De la Poésie dans ses rapports à l’histoire

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DE LA POÉSIE
DANS
SES RAPPORTS À L’HISTOIRE POLITIQUE

LA BATAILLE DE LÉPANTE. — LE POÈTE ESPAGNOL HERRERA



Au XVIe siècle, malgré le poids de l’érudition et de la controverse, malgré la servitude de l’imitation, le poète avait repris son rôle antique et vrai de conseiller du peuple, de chantre du courage et de la délivrance. Un grand péril menaçait alors l’Europe, déchirée par tant de divisions intérieures. Il est étrange, sans doute, que nous soyons à moins de trois siècles de l’époque où les Turcs, maîtres absolus des plus beaux climats de l’Occident, dominaient la Méditerranée par leurs flottes, et, délivrés de Charles-Quint, semblaient ne plus compter d’adversaires en Europe.

Il en est ainsi cependant, et l’imagination peut à peine concevoir quelle sollicitude et quel effroi se répandaient chez les peuples chrétiens au moindre mouvement des nombreuses armées de Soliman et de Sélim. L’empire turc était encore dans le cours impétueux de sa grandeur et sous l’inspiration de cette politique atroce qui semblait l’âme de sa puissance. Une succession au trône régulièrement assurée par des meurtres de famille, un gouvernement de sérail discipliné par la mort à la moindre faute ou au moindre revers, un trésor enrichi par les confiscations et le pillage, des hordes de janissaires recrutés de l’élite du sang chrétien pris et fanatisé dès l’enfance, puis cette autre armée de possesseurs turcs payant du service guerrier le domaine qui leur était échu et défendant leur pays comme une proie, tout cela rendait les armes ottomanes égales au moins à celles de l’Europe, et devant les divisions et les troubles des états chrétiens elles semblaient supérieures.

De ce génie des arts, déjà levé sur l’Occident, la Turquie n’empruntait encore que des instrumens de force matérielle, l’artillerie, la construction des forts et quelques notions de marine appliquées par des renégats ; mais, loin que la confiance des Turcs fût diminuée par ce besoin de secours étrangers, elle en devenait plus ambitieuse et plus hautaine, comme se sentant prédestinée à prendre captive la chrétienté tout entière, avec ses richesses et ses arts.

On n’avait pas oublié le débordement de la conquête turque sous Mahomet II, et comment de Constantinople le sultan menaçait déjà Rome, quand la mort l’arrêta. Le long règne de Soliman II accrut cette puissance, conquit Rhodes, ravagea la Hongrie, humilia l’Autriche, et pesa sur l’Europe comme sur l’Orient. Même sous son obscur successeur Sélim, surnommé justement l’Ivrogne, l’empire turc, encore dans le torrent de son invasion, allait enlever Chypre aux Vénitiens.

C’est alors que devant la force croissante et l’ambition de la Turquie, malgré la connivence, de Charles IX, qui préludait par cette lâcheté au grand crime de son règne, entre l’inaction calculée de l’Angleterre, la timidité de l’Autriche, l’épuisement de la Pologne en guerre avec la Moscovie barbare, on vit apparaître le réveil du génie chrétien et resplendir l’étoile de l’Occident.

À qui l’honneur de cette résistance et des représailles victorieuses qu’exerçait enfin la chrétienté ? Nommons d’abord un pape, Pie V, un simple religieux parvenu de la plus humble origine au siège pontifical, prêtre austère et zélé, d’un esprit violent, a-t-on dit, mais ayant de la grandeur et de la prévoyance.

C’est ce pontife qui, dès la première menace des Turcs contre l’île de Chypre, sollicita vivement une ligue de quelques états chrétiens. Prêcher la croisade n’était plus possible dans l’Europe divisée par les ambitions des princes et le schisme religieux ; mais, si le pape ne pouvait plus entraîner toute l’Europe à une guerre sainte, que Luther avait blâmée comme injuste et inhumaine, il pouvait du moins y prendre part et donner à sa souveraineté temporelle le plus glorieux emploi.

Rien n’arrêta le zèle du généreux pontife, pas même les lenteurs égoïstes et la froide astuce du monarque dont il devait le plus espérer le secours. Philippe II en effet, impitoyable pour les débris du mahométisme épars encore dans ses états, hésitait à lutter contre la puissance des Turcs et surtout à défendre contre eux Venise, dont il enviait le riche commerce. Invoqué avant tout autre dans la ligue projetée contre Sélim, il s’était fait d’abord accorder par le pape un prélèvement annuel sur les biens de l’église dans toute l’étendue de ses états, tant que durerait la guerre ; mais cette amorce même devenait cause de retard, l’avare et rusé monarque différant les préparatifs et multipliant les obstacles à toute expédition décisive pour profiter plus longtemps du privilège obtenu. Peut-être aussi, dans ses craintes jalouses, devait-il hésiter à donner au fils de Charles-Quint et d’une femme inconnue, à son frère bâtard, l’héroïque don Juan, une si grande occasion de gloire.

