De la Question coloniale en 1838

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DE
LA QUESTION COLONIALE
EN 1838.

Le jour approche pour les colonies françaises, où une grande réforme, la dernière de toutes, l’abolition de l’esclavage, sera devenue inévitable. Quand le gouvernement de la France, poussé par l’opinion publique et plus encore par l’irrésistible exemple d’une nation voisine, abordera enfin cette mesure décisive, il regrettera amèrement d’avoir trop peu fait pour la préparer. Nous le regretterons plus que lui ; car bien des difficultés d’exécution, qui se rencontreront alors en son chemin et qu’il serait juste d’imputer à sa longue immobilité, seront mises sans doute sur le compte de cette réforme elle-même, et cependant elle porte déjà avec elle assez d’obstacles naturels, sans qu’on travaille à la rendre encore responsable de torts qui ne seraient pas les siens.

Nous sommes loin de prétendre que rien n’ait été fait, depuis la révolution de 1830, pour l’amendement du vieux régime colonial : on pourrait nous répondre, en invoquant les ordonnances royales du 1er  mars 1831, du 12 juillet 1832, du 4 août 1833, les lois du 4 mars 1831 et du 24 avril 1833. Mais de ces diverses manifestations de la puissance publique de la métropole à l’égard de ses établissemens d’outre-mer, les unes ont eu pour objet de déterminer les droits nouveaux de la population libre de couleur, et de lui garantir légalement la condition civile et politique qui avait jusqu’alors exclusivement appartenu à la population blanche ; les autres, celles qui tendaient à témoigner quelque bienveillance pour le sort des nègres esclaves, n’ont guère eu d’autre portée que de régulariser le passé, d’améliorer un peu le présent et d’étendre tout au plus leur prévoyance à un avenir bien limité. Expliquons-nous, et d’abord mettons hors de cause la loi du 24 avril 1833, qu’on a appelé la charte des colonies, et qui, à ce titre même de charte, ne devait intéresser que les personnes qui, se possédant elles-mêmes, pouvaient posséder ou recevoir des droits, c’est-à-dire les hommes libres de toute couleur, entre lesquels le gouvernement de juillet venait effacer enfin les anciennes et arbitraires distinctions d’origine. Restent, au nombre de quatre, les autres actes publics, que nous avons tout à l’heure cités : voyons quelle est leur valeur, quel a été surtout le sens qu’on a dû y attacher au moment et dans les circonstances de leur promulgation.

La loi du 4 mars 1831 n’a eu d’autre but que d’abolir efficacement la traite des noirs, qui l’était de droit, depuis le grand acte législatif du 15 avril 1818, mais qui avait continué presque jusqu’aux derniers jours de la restauration avec une liberté manifeste, et quelquefois, de la part des gouverneurs de nos îles, avec des facilités scandaleuses, visiblement tolérées ou recommandées par l’autorité centrale de la métropole. La commission de la chambre, chargée du rapport sur la proposition de M. Passy, tout en faisant peser un grave reproche sur le gouvernement de la restauration, parce que la traite, sous sa surveillance et malgré ses lois, n’a pas cessé de se pratiquer, hésite néanmoins à déclarer s’il a été indignement déçu ou s’il a trompé la France. Nous avouons qu’il nous est impossible de conserver la même incertitude. Il nous souvient d’avoir vu, à l’île Bourbon, en 1825, la plus lourde gabare qui fut jamais, la Mayenne, se mettre en mouvement avec sa lenteur native pour remonter péniblement de la rade de Saint-Denis jusqu’aux quartiers du vent de l’île, où l’on avait signalé un navire fin voilier, et plus que suspect, lequel, pendant cette manœuvre paresseuse, aurait bien eu le loisir de débarquer plusieurs cargaisons de noirs et de disparaître, faisant voile de nouveau vers les côtes de Mozambique ou de Madagascar. C’était un spectacle auquel ne manquaient pas de venir chaque fois rire et applaudir les colons, admirateurs intéressés de cet ingénieux procédé de répression de la traite par un bâtiment de guerre incapable de marcher ; on croyait savoir, et l’on disait à haute voix que cette qualité négative avait précisément décidé le choix de la Mayenne pour la station de Bourbon. La loi du 4 mars 1831, faite dans un but sérieux et exécutée de même, a rendu à peu près impossible cette honteuse violation des lois antérieures contre la traite, et c’est beaucoup ; mais ce n’a été que le réglement du passé : on a, par cette loi, empêché le nombre des esclaves de s’accroître par de nouvelles introductions illégales ; on n’a rien stipulé pour l’ensemble de la population noire qui vivait déjà dans un état d’esclavage légalement reconnu ; on n’a pas cherché à prévoir par quels moyens leur servitude pourrait être allégée dès ce moment, et leur émancipation préparée pour l’avenir.

Deux ordonnances royales, du 1er  mars 1831 et du 12 juillet 1832, ont paru révéler, dans le ministère de cette époque, une tendance honorable à élargir la voie par laquelle le nègre peut passer de l’esclavage à la liberté. Ainsi elles ont réduit aux plus simples formalités et à une taxe insignifiante les conditions, autrefois compliquées et onéreuses, qui entravaient la bonne volonté des maîtres dans la concession spontanée des affranchissemens partiels. De plus, par une de ces ordonnances, la liberté de droit a été assurée à tous les noirs, assez nombreux dans nos colonies, qui jouissaient d’une liberté de fait, sous le nom de patronés ou libres de savannes : leur situation équivoque a été rendue plus régulière et plus stable. Mais qui ne voit que le pouvoir de la métropole, par cette dernière largesse dont on a dû lui savoir gré toutefois, intervenait simplement pour consacrer un état de choses qui existait déjà de soi-même et avait été généralement respecté par la jurisprudence et l’usage des colonies ? Quant aux dispositions qui ont restitué au maître le droit d’affranchir son esclave quand il lui plaît, avec une facilité qui n’est pourtant pas encore celle de l’édit de 1685, il n’est pas paradoxal d’affirmer qu’elles étaient commandées par l’intérêt du maître autant que par celui de l’esclave. En effet, sous le régime qui avait remplacé l’édit de 1685 et s’était prolongé jusqu’en 1832, un maître, pour donner la liberté au noir qui avait été l’unique appui de sa vieillesse, et l’avait nourri en travaillant, était réduit à solliciter, comme une faveur, auprès du gouvernement colonial une autorisation qu’il n’obtenait pas toujours ; il avait à payer une prime d’affranchissement qui rendait ce témoignage de reconnaissance accordé par le maître à son esclave presque inabordable à la pauvreté, en forçant celle-ci de sacrifier deux fois le prix du noir qu’il s’agissait d’émanciper ; en outre, il fallait, comme cela est toujours nécessaire, constituer à l’esclave dont on faisait un homme libre, une somme en numéraire ou en toute autre valeur, à peu près égale à la prime d’émancipation, pour l’aider à former un premier établissement, et en quelque sorte son apport social dans la cité qui aurait repoussé, sans cette précaution légitime, le nouveau membre mis à sa charge. En présence de tant de difficultés, le colon pauvre ou trop intéressé sentait avec regret ses bonnes intentions se refroidir, et quelquefois il renonçait à un acte de justice que lui dictait sa conscience, et que des prescriptions rigoureuses lui rendaient pénible.

Sous ce rapport, il est incontestable que les nouveaux réglemens sur l’émancipation ont profité beaucoup à l’esclave. Mais le plus souvent, le maître tournait les difficultés, et l’esclave était mis en possession de la liberté, un peu plus tard, avec plus de peine et d’efforts de la part de celui qui avait la ferme volonté d’être juste et reconnaissant pour de longs services. Il arrivait fréquemment que des blancs livraient au noir qu’ils émancipaient, au lieu d’argent ou d’un peu de terre, un des enfans de ce même noir, deux de ses enfans au besoin, à titre d’esclaves, et jusqu’à concurrence du prix d’entrée requis pour l’incorporation du nouveau venu dans la société libre. Étrange cadeau ! Un fils offert en pur don à son père, un fils transporté, par mutation, sous la puissance de son père, mais comme esclave et pour vivre et mourir esclave, si le père ne travaillait à lui obtenir, plus tard, une liberté semblable à la sienne par quelque ingénieuse manœuvre du même genre ! Souvent on se dispensait de recourir à la manumission officielle, et l’on affranchissait son esclave par le fait, en le laissant prendre place parmi les libres de savannes ou patronés. Il était nécessaire, pour cela, de lui ménager la tutelle officieuse d’un patron, dont il eût à se prévaloir dans quelques circonstances exceptionnelles : le maître remplissait lui-même cet office envers l’affranchi et vis-à-vis de l’administration publique, s’il se décidait, de son vivant, à faire un patroné ; mais, ce qui était bien plus fréquent, si on faisait un patroné par disposition testamentaire, on chargeait du patronage un ami qui, en vertu d’un fidéi-commis, presque toujours religieusement observé, assurait à l’esclave désigné une liberté absolue et ne gardait que le titre de maître, pour lui en faire un bouclier dans l’occasion. Il y avait dans tout cela une singulière complication de formes, et pourtant il s’agissait d’une chose bien simple, d’un désistement de propriété : aussi peut-on dire que, par le nouveau régime des affranchissemens, ce sont les maîtres qui, avant tout, se sont trouvés affranchis des obligations qui les gênaient.

Certes, nous le répétons, la classe des esclaves a dû y gagner quelques émancipations de plus, et nous nous réservons de donner plus loin les chiffres ; mais, au fond, on n’a rien fait de bien nouveau pour eux ; leur sort est toujours abandonné à la volonté des maîtres. Ce qui sera nouveau et fécond, ce qui sera autre chose et mieux que cette espèce de liquidation du passé, qui enregistrait les titres des patronés à une liberté déjà acquise, et les droits des maîtres à concéder de nouveaux affranchissemens volontaires, ce sera la réforme, aujourd’hui attendue, qui autorisera le nègre à payer sa rançon, à en débattre le prix de gré à gré avec le maître, ou à le faire accepter forcément, sur des bases équitables et par l’intermédiaire d’un protecteur spécial, ayant mission de surveiller et de défendre les intérêts des esclaves. Telle doit être, du moins comme nous la concevons, la seconde phase de cette période meilleure qui commence, pour les colonies, en 1831, et qui verra infailliblement l’abolition graduelle de l’esclavage. Il faut, après avoir dégagé de tous liens la bonne intention des maîtres, qu’on aille plus loin le jour où elle se ralentit et s’arrête ; il faut qu’à l’encontre de leur volonté même, ou sans la consulter, l’esclave laborieux, honnête, et riche d’un pécule amassé par son travail et ses bonnes mœurs, puisse racheter son corps, suivant les conditions réglées de sang-froid par les pouvoirs publics de la métropole et confiées à l’exécution impartiale d’une magistrature intègre. Ce second pas dans la voie de l’émancipation hâtera beaucoup la troisième phase, la plus décisive, celle où les chambres et le gouvernement, ne trouvant plus dans les colonies qu’une population d’esclaves déjà réduite d’elle-même et mieux disposée, hésiteront moins à puiser dans les ressources du crédit public une indemnité suffisante pour l’achèvement d’une grande œuvre d’humanité.

Malheureusement rien n’est prêt. Le gouvernement ne s’est pas occupé, jusqu’ici, de donner aux esclaves l’instruction élémentaire, l’éducation morale et religieuse, l’idée de la sainteté du mariage, le respect pour les liens de famille, toutes les notions en un mot, tous les sentimens qui les rendraient capables de gagner la liberté par leurs propres forces, ou dignes de la recevoir aux frais de l’état. Il semble n’avoir voulu attendre tout progrès que de l’initiative individuelle de chaque colon en faveur de quelques sujets privilégiés ; mais il lui est facile de s’apercevoir maintenant que ce mouvement d’initiative particulière, s’il n’est pas épuisé, agit avec trop de lenteur et ne suffit plus.

On a remarqué peut-être que, parmi les actes législatifs que nous avons signalés plus haut comme appartenant à la première phase de la réforme coloniale, il en est un dont nous n’avons encore rien dit ; c’est l’ordonnance du 4 août 1833, qui tend à obtenir le recensement exact et complet des esclaves. Le caractère d’une pareille mesure n’est pas douteux ; après l’abolition de la traite, cette ordonnance était nécessaire, et, sans elle, on peut même dire qu’il serait toujours impossible de reconnaître si la traite est réellement abandonnée. C’est donc la clôture du passé, et ce sera, si l’on veut, une revue générale de la population esclave, dans le but de dénombrer la multitude d’êtres humains qui végètent dans l’état de brutes, et de constater avec une certaine précision ce qu’il y a à faire pour les appeler à une vie nouvelle, à la liberté, à la civilisation. Même sous cet aspect favorable, on ne verra dans l’acte du 4 août 1833 qu’une trêve aux vieux abus, un point de départ pour une phase nouvelle, mais non pas une innovation qui modifie dans sa base l’ancien système. Au surplus, l’ordonnance sur les recensemens, d’abord mal accueillie par les colons et très faiblement exécutée par l’administration locale, n’a commencé à être vraiment en vigueur qu’en 1836. Et cependant elle pourrait être mieux observée encore ; nous oserons nous en plaindre avec une commission de la chambre des députés, et répéter après elle que la magistrature coloniale a mis trop de mollesse à réprimer les contraventions. Par malheur, cette magistrature se croit souvent obligée de concilier les usages ou les répugnances de nos îles avec les réglemens impératifs qui viennent de la métropole.

