De la Théologie critique en France

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DE
LA THEOLOGIE CRITIQUE

I. Mélanges de critique religieuse, par E. Scherer. — II. Essais de critique religieuse, par A. Réville. — III. Sermons, par T. Colani. — IV. Histoire de la Théologie chrétienne, par B. Reuss.

On médit quelquefois de la réaction religieuse. Des juges très graves en contestent la valeur et presque l’existence, et l’un des plus modérés, comme certes des meilleurs[1], a dit d’elle : « La réaction religieuse, c’est tout, excepté la religion. » Il me manque beaucoup pour avoir le droit d’être aussi sévère que mon spirituel confrère, et je ne vois guère à reprocher à la réaction religieuse que d’être une réaction. Religieusement, tous les motifs qui l’ont produite ne sont pas d’une égale valeur, et les infirmités humaines, crainte, haine, caprice, vanité, passion, ont pu contribuer autant que les plus nobles besoins de l’âme à cette conversion de notre siècle ; mais dans quel mouvement des esprits ne retrouverait-on pas de semblables mobiles, et depuis quand les hommes ne feraient-ils même les bonnes choses que pour de bonnes raisons ? Il faut cependant reconnaître que le retour vers d’anciennes croyances, s’étant surtout manifesté dans la sphère de ce qu’on appelle l’opinion publique, a eu ce caractère de réduire la religion, toute religion, à une opinion. Et c’est pour cela sans doute que cette conversion a si peu de rapport avec la morale, et qu’elle n’a pas, à cet égard, été accompagnée du plus petit amendement. S’il faut même en croire ce qu’on entend dire, le contraire serait arrivé. Sans faire écho aux plaintes des censeurs du présent, on ne peut méconnaître dans l’état religieux du temps un grand vide : il y manque la piété. Sous de nouveaux dehors, l’impulsion du temps vers tout ce qui est terrestre, positif, matériel, ne s’est pas arrêtée, et la croyance, d’ailleurs sincère, de plus d’un néophyte que l’incrédulité effraie s’élève sur la base inébranlable de l’indifférence du cœur et de la conscience.

Cependant l’erreur qui ne fait de la religion qu’une opinion à un bon côté. Les opinions, après tout, sont des idées, des idées irréfléchies, superficielles, passagères si l’on veut, mais enfin des idées. Or les idées courantes ne peuvent tomber dans certains esprits sans y provoquer la réflexion. On ne peut guère s’empêcher de penser à ce que tout le monde pense, et pour peu qu’on soit sérieux, attentif, difficile, on veut savoir ce qu’il en est ; l’on examine alors ce que d’autres embrassent sans examen. Ainsi le retour tel quel des esprits vers la religion n’a plus permis de traiter avec une légèreté méprisante soit le penchant intérieur qui nous y ramène, soit l’objet même vers lequel il nous conduit. On a bien été obligé de rechercher ce que le genre humain avait dans l’âme, et à quoi il en voulait venir quand il parlait tant d’aller à Dieu.

Après les esprits forts, qui ne peuvent comprendre qu’on s’occupe de pareilles misères, viennent les beaux esprits, qui n’y voient que la juste revanche du moyen âge retrouvant ses droits comme un souverain légitime en travail de restauration ; mais en dehors de ces ; préjugés parfaitement dignes de se mesurer ensemble, il y a de fermes ou clairvoyans esprits que ne satisfont point les lieux-communs, fussent-ils déguisés en paradoxes, et qui cherchent dans la liberté de leur raison le mot de ce que saint Paul lui-même appelle une énigme, la religion. On a fait plusieurs fois connaître ici les travaux intéressans que ce grand sujet a suscités en Angleterre. La moisson n’aurait pas été moins riche assurément, si l’on avait essayé d’explorer le champ de l’Allemagne. Aujourd’hui c’est en France que nous voudrions signaler une école religieuse dont l’existence date de ces dix dernières années, et qui peut être regardée, sous plusieurs rapports, comme une nouveauté dans notre pays.


I

Il y a onze ou douze ans qu’un des professeurs de l’école de théologie de Genève donna sa démission, et il fit connaître que cette détermination était dictée par un changement qui s’était opéré dans son esprit sur quelques points de la science religieuse. Il avait cessé d’être en parfait accord soit avec l’enseignement reçu dans l’institut auquel il appartenait, soit même avec son enseignement antérieur, et par un scrupule honorable il se retirait. Ce pasteur était M. Edmond Scherer. Les points de dissidence étaient l’inspiration et le canon des Écritures. Un cours donné à Genève sur l’autorité en matière de foi, et en particulier sur l’autorité de la Bible, provoqua l’ouverture d’un cours correspondant, mais différent d’esprit, dans le sein d’une des églises indépendantes de la même ville. Une polémique assez vive vint bientôt animer la presse locale, et la guerre des brochures et des journaux dura longtemps. Des écrivains qui jouissent d’un crédit mérité dans leur communion, MM Malan, Merle d’Aubigné, Chenevière, Agénor de Gasparin, d’autres encore, entrèrent dans la lice, et il fut bientôt évident qu’un incident assez simple allait devenir la cause occasionnelle d’un mouvement sérieux dans le sein du protestantisme. Cette controverse fortuite allait, non pas certes produire, mais manifester par des signes nouveaux l’opposition qui existe de tout temps, au sein de toute église comme de toute école et peut-être de toute société, entre le principe de l’autorité et celui de la liberté. Ce résultat fut sensible, évident, lorsqu’au mois de juillet 1850 M. Colani eut fondé à Strasbourg sa Revue de Théologie et de Philosophie chrétienne. Ce recueil, qu’il entreprit de concert ou en collaboration avec M. Scherer, était conçu dans le même esprit que les leçons de ce dernier, et devait peu à peu s’élever à une exposition plus nette, pas méthodique et plus hardie des principes d’une science chrétienne qui n’avait point encore eu d’organe permanent en France. Celui-ci, qui dans ses débuts offrit un caractère ou plutôt des apparences d’indécision et d’obscurité, eut de la peine à se frayer sa voie dans le public, comme tout ce qui est grave et scientifique ; mais les rares lecteurs des premières livraisons, ou peut-être du premier volume, ne tardèrent pas à apercevoir que, pour peu que l’entreprise persévérât, elle contenait le germe d’une doctrine, le foyer d’une école, et que de ce point de l’horizon intellectuel il venait des penseurs et des écrivains, Le pronostic s’est réalisé : la Revue de Théologie et de Philosophie chrétienne est un ouvrage digne d’une attention particulière, et qui se recommande à ceux même qui ne s’intéressent qu’à la philosophie. Toutefois je ne pense point que, dans aucune église catholique ou dissidente, il fût raisonnable ou prudent d’écrire sans la prendre en très sérieuse considération, et celui qui descendrait dans l’arène non préparé à se défendre contre les nouveaux critiques risquerait de s’y montrer trop légèrement armé. Quant aux noms des auteurs, ce n’est pas aux lecteurs de la Revue des Deux Mondes qu’il est besoin d’apprendre quelle est la valeur de M. Scherer. Nous plaçons sans hésiter auprès de lui M. Colani. Il serait facile de citer d’autres noms des plus recommandables. Ainsi M. de Pressensé a été dans l’origine un de leurs collaborateurs avant qu’il eût marqué sa nuance personnelle et le caractère distinctif de ses idées et de son talent par d’autres œuvres et un autre genre de prédication. Nous ne réunirons cependant ici aux deux écrivains d’abord nommés que M. Réville, qui n’est pas non plus inconnu de nos lecteurs, et M. Edouard Reuss, qui a pris par un ouvrage important une place considérable parmi les historiens de la théologie chrétienne. Ce n’est pas que les quatre auteurs que nous venons de distinguer se répètent les uns les autres et obéissent au même mot d’ordre. Chacun au contraire marche dans sa voie, et ils ne sont ni associés ni subordonnés entre eux. Ils sont libres, comme doivent l’être des défenseurs de la liberté, de la science et de l’esprit, mais ils ont certainement des caractères communs, ils vont dans le même sens, ils se meuvent dans le même ordre d’idées, et ils contribuent chacun à sa manière au même mouvement dans l’esprit humain et peut-être dans la conscience humaine.