C’est ainsi que, malgré la coalition préparée et devant la flotte des alliés, égale en nombre, supérieure en manœuvre aux vaisseaux turcs, l’île de Chypre fut subjuguée, après les sièges opiniâtres et la prise de ses deux capitales, ; Nicosie et Famagouste, sans aucune grande diversion tentée dans l’intervalle.

Cette victoire était odieuse et faite pour soulever l’indignation de l’Europe. À Nicosie, les Turcs, entrés par capitulation, avaient massacré la garnison entière ; à Famagouste, le pacha, reçu également à conditions sur des ruines, devant une garnison exténuée de misère et de faim, avait, sous un semblant de féroce colère, violé toute promesse, fait massacrer les principaux officiers vénitiens et écorcher vif l’héroïque gouverneur de la place. Puis, le joug de fer des Turcs, aggravé par la foule de pillards asiatiques qu’avait attirés la longueur du siège, s’était étendu sur la malheureuse île.

Pie V en versa des larmes, et fit retentir dans l’Europe troublée le cri de son affliction. Rien de comparable à l’ardeur dont il pressa l’exécution du traité déjà conclu, le ralliement de la flotte confédérée, et la vengeance, puisque le secours arrivait trop tard. La plus grande marque de cette ardeur était dans la présence, inouïe jusque-là, d’une escadre et d’une armée pontificales. Pie V en avait remis le commandement à un Colonna, d’une ancienne famille romaine, longtemps suspecte à la papauté ; mais tout s’effaçait alors, aux yeux du pape, devant la grandeur du devoir et du péril. Cet exemple parlait plus haut que tous les appels faits à la chrétienté, et de presque tous les états d’Italie des vaisseaux de guerre et des troupes s’étaient réunis, avec les galères de Rome, à la flotte vénitienne.

Ainsi, dans l’automne de 1571, cinq mois après la conquête de Chypre, s’avançait sur la Méditerranée un armement chrétien formé de deux cents hautes galères, d’une foule de navires, et portant cinquante mille hommes de troupes. La journée de Lépante ! il n’est pas un plus beau souvenir historique dans l’Europe du XVIe siècle. Ce fut le dimanche 7 octobre 1571, dans cet ancien golfe de Corinthe qui se prolonge entre la côte de l’Albanie et la presqu’île de Morée, près du détroit où s’était livrée la bataille d’Actium, que le génie romain gagnait, au profit d’un maître, contre l’amas confus et les pavillons barbares de l’Orient.

La flotte ottomane, forte de plus de deux cents galères poussées par les rames d’esclaves chrétiens, et traînant à sa suite une foule de navires, s’était embossée au rivage. La flotte chrétienne longea du nord au sud la côte d’Albanie, marchant à l’ennemi, précédée de six galéasses vénitiennes, ou grands vaisseaux, dont le haut bord et les feux étaient irrésistibles.

Là commandait don Juan, élevé par son courage au-dessus des conseils timides de quelques généraux de Philippe II. Sa principale force en navires et en soldats était italienne, ou plutôt italienne et grecque ; car c’est un fait aujourd’hui vérifié, qu’à part les douze galères du pape, les galères de Savoie, de Gênes et de quelques villes, ou même de quelques généreux citoyens d’Italie, les Vénitiens avaient seuls cent quatre galères, et sur cette escadre un grand nombre de Grecs, soit réfugiés de la Morée, soit recrutés de Candie, de Corfou et des autres îles soumises encore au pouvoir de Venise. Selon la dureté jalouse de la politique vénitienne, aucun de ces sujets de la république n’avait de commandement maritime, ni de grade militaire ; mais ils combattirent vaillamment sous ce drapeau que teignaient aussi de leur sang quinze capitaines des Vénitiens et leur premier amiral.

Don Juan d’Autriche avait disposé lui-même l’ordre du combat et parcouru l’avant-garde et les côtés de la flotte, debout sur un esquif, un crucifix à la main, exhortant du geste et de la voix tous les confédérés, dont il avait mêlé les pavillons pour ne faire qu’un seul peuple. Puis, remonté à son bord, où l’entourait une élite de jeunes nobles castillans et de soldats sardes, après que les grands navires vénitiens eurent porté les premiers coups et fait une large trouée, il s’était acharné lui-même à l’attaque du vaisseau amiral turc, et par cette prise et la mort de l’amiral avait puissamment hâté la victoire.

