inconnue,
Paraît, s’ébranle, marche, élève à gros bouillons,
Avec un bruit affreux, d’humides tourbillons.
Sur les flots écumants, soulevés par l’orage,
Elle semblait venir comme un épais nuage,
Qui poussé par les vents, que j’entendais siffler,
Toujours de plus en plus se hâtait de rouler.
Mon cœur épouvanté tremblait à son approche.
On eût dit que c’était une mouvante roche,
Que Triton, par un coup de sa fourche de fer,
Tirait du plus profond des gouffres de la mer.

D’abord, le voilà en suspens à la vue d’un objet inconnu. Enfin, lorsqu’il découvre les jeunes mariniers, et qu’il entend chanter dans le vaisseau :

Tels que dauphins légers je les vois qui s’élancent,

dit-il ; et, après bien d’autres choses,

J’entends que, de ces Dieux qui chantent dans nos bois,
Ils savent imiter l’harmonieuse voix.

Ainsi, du premier coup d’œil ce berger croit voir quelque chose d’inanimé et d’insensible ; ensuite, sur des indices plus forts, il commence à se figurer ce que c’est. De même, si des philosophes avaient été d’abord surpris à l’aspect de l’univers, ils ont dû, après en avoir bien considéré les mouvements réguliers, uniformes et immuables, concevoir que non-seulement le ciel n’était pas sans quelque habitant, mais qu’il y avait un maître, un gouverneur, qui était comme l’architecte du superbe ouvrage que nous voyons.

XXXVI. Au lieu d’en venir là, ils me semblent ne se douter pas même que le ciel et la terre leur offrent rien de si merveilleux. La terre, dis-je qui se présente la première, située au centre du monde, et partout environnée de l’air que nous respirons ; l’air, environné à son tour du vaste éther, qui est composé des feux les plus élevés. Une infinité d’astres qui sortent de l’éther, tous d’une grandeur immense, à la tête desquels est le soleil, dont la vive lumière se répand partout, et dont la grandeur l’emporte de beaucoup sur celle de toute la terre. Des feux si étendus, si nombreux, loin de nuire à la terre et aux choses terrestres, leur sont utiles ; au lieu que s’ils venaient à se déplacer, ils nous embraseraient, leur chaleur n’étant plus tempérée à un juste degré.

XXXVII. Ici ne dois-je pas m’étonner qu’il y ait un homme qui se persuade que de certains corps solides et indivisibles se meuvent d’eux-mêmes par leur poids naturel, et que, de leur concours fortuit, s’est fait un monde d’une si grande beauté ? Quiconque croit cela possible, pourquoi ne croirait-il pas que si l’on jetait à terre quantité de caractères d’or, ou de quelque matière que ce fût, qui représentassent les vingt et une lettres, ils pourraient tomber arrangés dans un tel ordre, qu’ils formeraient lisiblement les annales d’Ennius ? Je doute si le hasard rencontrerait assez juste pour en faire un seul vers. Mais ces gens-là comment assurent-ils que des corpuscules qui n’ont point de couleur, point de qualité, point de sentiment, qui ne font que voltiger au gré du hasard, ont fait ce monde-ci : ou plutôt en font à tout moment d’innombrables, qui en remplacent d’autres ? Quoi, si le concours des atomes peut faire un monde, ne pourrait-il pas faire des choses bien plus aisées, un portique, un temple, une maison, une ville ? Je crois, en vérité, que des gens qui parlent si peu sensément de ce monde n’ont jamais ouvert les yeux pour contempler les magnificences célestes dont je traiterai dans un moment. Aristote dit très-bien : « Supposons des hommes qui eussent toujours habité sous terre dans de belles et grandes maisons, ornées de statues et de tableaux, fournies de tout ce qui abonde chez ceux que l’on croit heureux : supposons que, sans être jamais sortis de là, ils eussent pourtant entendu parler des Dieux ; et que tout d’un coup, la terre venant à s’ouvrir, ils quittassent leur séjour ténébreux pour venir demeurer avec nous. Que penseraient-ils en découvrant la terre, les mers, le ciel ? en considérant l’étendue des nuées, la violence des vents ? en jetant les yeux sur le soleil ? en observant sa grandeur, sa beauté, l’effusion de sa lumière, qui éclaire tout ? Et quand la nuit aurait obscurci la terre, que diraient-ils en contemplant le ciel tout parsemé d’astres différents ? en remarquant les variétés surprenantes de la lune, son croissant, son décours ? en observant enfin le lever et le coucher de tous ces astres, et la régularité inviolable de leurs mouvements ? Pourraient-ils douter qu’il n’y eût en effet des Dieux, et que ce ne fût là leur ouvrage ? »

XXXVIII. Ainsi parle Aristote. Figurons-nous pareillement d’épaisses ténèbres, semblables à celles dont le mont Etna, par l’éruption de ses flammes, couvrit tellement ses environs, que l’on fut deux jours, dit-on, sans pouvoir se connaître ; et que le troisième jour, le soleil ayant reparu, on se croyait ressuscité. Figurons-nous, dis-je, qu’au sortir d’une éternelle nuit, il nous arrive de voir la lumière pour la première fois : quelle impression ferait sur nous la vue du ciel ? Mais parce que nous le voyons journellement, nos esprits n’en sont plus frappés, et ne s’embarrassent point de rechercher les principes de ce que nous avons toujours devant les yeux. Comme si c’était la nouveauté, plutôt que la grandeur des choses, qui dût exciter notre curiosité. Est-ce donc être homme, que d’attribuer, non à une cause intelligente, mais au hasard, les mouvements du ciel si certains, le cours des astres si régulier, toutes choses si bien liées ensemble, si bien proportionnées, et conduites avec tant de raison, que notre raison s’y perd elle-même ? Quand nous voyons des machines qui se meuvent artificiellement, une sphère, une horloge, et autres semblables, nous ne doutons pas que l’esprit n’ait eu part à ce travail. Douterons-nous que le monde soit dirigé, je ne dis pas simplement par une intelligence, mais par une excellente, par une divine intelligence, quand nous voyons le ciel se mouvoir avec une prodigieuse vitesse, et faire succéder annuellement l’une à l’autre les diverses saisons, qui vivifient, qui conservent tout ? Car enfin, il n’est plus besoin ici de preuves recherchées : il n’y a qu’à examiner des yeux la beauté des choses dont nous rapportons l’établissement à une providence divine.

