De la Noix et Marianne, ou Recette pour les Dames qui ont des maris infidels

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DE LA NOIX ET MARIANNE,
ou
Recette pour les Dames qui ont des maris infidels.


CONTE.
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Rien de plus fâcheux pour une femme vertueuse, que d’avoir à gémir chaque jour sur les infidélités d’un époux qu’elle aime. Plus sa situation est pénible, plus elle fait d’efforts pour la faire cesser. Malheureusement, la plupart ignorent les remèdes efficaces dont il faut se servir en pareil cas ; et, après avoir inutilement employé les mauvaises humeurs, les plaintes, les emportemens, les reproches et les scandales, elles désespèrent de ramener leurs époux dans le chemin de la vertu, et croient se devoir permettre une vengeance qui ne retombe que sur elles, et qui, d’un objet de pitié, les rend des objets de mépris. On ne peut donc rendre un plus grand service au beau sexe, que de lui donner un moyen toujours sûr de regagner le cœur de leurs époux. Je pourrais sur ce sujet débiter les plus belles maximes ; mais je crois qu’un exemple récent est plus propre à leur faire comprendre l’efficacité du remède que je leur présente.

Monsieur de la Noix, gentilhomme bourguignon, étudiait à Paris ; son hôtesse, veuve d’un officier qui n’avait que la cape et l’épée, avait une fille fort aimable. La facilité de se voir à toutes les heures du jour, autant que le rapport d’humeur, inspira à ces deux jeunes gens l’amour le plus tendre. Si la Noix eût été son maître, il n’eut pas balancé à partager sa fortune avec la charmante Marianne ; mais, il était riche, elle était pauvre, et le père du jeune homme était fort avare. Il ne fallait donc pas espérer qu’il donnât son consentement à un mariage qu’un homme de sa trempe eût trouvé fort disproportionné, malgré l’égalité des conditions.

La Noix ne cacha pas à sa maîtresse cet obstacle invincible. Marianne pleura : et son amant, après avoir déploré avec elle pendant quelques mois le despotisme que les pères exercent sur leurs enfans, se lassa de se consumer en plaintes inutiles. Après tout, dit-il à sa maîtresse, mon père n’est point immortel : mille accidens, une maladie, la vieillesse au moins, en m’ôtant ce père incommode, me laisseront la liberté de couronner votre tendresse. Marianne était jeune, elle aimait, elle écoutait son amant : elle ne pouvait pas manquer d’être bientôt persuadée ; et, pleine de confiance en la probité de la Noix, elle se dit à elle-même, que mille sermens valaient un contrat. Nos jeunes gens remirent donc les cérémonies pour un tems plus favorable, et, se persuadèrent qu’ils étaient époux, parce qu’ils vivaient comme s’ils l’eussent été.

Quelques mois étaient à peine écoulés, que le tems des vacances arrivé, força ce tendre couple à une séparation qui leur coûta bien des larmes. Être deux mois absent, c’était deux siècles ; mais il n’y avait pas moyen de reculer, et le jeune homme, s’arracha des bras de celle qu’il nommait son épouse, plein d’espérance de la revoir bientôt.

Le vieux la Noix n’avait pas tellement abandonné son fils à sa propre conduite, qu’il n’eût commis quelqu’Argus pour l’observer. Il était instruit de l’intrigue ; mais il feignit de l’ignorer. Il connaissait beaucoup monsieur de Marville, lieutenant de police ; il en obtint une de ces lettres de cachet que ces magistrats ont en blanc, et dont, par parenthèse, ils abusent quelquefois. Muni de cette pièce, après avoir accablé son fils de caresses, il lui dit de se tenir prêt pour aller à quelques lieues d’Auxerre, visiter un de ses amis. Ce ne fut qu’au moment du départ, qu’il instruisit le jeune la Noix du motif de cette visite. Je vous ai marié, lui dit-il : la fille est aimable, jeune et riche ; ainsi je m’attends à vos actions de grâces.

Notre jeune homme était bien éloigné de cette disposition ; il se jette aux pieds de son père, le conjure de ne pas faire le malheur de sa vie, en l’unissant à une personne qui, toute aimable qu’il la supposait, ne pourrait rien sur son cœur. Prévenu de la passion la plus vive qui se puisse concevoir, il pleura, il menaça de se laisser mourir de faim ; mais il avait affaire à un père inflexible et rusé. Il ne tient qu’à vous de me désobéir, lui dit ce vieillard obstiné ; mais votre maîtresse en sera la victime ; et tout de suite il lui montre la lettre de cachet qu’il avait obtenue, pour faire enfermer Marianne.