À travers les hésitations et les tiraillemens, l’idée d’une émancipation à tout prix, par la volonté de la loi, par le travail patient des esclaves, si la volonté des colonies, si la raison des maîtres est insuffisante, cette idée dont on ne s’était pas avisé de 1830 à 1833, dans tous les actes qui ont servi à déblayer tant d’abus déjà condamnés, a fait son chemin, et elle domine aujourd’hui tous les projets qu’on médite. Ne soyons pas surpris qu’elle ait été si lente à se faire jour et qu’elle ne soit même pas entièrement mûre pour la pratique. À l’époque où l’on se bornait, en France, aux améliorations transitoires que nous avons caractérisées, l’Angleterre ne s’était pas encore honorée par l’expérience hardie qui a étonné le monde. L’acte du parlement qui abolit à jamais l’esclavage dans les colonies anglaises, et le transforme en un apprentissage de quelques années, est daté du 28 août 1833, et son exécution a commencé le 1er  août 1834. À partir de ce jour, et même avant le succès de cette immense épreuve, il était évident pour tous qu’une nouvelle ère était ouverte. Voici qu’en 1838, une commission du parlement français, qui comptait parmi ses membres des hommes éminemment conservateurs, tels que MM. Guizot, de Rémusat, Berryer, vient d’émettre en propres termes l’avis que le principe de l’abolition de l’esclavage doit être proclamé immédiatement. Et par l’organe de son rapporteur, M. de Rémusat, dans un travail plein de raison, de gravité et de prévoyance politique, elle justifie sa conclusion par ces paroles, qu’on fera bien de méditer : « Ce qu’il y a de plus dangereux dans cette question, c’est l’incertitude ; elle entretient des espérances déraisonnables, elle entretient une inaction imprudente, elle peut exciter des passions dangereuses. Tant que le doute plane sur les intentions de la chambre, le gouvernement n’est pas très assuré des siennes ; il hésite, il flotte, il n’agit pas. Tant que le gouvernement n’est pas décidé, les autorités coloniales imitent, en l’outrant, son indécision, et les représentations coloniales ne s’attachent qu’à gagner du temps. »

Nous sommes heureux de pouvoir invoquer ici l’autorité d’une opinion parlementaire ; on a tant accusé la presse de légèreté, de malveillance, quand elle proposait timidement et dans un lointain avenir la même solution à ce périlleux problème social ; on a tant méconnu ses intentions généreuses et calomnié ses justes prévisions ! Aujourd’hui qu’elle doit être rassurée sur la sagesse de ses convictions, enfin admises et propagées dans la région positive des affaires, elle garde aux injures intéressées, si elles se renouvellent, une réponse qui les fera taire.

Nul doute que le gouvernement, averti de haut qu’il a trop perdu de temps, va s’appliquer à instruire, à moraliser les esclaves de nos colonies, à leur inspirer l’esprit de famille comme initiation aux droits de la cité. Si nous avons blâmé son attitude d’expectative trop prolongée, ce reproche ne s’adresse pas au ministère actuel particulièrement, il s’adresse à lui un peu moins qu’à d’autres ; car nous savons qu’au moment même où M. Emmanuel de Las-Cases était chargé, il y a dix mois, d’aller défendre auprès de la république d’Haïti les justes réclamations des colons dépossédés, il recevait la mission secrète d’observer l’état des choses et des esprits dans les Antilles françaises, pour en rapporter des faits et des lumières nouvelles au gouvernement qui reconnaît enfin la nécessité de reprendre une œuvre interrompue. On ne devait pas attendre moins de la vigilance du ministre qui préside le conseil, et il ne pouvait oublier qu’il avait autrefois tenu le portefeuille de la marine et des colonies, précisément à l’époque où se préparait par des négociations et s’accomplissait par les lois l’abolition de la traite, devenue aussi urgente en 1818 que le devient aujourd’hui l’abolition de l’esclavage[1].

Cette dernière mesure, conséquence naturelle de la première, sera plus lente à venir peut-être, d’abord parce qu’elle est plus hasardeuse, ensuite parce qu’on s’y met plus tard qu’on n’aurait dû. Mais, dès ce jour, il y aurait moyen de concourir au succès pacifique d’une révolution irrévocable, par un acte de justice qui serait aisément formulé en deux ou trois articles de loi, si le ministère le voulait ; il s’agirait d’améliorer pour nos colonies les conditions du pacte commercial qui les enchaîne à la métropole. M. Duchâtel, il faut en rendre grace à lui et à son parti, mais sans doute à lui plus qu’à personne, avait songé, pendant son dernier ministère, à faire, dans ce sens libéral, quelque chose qui n’était encore qu’une bien faible réparation de beaucoup de mal produit par une législation inique. Son ouvrage, à peine indiqué, a été détruit pièce à pièce, sous son successeur, par les chambres que l’on n’a pas su ou voulu contenir. D’un débat confus, où nous avons vu triompher par le nombre les orateurs de comices agricoles, les enthousiastes adorateurs de la betterave et de ses prétendues merveilles (pauvres politiques qui mettent la suppression de quelques jachères et la prospérité temporaire d’une douzaine de départemens agricoles au-dessus de toute considération de grandeur, d’équité, d’humanité), il est sorti une loi qui consommera la ruine des colonies en deux ans, si l’on n’y prend garde. Et qu’on ne s’imagine pas qu’à la veille d’une immense rénovation dans le système intérieur des colonies, il soit indifférent de réduire à la misère et au désespoir ceux qui en possèdent le sol. Les noirs ne sont pas les seuls qu’il faille d’avance préparer à cette singulière épreuve d’une liberté générale ; on doit s’inquiéter aussi des blancs qui auront à la subir, et leur disposition d’esprit, si elle était un peu plus favorable, ne serait pas, ce nous semble, un élément de succès qu’il fût permis de dédaigner. Pourquoi donc les aigrir en fermant le débouché nécessaire à leur production actuelle, quand on sait que, dans peu d’années, on sera forcé de changer la base de leur fortune par la substitution du travail libre au travail des esclaves ? Alors il y aura crise sociale, mais par la force des choses, et les colons se résigneraient plus volontiers à la subir comme un arrêt de la fatalité, s’ils ne se trouvaient pas à l’avance épuisés, irrités par une crise commerciale que la loi seule leur impose en ce moment. On dirait, en vérité, quand on voit les intérêts des colonies si peu ménagés dans cet état de transition redoutable, on dirait un malade à la veille de subir une laborieuse opération chirurgicale, et abandonné, en attendant, à des mains aveugles, qui se hâtent de ruiner sa constitution par les saignées, la diète, et mille inquiétudes morales.

Cela n’est pas sage. Sur les deux points où la condition des colonies doit être amendée, c’est-à-dire le régime du commerce et l’état social, le gouvernement est tenu de prendre le contre-pied de ce qu’il a fait jusqu’ici : il a une vaste réforme à aborder dans l’organisation intérieure des colonies, ce qui ne l’a guère occupé encore ; il a à régler leurs rapports extérieurs avec la métropole, et peut-être avec le reste du monde, sur des données plus équitables, et c’est à quoi il n’a songé récemment que pour mal faire. Nous ne manquerons jamais, pour notre part, d’appuyer cette distinction, qui nous semble le seul fondement raisonnable de tout ce qu’on peut dire ou faire pour l’état colonial.

Nous avons, ailleurs, assez chaudement plaidé la cause des colons, plusieurs d’entre eux le savent, mais ç’a été sous l’unique rapport de l’intérêt de leur production actuelle, qui a droit à la plus large place sur le marché de la France et en est exclue par une concurrence privilégiée. Nous n’espérons pas que ce souvenir permettra aux colons d’accepter de sang-froid le point de vue où nous nous placerons pour examiner l’autre face de la question coloniale. Peu importe : c’est avec nos idées, non avec celles des colons, dont nous nous sommes séparé de bonne heure, que nous prétendons envisager la situation présente de nos établissemens à esclaves.

Pour cette analyse, nous nous aiderons des deux volumes récemment publiés par ordre de M. de Rosamel, sous ce titre : Notices statistiques sur les Colonies françaises. Il ne s’agit là que de nos quatre principales colonies, la Martinique, la Guadeloupe et ses dépendances, Bourbon, la Guyane. Cela suffit pour notre but ; car tous nos autres établissemens d’outre-mer, auxquels, d’ailleurs, l’administration réserve ultérieurement des notices spéciales, savoir : les possessions de l’Inde, Sainte-Marie de Madagascar, le Sénégal, Saint-Pierre et Miquelon, ou n’ont pas d’esclaves, ou sont en dehors de la question d’esclavage, telle qu’elle est posée entre la métropole et les quatre colonies dont il y a lieu de s’occuper tout d’abord. Au Sénégal, par exemple, on connaît une sorte d’esclavage, ou plutôt de servage, qui présente un certain nombre de nègres enrôlés sous le nom de captifs. Mais, pour ces captifs, il n’y a pas urgence à s’inquiéter du meilleur et du plus rapide procédé d’émancipation. D’abord, ils sont moins nombreux ; et puis, ils s’accommodent volontiers de leur servitude : quoiqu’ils n’aient qu’un fleuve à traverser, un fleuve où ils se baignent chaque jour, pour retrouver la liberté, quelquefois même leur tribu, leur famille, ils restent au service de leurs maîtres, la plupart hommes de couleur et sortis de la même origine.

Restent donc seules en cause la Martinique, la Guadeloupe, Bourbon, la Guyane française ; ou, pour mieux dire, leur cause est la première appelée. Nous allons extraire de la statistique officielle qui les concerne, les faits principaux d’où l’on pourra conclure à la fois l’importance réelle, les difficultés profondes, et peut-être aussi quelques progrès déjà de la réforme qu’il s’agit d’opérer.

La Martinique, au 31 décembre 1835, présentait une population de 116,031 individus, dont 37,955 libres sans distinction de couleur, et 78,076 esclaves.

Comme on le pense bien, nous devons avant tout, au moyen de ces chiffres, montrer sous son vrai jour la condition actuelle des esclaves et des libres de couleur ; car ce sont là les deux seules classes qui aient à attendre du bienfait de la loi, ou d’une rénovation des mœurs, plus lente, mais aussi plus efficace que la loi, l’amélioration de leur sort. À quoi servirait de nous informer curieusement de l’état des blancs ? Ils sont les maîtres, ils l’ont toujours été : c’est un mot qui dit beaucoup, c’est un état qui n’a rien de complexe et que tout le monde apprécie aisément sans avoir vu les colonies. Dans le chiffre des libres que nous avons donné tout à l’heure, et qui équivaut presque à la moitié des esclaves, le nombre des blancs n’entrait, à la même époque (1835), que pour environ 9,000. Le reste, c’est-à-dire une différence de 29,000 à peu près, se composait donc de personnes appartenant à l’ancienne classe de couleur, qu’il nous faudra bien examiner à part, puisque cette distinction est encore maintenue par les créoles, dont l’usage ne s’est pas subordonné aux lois.

Sur cette masse de 29,000 libres de couleur, la statistique officielle assure qu’il y avait 17,579 individus affranchis depuis 1830 ; mais cette assertion si brève demande à être expliquée et réduite à sa juste valeur. On pourrait supposer que ces affranchis l’ont été par la seule volonté des maîtres, et, si elle avait été en effet assez féconde pour fournir un pareil chiffre d’affranchissemens en si peu d’années, on en conclurait qu’elle suffira pour donner tout le contingent d’affranchissemens ultérieurs qu’on est en droit d’obtenir ou des maîtres ou de la loi, ou du concours des esclaves eux-mêmes aidant à leur propre liberté. Malheureusement pour la confiance que nous voudrions avoir dans la fécondité du régime actuel, nous trouvons, relégué dans un coin de la même statistique officielle, un autre renseignement qu’il est bon de mettre un peu plus en lumière, de peur qu’il n’échappe aux explorateurs inattentifs. D’abord nous apercevons que le chiffre, constaté en 1835, de 17,579 affranchis depuis 1830, était encore le même au 1er janvier 1837. Cette nullité de progrès nous étonne. Est-ce une erreur dans la rédaction de la statistique officielle ? Qu’elle se charge de sa propre rectification, et nous l’accueillerons avec reconnaissance. Ce n’est pas tout ce que nous avons à dire. Les 17,579 individus qu’on nous présente sous la dénomination commune d’affranchis depuis 1830, se divisent en patronés, qui étaient déjà libres auparavant et ont reçu de la métropole un titre légal de liberté, et en esclaves réellement affranchis par la volonté des maîtres, grace aux facilités nouvelles accordées par l’ordonnance. De la fin de 1830 au mois d’août 1833, la statistique n’établit aucune distinction entre ces deux classes, quoiqu’elle eût pu en établir une sans doute, puisque l’acte relatif aux patronés est du 12 juillet 1832, et elle porte en masse, trop confusément selon nous, 5,597 affranchis : d’août 1833 au 31 décembre 1836, elle compte seulement 3,196 esclaves émancipés et 8,786 patronés confirmés dans la liberté dont ils jouissaient. Cela réduit beaucoup, comme l’on voit, sans compter ce que nous ne voyons pas, le magnifique résultat de 17,579 affranchis qu’on étalait sous nos yeux.

Il faut rendre à la Martinique une justice qui est due également aux autres colonies françaises. Les esclaves, s’ils ne s’acheminent pas vers une émancipation régulière aussi vite qu’on veut le faire croire, sont du moins bien traités, convenablement nourris, et ne travaillent que selon leurs forces ; leur santé est précieuse aux maîtres, surtout depuis l’abolition absolue de la traite, et tous les soins matériels leur sont assurés avec bienveillance. Nous n’avons jamais admis, sous ce rapport, les doléances déclamatoires de certains philantropes ; nous avions gardé le souvenir de ce qu’il nous a été donné de voir par nous-même. Pour ceux qui n’ont pas vu, il est important de remarquer qu’à la Martinique (il en est de même dans plusieurs autres colonies) la population esclave au-dessus de soixante ans est plus nombreuse, en proportion, que la population libre de la même catégorie. À la Martinique, en 1835, sur 37,955 libres de toute couleur, il y avait 908 hommes, 1,400 femmes, en tout 2,308 individus au-dessus de soixante ans ; et sur 78,076 esclaves, il y avait 2,842 hommes, 3,169 femmes, total : 6,011 têtes. Pour les libres, c’est entre un seizième et un dix-septième ; pour les esclaves, c’est entre le douzième et le treizième du total de chacune des deux populations.

L’excédant des naissances sur les décès dans la population esclave, en cette même année 1835, a été de 224 : il y a eu 2,485 naissances et 2,261 décès. Il est consolant de reconnaître que la traite n’était qu’une immoralité dont on pouvait se passer.