J’ai dit que l’origine de la séparation de M. Scherer avait été son dissentiment sur l’inspiration et le canon des Écritures. Et l’on peut en effet ramener à la manière de définir l’inspiration et de concevoir la canonicité des livres sacrés tout dissentiment essentiel sur le dogme et sur la foi. Il ne faudrait pas grand artifice pour rattacher à ces deux points l’existence de toutes les sectes et les opinions particulières d’un Luther, d’un Pascal, d’un Bossuet, d’un Grotius, d’un Leibnitz. Si nous nous interrogeons nous-mêmes en lisant la Bible, nous reconnaîtrons que notre manière de la comprendre contient au fond une théorie sur ce que c’est que la parole de Dieu. Il sera bon d’indiquer les termes généraux de la question, sans prétendre autre chose que déterminer l’état d’esprit de ceux qui la posent et la décident.

L’Écriture est divinement inspirée : nous prenons ce point pour accordé. Il faudrait en effet n’être chrétien à aucun degré pour nier que l’Écriture soit inspirée, si ces mots veulent dire pour le moins qu’elle est le monument, le témoignage d’une révélation divine. On peut même en tomber d’accord sans presque avoir droit au titre de chrétien. Il suffit de croire à une certaine action de la Providence.

On entrevoit déjà que l’inspiration, comme au reste toute autre expression dogmatique, peut être entendue de deux manières : l’une stricte, littérale, absolue, judaïque, l’autre plus libre et plus raisonnée. On peut croire que les mots mêmes du texte biblique dans toutes ses parties ont été inspirés, comme si les auteurs avaient écrit sous la dictée de Dieu. On peut se borner à penser que Dieu a voulu ou permis que leurs livres continssent la vérité religieuse, soit qu’on l’y cherche principalement dans les parties de pur enseignement, soit qu’elle résulte également pour l’esprit et pour le cœur des récits comme des préceptes. Dans ces deux hypothèses, de tels livres resteraient des livres sacrés. On voit d’avance, entre ces deux croyances extrêmes, d’ailleurs également compatibles avec la divinité du christianisme, combien peuvent se placer d’interprétations intermédiaires, servant à conclure pour ou contre l’orthodoxie, de telle ou telle église.

On suppose aisément que l’église catholique doit incliner vers une manière rigoureuse d’entendre l’inspiration. Cependant elle n’a pas adopté l’opinion outrée de quelques docteurs ; elle n’étend pas l’inspiration à la diction de l’écrivain sacré, mais seulement aux choses et aux pensées. Sur ces deux points, il n’y a pas d’erreur dans l’Écriture. Le secours que l’esprit reçoit d’en haut, indépendamment de toute révélation ou manifestation surnaturelle qui, lui communiquant une vérité jusque-là inconnue, serait l’effet d’un miracle particulier, peut n’être d’abord qu’une impulsion pieuse, une grâce divine qui anime et soutienne celui qui parle ou qui écrit dans ses efforts pour ne pas s’écarter de la vérité ; mais c’est là un genre d’inspiration qui ne garantit nullement l’infaillibilité, et qui peint, avoir été départi par exemple à l’auteur de l’Imitation de Jésus-Christ. Ce n’est pas l’inspiration proprement dite. Celle-ci est un secours surnaturel, qui, influant sur la volonté et l’entendement de l’écrivain, lui suggère au moins le fond, de ce qu’il doit dire. On ajoute à ce secours l’assistance du saint-esprit, qui le dirige dans l’usage de ses facultés, de telle sorte qu’il ne commette aucune erreur. Telle est l’inspiration qui règne dans toute l’Écriture sainte[2]. L’expression, le style et peut-être aussi l’ordonnance et la composition, mais non pas le choix des matières, paraissent dans ce système abandonnés, au moins en grande partie, à la liberté de l’esprit humain. Cette concession est grave, et elle conduirait fort loin, si l’église n’ajoutait aussitôt que le fidèle n’est pas libre d’entendre comme il veut les choses au point où l’écrivain a été libre de les dire. L’intelligence et le sens de l’Écriture résident dans la tradition catholique, et la tradition est dans les mains d’un dépositaire privilégié : c’est l’église catholique, apostolique et romaine. L’église est l’interprète unique de l’Écriture, interprète infaillible comme ses auteurs. L’église aussi est divinement inspirée, et, quoi qu’il en coûte de le dire, il s’ensuit que, l’église étant présente et vivante, son autorité est plus grande que celle de l’Écriture même. C’est la première qui garantit la seconde. Cette fatale conséquence n’est plus déniée par les apologistes de notre temps. Quant à la question de savoir où repose en fait l’autorité de l’église, si c’est dans l’église entière, le concile ou le souverain pontife, c’est-à-dire le suffrage universel le système représentatif ou l’absolutisme, on en discute. Le catholicisme a ce problème pour fondement.