Le jeune homme étourdi d’un coup si peu attendu, ne vit que le péril où était Marianne ; et persuadé qu’en gagnant du tems, il pourrait parer le coup affreux qu’on voulait lui porter, il promit à son père de faire tout ce qu’il voudrait. Il eut bientôt lieu de se repentir de sa promesse ; à peine eut-il été présenté chez son futur beau-père, qu’il fut agréé. Monsieur de la Noix, profitant de l’étourdissement de son fils, le maria en trois jours ; et ce jeune homme ne revint à lui, qu’après, avoir prononcé le fatal oui.

Bien résolu de s’en tenir à cette première cérémonie qui manquait à son premier mariage, il se contrefit assez bien le reste du jour ; mais le soir arrivé, dans le tems où l’on célébrait à table ce beau mariage, le marié courut à l’écurie ; et, s’étant saisi du premier cheval qu’il y trouva, il fut à Auxerre, avant qu’on eût parcouru les maisons voisines pour s’informer si personne ne l’avait vu. Monsieur de la Noix savait bien à quoi s’en tenir ; mais il n’osait déclarer la violence qu’il avait faite à son fils, et feignait d’être aussi surpris que les autres ; mais sachant en quel lieu il devait chercher le marié, il prit la poste sur-le-champ, pendant que les parens de la demoiselle continuaient à le chercher partout, excepté dans la rivière (car en France, il serait inoui qu’un homme se noyât le jour de ses nôces, passe pour le lendemain).

Monsieur de la Noix arriva à Paris une heure après son fils. Celui-ci était venu descendre dans une auberge, proche la maison de Marianne ; il l’avait envoyé chercher ; et, en jeunes gens, ils avaient passé à délibérer le tems qu’il aurait fallu employer à agir. Véritablement leur situation était embarrassante. Quoique leur mariage ne pêchât pas, selon eux, autant que le second, ils ne pouvaient ignorer qu’on n’aurait point d’égards à cet acte essentiel, par lequel ils avaient commencé. D’ailleurs, ils n’avaient point d’argent ; et que faire sans ce métal, devenu absolument nécessaire dans ce siècle félon, où l’on compte pour rien les beaux sentimens.

Monsieur de la Noix, descendu chez la mère de Marianne, lui faisait un détail que la bonne dame ignorait entièrement : elle avait de l’honneur ; et, sans savoir jusqu’où sa fille avait poussé le roman, elle craignit d’abord qu’elle ne l’eût commencé par la queue. Elle appelle sa fille ; et, ayant appris d’une servante qu’elle était entrée dans l’auberge prochaine, elle s’y rendit au moment que nos amans se préparaient à en sortir. L’on s’imagine assez quelle dut être la honte de Marianne. Suivez-moi, mademoiselle, lui dit monsieur de la Noix ; je vous donne ma parole d’honneur qu’il ne vous arrivera aucun mal ; et vous, mon fils, soyez témoin de ce que je vais faire en faveur de votre maîtresse, à moins que, par votre mauvaise conduite, vous ne mettiez des bornes à mes bontés pour vous et pour elle.

Ces paroles équivoques firent naître un rayon d’espérance dans l’ame de ces jeunes gens ; et, à peine furent ils entrés dans la maison, que la Noix se jeta aux pieds de son père, pendant que Marianne fondait en larmes sans oser regarder sa mère. Que voulez-vous que je fasse pour vous, dit le vieux père à son fils ? Votre mariage, revêtu de toutes les formalités, est hors d’atteinte ; un éclat ne servirait qu’à déshonorer mademoiselle : si vous l’aimez, comportez-vous de façon à ne pas laisser soupçonner qu’elle ait eu aucune part à votre équipée : je me charge de son établissement ; et, en attendant qu’il s’en présente un convenable, elle peut choisir une maison religieuse, où je paierai régulièrement sa pension.