XXXIX. Regardons premièrement la terre, placée au milieu du monde, solide, ronde, se concentrant de toutes parts, revêtue de fleurs, d’herbes, d’arbres, de grains ; le tout dans une incroyable quantité, diversifié selon toute sorte de goûts. Considérons les fontaines toujours coulantes et fraîches, les eaux transparentes des rivières, la verdure de leurs bords, la profondeur des cavernes, l’âpreté des rochers, la hauteur des monts escarpés, l’immense étendue des plaines. Dans les entrailles de la terre se trouvent des veines d’or et d’argent, du marbre sans fin. Pour les animaux, privés ou sauvages, de combien d’espèces y en a-t-il ? Quel est le vol, le chant des oiseaux ? Comment vivent les bêtes, et dans les champs, et dans les forêts ? Que dirai-je des hommes, qui, comme chargés de cultiver la terre, ne souffrent pas que sa fertilité soit étouffée par les épines, ni que la férocité des bêtes en fasse un désert ; et qui, par les maisons et les villes qu’ils ont soin de bâtir, embellissent les campagnes, les îles, les rivages ? Si l’on pouvait réunir tous ces objets sous un coup d’œil, comme on le peut mentalement, personne, à ce spectacle, ne douterait s’il y a une intelligence divine. Mais que la mer est belle ! qu’il y a de plaisir à en voir l’étendue ! Quelle multitude, quelle variété d’îles ! Que ses bords ont de charmes ! Combien elle renferme d’animaux ! et que leurs espèces sont différentes ! Les uns enfoncés dans son sein, d’autres qui nagent sur les îlots, d’autres qui tiennent par leurs écailles contre les rochers. Au reste, elle baigne tellement la terre le long des rivages, que ces deux éléments paraissent n’en faire qu’un. Plus haut que la mer immédiatement, c’est l’air, tantôt éclairé du jour, tantôt obscurci de la nuit. Raréfié, il gagne la haute région : condensé, il devient nuage : et avec l’eau qu’il recueille, il fertilise la terre par des pluies. C’est son agitation qui produit les vents. Il cause, suivant les diverses saisons, le chaud et le froid. Il soutient les oiseaux quand ils volent. Attiré par la respiration, il nourrit et conserve les animaux.

XL. Reste le ciel, ou l’éther, qui environne, qui renferme tout. C’est la région la plus éloignée de notre séjour ; l’extrémité, la borne de l’univers ; la carrière que les astres fournissent dans un ordre si merveilleux. Parmi ces astres, le soleil, dont la grandeur passe de beaucoup celle de la terre, roule autour de la terre même. Son lever et son coucher font le jour et la nuit. Deux fois par an, il va d’un tropique à l’autre. Pendant qu’il se tient éloigné, la terre paraît comme serrée de tristesse : son retour semble lui ramener une joie qu’elle partage avec le ciel. La lune, qui, comme les mathématiciens le démontrent, est plus grande que la moitié de la terre, roule dans le zodiaque, aussi bien que le soleil. Toute la lumière qu’elle communique à la terre, elle l’emprunte de lui ; et, à mesure qu’elle s’en trouve plus ou moins éloignée, sa lumière augmente ou diminue. Quand elle se rencontre sous le soleil, et vis-à-vis, il en perd l’éclat de ses rayons : mais quand la terre s’interpose entre la lune et le soleil directement, la lune elle-même s’éclipse tout à coup. À l’égard des autres planètes, elles suivent aussi le zodiaque, se lèvent et se couchent de la même sorte, tantôt marchent avec vitesse, tantôt avec lenteur, souvent même font des pauses. Point de spectacle plus étonnant ni plus beau. Il y a ensuite une prodigieuse quantité d’étoiles fixes, qu’on a distinguées par les noms de certaines figures qui nous étaient connues, et dont elles avaient la ressemblance.

XLI. Ici Balbus jetant les yeux sur moi : Je vais, dit-il, me servir des vers que vous avez, étant tout jeune, traduits d’Aratus ; et qui, parce qu’ils sont latins, me plaisent si fort, que j’en sais un grand nombre par cœur. Comme donc nous le voyons de nos yeux, sans que cela varie jamais en rien, « les autres étoiles ont un cours rapide, et se meuvent les nuits et les jours avec le ciel. » Quiconque se plaît à étudier la constance de la nature, jamais ne se lasse de les contempler. « On a nommé pôles les deux extrémités de l’axe sur lequel tourne le globe du monde. » Autour de notre pôle sont les deux Ourses, qui se voient durant toutes les nuits : la grande, avec ses étoiles fort brillantes : la petite, avec pareil nombre d’étoiles, rangées dans le même ordre, que celles de la grande. « Quoique la grande soit la plus lumineuse, et qu’elle paraisse dès l’entrée de la nuit, c’est pourtant sur la petite que les matelots de Phénicie se règlent dans les ténèbres, parce que le cercle qu’elle décrit est d’une moindre étendue. »

XLII. Pour rendre l’aspect de ces étoiles plus merveilleux, « au milieu d’elles, semblable au cours sinueux d’une rivière, serpente un terrible dragon, qui de tous côtés fait des plis et des replis de son corps. » Il est beau d’un bout à l’autre ; mais ce qu’il y a de plus remarquable, c’est la forme de sa tête, et l’ardeur qui étincelle dans ses yeux. « On lui voit non-seulement une étoile à la tête, mais une à chaque tempe, une à chaque œil, une au menton. Vous diriez qu’il tourne le cou, et qu’il penche la tête, pour regarder la queue de la grande Ourse. » Tant que la nuit dure, tout son corps paraît ; « mais lorsqu’il descend sous l’horizon, un peu de sa tête se cache subitement, au même degré qu’il s’était levé. » Près de cette tête « se voit la figure d’un homme triste, accablé de lassitude, et s’appuyant sur les genoux. Une éclatante couronne paraît » au dos de cette figure. Vis-à-vis de sa tête, est le Serpentaire. « De ses deux mains il saisit un serpent, qui le saisit lui-même à la ceinture, et lui entoure tout le corps. Il se tient ferme pourtant, et foule aux pieds les yeux et le ventre du Scorpion. » Après la grande Ourse, vient « son gardien, que l’on appelle communément le Bouvier, parce qu’il chasse l’Ourse devant lui, comme si elle était attelée à un char. L’Arcture rayonne à la ceinture de ce bouvier. » Il a sous les pieds une belle Vierge, qui tient un épi brillant. »

XLIII. L’ordonnance de toutes ces figures nous marque une habileté divine. « Sous la tête de l’Ourse, vous découvrez les Gémeaux : proche son ventre, l’Écrevisse : à ses pieds le grand Lion, dont le corps semble darder une flamme pétillante. À la gauche des Gémeaux, le Cocher ne se fera voir qu’en partie. Il tourne fièrement la tête vers la grande Ourse. Il a sur l’épaule gauche une chèvre fort brillante, mais dont les chevreaux ne jettent qu’un petit feu ; » et sous les pieds « un gros taureau, » dont la tête est semée de plusieurs étoiles. Céphée paraît, les mains étendues « derrière la petite Ourse. » Devant lui « Cassiopée, dont les étoiles ont peu de lueur. Auprès d’elle, la brillante Andromède, qui se dérobe tristement à la vue de sa mère. Un cheval étincelant touche de son ventre la tête d’Andromède ; et, au milieu de ces deux figures, paraît une étoile qui les veut lier d’un nœud éternel. Là se montre le Bélier, avec ses cornes recourbées. » À ses côtés, « les Poissons, dont l’un, plus avancé que l’autre, se ressent plus du froid Aquilon. »

