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De la République, ou un roi est-il nécessaire à la conservation de la liberté ?

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DE LA RÉPUBLIQUE,
ou
Un Roi est-il nécessaire à la conservation
de la liberté ?


Par Condorcet.


Discours dont l’Assemblée Fédérative des Amis de la Vérité a demandé l’impression, en votant des remercîmens à son Auteur.


Les François n’ont plus besoin que l’éloquence les appelle à la liberté. Le courage ardent qu’ils ont déployé pour la recouvrer, et la fermeté tranquille avec laquelle ils ont contemplé le grand danger qui vient de la menacer, prouvent assez qu’ils seront fidèles au serment de vivre et de mourir pour elle.

C’est donc à leur raison seule qu’il faut parler des moyens de s’assurer une liberté paisible, fortunée, digne en un mot d’un peuple éclairé. Affranchis, par un événement imprévu, des liens qu’une sorte de reconnoissance leur avoit fait une loi de conserver et de contracter de nouveau délivrés de ce reste de chaîne que, par générosité, ils avoient consenti à porter encore, ils peuvent examiner enfin si, pour être libres, ils ont besoin de se donner un roi. Car la nécessité seule peut excuser cette institution corruptrice et dangereuse.

Si le peuple se réserve le droit d’appeler une convention nationale, dont les membres élus par lui soient chargés de prononcer en son nom, qu’il veut ou qu’il ne veut plus conserver le trône ; si l’hérédité se borne à suivre ce mode de remplacement pour le très-petit nombre d’années qui doit s’écouler entre deux conventions, alors on ne peut pas regarder l’existence de la royauté comme essentiellement contraire aux droits des citoyens, et c’est à cette condition seule que l’on peut, sans crime et sans bassesse, se permettre de peser les dangers et les avantages du gouvernement monarchique. Les raisons qui peuvent engager des hommes à se créer un roi pour l’intérêt même de la liberté, existent-elles ou n’existent elles point parmi nous ? Telle est donc la question qu’il faut résoudre.

I. Les amis de la royauté nous disent : il faut un roi pour ne pas avoir un tyran : un pouvoir établi et borné par la loi est bien moins redoutable que la puissance usurpée d’un chef qui n’a d’autres limites que celles de son adresse et de son audace.

Mais cette puissance d’un usurpateur est-elle à craindre pour nous ? Non, sans doute. La division de l’empire en départemens suffiroit pour rendre impossible ces projets ambitieux ; et ce qui auroit été imprudent peut-être avant cette mesure si bien combinée, si utile, est aujourd’hui sans danger.

L’étendue de la France, plus favorable que contraire à l’établissement d’un gouvernement républicain, ne permet pas de craindre que l’idole de la capitale puisse jamais devenir le tyran de la nation.

La division des pouvoirs fondée non-seulement sur la loi, mais sur la différence réelle des fonctions publiques, est encore une autre barrière. L’armée, la flotte, l’administration des finances, celle de la justice, sont partagés entre des hommes dont l’éducation, les lumières, les habitudes, sont essentiellement différentes, il faudroit avoir detruit, corrompu ou dénaturé tous ces pouvoirs, avant de pouvoir aspirer à la tyrannie.

Enfin la liberté de la presse, l’usage presque universel de la lecture, la multitude de papiers publics, suffisent pour préserver de ce danger. Pour tout homme qui a lu avec attention l’histoire de l’usurpation de Cromwel, il est évident qu’une seule gazette eût suffi pour en arrêter le succès ; il est évident que si le peuple d’Angleterre eût su lire d’autres livres que la bible, l’hypocrite démasqué dès ses premiers pas est bientôt cessé d’être dangereux. Les tyrans populaires ne peuvent agir que sous le masque, et dès qu’il existe un moyen sûr de le faire tomber avant le succès, de les forcer à marcher le visage découvert, ils ne peuvent plus être à craindre. Ne cherchons donc point à nous faire un mal réel pour prévenir un danger imaginaire.

ii. Un roi est nécessaire pour préserver le peuple de la tyrannie des hommes puissans.