La mère de Marianne n’avait point encore parlé : elle voulut faire à sa fille les justes reproches que méritait sa mauvaise conduite ; mais, monsieur de la Noix, lui fit si bien comprendre qu’ils étaient inutiles, qu’elle promit d’oublier le passé, d’autant plus aisément que Marianne s’engagea à se faire religieuse, et à dérober par-là sa honte au public. La mère, qui ne voulait pas laisser ralentir la bonne volonté de monsieur de la Noix, lui proposa d’assurer à sa fille une pension honnête dans une communauté ; et celui-ci, qui se croyait bien heureux d’en être quitte à si bon marché, y consentit, à condition que son fils lui donnerait sa parole d’honneur de bien vivre avec son épouse.

Le jeune la Noix crut pouvoir promettre tout, pour se tirer de ce mauvais pas ; mais il eût bien souhaité que sa maîtresse eût pu lire dans son cœur ; il l’aimait plus que jamais, et ne se rendit à ce que l’on exigeait de lui, que pour la soustraire aux mauvais traitemens de sa mère. Il fallut partir sans avoir le tems de l’entretenir en particulier ; et son père, avec un sang-froid capable, comme l’on dit ordinairement, de faire renier un théatin, lui disait de tems en tems : Il faut avouer mon fils, que vous êtes un joli garçon ; mais j’y mettrai bon ordre ; votre maîtresse me répondra de toutes vos équipées ; prenez vos arrangemens là-dessus, et voyez si vous voulez vous prêter à l’artifice dont je vais me servir pour justifier votre extravagance. Le jeune homme craignait beaucoup son père ; il le connaissait inflexible ; il crut donc n’avoir rien de mieux à faire, que de se prêter pour le moment à tout, ce qu’il exigerait de lui, se réservant le droit d’appeler de ces arrangemens dans un tems plus favorable.

Ils arrivèrent à Auxerre. Le vieux la Noix savait que sa brue n’avait consenti à épouser son fils que par obéissance : elle était prévenue d’une forte inclination pour un de ses cousins, avec lequel elle avait été élevée ; mais cette fille, pleine de vertu, n’avait écouté que son devoir. Son amant, désespéré de sa soumission, était parti pour sa garnison, sans avoir pu obtenir d’elle la faible consolation d’entretenir un commerce de lettres. Ce fut sur la connaissance de cet événement, que le père fabriqua le roman qui devait servir d’excuse à son fils. Il écrivit au père de la demoiselle, qu’un excès de délicatesse avait causé tout ce fracas ; et que son fils, instruit par des gens mal intentionnés, de l’attachement de la nouvelle mariée pour son cousin, n’avait pu se résoudre à consommer un mariage qui ne lui livrait que la moitié de son épouse, dont un autre possédait le cœur. On se paya de cette excuse, tant bonne que mauvaise ; la mariée fut emmenée chez son beau-père, et ses parens se chargèrent à leur tour d’inventer un roman qui pût satisfaire le public. Le jeune homme fit quelques excuses à sa nouvelle épouse, des soupçons qu’il avait conçus ; elle fit semblant de les croire sincères ; et la fin de cette comédie fut un grand repas, où chacun fit de son mieux pour s’exciter à la joie : je dis pour s’exciter, car il régnait un froid parmi les nouveaux mariés, qui se communiquait aux assistans, et le repas semblait ne devoir être rien moins que gai ; mais le vin de ce terroir est un spécifique sûr contre la mélancolie ; et, sur la fin du souper, on avait totalement oublié tout ce qui pouvait, en pareil cas, troubler la fête.

On coucha la mariée ; et son époux, s’étant enfermé dans la chambre nuptiale, vint galamment s’asseoir auprès de son lit. Là, renversé dans un fauteuil, la tête dans ses deux mains, il se mit à rêver aussi profondément que s’il eût été seul. Son épouse, après lui avoir laissé tout le tems de faire ses réflexions, rompit enfin le silence : Vous m’avez trompé, monsieur, lui dit-elle, lorsque vous avez feint une fausse délicatesse, sur une inclination que je n’ai pas balancé à sacrifier à mon devoir ; je le sens, vous aimez, et vous me regardez actuellement comme la cause de vos malheurs : mais, monsieur, ne pourrais-je pas les adoucir ? Je vous laisse à vous même ; oubliez que les lois m’ont fait votre épouse, et me regardez comme une amie dans le sein de laquelle vous pouvez en sûreté répandre vos douleurs ; ouvrez-moi votre cœur ; exigez tout ce que vous croirez nécessaire pour votre bonheur, et soyez persuadé que je me prêterai à tout ce qui pourra y contribuer, pourvu que je le puisse faire sans blesser mon honneur et ma conscience.