XLIV. Persée, « que le souffle de cet Aquilon n’épargne pas, » est dépeint aux pieds d’Andromède. « Les Pléiades, assez peu lumineuses, entourent le genou gauche de Persée. On remarque ensuite la Lyre, posée légèrement, et renversée, auprès d’un oiseau qui déploie ses ailes. » Proche la tête du cheval, est la main droite du Verseau, lequel se découvre après cela tout entier. Au-dessous, « le Capricorne, qui a son corps monstrueux dans le zodiaque, et qui exhale de son robuste estomac un froid cuisant. Après l’avoir visité en hiver, le soleil détourne son char. » On voit ensuite « le Scorpion, qui entraîne avec sa queue l’arc du Sagittaire. On voit l’aigle, qui fait effort pour voler, et dont les plumes sont toutes brillantes. » Suit le Dauphin. « Après lui, Orion parait, tourné sur le côté. » Après Orion, « le grand Chien brûlant. » Ensuite, le Lièvre, « que sa course perpétuelle ne fatigue point. À la queue du grand Chien, le navire des Argonautes, sous lequel sont le Bélier, les Poissons, et l’Éridan. » On voit ce fleuve serpenter, et se répandre au loin ; « et il y a, pour arrêter ces poissons, de grands liens, qui les prennent à la queue. Proche celle du Scorpion, est l’Autel, contre lequel souffle le vent du midi. » Aux environs, se trouve le Centaure, « qui se hâte de cacher sous les bras du Scorpion ce qu’il a de cheval ; et qui, d’un air farouche, tenant à la main droite un gros animal, égorge cette victime à l’autel. Plus bas, on voit l’Hydre s’avancer, » et occuper beaucoup d’espace, « portant sur le milieu de son corps une coupe, et au bout de sa queue un corbeau, qui s’efforce de la becqueter. Le petit Chien est sous les Gémeaux. » Quel homme sensé peut croire que des atomes, en voltigeant au gré du hasard, aient formé cet arrangement des astres, et un ciel de cette beauté ? Ou que des choses qui ne pouvaient être faites sans esprit, disons plus, qui ne peuvent être comprises qu’avec beaucoup d’esprit, soient l’ouvrage d’une nature, stupide et aveugle ?

XLV. Mais notre admiration ne doit pas se borner aux objets que j’ai dépeints jusqu’ici. Ce qu’il y a de plus merveilleux, c’est que le monde soit d’une stabilité à l’épreuve des temps, causée par l’union, la plus intime que l’on puisse imaginer, de toutes ses parties. Toutes, de quelque endroit que ce soit, tendent également au centre. Une espèce de lien, qui entoure les éléments, les fait demeurer étroitement unis les uns avec les autres. Ce lien, c’est la nature, qui, répandue dans tout l’univers, où son intelligence et sa raison opèrent tout, attire les extrémités au milieu. Si donc le monde est rond, et que par conséquent sa circonférence étant la même de tous côtés, toutes ses parties se tiennent mutuellement d’elles-mêmes ; il s’ensuit que les parties de la terre doivent aussi se porter toutes à son centre, le plus bas lieu du globe, sans que rien arrête une propension si grande. Par la même raison, quoique la mer soit plus élevée que la terre, cependant, parce qu’elle a la même tendance, elle se concentre de toutes parts, et jamais ne regorge. Il est vrai que l’air, qui est contigu, s’élève à cause de sa légèreté ; mais il ne laisse pas de se répandre partout ; et si la nature le fait monter au ciel, c’est afin qu’il y soit tempéré par une chaleur pure, qui le rend propre à vivifier les animaux. Pour ce qu’on appelle l’éther, qui est la suprême région du ciel, il touche l’extrémité de l’air, mais conserve toujours la pureté de son ardeur, sans qu’il s’y mêle rien de grossier.

XLVI. Dans l’éther se meuvent les astres, dont les parties se concentrent pareillement, et qui perpétuent leur durée par leur forme même, et par leur figure. Car ils sont ronds ; espèce de forme à laquelle il me semble avoir déjà observé que rien ne saurait nuire. Et comme ils sont de feu, ils se nourrissent des vapeurs que le soleil attire de la terre, de la mer, et des autres eaux. Mais ces vapeurs, quand elles ont nourri et restauré les astres et tout l’éther, sont renvoyées ici-bas, pour être tout de nouveau attirées d’autres fois. Tellement qu’il ne s’en perd rien, ou qu’il y en a fort peu de consumé par le feu des astres et par la flamme de l’éther. De là nos Stoïciens tirent une conséquence qui, dit-on, paraissait douteuse à Panétius : Qu’enfin il devait arriver que le monde entier ne fût plus que feu. Que toute l’eau étant consumée, ni la terre par conséquent n’aurait plus d’aliment, ni l’air n’aurait plus de quoi se former, puisque l’eau, dont il se forme, serait alors tout épuisée. Qu’ainsi le feu resterait seul : et que par ce feu, qui est animé, qui est Dieu, le monde serait rétabli, et renaîtrait avec la même beauté, je ne veux point m’étendre trop sur ce qui regarde les astres, et particulièrement les planètes, dont les mouvements, quoique très-dissemblables, font un accord très-juste. Saturne, la plus élevée de toutes, refroidit : Mars, qui se trouve placé au milieu, est brûlant : Jupiter les partage, et modère leurs excès. Deux autres, qui sont au-dessous de Mars, obéissent au soleil ; le soleil éclaire tout l’univers ; la lune, qui emprunte de lui sa clarté, influe sur les générations, les facilite, en détermine le temps. Pas une de ces réflexions n’a été faite, j’en suis certain, par des gens qui ne sont point frappés d’une telle combinaison, d’un tel assemblage, et qui ne sentent pas que la nature se propose, dans ces arrangements, la conservation de l’univers.

XLVII. Passons des choses célestes aux terrestres. Y a-t-il rien dans celles-ci qui ne prouve l’intelligence de la nature ? Jugeons-en d’abord par les plantes. Elles ont des racines pour soutenir leurs tiges, et pour tirer de la terre un suc nourricier. Elles sont revêtues de peau, ou d’écorce, pour se préserver du chaud et du froid. La vigne se prend aux échalas avec ses tendrons, comme avec des mains, et se dresse comme feraient des animaux. On dit même qu’elle a horreur des choux, comme de quelque chose de pestilent ; et que s’il y en a de plantés à ses côtés, elle ne les touche par nul endroit. Mais quelle variété d’animaux, tous bien pourvus de ce qui leur est nécessaire pour se conserver ! Les uns revêtus de peau, d’autres couverts de poil, d’autres hérissés de pointes, d’autres chargés de plumes, d’autres entourés d’écaillés, d’autres armés de cornes, d’autres qui ont des ailes pour s’enfuir. La nature leur a libéralement et abondamment procuré les aliments qui leur étaient propres. Je pourrais expliquer avec quel art et avec quelle dextérité les parties de leurs corps sont formées et arrangées, d’une manière qui leur donne la facilité de prendre ces aliments, et de les digérer. Car tout ce qui est dans l’intérieur de leurs corps est tellement construit, tellement placé, qu’il n’y a rien de superflu, rien qui ne soit nécessaire pour leur conserver la vie. D’ailleurs, la nature leur a donné l’appétit et le sentiment, afin que par l’un ils soient excités à prendre la nourriture qui leur convient, et que par l’autre ils discernent ce qui leur est mauvais de ce qui leur est bon. Ils vont à la pâture, les uns en marchant, d’autres en rampant, d’autres en volant, d’autres en nageant. Les uns la prennent avec la gueule et avec les dents, d’autres la saisissent avec leurs serres et avec leurs griffes, d’autres avec leur bec. Les uns la sucent, d’autres la broutent, d’autres la dévorent, d’autres la mâchent. Il y en a d’une taille si basse, que leur bec peut bien prendre à terre leur nourriture : d’autres, étant d’une taille plus haute, comme les oies, les cygnes, les grues, les chameaux, ont le cou long pour y pouvoir atteindre. L’éléphant, par cette raison, a une trompe ; sans quoi, grand comme il est, il aurait eu peine à y arriver.