Mais je lis notre constitution, et je demande où ces hommes puissans peuvent encore se trouver. Il n’existe plus de dignités, de prérogatives héréditaires, le partage égal des successions, la publicité de toutes les opérations de finances, l’administration populaire de l’impôt, la liberté du commerce, ont opposé des limites suffisantes à l’inégalité des richesses.

En détruisant la noblesse, le clergé, les corps perpétuels de magistrature, le peuple françois a détruit tout ce qui lui rendoit utile la protection d’un monarque ; et ceux qui ont prétendu que la réforme de tant d’abus, étoit l’anéantissement de la monarchie, ont dit plus vrai qu’ils ne le croyoient eux-mêmes.

iii. Un roi est nécessaire pour défendre les citoyens des usurpations d’un pouvoir législatif ?

Cette raison pourroit avoir quelque poids, s’il s’agissoit d’un pouvoir législatif antérieurement établi ; car il seroit possible que son action n’eût pas été renfermée dans de justes limites et dans un pays où il existe un roi, il pourroit être dangereux de le supprimer, en conservant étourdiment tout le reste, sans examiner si cette suppression ne rend pas d’autres changemens nécessaires. Aussi, qui jamais s’est avisé de le proposer ? Les ennemis de la liberté voudroient bien que ses défenseurs se livrassent à de pareilles absurdités.

Mais en France comment les usurpations du pouvoir législatif seroient-elles à craindre ? N’y est-il pas fréquemment renouvellé ? N’y a-t-il pas entre les citoyens et lui des officiers publics, des exécuteurs des loix choisis par le peuple, les bornes de ses fonctions ne sont-elles pas fixées par des loix qu’il ne pourra changer ; des conventions nationales que peuple aura le droit de demander, qui de plus seront convoquées à des époques fixes, ne veilleront-elles pas sur les usurpations des législatures ? Quoi la constitution n’est pas terminée, quoi le pouvoir constituant qui l’a établie est encore en activité et au lieu de lui demander de ne donner à aucun pouvoir une force dangereuse, on veut qu’il donne à chacun d’eux des forces superflues afin d’avoir à craindre l’alternative de deux dangers, on veut qu’il crée le mal pour avoir besoin du remède.

Un roi est nécessaire pour garantir de la tyrannie même du pouvoir exécutif, et il vaut mieux avoir un maître que plusieurs. Mais pourquoi faudroit-il avoir des maîtres ? Et comment un conseil de gouvernement pourroit-il aspirer à l’être si les bornes de ses fonctions sont bien posées ; (car ici le mot de pouvoir seroit impropre) s’il est élu par le peuple, si les membres nommés pour un tems ne peuvent avoir une grandeur individuelle, si soumis aux loix comme les simples citoyens, ils n’ont pas derrière eux l’appui d’un pouvoir inviolable, s’ils ont à craindre pour les usurpations, la surveillance des législatures, et pour l’excès de leur autorité même légalement établie, la vigilance des conventions si enfin n’ayant point de liste civile, ils ne peuvent corrompre. Comment un petit nombre d’hommes investis pour un moment d’un pouvoir limité pourroient-ils former le projet d’en reculer les bornes après se l’être rendu personnel. Que pourroit-on craindre d’eux sinon des oppressions particulières auxquelles il faut opposer non un roi, mais des loix et des juges.

Enfin, dit-on, un roi est nécessaire pour donner de la force au pouvoir exécutif ; mais dans un pays libre il n’existe de force réelle que celle de la nation même, les pouvoirs établis par elle et pour elle, ne peuvent avoir que la force qui naît de la confiance du peuple et de son respect pour la loi. Quand l’égalité règne il faut bien peu de force pour forcer les individus à l’obéissance, et l’intérêt de toutes les parties de l’empire est qu’aucune d’elles ne se soustroient à l’exécution des loix que les autres ont reconnues.