La Noix sembla sortir comme d’un profond sommeil ; et, regardant son épouse avec des yeux remplis de larmes, il lui fit, d’un ton pénétré, l’histoire lamentable de ses malheurs. Vous méritez tout mon cœur, ajouta-t-il, et je gémis de ne pouvoir vous le donner ; mais vous me paraissez trop raisonnable, pour m’imputer à crime une faute involontaire. Je ne vous dirai point que le tems et vos charmes pourront me faire oublier Marianne ; non, madame, je sens que je l’aimerai toute ma vie, et je mourrais de douleur s’il fallait serrer les nœuds qui semblent nous lier ; j’accepte votre amitié comme le plus précieux de tous les biens ; trompons les tyrans qui nous ont ravis à ce que nous avions de plus cher, et réservons nous, pour un tems plus favorable, la liberté de réparer leurs injustices.

Vous vous êtes trompé, lui répondit la nouvelle mariée (que j’appellerai, comme tout le monde fit le lendemain, madame de la Noix), si vous avez cru que ma complaisance pour vous eût son principe dans l’espoir de me rejoindre un jour à l’objet de mes premières inclinations : j’ai consenti, aux pieds des autels, à vous recevoir pour mon époux ; je n’appellerai jamais d’un engagement que je crois sacré pour moi, puisqu’il a été pleinement volontaire ; mais cela ne mettra aucun obstacle à votre félicité ; je puis prendre, dans le couvent, la place de Marianne, et vous laisser, par-là la liberté de vivre heureux avec elle. Instruisez-la de vos résolutions ; je me charge de lui faire tenir votre lettre ; en attendant le moment favorable de les exécuter, que notre union apparente trompe nos surveillans, et vous laisse la liberté de prendre les mesures les plus convenables pour avancer votre bonheur.

La Noix fut si transporté d’admiration et de reconnaissance à ce discours, qu’il s’en fallut peu qu’il ne mît un obstacle invincible aux bontés et aux projets de son épouse : elle eût besoin de le rappeler à lui même ; et ce fut une nouvelle obligation qu’il crut lui avoir. Ils parurent le lendemain parfaitement contens l’un de l’autre ; toute la famille applaudissait à un dénouement si heureux. On croirait que le vieux la Noix partageait la joie commune ; mais il savait à quoi s’en tenir. Cet homme rusé avait ménagé, dans la chambre voisine de celle où avaient couché les nouveaux mariés, une assez grande ouverture, pour pouvoir être témoin des excuses que son fils aurait dû faire en particulier à son épouse. Témoin de la scène qui s’était passée dans cette chambre, il prit de justes mesures pour rompre celles de ces jeunes gens. Il feignit d’être la dupe de l’aventure ; et, sous prétexte de récompenser la docilité de son fils, en redoublant ses bontés pour Marianne, il lui apprit le nom du couvent où elle s’était retirée.

La Noix, qui se tourmentait à chercher les moyens de découvrir le nom de la maison où s’était retirée sa maîtresse, rit en lui-même de la simplicité de son père, qui se jetait de lui-même dans le panneau ; il se hâta d’écrire à Marianne, et attendit sa réponse avec une impatience égale à son amour. Il continuait cependant à bien vivre avec son épouse ; et malgré la passion dont il était prévenu, il ne pouvait s’empêcher de l’estimer : il y avait même des momens où il souhaitait de l’avoir connue avant Marianne ; mais il rejetait ce sentiment comme une mauvaise pensée, et demandait pardon à sa maîtresse d’avoir pu le concevoir.

Il se passa quinze jours avant qu’il reçût de réponse. Elle vînt enfin : mais quelle réponse ! Le lecteur en jugera lui-même. Marianne annonçait froidement à son amant qu’elle avait ouvert les yeux sur l’extravagance de sa passion, et que, pour s’en guérir absolument, elle avait consenti à épouser un jeune homme fort aimable qu’elle avait eu le bonheur d’accorder son cœur avec son devoir ; qu’elle aimait son mari et qu’ainsi elle le croyait trop honnête homme pour essayer de troubler leur union.