XLVIII. Ceux des animaux qui ont à se nourrir d’animaux d’une autre espèce ont en partage, ou la force, ou la légèreté. Il y en a même qui sont capables de finesse et de ruse. Parmi les araignées, les unes tendent une manière de filet pour attraper ce qui se présente : les autres sont au guet, s’il faut ainsi dire, pour se jeter sur leur proie, et l’avaler. La pinne s’entend avec la petite squille pour chercher ensemble leur vie. Elle a deux grandes écailles béantes ; et quand de petits poissons y vont nager, avertie par la squille, qui la mord, elle resserre ses écailles à l’instant. Quoique très-différentes, ces petites bêtes cherchent ainsi leur vie en commun, sans que l’on puisse dire si c’est une convention qu’elles font, ou si elles naissent conjointement l’une avec l’autre. On a lieu de s’étonner aussi de ces bêtes aquatiques, qui, nées sur la terre, ne laissent pas de chercher l’eau, du moment qu’elles ont la force de se traîner. C’est ce qui se voit dans les crocodiles, dans les tortues de rivière, et dans une certaine espèce de serpents. Il nous arrive souvent de faire couver des œufs de canes par des poules, lesquelles, ainsi que de véritables mères, nourrissent d’abord les petits qui en sont éclos : mais ces petits, quand ils voient de l’eau, abandonnent celles qui les ont couvés ; et, malgré elles, ils courent à l’eau, comme à leur demeure naturelle. Tant est forte dans les animaux l’impression de la nature, qui les porte à se conserver.

XLIX. J’ai lu d’un oiseau nommé platalée que pour se nourrir il vole après les plongeons ; et lorsqu’ils sortent de la mer, leur pique et leur serre la tête, jusqu’à ce qu’ils lâchent leur proie, dont il s’empare. On dit aussi qu’il avale du coquillage en grande quantité, et qu’après l’avoir cuit par la chaleur de son estomac, il le rend, et choisit alors ce qu’il y a de bon à manger. Une ruse, dit-on, familière aux grenouilles de mer, c’est de se couvrir de sable au bord de l’eau : elles viennent à remuer : les poissons y courent comme à un appât, et sont pris eux-mêmes. Il y a entre le corbeau et le milan une espèce de guerre naturelle, qui fait que partout où l’un trouve les œufs de l’autre, il les casse. Aristote, qui n’a presque rien omis en ce genre, remarque une chose bien digne d’admiration. Quand les grues passent la mer pour gagner des pays plus chauds, elles forment la figure d’un triangle. Par l’angle de devant, elles fendent l’air qui leur résiste : aux deux côtés, elles battent des ailes, et cela leur sert comme de rames, pour faciliter leur course : la base de leur triangle est aidée des vents, qu’elle a comme en poupe. Les grues qui sont derrière, appuient leur cou et leur tête sur celles qui les précèdent : mais celle qui les guide ne pouvant avoir ce soulagement, parce qu’elle n’a pas de quoi s’appuyer, elle revient à la queue pour se reposer. Une de celles qui ont pris du repos la remplace ; et, pendant tout le chemin qu’elles ont à faire, le même ordre s’observe. Je conterais beaucoup de semblables particularités, si l’on ne jugeait assez du reste par celles-là. Mais voici des choses plus connues.

L. L’attention des bêtes à se conserver, leur circonspection en pâturant, leur manière de se giter, tout cela est admirable. Les chiens se purgent par le haut ; les ibis d’Égypte par le bas : expérience dont les médecins ont eu l’esprit de profiter, il n’y a pas encore longtemps, puisque c’est seulement depuis peu de siècles. On sait que les panthères, qui se prennent dans les pays barbares avec de la chair empoisonnée, n’ont qu’à user d’un remède qu’elles connaissent, pour mettre leur vie à couvert : et que dans l’île de Crète les chèvres sauvages, quand elles sont percées de flèches envenimées, cherchent du dictame, dont elles n’ont pas sitôt goûté, que les flèches leur tombent du corps. Un peu avant que de faonner, les biches se purgent avec une petite herbe, qu’on appelle du séseli. Quand on fait du mal aux bêtes, ou qu’elles en ont peur, nous les voyons toutes avoir recours à leurs armes naturelles ; les taureaux à leurs cornes, les sangliers à leurs défenses, les lions à leurs dents : les unes prennent la fuite, d’autres se cachent : les sèches vomissent leur noir, les torpilles engourdissent : il y en a même plusieurs qui, par de puantes exhalaisons, obligent les chasseurs à se retirer.

LI. Mais afin que la beauté du monde fût éternelle, la providence des Dieux s’est appliquée soigneusement à perpétuer les différentes espèces de plantes et d’animaux. Pour cela, tous les individus ont dans eux-mêmes une si féconde semence, que d’un seul il s’en forme plusieurs. Cette semence, pour ce qui est des plantes, est renfermée dans le cœur de leurs fruits ; mais si abondamment, que les hommes ont de quoi s’en nourrir, et de quoi replanter toujours. À l’égard des animaux, ne voit-on pas avec quel art il a été pourvu à la propagation de leurs espèces ? La nature a ordonné qu’il y en ait de mâles et de femelles. Ils sont parfaitement conformés pour la génération, et ont un désir merveilleux de s’accoupler. Quand la semence a été reçue dans la matrice, elle attire presque toute la nourriture à elle. C’est de quoi elle forme l’animal déjà commencé. Aussitôt qu’il est dehors, si c’est un animal qui se nourrisse de lait, presque tous les aliments de sa mère se convertissent en lait : et sans instruction, par le seul instinct de la nature, l’animal qui vient de naître va chercher les mamelles de sa mère, et se rassasie du lait qu’il y trouve. Une chose qui fait bien voir qu’il n’y a rien là de fortuit, mais que ce sont les ouvrages d’une nature prévoyante et habile, c’est que les femelles, qui, comme les truies et les chiennes, font d’une portée beaucoup de petits, ont beaucoup de mamelles ; au lieu que celles-là en ont peu, qui font peu de petits à la fois. Avec quelle tendresse les bêtes s’attachent-elles à conserver et à élever leurs petits, jusqu’à ce qu’ils puissent eux-mêmes se défendre ! On dit, à la vérité, que les poissons, quand leurs œufs sont faits, les abandonnent ; mais l’eau soutient aisément ces œufs, et ils n’ont point de peine à éclore.