Plaise à Dieu que la situation morale des esclaves devienne aussi satisfaisante ! Mais, jusqu’à présent, le signe le plus infaillible d’une moralité plus grande et d’une civilisation progressive, le mariage, n’est qu’une exception bien rare dans cette population abrutie. Il faut dire ce qu’on entend par ce mot de mariage, quand il s’agit d’esclaves qui, n’ayant point d’état civil, n’ont rien à faire inscrire sur les registres des municipalités ou de toute autre administration publique, même pour ce changement radical dans leur situation : le mariage, pour eux, n’est autre chose que l’union religieuse consacrée par l’église. Or, en 1835, la statistique officielle ne comptait encore que quatorze unions de ce genre, qui doivent être réparties sans doute sur un espace de plusieurs années : c’est un mariage sur 5,577 esclaves. La même statistique ajoute, il est vrai, sous une forme assez conjecturale, que le nombre réel de ces unions est supérieur à celui que peuvent constater les recensemens officiels ; mais elle convient que, malgré l’inexactitude plus que probable du chiffre indiqué, il est impossible de nier le peu de progrès qu’ont faits les noirs dans cette voie de moralisation, et elle déclare, comme nous, que la multiplication des mariages entre les esclaves est cependant le premier pas à faire pour arriver à la réforme de leurs mœurs et à l’amélioration de leur sort. Seulement soyez tranquilles et faites silence, le gouvernement s’en occupe ! À cela nous nous permettrons de répondre : Pourquoi n’a-t-on pas obtenu plus d’exactitude dans les recensemens sur un point qu’on reconnaît si essentiel ? pourquoi n’a-t-on pas fait ce premier pas depuis huit ans qu’on a annoncé, par de sages modifications consignées au Bulletin des Lois, une ère nouvelle aux colonies ? Comment, en 1838, ose-t-on présenter au public ce chiffre de quatorze mariages, seuls connus et certains ? Les colonies elles-mêmes ont reproché à l’administration sa lenteur, qui les compromet ; elles ont, les premières, avec une louable intelligence de leur position, réclamé des prêtres, des instituteurs pour leurs noirs ; elles prévoient que l’émancipation viendra un jour, comme un ouragan, et que les esclaves ne seront pas prêts.

Il n’est pas indifférent, pour la prévision d’une indemnité à payer plus tard (car c’est par là que tout finira), de savoir quelle est aujourd’hui la valeur du travail d’un esclave. Elle varie selon la nature et le prix vénal des denrées qu’il produit. On estime qu’un nègre sucrier peut produire annuellement 850 kilogrammes de sucre, ce qui ferait ressortir la valeur de son travail à 1 fr. 26 c. par jour, ou 459 fr. par an, en supposant le prix du sucre à 27 fr. les 50 kilogrammes, et sans tenir compte des sirops et liqueurs diverses dont la fabrication entre accessoirement dans la somme de services qu’on tire du noir chaque année. La valeur du travail d’un esclave attaché à la culture du café peut être de 63 c. et demi par jour, ou de 228 fr. par an, en admettant qu’il produise annuellement 114 kilogrammes de café, à 2 fr. le kilogramme. Nous ferons observer que si le noir, dans ce dernier emploi, fournit un travail moins précieux et produit moins de richesse, en revanche il s’épuise moins et doit vivre plus long-temps, de manière qu’il y a compensation dans l’intérêt du maître. Le labeur d’urgence et l’air embrasé des sucreries usent rapidement les travailleurs qu’on y dévoue. En résumé, la valeur moyenne du travail d’un esclave cultivateur, si l’on confond ensemble tous les genres de culture, est généralement fixée à 1 fr. par jour. La valeur vénale moyenne de la personne même de l’esclave est de 1,200 fr.

On évalue le prix moyen de la nourriture et de l’entretien d’un esclave à 40 c. par jour, ou 146 fr. par an. Dans cette évaluation l’on ne comprend ni ce qu’il en coûte pour le traiter en cas de maladie, pour le loger, ni la somme équivalente au loyer du terrain qui est mis à sa disposition pour recevoir quelques cultures ou nourrir quelques animaux domestiques à son profit.

Retournons des esclaves à une autre classe, celle des libres, pour distinguer dans celle-ci encore deux subdivisions toujours existantes par le fait, et faisons jaillir de leur comparaison les lumières qu’il est utile de répandre.

La loi fondamentale de 1833, comme on sait, a doté nos quatre colonies d’une sorte de représentation élective, assez analogue aux conseils-généraux des départemens en France, mais avec un caractère et des tendances plus politiques, malgré toutes les réserves législatives, et cela nécessairement par la nature des choses, parce qu’il n’y a pas d’autre représentation plus élevée dans les colonies : en effet, quand un rôle est vacant, il se présente toujours une puissance pour le saisir ; et, dans l’éloignement des pouvoirs législatifs de la métropole, il était facile de prévoir que les conseils coloniaux voudraient usurper quelque chose des droits de la législature.

Le conseil colonial de la Martinique se compose de 30 membres, et tous appartiennent à la population blanche. Nous l’aurions bien prophétisé avant d’ouvrir la statistique officielle, qui, du reste, ne cite aucun mulâtre comme ayant fait irruption dans cette petite assemblée aristocratique, et c’est, à vrai dire, son silence que nous interprétons ici, mais sans craindre aucune erreur. Le nombre des électeurs compris dans les six colléges de cette île s’élève à 819, dont 128 appartiennent à l’ancienne classe de couleur libre. Le nombre des éligibles s’élevait, en 1836, à 507, dont seulement 44 hommes de couleur.

Les conditions pour être électeur et éligible ont été pourtant réglées d’une manière assez libérale (voyez la loi du 24 avril 1833) pour rendre cette double distinction plus accessible qu’elle ne l’a été jusqu’ici aux hommes de couleur, si l’amour du travail, le goût de l’économie, l’ordre même matériel qu’inspirent des mœurs plus pures, s’étaient déjà développés dans cette classe comme elles se développeront plus tard, nous n’en doutons pas. Le jour où, par le contre-coup d’une révolution opérée en France, le bienfait subit de l’égalité civile et politique est venu surprendre les individus libres de couleur, il n’y avait dans cette classe qu’une bien faible minorité qui fût en mesure de recueillir tous les fruits d’une si large concession de la loi. On comptait, à ce moment, parmi eux, peu d’unions légitimes. Le ministère de la marine nous révèle que le nombre des mariages est devenu depuis lors plus considérable, et que la tendance à une vie régulière se manifeste d’une manière de plus en plus sensible. Mais il faudra du temps pour que l’esprit de famille, en se propageant, fasse entrer profondément dans les habitudes de la population de couleur l’esprit de propriété, cette conséquence naturelle d’une situation plus fixe et d’une existence mieux subordonnée au premier des devoirs sociaux.

Autrefois, et encore trop généralement dans ces derniers temps, les libres de couleur, ceux-là même qui se distinguaient le plus du reste de leur caste par des dispositions laborieuses, aimaient mieux vivre dans les villes, y appliquer leur adresse innée à quelques professions manuelles, remplir les emplois, abordables pour eux, de commis et de scribes, ou s’enrichir par le commerce, que d’acheter de la terre et de se vouer à la culture, même avec le concours de bras esclaves. Quant à cultiver soi-même, c’est encore, à l’heure qu’il est, aux yeux des hommes de couleur, et surtout de ceux qui sont récemment affranchis, un signe de vasselage qu’il leur répugne de subir, si nous en croyons les renseignemens qu’a recueillis le ministère de la marine par l’intermédiaire des autorités coloniales.

Quoi qu’il en soit, voici des faits ; chacun les expliquera à sa manière : nous nous contentons de transcrire. Les hommes libres de couleur, à la Martinique, ne possèdent guère, quant à présent, au-delà du neuvième de toutes les propriétés immobilières. Des 78,076 esclaves recensés, 13,585 seulement leur appartiennent. Il n’y a qu’un sixième environ des personnes de l’ancienne classe de couleur libre qui possède des propriétés immobilières. On évalue à 4,436 le nombre de carrés[2] cultivés appartenant aux libres de couleur, tandis que le nombre de carrés cultivés que possède la population blanche s’élève à 26,000. Sur les 2,466 maisons existantes au Fort-Royal et à Saint-Pierre, la classe blanche en possède 1,516, rapportant annuellement 1,424,276 fr., et les hommes de couleur 951, d’un revenu de 505,954 francs.

Avec la meilleure volonté du monde pour enregistrer des faits et les laisser parler d’eux-mêmes, il est difficile de ne pas donner ici l’explication la plus saillante et la plus compréhensive de ce peu de richesse immobilière qui se trouve dans les mains des libres de couleur. Indépendamment des causes d’infériorité qui doivent être imputées à leurs propres fautes, n’est-il pas évident que, s’ils sont pauvres, c’est qu’ils étaient esclaves naguère, et que, même libres, ils ont été long-temps opprimés ?

Ils subissent encore une sorte d’oppression, à laquelle la loi ne connaît peut-être pas de remède, mais que l’opinion publique entreprendra d’abolir graduellement. Ainsi, de la part des blancs, n’est-ce pas un étrange abus de la puissance du nombre que de n’avoir pas daigné tendre la main à un seul homme de couleur pour l’admettre dans le sein du conseil colonial et lui donner un simple droit de remontrance ? On a peine à croire que sur 44 éligibles de cette classe, il ne s’en soit pas trouvé un seul digne, même au jugement des blancs, de recevoir cet honneur, qui, sans être dangereux pour le maintien du statu quo insulaire, aurait été du moins une satisfaction accordée à l’opinion publique. Nous connaissons une colonie, jadis française, l’île Maurice, où l’on n’eût pas manqué à ce respect des convenances, qui est en même temps une sage politique, si l’on y avait, comme dans les îles restées françaises, des institutions électives. Il est vrai que, dans cette colonie plus avancée que toutes les autres, la classe des libres de couleur peut présenter depuis long-temps un grand nombre d’hommes dont la probité, la richesse, les lumières et la modération feraient honneur à un conseil représentatif ; un des leurs, M. Lislet-Geoffroy, était devenu officier supérieur du génie, correspondant de l’Institut de France. Mais c’est qu’à l’île Maurice les mulâtres ont toujours été traités avec plus de ménagement qu’ailleurs, et ont pu trouver dans l’espoir d’une juste considération un encouragement à s’élever. Ces deux puissans moyens de rénovation sociale, la bonne conduite des mulâtres et l’estime des blancs, sont destinés à réagir l’un sur l’autre, et tous deux sont nécessaires : ils doivent être réciproquement la cause et l’effet dans cette œuvre de réforme qui ne peut plus être arrêtée par le mauvais vouloir de la population dominante. Il faut plaindre les colonies qui seront les dernières à s’apercevoir de cette vérité ; le changement radical, qu’il s’agit maintenant de faire descendre jusqu’aux esclaves, ne s’opérera pas, pour ces colonies, avec la merveilleuse facilité qui honore à jamais l’ancienne Ile de France.

Une observation du même genre est provoquée par la composition des milices à la Martinique. Tous les habitans libres en état de porter les armes, de 16 à 55 ans, y sont appelés, sauf un très petit nombre d’exceptions ; mais nous ne voyons pas, dans cette statistique, qu’aucun officier ait été tiré de la classe de couleur. Sur un effectif de 443 hommes, formant 6 compagnies de cavalerie, nous trouvons 41 officiers, 402 sous-officiers ou soldats, et dans tout cela pas un seul libre de couleur. Dans les 6 bataillons d’infanterie, dont l’effectif est de 3,660, la statistique compte 297 officiers, tous blancs évidemment, puisqu’elle ne dit pas le contraire ; et quant aux sous-officiers et soldats, elle les confond dans une seule catégorie, où les blancs entrent pour 1,273 et les libres de couleur pour 2,090, de telle sorte qu’elle nous refuse, peut-être à dessein, le moyen de savoir positivement si les hommes de couleur ont été écartés même des grades subalternes de la milice.

Dans les établissemens d’instruction publique, la même ligne de démarcation existe toujours infranchissable. Sur ce point, la statistique officielle est plus explicite, car elle n’a pas à pallier un tort du gouvernement, qui n’est pas le maître, en effet, de violenter les volontés des familles et de répartir à sa guise les populations dans les écoles, ainsi qu’il pourrait le faire dans le classement de la milice locale. Les écoles et institutions élémentaires, à la Martinique, en 1836, étaient au nombre de 52. Parmi ces écoles, on en compte trois consacrées à l’enseignement mutuel : deux (l’une à Saint-Pierre, l’autre au Fort-Royal) sont exclusivement fréquentées par des garçons appartenant à l’ancienne classe de couleur libre ; le nombre des élèves est d’environ 150 dans chacune. La troisième, établie au Fort-Royal, est une école pour les filles ; il y a environ 60 à 70 élèves, toutes de couleur. Les écoles primaires dirigées par des hommes de couleur ne sont fréquentées que par des enfans de leur classe. Nulle part le mélange des populations ne se fait encore remarquer. Indépendamment de ces institutions, dans la plupart desquelles on se borne à l’enseignement élémentaire, et de quatre pensionnats particuliers, à Saint-Pierre et au Fort-Royal, où l’instruction des élèves n’est pas poussée loin, et où il n’y a que des enfans de la population blanche, il existe à Saint-Pierre un pensionnat royal, dirigé avec beaucoup de succès par des religieuses de la congrégation de saint Joseph de Cluny. Il n’y a eu jusqu’ici que des élèves de la population blanche admises dans ce pensionnat, où elles reçoivent une éducation très distinguée.

On évalue à plus de 200 le nombre des créoles de la Martinique placés en ce moment dans les colléges de France, et dans ce nombre les jeunes créoles appartenant à l’ancienne classe de couleur libre figurent pour un quart environ. La fusion ne s’opère pas, même en France, entre ces enfans d’origines diverses, ou, si elle s’opère par exception et temporairement, c’est pour se dissoudre, nous le savons, une fois qu’ils ont revu les uns et les autres leur sol natal et repris dans le sein de leurs familles les vieilles préventions haineuses qu’on y réchauffe depuis bientôt deux siècles. Si le gouvernement de la métropole voulait enfin sérieusement produire une fusion désirable, il établirait à la Martinique même un collége royal, malgré tous les obstacles qu’il assure avoir déjà rencontrés dans l’exécution de cette idée ; il y appellerait les enfans de couleur qui en formeraient le noyau principal, et, en mettant à la disposition de cet établissement local les bourses qu’il a fondées pour les colons dans les colléges de France, il surmonterait bientôt les répugnances de quelques familles blanches, mais pauvres, qui, à de telles conditions, s’estimeraient encore heureuses d’accepter pour leurs fils une promiscuité jusqu’ici regardée comme humiliante, parce qu’elle était sans compensation. Le mélange des classes, commençant ainsi dès l’enfance, et en pleine terre coloniale, s’infiltrerait peu à peu dans les régions inférieures de cette étrange société et la pénétrerait un jour tout entière. Dans tous les cas, le gouvernement a mauvaise grâce à gémir, dans ses statistiques, sur le peu de progrès de la fusion des couleurs, quand il n’a rien fait encore, pour cela, que des lois !