La Noix n’avait garde de soupçonner son père d’être l’auteur de cette lettre ; aussi n’eut-il pas le moindre doute de l’infidélité de sa maîtresse ; il crut être absolument guéri de son amour pour elle ; et, dans son désespoir, il crut ne pouvoir mieux se venger, qu’en s’attachant à son épouse d’une manière indissoluble. Il fut la dupe de son dépit, et bientôt il sentît qu’il aimait son ingrate plus que jamais. Quelques jours après, il reçut une seconde lettre par un inconnu ; Marianne lui apprenait qu’on l’avait forcée, le poignard à la main, d’écrire la première lettre, et l’assurait qu’elle se conservait toute entière pour lui. Quel coup de foudre pour cet amant !

Les choses en étaient à un point où madame de la Noix ne pouvait plus que plaindre son époux, qui tomba dans une affreuse mélancolie : elle respecta sa douleur ; et, sous prétexte de son indisposition, elle prit un lit séparé, et ne s’appliqua qu’à lui faire connaître sa tendresse par une complaisance sans bornes. Cette jeune femme était dans une situation d’autant plus pénible, qu’elle s’était attachée à son époux, et était venue au point de l’aimer uniquement.

L’amour opère des effets dissemblables, et toujours proportionnés aux dispositions des cœurs qu’il occupe. Chez une ame commune, qui se fût trouvée dans la situation de madame de la Noix, il eût produit la jalousie, la mauvaise humeur, les reproches ; mais, chez cette digne femme, il ne fit naître qu’une compassion tendre pour son époux. Son état lui parut digne de pitié, et elle n’épargna rien pour l’adoucir : elle l’abandonna à lui-même les premiers jours, et crut que sa présence ne servirait qu’à aigrir ses peines ; mais elle trouva le moyen de l’engager lui-même à chercher sa conversation, en lui parlant de l’objet duquel il était uniquement occupé.

La Noix, quoiqu’il ne pût trouver de plaisir qu’à penser à Marianne, eut d’abord quelque confusion de la conduite de son épouse ; mais elle revint tant de fois à la charge, et cela d’une manière si naturelle, qu’il se persuada s’être trompé, lorsqu’il avait cru qu’elle avait oublié son amant pour s’attacher à lui. Telle est l’injustice des hommes à notre égard ; ils ne peuvent nous croire capables d’un effort vertueux ; et, pour dépriser nos actions les plus estimables, ils y cherchent des motifs intéressés : ils auraient trop à rougir s’ils pensaient autrement, et sont charmés de justifier leurs faiblesses par les nôtres. Telle était précisément la situation de la Noix ; il parvint à se déguiser les motifs qui faisaient agir son épouse, et n’eut plus que de l’empressement à se trouver avec elle pour s’entretenir de sa maîtresse.

Une jolie femme est une confidente dangereuse, et puis la vertu a ses droits ; elle arrache l’estime de ceux même qui s’obstinent à lui refuser de l’amour. La Noix se trouva bientôt partagé entre deux objets qui l’attachaient presqu’également. Ce n’est pas qu’il eût cessé d’aimer Marianne ; mais il commençait à gémir sincèrement de la tyrannie d’une passion, qui le mettait dans la cruelle alternative d’être malheureux ou criminel : il ne démêlait pas encore la nature de ses sentimens pour son épouse ; la jalousie l’éclaira. Par une bizarrerie, que ceux qui ne connaissent pas les caprices du cœur auront peine à comprendre, il devint jaloux.

L’amant de son épouse était revenu à Auxerre. Dans ces petites villes, tout le monde se connaît, et il se présente à tous momens des occasions de se trouver ensemble. La Noix, qui avait souhaité plusieurs fois le retour de cet homme qu’il croyait seul capable d’arrêter les progrès qu’il craignait de faire dans le cœur de son épouse, se trouva embarrassé, lorsqu’il se trouva avec lui, et qu’il se vit dans la nécessité de répondre aux avances d’amitié qu’il lui faisait. Son épouse le tira de peine, et refusa absolument de recevoir chez elle un homme qu’elle avait aimé, et qu’elle aimait peut-être encore un peu.