On ne s’étonnera donc pas que l’inspiration des Écritures ait été entendue plus rigoureusement par les protestans que par les catholiques. Ceux-là croyaient avoir, comme ceux-ci, surtout dans les premiers temps de la réforme, besoin d’une règle de foi ; ils la trouvaient dans l’Écriture, dans l’Écriture seule. Rompant avec la tradition ou avec ce qui s’appelait de ce nom, rejetant l’autorité dogmatique de l’église romaine, ils n’avaient plus ni ne pouvaient avoir d’interprète attitré du divin livre. Ils en devaient naturellement affirmer davantage, exalter, amplifier l’autorité, et il est tout simple qu’ils aient été entraînés à ne la croire sainte qu’en la faisant absolue. Il a été soutenu que l’inspiration, c’est-à-dire à la fois la vérité parfaite et la divinité de la parole, s’étendait non-seulement aux faits et aux idées, mais au texte même, aux mots dont il se compose, et, comme on l’a dit, aux points et aux virgules, ce qui mettrait dans une condition fâcheuse et inférieure la foi de ceux qui ne savent ni le grec, ni l’hébreu, ni le syro-chaldéen.

C’était une précaution prise contre le danger d’une interprétation illimitée. En effet, par l’exemple de ses fondateurs, par son esprit, par son enseignement et sa pratique, la réforme, ne pouvait se défendre de rendre la conscience et la raison juges en dernier ressort de la vérité religieuse. Elle la voyait, cette vérité, dans les livres saints ; mais ces livres saints, elle avait commencé par en discuter l’origine au point d’en réduire le nombre. Ensuite ou en même temps elle en avait, sur des points nombreux et importans, modifié l’interprétation traditionnelle, l’interprétation reçue, et elle y avait substitué la sienne, puisée dans une étude nouvelle des textes. Elle pensait les avoir mieux compris, et elle ne se croyait plus avancée dans la vérité que parce qu’elle était revenue au sens légitime de l’Écriture, Avec un tel point de départ, c’était bien le moins qu’elle opposât aux dangers, ou, si on l’aime mieux, aux écarts possibles de l’examen en matière de foi l’inviolabilité et l’infaillibilité du livre. Elle a donc pu exagérer en ce sens et prodiguer en quelque sorte la divinité aux écrits qui l’attestent. Ce n’est pas tout : elle a cherché à poser une autre barrière dans la voie où elle était entrée. Ses premiers docteurs, ses premiers croyans s’étaient çà et là unis dans le même esprit et dans les mêmes dogmes. Ne fût-ce que pour se reconnaître, ils avaient en commun confessé leur foi. Ces confessions, écrites et consenties avec réflexion, avaient été offertes au monde comme des manifestes et des symboles. Elles avaient, quelques-unes du moins, rallié des nations entières. Devenues ainsi comme un texte légal de croyance, elles étaient à leur tour une interprétation légale. Elles constituaient une orthodoxie. Il serait facile toutefois de montrer que ni l’autorité littérale de l’Écriture, ni une orthodoxie conventionnelle ne pouvaient contenir la liberté de la conscience chrétienne à ce point que la foi protestante fût à l’abri de toute dissidence et de toute variation. les hommes qui, vers le temps de la renaissance, ont déclaré que la religion du moyen âge ne leur suffisait plus ont par là même annoncé qu’il pouvait y avoir progrès, non dans la vérité chrétienne, mais dans la connaissance de la vérité chrétienne, et que la religion, immuable dans son objet, ne l’était pas dans l’esprit des hommes. Si cette idée était une erreur, les protestans seraient bien malheureux, car ils l’ont scellée du plus pur de leur sang.

Avec des protestans, il semble qu’il y ait une manière bien simple de savoir ce que c’est que l’Écriture : c’est de le demander à l’Écriture elle-même : mais alors on est assez troublé de reconnaître que l’inspiration du texte de l’Écriture n’est enseignée comme un dogme ou affirmée comme un fait dans aucune page du Nouveau Testament. On n’allègue qu’un verset d’une épître de saint Paul dont le sens est au moins douteux, et qui, même traduit comme le veulent certaines versions protestantes, n’aurait pas avec évidence la portée qu’on lui attribué. Il est bon de citer ce passage, afin de faire voir de quelles difficultés peut être entourée, sur quels fragiles fondemens peut être appuyée l’interprétation des vérités chrétiennes, lorsqu’elle a pour base unique l’examen grammatical des textes. Je traduis littéralement sur la Vulgate. Saint Paul exhorte le Lystrien Timothée à demeurer ferme dans l’enseignement qu’il a reçu. « Tu sais, ajoute-t-il, de qui tu as appris, et que dès l’enfance tu as connu les lettres sacrées qui peuvent t’instruire pour le salut par la foi en Jésus-Christ. Toute écriture inspirée de Dieu est utile pour l’enseignement, pour le raisonnement, pour la rectification, pour l’éducation dans la justice (II Tim. III, 15, 16). » Cette signification de la Vulgate est adoptée ou confirmée par saint Hilaire, par Origène, par la Bible de Mons, et la traduction de Sacy, qui est la plus répandue en France, dit en conséquence : « Toute écriture qui est inspirée de Dieu est utile pour instruire, pour reprendre, pour corriger, et pour conduire à la piété et à la justice. » La dernière et remarquable version protestante de M. Albert Rilliet offre le même sens.

Cependant la version d’Osterswald, qui jouit d’une certaine autorité parmi les protestans, s’exprime ainsi : « Toute l’Écriture est divinement inspirée et utile pour enseigner, pour convaincre, pour corriger, pour instruire dans la justice. » Cette version, comme on voit, est assez différente de la première, et tout tient à l’insertion de la conjonction Centre inspirée et utile. Cette conjonction n’est pas dans la Vulgate, que suit de préférence notre église ; mais elle est dans les plus anciens textes grecs, et Richard Simon a soutenu contre Arnauld qu’il fallait y revenir. On conçoit que tous les partisans de l’autorité scripturale contre celle de l’église et de la tradition soient naturellement portés à se ranger à l’avis de Richard Simon ; mais je dois ajouter que M. l’abbé Glaire, qui n’est certes pas de leur parti, se prononce comme eux dans la question[3]. Parmi les éditeurs récens du Nouveau Testament, Lachmann est naturellement du même côté, tandis que Griesbach semble appuyer la leçon d’Origène[4].

