De la Philosophie de l'histoire contemporaine

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DE
LA PHILOSOPHIE
DE L’HISTOIRE CONTEMPORAINE

Mémoires pour servir à l’Histoire de mon Temps, par M. Guizot; t. I et II, 1858-1859.



C’est presque une obligation pour l’homme qui a tenu dans sa main les grandes affaires de son pays, de rendre compte à la postérité des principes qui ont dirigé ses actes et de l’ensemble de vues qu’il a porté dans le gouvernement. Peu d’hommes d’état y ont manqué, et il n’est pas de plus précieux documens pour l’histoire que ces espèces de confessions où les acteurs eux-mêmes viennent raconter devant un public plus calme et plus désintéressé les faits dont le vrai caractère a pu échapper d’abord dans le feu de la passion. L’éminent écrivain qui a montré de nos jours avec tant d’éclat la science et le talent appliqués à la direction des choses humaines pouvait moins qu’un autre se soustraire à ce devoir; mais, en l’acceptant, M. Guizot a dérogé sur un point essentiel à l’exemple de ses illustres devanciers. D’ordinaire c’est après la mort de l’auteur, ou du moins quand il a clairement avoué que sa carrière publique est finie, que de tels écrits se produisent. On croit écarter ainsi la plupart des motifs qui faussent le jugement sur l’histoire contemporaine, et, en rendant l’impartialité au lecteur plus facile, rendre la franchise au narrateur plus aisée. Cette fois au contraire c’est au milieu d’une activité toute virile que l’homme d’état dont le tour d’esprit et le caractère ont eu l’influence la plus décisive sur son pays vient exposer ses opinions sur les luttes auxquelles il a pris part. Ce n’est pas, comme d’ordinaire, du tombeau, c’est d’une nouvelle arène de luttes et de travail, que sort la voix qui doit nous apprendre les pensées et les doctrines dont les conséquences ont pesé si gravement sur la vie de chacun de nous.

On aperçoit tout d’abord combien cette circonstance, en apparence insignifiante, doit mettre de différence entre les Mémoires de M. Guizot et ceux que nous ont laissés la plupart des hommes d’état. Toute confession faite avant le temps où l’on peut avouer sans crainte qu’on a péché ne peut que ressembler à une apologie. Quelque éloigné qu’il soit de ces empressemens vulgaires auxquels sont livrés sans défense les hommes qui tirent leur dignité du dehors, M. Guizot, comme tous les grands ambitieux (et ce mot est un éloge, puisque son ambition est justifiée), ne reconnaît pas à la fortune le droit de prononcer des exils sans retour. Pour lui, les affaires publiques ne sauraient plus être un ornement; mais elles peuvent toujours être un objet de haute préoccupation. Les causes qu’il a défendues, attaquées, compromises, se disputent la victoire, et de cette victoire dépendra le jugement définitif qu’il conviendra de porter sur son rôle et sur son influence. C’est dire assez que plus d’une fois dans ses Mémoires le souci de l’avenir a dû peser sur l’explication du passé. La politique ne comporte guère la haute et facile impartialité de l’histoire; la prétention à l’infaillibilité, si blessante aux yeux de la critique, est comme une réponse obligée à la morgue hypocrite des partis. L’aveu candide d’une erreur n’exciterait qu’une superbe pitié chez la vanité jalouse ou la médiocrité présomptueuse, et si quelqu’un osait dire à ses aveugles détracteurs : « Que celui d’entre vous qui est sans péché me jette la première pierre, » une troupe de fous s’avanceraient hardiment pour le lapider.

La sévère beauté du livre de M. Guizot l’excuserait d’ailleurs, s’il avait besoin d’excuse pour le dessein hardi qui l’a porté à fournir lui-même à l’histoire les pièces sur lesquelles il veut être jugé. Nulle part l’enchaînement des principes politiques qui l’ont guidé durant vingt-cinq années ne s’est montré avec tant de suite et de clarté. L’esprit vraiment libéral, le sentiment de haute modération, le respect pour les opinions diverses, l’altière et haute sérénité qui respirent dans tout le livre, sont la meilleure réponse à tant de regrettables malentendus que la légèreté de la foule a accrédités, et que la fierté de M. Guizot a dédaigné de rectifier. Les Mémoires sont un modèle de cette façon d’écrire sobre, forte et mesurée, qui convient aux ouvrages où tout souci d’écrivain serait déplacé. Le style de M. Guizot est le vrai style des grandes affaires : il en est de plus châtié; il n’en est pas qui dise ce qu’il faut dire avec plus de force, de clarté, de logique, de vivacité. Un ton général de réserve et de discrétion donne au livre beaucoup de charme et de noblesse. De tous les écrivains de notre temps, M. Guizot est peut-être le plus exempt d’une certaine coquetterie de mauvais goût, devenue fort commune depuis que les idées de dignité personnelle et de convenance se sont affaiblies; nul moins que lui ne s’est familiarisé avec le public, et n’a encouragé le public à se familiariser avec lui. Ce mérite, je le sais, est peu apprécié en France. La réserve, la timidité, le respect de soi et des autres, signes ordinaires des natures sérieuses et distinguées, paraissent chez nous de la fierté. J’ai entendu des personnes traiter comme un défaut cette froideur digne et sévère de M. Guizot, et regretter qu’il ne cherche pas davantage à se faire aimer. Pour moi, je l’en félicite : d’ordinaire on ne se fait aimer de la foule que par ses petits côtés ou ses travers. L’homme d’état a des confessions, non des confidences à faire; ceux que leurs devoirs mettent en rapport avec le public ne doivent se montrer à lui que comme des abstractions.


I.

Laissons de côté ces précautions vulgaires auxquelles il faut bien avoir recours quand on veut parler, sans le blesser, de l’esprit médiocre qui se croit impeccable. A la hauteur où s’est placé M. Guizot, l’éloge et le blâme perdent toute signification personnelle, puisque l’homme arrivé à représenter une des grandes causes qui se partagent le monde n’est coupable que de la loi fatale qui condamne chaque théorie à n’être qu’à moitié légitime. La critique n’est jamais plus à l’aise qu’avec ceux que la gloire a ainsi consacrés, et dont la seule faute est de n’avoir pas résolu le problème insoluble que l’humanité offrira éternellement à ceux qui voudront la comprendre ou la gouverner. Il est aussi superficiel de reprocher aux hommes d’état les défauts ou la caducité de leur œuvre, qu’il le serait de reprocher à Leibniz ou à Hegel de n’avoir pas dit le dernier mot sur l’homme, le monde et Dieu. Chaque système philosophique et politique est un grand parti-pris, qu’il faut juger, non comme représentant ou ne représentant pas la vérité et le droit absolus, mais comme tenant une place plus ou moins élevée dans l’ordre moral. Tout ce qui est grand est légitime à sa manière; la médiocrité seule n’a pas de place dans le royaume de Dieu. Il est temps de renoncer à cette critique presque toujours mesquine qui, croyant posséder la règle du vrai, reproche aux hommes de génie de n’avoir pas réalisé ce que, depuis l’origine de la pensée humaine, des milliers de présomptueux ont cru tenir sans que jamais leur prétention se soit trouvée justifiée.

Les deux volumes de Mémoires publiés par M. Guizot vont de 1814 à la fin de 1832. Il est de notre devoir de nous borner strictement aux années jusqu’ici parcourues par l’illustre historien, et d’attendre les explications qu’il fournira sur l’époque où son rôle devient tout à fait principal. Je n’ai pas d’opinion précise sur les débats compliqués qui ont rempli les dix dernières années du régime parlementaire en France; d’autres bien mieux que moi sauraient juger entre les rivaux de ces nobles luttes et apprécier la justice ou l’injustice de tant d’accusations contradictoires. Je ne le cache pas d’ailleurs, tout en reconnaissant l’utilité des guerres intérieures du gouvernement parlementaire, j’ai peu de goût pour le détail de ces combats. En fait de stratégie, le résultat seul me touche. L’histoire politique n’est pas l’histoire des partis, non plus que l’histoire de l’esprit humain n’est l’histoire des coteries littéraires. Au-dessus des partis, il y a ces grands mouvemens dont l’histoire de tous les temps est remplie, mais qui depuis soixante-dix ans ont pris un nom et une forme particulière, le nom et la forme de révolutions. Là est l’objet principal qui doit, dans l’histoire contemporaine, fixer l’attention du philosophe et de l’observateur.

Des deux grandes révolutions que M. Guizot embrasse dans son récit, la première est, de tous les événemens de notre histoire, le plus propre à faire réfléchir sur la nature des sociétés modernes et sur leurs lois constitutives. Négation absolue de la révolution française, la restauration en applique cependant les meilleures maximes; illibérale en apparence, elle inaugure parmi nous la liberté; œuvre de l’étranger, elle ouvre une période d’éveil politique et d’esprit public; représentée souvent par des hommes d’une médiocre portée d’esprit, elle fonde le vrai développement intellectuel de la France au XIXe siècle, et reste une époque chère à tous ceux qui pensent d’une manière élevée. Il faut, pour comprendre un aussi étrange phénomène, se bien rendre compte des nécessités historiques qui présidèrent au retour de la maison de Bourbon, et s’élever à une vue générale des raisons qui établissent une si profonde différence entre la civilisation moderne et les développemens brillans, mais toujours éphémères, de l’antiquité.

Cette différence consiste, selon moi, dans un point fondamental, dont les conséquences s’étendent à l’ordre social tout entier, je veux dire dans une manière tout opposée de concevoir le gouvernement. L’état ancien, qu’il revêtît la forme de monarchie comme en Orient, ou celle de république comme en Grèce, ou celle de principat militaire et démocratique comme à l’époque romaine, est toujours absolu. On partait de cette idée, que la communauté peut tout sur ceux qui la composent, qu’il n’y a pas de résistance légitime contre l’état, que l’individu n’a le droit de se développer que selon la loi de l’état. La liberté pour l’antiquité ne fut guère que l’indépendance nationale; en réalité, on n’était pas plus libre à Sparte qu’à Persépolis. La loi valait mieux sans doute que la volonté du grand roi; mais elle n’était pas moins tyrannique, en ce sens qu’elle se mêlait d’une foule de choses qui, selon nos idées, ne regardent que l’individu. Chaque état de l’antiquité, ayant de la sorte un principe organique très étroit et très exclusif, traversait avec rapidité les diverses phases de la vie : la décadence venait fatalement après la splendeur; les hégémonies et les dynasties se succédaient selon des règles en quelque sorte calculables, et le monde ancien lui-même, dans son ensemble, finit par s’abîmer. Un phénomène comme celui de la civilisation moderne, portant en elle-même un germe de progrès indéfini, ou bien, comme celui de la France, conservant durant huit ou neuf cents ans une même dynastie, toujours très puissante malgré des périodes de revers, est tout à fait sans exemple parmi les états de l’antiquité.