Nous avons vu le jeune la Noix, gémissant de l’amour qui l’empêchait de se donner tout entier à son épouse ; il n’y avait plus qu’un pas à faire pour sa guérison : la mort de son père la recula de beaucoup. Le bon homme mourut presque subitement ; mais il avait pris les meilleures précautions pour s’assurer de Marianne. Quoiqu’elle se fût mise volontairement dans une maison religieuse, elle n’était pas libre d’en sortir : le vieux père avait fait valoir l’ordre du roi. Marianne ignorait cette circonstance, et ne l’apprit qu’au moment où, se croyant maîtresse de sa destinée, elle voulut retourner chez sa mère. Elle trouva moyen de faire savoir à son amant cette nouvelle circonstance de ses malheurs, et il n’en fallut pas davantage pour réveiller sa passion. Il oublia dans ce moment tout ce qu’il devait à son épouse ; et, s’étant rendu à Paris, il travailla si efficacement qu’il obtint la liberté de sa maîtresse. Il la mena à Auxerre, et, se flattant de pouvoir en imposer à son épouse qu’il respectait trop pour ne la pas craindre, il lui proposa d’aller passer six mois à sa maison de campagne.

Madame de la Noix, trop intéressée à suivre les traces de son époux, n’ignorait pas le motif de la prière qu’il lui faisait ; mais elle crut qu’il fallait céder au torrent, et qu’elle ne ferait qu’aigrir le mal, si elle voulait employer, pour le guérir, des remèdes violens. Elle se laissa donc, conduire à la campagne, où son époux, content de la possession de sa maîtresse, qu’il se procurait la liberté de voir fort souvent, reprit sa gaîté ordinaire, et vivait avec sa femme comme avec une amie, pour laquelle on a les plus grands égards.

Son histoire devint bientôt le secret de la comédie ; chacun se la contait à l’oreille, et l’on gémissait de l’aveuglement de madame de la Noix qui, seule, ignorait, disait-on, la mauvaise conduite de son époux. Quelques personnes de celles qui ne cherchent que l’occasion de se rendre nécessaires, prirent la peine de la mettre au fait, et furent fort surprises du sang froid qu’elle témoigna à cette nouvelle. Elle traita d’abord les donneurs d’avis de calomniateurs, et finit, en les priant de ne point se donner la peine d’examiner la conduite d’un époux dont elle n’avait aucun sujet de se plaindre, et qu’elle trouvait fort extraordinaire qu’on se mêlât d’une chose qui la regardait uniquement.

Le bruit que faisait cette aventure, étant parvenu aux oreilles de la mère de madame de la Noix, elle vint faire à son gendre les reproches les plus piquans ; mais sa fille, sans manquer au respect qu’elle lui devait, prit le parti de son époux, et assura sa mère que ces rapports venaient de personnes intéressées à troubler leur ménage. La Noix fut confondu à la vue de la vertu de son épouse, et sentit augmenter la vénération qu’elle lui avait inspirée : il rougit de sa faiblesse, et se détermina, pour la première fois, à la vaincre. Il fut trois jours sans aller à Auxerre ; mais la violence qu’il se faisait était trop grande, pour ne pas déranger sa santé : il fut pris d’une fièvre violente, pendant laquelle son épouse ne l’abandonna point un instant. Dans cet état, il était aisé de connaître à quel point il était agité : tantôt il appelait Marianne, et lui demandait pardon d’avoir conçu le dessein de lui être infidèle ; tantôt il priait son épouse de lui aider à vaincre une passion si injurieuse pour elle et si contraire à son repos. Sa fièvre augmentant, fut suivie d’un transport qui fit craindre pour sa vie ; et il dut son rétablissement a la prudence de son épouse qui, dans ses momens de délire, lui parlait sans cesse de celle qui le causait, et lui faisait espérer de la revoir bientôt.

Cependant, Marianne éprouvait les plus vives alarmes. Elle ignorait la maladie de son amant, et, se croyant abandonnée, elle n’écouta que son désespoir. Elle avait fait connaissance à Auxerre avec un jeune homme qui avait pour elle une amitié sincère (et c’est de la bouche de ce jeune homme que je tiens cette aventure). Il eut pitié de son état, et consentit à la conduire au lieu où demeurait la Noix. Cette fille était dans le plus grand désordre ; ses yeux étaient baignés de larmes ; et, n’osant entrer dans une auberge en cet état, elle se cacha dans une pièce de bled, en attendant que son confident eût remis une lettre à son amant.

Il se fit conduire chez lui ; et, ayant demandé à lui parler, on fut avertir son épouse : dans l’intervalle qu’elle mit à venir, il apprit que le maître du logis était à l’extrémité, et, se trouvant fort embarrassé de sa contenance, il inventa une fable dont madame de la Noix parut satisfaite. Il sortit, et fut apprendre cette nouvelle à l’infortunée Marianne qui, ayant poussé un grand cri, tomba sans connaissance.