LII. On dit aussi que les tortues et les crocodiles ne font que couvrir de terre leurs œufs, et après cela se retirent : de sorte que leurs petits naissent et s’élèvent d’eux-mêmes sans aide. Mais les poules et les autres oiseaux, quand ils veulent pondre, cherchent un lieu tranquille, où ils préparent le nid le plus mollet qu’ils peuvent, afin de conserver leurs œufs plus commodément. Leurs petits sont-ils éclos ? ils les défendent du froid, en les échauffant sous leurs ailes ; et du chaud, en se mettant devant le soleil. Quand ces petits commencent un peu à voler, leurs mères alors les accompagnent, les dirigent ; et c’est à quoi elles bornent leurs soins. L’industrie des hommes est aussi un des moyens qui font subsister certaines bêtes et certaines plantes ; car il y en a beaucoup, et des unes et des autres, qui périraient sans ce secours. Les hommes, pour ce qu’il leur faut à eux, trouvent diverses facilités, suivant les divers pays. Le Nil arrose l’Égypte, et après l’avoir couverte et inondée pendant tout l’été, il se retire, laissant les champs amollis, et comme engraissés pour les semailles. L’Euphrate fertilise la Mésopotamie, où chaque année il transporte de nouvelles terres. L’Indus, qui de tous les fleuves est le plus grand, non-seulement amende et laboure en quelque façon les campagnes, mais les ensemence aussi ; car il charrie, dit-on, quantité de grains. Je pourrais citer plusieurs autres contrées, remarquables par quelque chose de singulier ; plusieurs campagnes qui sont, chacune en son genre, d’une prodigieuse fertilité.

LIII. Mais quelle plus grande bonté de la nature, que de nous fournir tant d’aliments, si variés, si délicieux ; et de nous les fournir en différentes saisons, afin qu’ils nous plaisent toujours, et par la nouveauté, et par l’abondance ! Quelle grâce ne fait-elle pas d’envoyer les Étésies ? vents qui viennent si à propos, et qui accommodent si fort les hommes, les bêtes, les plantes même : vents qui abattent les grandes chaleurs, et qui rendent la navigation plus sûre et plus prompte. Dans une matière si abondante, j’ai bien des choses à supprimer. Car le moyen que j’entre dans quelque détail touchant l’utilité des rivières, le flux et le reflux de la mer, les montagnes revêtues d’herbes et de forêts, les salines éloignées des côtes maritimes, les terres fécondes en remèdes excellents, une infinité d’arts nécessaires à la vie ? N’oublions point la vicissitude du jour et de la nuit ; elle fait la santé des animaux, en leur donnant un temps pour agir, et un temps pour se reposer. Ainsi, de quelque côté que l’on examine l’univers, concluons que tout y est admirablement gouverné par une providence divine, qui veille au salut et à la conservation de tous les êtres. Si l’on demande pour qui le monde a été fait, dirons-nous que ce soit pour les arbres et pour les herbes, qui, sans avoir de sentiment, ne laissent pas d’être au nombre des choses que la nature fait subsister ? Cela paraît absurde. Pour les bêtes ? Il n’est pas plus probable que les Dieux aient pris tant de peine pour des brutes muettes, et sans entendement. Pour qui donc ? Sans doute pour les animaux raisonnables : c’est-à-dire, pour les Dieux et pour les hommes, qui certainement sont les plus parfaits de tous les êtres, puisque rien n’égale la raison. Il est donc à croire que le monde, avec tout ce qu’il contient, a été fait pour les Dieux et pour les hommes. Mais on comprendra encore mieux que les hommes y ont beaucoup de part, quand on verra de quelle forme, de quelle perfection est la structure du corps humain.

LIV. Pour vivre il faut trois choses à l’animal : manger, boire, respirer. Or la bouche est très propre à toutes ces opérations. Elle attire par le moyen des narines encore une plus grande quantité d’air. Les dents y sont arrangées pour mâcher, amenuiser et broyer l’aliment. Celles de devant, qui sont aiguës, le mettent en morceaux ; les mâchelières, qui sont celles du fond, le triturent ; à quoi la langue, ce semble, leur est aussi de quelque secours. Aux racines de la langue tient l’œsophage, où tombe d’abord ce qui est avalé. Il touche de part et d’autre les amygdales, et se termine à l’extrémité intérieure du palais. Quand les mouvements de la langue ont fait passer l’aliment jusque dans ce canal, il le fait descendre plus bas : et pendant que l’aliment descend, les parties de l’œsophage qui sont au-dessous s’élargissent ; celles qui sont au-dessus se resserrent. Un autre canal, que les médecins appellent trachée artère, s’étend aux poumons, pour servir à l’entrée et à la sortie de l’air que l’on respire. Et comme il a son orifice joignant les racines de la langue, un peu au-dessus de l’endroit où est attaché l’œsophage, il a fallu que cet orifice fût muni d’une espèce de couvercle, de peur que s’il venait à y tomber de l’aliment qu’on avale, le passage de la respiration ne fût bouché. Comme l’estomac, placé sous l’œsophage, reçoit le boire et le manger : aussi les poumons et le cœur attirent-ils l’air de dehors. C’est une admirable structure que celle de l’estomac. Il est presque tout nerveux plusieurs membranes le composent ; et les fibres qui en font le tissu vont en tournoyant. Il retient, pour donner lieu à la digestion, ce qu’il reçoit de solide et de liquide. Il se resserre et se dilate selon le besoin. Il rassemble les aliments, il les mêle et les confond, afin que tout étant cuit sans peine et digéré par sa chaleur, qui est grande, et par la vertu des esprits animaux, la distribution s’en fasse dans le reste du corps.

LV. Quant aux poumons, leur substance rare, molle, fort semblable à celle des éponges, les rend très-propres à la respiration. Ils se resserrent pour rejeter l’air qu’ils ont attiré, et alternativement ils se dilatent pour en attirer de nouveau, afin que l’air, qui est un des principaux aliments de l’animal, soit toujours frais. Le suc nourricier étant séparé du reste de l’aliment, passe des intestins et du ventricule au foie, par des conduits qui aboutissent du mésentère aux portes du foie. C’est ainsi qu’on appelle les vaisseaux qui sont à l’entrée de ce viscère. De là il y a d’autres conduits par où la nourriture, au sortir du foie, est portée ailleurs. Quand la bile et les humeurs qui coulent des reins ont été séparées de cette nourriture, le reste se tourne en sang, et vient se rendre à ces mêmes vaisseaux de l’entrée du foie, d’où partent tous les conduits de ce viscère, destinés à porter le chyle dans la veine appelée cave. Là se réunit le chyle, qui, tout formé, passe au cœur, et du cœur se distribue par quantité de veines dans tout le reste du corps. Quoiqu’il fût aisé d’expliquer comment les parties grossières des aliments sont poussées dehors par le mouvement des intestins qui se dilatent et se resserrent : cependant, pour ne rien dire qui blesse l’oreille, il faut s’abstenir d’en parler. Expliquons plutôt cette autre merveille de la nature. L’air, qui s’insinue dans les poumons, acquiert de la chaleur, et par celui qui s’y trouve déjà, et par le battement des poumons. Une partie de cet air est rejetée dehors ; une partie est reçue dans l’endroit nommé le ventricule du cœur. Un autre ventricule tout semblable, et qui joint celui-là, reçoit le sang qui coule du foie par la veine cave. Ainsi de ces deux ventricules, l’un communique le sang aux extrémités par les veines ; l’autre communique les esprits par les artères. Et il y a tant d’artères, tant de veines tellement mélangées, qu’il est aisé d’y remarquer un art divin. Parlerai-je des os, qui servent de base au corps, et dont les jointures sont admirablement conçues, soit pour l’affermir, soit pour terminer ses divers membres, soit pour se prêter à ses mouvements, et à tout ce qu’il doit faire ? Dirai-je comment les nerfs s’entrelacent avec les autres parties du corps, et comment au sortir du cœur, d’où ils tirent leur origine, ainsi que les veines et les artères, les uns et les autres se distribuent de tous côtés ?