La race germanique, en brisant les cadres de l’empire romain, fit la plus grande révolution politique de l’histoire du monde. Ce fut la victoire de l’individu sur l’état. L’empire, par son despotisme administratif, avait tellement affaibli le monde civilisé qu’il suffit d’une imperceptible minorité pour l’abattre : une poignée de braves aventuriers lui rendit le service de le conquérir. L’esprit des peuples germaniques était l’individualisme le plus absolu : l’idée de l’état leur était complètement étrangère ; tout reposait chez eux sur les libres engagemens, sur la fidélité, sur la ligue passagère des individus associés pour une œuvre commune. Le dernier terme de ce principe social fut la féodalité. Quand nous aurons une bonne histoire des origines de la noblesse française, on verra que chaque centre de familles féodales correspond à un centre de colonisation germanique, et que la plupart des grandes familles qui ont gouverné la France jusqu’à la révolution remontaient à un établissement de l’époque carlovingienne. En effet, l’esprit de la féodalité est l’esprit germanique par excellence. L’homme libre ne doit au roi que ce à quoi il s’est obligé; il est dégagé de ses devoirs, si le roi n’observe pas les siens; lui seul est juge de ce dernier point, et s’il n’est pas satisfait de son suzerain, il peut lui faire la guerre en tout honneur. Joinville est sans contredit le type de la loyauté chevaleresque, on sait de plus quelle affection personnelle il avait pour saint Louis; écoutons-le cependant : « Il arriva qu’un jour un sergent du roi mit la main sur un chevalier de ma bataille. Je m’en allai plaindre au roi et lui dis que, s’il ne m’en faisoit droit, je laisserois son service, puisque ses sergens battoient les chevaliers. Il me fit faire droit, et le droit fut tel, selon les usages du pays, que le sergent vint en ma herberge des chaux et en braies, une épée toute nue en sa main, et s’agenouilla devant le chevalier, et lui dit: « Sire, je vous amende de ce que je mis la main sur vous, et vous ai apporté cette épée pour que vous me coupiez le poing, s’il vous plaît. » Et je priai le chevalier qu’il lui pardonnât son mal talent, et ainsi fit-il. » Conçoit-on un des généraux de Constantin ou de Théodose écrivant à l’empereur que, pour quelques mécontentemens personnels, il avait résolu d’abandonner le service de l’état?

Je ne veux pas méconnaître la part que le christianisme a eue dans cette révolution par les progrès qu’il a fait faire à la moralité générale et par le sentiment de respect pour la dignité de l’homme que tous ses dogmes respirent. On ne saurait dire pourtant que la liberté politique soit son œuvre; il semble plutôt que par momens il y a nui. Formé en opposition avec l’idolâtrie de l’état, qui était la base de l’empire, il représente bien, durant trois siècles, la protestation de la conscience contre le joug officiel; mais pas un moment, dans la lutte héroïque qu’il soutint, on ne voit poindre une idée politique. A partir du IVe siècle, époque de son intime alliance avec le despotisme romain, il montre une préférence marquée pour les pouvoirs absolus, quand ceux-ci consentent à se faire persécuteurs à son profit. Durant la première époque de l’invasion germanique, et même sous Charlemagne, l’action du clergé, civilisatrice en un sens, corruptrice en un autre, s’exerce tout entière en faveur des idées romaines : ce sont les évêques qui donnent aux chefs germains des idées de souveraineté auxquelles ceux-ci ne songeaient pas. La papauté, à partir de Grégoire VII, rendit, il est vrai, des services à la liberté en empêchant la formation de souverainetés laïques trop puissantes; mais elle agissait elle-même au nom d’un principe de centralisation universelle qui, dans son ordre, était fort tyrannique, et qui le fût devenu bien plus encore, s’il eût été donné aux pontifes romains de se faire les vrais chefs de la chrétienté et de réaliser l’espèce de khalifat chrétien auquel ils aspiraient.

On aperçoit sans peine la nature particulière de la royauté qui devait sortir de ce chaos fécond. Elle devait être, elle fut en effet, en premier lieu, strictement héréditaire. La loi de succession en Orient et dans l’empire romain ne fut jamais rigoureusement définie. Grâce au culte presque superstitieux de l’hérédité, la civilisation moderne fut préservée de ce régime d’aventures qui, une ou deux fois, a donné au monde des momens de bonheur, mais qui, par les défiances, les hésitations, les rivalités qu’il entraîne, maintient en permanence le meurtre, la trahison, et noie la société qui s’y livre dans un torrent de sang. — La royauté fut, en second lieu, la conséquence d’un droit personnel et comme une extension de la propriété. La souveraineté du peuple fondait les vieilles républiques et les vieux despotismes. Dans ce nouvel ordre politique, il n’est plus question d’une telle souveraineté. Le moyen âge (j’excepte les scolastiques péripatéticiens, qui copiaient Aristote sans s’inquiéter de la constitution réelle des états de leur temps) n’a aucune idée de la nation envisagée comme source du pouvoir. Le roi est propriétaire de sa couronne, et si on la lui retire sans juste motif, on le blesse dans son droit. — En troisième lieu, la royauté se trouve liée par des chartes ou obligations librement consenties, à l’exécution desquelles on peut forcer le roi par la guerre, par le refus de l’impôt et du service militaire. — En quatrième lieu enfin, elle est fort limitée : le roi s’occupe de bien moins de choses que le despote ancien; sa cour a peu d’importance; il n’a qu’un faible budget; il laisse librement exister autour de lui de vraies républiques, église, universités, ordres religieux, villes, corporations de toute espèce. Tous sont armés contre lui de privilèges et de coutumes auxquels le souverain n’ose porter atteinte. L’honnête Charles V mourut la conscience troublée pour avoir levé des impôts non consentis par les états et entretenu des armées permanentes. L’évidente nécessité des temps ne suffit pas pour le rassurer sur la légitimité de ces actes, que tout le moyen âge regardait comme attentatoires aux principes du droit chrétien.

Une conséquence non moins importante de la transformation de l’Europe par les races qu’on est convenu d’appeler barbares fut sa division en un certain nombre d’états follement constitués, et dont les rivalités ont fait avorter tous les rêves de monarchie universelle. M. Gervinus a comparé avec beaucoup de raison la constitution de l’Europe chrétienne à ce damier de petits états que nous présente la Grèce antique, et dans le sein duquel ne purent jamais se former que des hégémonies passagères. L’uniformité, c’est le despotisme, et réciproquement le despotisme complet et durable n’est possible qu’avec la monarchie universelle, la république chrétienne en effet ne pouvant souffrir qu’un de ses membres déroge complètement aux lois de l’ensemble. La division de l’Europe est ainsi devenue la garantie de sa liberté : c’est cette division qui a rendu possibles la réforme, la philosophie, la liberté de penser; c’est elle qui brisera toutes les tyrannies à la façon antique, et préservera le monde moderne de l’inévitable ruine réservée aux sociétés qui n’ont plus de contre-poids. Toute la supériorité des états modernes, tous les motifs d’espérer en leur avenir, se résument, selon moi, en ces deux points : 1° une Europe divisée et arrivée à un état d’équilibre stable; 2° une organisation de la royauté qui maintient le pouvoir exécutif hors de toute compétition, arrête les ambitions déréglées, écarte à la fois les tyrannies passagères des pays républicains, tels que la Grèce, l’Italie du moyen âge, et le césarisme démocratique de l’époque romaine. Le roi n’empêche aucun développement légitime de l’activité humaine. Non-seulement il ne peut rien sur la propriété privée, mais ce n’est que par un abus des temps barbares qu’il s’occupe de la religion; la tolérance au moyen âge fut, en somme, représentée par la royauté. Ce dépôt de la continuité d’une nation fait une fois pour toutes entre les mains d’une famille en quelque sorte séquestrée au profit de la communauté, cette façon de retirer le principe de la souveraineté du sein de la nation pour l’hypothéquer sur un domaine spécial, sont assurément l’inverse de la théorie rationnelle de l’organisation des sociétés. Il en sortit néanmoins des états d’une solidité merveilleuse. Tandis que le tyran antique succombe à la première faute ou au premier revers, le roi de France pouvait être un homme aussi méprisable que le fut Louis XV, il pouvait être réduit à une détresse aussi profonde que le fut celle de Charles VII, sans que personne doutât de son droit, de sa fortune et de la mission qu’il remplissait.

L’Angleterre seule, je le crois, a pleinement développé le type de gouvernement que nous venons d’esquisser; c’est là seulement que la féodalité a complètement porté son fruit, qui est le régime parlementaire et la division du pouvoir. Le roi de France, depuis Philippe le Bel, en s’appuyant de préférence sur les jurisconsultes, représentans du principe romain, fait une guerre acharnée aux souverainetés locales, aux libertés provinciales, et cherche à établir un genre de souveraineté fort différente de celle de saint Louis. Au XVIe siècle, la renaissance amène en politique comme en toute chose un retour encore bien plus caractérisé vers les idées de l’antiquité. Les publicistes de cette époque. Italiens pour la plupart ou subissant l’influence de l’Italie, reprennent, soit sous forme républicaine, soit sous forme absolutiste, les principes de l’état à la manière grecque ou romaine : les uns rêvent des utopies démocratiques fondées sur une conception abstraite de l’homme; les autres, vrais corrupteurs des princes, se font les fauteurs de la grande idolâtrie de leur temps, je veux dire de l’adoration sans réserve des souverains puissans. La France en particulier, suivant son goût pour l’uniformité et cette tendance théocratique que le catholicisme porte en lui, arrive à réaliser le phénomène le plus étrange des temps modernes, cette monarchie de Louis XIV, sorte d’idéal sassanide ou mongol, qui doit être considérée comme un fait contre nature dans l’Europe chrétienne. Le moyen âge l’eût excommunié, ce despote de l’Orient, ce roi antichrétien, qui se proclamait seul propriétaire de son royaume, disposait des âmes comme des corps, et anéantissait tous les droits devant l’orgueil sans bornes que lui inspirait le sentiment de son identification avec l’état.