Nous terminerons ici ce que nous voulions dire sur la Martinique : ces renseignemens et ces chiffres suffisent pour le point de vue qui seul nous intéresse. Nous allons réunir, sur les autres colonies, un faisceau d’observations analogues, dans le même but, et avec plus de rapidité, car les réflexions qu’on vient de lire s’appliqueront d’elles-mêmes, sauf quelques nuances, à des faits de même nature signalés ailleurs.

À la Guadeloupe et dans ses dépendances, au 31 décembre 1835, la population totale s’élevait à 127,574 individus, dont 31,252 libres et 96,322 esclaves.

Le nombre des blancs entre pour 11 à 12,000 dans le chiffre de la population, et celui des personnes appartenant à l’ancienne classe de couleur, pour 19 à 20,000, y compris 8,637 individus qu’on est convenu officiellement, à ce qu’il paraît, de regarder comme affranchis depuis 1830, mais dont l’émancipation de fait, pour la plupart d’entre eux du moins, remonte plus haut, en réalité. On voudra bien ne pas oublier la distinction que nous avons faite, à propos des affranchissemens nouveaux constatés pour la Martinique. De la fin de 1830 au mois de mars 1833, à la Guadeloupe, nous trouvons, sans distinction de patronés et d’individus vraiment esclaves, 1,798 affranchis. De mars 1833 au 1er  janvier 1837, la liberté de droit a été garantie en forme à 4,035 patronés, déjà libres de fait, et l’émancipation de droit et de fait tout ensemble a été concédée à 2,804 esclaves.

Ici s’offre à nous, pour la Guadeloupe, un renseignement que nous regrettons, tout obscur qu’il soit dans son extrême concision, de n’avoir pas eu pour la Martinique. « On évalue, dit la statistique, à un dixième de ce nombre celui des affranchis qui se sont rachetés avec le consentement de leurs maîtres. » De quel dixième veut-on parler ? Et comment évaluer ce dixième ! Est-ce le dixième des individus vraiment affranchis, déduction faite des patronés ? Est-ce le dixième du chiffre total 8,637 ? Même en admettant cette dernière base pour le rapport de proportion, et nous en doutons beaucoup, cela ne donnerait encore que 800 esclaves environ qui auraient racheté leur corps à l’amiable ; d’après cela, tout le monde sent que la bonne volonté du maître est insuffisante pour encourager l’esclave à amasser un pécule de rachat.

Ce serait pourtant le meilleur mode d’affranchissement, selon nous, que celui dont les noirs se chargeraient, chacun pour son compte et par son travail ; ce mode ne serait point fécond au point de pouvoir d’être employé seul, mais il permettrait d’attendre et ferait provisoirement des affranchis capables de comprendre tous leurs nouveaux devoirs. Un noir qui aurait laborieusement acquis sa liberté n’en abuserait probablement pas pour s’abrutir, une fois libre, dans la paresse, la débauche et les rapines. Nous serions bien surpris si l’on nous prouvait qu’il y a beaucoup d’affranchissemens, émanés de cette source pure, qui aient mal réussi dans ces derniers temps, à la Guadeloupe.

Toutes les émancipations, en effet, n’ont pas été heureuses, nous le déclarons, et notre intention n’est pas de dissimuler ce que contiennent de grave, sous ce rapport, les documens de l’administration. Sur 1,627 individus affranchis à la Pointe-à-Pitre depuis 1832, on nous assure que 50 seulement, en 1836, vivaient de leur industrie ; 660 étaient à la charge de la ville ; 4 avaient un lit à l’hôpital, et 913 étaient errans dans la colonie. Il en était de même au chef-lieu de Marie-Galante. Des 185 affranchis qu’on y avait constatés, 85 seulement pourvoyaient à leur existence par leur industrie ; 80 étaient dans une véritable indigence ; la plupart étaient restés à la charge de leurs anciens maîtres ; quelques-uns même étaient secourus par des esclaves. Il faut dire toutefois qu’on ne daigne pas nous apprendre quelle était l’origine de ces affranchis, et dès-lors nous avons droit de supposer qu’un certain nombre d’entre eux se composait de patronés, habitués de longue date à une vie vagabonde ; ce qui ne préjuge rien contre le succès des affranchissemens futurs qui seront d’une nature toute différente.

Une observation déjà faite et qui se reproduit avec plus de force, pour la Guadeloupe et ses dépendances c’est que la longévité des esclaves l’emporte sur celle des libres, si l’on confond ceux-ci dans une seule classe. En 1835, sur 31,252 libres indistinctement, il y avait 579 hommes, 1,110 femmes, en tout 1,689 individus au-dessus de soixante ans ; et sur 96,322 esclaves, 2,522 hommes, 4,733 femmes, en tout 7,255 têtes. En d’autres termes, le nombre des esclaves au-dessus de soixante ans est entre le treizième et le quatorzième de cette population, tandis que le dix-huitième seulement de la population libre se trouve dans la même catégorie. Remarquons, aussi que, parmi les esclaves ayant dépassé l’âge de soixante ans, il y en avait 697 de quatre-vingts à cent ans, et 13 de cent ans et au-dessus.

Il va sans dire que la longévité des esclaves ne serait pas une raison pour nous de pardonner à l’esclavage, ni d’excuser sa durée ; on ne pourrait que lui savoir gré de n’avoir pas fait tout le mal que comporte sa mauvaise nature.

Au reste, en cette même année (1835), à la Guadeloupe, il y a eu excédant des décès sur les naissances dans la population esclave : on y a constaté 1,894 naissances et 2,175 décès.

Quant aux mariages, on n’en cite que 14, même chiffre qu’à la Martinique, avec cette différence, encore plus défavorable pour la Guadeloupe et ses dépendances, que c’est un mariage sur 6,880 esclaves.

Si nous passons maintenant des esclaves à leurs maîtres, nous reconnaissons tout d’abord que la représentation élective de la Guadeloupe et de ses dépendances, qui se compose de trente membres, n’a pas été jusqu’ici, plus que celle de la Martinique, abordable pour les libres de couleur ; on peut en croire le silence des documens administratifs que nous venons de parcourir ; ils ne citent pas un seul conseiller colonial qui appartienne à cette classe, et, s’ils avaient pu le faire, ils n’y auraient pas manqué. Il y a plus : l’administration, en donnant le nombre des électeurs, qui est de 1,092, et celui des éligibles, qui est de 619, se dispense de constater quelle est la part des mulâtres dans la répartition de ce double droit politique. Est-ce la pudeur d’afficher un trop faible chiffre ? est-ce le repentir d’avoir été trop explicite sur ce point, dans la notice de la Martinique ?

On serait, à vrai dire, disposé à induire d’un fait assez significatif que le nombre des électeurs et éligibles parmi les gens de couleur, si faible qu’il soit à la Martinique, doit y être encore plus considérable qu’à la Guadeloupe. En effet, dans la dernière de ces îles, on estime que la population blanche possède les treize quatorzièmes des terres et qu’il n’en reste ainsi aux libres de couleur qu’un quatorzième : or, nous avons vu que, dans la première, ceux-ci en ont à peu près le neuvième. Certes, il y a lieu de s’étonner que, dans la comparaison entre ces deux colonies, les termes se posent ainsi, et l’on aurait imaginé une corrélation inverse ; car la Guadeloupe est bien, sans contredit, au premier rang de la civilisation des Antilles ; la réconciliation des races diverses et encore hostiles y rencontrera moins d’obstacles qu’ailleurs, grâce aux lumières, à la modération, à la facilité de mœurs et à la cordiale franchise de ses habitans. Comment se fait-il que les libres de couleur, sur cette terre où l’orgueil de l’aristocratie blanche les laisse respirer plus à l’aise, n’aient pas encore pu se ménager une plus large place dans la propriété territoriale ? Rien n’accuse plus hautement le vice du régime ancien et la longue négligence des gouvernemens qui se sont succédé sans y porter remède. Si l’administration publique reconnaît aujourd’hui avec douleur combien peu l’on a su mettre à profit les heureuses et bienveillantes dispositions de la classe dominante à la Guadeloupe, pour aider à l’avancement de la classe intermédiaire, encore ne serait-ce pas une raison pour nous cacher quel petit nombre d’hommes de couleur ont su, à titre de propriétaires fonciers ou à d’autres titres, conquérir les droits politiques concédés par la charte coloniale de 1833. C’est un point de départ qu’on ne devait pas nous déguiser, si humble qu’il puisse être ; aussi aimons-nous mieux croire à un innocent oubli de la statistique officielle, qui a été dressée, en effet, sans plan régulier, et n’offre pas toujours, sur une colonie, les renseignemens qu’elle a fournis sur une autre.

En revanche, elle nous apprend comment et de quoi vivent, à la Guadeloupe, la plupart des hommes de couleur. Les arts mécaniques usuels sont leur principale occupation. Quelques-uns tirent leurs moyens d’existence, non pas de l’exploitation de la grande industrie agricole, comme celle des sucreries, mais de la culture des vivres du pays, ce qui est le genre de culture le plus dédaigné, et encore n’est-ce parmi eux qu’une exception. Un petit nombre sont négocians, ou commis dans des maisons de commerce. Ceux qui se livrent aux professions industrielles se font remarquer par l’habileté de leur main-d’œuvre, et l’on apprécie beaucoup tout ce qui sort de leurs ateliers.

Un fait digne d’attention et qui prouve, selon nous, que la fusion des races et des couleurs serait bien moins difficile à la Guadeloupe que dans d’autres colonies, si l’on y aidait tant soit peu, c’est la disposition des blancs à se laisser confondre avec les mulâtres dans l’exercice des mêmes travaux manuels. Le nombre des maîtres-ouvriers dans les divers métiers et arts pratiqués à la Guadeloupe et dans ses dépendances, est d’environ 600, dont un quart se compose de blancs, et les trois autres quarts appartiennent à l’ancienne classe de couleur libre ; celui des ouvriers est de 1,800, dont 20 blancs (chose remarquable !) 500 libres de couleur et 1,280 esclaves.

D’après les derniers états de situation parvenus de la Guadeloupe au département de la marine, l’effectif des milices de la colonie s’élevait à 6,708 hommes, savoir : 723 cavaliers, parmi lesquels nous ne remarquons que des blancs ; 5,185 hommes d’infanterie, dont 276 officiers, tous blancs aussi, on peut le croire hardiment, car les documens officiels ne disent pas le contraire, et le reste classé sous le titre de sous-officiers et de soldats, sans qu’on puisse conjecturer qu’il y ait eu un seul mulâtre jugé digne de recevoir les galons de sergent ; enfin, pour appoint, en quelque sorte, 800 miliciens sédentaires, dont la composition plus ou moins illibérale ne nous est pas indiquée avec plus de clarté ni de franchise.

Sur un autre point, dont l’importance est grande, nous voulons parler de l’instruction publique, la sécheresse des explications administratives est encore plus désolante. Deux personnes seulement composaient, en 1836, à la Guadeloupe, le personnel salarié de l’instruction publique : un directeur et un moniteur général des écoles d’enseignement mutuel. Voilà tout ce qu’on trouve à nous dire sur cette grave question à laquelle se rattache tout l’espoir de la régénération coloniale.

Il nous tarde d’arriver à la notice de l’île Bourbon, qui, tout en laissant beaucoup à désirer encore, offre des résultats plus satisfaisans, et par cela même se montre plus disposée à entrer dans les détails.

L’ensemble de la population de l’île Bourbon, qui avait pu être constaté au 1er  janvier 1837, s’élevait à 109,330 individus, dont 39,817 libres, et 69,513 esclaves. À ces chiffres, il faut ajouter, par approximation, 2 à 3,000 prolétaires libres, qui, ne possédant aucun esclave, ne fournissant aucun recensement à ce titre, et ne pouvant être recensés eux-mêmes, tant à cause de leur vie vagabonde ou profondément retirée, qu’en raison de l’insuffisance des réglemens, n’ont pas été compris dans le relevé général de la population.

Parmi les libres dont nous venons de donner le chiffre total (près de 40,000), sans distinction d’origine, on ne faisait entrer que pour le quart environ, au 31 décembre 1836, le nombre des personnes appartenant à l’ancienne classe de couleur libre, et en y comprenant les individus affranchis depuis 1830. Quant à ceux-ci, ils sont, la plupart, de vrais affranchis, bien désignés par ce nom, à la différence de la majorité de ceux qui ont été reconnus libres dans d’autres colonies, à partir de la même époque. À Bourbon, de la fin de 1830 au 30 novembre 1833, il y a eu 230 émancipés, on ne nous dit point à quel titre. Mais, du 1er  décembre 1833 au 31 octobre 1837, il n’y en a eu que 125 qui aient été confirmés dans la liberté, comme patronés, et 2,622 esclaves ont passé d’une servitude complète à une liberté tout-à-fait nouvelle pour eux. C’est, comme on voit, un total de 2,977 individus admis, depuis 1830, dans les rangs de la population libre, et pour la majeure partie d’entre eux, c’est une situation dont ils n’avaient pas eu l’avant-goût par cette liberté de fait, qu’on a si bien nommée la liberté des savannes.

La longévité des esclaves et des libres n’est pas aussi grande à l’île Bourbon, qu’on le supposerait d’après sa grande salubrité. En 1836, on y comptait, parmi les esclaves, 2,095 hommes, 1,331 femmes, en tout 3,426 têtes au-dessus de 60 ans, c’est-à-dire le vingtième de cette population ; et parmi les libres, 664 hommes, 580 femmes, en tout 1,244, qui, relativement au chiffre total des libres, en constituent seulement le trente-deuxième.

Sur les 3,426 esclaves placés dans cette catégorie de longévité, il s’en trouvait 258 de quatre-vingts à quatre-vingt-dix ans, et 28 de quatre-vingt-onze à cent ans.

En cette même année, il y a eu un excédent de 1,316 décès sur les naissances dans la population esclave, les naissances ayant été au nombre de 1,131 et les décès de 2,447.