Comme il était arrivé jadis aux Romains dans leurs premières batailles de mer contre Carthage, les galères des deux partis se heurtant et s’accrochant avec des crampons de fer, le combat était devenu souvent un duel de pied ferme et corps à corps, où les vieilles bandes d’Espagne, les Italiens et les Grecs vainquirent après cinq heures de lutte.

Le désastre des Ottomans fut immense. L’enceinte resserrée du détroit semblait toute couverte de débris fumans et de cadavres. Cent trente galères turques tombèrent aux mains des vainqueurs un grand nombre se brisèrent au rivage, ou furent incendiées. On porta jusqu’à trente mille hommes le nombre des Turcs tués ou prisonniers ; cinq mille esclaves chrétiens furent délivrés des fers et de la rame, et leur cri de joie semble retentir encore dans plus d’un éloquent souvenir de cet immortel Cervantes, qui combattait, soldat obscur alors, sur la flotte espagnole.

De cette défaite, aggravée par l’imprévoyance ottomane, il n’échappa guère, à la faveur de la nuit, qu’une section de la flotte turque, l’escadre d’Alger, commandée par le dey lui-même, indépendant du pacha turc, et manœuvrant de hardis navires, habitués aux écueils de ces mers et non moins alertes à la fuite qu’au pillage.

Ce fut même ce vassal peu docile de la Porte qui vint porter à Constantinople la nouvelle de la bataille perdue, et montrer à Sélim presque les seuls vaisseaux ottomans sauvés de la ruine commune. La consternation fut très grande parmi le peuple et dans le gouvernement barbare du sultan. Les arsenaux épuisés, le port vide de navires, l’entrée du détroit mal défendue par quelques énormes canons de fer, tout semblait favoriser l’audace des agresseurs.

Mais la saison avancée, les pertes des alliés dans le combat, et surtout la politique de Philippe II, docilement obéie du jeune vainqueur quand la vue de l’ennemi n’emportait plus son courage, furent autant de prétextes à l’inaction. Les chrétiens n’osèrent pas user de leur succès comme ils l’auraient dû, assaillir à coups pressés l’empire ottoman, et lui reprendre du moins sa récente conquête. Abrités dans la rade de Corfou, ils s’y partagèrent le butin de leur victoire, les galères ennemies, les pièces d’artillerie, les captifs, donnant à l’Espagne cinquante-huit galères turques, trente-neuf à Venise et dix-neuf au pape, mais rien de plus ne fut essayé contre le joug à demi brisé des barbares.

Aux efforts passionnés du pape, à ses ambassades pour presser la continuation de la guerre et pour étendre l’alliance, Philippe II répondit seulement par la promesse de laisser sa flotte hiverner près de l’Italie et en protéger les rivages ; il avouait d’ailleurs que pour son compte il redoutait moins aujourd’hui les Turcs que les chrétiens dissidens de la Belgique. Le faible empereur d’Allemagne, Maximilien, persistait dans sa neutralité, et, tout en témoignant une grande horreur du voisinage des Turcs, il alléguait la trêve qu’il avait faite pour quelques années avec le sultan.

Tel n’était pas sans doute l’esprit des peuples dans toute l’Europe chrétienne. Leur joie de la défaite des Turcs fut grande, surtout chez ces races du midi plus dominées par le sentiment religieux, et que l’entrée conquérante du mahométisme en Europe menaçait particulièrement depuis trois siècles.

L’Italie renaissait à la gloire des armes par cette immortelle journée de Lépante. Le généreux pontife encourageait lui-même alors ces imitations de l’ancienne Rome, dont Rienzi avait épouvanté deux siècles auparavant la chaire pontificale. Ces honneurs du triomphe, que les anciens césars avaient supprimés ou n’avaient gardés que pour eux, furent rétablis pour le chef de l’escadre romaine, Antoine Colonna. Le 16 décembre 1571, trois mois après la défaite des Turcs, il entrait dans Rome en appareil de triomphateur, précédé de riches dépouilles et suivi de captifs, parmi lesquels était le fils d’une sœur de Sélim. Il s’avançait ainsi, entre les rangs des soldats, au milieu des transports de joie du peuple, jusqu’au Capitule, et de là venait au Vatican recevoir l’embrassement du pape et les félicitations de toute l’église romaine. Le lendemain, une messe pontificale, célébrée au Capitole dans la chapelle Ara Cœli, consomma le caractère tout chrétien de ce nouveau triomphe, en même temps que des soins et des égards prodigués aux captifs qui en avaient orné la pompe marquaient la civilisation d’un monde meilleur.

À tous les honneurs dont il comblait Colonna, le pape voulait joindre des richesses, et il lui fit don de cinquante mille écus d’or ; mais le noble chevalier, avec une générosité digne des meilleurs temps de la république romaine, ne garda rien de cette largesse, et la fit distribuer en dots à des filles pauvres et en secours aux indigens.