Mais une fois la notion de l’état déchaînée, on ne compte plus avec elle. L’aberration de Louis XIV entraîne comme conséquence immédiate la révolution française. La pure conception de l’antiquité reprend le dessus. L’état redevient souverain absolu. On se laisse aller à croire qu’une nation doit être heureuse, pourvu qu’elle ait un bon code. On veut avant tout fonder un état juste, et l’on ne s’aperçoit pas que l’on brise la liberté, que l’on fait une révolution sociale et non une révolution politique, que l’on pose la base d’un despotisme semblable à celui des césars de l’ancienne Rome. Le monde moderne revenait aux erremens antiques, et la liberté était perdue pour toujours, si le mouvement qui entraînait la France vers la conception despotique de l’état fût devenu universel. Mais la révolution française ne fut pas un fait général : elle créa à la France une situation fatalement hostile à l’égard des autres puissances de l’Europe. Les pays où dominait l’élément germanique, et auxquels le régime administratif et militaire de la France était insupportable, opérèrent une vigoureuse réaction. En revendiquant leur indépendance, ils ramenèrent la France à la pure notion de la royauté, dont elle s’était écartée depuis des siècles, et qui, si elle était conforme à ses vrais besoins, n’était que médiocrement en accord avec quelques-uns de ses instincts les plus secrets.

Voilà les origines de la restauration, et dans ces origines on aperçoit sans peine le principe de ses défauts et de ses avantages. Elle fut un retour au seul régime qui convienne aux états modernes, mais un retour inintelligent et antipathique à la France, toujours dominée par ses idées de souveraineté du peuple et par ses goûts militaires. Elle fut un gouvernement civil et à beaucoup d’égards libéral; mais elle ne vit pas que, quand l’âge des entreprises héroïques est passé pour un grand pays, il n’y a qu’un moyen de le consoler du veuvage de la gloire, c’est la noble activité du dedans, les luttes de la tribune, les controverses religieuses, les sectes littéraires, l’éveil universel des esprits. Elle ne pouvait vivre sans la charte, car, ainsi que le dit fort bien M. Guizot, « pour la maison de Bourbon et ses partisans, le pouvoir absolu est impossible; avec eux, la France a besoin d’être libre; elle n’accepte leur gouvernement qu’en y portant elle-même l’œil et la main. » Malheureusement ni Louis XVIII ni ceux qui l’entouraient ne comprirent bien la nature de ce grand pacte; « la charte se présenta comme une pure concession royale, au lieu de se proclamer ce qu’elle était réellement, un traité de paix après une longue guerre, une série d’articles nouveaux ajoutés d’un commun accord au pacte d’ancienne union entre la nation et le roi. »

C’est surtout dans la classe qui entourait la royauté que l’erreur était profonde, et que toute notion vraie des conditions de la royauté tempérée fut méconnue. Il est de l’essence des états modernes, sortis de la féodalité, de posséder une aristocratie, reste des familles autrefois souveraines, dont le rôle consiste à limiter la royauté et à empêcher le développement exagéré de l’idée de l’état. La noblesse française, il faut le dire, a toujours manqué à cette vocation. Brillante et légère, on la voit, depuis le XIVe siècle, mettre toute sa gloire à paraître avec éclat à la cour; servir le roi fut toujours pour elle le devoir suprême : erreur énorme qui a faussé notre histoire et a été le principe de nos malheurs! S’il ne s’agit que de servir, il n’est pas besoin de nobles pour cela. Louis XI employait des valets, les despotes d’Orient y emploient des esclaves; voilà qui est conséquent. L’aristocratie est une condition de liberté, parce qu’elle donne aux rois des serviteurs d’office, et que, l’indépendance du caractère, la plus solide de toutes, étant rare, il est bon qu’il y ait des indépendances de position, afin que tous ceux qui arrivent aux places élevées ne soient pas obligés de suivre ces voies pénibles où chacun laisse une partie de sa fierté, quand il n’y laisse pas une partie de son honneur. Mais si les serviteurs nés du roi sont eux-mêmes les instrumens les plus dévoués du pouvoir absolu, on conçoit qu’à l’avilissement inséparable du despotisme se joindra dans toute sa force l’odieux du privilège. L’Orient est gouverné par des domestiques, mais du moins ces domestiques ne forment pas une caste à part. L’importance exagérée de la cour dans l’ancienne France amena ce renversement, Versailles, — M. de Carné l’a ici même parfaitement montré[1], — fut pour la noblesse le tombeau de toute vertu et de toute fierté. Ainsi l’on peut dire sans injustice que la noblesse a été le vrai coupable de notre histoire : elle n’a point fondé la liberté; par son manque d’aptitude pour les affaires et son impertinence envers le tiers-état, elle a rendu impossibles ou inféconds les états-généraux, d’où, selon les vraies analogies de l’histoire moderne, aurait dû sortir le régime constitutionnel de notre pays. Elle laissa le rôle de l’opposition aux parlemens, dont la nature n’était nullement politique, et dont l’intervention dans les affaires de l’état fut en général gauche, peu éclairée et dénuée de toute légitimité.

A quelques belles exceptions près, la noblesse de la restauration ne fut pas plus sage que celle de l’ancien régime. Loin qu’elle ait aidé au développement d’une vie parlementaire où elle aurait eu le plus beau rôle, par un étrange renversement, on la vit, plus royaliste que le roi, nier ou atténuer de toutes ses forces les conséquences libérales de la charte. Telle était son ignorance en fait d’histoire générale et son aveuglement sur ses véritables devoirs, que la plupart de ses membres s’imaginaient que la mission naturelle d’une noblesse est de soutenir le pouvoir absolu. Ils préféraient une servitude dont ils étaient les agens à des libertés qu’ils auraient partagées avec les autres ordres de la nation. Le droit d’humilier la bourgeoisie fut presque le seul auquel ils semblèrent tenir. Leur alliance avec le clergé, assez légitime à l’époque où le haut clergé de France était en quelque sorte, par la façon dont les bénéfices se distribuaient, une annexe de la noblesse, devenait un non-sens depuis que le clergé avait perdu tout caractère politique et avait commencé à se recruter dans les classes populaires. La déplorable tradition du XVIIe et du XVIIIe siècle, Louis XIV et sa splendeur trompeuse, donnaient le vertige à tout le monde. On voulait être de la religion du roi, sans songer que, s’il est désirable que le roi ait une religion et y tienne, il ne l’est pas moins que son action en ce sens se borne à celle qui convient au premier particulier du royaume, et ne dépasse en rien les limites d’une propagande toute privée.

La noblesse, je le sais, n’était pas seule coupable de ces réminiscences du passé qui troublaient si profondément l’établissement d’un ordre nouveau. La nation suivait sa tendance, qui est de préférer la bonne administration et l’égalité sociale à la liberté. Les questions de classes, toujours si fatales aux questions politiques, prenaient une importance exagérée. Le vrai libéral s’inquiète assez peu qu’il y ait au-dessus de lui une aristocratie, même dédaigneuse, pourvu que cette aristocratie le laisse travailler sans obstacle à ce qu’il envisage comme son droit. A ses yeux, il n’y a qu’une égalité solide, l’égalité devant le devoir, l’homme de génie, le noble, le paysan, se relevant par une seule et même chose, qui est la vertu. Les libéraux du temps de la restauration étaient loin de comprendre cette abnégation. De là des alliances fâcheuses avec les partisans des régimes déchus, parmi lesquels la nouvelle jeunesse devait trouver, j’imagine, bien peu de distinction et d’esprit. M. Béranger surtout créa une très perfide combinaison où l’esprit bourgeois, le matérialisme grossier, le goût du despotisme, pourvu qu’il se colore d’apparences nationales, se donnaient la main. Ce qu’il y eut de plus regrettable, c’est qu’au lieu de lutter contre le gouvernement par les armes légales, comme ils en avaient le droit, les mécontens cherchaient par des conspirations à renverser l’ordre établi. Ces attaques contre le principe du gouvernement amenèrent le gouvernement de son côté à commettre une faute grave. Il confondit la répression des actes séditieux, qui n’a en soi rien d’illibéral, avec les lois destructives de la liberté, toujours funestes et injustes, puisqu’elles n’atteignent guère les vrais coupables, et que, pour prévenir la faute de quelques-uns, elles portent atteinte aux droits de tous.

Cette disposition acariâtre de la nation fut, il faut l’avouer, la cause de plusieurs des fautes dont on a fait peser la responsabilité sur le gouvernement de la restauration. Le peu de capacité de quelques-uns des hommes qu’elle mit à la tête des affaires ne fut un mal que par suite de l’esprit administratif de la France, et parce qu’on s’est habitué dans notre pays à demander aux gouvernemens plus qu’ils ne peuvent donner. Je ne verrais pour ma part aucun inconvénient à ce que les positions élevées de l’état fussent occupées par des gentilshommes bien élevés et assez superficiels, mais à une condition, c’est qu’ils ne s’occupent de leurs fonctions que d’une manière sommaire. S’il se laisse simplement guider par son instinct général d’homme du monde, le gentilhomme attentera moins à la liberté que l’administrateur de profession ou le parvenu; mais il est clair que si le gentilhomme descend à de mesquines tracasseries et veut imposer ses préjugés à tous, il reste fort au-dessous de l’administrateur, qui, à côté de ses petitesses, a du moins de l’aptitude et du sérieux. Ni le gouvernement ni l’opinion ne comprirent ces nuances. Les libéraux partaient de l’idée fort répandue en France que les places sont dues au mérite, et que l’homme de talent a une sorte de droit naturel à être fonctionnaire de son pays, tandis qu’en réalité l’homme de talent n’a qu’un droit (et ce droit lui est commun avec tous) : c’est de se développer librement, c’est-à-dire de ne pas trouver dans le gouvernement un rival jaloux qui l’opprime ou lui fasse une concurrence déloyale. Le gouvernement, d’un autre côté, avait la folle prétention de former les esprits à son image. Pourquoi l’inoffensif Charles X, qui, il y a trois ou quatre siècles, eût été ce qu’on appelait un bon roi, devint-il si impopulaire? Pourquoi ses petits défauts, sa dévotion étroite, sa frivolité, son goût un peu puéril de l’étiquette, sa tendance à s’entourer d’esprits légers, devinrent-ils des malheurs publics? Hélas! c’est qu’on lui demandait d’accomplir une tâche supérieure aux forces d’un homme de génie, je veux dire d’administrer trente millions de citoyens pour leur plus grand bien. M. de Polignac était assurément le dernier des hommes auxquels il fallait songer pour résoudre un tel problème. Si l’on fait du gouvernement une question de direction universelle de l’esprit de la nation, il faut être conséquent et observer le système chinois jusqu’au bout ; il faut, dis-je, qu’on arrive à être préfet et ministre au concours et au moyen d’un système d’examens. Il y a une flagrante contradiction à vouloir qu’un gouvernement de gentilshommes, étrangers par leur état à toute connaissance spéciale, soit en même temps un gouvernement d’administrateurs et de mandarins.