Quant aux mariages, nous aurions pensé que les esclaves, à Bourbon, en avaient dû contracter au moins autant qu’à la Martinique et à la Guadeloupe, et ce n’était vraiment pas trop présumer, ce nous semble, de la vigilance de leurs maîtres à surveiller l’accomplissement de ce devoir. Mais pas un mariage d’esclave n’est constaté dans les documens de l’administration de la marine. Si c’est une omission, elle n’a point d’excuse ; si, au contraire, il n’a rien été ait pour entraîner les noirs à des unions religieuses, l’administration mérite encore plus de blâme.

Les cinq sixièmes environ des esclaves de Bourbon sont employés aux travaux de l’agriculture ; le reste se compose de domestiques, d’ouvriers et de noirs employés à des occupations intérieures. — La valeur moyenne d’un noir attaché à la culture, ou noir de pioche, est de 1,500 à 2,000 fr. lorsqu’il a quatorze ans ou plus, et de 750 à 1,260, lorsqu’il n’a pas encore atteint cet âge. Les esclaves ouvriers et domestiques se vendent suivant leur savoir-faire et leur degré d’utilité ; il en est dont le prix s’élève, mais par extraordinaire, jusqu’à 8 ou 10,000 francs. Au reste, c’est là un maximum qui n’est pas exceptionnel pour l’île Bourbon ; il est quelquefois atteint dans d’autres colonies, et, en général, ce que nous disons d’une seule s’applique à toutes le plus souvent, sur toutes les questions que peut soulever le régime colonial.

La valeur moyenne de la journée de travail d’un noir, à Bourbon, est estimée à 1 fr. 25 c., ce qui donne par an un produit de 375 fr. pour trois cents journées. — La nourriture de l’esclave est évaluée, terme moyen, à 50 c. par jour, ou 182 fr. 50 c. par an.

Si nous considérions les noirs de Bourbon, d’après leur condition intellectuelle et morale, encore bien peu avancée, nous arriverions facilement à conclure que l’émancipation générale s’y fera attendre plus long-temps que dans les autres colonies, et cela par la nature des choses qu’il faudrait changer d’abord pour arriver à un résultat satisfaisant. En effet, ce sont, en majorité, des esclaves cultivateurs, courbés sur la terre et enfermés dans un étroit horizon que leur grossière intelligence ne franchirait pas si on ne la stimulait ; de plus, ils appartiennent principalement à la race mozambique, la plus vigoureuse pour supporter le rude labeur des champs sous le tropique, mais aussi la plus brute ; il suit de là qu’aucune alliance, dans une pensée commune de libération, n’est possible entre eux et les autres noirs d’origine différente, qui s’estiment assez haut placés apparemment pour les accabler d’un singulier mépris ; enfin, ces informes cultivateurs, ainsi refoulés de plusieurs côtés dans leur servitude dégradante, proviennent en grand nombre de la traite illégale qui s’était continuée impunément, à l’île Bourbon plus qu’ailleurs, jusqu’à ces dernières années, et ils sont loin d’avoir dépouillé, en un temps si court et si mal employé, la barbarie primitive de leur race et de leur pays. Mais, malgré tant d’influences faites pour retarder l’émancipation, le seul voisinage de l’île Maurice suffit peut-être pour qu’on prophétise l’abolition prochaine de l’esclavage à l’île Bourbon. Il y a entre ces deux colonies de fréquentes relations, en dépit de la guerre qui a placé l’une d’elles sous la domination anglaise, et en dépit même des efforts que l’on tente, dans celle qui est restée française, pour entraver entre deux terres si voisines la communication des voyageurs et l’échange des idées. On ressent à Bourbon toutes les conséquences prochaines de l’exemple donné par Maurice, qui, à vrai dire, après avoir résisté énergiquement aux premières manifestations de la réforme, annoncée par un homme imprudent et absolu, M. Jérémie, a accepté ensuite l’abolition de l’esclavage sincèrement, sans arrière-pensée, même avec une sorte d’unanimité électrique, lorsqu’elle a compris l’équité et l’urgence de ce grand acte. Maintenant, beaucoup de colons de cette île sans esclaves en sont venus à faire presque de la propagande, au profit des théories abolitionistes que la pratique a déjà si bien confirmées chez eux, quoi qu’on ait dit. Une fois convertis, ils veulent convertir les autres et surtout leurs voisins, leurs frères d’autrefois, avec cet entraînement de l’esprit français qui ne s’est conservé nulle part plus vivace que dans l’ancienne île de France, esprit facile et souple qui s’insinue partout, esprit dominateur qui veut former le monde à son image et qui ne le veut pas en vain. Aussi verrons-nous probablement se manifester le plus bizarre phénomène, à l’île Bourbon : l’émancipation s’y trouvera parvenue à une sorte de maturité, par des causes extérieures, avant d’être arrivée au même point dans les autres colonies, et cependant la véritable et intime maturité ne sera pas développée à un égal degré dans la classe qu’il s’agira de déclarer libre. Il y a là une funeste anomalie.

Quelques heureuses circonstances toutefois, particulières à l’île Bourbon, permettent d’espérer que les dangers de cette transition seront un peu atténués ; c’est d’abord l’infériorité numérique de la classe de couleur libre, qui, n’étant que dans la proportion du quart avec les blancs, sera emportée dans leur mouvement, au lieu de le contrarier ; c’est l’affinité de mœurs, de travail et d’indigence qui, à Bourbon, rapproche des esclaves un grand nombre de libres de couleur et même une multitude d’hommes réputés blancs, mais placés aux derniers rangs de leur population.

Il faut dire ici la vérité sur la manière dont s’est opéré le classement des couleurs dans cette île, dont les Européens ne se sont occupés activement que depuis peu d’années. On assure (et ce ne sont pas les statistiques officielles, car elles dédaignent de pareils traits si expressifs pourtant dans la physionomie d’un peuple), on assure qu’il y a eu une époque, encore assez rapprochée de nous, où il suffisait à un créole bourbonnais de se dire blanc, et de n’être pas trop visiblement démenti par la teinte de son visage et de ses mains, pour être admis sans contrôle dans la grande corporation aristocratique, qui s’établissait peu à peu, à l’exemple des autres colonies, sur la noblesse de l’épiderme. Plus tard, on a vu, pour ainsi dire, le jour et l’heure où, tout le monde commençant à être classé et à se connaître, et les étrangers arrivant plus nombreux pour servir aux vrais blancs de types sans alliage, il a été interdit de se choisir ainsi chacun sa place. Cette histoire de la formation étrange d’une aristocratie à l’île Bourbon, est bien connue de tous les voyageurs qui l’ont visitée. Quelques-uns pourraient attester qu’une famille de créoles, toute puissante dans cette île, sous le gouvernement de la restauration, et acceptée pour blanche, presque pour souveraine parmi les autres familles de la féodalité coloniale, pleurait encore, à cette époque où elle régnait sous le nom des gouverneurs, la mort récente d’une aïeule de bon sens et d’habitudes laborieuses, vieille négresse libre, qui, sa fortune faite, fumait sa courte pipe de terre, pieds nus, sous la galerie d’une maison des champs très confortable. Les origines mélangées de la classe dominante à Bourbon sont une vérité proverbiale pour les blancs de l’île Maurice, et ceux-ci, fiers à juste titre, si ce n’est avec beaucoup de sens, de leur pure filiation européenne, ne manquent jamais, s’ils veulent qualifier quelque objet d’une blancheur ternie ou incertaine, de faire allusion au blanc de Bourbon.

Ne devine-t-on pas ce que tout cela prouve et où nous en voulons venir à travers ces détails reproduits avec une complaisance que l’on jugera peut-être bien empreinte d’un reste de préjugé involontaire ? Ils ne sont pas une digression superflue ; ils expliquent comment doivent être disposées naturellement les deux classes libres de Bourbon, l’une vis-à-vis de l’autre et toutes deux à l’égard des esclaves. Les rangs de la population reconnue blanche ont été si facilement et si largement remplis, qu’il s’y est glissé forcément des prolétaires en majorité, et ceux-ci, sans perdre leur titre de blancs, sont trop semblables aux libres de couleur et même aux esclaves, pour qu’on puisse traiter de chimère le principe de l’égalité future de toute la population insulaire. Les propriétés foncières de Bourbon étant concentrées dans un petit nombre de familles, et le commerce et l’industrie n’ayant pas reçu assez d’extension jusqu’à présent pour occuper beaucoup de monde, il s’ensuit qu’une grande partie, plus des deux tiers des blancs, restent à peu près sans propriétés et sans profession régulière. C’est au point que l’administration s’en est vivement inquiétée ; et, pour leur assurer des moyens d’existence, a songé plusieurs fois à les enrôler dans des milices spéciales ou dans des ateliers d’apprentis ; mais rien de tout cela n’a été conduit à bonne fin. Elle a cherché aussi à les faire émigrer pour Madagascar ; mais elle n’y a pas réussi davantage, et nous le concevons, car il vaut mieux mourir de faim chez soi que d’une fièvre impitoyable sur la terre étrangère. Les petits blancs, c’est ainsi qu’on les nomme, ne pourront guère s’étonner que les esclaves soient déclarés leurs égaux : déjà, dans l’état actuel des choses, il n’est pas rare de voir un blanc labourer son champ à côté de son esclave ; il est plus ordinaire encore de le voir exercer de vulgaires métiers, qui seraient réputés ailleurs le partage exclusif de la servitude[3].

La plus grande difficulté ne sera donc pas de faire vivre d’accord les nouveaux affranchis et la majorité des blancs, ce sera de les faire matériellement vivre les uns et les autres. On aura un plus grand nombre de prolétaires ; mais ce n’est pas l’émancipation en elle-même qui sera un embarras, ni la résistance des blancs un obstacle bien sérieux.

La population de couleur libre, qui peut s’assimiler aux petits blancs, tient par beaucoup de liens aux esclaves, et, selon toute apparence, ne sera pas scandalisée de leur élévation. C’est presque toujours parmi les négresses esclaves que les hommes de couleur libres, peu élevés dans leur nouvelle condition, se choisissent une femme. Du reste, ils n’ont pas d’aversion pour le travail de la terre, quoiqu’ils préfèrent, la plupart, le séjour des villes, où ils pratiquent avec assez d’indolence diverses professions manuelles ; ils ne craignent pas d’entendre dire qu’ils font en cela une œuvre servile.

La plus forte objection à un affranchissement prochain des esclaves, c’est, nous l’avons dit, l’état même des esclaves qui sont encore plongés dans la barbarie. Pour nous résumer, les libres de couleur, les blancs, sont dans une disposition dont il y a quelque chose à espérer ; les esclaves seuls ne sont pas prêts, et cependant l’émancipation va les saisir tels qu’ils sont ; elle est à la veille de franchir le détroit de trente lieues qui sépare Maurice de Bourbon, deux îles dont la destinée ne peut pas être long-temps dissemblable.

Déjà, depuis plusieurs années, les colons de Bourbon, dans la prévision de l’avenir qui les menace, ont fait des essais de culture avec des travailleurs libres, engagés moyennant salaire ; et, malgré le peu de succès obtenu, ils sont décidés à recommencer la même tentative. Ce sont des Indiens qui ont été employés à cette utile expérience. Jusqu’en 1829, comme on ne songeait guère à l’avantage qu’on pourrait tirer d’eux pour remplacer un jour les esclaves, le nombre des Indiens était peu considérable à Bourbon. Il s’accrut beaucoup, à dater de cette époque, par l’introduction dans la colonie de cultivateurs libres, que plusieurs planteurs s’étaient procurés à la côte d’Orixa, principalement dans la caste des parias. Le chiffre de ces engagés volontaires s’élevait, en 1830, à 3,102, d’après les calculs du département de la marine, qui, du reste, avait approuvé l’innovation dont nous parlons. Mais, s’il faut en croire l’opinion qu’il exprime sur ce point, le discernement nécessaire n’ayant pas présidé au choix des individus, l’essai n’a pas eu le succès qu’on en espérait. Dès-lors toute introduction nouvelle a cessé, et le nombre des Indiens engagés dans la colonie a diminué d’année en année, la plupart d’entre eux étant retournés dans leur pays. Le 1er  août 1837, on n’en comptait plus que 1,346 à Bourbon. Il paraît, toutefois, que de nouvelles tentatives doivent être faites par des habitans de cette île pour y importer des Indiens cultivateurs, qui seraient choisis alors sur les côtes du Bengale.

Il y a un conseil colonial à Bourbon, comme à la Martinique et à la Guadeloupe, qui se compose également de trente membres, parmi lesquels on ne cite pas un seul libre de couleur, pas un du moins qui soit de couleur et qui l’avoue ; car, pour ceux qui se sont classés parmi les blancs et y ont été reçus avec plus ou moins de complaisance, on en citerait auxquels ont été confiées des fonctions délicates et assez importantes.

Le nombre des électeurs du conseil colonial, en 1837, était de 1,145, et celui des éligibles de 443. On a négligé de nous apprendre s’il y avait, parmi les uns ou les autres, un seul mulâtre reconnu ; mais cette fois la chose importe moins.

Au reste, voici un renseignement qui touche de près cette question. Les libres de couleur figurent au nombre de 777 dans les 5,145 propriétaires d’immeubles qui existaient dans la colonie à la date des derniers renseignemens statistiques transmis au département de la marine ; ils possèdent environ le seizième des terres cultivées et 8,750 nègres, c’est-à-dire près du huitième de la population esclave. On ne compte que 68 personnes de leur classe parmi les 444 commerçans patentés.

L’effectif des milices de Bourbon, au 1er  février 1837, s’élevait en totalité à 6,593 hommes, dont 5,024 blancs et 1,569 libres de couleur. Parmi les blancs on comptait 357 officiers, mais les libres de couleur en pouvaient montrer avec orgueil jusqu’à 21 ! C’est le premier résultat de ce genre qu’il nous ait été donné jusqu’ici de constater.