LVI. À ce détail, qui prouve l’habileté de la nature et l’attention de sa providence, ajoutons encore plusieurs réflexions, par ou l’on voie combien Dieu nous a privilégiés. Et d’abord considérons qu’il nous a faits d’une taille haute et droite, afin qu’en regardant le ciel nous pussions nous élever à la connaissance des Dieux. Car nous ne sommes point ici-bas pour habiter simplement la terre, mais nous y sommes pour contempler le ciel et les astres, spectacle qui n’appartient à nulle autre espèce d’animaux. Nos sens, par qui les objets extérieurs viennent à la connaissance de l’âme, sont d’une structure qui répond merveilleusement à leur destination ; et ils ont leur siège dans la tête, comme dans un lieu fortifié. Les yeux, ainsi que des sentinelles, occupent la place la plus élevée, d’où ils peuvent, en découvrant les objets, faire leur charge. Un lieu éminent convenait aux oreilles, parce qu’elles sont destinées à recevoir le son, qui monte naturellement. Les narines devaient être dans la même situation, parce que l’odeur monte aussi ; et il les fallait près de la bouche, parce qu’elles nous aident beaucoup à juger du boire et du manger. Le goût, qui nous doit faire sentir la qualité de ce que nous prenons, réside dans cette partie de la bouche par où la nature donne passage au solide et au liquide. Pour le tact, il est généralement répandu dans tout le corps, afin que nous ne puissions recevoir aucune impression, ni être attaqués du froid ou du chaud, sans le sentir. Et comme un architecte ne mettra point sous les yeux, ni sous le nez du maître, les égouts d’une maison : de même, la nature a éloigné de nos sens ce qu’il y a de semblable à cela dans le corps humain.

LVII. Mais quel autre ouvrier que la nature, dont l’adresse est incomparable, pour avoir si artistement formé nos sens ? Elle a entouré les yeux de tuniques fort minces : transparentes au devant, afin que l’on puisse voir à travers : fermes dans leur tissure, afin de tenir les yeux en état.

Elle les a faits glissants et mobiles, pour leur donner le moyen d’éviter ce qui pourrait les offenser, et de porter aisément leurs regards où ils veulent. La prunelle, où se réunit ce qui fait la force de la vision, est si petite, qu’elle se dérobe sans peine à ce qui serait capable de lui faire mal. Les paupières, qui sont les couvertures des yeux, ont une surface polie et douce, pour ne point les blesser. Soit que la peur de quelque accident oblige à les fermer, soit qu’on veuille les ouvrir, les paupières sont faites pour s’y prêter, et l’un ou l’autre de ces mouvements ne leur coûte qu’un instant. Elles sont, pour ainsi dire, fortifiées d’une palissade de poils, qui leur sert à repousser ce qui viendrait attaquer les yeux, quand ils sont ouverts ; et à les envelopper, afin qu’ils reposent paisiblement quand le sommeil les ferme, et nous les rend inutiles. Nos yeux ont, de plus, l’avantage d’être cachés, et défendus par des éminences. Car d’un côté, pour arrêter la sueur qui coule de la tête et du front, ils ont le haut des sourcils ; et de l’autre, pour se garantir par le bas, ils ont les joues, qui avancent un peu. Le nez est placé entre les deux, comme un mur de séparation. Quant à l’ouïe, elle demeure toujours ouverte, parce que nous en avons toujours besoin, même en dormant. Si quelque son la frappe alors, nous en sommes réveillés. Elle a des conduits tortueux, de peur que, s’ils étaient droits et unis, quelque chose ne s’y plissât. La nature a eu même la précaution d’y former une humeur visqueuse, afin que si de petites bêtes tâchaient de s’y jeter, elles y fussent prises comme à de la glu. Les oreilles (par ce mot on entend la partie qui déborde ; ont été faites pour mettre l’ouïe à couvert, et pour empêcher que les sons ne se dissipent et ne se perdent, avant que de la frapper. Elles ont l’entrée dure comme de la corne, et sont d’une figure sinueuse, parce que des corps de cette sorte renvoient le son, et le rendent plus fort. Aussi voyons-nous que ce qui fait résonner les lyres est d’écaille ou de corne ; et que la voix retentit mieux dans les endroits renfermés, où il y a plusieurs détours. Les narines, à cause du besoin continuel que nous en avons, ne sont jamais bouchées. Elles ont l’entrée fort étroite, de peur qu’il ne s’y glisse quelque chose de nuisible ; et il y a toujours une humidité qui sert a empêcher qu’il n’y séjourne de la poussière, ou d’autres corps étrangers. Le goût ayant la bouche pour clôture, c’est précisément ce qu’il lui fallait, et par rapport à l’usage que nous en faisons, et par rapport à sa propre conservation.

LVIII. Tous nos sens, au reste, sont bien plus exquis que ceux de la bête. Car nos yeux découvrent ce qui lui échappe, dans les arts dont ils sont juges, dans la peinture, dans la sculpture, dans le geste même, dans tous les mouvements du corps. Ils connaissent la beauté, la justesse, les proportions des couleurs et des figures. Que dis-je ? Ils démêlent même les vices et les vertus ; si l’on est irrité, ou favorablement disposé ; joyeux ou triste ; brave ou lâche ; hardi ou timide. Le jugement de l’oreille n’est pas moins admirable pour ce qui regarde le chant et les instruments. Elle distingue les tons, les mesures, les pauses, les diverses sortes de voix, les claires, les sourdes, les douces, les aigres, les basses, les hautes, les flexibles, les rudes ; et il n’y a que l’oreille de l’homme qui en juge. L’odorat, le goût, et le toucher ont aussi leur manière de juger. On a même inventé plus d’arts que je ne voudrais, pour jouir de ces sens, et pour les flatter. Car vous savez à quel excès on a porté la composition des parfums, l’assaisonnement des viandes, toutes les délicatesses du corps.

LIX. Quand je viens ensuite à considérer l’âme même, l’esprit de l’homme, sa raison, sa prudence, son discernement, je trouve qu’il faut n’avoir point ces facultés, pour ne pas comprendre que ce sont les ouvrages d’une providence divine. Eh ! que n’ai-je votre éloquence, Cotta ! De quelle manière vous traiteriez un si beau sujet ! Vous feriez voir l’étendue de notre intelligence ; comment nous savons réunir nos idées, et lier celles qui suivent avec celles qui précèdent ; établir des principes, tirer des conséquences, définir tout, le réduire à une exacte précision, et nous assurer par là si nous sommes parvenus à une science véritable, qui est le comble de la perfection, même dans un Dieu. Quelle prérogative, quoique vos Académiciens la dépriment, et même la refusent à l’homme, de connaître parfaitement les objets extérieurs par la perception des sens, jointe à l’application de l’esprit ! On voit par ce moyen quels sont les rapports d’une chose avec l’autre, et là-dessus on invente les arts nécessaires, soit pour la vie, soit pour l’agrément. Que l’éloquence est belle ! Quelle est divine, cette maîtresse de l’univers, ainsi que vous l’appelez parmi vous ! Elle nous fait apprendre ce que nous ignorons, et nous rend capables d’enseigner ce que nous savons. Par elle nous exhortons, par elle nous persuadons, par elle nous consolons les affligés, par elle nous relevons le courage abattu, par elle nous humilions l’audace, par elle nous réprimons les passions, les emportements. C’est elle qui nous a imposé des lois, qui a formé les liens de la société civile, qui a fait quitter aux hommes leur vie sauvage et farouche. Aussi ne croirait-on pas, à moins que d’y prendre bien garde, tout ce qu’il en a coûté à la nature pour nous donner la parole. Car il y a premièrement, depuis les poumons jusqu’au fond de la bouche, une artère par où se transmet la voix, dont le principe est dans notre esprit. Après, dans la bouche se trouve la langue, terminée par les dents. Elle fléchit, elle règle la voix, qui ne lui vient que confusément proférée. En la poussant cette voix contre les dents, et contre d’autres parties de la bouche, elle articule, elle rend les sons distincts. Ce qui fait que les Stoïciens comparent la langue à l’archet, les dents aux cordes, et les narines au corps de l’instrument.