Dans l’Espagne, une poésie enthousiaste et guerrière célébrait le triomphe de la croix et réclamait la délivrance de l’Orient chrétien. Ces sentimens, parés du plus beau langage, éclataient alors dans les vers, non pas d’un lauréat de cour, Philippe II n’en avait pas, mais d’un Espagnol de Séville, exprimant la joie religieuse et l’orgueil national de son pays.

Une première ode toutefois, à la gloire de don Juan d’Autriche, est trop savante de mythologie, trop imitée de Pindare, trop chargée du souvenir d’Encelade, de Mars et des muses. Ce n’étaient pas les Olympiques, c’était le chant du passage de la Mer-Rouge qui convenait à l’art du poète et devait l’inspirer. Nous le voyons bientôt, dans ce sujet tout chrétien, s’élever avec le prophète, et en imiter, sinon la brièveté rapide, du moins la grandeur :


« Chantons le Seigneur, qui, sur la face de la vaste mer, a vaincu le Thrace cruel. Toi, Dieu des batailles ! tu étais notre droite, notre salut et notre gloire. Tu as brisé les forces et l’altière audace de Pharaon, guerrier féroce. Ses chefs choisis ont couvert de leurs débris l’abîme de la mer ; ils sont, comme la pierre, descendus jusqu’au fond. Ta colère les a soudain attirés, comme la flamme attire et consume la paille desséchée.

« Plein de confiance en l’appareil de ses navires, le superbe tyran qui tient asservies les têtes de nos frères et met leurs bras au service injuste de sa puissance a de ses mains abattu les cèdres à la cime altière, et l’arbre qui se dressait le plus haut vient boire des eaux étrangères en foulant de sa tige intrépide un territoire interdit.

« Les faibles ont tremblé, confondus de cette fureur impie. Il a haussé le front contre toi, seigneur Dieu, et d’un visage insolent étendant ses deux bras armés, il a remué sa tête furieuse ; il a fortifié son cœur d’une ardente colère contre les deux Hespéries que baigne la mer, parce que, assurées en toi, elles lui résistent, et qu’elles se revêtent des armes de ta foi et de ton amour.

« Il a dit dans son arrogance et ses mépris : Elles ne connaissent, ces contrées-là, ni mon courroux, ni les exploits de mes aïeux. Auraient-elles osé les combattre à la suite du Hongrois timide et dans la guerre de Dalmatie et de Rhodes ? Qui les a pu délivrer ? qui de leurs mains a pu sauver ceux d’Autriche et les Germains ? Leur Dieu pourra-t-il par hasard aujourd’hui les préserver de ma main vengeresse ?

« Leur Rome tremblante et humiliée a converti ses cantiques en larmes. Elle et ses fils affligés attendent ma colère, et la mort après la défaite. La France est ébranlée de discordes, et en Espagne une affreuse mort menace quiconque honore les bannières du croissant. Ces nations belliqueuses sont occupées à leur propre défense, et ne le fussent-elles pas, qui peut me faire offense ?

« Des peuples puissans m’obéissent, baissent la tête sous le joug, et, pour se sauver, me tendent la main. Leur valeur est vaine, parce que leurs jours penchant vers leur déclin s’obscurcissent, que leurs braves marchent il la mort, que leurs vierges sont captives, que leur gloire a passé à mon sceptre. Du Nil au fécond Euphrate et au froid Danube, tout ce que le soleil contemple est à moi.

« Toi, Seigneur ! toi qui ne souffres pas que ta gloire soit usurpée par celui qui estime sa propre force au gré de son orgueil et de sa colère, ce superbe ennemi, vois comme il a, dans sa victoire, dégradé tes autels ! Ne souffre pas qu’il opprime ainsi les tiens, qu’il nourrisse de leurs cadavres les bêtes féroces, qu’il atteste sa haine dans leur sang répandu, et qu’ayant fait cette insulte, il dise : Où est le Dieu de ces hommes ? de qui se cache-t-il ? »


Le beau mouvement par où débute cette strophe ne peut échapper à aucun lecteur. Le poète continue :


« Pour la gloire méritée de ton nom, pour la juste vengeance de ton peuple, pour les gémissemens de tant de malheureux, tourne ton bras tendu contre celui qui s’indigne d’être homme… Trois et quatre fois frappe d’un châtiment rigoureux ton ennemi, et que l’injure faite à ton nom soit l’erreur fatale de sa vie !…

« Il a levé la tête ce puissant qui te porte une si grande haine ; il a tenu conseil pour notre ruine, et contre nous ont médité ceux qui se trouvaient là : « Venez, ont-ils dit, et, sur la mer houleuse, faisons un grand lac de leur sang ; détruisons tous ceux de cette race, et, partageant leurs dépouilles, rassassions nos yeux de leur mort. »

« De l’Asie et de la merveilleuse Égypte sont venus des Arabes, des Africains légers, et ceux que la Grèce leur a mal associés : guerriers à la fière encolure, d’une grande force et en nombre infini. Ils ont osé promettre d’incendier de leurs mains nos frontières, de mettre à mort par l’épée notre jeunesse, de prendre nos jeunes enfans et nos vierges, et de souiller la gloire, la pureté de celles-ci.