Le jeune homme, après avoir fait d’inutiles efforts pour la faire revenir, prit un parti fort extraordinaire, et qui était pourtant le seul convenable en cette occasion. Il connaissait madame de la Noix : sur le portrait avantageux que Marianne lui en avait fait, il ne balança pas à retourner chez elle ; et, après lui avoir demandé pardon de s’être mêlé d’une telle affaire, il lui avoua l’embarras dans lequel il se trouvait. Madame de la Noix le remercia d’avoir évité un éclat ; et, s’étant transportée au lieu où était Marianne, elle a fit porter chez elle. On la mit au lit, avant qu’elle pût reprendre ses esprits. Jugez de sa surprise, lorsqu’elle se vit entre les mains de sa rivale, mais d’une rivale qui la mit tout d’un coup à son aise. Rassurez-vous, mademoiselle, lui dit madame de la Noix : vous êtes avec une amie qui partage vos peines, et qui est bien éloignée de chercher à les aggraver : je connais le mérite de mon époux, et je sais ce qu’il doit vous en coûter pour l’arracher de votre cœur ; mais que ne peut pas la vertu sur une ame faite comme la vôtre, et que n’en dois-je point espérer pour l’avenir ? En attendant, regardez vous ici comme chez vous, et comptez sur tout ce qui dépendra de moi pour adoucir votre situation.

Marianne avait le cœur bon ; l’amour l’avait séduite dans un âge où il est difficile de résister à ses charmes : le libertinage n’avait point de part à sa mauvaise conduite ; et son ame naturellement vertueuse, n’attendait, pour ainsi dire, que cette occasion, pour suivre son penchant naturel. Elle tendit les mains à madame de la Noix ; et, sans pouvoir exprimer parfaitement ce qui se passait en elle, elle assura que désormais elle s’attacherait à réparer tout le chagrin qu’elle lui avait causé : elle fut bientôt remise de sa faiblesse. Madame de la Noix passait auprès d’elle tous les momens qu’elle pouvait dérober à son époux, et l’affermissait dans sa résolution de rentrer dans la voie du devoir. Deux jours après, monsieur de la Noix se trouva sans fièvre ; il fut touché des soins de son épouse, et se fortifia dans le dessein de lui rendre enfin ce qu’elle méritait.

Ce n’est pas qu’il ne ressentît souvent des retours pour Marianne ; mais ils n’étaient presque plus causés que par la crainte de la livrer au désespoir en l’abandonnant. Il s’en expliqua avec son épouse, lorsqu’il fut convalescent, et la conjura d’agréer qu’il fît un sort gracieux à cette pauvre fille. Il la pria même de se charger entièrement de cette affaire, parce qu’il n’aurait pas le courage de lui annoncer son changement. Madame de la Noix crut alors pouvoir lui apprendre ce qui s’était passé, et elle ne craignit point de faire appeler Marianne.

Marianne ne montra aucune faiblesse : elle demanda pour dernière preuve de son amour à son amant, une assurance de ne la voir jamais ; elle le conjura de transporter à sa digne épouse la tendresse qu’il avait eue pour elle jusqu’alors. Lorsqu’il fallut se séparer, elle embrassa sa rivale avec une effusion de cœur qui attendrit madame de la Noix, à qui elle fit promettre de la revoir quelquefois dans la retraite où elle allait s’ensevelir pour jamais. Monsieur de la Noix fit paraître moins de courage, et voulut excuser, aux yeux de son épouse, des transports qui le maîtrisaient malgré lui ; elle l’assura qu’elle n’en était point offensée, et qu’elle aurait mauvaise opinion de son cœur, s’il se séparait sans douleur d’une personne qu’il avait tant aimée. Son premier soin, après le départ de Marianne, fut de lui assurer, par un bon contrat, une somme qui la pût faire, vivre à son aise le reste de ses jours.

Marianne était entrée dans un couvent à dessein de se faire religieuse ; mais le jeune homme dont j’ai parlé, lui ayant fait connaître ses sentimens pour elle, elle l’épousa, et vécut avec lui dans une union comparable à celle où vécurent ensuite monsieur et madame de la Noix.


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