L’état de l’instruction publique à Bourbon nous offre, heureusement, encore plus de sujets de consolation et d’espérance. Il y avait, en 1837, dans ce service, le plus important de tous pour l’avenir et le plus négligé partout ailleurs, 71 personnes salariées, réparties entre le collége royal et les écoles primaires des deux sexes. Nous convenons que la situation de Bourbon, presque isolée au milieu de l’océan indien, à 4,000 lieues des écoles européennes, lui imposait la loi de faire plus de dépenses que les Antilles pour mettre à la portée de ses jeunes créoles une éducation qu’ils ne peuvent aussi facilement aller chercher au loin. Mais, en tenant compte même de cette différence qui n’échappe à personne, nous trouvons, dans la composition intérieure, dans la discipline et la pensée libérale des établissemens d’instruction publique à Bourbon, de quoi nous réjouir et féliciter la colonie.

Il y a à Saint-Denis, chef-lieu de l’île, un collége royal où l’éducation, si nous nous en rapportons à l’autorité du ministère de la marine, ne le cède en rien à celle que l’on reçoit dans les bons colléges de France ; il est exactement vrai qu’on y enseigne les mathématiques, la botanique, la chimie, la physique, la langue anglaise, l’histoire, le latin jusqu’à la rhétorique inclusivement, même le droit, depuis une ordonnance assez récente. Mais ce qui nous intéresse plus que toute cette science, naturalisée avec tant de luxe sous le tropique, c’est l’assurance qui nous est donnée que parmi les 157 élèves du collége de Saint-Denis, au commencement de 1837, se trouvait mêlé un assez grand nombre d’enfans de couleur, dont plusieurs sont cités comme s’étant distingués dans les concours de l’année précédente.

Un pensionnat de garçons à Saint-Paul, seconde ville de la colonie, et, dans diverses communes de l’île, 29 écoles primaires pour les garçons, et 24 pour les filles, complètent le système d’éducation publique de l’île Bourbon. Au 1er  janvier 1837, la totalité des élèves de ces différentes écoles et institutions s’élevait à 2,316, dont 1,486 garçons et 830 filles. Parmi ces institutions, on comptait 10 écoles communales entretenues aux frais de la colonie ou des communes, et, par conséquent, gratuites, ainsi que trois écoles dirigées par les frères de la doctrine chrétienne : les unes et les autres étaient fréquentées par beaucoup d’enfans de couleur, généralement confondus avec les jeunes créoles blancs.

On nous assure que les maisons confiées aux soins des frères se font remarquer par leur excellente tenue, et l’administration se félicite des bons résultats qu’elles produisent. Nous le croyons volontiers : mais, en consignant ici ce renseignement, il nous est impossible d’oublier qu’en 1825 un vieux planteur s’était acquis une célébrité grotesque à Bourbon par ses motions réitérées à chaque session du conseil général contre les frères de la doctrine chrétienne, qu’il fallait, disait-il, expulser du pays comme des hommes dangereux, faits pour égarer par excès de lumières les classes inférieures de la population coloniale. Et pourtant ces honnêtes instituteurs, que l’opinion poursuivait en France à la même époque, pour une cause toute contraire, se montraient dans les colonies ce qu’ils étaient dans la métropole ; en passant la ligne et doublant le cap, ils n’étaient pas devenus subitement des prodiges de science, ni des prédicateurs de théories anarchiques. Mais c’est qu’alors l’île Bourbon résistait aux plus innocentes innovations. Aujourd’hui, elle entrevoit la réforme et fait plus que s’y résigner ; elle vote des allocations pour l’enseignement primaire. Cela prouve qu’à toute idée nouvelle il y aura des résistances opiniâtres dans les colonies, mais qu’elles seront vaincues pacifiquement, si le gouvernement le veut. Tout est dans ce mot magique, vouloir !

À la Guyane française, dont nous avons maintenant à dire quelques mots, c’est une œuvre d’un autre genre qu’il s’agit d’accomplir. Là nous trouvons les races diverses mieux disposées à se fondre ensemble et à marcher, quoique toujours avec un peu de regret, vers la réforme sociale, qui rencontre tant de répugnances dans nos autres établissemens d’outre-mer. Mais ce fait une fois acquis à la civilisation qui commence, il faut songer à d’autres conquêtes ; et puisque le terrain de la Guyanne est bien près d’être déblayé des ruines du vieux régime colonial, il faut savoir tirer de ce terrain même, en de plus favorables circonstances, toutes les richesses qu’il peut donner ; il faut le livrer à une vaste et régulière exploitation qui lui a toujours manqué : on serait inexcusable de méconnaître tous les avantages naturels dont il peut se prévaloir, sa position topographique, son étendue qui n’est pas même encore limitée au midi, la fertilité de son sol vierge en grande partie ; enfin, la salubrité de son climat, n’en déplaise à toutes les préventions contraires, un peu vieilles aujourd’hui. La lutte doit commencer, dans cette région, entre l’homme et la nature, puisque chaque jour les inimitiés s’y éteignent de plus en plus entre l’homme et son semblable.

La population totale de la Guyane française, au 31 décembre 1836, s’élevait à 23,361 individus, dont 6,656 libres et 16,705 esclaves. Parmi les libres, les blancs ne comptaient que pour environ 1,100 : le reste était de couleur, et l’on y comprenait 1,440 affranchis de la fin de 1830 au 1er  décembre 1837, parmi lesquels ne sont portés officiellement que 293 patronés ; on y comprenait également 514 noirs de traite, libérés en principe par la loi du 4 mars 1831, et réunis dans un établissement de colonisation, sur les bords de la Mana, pour y être préparés, par le travail et une bonne discipline morale, à la liberté dont ils doivent jouir définitivement en 1838.

Quant aux esclaves, on leur a fait généralement un assez doux régime de servitude. Le travail étant à la tâche sur presque toutes les habitations, il est facile à un bon noir de terminer l’ouvrage qu’il doit à son maître, vers deux heures de l’après-midi. Le reste de la journée lui appartient, il peut l’employer, ainsi que les dimanches et les jours fériés, soit à la pêche, soit à la culture des vivres, ou à d’autres occupations qui augmentent son bien-être. La valeur moyenne du travail d’un esclave cultivateur est de 1 fr. 50 c. à 2 fr. 20 c. par jour. En défalquant des 365 jours de l’année les dimanches et fêtes, les samedis, dont on laisse ordinairement la disposition aux noirs, les temps de maladie, etc., il se trouve que le maître n’obtient pas annuellement de chacun de ses esclaves valides plus de 227 journées de travail.

Il nous semble qu’un pareil ordre de choses tend naturellement à doter l’administration de la Guyane d’institutions et de garanties nouvelles, comme le pécule légal, les caisses d’épargne spéciales pour les noirs, le rachat forcé, imposable aux maîtres dans certaines conditions. Ce loisir abandonné aux esclaves, doit-il être pour eux tout-à-fait inutile ? Ne faut-il pas leur donner la pensée et le courage d’amasser, dans le but de se mettre sous la protection de la loi, et de se racheter eux-mêmes sans être trop marchandés.

La longévité des esclaves à la Guyane n’est pas, comme dans les autres colonies, supérieure à celle des maîtres ; elle lui est inférieure, si l’on admet pour incontestables les calculs de l’administration ; mais la différence toutefois est fort peu de chose. En 1836, on comptait 903 esclaves au-dessus de soixante ans, c’est-à-dire un peu moins du dix-huitième de cette population, et 378 libres dans la même catégorie, par conséquent un peu moins du dix-septième de tous les libres.

On est heureux de voir que le mariage remplace peu à peu, dans la classe des esclaves, ces unions désordonnées que le hasard fait et défait, qu’un changement de maître peut dénouer brusquement, et qui étaient les seules alliances connues autrefois de nègre à négresse. En huit années, du 1er  janvier 1828 au 31 décembre 1835, il a été célébré, dans la ville et banlieue de Cayenne, 160 mariages religieux entre esclaves, à peu près 20 par année. Il y en a eu 34 en 1828 et 37 en 1829 : l’institution semblait alors en progrès. Cependant on n’arrive pas à plus de 43 mariages en 1836, c’est-à-dire à un seul sur 386 esclaves, tandis qu’on en compte un sur 142 libres de couleur, un sur 55 blancs. Une telle infériorité du côté des esclaves, et surtout cette lenteur dans la progression, ne deviennent excusables que par la comparaison avec les autres colonies.

Parmi les libres de couleur, à la Guyane française, quelques-uns jouissent d’une assez grande fortune ; mais la plupart vivent du produit de leur industrie ou de leur travail. Leur instruction est médiocre, mais ils recherchent l’occasion de s’éclairer ; quant à leurs mœurs, elles offrent, depuis quelques années, une amélioration sensible, et on cite un certain nombre de familles de couleur qui se distinguent par une vie tout-à-fait régulière, dont s’honoreraient des familles blanches.

Il y avait, en 1836, sur une liste de 211 électeurs, 45 libres de couleur, et 13 de la même classe sur 120 éligibles. Du reste, deux libres de couleur ont été élus membres du conseil colonial de la Guyane (qui n’en compte que seize), par des arrondissemens électoraux composés, en majorité, d’électeurs blancs. Bien plus, les blancs, même dans les villes, commencent à épouser des femmes de couleur ; l’égalité devant la loi devient une vérité, elle passe dans les mœurs. Loin de Cayenne, et surtout dans les quartiers dont les habitans mènent la vie simple et primitive des peuples pasteurs, on ne distingue presque plus la classe blanche de celle des libres de couleur, et l’administration pense que le moment n’est pas loin où cette fusion s’opérera également dans toute la colonie.

En attendant, et pour concourir à ce but, il n’existe à la Guyane que deux établissemens d’instruction publique, un pour chaque sexe. Comme on le pense bien, les deux couleurs y sont admises, sans distinction, et depuis long-temps. Dans l’un, celui des garçons, on comptait, au 1er  janvier 1837, 123 élèves, dont 12 blancs et 111 libres de couleur ; dans l’autre, il y avait 129 filles, dont 33 de la population blanche, et 96 de couleur. Le mélange que nous réclamions dans les établissemens d’instruction des Antilles, établissemens qui sont encore, il est vrai, à fonder, n’est donc pas impossible.

La France a le plus grand intérêt à se consolider et à s’étendre dans la Guyane. Jusqu’à ce jour, si l’on compare le peu de points qu’elle y occupe avec le vaste territoire qui est de son domaine, on la croirait campée seulement sur le continent d’Amérique. Il n’en peut pas être ainsi ; on doit encore moins le laisser croire. Le Nouveau-Monde, dans sa partie méridionale surtout, se dégage à peine des liens de l’enfance, et l’Europe voudra long-temps encore prêter à ces nations chancelantes l’appui de ses conseils et de ses exemples, malgré elles peut-être. Il y a une Guyane hollandaise, une Guyane anglaise, il y avait naguère une Guyane portugaise, qui pourrait bien reprendre son nom un jour ou l’autre, et tout cela prouve combien les gouvernemens européens attachent d’importance à garder un pied sur la terre américaine pour les éventualités incalculables que nous cache l’avenir. On connaît assez tous les regrets de l’Espagne quand il lui a fallu retirer ses dernières milices et son pavillon en lambeaux de ce vieux théâtre de sa gloire, perdu par ses fautes : nous aimons à penser que, dans la longue résistance de quelques-uns de ses enfans les plus éclairés, à la veille de cette mutilation forcée du grand empire de Charles-Quint, il entrait encore plus de prévoyance politique que d’esprit de routine et d’orgueil castillan ; et pourtant il leur reste l’île de Cuba, qui vaut à elle seule un royaume du continent voisin, et comme source de richesses et comme point d’observation.

Personne n’ignore, d’ailleurs, avec quelle persévérance d’autres états d’Europe, arrivés les derniers au partage du monde, cherchent à se glisser en Amérique et la sondent sur tous les points, tantôt au nord, tantôt au midi. La France, qui a sa Guyane depuis long-temps, voudra s’y affermir et conserver le droit d’être représentée, en toute occasion, dans la confédération des états américains du sud ; un pacte fédéral entre eux ne fut pas tout-à-fait une chimère, tant qu’a vécu Simon Bolivar ; pourquoi le même lien ne se renouerait-il pas, dans l’avenir, pour former un faisceau qui résiste à l’ambition des états du Nord, si bien unis, quoique divisés en apparence ? Et, dans cette prévision, il importe que la France se prépare à faire compter sa voix comme elle doit l’être dans un conseil futur d’amphictyons du Nouveau-Monde. Rien de ce qui se passera sur les rives de l’Atlantique ne peut nous demeurer indifférent.

Que de raisons, dès ce moment, nous encouragent à nous établir dans notre Guyane comme dans un observatoire ! Sa salubrité n’est plus douteuse, nous l’affirmons de nouveau, et s’il en faut une preuve palpable, la voici : pendant une période de six années de 1831 à 1836, la mortalité parmi les troupes n’a été annuellement que de 3 sur 100 à la Guyane française.

Ses ressources sont immenses, dès aujourd’hui, pour l’exploitation des pâturages et l’aménagement des forêts qui commencent à 15 ou 20 lieues de la côte et se prolongent dans l’intérieur du continent, à une profondeur inconnue ; son sol sera plus tard propice, si l’on veut, à tous les genres de culture ; mais il ne faut pas se laisser décourager par le mauvais résultat de quelques essais mesquins, et ne pas s’étonner, par exemple, qu’après avoir transporté, en 1824, sur les bords de la Mana, trois pauvres familles du Jura, dont deux parfaitement étrangères à toute notion agricole, on n’ait pas égalé le succès de William Penn.

Qu’on nous permette une dernière observation en faveur de la Guyane. La tendance des vieux peuples européens, en fait de colonies, est visiblement de sortir des îles où il n’y a que des populations amenées du dehors par la violence, et de former des colonisations continentales avec le concours des races qu’ils trouvent sous leur main ou qui peuvent être attirées de proche en proche. L’Inde anglaise, qu’est-ce autre chose ? La Nouvelle-Hollande est un continent dont la civilisation, commencée par des forçats déportés, englobe déjà les indigènes. Il y a une Amérique russe au nord-ouest du Nouveau-Monde. Les deux Canadas au nord-est occupent une forte position continentale, dont l’Angleterre, on le voit assez en ce moment, connaît toute la valeur. L’Égypte est une colonie turque et arabe à la limite d’un continent, et il n’est pas de nation civilisée qui ne crût, en s’en emparant, doubler sa puissance. Notre pays sait tout ce qu’il espère d’Alger et il n’a pas voulu renoncer à l’espoir de s’y agrandir avec le temps. Certes, dans un ordre beaucoup inférieur, mais au même titre, la Guyane promet tous les avantages qu’on aime aujourd’hui à trouver dans les établissemens qui ne sont pas d’avance clôturés entre des limites étroites ; et ces avantages se rattachent à toutes les questions qui troublent notre société malade, au paupérisme, à la réforme du système de pénalité, au besoin de satisfaire par de lointaines espérances les activités dangereuses, enfin à l’action extérieure du gouvernement. Il s’agit donc là tout à la fois de nos grandeurs et de nos misères.