L’ancien texte grec littéralement traduit devient ce qui suit : « Toute écriture est inspirée de Dieu et utile pour enseigner, etc. » Or cette proposition est évidemment fausse, ou du moins tellement exagérée qu’on ne sait comment l’expliquer, et, pour échapper à cette difficulté, les uns traduisent : « Toute l’Écriture est inspirée, etc., » ce qui n’est pas dans le grec ; les autres traduisent avec le cardinal Duperron : « Toute écriture inspirée de Dieu est aussi (en même temps) utile pour instruire, etc., » ce qui est un peu forcé. On voit combien est faible la base de la critique littérale pour ceux qui voudraient fonder sur un texte toute l’inspiration des Écritures. Il faut évidemment chercher d’autres autorités, c’est-à-dire recourir à une critique plus élevée et plus générale, car, en accordant que ces mots toute écriture se rapportent à ces lettres sacrées dans lesquelles l’apôtre vient de dire que Timothée a été instruit, il reste à savoir quelles elles sont. Or c’est tenter l’impossible que de vouloir déterminer quels sont les écrits dont saint Paul veut parler, et s’il s’agit de tout ou partie de la sainte Écriture, ou même d’ouvrages que nous avons perdus, car enfin nous n’avons pas tout ce qui peut avoir été écrit par les apôtres ou sous leurs yeux, et ils avaient tous reçu les mêmes dons. Il reste donc pour question unique, mais capitale, de savoir ce que veut dire une écriture inspirée de Dieu. Est-ce ce qu’on entendrait en disant qu’un écrivain sacré, que saint Bernard ou saint François de Sales, que l’auteur de l’Imitation est rempli de l’esprit de Dieu ? Est-ce ce qu’entendait le pape Jean XXII lorsque, dans sa bulle de canonisation de saint Thomas d’Aquin, il lui reconnaissait une infusion spéciale de Dieu ? Est-ce quelque chose de plus, est-ce quelque chose de moins ? Et serait-ce alors cette pensée plus simple que l’Écriture est l’expression écrite d’une révélation divine ? Voilà vraiment la question que l’Écriture elle-même n’a ni posée ni décidée, et comme cette locution de divinement inspirée, divinitus inspirata, se rend en grec par un seul mot, theopneustos, on appelle aujourd’hui la question que nous indiquons la « question de la théopneustie. »


II

On ne traite point ici du fond des choses, et ce n’est pas du christianisme, mais de l’interprétation de l’Écriture qu’il s’agit. On ne veut pas même, par l’artifice des conséquences extrêmes, tirer de la nécessité concédée d’une interprétation le droit d’examen illimité, et, parce que la raison et la conscience peuvent en définitive décider par là des choses de la foi, conclure que la raison et la conscience sont autorisées à tout faire, et que tout ce qu’elles peuvent, elles le doivent. Nul n’est plus convaincu que nous qu’en religion, comme en tout le reste, l’absolu ne convient pas à la nature humaine, et que les plus conséquens ne sont pas toujours les plus raisonnables. Nous voulons seulement rechercher quelle est la portée naturelle, nécessaire, de la doctrine de l’inspiration sainement entendue, puis faire connaître quel système d’interprétation en est récemment sorti dans les écoles protestantes et ne peut manquer d’exercer une sérieuse influence sur la science et l’intelligence de la religion.

J’ai déjà dit qu’ici je n’examine pas si l’Écriture est inspirée : je l’admets. Cela signifie qu’au moins pour le fond (l’expression n’est pas de moi) il n’y a dans l’Écriture que vérité ; mais qu’est-ce que le fond, et comment faut-il en juger la forme ?

On ne contestera pas que toute la religion, comme connaissance de Dieu, ne soit pas explicitement dans l’Écriture. La doctrine chrétienne n’y est pas tout entière, ou bien il ne faut entendre par doctrine chrétienne que la portion de vérité divine dont Dieu a jugé la révélation nécessaire à l’humanité. Les dogmes connus en supposent une foule d’inconnus. Point d’église qui n’enseigne que tout est plein de mystères. Si l’on voulait savoir comment sont possibles l’union et la distinction des personnes de la Trinité, comment s’accomplit le miracle de la présence réelle, ou seulement si l’on posait les problèmes fondamentaux de la théodicée, qu’aucun clergé ne défend d’examiner, la théologie scolastique elle-même, qui n’est pas timide, conviendrait que nous savons bien peu de chose sur ces questions, et que l’auteur des choses n’a pas voulu nous donner ici-bas la lumière qu’il réserve aux élus. L’Écriture est même conçue en général de telle sorte que, si l’on excepte peut-être quelques pages de saint, Paul, on y chercherait vainement l’enseignement didactique, d’une doctrine, l’exposition méthodique d’un seul des articles du catéchisme. L’église catholique est si convaincue de cette vérité, qu’elle défend de les y chercher sans un guide : elle interdit presque la lecture du texte, séparé du commentaire ; elle craint non-seulement que l’on comprenne mal ce qui y est, mais aussi qu’on y trouve ce qui n’y est pas. Or il y a des choses qui n’y sont pas et qui n’en existent pas moins. Il n’y a que vérité dans l’Écriture ; mais il n’y a pas toute la vérité, ou du moins elle n’y est qu’implicitement. Un chrétien doit être assuré qu’en ce genre rien ne s’y trouve qui ne s’accorde avec ce qui ne s’y trouve pas. La vérité évangélique est certainement conforme à toutes les vérités qu’elle suppose, mais qu’elle ne dit point. Cette conformité, nous pouvons l’affirmer, mais la montrer nous est impossible. Comment prouver que ce qu’on sait est d’accord avec ce qu’on ignore ? On peut dire que cet accord est nécessaire ; mais quel est-il ? Par la supposition même, on ne le sait pas.

Mais si on le savait, si on savait ce qu’on ignore, n’est-il pas vrai que l’on comprendrait mieux, que l’on connaîtrait mieux ce que l’on sait ? S’il nous est impossible de saisir la liaison du terme connu au terme inconnu, si nous ne pouvons nouer les deux bouts de la chaîne, pouvons-nous être sûrs, de connaître parfaitement même ce que nous connaissons, et, pouvons-nous garantir que la connaissance de l’inconnu ne modifierait pas notre, idée du connu ? Oui, si nous avons la certitude d’une connaissance parfaite, si nous sommes assurés de concevoir ce que nous savons exactement comme il est. Or c’est la confiance, c’est la certitude à laquelle prétend toute orthodoxie. Aucun croyant orthodoxe n’a la vanité de tout savoir ; mais il est persuadé qu’il n’y a point d’erreur dans ce qu’il croit, ou si, par humilité il n’ose répondre de lui-même il répond sans hésiter de la vérité du dogme, qu’il le lise dans l’Écriture, dans une confession de foi ou dans l’enseignement de son église.