« Ils ont occupé les golfes de la mer, la terre demeurant muette et dans l’effroi, et nos braves sont restés silencieux et hésitans jusqu’à ce que, le Seigneur, opposant à la furie des Sarrasins un ennemi nouveau, devant eux se soit levé le noble jeune homme d’Autriche, avec l’illustre et belliqueux Espagnol, car Dieu ne souffre pas que dans Babylone vive toujours asservie sa cité chérie de Sion. »


Le noble jeune homme d’Autriche, voilà, ce semble, un digne langage pour le modeste vainqueur de Lépante. Peut-être ici le goût du poète est heureusement aidé par la crainte de blesser un despotisme jaloux ; nulle vaine pompe n’a surchargé l’éloge du héros. Selon le génie des prophètes hébreux, Dieu seul a tout fait, Dieu seul a paru.

« Les grands se sont troublés, les forts, les puissans se sont rendus avec effroi, et toi, ô Dieu, de même que la roue du vanneur et la barbe de l’épi arrêtent le souffle impétueux du vent, tu as livré ces méchans qui, fugitifs par milliers, ont pâli devant un seul homme. Tel qu’un feu embrasé les forêts et sur leurs épaisses cimes a répandu sa flamme, tel, dans ta colère et tes foudres, tu les as suivis et tu as couvert leur face de honte. »

Cet aspect du Dieu des armées, ces cèdres superbes abaissés sous sa main, ces images empruntées aux prophètes, se prolongent dans les vers du poète avec plus d’éclat que de nouveauté. Notre esprit s’arrête surtout à quelques mots sur la Grèce, indiquant trop combien le malheur devient aisément coupable aux yeux de ceux qui le délaissent. Le poète n’a pas nommé, n’a pas reconnu des Grecs dans les rangs dés vainqueurs chrétiens, et il accuse leur présence dans les rangs ennemis et sur les bancs de ces galères qu’il appelle « les vaisseaux de Tyr. »


« Babylone, dit-il, et l’Égypte épouvantées craindront le feu et la lance guerrière, la terre s’abaissera sous la lumière des cieux, et désespérés, le front obscurci dans l’effroi de leur solitude, tes ennemis, ô Seigneur, pleureront leur défaite. Mais toi, ô Grèce, complaisante à l’espoir de l’Égypte et orgueil de sa confiance, quelle tristesse que tu lui obéisses, sans crainte de Dieu, et ne sachant pas voir où est la délivrance !

« C’est ainsi, malheureuse ingrate, que tu as paré tes filles pour être les adultères infâmes d’un peuple sacrilège qui voulait profaner ta race ! D’un œil égaré, tu as suivi ses pas odieux, sa voie abhorrée et funeste. Dieu satisfera son courroux par ta mort ; sur ta tête est suspendu son glaive terrible. Qui pourra, pusillanime nation, retenir sa main déchaînée ? »


Après cette invective qui montre à quel point les malheureux Grecs étaient alors méconnus de ceux mêmes pour lesquels ils mouraient, le poète n’a plus qu’à redire les antiques malédictions du prophète contre Tyr et ses vaisseaux détruits. S’adressant à l’Asie, noyée dans ses vices, dit-il, et désormais abattue sans retour, il ne voit que Dieu à remercier d’un si grand triomphe, et il s’écrie :


« Ceux qui ont vu ta force brisée et la mer libre et dégagée des forêts de navires qui troublaient ses ondes, en contemplant ta mort honteuse, diront de tes débris errans : « Qui donc a eu tant de puissance contre la terrible Asie ? Le Seigneur, qui a montré sa forte main pour la foi de son prince chrétien, et qui, pour la gloire de son saint nom, accorde à son Espagne ce triomphe.