Nous avons déjà eu occasion, dans ce qui précède, de parler des conseils coloniaux, créés par la loi du 24 avril 1833 pour remplacer les anciens conseils généraux des colonies. Il serait intéressant, pour avoir une idée complète du sujet qui nous occupe, de savoir exactement quel esprit anime cette institution nouvelle ; car, dans les réformes qui se préparent, nul doute que son influence pour le mal comme pour le bien ne soit un élément dont il faille tenir compte. La loi que nous venons de citer avait bien reconnu la gravité de cette considération, lorsqu’elle avait stipulé que l’extrait des procès-verbaux des séances des conseils coloniaux serait imprimé et publié ; mais on l’a exécutée de telle façon, qu’il n’y a aucune lumière à tirer des publications officielles que nous avons sous les yeux. Ainsi, dans l’Analyse des votes des conseils coloniaux que la direction centrale des colonies s’est chargée de rédiger et de publier, il n’est pas rare de rencontrer des renseignemens d’une inestimable précision, tels que ceux-ci :

OBJETS DES VOTES. ANALYSE DES VOTES.
Régime des votes 
Examen d’un projet de loi sur le régime des douanes aux Antilles.
Cabotage 
Examen d’un projet de loi concernant le cabotage, pour servir de complément au projet de loi sur le régime des douanes précédemment examiné par le conseil colonial. (Voir Douanes.)
Pécule des esclaves 
Examen d’un projet d’ordonnance royale concernant la constitution légale du pécule des esclaves. — Le conseil adopte un avis contraire à l’adoption de cette mesure. Il exprime en même temps l’opinion qu’elle ne serait pas de la compétence du pouvoir royal, attendu que la loi du 24 avril 1833 n’a conféré au roi le droit de statuer sur la législation relative aux esclaves que sous toute réserve des droits acquis.

Le reste témoigne à peu près d’un même respect pour la publicité. Il est vrai que l’administration de la marine, pour en agir ainsi, a des raisons qu’elle croit bonnes ; mais ce ne sont pas celles qu’elle met en avant qui lui ont paru, au fond, les plus décisives. Nous avons, nous, de fortes raisons de croire que, si elle a été avare d’explications et parfois mystérieuse jusqu’au ridicule dans ses vastes brochures in-4o, c’est qu’elle a craint de compromettre les conseils coloniaux et de se compromettre vis-à-vis d’eux. Il est certain que d’étranges choses ont été dites dans le sein de ces assemblées, et nous le prouverions par les notes particulières qui sont venues jusqu’à nous, à travers mille entraves, si nous n’avions encore ici l’autorité de M. de Rémusat ; et la sienne vaut mieux que la nôtre, car les documens secrets, qui n’arrivent au public que par accident, ont été communiqués libéralement à la commission de la chambre et à son honorable rapporteur. Voici ce que dit M. de Rémusat : « Pour le gouvernement, il a dû sortir de la résistance des conseils un utile enseignement. Elle a été si animée, si peu mesurée dans l’expression, qu’elle diminue à nos yeux l’autorité morale que nous aimons à leur reconnaître. S’ils prenaient l’usage de dénaturer, par l’exagération, des choses aussi simples (le pécule légal et le rachat forcé), le gouvernement serait en droit de fermer l’oreille à leurs plaintes pour n’écouter que la voix de l’opinion européenne. Les discussions de la Martinique, de la Guadeloupe, de la Guyane (juin 1836), et de l’île Bourbon (août même année), justifieraient, il faut l’avouer, quelques-unes des préventions des adversaires des colonies. »

Malgré le poids de ces paroles, provoquées sans doute par une masse de révélations qui n’ont pas transpiré au dehors sans être grandement atténuées, nous persistons à demander que jusqu’à la fin on ne désespère pas du concours des conseils coloniaux, pour la réforme sociale des pays dont ils occupent les sommités hiérarchiques. Mais, pour cela, il faut remplir deux conditions : façonner d’abord ces instrumens, et puis savoir les manier.

Si l’on veut les assouplir et les rendre plus dociles, qu’on commence par accueillir dans leurs réclamations ce qu’il y a de juste. Presque toujours, lorsque les conseils coloniaux ont eu à défendre leurs intérêts matériels, ils ont été dans le vrai ; et déjà, pour les améliorations de ce genre qu’il leur était possible de réaliser de leur pleine autorité, ils ont justifié leur existence et leur droit d’intervention. Ainsi, à la Guadeloupe, où l’administration avait demandé pour un seul article de l’exercice 1834 (personnel, solde et allocations accessoires), une somme de 1,487,817 fr. 80 c., ils l’ont amenée à ne plus demander, pour 1838, que 1,339,301 fr. 34 c. : économie, 148,516 fr. 46 c. Et cependant aucun service n’a souffert ; le personnel, loin d’être sacrifié, est devenu un peu plus nombreux, et n’a fait entendre aucune plainte. Les assemblées délibérantes sont seules capables de ces tours de force ; elles sont admirables pour l’économie et la surveillance des intérêts positifs qui leur sont confiés.

Sans parler ici de la grande réparation que les colonies réclament pour les produits de leur agriculture, qui devraient avoir une plus large place sur le marché de la métropole, ou la liberté du moins de chercher un débouché hasardeux dans tous les ports du monde commercial, nous connaissons d’autres injustices, plus obscures, et qui seraient demeurées inaperçues, si les conseils coloniaux n’y avaient porté le flambeau d’une investigation minutieuse, comme les assemblées électives peuvent seules le faire. Ainsi, à la Guadeloupe (et l’abus de l’omnipotence métropolitaine n’est pas moins flagrant dans les autres colonies), on voit une dépense qui, en tout, s’élève à 240,000 fr., mise à la charge des colons ; et à quel objet s’applique-t-elle ? Au service de la douane locale, qui n’a guère d’autre but que de garantir aux produits de la France le marché insulaire et de les protéger contre toute concurrence étrangère. Cependant la France a refusé jusqu’à ce jour de prendre à son compte une partie de ce fardeau, dont la totalité aurait dû toujours peser sur elle seule. Qu’on ne dise pas que, par réciprocité, la douane des frontières de France, à laquelle les colonies ne votent aucune allocation spéciale, défend leurs produits contre les rivalités extérieures. Il y a plus d’une réponse à faire à ce sophisme. D’abord, la métropole ne s’est pas imposé cette charge pour ses établissemens d’outre-mer, mais pour elle-même, et quand elle serait réduite à ses possessions continentales, elle n’en dépenserait pas un sou de moins pour la garde de ses ports et de ses frontières de terre si étendues et si ouvertes à la contrebande européenne. Et puis, est-il bien vrai que les colonies n’apportent pas leur part contributive à l’entretien de cette douane française, impuissante aujourd’hui à les préserver d’une contrebande qui sort des entrailles même du territoire français ? Eh quoi ! sur ceux des produits coloniaux qui peuvent encore se glisser au rabais sur le marché encombré de la métropole, n’est-il pas perçu un droit exorbitant, abusif, supérieur à la valeur intrinsèque des produits importés, un droit qui dépasse toutes les limites des impôts de consommation et va attaquer la production même dans ses sources lointaines ? Sur ce revenu si cruellement exagéré, est-il bien clair que la France ne prélève rien pour ses douaniers ? Et enfin, si l’on veut marchander avec les colonies sur ce qu’elles paient chez elles pour la France, sur ce que la France paie ici pour elles, il faudrait prouver, avant tout, que leurs produits entrent et se vendent en totalité dans les ports de la métropole, comme l’a entendu le pacte commercial qui n’est pas encore aboli positivement. Jusqu’à ce que cette preuve soit donnée, un pareil compte de clerc à maître ne fait qu’ajouter aux souffrances trop réelles des pays d’outre-mer la dérision qui les aigrit.

Ce n’est pas tout. Les colonies, pour subvenir aux frais que la nécessité ordinaire, en toute circonstance, leur imposerait et que l’exigence de la métropole aggrave, sont réduites à frapper d’un droit de sortie leurs sucres, leurs cafés, tous leurs produits agricoles qui, par là, arrivent déjà chargés en Europe, pour y être accablés sous le poids énorme de l’impôt que nous avons dit. Elles voudraient depuis long-temps puiser à une autre source ce revenu indispensable à leur existence ; mais il n’y a pas, pour elles, de grandes ressources à attendre des impôts directs, et l’impôt personnel notamment serait antipathique à leurs mœurs, et fatiguerait, humilierait le contribuable sans presque rien donner. Il ne resterait donc plus qu’à atteindre les importations de la métropole dans les colonies, car on subit tôt ou tard et partout cette rude devise de l’ancienne finance : « Il faut bien que je prenne quelque part. » Or, quelle matière plus imposable, et imposable avec plus de latitude, que les produits importés de la métropole, qui jusqu’ici n’ont acquitté, à la plupart des douanes coloniales, qu’une insignifiante redevance d’un pour cent de leur valeur ? Les colons ont vainement réclamé pendant long-temps la faculté de percevoir trois pour cent ; ce n’était, au fond, que la demande d’un octroi comme on en autorise journellement en France, et même avec des tarifs plus élevés. Nous craignons ici que notre mémoire nous serve mal ; mais il nous semble qu’aucun acte officiel n’a encore donné satisfaction, sur ce point, aux justes doléances des conseils coloniaux.

Voici que nous abordons enfin le côté faible de ces conseils, le point où leurs délibérations sont vulnérables, et c’est à regret que nous le faisons ; ce sera avec ménagement. La détresse des populations qu’ils représentent nous est connue, leur irritation doit être grande.

Le gouvernement crut devoir, en 1836, soumettre aux conseils des quatre colonies la question de l’émancipation, en les avertissant qu’il ne serait disposé à entreprendre cette œuvre qu’autant qu’il se trouverait en mesure de garantir aux colons indemnité et sécurité. La proposition, sous cette forme générale, fut repoussée par tous les conseils, et quelques-uns ne daignèrent pas même lui accorder l’honneur d’une discussion ; mais des rapports, à défaut de débats, peuvent faire apprécier l’esprit qui dictait ce rejet offensant. Dans un de ces rapports (et nous ne voulons pas nommer la colonie qui a applaudi à une telle opinion), l’on déplore la position du conseil obligé de lutter contre la mauvaise foi des novateurs qui, sans mission, se posent comme les apôtres de l’humanité, veulent briser les institutions les plus respectables, introduire des doctrines exotiques… On les avertit, par une allusion à la réforme religieuse, que les premiers novateurs, qui ont été trop vite, ont encouru la peine du bûcher ; et l’on ajoute : Aux colonies, la loi de la sociabilité, c’est l’esclavage. Toutes mesures tendantes à y porter atteinte sont des symptômes de mort pour la constitution coloniale.

Pour plus de précision, le gouvernement avait formulé sa pensée réformatrice en deux projets d’ordonnances royales, qui furent expédiés, par une circulaire du 23 février 1836, à la Martinique, à la Guadeloupe, à Bourbon et à Cayenne, pour être soumis à l’examen de leurs conseils. L’un de ces projets tendait à consacrer un pécule légal des esclaves, et y rattachait d’ailleurs, par un lien naturel, l’institution de caisses d’épargne ouvertes à la même population ; l’autre reconnaissait aux esclaves le droit de rachat forcé, dans le cas où il leur serait impossible de se racheter à l’amiable et du consentement de leurs maîtres.

Nous voulons consigner ici les principales dispositions de ces deux ordonnances projetées, qui, grace à l’accueil qu’elles reçurent, il y a deux ans, auront encore pour beaucoup de lecteurs l’attrait de l’inconnu, à l’heure qu’il est.

Projet d’ordonnance sur le pécule. — L’esclave des deux sexes, lorsqu’il est âgé de plus de vingt-un ans, est apte à posséder toute propriété de l’espèce définie mobilière par le Code civil et à en disposer conformément aux règles du Code civil. — Les fruits du terrain cultivé par l’esclave pour son propre compte, avec le consentement du maître, appartiennent également en propre à l’esclave. — Sont exceptés des propriétés mobilières que l’esclave peut posséder, les navires, bateaux et embarcations, la poudre de guerre et de chasse, les armes à feu, les esclaves. — Dans toute action en justice qui aura pour objet ces propriétés mobilières ou les fruits spécifiés par les articles précédens, l’esclave ne pourra agir que par l’intermédiaire du procureur du roi de l’arrondissement. — L’esclave sera admis à déposer, par l’intermédiaire du procureur du roi, dans une caisse d’épargne instituée à cet effet, le pécule dont il sera justifié être légitime propriétaire. Il pourra toujours, par le même intermédiaire, retirer tout ou partie du montant de son dépôt.

Projet d’ordonnance sur le droit de rachat. — Tout individu en état d’esclavage aura droit de racheter sa liberté à prix d’argent. — Si le maître et l’esclave ne peuvent tomber d’accord sur le prix du rachat, l’esclave requerra le procureur du roi de l’arrondissement, à l’effet d’en régler le prix à l’amiable, s’il est possible. L’esclave devra justifier au surplus, de la possession légitime d’une somme suffisante. — En cas de non-conciliation, l’affaire sera portée, dans un bref délai, devant le juge royal qui statuera après avoir entendu le maître et le procureur du roi, patron de l’esclave, et après avoir fait procéder par experts à l’estimation de la valeur de l’esclave, si l’une ou l’autre des parties le requiert. — Dès que la décision qui autorise le rachat sera devenue exécutoire, le montant du prix, fixé pour le rachat, devra être consigné, au nom de l’esclave, à la caisse coloniale. Sur le récépissé de cette consignation, le gouvernement fera délivrer à l’esclave un titre de liberté dûment motivé. — La faculté du rachat à prix d’argent pourra être exercée dans les formes établies ci-dessus par le père ou la mère, soit libres, soit esclaves, en faveur de leurs enfans esclaves. — Ne seront pas admis à jouir de la faculté du rachat les esclaves qui auraient subi une ou plusieurs condamnations pour vol, ou recel d’objets volés, ou pour des faits qualifiés crimes par la législation pénale relative aux esclaves.