La question qui se poserait serait donc celle-ci : — est-il vrai, est-il possible que la vérité soit exprimée sans mélange d’erreur dans le langage humain, et qu’ainsi exprimée, elle soit comprise sans mélange d’erreur ; par l’esprit humain ? — Nous indiquons seulement cette question générale, et nous nous en tenons à notre question particulière. L’écriture inspirée, c’est-à-dire divinement vraie pour le fond, a été humainement écrite. La vérité y est exprimée dans les formes de la pensée humaine, dans les conditions du langage humain. Ceci n’est ni une critique ni une opinion, c’est un fait aussi clair que le jour. Or je pourrais sans discussion en conclure une imperfection nécessaire, une inexactitude obligée, et affirmer que la vérité du fond qu’elle contient est compromise, altérée à un certain degré par sa forme, et plus compromise, plus altérée encore dans notre intelligence, qui la reçoit : d’où il suit que l’inspiration infaillible, en ce sens que la signification véritable du texte est pure de toute erreur, ne garantit pas l’infaillibilité du texte même, c’est-à-dire ne garantit pas un texte exempt de toute possibilité d’erreur, ni la parfaite vérité d’une interprétation quelconque.

C’est en effet une des conditions du langage d’être l’expression partielle et successive de la réalité. Il ne dit pas tout à la fois, et ce qu’il dit, il le dit isolément, séparément, en sorte que chaque phrase et presque chaque mot semblent avoir une signification absolue. Nous en dirions donc toujours trop ou trop peu, si la suite de ce que nous avons à dire ne devait modifier ce que nous avons dit. Dans le récit, la succession des faits et des jugemens qui les qualifient complète l’expression de la vérité. Dans l’exposition, la liaison s’établit par l’induction ou la déduction, et c’est ainsi que la diction se rend de plus en plus égale à la vérité. Tout le monde n’en sait pas moins que rien n’est plus difficile que d’établir une équation juste entre le fait et la pensée, entre la pensée et le langage. L’équation n’est jamais qu’approximative, et il y a une imperfection indomptable dans toute œuvre de l’esprit et de la parole.

Il ne faut pas dire que cette imperfection affecte éminemment la diction de l’Écriture. Je suis beaucoup moins sévère que certains critiques, d’ailleurs parfaitement orthodoxes. Le style des écrivains sacrés a souvent été abandonné à la critique. Tantôt c’est la correction dont on a fait le sacrifice. Le père Perrone ne désapprouve pas les théologiens qui allèguent contre l’inspiration verbale les solécismes de la langue apostolique. Enfin on pourrait citer des critiques du XVIIe siècle qui s’exprimaient avec une singulière rigueur sur le défaut de beauté classique de l’Évangile lui-même. Quant à nous, les solécismes nous touchent peu ; le purisme littéraire nous paraît ici hors de saison, et nous sommes convaincu que le Nouveau Testament, plus académiquement rédigé, portant moins les caractères de la vérité, serait armé d’une moindre puissance persuasive. Nous ne pouvons cependant soutenir que le style du livre sacré soit le plus propre à prévenir toute méprise et à donner à la narration et surtout à l’exposition cette exactitude lumineuse qui indique chez l’écrivain, qui produit chez le lecteur la claire connaissance. Les vérités de la foi en particulier y sont exprimées en passant, tantôt avec mystère, tantôt par allusion, quelquefois sous une forme figurée. Le but de l’écrivain sacré n’est pas évidemment un enseignement doctrinal. Il s’adresse à l’imagination, au cœur, à la conscience ; il ne cherche pas précisément à convaincre l’entendement. Il serait certainement facile d’imaginer, et on l’a tenté dans toutes les églises, une manière de révéler soit l’existence de la Trinité, soit la présence réelle dans l’eucharistie, qui eût coupé court à toute dispute entre les chrétiens. Or il n’en est pas ainsi, et les théologiens en donnent plusieurs raisons ; mais le fait n’est contesté par aucun, et nulle église n’en est plus persuadée que la nôtre, puisqu’elle met en garde contre la lecture de la Bible, si l’on n’y est bien préparé, ou même si l’on ne s’y aventure dans la compagnie d’un bon guide. On approuve à Rome cette pensée du comte de Maistre : « Lue sans notes et sans explications, l’Écriture sainte est un poison. »

Une telle énormité ne convient qu’aux esprits sans mesure et sans scrupule, et nous n’allons pas jusque-là ; mais nous disons qu’indépendamment de l’insuffisance radicale du langage humain, la diction biblique, même évangélique, n’évite nullement des tours, des mots et des tropes qui peuvent aisément engendrer l’erreur dans un esprit que n’en préserve pas une instruction solide ou une ferme raison. L’Écriture ne s’interdit point l’équivoque, l’hyperbole, la métaphore, enfin des moyens de style qui peuvent plaire, qui produisent même des beautés littéraires, mais dont l’emploi n’est pas moins une concession à l’infirmité de l’esprit humain.

Saint Pierre a dit : « En toute nation, celui qui craint Dieu et qui pratique la justice est agréable à Dieu. » Si ces belles paroles, séparées des circonstances dans lesquelles elles ont été prononcées, étaient prises dans leur sens le plus simple et le plus général, elles ramèneraient la révélation à la religion naturelle. Or comme elles ne peuvent avoir cette portée, il faut bien qu’elles soient enveloppées d’une certaine ambiguïté, et ne doit-on pas l’attribuer moins à un défaut de justesse d’esprit dans celui qui les a écrites qu’à l’imperfection radicale tant de la pensée que du langage ?