Telle est selon moi l’explication de cette époque singulière, digne à la fois de tant d’éloges et d’un blâme si sévère. Elle manqua à son devoir essentiel, qui était de fonder la liberté. La restauration oublia que, n’étant pas nationale, elle était obligée d’être libérale ; mais elle eut le bonheur d’être faible. Le fonds d’honnêteté qui était dans sa nature lui interdit cette tyrannie savante qui, arrêtant jusqu’à la possibilité d’une opposition, n’a pas besoin de recourir à des actes de violence. Elle fut loyale envers ses ennemis, en ce sens qu’elle les combattit, souvent les écrasa de son poids, mais jamais ne les prévint en les désarmant. La plus grande gloire des gouvernemens est dans ce qu’ils laissent faire. Dure et parfois odieuse dans le détail de ses actes, la restauration se fera absoudre de l’avenir, grâce à cette pléiade d’hommes distingués qui se développa sans elle et malgré elle, mais dont elle ne fut ni assez forte ni assez adroite pour arrêter le développement. On oubliera la commune antipathie qu’ils lui portèrent pour lui être reconnaissant de ce qu’elle ne les a pas étouffés. Par une étrange fortune, elle sera félicitée d’avoir laissé grandir ses ennemis, et elle bénéficiera de ce qu’elle n’a pu empêcher.

Telle est aussi l’origine de la position singulière du parti légitimiste et de la contradiction étrange en vertu de laquelle ce parti représente à la fois parmi nous ce qu’il y a de plus excellent et de plus regrettable : d’un côté, la résistance à la brutalité des faits au nom d’un principe, l’attachement désintéressé à une abstraction en apparence stérile ; de l’autre, l’inanité de vues et d’idées, le refus systématique de se prêter aux résultats les plus acquis de l’esprit moderne. Je me hâte de le dire, quiconque est fidèle à son opinion rend un service à l’espèce humaine en préservant le monde de cette légèreté, pire que la barbarie, qui le livre au caprice de tous les vents. Rien ne vaut le légitimiste sincère, maintenant contre toute espérance, et en apparence contre toute raison, son culte obstiné du droit antique ; mais si cette obstination n’est que la persévérance dans une erreur historique, si c’est au despotisme et non au roi que l’on est fidèle, à tel point que la seule apparence du pouvoir absolu suffise pour opérer des conversions qu’on avait déclaré ne pouvoir faire sur l’autel de la liberté, le parti légitimiste est sans contredit le plus grand obstacle aux destinées de notre pays. Certes il serait mieux qu’une nation poussât la patience et la raison jusqu’à supporter pour l’amour pur du droit les plus pénibles épreuves; mais un tel héroïsme sera toujours rare : notre pays en particulier ne comprend guère qu’il est bon parfois de sacrifier l’esprit à la lettre, et qu’il vaut mieux, pour un malade, se guérir lentement et péniblement selon les principes que de dissimuler le mal par les procédés d’un empirisme trompeur.


II.

La résistance au coup d’état de juillet fut, au point de vue du droit constitutionnel, d’une parfaite légitimité. Les ordonnances portaient atteinte au pacte fondamental de l’état. L’esprit étroit et subtil du roi Charles X et de ses conseillers put seul voir dans l’article 14 un prétexte pour une telle mesure. Jamais on ne doit supposer qu’un pacte a été rédigé de façon à le rendre illusoire. Or il en aurait été ainsi, si l’auteur de la charte y avait inséré un article qui eût permis, en pleine paix et sans provocation de la part de la nation, de suspendre la charte elle-même. Le roi et ses conseillers en avaient si bien la conscience qu’ils se préparèrent à cet acte déplorable comme on se prépare à un attentat. Ils se crurent obligés d’appeler, pour l’exécuter, des survivans d’un autre monde, des hommes amnistiés d’avance par leur imprévoyance et leur légèreté. On cachait à peine, dans le parti fanatique, les efforts que l’on faisait pour s’aveugler et s’exciter à l’audace[2]. « Ce qu’on appelle coup d’état, disaient les organes avoués du cabinet, est quelque chose de social et de régulier, lorsque le roi agit dans l’intérêt général du peuple, agit-il même en apparence contre les lois. » La situation de Charles X était donc celle d’un roi du moyen âge, violant les lois de son royaume, spoliant ses grands vassaux, abolissant les droits des bonnes villes, d’un Jean sans Terre, par exemple, déchirant la grande charte qu’il avait donnée. Tous les casuistes du moyen âge sont d’accord pour déclarer que dès lors la résistance est légitime, puisqu’en violant le pacte, le roi cesse d’être roi et n’est plus qu’un tyran. Dans ce cas, dit énergiquement saint Thomas, c’est le tyran qui est le séditieux[3]. Mais si la résistance était légitime, jusqu’à quel point convenait-il de la pousser? Au fond, la situation n’était pas aussi nouvelle qu’on le croit d’ordinaire. « Plus d’une fois, dit admirablement M. Guizot, les nations ont eu à lutter, non-seulement par les lois, mais par la force, pour maintenir ou recouvrer leurs droits. En Allemagne, en Espagne, en Angleterre, avant le règne de Charles Ier, en France jusque dans le XVIIe siècle, les corps politiques et le peuple ont souvent résisté au roi, même par les armes, sans se croire en nécessité ni en droit de changer la dynastie de leurs princes ou la forme de leur gouvernement. La résistance, l’insurrection même avaient, soit dans l’état social, soit dans la conscience et le bon sens des hommes, leur frein et leurs limites; on ne jouait pas à tout propos le sort de la société tout entière. Aujourd’hui et parmi nous, de toutes les grandes luttes politiques on fait des questions de vie et de mort; peuples et partis, dans leurs aveugles emportemens, se précipitent tout à coup aux dernières extrémités; la résistance se transforme soudain en insurrection et l’insurrection en révolution. Tout orage devient déluge. »

En d’autres termes, la lutte devait être une résistance, non une révolution. Certes il est difficile à distance de tracer des bornes à ces hardis élans d’un peuple à qui le pouvoir a donné lui-même, en violant la loi, le signal de l’anarchie; mais l’arbitraire des révolutions est aussi fatal que celui des rois, les actes du peuple soulevé comme ceux des gouvernemens doivent être soumis à un sévère examen. Le premier moment où il semble que la résistance aurait dû s’arrêter fut celui où M. de Sussy, le 30 juillet, porta de Saint-Cloud à la chambre le retrait des ordonnances et la composition d’un nouveau cabinet. Plusieurs fois les Anglais ont ainsi admis à résipiscence leurs rois délinquans, et s’en sont bien trouvés. J’ai voulu me rendre compte de ce qui se passa à cette heure décisive. Malheureusement les procès-verbaux de la réunion sont fort incomplets et n’ont pas de caractère officiel. Ils laissent voir que la défiance de la chambre pour ces concessions reposait sur des motifs fort graves. Le récit de M. Guizot[4], confirmé par divers témoignages, montre aussi que le roi, en retirant son imprudente provocation, n’agissait pas avec une parfaite droiture. Il est donc difficile de blâmer les précautions que prit la chambre en cette circonstance. Un roi qui recule dans un coup d’état qu’il a tenté doit subir la peine des rois, qui est l’abdication. Le roi, en rompant le pacte fondamental, avait remis la décision de la question à la force : il avait lancé ses soldats dans la rue; c’était un duel où le vainqueur restait maître de pousser sa victoire jusqu’au point où il le jugeait nécessaire pour sa sûreté.

Mais après l’abdication de Charles X et la claire désignation d’un successeur contre lequel il n’existait aucun motif avoué de répulsion, la continuation du divorce avec la branche aînée était-elle légitime et opportune? Je ne le pense pas. Une longue régence commençant par le triomphe des idées libérales offrait, pour fonder le régime parlementaire, une de ces occasions comme il s’en présente bien peu dans la destinée des nations. Les Anglais, en reléguant dans l’île de Wight leur roi parjure Jean sans Terre, eurent bien soin de prendre pour son successeur son fils mineur Henri III. A part un petit nombre de sages, dont la conscience me semble devoir être merveilleusement tranquille[5], tous cédèrent à une erreur fort commune en France, je veux dire à une préoccupation exagérée des qualités personnelles du chef de l’état. Égarée par une décevante analogie, qui fait répéter à beaucoup de personnes que la France n’a été grande que sous les grands souverains, l’opinion publique parmi nous se laisse volontiers aller à croire qu’autant vaut le roi, autant vaut la nation. Les minorités, les régences, momens si excellens pour le développement du régime constitutionnel, sont regardés en France comme des momens désastreux. Nous voulons un roi qui nous gouverne. De ce que telle famille nous paraît plus digne de régner, nous concluons que c’est elle qui est légitime, comme si le pouvoir était une récompense ou le prix d’un concours. Nous ne songeons pas qu’une race mûrie par le temps, nourrie dans la pensée de ses honneurs traditionnels, préservée par le sentiment de sa majesté de ces inquiétudes auxquelles les dynasties nouvelles peuvent difficilement se soustraire, vaut mieux pour séquestrer le pouvoir qu’une race jeune, active, douée de vues personnelles. Nous oublions que la royauté est un dépôt qui doit être transmis, comme toute chose héréditaire, par le fait de la naissance, que c’est là une simple question d’état civil, et que faire intervenir, quand il s’agit de la succession au trône, les questions de popularité et de capacité, c’est faire un acte illibéral, puisque c’est attribuer à la personne du roi une importance qu’elle ne doit avoir que dans les monarchies absolues.