LX. Mais nos mains, de quelle commodité ne sont-elles pas, et de quelle utilité dans les arts ? Les doigts s’allongent ou se plient sans la moindre difficulté, tant leurs jointures sont flexibles. Avec leur secours, les mains usent du pinceau et du ciseau ; elles jouent de la lyre, de la flûte ; voilà pour l’agréable. Pour le nécessaire, elles cultivent les champs, bâtissent des maisons, font des étoffes, des habits, travaillent en cuivre, en fer. L’esprit invente ; les sens examinent ; la main exécute. Tellement que si nous sommes logés, si nous sommes vêtus et à couvert, si nous avons des villes, des murs, des habitations, des temples, c’est aux mains que nous le devons. Par notre travail, c’est à-dire par nos mains, nous savons multiplier et varier nos aliments. Car beaucoup de fruits, ou qui se consomment d’abord, ou qui se doivent garder, ne viendraient point sans culture. D’ailleurs, pour manger des animaux terrestres, des aquatiques el des volatiles, nous en avons partie à prendre, partie à nourrir. Pour nos voitures, nous domptons les quadrupèdes, dont la force et la vitesse suppléent a notre faiblesse et à notre lenteur. Nous faisons porter des charges aux uns. le joug a d’autres. Nous faisons servir a nos usages la sagacité de l’éléphant. et l’odorat du chien. Le fer, sans quoi l’on ne peut cultiver les champs, nous allons le prendre dans les entrailles de la terre. Les veines de cuivre, d’argent et d’or, quoique très-cachées, nous les trouvons, et nous les employons à nos besoins, ou à des ornements. Nous avons des arbres, ou qui ont été plantés à dessein, ou qui sont venus d’eux-mêmes ; et nous les coupons, tant pour faire du feu, nous chauffer et cuire nos viandes, que pour bâtir, et nous mettre à l’abri du chaud et du froid. C’est aussi de quoi construire des vaisseaux, qui de toutes parts nous apportent toutes les commodités de la vie. Nous sommes les seuls animaux qui entendons la navigation, et qui par là nous soumettons ce que la nature a fait de plus violent, la mer et les vents. Ainsi nous tirons de la mer une infinité de choses utiles. Pour celles que la terre produit, nous en sommes absolument les maîtres. Nous jouissons des plaines, des montagnes : les rivières, les lacs sont à nous : c’est nous qui semons les blés, qui plantons les arbres : nous fertilisons les terres en les arrosant par des canaux : nous arrêtons les fleuves, nous les redressons, nous les détournons. En un mot, nos mains tâchent de faire dans la nature, pour ainsi dire, une autre nature.

LI. Mais quoi ! l’esprit humain n’a-t-il pas même pénétré dans le ciel ? De tous les animaux, il n’y a que l’homme qui ait observé le cours des astres, leur lever, leur coucher ; qui ait déterminé l’espace du jour, du mois, de l’année ; qui ait prévu les éclipses du soleil et celles de la lune ; qui les ait prédites à jamais, marquant leur grandeur, leur durée, leur temps précis. Et c’est dans ces réflexions que l’esprit humain a puisé la connaissance des Dieux. Connaissance qui produit la piété, la justice, toutes les vertus, d’où résulte une heureuse vie, semblable à celle des Dieux, puisque dès-lors nous les égalons, à l’immortalité près, dont nous n’avons nul besoin pour bien vivre. Par tout ce que je viens d’exposer, je crois avoir suffisamment prouvé la supériorité de l’homme sur le reste des animaux. Concluons que ni la conformation de son corps, ni les qualités de son esprit, ne peuvent être l’effet du hasard. Pour finir, car il est temps, je n’ai plus qu’à montrer que tout ce qui nous est utile dans ce monde-ci a été fait exprès pour nous.

LXII. Premièrement, le monde a été fait pour les Dieux et pour les hommes. Tout ce qu’il contient a été préparé, a été imaginé pour notre utilité particulière. Il est la maison commune, ou la cité des Dieux et des hommes, puisque ce sont les seuls êtres raisonnables, les seuls qui connaissent la justice, et qui aient une loi. Ainsi, comme les villes d’Athènes et de Sparte ont été bâties pour les Athéniens et pour les Spartiates ; et que tout ce qu’elles renferment est censé appartenir à ces peuples : de même on doit juger que tout ce qui est dans le monde est aux Dieux et aux hommes. Le soleil, la lune, tous les astres, outre qu’ils font partie de ce qui constitue l’univers, servent aussi de spectacle aux mortels. Spectacle ravissant, dont on ne se rassasie point, le plus digne de nous occuper et d’exercer notre pénétration. En mesurant le cours des astres, nous avons observé les différentes saisons, leur durée, leur vicissitude ; et puisque tout cela n’est connu que des hommes seuls, on a sujet de croire qu’il a été fait pour l’amour d’eux. Que la terre produise toute sorte de grains et de légumes, est-ce pour les hommes, ou pour les brutes ? Celles-ci ne touchent pas même aux fruits de la vigne et de l’olivier, qui viennent en si grande quantité, et d’un goût si exquis. Elles ne savent ni semer, ni cultiver, ni faire à temps la récolte, ni serrer et garder les fruits : il n’y a que l’homme qui prenne ces soins, et qui en profite.

LXIII. Ainsi, de même que les lyres et les flûtes sont faites pour ceux qui s’en peuvent servir, les fruits de la terre sont uniquement destinés à ceux qui en usent. Et si quelques bêtes en dérobent un peu, il ne s’ensuit pas que la terre les ait produits à leur intention. Quand les hommes font provision de froment, c’est pour leurs femmes, pour leurs enfants, pour leurs familles ; et non en faveur des rats, ou des fourmis. Aussi les bêtes n’en jouissent-elles qu’à la dérobée, comme j’ai dit : mais les maîtres, publiquement et librement. C’est donc pour nous que la nature prétend travailler. Une si grande abondance, une si grande variété de fruits, qui réjouissent non seulement le goût, mais encore l’odorat et la vue seraient-elles pour d’autres que pour nous ? Eh ! comment les bêtes auraient-elles part au motif qui a fait produire les fruits de la terre, puisqu’elles ont été produites elles-mêmes pour les hommes ? En effet, si les brebis ne portaient une laine, qui préparée et tissue sert à nous vêtir, de quelle utilité seraient-elles, n’étant capables de rien sans le secours de l’homme, pas même de pourvoir à leurs aliments ? Que signifient dans le chien tant de fidélité, l’art de flatter amoureusement son maître, une si grande haine pour les étrangers, tant de sentiment pour quêter le gibier, tant de vivacité à le poursuivre : que signifient, dis-je, toutes ces qualités du chien, si ce n’est qu’il est né pour le service de l’homme ? Parlerai-je des bœufs ? On voit bien, à la forme de leur dos, que leur affaire n’est pas de porter des charges ; mais leur cou est naturellement fait pour le joug, comme leurs fortes et larges épaules pour tirer la charrue. Dans le siècle d’or, ainsi que parlent les poètes, le service que ces animaux rendaient au laboureur, en lui fendant les guérets, était censé si important, que c’eût été alors un crime de les tuer pour les manger.