« Bénie soit ta grandeur, ô Seigneur, pour avoir, après tant de maux soufferts, après nos fautes et nos châtimens, brisé l’antique orgueil de l’ennemi ! Que tes élus t’adorent, ô Seigneur ! Que tout ce qui environne le ciel confesse ton nom, ô notre Dieu et notre appui, et que la tête condamnée du rebelle périsse dans les flammes ! »


Cette victoire de Lépante fut stérile, ont dit quelques historiens. La ligue chrétienne se divisa ; Philippe II, par haine des Vénitiens et jaloux effroi de don Juan, ne voulait pas porter de nouveaux coups à l’empire ottoman : Venise, commerçante encore plus que guerrière, aspirait à la paix ; nul secours ne venait d’Allemagne, et la persévérance du pontife de Rome ne pouvait donner à l’Italie l’unité qui lui manquait. Une paix fut donc signée, qui laissait à l’invasion turque toutes ses conquêtes, deux ans après la journée de Lépante, et lorsque déjà des arsenaux de Constantinople et des ports de l’Orient sortait une nouvelle flotte de deux cents galères. Tant la barbarie de ce peuple était alors armée de richesses et d’activité ! Cela même explique combien était nécessaire cette victoire appelée stérile. Si le désastre des Turcs se trouva si tôt réparé et leur marine encore si redoutable, que n’eût pas osé cet empire contre l’Italie sans la ligue et la victoire de Lépante ? Honorons ici dans les vers d’Herrera cette voix du peuple, cet instinct généreux qui ne trompe pas sur la vraie politique d’un temps, méconnue parfois dans l’histoire !

Deux siècles après la journée de Lépante, une autre victoire navale, non pas nécessaire à la sûreté de l’Europe, mais fort retentissante dans le monde, consommait la ruine politique de l’empire turc. Cette fois c’étaient les vaisseaux anglais, réunis aux vaisseaux russes, qui détruisaient la flotte ottomane dans la rade de Tchesmé le 6 juillet 1770.

Je ne sais si l’amiral anglais s’en repentait ensuite ; mais le coup était terrible et semblait commencer déjà ce que voit notre siècle, la renaissance d’un état grec et l’affranchissement de l’Europe orientale. Ce n’était plus pour les puissances chrétiennes une question de défense personnelle ni de zèle religieux ; mais c’était, dans l’esprit généreux d’alors, une question de justice et de civilisation, dont l’ambition pouvait abuser sans doute, mais qui se recommandait par les plus nobles motifs. Cette disposition, que la philanthropie de Joseph II et le génie conquérant de Catherine avaient hâte d’exploiter, alla croissant dans les dernières années de la monarchie française au XVIIIe siècle. La guerre seule des États-Unis d’Amérique y faisait diversion ; mais le principe de civilisation et de justice sociale qui émancipait les colonies anglaises parlait plus haut encore en faveur de ces belles contrées de l’Europe orientale et de l’Asie-Mineure, si stérilement possédées par d’ignorans et cruels oppresseurs.

Dans ce mouvement des opinions en Europe, si indifférent à la conservation de l’empire turc, ou plutôt si favorable à sa chute, ce fut l’explosion même du principe de liberté, ce fut la révolution seule qui, par un contre-coup indirect, mais irrésistible, sauva la Turquie d’un imminent péril. En 1787 en effet, la Russie, dirigée par le génie de Catherine, déjà maîtresse de la Crimée et bien résolue de ne pas la rendre, maîtresse de la Mer-Noire et menaçant Constantinople, préparait une invasion dont le chemin semblait tracé et le résultat inévitable. Ce résultat, ce n’était pas un zèle posthume de croisade qui le souhaitait et le prédisait ; ce n’était pas non plus la complaisance intéressée de quelques publicistes aux gages d’une grande puissance : c’était l’esprit à la fois ferme et pratique d’un des plus habiles voyageurs en Orient, du philosophe Volney. Rien de plus remarquable que son livre intitulé Considérations sur la guerre des Turcs en 1788, ce livre que Napoléon rappelait un jour à Volney, qu’il faisait sénateur, en lui disant : « Je vous dois d’avoir eu l’idée d’aller en Égypte. »

Nulle part, en effet, on ne saurait mieux analyser les vices irrémédiables d’un empire asiatique importé en Europe, n’y dominant plus par le premier élan d’un fanatisme sauvage, et y dépérissant par l’incurie et la mollesse. Ce n’était pas que dès lors les Turcs n’essayassent de s’éclairer. Volney indique à cet égard ce qui se faisait et s’est renouvelé tant de fois depuis, l’appel d’ingénieurs et d’officiers étrangers, les réformes économiques, les perfectionnemens de tactique ; mais il explique en même temps avec une profonde connaissance du monde oriental la vanité de tous ces efforts ou plutôt de toutes ces apparences : « Non, non, dit-il, c’est en vain que l’on veut l’espérer ; rien ne changera chez les Turcs, ni l’esprit du gouvernement, ni le cours actuel des affaires. Le sultan continuera de végéter dans son palais, les femmes et les eunuques de nommer aux emplois, les vizirs de vendre à l’encan les gouvernemens et les places, les pachas de piller les sujets et d’appauvrir les provinces, etc., jusqu’à ce que, par une dernière secousse, cet édifice incohérent, privé de ses appuis et perdant son équilibre, s’écroule tout à coup en débris, et ajoute l’exemple d’une grande ruine à tous ceux qu’a déjà vus la terre. »