A Dieu ne plaise que je me fasse le complice d’un parti qui a eu le triste privilège de rendre la légalité odieuse, et auquel on ne peut donner la main qu’après avoir déclaré qu’on le prend pour autre chose que ce qu’il croit être! Je ne méconnais pas les réserves imposées au théoricien quand il s’agit d’un temps où, par la faute des gouvernans et des gouvernés, la révolution a semblé déjouer à plaisir les solutions les mieux concertées. Il ne s’agit ici que de regrets, et certes un tel sentiment est bien permis en présence du divorce fatal qui a fait du droit une utopie et a réduit les sages eux-mêmes à vivre d’expédiens. La responsabilité de cette fatale alternative doit peser avant tout sur la royauté qui l’avait amenée. L’opposition libérale, d’un autre côté, en méconnaissant quelques-unes des conditions de la royauté moderne, ne faisait guère que recueillir le fruit de ses fautes. Elle renfermait dans son sein des élémens fort divers, de vieux militaires incapables d’idées politiques, des sectaires, des badauds. Le peuple, à la courageuse intervention duquel on avait dû avoir recours, était bien incapable de ce degré d’abnégation raffinée qui fait préférer au philosophe le droit abstrait, même quand il a les plus fâcheuses conséquences, à la révolution qui accomplit sur-le-champ ses désirs. La moyenne de l’opinion était trop superficielle pour sacrifier à des vérités métaphysiques le bien palpable du moment, et pour résister à l’empressement, en apparence si légitime, de faire ce qu’on croit le meilleur. Que de leçons il faut pour qu’un pays arrive à comprendre que les principes abstraits sont seuls à longue portée, et que sans eux les combinaisons les plus ingénieuses ne sont au fond qu’aventure et que hasard! s

On voit tout d’abord les graves conséquences que la dérogation aux lois d’hérédité commise par la révolution de juillet fit peser sur la dynastie qui sortit de cette révolution. Le roi Louis-Philippe, malgré ses rares qualités, son admirable bon sens, sa haute et philosophique humanité, eut constamment à lutter contre la position délicate que lui créaient ses origines. Flottant entre le roi élu et le roi légitime, il se vit entraîné à des démarches indécises, dont sa dignité souffrit. Je ne dirai pas qu’il manqua à ses promesses : il n’en avait pas fait; mais on peut dire que la situation les avait faites pour lui. Il est certain qu’il se prêta d’abord à l’idée d’une origine toute populaire; il vit bien ensuite la contradiction radicale impliquée dans l’idée d’un roi élu, et il se rattacha à une autre théorie. Il y avait là cependant une infidélité réelle au principe qui l’avait fait roi. Fonder une dynastie, c’est abstraire une famille du sein de la nation pour l’opposer à la nation comme une force indépendante, mais limitée. Le prince éclairé et habile que les accidens de nos révolutions bien plus que son propre choix avaient chargé d’une si lourde tâche ne sortit jamais de ce dilemme fatal : faible quand il était fidèle à ses origines, blessant quand il ne l’était pas, il se laissait arracher comme des concessions les actes que l’opinion dont il avait reçu l’investiture réclamait comme des droits, et il n’en recueillait pas le bénéfice, car on sentait trop bien qu’il se trouvait humilié comme roi légitime des déférences auxquelles il se prêtait comme roi élu.

Je sais que l’esprit français fut le premier coupable dans cette tentative imprudente, qui, sous prétexte de rendre la royauté populaire, lui enlevait son caractère vraiment libéral. Un des défauts de la France, c’est de vouloir que ses souverains soient en rapports intimes avec elle. Elle aime à toucher ceux qui la gouvernent; elle veut sentir en eux une personne, et n’est pas blessée de ce genre de familiarité du supérieur envers l’inférieur qui ressemble si fort à de l’impertinence. Le roi conçu comme une sorte de personne neutre à qui l’on impose d’abdiquer sa personnalité pour le bien de tous est la chose du monde qui est chez nous le moins comprise. On voit sans peine combien une telle disposition d’esprit est peu favorable au régime constitutionnel. Je ne connais pas un seul roi d’Angleterre qui, d’après cette manière de juger, eût été populaire en France. La royauté constitutionnelle, en effet, n’est pas une position avantageuse pour développer de grands talens et acquérir un renom brillant. Un des avantages de cette royauté, c’est précisément qu’elle est peu enviable. Le souverain y est le personnage sacrifié; il n’agit pas, n’écrit pas, n’a pas de cursus honorum régulier, pas de carrière. Les qualités qu’il doit développer sont de celles que les sages prisent par-dessus tout, mais que la foule ne peut apprécier. Un grand ambitieux, dans un tel état de choses, désirera bien plutôt d’être ministre que d’être roi. Le roi républicain, sorte de chef du peuple armé, que rêva M. de Lafayette, n’a rien de commun avec cette noble et pacifique image du roi antique, qui, si elle eût osé se montrer sur les barricades, eût semblé, j’imagine, une apparition des temps féodaux.

De tous ceux qui essayèrent de donner la théorie d’une situation dont le malheur était précisément d’être en dehors des théories, M. Guizot fut sans contredit celui qui déploya le plus d’ingénieuse perspicacité. Son système devint peu à peu celui du roi lui-même. « Le roi démêla sur-le-champ, dit M. Guizot, que ma façon de comprendre et de présenter la révolution qui venait de le mettre sur le trône était la plus monarchique et la plus propre à fonder un gouvernement. Il ne l’adopta point ouvertement ni pleinement : il avait, pour agir ainsi, trop de gens aménager; mais il me témoignait son estime, et me donnait clairement à entendre que nous nous entendions. » D’après cette théorie, le roi Louis-Philippe eut tort d’aller à l’Hôtel-de-Ville chercher une consécration populaire : personne ne l’avait fait roi, et il ne devait de reconnaissance à personne; il héritait directement du titre de la restauration, et devait en continuer les traditions. « Amenés par la violence, dit M. Guizot, à rompre violemment avec la branche aînée de notre maison royale, nous en appelions à la branche cadette pour maintenir la monarchie en défendant nos libertés. Nous ne choisissions point un roi; nous traitions avec un prince que nous trouvions à côté du trône, et qui pouvait seul, en y montant, garantir notre droit public et nous garantir des révolutions. L’appel au suffrage populaire eût donné à la monarchie réformée précisément le caractère que nous avions à cœur d’en écarter; il eût mis l’élection à la place de la nécessité et du contrat... J’étais toujours tenté de sourire quand j’entendais dire du roi Louis-Philippe : le roi de notre choix, comme si, en 1830, nous avions eu à choisir, et si M. Le duc d’Orléans n’avait pas été l’homme unique et nécessaire... Je montrai dans M. Le duc d’Orléans ce qu’il était en effet, un prince du sang royal heureusement trouvé près du trône brisé, et que la nécessité avait fait roi. »

Certes M. Guizot a parfaitement raison de repousser l’élection et l’appel au suffrage populaire comme moyen de fonder la royauté; ce qui sort du suffrage populaire s’appelle d’un tout autre nom. Le chef élu ou représentant la souveraineté du peuple sera toujours trop fort pour accepter le rôle modeste de la royauté tempérée. M. de Lafayette, en prenant sa noble accolade pour une investiture, se trompait aussi gravement que le sénat de 1814, imbu des idées de l’école impériale, en déclarant Louis XVIIIe rappelé par le vœu de la nation. Une seule chose désigne le roi, c’est la naissance : le mérite et le vœu du peuple sont pour cela de faibles fondemens. Une seule chose l’investit de sa prérogative, c’est son avènement, impliquant la reconnaissance des droits constitutionnels de la nation. Mais qui ne voit que, pour rester conséquent à une telle manière de concevoir la royauté, il n’était pas permis de transiger avec l’hérédité? Le parti légitimiste, auquel M. Guizot me semble en général attribuer trop peu d’importance historique, resta comme une protestation fatale qui pesa à son jour d’un poids décisif. L’appel au peuple changea de mains, et devint l’arme de ceux qui ne jugèrent pas que leur volonté eût été exactement interprétée.

Pour justifier l’acte hardi par lequel les droits de la branche aînée de la maison de Bourbon furent transférés à la branche cadette, M. Guizot invoque la nécessité. Cette nécessité était réelle, et elle suffit amplement pour absoudre ceux qui se dévouèrent pour la conjurer; mais un tel principe impliquait de graves conséquences. La racine de toutes les perturbations dynastiques est la nécessité. L’avantage de la royauté héréditaire est précisément d’écarter ces dangereuses conjonctures où un homme peut se présenter comme nécessaire et seul capable de sauver un pays. Si c’est par condescendance pour la révolution triomphante et par égard pour l’opinion que l’on se crut obligé à une dérogation aux lois fondamentales de l’état, ne sent-on pas quel principe de faiblesse on introduisait par là dans le régime nouveau?... Et qu’on ne dise pas que ce sont là des théories spéculatives, bonnes pour les casuistes de la politique, théories que l’homme d’action, uniquement attentif aux besoins du moment, doit dédaigner. Les principes abstraits, en apparence sans application en ce monde, sont au fond les plus grandes réalités, puisqu’ils renferment la logique et la raison des faits. Le temps, je le sais, a des remèdes pour toutes les blessures : le droit a commencé par être le fait, et dans un pays où les événemens auraient été moins assujettis que dans le nôtre à une rigoureuse conséquence, il n’est pas douteux que le régime le plus désirable eût été consacré par la durée, marque assurée du vœu national. La durée malheureusement a ses caprices. Une modération exemplaire, des prodiges d’habileté, de nobles dévouemens ne purent sauver un gouvernement sans reproche, qui se débattait contre un mal dont il n’était pas coupable. Son honnêteté même ne fut qu’une cause de faiblesse de plus dans une situation qui ne pouvait être sauvée que par l’audace. La plus grande faute que puissent commettre les personnes réservées est de se mettre dans des positions où il faut pour réussir des défauts qu’elles n’ont pas. Si Louis-Philippe eût été un tyran, il eût duré peut-être. Honnête comme il l’était, il crut devoir se retirer devant la manifestation même la plus équivoque de la volonté nationale : fatale situation des peuples qui mettent en question leur dynastie, ou plutôt crime des dynasties qui forcent les nations à douter d’elles! L’avènement d’un prince qui à beaucoup d’égards ne peut être comparé qu’à l’exemplaire Charles V inaugura dans les questions de droit constitutionnel le dangereux régime de l’à-peu-près, déchira le pacte d’unité de la nation, accoutuma les Français à répondre par un sourire superficiel quand on leur parle de questions de principes, et enracina cette opinion que les chartes, les traités, les constitutions, tous les sermens en un mot, ne sont bons à respecter que tant qu’on n’est pas assez fort pour les violer.