Mais bientôt s’éleva cette race brutale
Qui forgea la première une lame fatale,
Et qui, pour se nourrir cherchant un mets nouveau,
Égorgea sans pitié le docile taureau.

LXIV. Je serais trop long, si je m’arrêtais ici aux propriétés des ânes et des mulets, pour montrer qu’ils sont certainement destinés à nos usages. Et le cochon, à quoi est-il bon qu’à manger ? Il n’a une âme, dit Chrysippe, qu’en guise de sel, pour l’empêcher de pourrir. Au reste, comme il était propre à la nourriture des hommes, la nature n’a point fait d’animal plus fécond que celui-là. Quelle multitude d’oiseaux et de poissons, qui tombent dans les piéges que nous savons leur tendre, et qui flattent si délicieusement le goût, que l’on serait tenté quelquefois de croire notre providence épicurienne ! Il y a certains oiseaux que nous croyons faits pour prédire l’avenir, les uns par leur chant, les autres par leur vol. Quant aux grosses bêtes sauvages, nous les prenons à la chasse ; soit pour les manger ; soit pour nous occuper à un exercice, qui est l’image de la guerre ; soit pour nous servir de celles qu’on peut dompter et instruire, comme les éléphants ; soit pour y trouver des remèdes à nos maladies et à nos plaies, comme il s’en trouve dans certaines plantes dont, à force d’expériences, on a connu les vertus. Représentez-vous enfin toute la terre, comme si vous l’aviez devant les yeux. Que découvrirez-vous ? De vastes campagnes fertiles en grains ; des montagnes revêtues d’épaisses forêts : des pâturages immenses pour les bestiaux. Représentez-vous toutes les mers. Vous les verrez couvertes de navires, qui fendent les flots avec une incroyable vitesse. Et, non contents de regarder la face de la terre, voyez jusque dans la profondeur de ses entrailles une infinité de choses utiles, qui, faites pour l’homme, ne sont découvertes que par l’homme seul.

LXV. Une autre preuve, et des plus fortes, selon moi, pour faire sentir que la providence des Dieux prend soin de nous, c’est la divination. Preuve que tous les deux, peut-être, vous attaquerez : vous, Cotta, parce que Carnéade s’élevait volontiers contre les Stoïciens ; vous, Vellélus, parce qu’il n’est rien dont Épicure se moque tant que des pronostics. Quoi qu’il en soit, la vérité de la divination se fait connaître dans plusieurs lieux, dans plusieurs rencontres ; dans les affaires particulières, encore plus dans les publiques. On reçoit plusieurs avertissements par les aruspices, par les augures, par les oracles, par les vaticinations, par les songes, par les prodiges : et souvent il est arrivé, grâce aux lumières venues par cette voie, que les événements ont été heureux, et qu’on a repoussé d’imminents périls. Appelez donc la divination une manière de transport, ou un art, ou une faculté naturelle : toujours est-il sûr qu’elle se trouve parmi les hommes ; et que dans quiconque elle se trouve, c’est un don des Dieux. Que si ces preuves, en les prenant chacune séparément, font peu d’impression sur votre esprit : du moins, quand vous remarquez comme elles sont liées toutes ensemble, vous en devez être touché. Au reste, la providence des Dieux n’embrasse pas le genre humain dans son universalité seulement, elle veille sur chaque particulier. Une gradation vous rendra ceci sensible, en vous conduisant de l’universalité à un moindre nombre, et d’un moindre nombre aux particuliers.

LXVI. Car si les raisons que j’ai touchées prouvent que les Dieux prennent soin de tous les hommes, dans quelque pays, dans quelque endroit que ce soit, hors de notre continent ; ils prennent soin aussi de ceux qui habitent la même terre que nous, du levant jusqu’au couchant. Et s’ils veillent sur ceux qui habitent cette espèce de grande île que nous appelons le globe de la terre, pareillement ils veillent sur ceux qui occupent les parties de cette île, l’Europe, l’Asie, l’Afrique. Ils chérissent donc les parties de ces parties, comme Rome, Athènes, Sparte, Rhodes ; et ils chérissent les particuliers de ces villes, séparés de la totalité. Dans la guerre de Pyrrhus, ils marquèrent un amour singulier à Curius, à Fabricius, à Coruncanius : dans la première guerre punique, à Calatinus, à Duillius, à Métellus, à Lutatius : dans la seconde, à Fabius, à Marcellus, à l’Africain : ensuite, à Paul-Émile, à Gracchus, à Caton ; et du temps de nos pères, à Scipion, à Lélius. Combien Rome et la Grèce ont-elles porté d’autres grands hommes, dont il est croyable que pas un n’a été tel sans l’aide d’un Dieu ? Ce qui fait que les poètes, Homère surtout, ne manquent point d’associer à leurs principaux héros, comme Ulysse, Diomède, Agamemnon, Achille, de certains Dieux, qui sont les compagnons de leurs aventures et de leurs dangers. On voit aussi par les fréquentes apparitions des Dieux, telles que j’en ai raconté ci-dessus, qu’ils étendent leur providence, et sur les villes, et sur les particuliers. On le voit par les pressentiments qui nous viennent de leur part, ou en songe, ou quand nous veillons ; outre que l’avenir se manifeste souvent à nous par les entrailles des victimes, par les présages, et de plusieurs autres manières, qui ont été longtemps observées avec tant d’exactitude, qu’il s’en est fait un art de deviner. Jamais grand homme ne fut sans quelque inspiration divine. Si l’orage gâte les blés ou les vignes de quelque particulier, ou qu’un accident lui ôte de ses commodités, il ne faut pas dire pour cela qu’un Dieu le haïsse, ou le néglige. Les Dieux prennent soin des grandes choses, ils ne s’embarrassent pas des petites. D’ailleurs, tout prospère toujours aux grands hommes : et nos Stoïciens, après Socrate, le prince des philosophes, ont assez parlé des avantages et des ressources infinies qui se trouvent dans la vertu.

LXVII. Voilà, à peu près, ce qui se présentait à mon esprit sur la nature des Dieux, et ce que j’en ai cru devoir avancer. Pour vous, Cotta, si vous me croyez, défendez la même cause. Souvenez-vous que vous tenez dans Rome le premier rang, et que vous êtes pontife. Le pour et le contre étant à votre choix dans la dispute, préférez mon parti, et le faites valoir avec l’éloquence que vous avez puisée dans les exercices de la rhétorique, et fortifiée par ceux de l’Académie. Car il est mal de parler contre les Dieux, et c’est une impiété, soit qu’on pense ce qu’on dit, soit qu’on ne fasse que semblant.