L’habile observateur rappelle ici des faits bien aggravés depuis un demi-siècle. « Pendant qu’un autre empire se fortifiait, écrit-il, la milice des Turcs s’abâtardissait, et le sultan Mahmoud énervait les janissaires, qu’il craignait, en les dispersant dans tout l’empire et en faisant noyer leur élite. » Depuis lors, un autre sultan Mahmoud a détruit par le fer et le feu cette terrible institution des janissaires ; mais l’a-t-il remplacée ? La campagne de Crimée n’en a donné, ce semble, aucune preuve. Restent les réformes financières, industrielles, morales, politiques même. Nous n’osons dire à cet égard quels jugemens sévères étaient déjà portés sur l’incapacité de l’esprit musulman à se réformer et à s’approprier les arts de l’Europe. Il en prend les vices ajoutés aux siens, plus de finesse dans la barbarie, plus de corruption dans la férocité, plus de combinaisons dans la vénalité. Telle était l’opinion fortement exprimée du philosophe Volney.

À part cette prévoyance, que les événemens ultérieurs n’ont pas démentie, il y avait encore à considérer, dans le point de vue d’alors, le contre-coup de la conquête présumée, la rupture de l’équilibre européen, la,difficulté du partage, l’intérêt commercial de la France. Volney traite ces questions diverses avec une grande précision de détails, une brièveté pleine d’idées, et ce souffle de liberté précurseur de 1789, et qui en dénotait l’approche toute-puissante. Mais là même allait se rencontrer, à l’appui de l’empire turc, l’obstacle, le retard, l’incident préservateur, dont Volney, dans ses vœux de civilisation et de liberté, ne calculait pas la portée. De bonne heure inquiète du mouvement de la France et frappée de terreur aux premiers accens de sa libre tribune, la tsarine ne songea plus dès lors à de lointaines conquêtes, et fit la paix avec la Turquie après la prise d’Otchakof, ne se réservant plus d’autre tâche que d’achever le démembrement de la Pologne et de se préparer à la lutte contre la France.

Dans les années qui suivirent et à travers les grands soulèvemens de l’Europe, une fois encore un contre-coup indirect de la France sembla pour quelque temps raffermir la Turquie. L’empereur Napoléon avait, dans une occasion solennelle, à l’ouverture du corps législatif de 1809, annoncé, comme un événement agréable à ses yeux, la réunion de la Moldavie et de la Valachie au vaste empire du tsar, qu’il nommait alors son allié et son ami. Deux ans après, la Russie, qui, depuis cette acquisition ainsi reconnue, n’en avait pas moins continué la guerre contre le sultan, lui accordait tout à coup la paix et lui rendait les deux provinces, pour se concentrer tout entière dans une résistance désespérée contre un bien autre ennemi venu de l’Occident. On sait ce que cette paix avec la Turquie et le retour immédiat d’une armée russe de plus ajoutèrent pour les Français au désastre de la campagne de 1812. La Turquie alors eut une action puissante dans sa faiblesse : elle se trouva partie nécessaire et intégrante de la coalition qui allait briser la puissance du dictateur revenu de la Bérésina, pour vaincre inutilement à Bautzen et à Lutzen.

Au fond, ces grands duels des nations civilisées, ces guerres de patriotisme et d’ambition étaient une trêve heureuse, un répit de sécurité pour le déclin de l’empire ottoman. Jamais les mots d’équilibre européen, d’intégrité du territoire, de souveraineté légitime, n’avaient été tant prononcés, et parfois appliqués avec une généralité si confuse. Lorsque vint à éclater l’insurrection grecque de 1820, avec celles de Naples et de Piémont, bien des gens scrupuleux ou craintifs alléguaient la légitimité du sultan, et l’empereur Alexandre lui-même affecta de renier tout intérêt pour les Grecs, de blâmer une cause où il apercevait, disait-il, le signe révolutionnaire. Ce langage, le puissant despote le répétait encore, et avec sincérité même, après que tant de prêtres grecs mis à mort, tant de femmes et d’enfans chrétiens égorgés ou vendus, et l’effroyable massacre de Chio, prolongé pendant deux mois, avaient marqué le gouvernement turc du signe sanglant de la barbarie.

Heureusement les autres nations de l’Europe ne raisonnèrent pas alors comme faisait l’ambitieux successeur de tant d’autres desseins de Catherine. On n’a point oublié le mouvement électrique, enthousiaste et sensé, chrétien et cosmopolite, qui en France, en Allemagne, en Angleterre, dans les États-Unis d’Amérique, intéressa tant de cœurs à la lutte héroïque des Grecs, provoqua tant de souscriptions, tant de réunions secourables, tant d’efforts individuels, et enfin un si noble effort public. On n’a point oublié la bataille de Navarin, cette journée de Lépante du XIXe siècle, où la France eut une part si glorieuse, où elle fit la tête de l’escadre anglaise, comme l’escadre anglaise à Tchesmé avait remorqué les vaisseaux russes.