On parle toujours comme au tems, où des associations puissantes donnoient à leurs membres l’odieux privilege de violer les loix, comme au tems où il étoit indifférent à la Bretagne, que la Picardie payât ou non les impôts. Alors sans doute il falloit une grande force aux chefs du pouvoir exécutif, alors nous avons vû que même celle du despotisme armé ne lui suffisoit pas.

Il a existé des abus, des dangers contre lesquels l’existence d’un roi étoit utile et sans cela y auroit-il jamais eu des rois ? Les institutions humaines les plus vicieuses sont-elles autre chose que des remèdes et mal adroitement appliqués à des maux imaginaires ou réels ? Croit-on que les hommes se soient jamais faits du mal pour le plaisir de le souffrir. Croit-on que leur soumission toujours volontaire dans l’origine n’ait pas toujours eu pour motif une utilité présente bien ou mal entendue ?

C’est au contraire l’existence d’un chef héréditaire qui ôte au pouvoir exécutif toute sa force utile en armant contre lui la défiance des amis de la liberté, en obligeant à lui donner des entraves qui embarrassent et retardent ses mouvemens. La force que l’existence d’un roi donneroit au pouvoir exécutif ne seroit au contraire que honteuse et nuisible, elle ne pourroit être que celle de la corruption.

Nous ne sommes plus au tems ou l’on osoit compter parmi les moyens d’assurer la puissance des loix, cette superstition impie qui faisoit d’un homme une espèce de divinité. Sans doute nous ne croyons plus qu’il faut pour gouverner les hommes frapper leur imagination par un faste puérile, et que le peuple sera tenté de mépriser les loix si leur suprême exécuteur n’a pas un grand maître de la garde-robe.

Des hommes qui se souviennent des événemens de l’histoire, mais qui ne connoissent pas l’histoire, sont effrayés des tumultes, des injustices, de la corruption de quelques républiques anciennes. Mais qu’ils examinent ces républiques, ils y verront toujours un peuple souverain et des peuples sujets, ils y verront dès lors de grands moyens pour corrompre ce peuple et un grand intérêt de le séduire. Or, ni cet intérêt, ni ces moyens n’existent quand l’égalité est entière non seulement entre les citoyens, mais entre tous les habitans de l’empire. Que le peuple d’une ville règne sur un grand territoire, que celui d’une province domine par la force sur des provinces voisines, ou qu’enfin des nobles répandus dans un pays y soient les maîtres de ceux qui l’habitent, cet empire d’une multitude sur une autre est la plus odieuse des tyrannies, cette forme du corps politique est la plus dangereuse pour le peuple qui obéit comme pour le peuple qui commande ? Mais est-ce là ce que demandent les vrais amis de la liberté, ceux qui veulent que la raison et le droit soit les seuls maîtres des hommes ? Aux dépens de qui pourrions nous satisfaire à l’avidité de nos chefs. Quelles provinces conquises un général François dépouillera-t-il pour acheter nos suffrages ? Un ambitieux nous proposera-t-il comme aux Athéniens de lever des tributs sur les alliés pour élever des temples ou donner des fêtes, promettra-t-il à nos soldats comme aux citoyens de Rome le pillage des Espagnes ou de la Syrie ? Non sans doute, et c’est parce que nous ne pouvons être un peuple roi, que nous resterons un peuple libre.