Je n’oserais dire, quoique ce soit l’avis de beaucoup de théologiens, qu’une certaine obscurité a été laissée à dessein sur de certaines vérités, souvent les plus hautes et les plus importantes. Dans ce cas, l’équivoque ne serait nullement une faute de style ; elle serait la preuve d’un art dont le secret m’échappe et dont je n’oserais approfondir les raisons. Pourtant qu’elle s’y rencontré, et qu’elle couvre d’un nuage les dogmes les plus augustes, c’est ce que prouvent dix-neuf siècles de discussion sur les mêmes passages. Je suis loin de contester que la divinité du Christ ou la notion correcte de l’eucharistie se trouve dans l’Évangile ; mais nier que des hommes intelligens et sincères n’aient pas su l’y voir serait manquer soimême d’intelligence et de sincérité, et cela seul prouve que ces dogmes fondamentaux n’y sont pas exprimés avec la même clarté que l’est par exemple la distinction de l’esprit et du corps dans Descartes, ; ou dans Leibnitz la réduction de la substance à la force. Sans multiplier les exemples et citer des expressions qui pourraient être attribuées au tour individuel de l’esprit de l’écrivain, rien n’est plus important et plus correct que cette proposition : « il y a beaucoup d’appelés et peu d’élus. » Il faut cependant que le sens en soit bien équivoque, puisque Massillon en a tiré ce redoutable sermon sur le petit nombre des élus dans la terreur duquel était élevée, il y a cinquante ans, toute la jeunesse chrétienne, tandis que, plus heureux, nos jeunes contemporains ont entendu de plus consolantes assurances, grâce à l’éloquent successeur de Massillon que vient de perdre la chaire apostolique[5]. Et chose remarquable, ni l’évêque de Clermont ni le père Lacordaire n’ont été désavoués par l’église. Le point si important des chances de l’autre vie et des conditions du salut est une de ces questions ouvertes auxquelles s’applique la maxime : — in dubiis libertas.

La métaphore ou, pour parler d’une manière plus générale, le style figuré est partout dans l’Écriture, et même on nous enseigne que la Bible est une figure perpétuelle. À ne considérer que l’élocution, la figure est un des moyens d’effet dont usent le plus heureusement les grands écrivains ; et rien n’est plus propre à récréer l’esprit quand elle est ingénieuse, à saisir l’imagination quand elle est grande et belle. On ne pourrait cependant prétendre qu’elle soit l’expression la plus exacte de la vérité. Elle sert bien quelquefois à nous en donner une certaine idée quand il est impossible ou trop difficile de la donner plus juste par l’expression : directe ; mais ce n’est jamais qu’une approximation qu’il faut se garder de prendre à la rigueur. Tout le monde sait que, dans toutes les recherches qui ont pour objet la vérité, dans toutes les sciences, rien ne demande plus de précaution que l’emploi du style figuré, et que s’il est impossible de s’en abstenir absolument, il est prescrit de n’en user qu’avec défiance. Le langage figuré n’est permis et nécessaire que parce qu’il y a des cas où l’écrivain se sent hors d’état d’indiquer autrement sa pensée, ou bien parce que l’auditeur est plus accessible au langage de l’imagination qu’à celui de la raison, ou bien enfin parce qu’il est des choses qui ne se laissent pas représenter autrement ; mais aucun de ces cas n’est précisément à la gloire de l’esprit humain. C’est une de ses faiblesses que de ne pouvoir toujours être mis en contact avec la vérité même. Et ce dont l’emploi atteste les lacunes et les infirmités de notre esprit ne peut être sans danger pour la sûreté et la certitude de nos conceptions et de nos connaissances.

Le sens d’une expression figurée est d’une élasticité telle que les plus habiles maîtres se sont permis les interprétations les plus hasardeuses. Quoi de plus clair que le verset proverbial de la Genèse sur la création de la lumière ? Si ce n’est qu’il doit être mis d’accord avec quelques explications scientifiques, le sens direct paraît évident, et il a toujours passé pour satisfaire pleinement l’esprit. Eh bien ! saint Augustin est d’avis que le fiat lux exprime la création des anges, parce qu’ils sont enfans de lumière, et il en donne plusieurs raisons ingénieuses en se félicitant de l’obscurité du langage divin, divini sermonis obscuritas. Il faut que la métaphore soit prodiguée avec bien de la hardiesse dans l’Écriture pour qu’un père de l’église du rang de saint Augustin l’ait retrouvée là.

Quant à l’hyperbole, on est dispensé de prouver qu’il y a en elle quelque mensonge, et que cette figure de rhétorique n’est pas destinée à donner l’exacte vérité, puisqu’elle l’exagère. Il est donc trop facile d’y être trompé et de ne savoir pas faire la part du vrai et du faux qu’elle contient en même temps. Il n’est peut-être pas de tour oratoire qui dénote davantage la faiblesse de notre esprit, car elle n’a pu être introduite et autorisée que par l’expérience de notre malheureux penchant à ne pas nous contenter de la vérité pure, et de cette mobilité passionnée qui exige de qui nous instruit qu’il nous trouble pour nous convaincre, et nous trompe pour nous éclairer. Or rien n’est plus commun que cet artifice du langage dans les livres saints. La comparaison de l’aiguille et du câble exprime évidemment l’impossibilité du salut des riches, et veut dire seulement que les riches, pour être sauvés, ont à surmonter plus de tentations dangereuses. Dans cette parole : « celui qui ne hait pas son père et sa mère, sa femme et ses enfans, ses frères et ses sœurs et même sa propre vie, ne peut être mon disciple ; » si l’on ne sait reconnaître une hyperbole, une expression forte calculée pour déterminer les fidèles à de grands sacrifices, à quelles conséquences n’entraînerait-elle pas un esprit faible ! Molière nous l’a dit, voici ce qu’Orgon en conclut :

Il m’enseigne à n’avoir d’affection pour rien,
De toutes amitiés il détache mon âme,
Et je verrais mourir frère, enfans, mère et femme,
Que je m’en soucierais autant que de cela.

Le récit, d’ailleurs très mystérieux, de la tentation du Christ nous dit qu’il fut transporté sur une montagne d’où il put voir tous les royaumes de ce monde ; or cette montagne n’existe pas et n’a jamais existé : c’est donc ici une hyperbole pour désigner quelque hauteur d’où l’on voyait une partie des petits royaumes de la Palestine, ou une métaphore pour exprimer comment toutes les grandeurs du monde peuvent être mises sous les yeux de l’âme par cette sorte de mauvais génie qui nous obsède.

C’est en dire plus qu’il ne faut pour prouver que la doctrine de l’inspiration infaillible laisse subsister dans l’Écriture tant de causes d’erreur, tant de difficultés et d’obscurités décevantes, que le plus convaincu de la divinité du témoignage ne pourrait encore s’y abandonner avec une entière sécurité, et que la foi, en tant qu’elle implique une certaine connaissance des choses invisibles, ne découle pas comme une conséquence pure et simple de la lecture de la Bible. Puisque nous y trouvons tant d’ambiguïtés, tant de points qui mettent notre jugement en balance, comment ne pas reconnaître que nous aurions besoin de l’inconnu que l’Écriture nous refuse pour bien comprendre le connu que nous lui devons ? Ce que nous savons par elle est encore si obscur que nous ne pouvons être certains que notre manière de la concevoir et de l’expliquer soit pleinement d’accord, avec les vérités que nous ignorons, et ne serait pas subvertie ou modifiée, si nous venions à les connaître. Voilà pourquoi humainement parlant, c’est-à-dire si l’on n’est éclairé d’une manière surnaturelle, un scepticisme inévitable pèse sur l’intelligence mise toute seule en présence de la révélation biblique.