III.

Avec cette blessure au cœur, comment le gouvernement du roi Louis-Philippe fit-il face aux difficultés nombreuses qui l’assaillirent dès ses premiers jours? C’est ce qu’il importe maintenant de rechercher. Disons-le bien haut, pour ne pas être injuste envers un roi auguste, une famille accomplie, des hommes éminens, ce gouvernement a donné à la France les dix-huit meilleures années que notre pays et peut-être l’humanité aient jamais traversées. C’est assez pour le défendre contre ceux qui ont intérêt à croire qu’il ne fut que faible et bas; ce n’est pas assez pour le philosophe qui, envisageant sur une longue échelle la portée des événemens, s’est habitué à ne juger les faits de l’histoire que d’après leur influence définitive sur les progrès de la moralité humaine et de la civilisation.

Fidèle à sa théorie sur l’origine des droits du roi Louis-Philippe, M. Guizot résume en un mot les devoirs du gouvernement sorti de la révolution de juillet: deux partis, celui du mouvement (que M. Guizot appelle ailleurs celui du laisser-aller) et celui de la résistance, se disputaient la direction du pays; le second devait être celui du roi et de ses ministres. En mettant en pratique cette théorie, l’illustre homme d’état ne faisait que suivre la ligne qu’il avait toujours préférée. Le 23 novembre 1829, M. de Lafayette écrivait à M. Dupont (de l’Eure) : « M. Guizot est plus monarchique et moins démocrate, je pense, que vous et moi, mais il aime la liberté. Il sait beaucoup, s’exprime avec talent; il a de l’élévation, du caractère et de la probité. Avec une administration doctrinaire, il s’arrêterait en-deçà de nous; jusque-là, tous les projets ministériels trouveront en lui un habile contrôleur dans le sens libéral[6]. » Il fut après la révolution de juillet ce qu’il s’annonçait auparavant, et comme l’opinion obéissait alors à des empressemens souvent désordonnés, il pensa qu’en général le devoir de l’homme d’état devait être de résister à l’opinion.

Je ne veux point faire en détail la critique d’une conduite que d’impérieuses nécessités dominaient. J’avoue cependant que la formule que l’habile théoricien de la révolution de juillet assigne à la politique de la dynastie nouvelle me parait impliquer une certaine confusion d’idées. La tendance à beaucoup gouverner et la révolution ne sont pas deux choses contraires; elles vont souvent de pair : c’est la liberté qui est l’opposé de l’une et de l’autre. Certes le laisser-aller est toujours mauvais. Ce qui est désordre, violence, attentat au droit d’autrui, doit être réprimé sans pitié. Les délits contre les personnes et les propriétés ne sont pas plus permis en un temps qu’en un autre. Le sang versé pour empêcher la plus inoffensive illégalité n’est pas à regretter. De là pourtant à ce principe général de résistance à l’opinion, que M. Guizot semble donner par momens comme l’abrégé de sa politique, il y a loin. Un gouvernement ne doit ni résister systématiquement à l’opinion ni la suivre aveuglément; il doit protéger les droits et la liberté de tous. Je ne comprends pas que l’on consente à s’appeler parti du mouvement ou parti de la résistance; ces deux mots doivent être écartés. Parlez-nous de droits et de liberté, et il n’y aura plus d’équivoque, car devant ces mots-là les mots de résistance et de révolution disparaissent, ou du moins perdent leur sens odieux ou subversif.

Certes il est des cas où le gouvernement a le droit et parfois le devoir de résister à l’opinion, même quand il n’est pas douteux que cette opinion représente la majorité. C’est bien l’opinion qui, durant un siècle et demi, a poussé le gouvernement à tant d’actes d’une intolérance tantôt perfide, tantôt cruelle, contre la religion réformée. Le gouvernement qui révoqua l’édit de Nantes et ordonna les dragonnades n’en fut pas pour cela moins coupable. La recherche de la popularité est la marque du souverain ou de l’homme d’état de second ordre. Un prince accompli, remplissant ses devoirs avec discrétion, froideur, réserve, n’empiétant sur la liberté de personne, ne cherchant à se faire aimer que dans son intimité, ne se servant pas de sa position pour se faire des obligés personnels, un tel prince, dis-je, ne serait pas populaire. Il ne faut pas néanmoins que, pour se soustraire à la tyrannie de l’opinion, l’homme d’état se croie obligé de ne lui rien céder. Je sais quel charme austère il y a pour les fortes natures à braver la médiocrité impuissante et à s’attirer la haine des sots. L’antipathie des esprits superficiels étant une marque sûre pour discerner les sages, les âmes fières croient voir dans l’impopularité une contre-épreuve de leur valeur morale. M. Guizot a trop savouré cette délicieuse volupté, contre laquelle la plus haute philosophie ne met pas toujours en garde. Il s’est trop laissé aller à cette joie dangereuse qu’on éprouve à faire sentir son dédain. L’opinion est une reine à sa manière, mais non une reine absolue; il faut lui résister, quand on croit le devoir faire, mais en la respectant, et en prenant en elle-même le point d’appui nécessaire pour l’attaquer.

En somme, le gouvernement n’est ni une machine de résistance ni une machine de progrès. C’est une puissance neutre, chargée, comme les podestats des villes d’Italie, de maintenir la liberté de la lutte, non de peser dans la balance pour l’un des partis. Quand l’opinion force le gouvernement à agir dans le sens qu’elle désire, elle commet une injustice, car elle force un pouvoir qui devait jouer le rôle d’arbitre et de conciliateur à favoriser une direction exclusive; elle écrase son adversaire en invoquant contre lui un auxiliaire redoutable, qui deviendra bientôt son maître à elle-même. La France, qui n’a pas assez de foi dans la liberté et qui croit trop volontiers que les idées s’imposent autrement que par la marche naturelle des esprits, commet souvent cette erreur. S’imaginant que le progrès s’opère par le dehors et que le bien peut se décréter, elle est satisfaite quand elle a semé au vent ses jardins d’Adonis; elle se fie au soleil pour faire germer ses fleurs sans racines : elle ne voit pas que le seul progrès désirable consiste dans l’amélioration des âmes, l’affermissement des caractères, l’élévation des esprits.

Combien les conditions mêmes du gouvernement de juillet lui rendaient difficile ce rôle neutre et presque effacé, sans lequel il ne peut guère y avoir de royauté solide ni de vraie liberté! Et d’abord le régime nouveau fut et ne pouvait manquer d’être le gouvernement d’une classe. Dans une société où tous les privilèges, tous les droits particuliers, tous les corps ont été détruits, il ne reste, pour constituer un collège de notables, qu’un seul signe, la richesse, dont la mesure est la taxe de l’impôt. Un tel système devait évidemment amener ce que M. Guizot appelle avec assez de justesse un « torysme bourgeois. » Au lieu de représenter des droits, le gouvernement ne pouvait plus représenter que des intérêts. Le matérialisme en politique produit les mêmes effets qu’en morale; il ne saurait inspirer le sacrifice ni par conséquent la fidélité. Le tory bourgeois conçu par M. Guizot est trop dominé par ses intérêts pour devenir un homme vraiment politique. On dira peut-être que ses intérêts bien entendus, en lui faisant sentir le besoin de la stabilité, suppléeront aux principes et l’attacheront solidement à son parti : il n’en est rien. Loin de lui conseiller la fermeté, ses intérêts le porteront à être toujours de l’avis du plus fort. De là ce type fatal sorti de nos révolutions, l’homme d’ordre comme on l’appelle, prêt à tout subir, même ce qu’il déteste; cet éternel Fouché, avec ses perfidies honnêtes, mentant par conscience, et, n’importe qui a vaincu, toujours vainqueur. On hésite parfois à être pour lui trop sévère, on peut soutenir que d’ordinaire un sentiment assez juste des besoins du moment l’a dirigé : il a trahi tous les gouvernemens, il n’a pas trahi la France; mais, je me trompe, il l’a trahie en inaugurant le règne de l’instabilité, de l’égoïsme, de la lâcheté et de cette funeste croyance que le bon citoyen se résigne à tout pour sauver ce qu’il regarde comme la seule chose nécessaire, l’intérêt de sa classe et l’ordre apparent de l’état.

L’Evangile a dit avec raison : « Qui veut sauver sa vie la perd. » L’intérêt ne saurait rien fonder, car, ayant horreur des grandes choses et des dévouemens héroïques, il amène un état de faiblesse et de corruption où une minorité décidée suffit pour renverser le pouvoir établi. Le lendemain de ces sortes de surprises, l’esprit conservateur est en quelque sorte leur complice, car, se laissant égarer par un faux calcul et ne se piquant pas de chevalerie, il trouve plutôt son compte à les accepter qu’à les combattre. Ainsi, en voulant le repos à tout prix, il perd justement ce qu’il voulait acquérir par le sacrifice de son honneur et de sa fierté.

Le torysme bourgeois ne fonde pas la stabilité; il ne fonde pas non plus la liberté. Ce reproche n’atteint pas l’homme éminent qui a déployé pour la fonder parmi nous tant de talent, de courage et d’éloquence. M. Guizot est un des hommes de notre siècle qui comprennent le mieux la liberté; on n’a pas écrit sur les droits de la presse de plus belles et de plus fortes pages que celles qui se rencontrent çà et là dans le livre même qui fait l’objet de notre étude[7]. Malheureusement le besoin de sécurité, qui forme le premier instinct des sociétés fondées sur l’intérêt, faisait un redoutable contre-poids à ces hautes théories. Plus frappés de l’abus que du droit, les hommes pratiques, dans leurs accès «d’ardent égoïsme, » pour me servir d’une expression excellente de M. Guizot, réclamaient des mesures répressives contre ce qui les effrayait. Deux mois après la révolution de juillet, on déclara parfaitement en vigueur les deux articles 291 et 294 du code pénal ainsi conçus : « Nulle association de plus de vingt personnes dont le but sera de se réunir tous les jours, ou à certains jours marqués, pour s’occuper d’objets religieux, littéraires, politiques ou autres, ne pourra se former qu’avec l’agrément du gouvernement, et sous les conditions qu’il plaira à l’autorité publique d’imposer à la société. — Tout individu qui, sans la permission de l’autorité municipale, aura accordé ou consenti l’usage de sa maison, en tout ou en partie, pour la réunion des membres d’une association, même autorisée, ou pour l’exercice d’un culte, sera puni d’une amende de 16 à 200 francs. » Je ne veux pas nier qu’une telle législation ne fût nécessaire; je fais seulement remarquer la bizarrerie d’un peuple qui brise une dynastie pour défendre la liberté, et qui, peu de jours après, est amené à se donner de telles chaînes. Je ne pense pas qu’aucune nation de l’antiquité ou du moyen âge ait jamais connu une loi aussi tyrannique. Supposez une telle loi dans le passé : ni l’académie, ni le lycée, ni le portique, ni le christianisme, ni la réforme, n’eussent été possibles, car ces grands mouvemens ont sans contredit entraîné des réunions de plus de vingt personnes. Cet article-là, appliqué durant un demi-siècle, suffirait pour éteindre dans une société toute initiative intellectuelle et religieuse. M. Dupin réclama au moins les droits de la liberté religieuse, il ne fut pas écouté; on admit en principe que nul n’a le droit de communiquer sa pensée à ses semblables sans la permission de l’autorité, et qu’à moins d’être salarié par le gouvernement, on ne peut avoir rien de bon à dire au public.