Alors aussi, dans l’année 1827, illustrée par cet exploit, il ne manqua pas de gens pour trouver la victoire de Navarin stérile, inopportune et même malencontreuse [untoward). Ce fut l’expression mémorable d’un homme public célèbre, et sa plainte dans le parlement britannique.

Nous ne rechercherons pas ici les motifs d’intérêt immédiat et de lointaine prévoyance qui dictaient cet étrange langage et ce désaveu d’un combat que l’Angleterre avait très volontairement livré et d’un triomphe qu’elle partageait ; mais fut-il jamais victoire moins stérile que celle qui, venant arrêter l’extermination d’une race chrétienne, décidait le succès de la plus juste des résistances, et rendit possible et prochaine la formation d’un nouvel état civilisé ? On dit beaucoup alors que ce blâme de quelques politiques anglais tenait surtout à des rivalités de commerce dans la Méditerranée et à la crainte du nolis à bon marché des petits vaisseaux grecs. En vérité, cette sollicitude était bien peu sérieuse pour une si grande puissance, portant si loin et partout ses bras et son commerce. On n’approuva donc guère en France cette humeur de nos alliés, vainqueurs à leur corps défendant et faisant acte de contrition pour les vaisseaux turcs détruits à Navarin. L’esprit public français, alors si éveillé sur tous les intérêts de civilisation et de liberté, salua d’un vif enthousiasme le brave amiral Rigny, dont la décision entraînante et glorieuse ressortait si bien du regret tardif de ses confédérés. La joie de cet événement fut générale en France, et les talens le plus chers au pays, de Casimir Delavigne à Victor Hugo, la célébrèrent avec non moins de talent et de faveur populaire que n’en avait rencontré j adis Herrera.

Cette fois encore l’opinion commune et ce sentiment généreux, qu’on a cru rabaisser en l’appelant poésie, étaient d’accord avec l’histoire et devaient être confirmés par elle. Assurée par la victoire de Navarin, l’expédition de Morée en 1828 vint terminer la lutte laborieuse des Grecs contre un ennemi si supérieur en nombre et consacrer enfin une émancipation méritée par tant de souffrances et de courage. Que la prudence diplomatique ait fort limité le champ de cette émancipation, qu’elle ait retiré à la Grèce, pour les rendre aux Turcs, des parties même de son sol affranchi, quelques-unes de ces îles si commerçantes et si actives, mortes aujourd’hui sous la reprise de leur ancien joug, il n’importe : la reconnaissance de la Grèce par l’Europe fut un grand bienfait, autant qu’un acte de stricte humanité.

Et certes lorsque, dans ce royaume de Grèce fait systématiquement d’une si étroite étendue, il y a quelques mois, se célébrait le vingt-cinquième anniversaire du règne actuel, au milieu de la joie d’une population laborieuse, intelligente, accrue de près d’un million d’âmes, il était impossible de ne pas honorer la journée de Navarin, de ne pas en bénir et la pensée, et l’action, et le résultat. On le doit dans cet intérêt de progrès cosmopolite et d’équité sociale, dont la politique paraît préoccupée, et il semble aussi que la France, si justement fière de son rôle désintéressé et de sa persistance généreuse dans l’émancipation finale de la Grèce, en a recueilli plus d’un avantage qu’elle ne cherchait pas, qu’elle ne prévoyait pas d’abord. Le premier de ces avantages indirects, celui auquel la France a dû s’attacher par les sacrifices et par la perspective de l’avenir, ce fut cette prise d’Alger, devenue le point de départ d’une possession si vaste et le commencement d’un empire trop voisin de sa métropole pour en être jamais détaché. Ainsi le voulait sans doute la Providence : de tant de guerres, de tant d’immortelles victoires, de tant de territoires annexés par la conquête, il n’est resté à la France qu’une seule acquisition durable, qu’un seul agrandissement, celui qui nous fut donné par le contre-coup de la guerre la plus humaine et la plus libérale qu’un grand peuple ait jamais faite. Nul doute en effet que la journée de Navarin et la campagne de Morée n’aient singulièrement favorisé la conquête d’Alger : elles y préparèrent les Turcs, elles en donnèrent l’idée aux Français. Elles commencèrent, par la consternation de l’esprit musulman, cette grande révolution qui doit rendre un jour au christianisme et au génie des arts les plus beaux climats de l’Europe, comme le prévoyait, il y a bientôt trois siècles, le poète espagnol Herrera.


VILLEMAIN.