III

C’est ici que se montre cette sagesse pratique qui a si longtemps caractérisé l’église romaine. Cette lumière surnaturelle, elle nous l’offre. Entre l’Écriture et nous, elle place une interprétation qui est la tradition, un interprète qui est elle-même. L’inspiration scripturale, quoique surnaturelle, était un miracle insuffisant pour engendrer l’infaillibilité ; mais elle est doublée d’un autre miracle, l’inspiration de l’église. Les deux miracles se complètent et se garantissent l’un l’autre. Si vous croyez à tous deux, vous dormez en paix. Vous ne possédez pas toute la vérité, vous ne la possédez peut-être pas sans erreur ; mais qu’importe ? Vous êtes à la source, et vous n’avez qu’à vous incliner pour y puiser. Dans les catacombes de Rome, parmi les rares emblèmes chrétiens qu’un crayon novice osait y tracer, on en voit un qui se représente plus d’une fois : c’est Moïse frappant de sa verge le rocher d’où jaillit une eau vive, et tout indique que cette image désigne l’ouverture de la source de la foi et, selon tous les interprètes, la fondation de l’église. Oui, l’église est le rocher, l’église est la source, et c’est elle qui désaltère l’humanité haletante dans sa longue marche à travers le désert du monde.

L’église n’aime pas à se défendre toujours en invoquant des miracles. Souvent elle a réduit le don d’inspiration qu’elle aurait reçu à un fait qui pourrait même être arrivé naturellement. Ce fait serait qu’elle a été fidèle, sans déviation, sans interruption, à la tradition primitive. Pour attester la vérité chrétienne, elle n’a pas eu besoin d’une révélation surnaturelle ; il suffit que, par une grâce divine, elle ait conservé la mémoire. Quand elle prononce en juge de la foi, elle ne découvre rien de neuf ; elle ne résout qu’une question de fait ; elle atteste ce qu’on a cru toujours et partout, quod semper et ubique. Ceci suppose d’abord que la tradition n’a jamais été interrompue, et que non-seulement le christianisme n’a jamais varié, mais que dès le premier jour il a été tout entier, et que l’église n’a jamais eu rien à apprendre. Aussi Bossuet n’hésite-t-il point à dire que Dieu ne révèle pas de nouvelles vérités qui appartiennent à la foi catholique. « Nous donnerons, ajoute-t-il, pour règle infaillible reconnue par les catholiques des vérités de foi le consentement unanime et perpétuel de toute l’église, soit assemblée en concile, soit dispersée par toute la terre et toujours enseignée par le même saint esprit. » Cette règle, qui pratiquement paraît la plus sûre, a cet inconvénient qu’elle ne donne aucun moyen de résoudre les questions qui divisent l’église, puisque la solution en devrait être cherchée dans le consentement unanime et perpétuel. Par exemple, Bellarmin avoue que la supériorité du pape sur le concile continuait encore de son temps à faire question dans l’église catholique. La question ne pourra donc jamais être décidée, car jamais l’église ne pourra déclarer qu’elle a toujours été d’accord sur ce qui l’a divisée jusqu’à la veille du jour où elle affirmerait le contraire. Ainsi la règle de l’unanimité perpétuelle n’aurait pas permis de statuer sur l’immaculée conception. Il faut donc inventer une autre règle. Cela prouve qu’on ne saurait penser à tout. Quand le pape Jean XXII, dans une bulle solennelle, déclarait que saint Thomas avait fait autant de miracles qu’il avait écrit d’articles, il oubliait qu’au nombre de ces miracles était l’article où l’immaculée conception était contestée.

L’inspiration qui fonde l’infaillibilité de l’église doit donc s’élever à quelque chose de plus que de la guider dans la constatation du fait de l’ancienneté d’une créance déterminée ; elle ne crée pas des vérités, mais il faut qu’elle en découvre. L’exemple mémorable donné récemment de la promulgation d’un dogme vient en aide à une théorie qui a été soutenue de nos jours, par deux des plus habiles docteurs de l’église, Moehler et le père Newman, la théorie du développement appliquée au christianisme. En tout cas, il n’y a rien là qui diminue la hauteur et le prix du don merveilleux dont l’église se croit dépositaire. Il faut bien en effet se rendre compte du privilège qui en résulte pour elle. Saint Augustin, au rapport de Bossuet, disait que sans l’autorité de l’église il ne croirait pas à l’Évangile, et Bossuet lui-même discutant avec Claude, que dit-il ? « Nous convenons que Dieu se sert de l’église et de l’Écriture. Notre question est de savoir par où il commence : si c’est par l’Écriture ou par l’église ; si c’est, dis-je, par l’Écriture qu’il nous fait croire à l’église, ou si c’est plutôt par l’église qu’il nous fait croire à l’Écriture. Je dis que c’est par l’église que le saint-esprit commence. », Ainsi l’interprétation de l’église a plus d’autorité que l’Écriture sans l’église, et la raison en est évidente, l’autorité de l’Écriture toute seule n’est que l’autorité de celui qui la lit.

Il est donc assez naturel que l’église, en masse si l’on est démocrate, dans ses chefs si l’on est gouvernemental, ait plus d’autorité interprétative que la raison de l’individu ; mais de cette attribution justifiée par des considérations pratiques comme celle des tribunaux et des magistratures à l’infaillibilité fondée sur l’inspiration, il y a loin. De cette prérogative surhumaine, l’église ne donne aucune preuve ; elle n’en peut naturellement donner aucune autre que sa propre assertion. Il faut la croire sur sa parole, c’est-à-dire croire déjà à son infaillibilité, pour croire à son infaillibilité. Jamais pétition de principe n’a été plus flagrante. L’inspiration divine de l’église est un de ces miracles d’un genre particulier qui s’affirment, mais qui ne se voient pas, qui n’ont jamais été vus, qui ne peuvent pas l’être. Quand l’église veut bien citer l’Écriture pour établir son droit, c’est l’Écriture comme elle l’interprète. Son interprétation de l’Écriture est donc donnée pour preuve de son droit de l’interpréter ; on n’y croit donc que parce qu’on veut y croire. Et en parlant ainsi je ne pense pas affaiblir le motif de la foi. C’est une foi très sérieuse, très efficace, très répandue, que la foi volontaire, et, à ne considérer que les faits, c’est un des principes les plus actifs et les plus puissans non-seulement de l’esprit humain, mais de toute la nature humaine.