J’ai voulu m’expliquer comment il a pu se faire qu’au lendemain d’une révolution libérale, une telle mesure ait été prise par des hommes fort libéraux. Certes la première cause d’une telle législation doit être cherchée dans cette déplorable tendance qu’ont parmi nous les associations populaires à se changer en comités de gouvernement. Le club est la chose du monde la plus légitime, tant qu’il reste une réunion où s’élaborent des opinions bonnes ou mauvaises: il est un crime dès qu’il aspire à être un pouvoir dans l’état. Les amis de l’ordre cependant ne s’arrêtèrent pas à cette distinction essentielle. Ce qu’ils demandaient, c’est qu’on «mît un terme à toutes ces réunions qui venaient troubler la tranquillité publique et arrêter les opérations commerciales. » La liberté paya les frais de l’industrie en souffrance, et pour rétablir les affaires de quelques industriels, on trouva tout simple d’établir sur la société un vaste couvre-feu. Qu’on se figure l’éclat de rire qui eût accueilli à Florence ou à Pise une requête des négocians demandant la suppression de la vie publique, parce qu’elle nuisait à leur commerce. Nous subissons trop la tyrannie de ces sortes d’intérêts, tout respectables qu’ils sont. L’état n’a point à se mêler de la fortune privée : on doit à l’industrie la liberté; mais il ne faut pas lui sacrifier celle des autres. Chose étrange! ce fut la garde nationale qui, de son propre mouvement et sans s’inquiéter si elle en avait le droit, envahit les clubs, siffla les orateurs (fort ridicules en effet, j’en suis sûr), et accompagna les assistans de huées à leur sortie. L’éducation de la liberté était si peu avancée, qu’un corps constitué en vue de la défense de l’ordre commettait, pour donner satisfaction à ses craintes, un acte vingt fois plus séditieux que ceux qu’il voulait empêcher.

J’ai insisté sur cet exemple, car il n’en est aucun qui mette aussi bien dans tout son jour la fatale réciprocité d’erreur qui existe d’une part entre la turbulence populaire, toujours portée à peser illégalement sur l’état, et de l’autre la timidité exagérée qui fait croire au parti conservateur que tout mouvement d’opinion doit être prévenu comme un danger. Les complots, les sociétés secrètes ont presque toujours pour point de départ une liberté violée. L’Angleterre n’a pas de conspirateurs, parce qu’elle a des meetings. — Le meeting, dira-t-on, c’est le club, et le club c’est l’anarchie. — Le club est l’anarchie dans un état de choses où, pour obtenir ce que l’on désire, il faut renverser le pouvoir et se mettre à sa place. Le club sera ou utile ou inoffensif le jour où les voies légales de la propagande et de la résistance seront permises à tous. Ouvrez sur tous les points du volcan social des foyers partiels, et vous éviterez ces explosions qui ébranlent le monde. L’attente est insupportable pour la minorité opprimée qui ne voit devant elle aucune espérance; elle est presque douce, quand on peut se croire sûr de triompher à son jour par la force de l’opinion. Tout est venin sans la liberté; l’ordre même n’est, sans elle, qu’un mensonge. Dix-sept ans après la fermeture du dernier des clubs sorti de la révolution de juillet, un misérable enfantillage, un dîner qu’il aurait dû être permis de faire à la seule condition de ne pas gêner la voie publique, suffit pour anéantir le fruit de tant de nobles travaux, et pour ouvrir un abîme dont nous sommes loin encore d’avoir entrevu la profondeur.

Ainsi on combattait la révolution par les moyens révolutionnaires par excellence. On était violent pour l’ordre, séditieux dans la modération. On fortifiait le principe d’où sont sorties toutes les perturbations des temps modernes, cette défiance de la liberté qui porte les gouvernemens à regarder ce qui se fait en dehors d’eux comme fait contre eux, à fermer les voies du prosélytisme régulier, à s’attribuer la régie de l’opinion. Que peut faire, dans un tel état politique, l’homme dévoué avec quelque énergie à la doctrine, vraie ou fausse, qu’il a embrassée? Une seule chose : chercher par tous les moyens à devenir le maître du gouvernement, pour faire prévaloir par la force l’idée qu’il n’a pu servir par les voies pacifiques de la discussion. Tout devient de la sorte une question d’état. La plus humble ambition est obligée de revêtir une forme politique. Une machine d’une effrayante puissance, et auprès de laquelle les efforts individuels ne sont qu’un atome, a été créée: tout ambitieux (et chaque homme en un sens doit l’être), au lieu de combattre pour son opinion avec ses forces isolées, cherchera nécessairement à s’emparer du redoutable levier avec lequel le premier venu soulève le monde. Saint Paul, de nos jours, devrait songer à être consul ou tribun; Luther et Calvin seraient obligés de devenir conspirateurs.

Toutes les critiques qu’on est en droit d’adresser à ceux qui dirigèrent dans les premières années le gouvernement issu de la révolution de juillet se résument de la sorte en un mot : ils aimaient la liberté, mais ils n’en comprenaient pas bien les conditions. La révolution et l’empire, qui n’avaient pu créer aucune institution politique, avaient créé en revanche une administration singulièrement étendue et compliquée. La restauration conserva dans son ensemble l’administration impériale, en la tempérant par un système d’égards et de considérations personnelles qui valait mieux que l’égalité dans la sujétion, mais qui ne profita guère qu’à la noblesse. Ces limites furent regardées par les libéraux comme des abus, et la révolution de juillet fut un retour pur et simple à l’administration impériale. On ne vit pas qu’on cherchait à foncier la liberté en fortifiant le plus grave des obstacles qui s’opposent à la liberté. « Là où l’administration, dit très bien M. Guizot, est libre comme la politique, quand les affaires locales se traitent et se décident par des autorités ou des influences locales, et n’attendent ni leur impulsion ni leur solution du pouvoir central, qui n’y intervient qu’autant que l’exigent absolument les affaires générales de l’état, en Angleterre et aux États-Unis d’Amérique, en Hollande et en Belgique, par exemple, le régime représentatif se concilie sans peine avec un régime administratif qui n’en dépend que dans d’importantes et rares occasions. Mais quand le pouvoir supérieur est chargé à la fois de gouverner avec la liberté et d’administrer avec la centralisation, quand il a à lutter au sommet pour les grandes affaires de l’état, et en même temps à régler partout, sous sa responsabilité, presque toutes les affaires du pays, deux inconvéniens graves ne tardent pas à éclater : ou bien le pouvoir central, absorbé par le soin des affaires générales et de sa propre défense, néglige les affaires locales, et les laisse tomber dans le désordre et la langueur, ou bien il les lie étroitement aux affaires générales, les fait servir à ses propres intérêts, et l’administration tout entière, depuis le hameau jusqu’au palais, n’est plus qu’un moyen de gouvernement entre les mains des partis politiques qui se disputent le pouvoir. » Ce qu’il y a d’étrange, c’est que le parti qui se croyait le plus libéral était le plus porté à commettre cette faute. M. Guizot en fut d’abord aussi exempt que le permettaient les circonstances. « Cherchez des hommes qui pensent et agissent par eux-mêmes, écrivait-il le 14 septembre 1830, comme ministre de l’intérieur, à M. Amédée Thierry, préfet de la Haute-Saône. Le premier besoin de ce pays-ci, c’est qu’il s’y forme sur tous les points des opinions et des influences indépendantes. La centralisation des esprits est pire que celle des affaires. »

Ces excellens principes ne furent guère suivis dans la suite. L’état, en janvier 1848, était bien plus chargé de fonctions qu’en juin 1830. Les progrès du budget durant ces dix-huit années le prouvent ; or tout progrès du budget correspond à quelque diminution de liberté. Certes il y aurait une souveraine injustice à comparer le genre de tyrannie sorti de nos perfectionnemens administratifs avec les tyrannies brutales qui ont laissé dans l’histoire un sanglant souvenir. Les tortures et les supplices du passé opposés à l’apparente douceur de notre législation font croire au premier coup d’œil qu’un âge d’or a succédé à un âge de fer. On ne pense pas que le propre du régime administratif est de prévenir ce que les régimes anciens punissaient ; sa douceur est peu méritoire, je dirai presque qu’elle est fâcheuse, car, en imposant d’avance la sagesse, elle rend impossible toute initiative. La presse au XVIIIe siècle était assujettie à une législation en apparence plus sévère que celle de notre temps, puisque la peine de mort y figurait, et pourtant Voltaire passa à travers les larges mailles du filet de la censure. La première édition de l’Esprit des Lois ne put être imprimée en France; mais en dix-huit mois il en fut fait vingt-deux éditions clandestines. De nos jours, un pamphlet de Hollande serait arrêté au premier relais. L’extension des services publics, en plaçant entre les mains de l’état des intérêts chers à tous, a mis la société entière dans la dépendance du gouvernement. Dans un tel régime en effet, tous ont besoin de l’état à un certain jour, et celui qui se met en dehors de l’ordre officiel est, comme un ilote, privé de ses droits naturels. On arrive de la sorte à constituer une aristocratie de fonctionnaires, ayant la plupart des inconvéniens de l’ancienne, sans offrir les mêmes garanties.