Telles sont les raisons qu’on allégue en faveur d’un pouvoir héréditaire ; et l’on voit qu’aucune d’elles n’est applicable à la nation française dans l’époque actuelle. Quant à ces motifs si rebattus de l’unité de l’activité du pouvoir exécutif ; privilège exclusif de la monarchie, de la nécessite, quand les mœurs sont corrompues, de conserver l’institution la plus propre à les corrompre davantage, et de l’impossibilité de constituer une grande république. Quant à ces honteuses et perfides insinuations, qu’il est de l’intérêt particulier de la capitale de conserver un roi et une liste civile ; à cette opposition que l’on cherche à faire naître entre la capitale et les provinces, comme si la liberté et l’égalité n’étoient pas aujourd’hui le premier de leurs vœux et de leurs besoins. Quant à ce reproche de vouloir une république, après avoir juré de maintenir la constitution monarchique : à cette maxime de la tyrannie et de l’inquisition qui, prétant à un serment la force d’engager les pensées comme les actions, voudroit qu’on eût promis, non d’exécuter la loi, mais de la trouver bonne ; non d’obéir mais de croire. Nous ne ferons pas à ces objections l’honneur de les refuter, bien moins encore répondrons nous à ces lâches calomnies que répandent contre nous cette foule de parleurs ou d’écrivains mercenaires, qui ont de si bonnes raisons pour trouver qu’il ne peut y avoir de bon gouvernement sans une liste civile ; et nous leur permettrons de traiter de fous ceux qui ont le malheur de penser comme les sages de tous les tems et de toutes les nations.

C’est à ceux à qui, dans ce moment, la nation françoise a confié le droit de lui proposer une constitution qu’il appartient de déterminer quelle forme, après un événement qui a débarrassé le peuple de ses engagemens avec le monarque, il convient de donner au pouvoir exécutif. Ils doivent aux citoyens d’examiner cette grande question avec toute la liberté, toute la mâturité que mérite une décision qui peut avancer ou reculer de quelques générations, les progrès de l’espèce humaine.

Jusqu’à ce moment ils n’ont rien préjugé encore. En se reservant de nommer un gouverneur au dauphin, ils n’ont pas prononcé que cet enfant. dût régner ; mais seulement qu’il étoit possible que la constitution l’y destinât ; ils ont voulu que l’éducation, effaçant tout ce que les prestiges du trône ont pu lui inspirer de préjugés sur les droits prétendus de sa naissance, qu’elle lui fit connoître de bonne-heure, et l’égalité naturelle des hommes, et la souveraineté du peuple, qu’elle lui apprit à ne pas oublier que c’est du peuple qu’il tiendra le titre de roi, et que le peuple n’a pas même le droit de renoncer à celui de l’en dépouiller. Ils ont voulu que cette éducation le rendît également digne, par ses lumières et ses vertus, de recevoir avec résignation le fardeau dangereux d’une couronne, ou de la déposer avec joie entre les mains de ses frères qu’il sentit que le devoir et la gloire du roi, d’un peuple libre, est de hâter le moment de n’être plus qu’un citoyen ordinaire. Ils ont voulu que l’inutilité d’un roi, la nécessité de chercher les moyens de remplacer un pouvoir fondé sur des illusions, fut une des premières vérités offertes à sa raison, l’obligation d’y concourir lui-même un des premiers devoirs de sa morale, et le désir de n’être plus affranchis du joug de la loi par une injurieuse inviolabilité, le premier sentiment de son cœur. Ils n’ignorent pas que dans ce moment il s’agit bien moins de former un roi que de lui apprendre savoir, à vouloir ne plus l’être.

Les hommes qui ont brisé les fers de la féodalité, et ceux de la superstition, qui nous ont affranchi de la tyrannie judiciaire et financière ; les rédacteurs de la première déclaration des droits dont l’Europe puisse s’honnorer, seront fidèles à leur gloire. Ils ne renouvelleront point librement ces lois honteuses, ces lâches apothéoses que la crainte des prétoriens arrachoient au sénat des empereurs ; s’ils gardent encore le silence, c’est que se regardant sur ces grands objets non comme les arbitres, mais comme les interprètes de la volonté nationale ; ils attendent pour lui obéir, qu’elle se soit hautement manifestée.