Voilà les innovations qui ont été regardées comme monstrueuses par tous les conseils et rejetées par chacun d’eux à l’unanimité, quelquefois même après une simple discussion de principes et sans qu’on ait pénétré dans le détail des articles proposés. Les argumens ont été les mêmes partout ; cela devait être, sauf quelques variations légères.

Généralement, on a attaqué les projets sur le pécule et le rachat comme plus subversifs que l’émancipation elle-même, l’émancipation en masse, qui apporterait nécessairement avec elle une indemnité évaluée sur le nombre total des esclaves, tandis que, dans le système d’affranchissemens partiels, au moyen du pécule légal et du rachat forcé, les meilleurs noirs, devenant libres les premiers, abandonneraient les ateliers à un affaiblissement irrémédiable. On s’est jeté dans de singuliers calculs pour estimer le prix de rachat qu’il conviendrait de demander à un esclave d’élite, en vue du préjudice indirect que sa libération isolée pourrait ainsi porter au maître. Sur 150 esclaves, il ne faut compter qu’environ 50 ou 60 travailleurs, a-t-on dit sans s’inquiéter de la preuve ; le reste se compose d’enfans, de vieillards, d’infirmes. Même sur les 50 travailleurs, il n’y a que 20 individus de premier ordre, sur lesquels repose la force de l’atelier, et, s’ils se rachètent, l’atelier est perdu. Il faudrait donc, pour bien faire, soumettre ces 20 privilégiés à une rançon, pour tous ensemble, de 5 à 600,000 fr., ce qui ferait ressortir la contribution de chacun d’eux à 25 ou 30,000 fr. Ou si les maîtres, une fois en train de concessions, voulaient bien admettre que la force de leur habitation se répartit sur les 50 ou 60 travailleurs dont il s’agissait tout-à-l’heure, ce ne serait plus pour le rachat de chacun de ceux-ci qu’une moyenne de 10,000 fr. ou quelque chose de plus. — Voilà donc avec quelle franchise des colons mal inspirés se défendent parfois et avec quel art ils savent grouper les chiffres. Cela mérite-t-il d’être réfuté ? Certes, nous convenons que l’application du mode de rachat forcé, sous des conditions raisonnables, ne laisserait sous l’autorité des maîtres, dans un temps donné, que le caput mortuum de l’esclavage. Mais qui vous dit que le gouvernement de la métropole attendra l’expiration de ce délai et l’épuisement de cette première expérience ? Ne viendra-t-il pas y ajouter sa propre force, quand il verra qu’on s’est mis en marche sans lui, et ne sera-t-il pas excité par mille voix à l’achèvement d’une entreprise déjà avancée, qui ne réclamera plus qu’une indemnité plus modérée, en rapport avec les vues économiques de notre parlement ?

Nous n’avons jamais pensé que les deux ordonnances, qui ont été repoussées par les conseils coloniaux, dispenseraient pour toujours de recourir à une mesure d’émancipation générale. Seulement, quand elle viendra, nous voulons que son caractère de généralité se trouve déjà fortement atténué par tout ce qui aura été fait par d’autres moyens. Dans cette période transitoire, que les colonies se rassurent ; elles n’auront pas perdu entièrement les services de leurs noirs d’élite successivement émancipés ; elle pourront les employer comme chefs d’atelier, maîtres-ouvriers et commandeurs. Quant à prétendre que des hommes, ayant conquis leur liberté par leur propre vertu, la vertu du travail, retomberont le lendemain dans la plus abjecte fainéantise, c’est une énormité qu’on ne persuadera à personne : on a beau, pour cela, dénaturer le tableau présent de la plupart des îles anglaises, enfler le mal, déguiser le bien, et calomnier notamment l’heureuse colonie de Maurice, dont les conseils représentatifs des îles françaises ont beaucoup trop abusé pour le besoin de la cause. Et d’ailleurs ne sait-on pas que les noirs de culture ne seront, ni en grand nombre, ni les premiers, en état de se racheter eux-mêmes ? On ne verra donc pas tout d’abord dans le travail colonial la lacune qui serait le plus à déplorer, et l’attente d’une émancipation définitive ne sera pas aussi cruelle qu’on l’a supposé.

On a cru, dans la plupart des conseils coloniaux, que ce serait un raisonnement victorieux que celui-ci : « Le pécule existe de fait, le rachat a lieu, du libre consentement des maîtres. Pourquoi transformer en un droit, qui peut avoir des dangers au point de vue des colons, un fait qui se manifeste assez fréquemment sans être obligatoire ? » Il n’était pas difficile de répondre, et quelques organes de l’administration publique, des magistrats surtout, l’ont fait, dans le sein même des conseils coloniaux. Quant à nous, la première considération qui nous frappe et qui seule nous déciderait, c’est que le droit, s’il est reconnu et substitué au fait accidentel dont on se prévaut, ira plus loin que lui et produira plus d’affranchissemens. Quelles objections vient-on élever contre une déclaration de droit qui n’a pas d’autre prétention que de consacrer l’état présent des choses ? Le pécule existe par le fait ; eh bien ! les lois ne sont-elles pas destinées à légitimer les faits existans ? et lorsqu’elles ne vont pas au-delà, est-il concevable qu’on les accuse de jeter autour d’elles la perturbation ? Commencez donc, s’il en est ainsi, par dénoncer le Code noir qui, par son art. 29, donne une existence légale au pécule, et l’ordonnance du 15 octobre 1786 qui pose en principe, et comme indépendant des dispositions du maître, l’abandon à l’esclave d’une certaine portion de terrain à cultiver pour son compte. C’est donc le droit qui est ancien ; c’est la négation du droit qui est nouvelle.

Il est vrai qu’on a voulu apercevoir dans la reconnaissance légale du pécule une excitation au vol plus encore qu’au travail ; mais on oubliait que l’esclave, convaincu de vol, devait être, aux termes de l’ordonnance, déclaré indigne de la liberté.

Il est vrai aussi qu’on a menacé l’esclave des fâcheuses conséquences que pourrait attirer sur lui, chaque jour et à toute heure, avant le jour et l’heure de l’affranchissement, la volonté irritable de son maître, dès qu’ils se verront l’un et l’autre dans une égalité nouvelle devant cette loi qui stipule les conditions du rachat forcé. On a dit qu’un tel bouleversement des relations établies doit fermer le cœur du maître à l’esclave. Ce sera un malheur, sans doute, mais moins grand pour le noir que son impuissance actuelle à rentrer en possession de la liberté quand il est assez riche pour la payer. Du reste, il n’y a guère à s’occuper des bizarres effets qui naîtront de la situation mixte des esclaves, et que l’on s’est plu à relever, dans les conseils coloniaux, avec une malveillante complaisance. Un noir qui ne se possède pas lui-même et qui sera admis à posséder conformément aux règles du code fait pour des personnes libres ! Un homme, privé d’état civil, qui jouira de certains droits civils, et pourra, s’il ne les exerce personnellement, les faire exercer pour lui, plaider, transiger, intenter les actions civiles les plus graves ! Et contre qui ? Contre son maître, dont il est la chose ! Voyez tout ce que contient la simple concession d’un pécule légal à l’esclave : c’est le renversement de tous les principes, c’est l’intrusion d’une propriété insolite dans la propriété établie, c’est la déclaration que l’esclave n’est plus une chose, mais un être ; c’est une spoliation ! Bien plus, dans une sombre hallucination, il a semblé à un créole que les noirs étaient parmi les blancs comme une nation étrangère, captive, qui, par le rachat forcé, allait imposer sa volonté à la nation souveraine ! — Dans tout ceci, il y a beaucoup de plaintes qui ne nous touchent pas ; il y en a d’autres qui nous scandalisent un peu par la forme dont on les a revêtues et que nous avons voulu adoucir. Mais surtout ce qui nous préserve de toute chimérique inquiétude, c’est l’intervention du magistrat qui, traitant pour l’esclave et sans lui, sauvera la plupart de ces fictions et de ces contradictions dont on nous exagère les difficultés.

Une objection plus forte, si elle était fondée, ce serait que les projets d’ordonnances royales sur le pécule et le rachat fussent reconnues contraires à la loi organique du 24 avril 1833, comme l’ont affirmé tous les conseils coloniaux. En effet, cette loi a laissé dans le domaine de l’ordonnance royale les améliorations à introduire dans la condition des personnes non libres, en tant que ces améliorations seraient compatibles avec les droits acquis, c’est-à-dire les droits des maîtres. Or, voici que les maîtres, ne tenant nul compte de l’indemnité préalable qui leur est offerte, dès-lors qu’elle leur doit venir de leurs esclaves, déclarent que les droits acquis seraient violés par les ordonnances dont il s’agit, et que le pouvoir ministériel dépasserait les limites de ses attributions en gardant pour lui le réglement d’une matière si délicate. — Ici point de chicanes indignes de cette grande cause ; un seul mot suffit pour résoudre la question. Si l’ordonnance est incompétente, et nous ne le croyons pas encore, la loi du moins ne l’est pas. Les deux chambres et le gouvernement du roi, qui ont fait la loi fondamentale de 1833, peuvent bien, j’imagine, y ajouter un article qui fasse revivre l’ancien principe du pécule légal et du rachat forcé ; ils peuvent, ce principe une fois restauré, déléguer à l’ordonnance royale toute la latitude réglementaire qu’on lui refuse. Pour tout dire, ce n’est pas ainsi que l’entendent les conseils coloniaux, et s’ils plaident l’incompétence du ministère, c’est pour rester eux-mêmes et seuls arbitres ; mais tout le monde peut juger maintenant si leur prétention est acceptable, et s’ils tireraient de leur compétence tout ce que la métropole veut obtenir.

Par la loi donc, ou par l’ordonnance, qu’on avise pour le mieux ; mais que des bureaux du département de la marine on n’expédie plus de ces circulaires qui entretiennent les illusions des colons en leur promettant un système de temporisation impossible. L’argument qui domine tous les autres et reparaît sans cesse dans les délibérations coloniales, c’est qu’il faut attendre, c’est qu’il ne convient pas de rien hasarder avant l’accomplissement de l’expérience anglaise ; ce qui signifiera désormais qu’on veut savoir, avant de prendre un parti, comment les nouveaux libres, apprentis de 1834, élèveront leurs enfans et leurs petits-enfans ; car si l’on entend par la fin de l’expérience anglaise le jour où il n’y aura plus d’esclaves dans les colonies britanniques, ce jour est arrivé, c’était le 1er  août 1838. Les colons français, pour raisonner comme ils le font, n’ont pas eu besoin de rien inventer, ils n’ont eu qu’à se mettre à l’unisson des vues et des exemples politiques qui leur arrivaient de France ; voici ce que leur écrivait, le 25 août 1833, l’amiral de Rigny : « Le gouvernement du roi veut rester paisible spectateur des graves mesures que l’Angleterre a prises pour l’abolition de l’esclavage dans ses colonies. » — Ces paroles étaient alors sages peut-être, avec le correctif qu’y joignait le ministre : « Mais, pour que le gouvernement puisse conserver cette attitude et soustraire les colonies françaises au péril des innovations, il faut entrer franchement dans la voix des améliorations… » — Cependant, le correctif a été négligé ; on a attendu, et on n’a rien fait.

Pour une réforme sociale à diriger dans les colonies, disons-le avec la franchise attribuée aux marins, les marins ne sont ni les plus actifs promoteurs, ni les meilleurs agens que l’on puisse choisir. Une moitié de leur vie s’écoule dans les stations des colonies, qui leur laissent, pour l’autre moitié, des souvenirs, des amitiés, des préjugés, quelquefois le lien des intérêts communs. Dans les circonstances normales, on comprend, jusqu’à un certain degré, que les gouvernemens de nos établissemens d’outre-mer leur soient dévolus en monopole : porter des ancres aux basques de son habit, c’est une distinction qui, en temps ordinaire, rehausse l’autorité du commandement ; ce phénomène est observable aux colonies mieux qu’en aucun lieu du monde. Mais la situation n’est pas ordinaire, elle réclame des mérites assez rares pour qu’on daigne les chercher indistinctement dans tous les rangs de la société. Ce n’est pas qu’il y ait avantage à prendre des hommes positivement enrôlés dans les clubs abolitionistes, ni qui aient écrit ou parlé en faveur de l’abolition de l’esclavage. Non ; ce seraient là des titres qui les rendraient, le plus souvent, suspects, avant qu’ils se fussent mis à l’œuvre. Mais il nous répugnerait de voir le sort de l’émancipation confié à des mains incertaines, à des cœurs peu pénétrés de la grandeur d’un devoir moral à remplir. Il ne s’agit, ni de plaire aux colons par une coupable facilité, ni de les effrayer en leur envoyant quelque proconsul de la philantropie. Il y a un milieu à garder entre leur extrême confiance et leur extrême défiance.

Avant toute chose, le gouvernement devra tenir à ses idées quand il en aura fait des projets d’ordonnance, et ne pas les retirer humblement, comme ceux du pécule et du rachat forcé, sur un signe de tête des conseils coloniaux. En traitant avec eux, il faut savoir ce qu’on veut, mais le vouloir dès qu’on le sait. Les colonies sont, comme les autres oligarchies de ce monde, dédaigneuses et rebelles à tout pouvoir qui ne se montre pas à elles comme ce dieu-terme dont parle Montesquieu, lequel ne reculait jamais.


Victor Charlier.
  1. L’abolition de la traite avait bien été décidée en principe par le traité de Paris du 30 mai 1814 et par l’acte du congrès de Vienne du 9 juin 1815 ; mais il restait à s’entendre sur l’époque où chaque gouvernement appliquerait le principe et terminerait, comme on dit aujourd’hui, cette question. C’est ce qui eut lieu en 1818, M. le comte Molé étant ministre de la marine.
  2. Le carré de terre de la Martinique équivaut à 1 hectare 29 ares 26 centiares.
  3. Le nombre des maîtres-ouvriers des diverses professions manuelles exercées à Bourbon est de 196, dont moitié appartenant à la population blanche et moitié à la population de couleur. Celui des ouvriers et apprentis est de 2,156 environ, dont 71 blancs, 257 libres de couleur et 1,828 esclaves.