L’école libérale de 1830, en rêvant une royauté républicaine, au lieu de fonder une royauté limitée, gouverna en réalité plus que personne. Au lieu de diminuer la royauté, tous à l’envi travaillèrent à l’augmenter. La vraie conduite libérale eût été de rendre à l’individu le plein pouvoir d’exercer son action pour le bien et pour le mal dans la limite où le droit des autres n’est pas violé, de laisser les corporations, les associations, les réunions de toute espèce s’établir, de créer ainsi entre les hommes des liens différens de ceux de l’état. On suivit une voie tout opposée : le grand reproche que l’opposition adressa au gouvernement fut de ne pas assez faire, c’est-à-dire évidemment de ne pas assez gouverner. On crut sauver la liberté en disputant au roi le droit de gouverner par lui-même et en essayant de transporter au conseil des ministres la pleine souveraineté: discussion assez stérile, car il m’importe assez peu par qui je suis gouverné, si je suis trop gouverné. Certes les garanties parlementaires sont indispensables, car sans elles tout gouvernement est amené par la force des choses à empiéter sur ce qui ne le concerne pas; mais ce qui importe avant tout, c’est que ceux qui gouvernent, quels qu’ils soient, se renferment dans les bornes prescrites par les droits de chacun. En politique, la liberté est le but qui ne doit jamais être sacrifié, et auquel tout doit être subordonné.

A vrai dire, l’opposition libérale, en poussant de plus en plus la France dans cette voie de gouvernement, ne faisait que suivre la tradition de la révolution, comme la révolution ne faisait que suivre le mauvais exemple de la royauté des deux derniers siècles. Un publiciste éminent, dont la France éclairée porte le deuil, a démontré, dans le plus beau livre de philosophie politique et historique qui ait paru en ces dernières années, que la liberté n’est pas précisément dans la tradition de la France. On peut l’avouer sans faire cause commune avec ceux qui pensent qu’il n’y a rien à faire pour l’établir parmi nous. Le vrai patriote n’est pas celui qui cherche à découvrir les côtés faibles de sa nation pour les flatter. Gardons-nous de ce fatal raisonnement qui porte l’orgueilleux à être fier de ses défauts et à ne rien faire pour acquérir les vertus opposées. Si la France jusqu’ici a péché par absence de liberté, c’est par la liberté qu’il faut chercher à la guérir. La vraie cause des révolutions est la notion de l’état qui est résultée de l’action combinée de Richelieu, de Louis XIV, de la république[8] et de ce qui a suivi. On ne sortira de l’ère des révolutions qu’en réformant cette idée; or on ne réforme l’idée de l’état qu’en la corrigeant par l’idée de la liberté. La lutte et l’agitation sont des choses aussi vieilles que l’humanité; ce qui caractérise notre siècle, ce sont ces brusques et complets reviremens qui font qu’aucun gouvernement ne tombe à demi. L’édifice qui posait autrefois sur une foule d’étais, dont plusieurs pouvaient faiblir en même temps sans entraîner sa chute, ne porte plus que sur un point; une attaque à la base suffit pour jeter par terre le colosse dont la tête a été démesurément grossie. Paris n’est pas coupable, ainsi qu’on le répète souvent, de cette instabilité. On détruirait le caractère révolutionnaire de Paris qu’on ne détruirait pas la révolution. On n’arrêtera la révolution que le jour où l’on amoindrira et divisera les gouvernemens trop forts que la révolution française a créés, le jour où l’on cessera d’envisager les travaux publics, l’instruction publique, la religion, les beaux-arts, la littérature, la science, le commerce, l’industrie comme des branches de l’administration. La stabilité des gouvernemens (M. de Tocqueville l’a établi est en raison inverse de leur puissance, ou pour mieux dire de l’etendue de leur action. Qu’est-ce que le pouvoir de la reine d’Angleterre comparé à celui dont furent investis les chefs de nos différens gouvernemens? Et pourtant quel est celui de nos gouvernans depuis un siècle qui s’est assis sur son trône avec autant de sécurité?

Et qu’on ne dise pas que c’est là un idéal réservé pour un lointain avenir, et qu’il faut encore à la France une longue éducation pour être capable de le réaliser. S’il en est ainsi, laissons toute espérance. Si la France n’est pas mûre pour la liberté, elle ne le sera jamais. L’éducation politique ne se fait point par le despotisme; un peuple qui a longtemps subi le système administratif ne fait que s’y enfoncer de plus en plus. Je ne me fais pas d’illusion sur les inconvéniens qu’entraînerait d’abord un régime qui, pour être bienfaisant, a besoin qu’on en sache longtemps attendre les conséquences; mais je crois pouvoir dire sans paradoxe que le mal qui vient de la liberté vaut mieux en un sens que le bien qui vient du régime administratif. Le bien n’est le bien que quand il vient de la conscience des individus; le bien imposé du dehors aboutit à la longue au mal suprême, qui est pour une nation la léthargie, le matérialisme vulgaire, l’absence d’opinion, la nullité officielle, sous l’empire de laquelle on ne hait rien ni n’aime rien. L’institution d’un pouvoir investi du droit de mettre tout le monde d’accord, d’écarter, comme l’on dit, les causes de division entre les citoyens, semble au premier coup d’œil un précieux bienfait. Elle n’a qu’un défaut, c’est qu’au bout de cinquante ans elle aura cent fois plus exténué la nation que ne l’aurait fait une série de guerres civiles et religieuses. Ces guerres, quelque déplorables qu’elles fussent, rendaient d’ordinaire le peuple plus sérieux et plus énergique. L’administration au contraire détruit le ressort des âmes en les assujettissant à une tutelle continue. Le clergé seul a pu jusqu’ici conserver en présence de cette force envahissante quelques privilèges, à peu près comme l’on vit, aux derniers jours de l’empire d’Occident, les évêques rester debout au milieu d’une société tuée par l’administration; mais quoique le clergé soit un bon auxiliaire dans la lutte contre le despotisme, puisque tout despotisme est amené forcément à se brouiller avec le pouvoir spirituel, il faut avouer qu’en général ce corps ne se soucie guère que de sa propre indépendance. Le catholicisme d’ailleurs, en accoutumant l’homme à se démettre sur autrui d’une foule de soins, tels que l’éducation des enfans, la charité publique, la direction de sa propre conscience, offre en général de graves dangers pour la liberté.

On arrive ainsi de toutes parts à regarder la liberté comme la solution par excellence et comme le remède à presque tous les maux de notre temps. Bien des personnes se sont habituées, sur la foi de quelques sectaires, à croire que la liberté ne convient qu’aux époques où, personne n’étant sûr de posséder la vérité, aucune opinion n’a le droit de repousser les autres d’une manière absolue. C’est là une grave erreur. La liberté est en tout temps la base d’une société durable. D’une part en effet, la vérité ne se démontre qu’à des auditeurs libres; d’une autre, la possibilité de mal faire est la condition essentielle du bien. Le monde moderne ne peut échapper au sort des civilisations antiques qu’en laissant à chacun le droit entier de faire valoir à sa guise le talent qu’il a reçu du maître. La dignité de l’homme est en raison de sa responsabilité. Que chacun tienne donc sa destinée entre ses mains; que la société prenne gai de, en prévenant le mal, de rendre du même coup le bien impossible.


Les Mémoires de M. Guizot donnent à ces grands problèmes de l’histoire contemporaine une saillie merveilleuse, et fournissent pour les résoudre les plus précieux élémens. Ni par son livre ni par ses actes, M. Guizot n’est arrivé ni n’arrivera à la popularité. Cette équivoque récompense est chez nous réservée à des qualités et à des défauts qui ne sont pas les siens. La France, en mesurant la gloire, consulte bien plus ses préférences que la froide justice. La gloire est pour elle une récompense nationale, et non un jugement de la raison. Avoir une doctrine en face de sa volonté est presque une sédition. La France veut qu’on la flatte et qu’on partage ses fautes; ce qu’elle pardonne le moins, c’est d’avoir été plus sage qu’elle. Le poète frivole, docile écho des erreurs de la foule, fut son idole; le penseur austère qui chercha à s’élever au-dessus des préjugés de son temps et de son pays encourut le plus grave des reproches, celui de n’être pas national. Coupable de n’avoir livré au hasard que ce qu’il ne pouvait lui soustraire, et d’avoir préparé l’avenir dans un pays qui fait parfois de la prudence un crime d’état, M. Guizot (et je suppose qu’il en est fier) doit paraître bien peu un homme de son temps à ceux pour qui le patriotisme consiste à ne rien prévoir. Ses Mémoires sont un éloquent appel de ces faux jugemens au tribunal de l’opinion impartiale. Durant les dix-huit années qu’ils embrassent jusqu’ici, les fautes de M. Guizot furent le plus souvent celles de l’opinion dominante ou celles de la fatalité. Peut-être, si les livres suivans nous racontent des fautes qui lui furent personnelles, verra-t-on du moins qu’elles furent pour la plupart la conséquence des nécessités de la situation, que ses adversaires et son siècle en furent quelquefois aussi coupables que lui; qu’on eût pu, en un mot, lui demander de ne pas être, mais qu’il eût été difficile de lui demander d’être autrement qu’il ne fut.


ERNEST RENAN.

  1. Revue des Deux Mondes, 1er novembre 1856.
  2. Guizot, t. Ier, p. 351.
  3. « Perturbatio hujus regiminis (tyrannici) non habet rationem seditionis... Magis autem tyrannus seditiosus est (Summa, IIe, IIe, q. XLII, art. 2).
  4. Tome II, p. 8-9.
  5. Le procès-verbal de la séance du 30 juillet ne mentionne qu’une seule protestation en ce sens. « M. Villemain déclare qu’en descendant dans sa conscience il n’y trouve pas la conviction que le droit de changer de dynastie lui ait été confié par ses commettans. »
  6. Mémoires du général Lafayette, t. VI, p. 341.
  7. Tome Ier, p. 50, 176, 282, 408 et suiv.
  8. Il importe d’observer que ce reproche ne doit point tomber sur les hommes supérieurs qui préparèrent la révolution ou même la commencèrent, Montesquieu, Turgot, politiques de premier ordre et vraiment libéraux, mais sur l’école révolutionnaire proprement dite, qui se rattachait surtout à Rousseau, et qui a donné à la révolution française son caractère définitif, c’est-à-dire sa tendance vers l’organisation abstraite, sans tenir compte ni des droits antérieurs ni de la liberté.