Maintenant quelle est la valeur de cette foi pour la science ? et quand on raisonne, qu’en faut-il conclure ? C’est tout autre chose. Il est clair que ce qui décide la question par la question ne peut beaucoup peser pour la philosophie. D’ailleurs cette étude n’a été entreprise que pour traiter de la matière de l’inspiration avec des protestans. Ceux-ci apparemment ne croient pas à l’inspiration de l’église de Rome, ils ne croient qu’à celle de l’Écriture. Nous avons vu combien ce mode de révélation de la vérité laisse subsister de problèmes. Voyons comment peut les dénouer la raison chrétienne délivrée du joug d’une autorité immobile qui donne ses volontés pour des vérités.

Du moment que les protestans récusaient l’autorité de l’église ou du moins de la hiérarchie établie et de son chef, l’inspiration de l’Écriture n’avait plus, pour ainsi dire, qu’à faire son chemin elle-même. C’était à elle en effet de se communiquer au fidèle, défaire pénétrer un de ses rayons dans l’âme, et de l’éclairer comme étant la parole de celui qui est venu redoubler la lumière dont il avait éclairé le monde dès le commencement. En effet, il n’est point de protestant qui n’admette que la vérité sous la forme de la foi dans le Christ se révèle à l’homme qui lit l’Écriture dans une bonne intention ; mais, ce point mis à part, la question de l’interprétation demeure tout entière. Les auteurs de la réformation étaient par le fait même de nouveaux interprètes de l’Écriture ; la réformation n’était elle-même qu’une interprétation nouvelle, et par là elle supposait et constatait en principe la liberté d’interpréter. Qu’elle ait posé des limites à cette liberté, c’était chose fort naturelle ; il est rare que des hommes sensés veuillent en aucune chose, et surtout dans les choses sociales, d’une liberté illimitée. L’absolu ne va pas mieux à la liberté qu’au pouvoir. Les bornes que les premiers réformateurs ont mises en général à la liberté d’interprétation ont été celles-ci : d’abord ils ont entendu généralement revenir à l’interprétation primitive ; ils ont soutenu ou du moins supposé qu’ils avaient retrouvé la foi des siècles apostoliques, et par là ils ont, sous quelques rapports, subordonné la pureté de la foi à des recherches historiques. En second lieu, une fois en possession d’un certain nombre d’articles de croyance auxquels s’étaient successivement réunies des populations entières, ils les ont naturellement rédigés en symboles. Une convention écrite paraissant nécessaire à la formation de toute société, il n’en est aucune qui n’ait fini par écrire sa loi. Ainsi les destructeurs de l’ancienne orthodoxie ont été ramenés à l’idée d’une orthodoxie qui leur fût propre, c’est-à-dire d’une confession de foi qui fût tenue pour définitive, et qui devînt autant que possible la ; règle immuable des nouvelles églises. Il était seulement évident, par les circonstances mêmes de leur origine, que ces nouvelles formes du christianisme ne pouvaient prétendre à toute l’inflexibilité dont se glorifiait le catholicisme. Elles ne se perdaient pas dans un obscur passé. On aurait pu dire aux consistoires, aux églises qui les défendaient contre l’instabilité, ce que Royer-Collard disait à nos chambres représentatives : .« Vous, pouvoir écrit et qui vous êtes vu écrire ! » L’antiquité obscure de l’origine est ce que les hommes ont eu longtemps du penchant à nommer légitimité, prérogative très efficace tant qu’elle n’est pas contestée. Elle manquait à tout pouvoir gardien de l’interprétation des livres saints selon la réforme. En vain prétendait-on faire remonter ce nouveau commentaire à la foi des premiers siècles : c’était une question d’érudition et de critique, dont la solution ne pouvait à aucun titre être consacrée comme un dogme indiscutable, et il semblait que l’œuvre des nouveaux réformateurs fût toujours à recommencer.

Qu’avaient-ils fait en réalité ? Ils avaient révisé les décisions du temps, et, relisant avec des yeux nouveaux l’antique testament de la foi du monde, ils avaient, dans la sincérité de leur cœur, autrement compris le texte sacré. Aucune autorité ne les enchaînant au respect des altérations ou des interpolations qu’ils y croyaient apercevoir, ils les avaient rejetées sans scrupules. L’authenticité même des écrits leur avait paru susceptible d’un nouvel examen, et, trouvant que le catalogue des livres saints avait varié (Leibnitz du moins croit en avoir convaincu Bossuet), ils l’avaient refait. Que dans ce travail raisonné, fort analogue aux travaux de l’archéologie, de la philologie, de la critique, ils aient porté au XVIe siècle une foi vive et profonde, la haine seule peut le leur disputer dans son aveugle injustice ; mais à une confiance entière dans la parole de Dieu ils joignaient nécessairement une certaine liberté de penser sur la teneur, le sens, la portée de cette parole. En voulant cordialement épurer et affermir la croyance, ils perdaient le droit de fonder avec une parfaite conséquence une orthodoxie impérative et inflexible, et leurs synodes, en votant des symboles, ne pouvaient leur décerner que cette autorité extérieure et toujours au fond provisoire que le pouvoir civil prête à ses décrets. Ils ont pu être respectables et respectés comme le sont les lois qu’on doit observer, mais auxquelles la conscience et la raison ne sauraient être obligées de souscrire. Comment empêcher le chrétien évangélique d’étudier de nouveau ces Écritures qu’on lui prescrivait de lire et de méditer sans cesse, de les comprendre suivant les lumières de son esprit, et, s’il y voyait sincèrement autre chose que ce qu’y découvraient ses prédicateurs, de les soumettre à un examen plus réfléchi, de remettre à son tour en discussion la pureté des textes, la canonicité des écrits, la validité des explications, le sens des métaphores, la nature et le degré de l’inspiration ? Cela devait arriver ainsi, et cela est arrivé. Même pour le plus simple des fidèles, en pays protestant, la lecture de la Bible, c’est-à-dire la pratique la plus essentielle de la religion, est une continuelle exégèse : exégèse humble et modeste, volontairement contenue dans les limites des confessions de foi au sein de la plupart des familles ; exégèse novatrice et hardie, soit quand les passions suscitées par un prédicateur indépendant ou (par des circonstances provocantes font éclore des sectes nouvelles, comme des essaims à la chaleur du soleil, soit, en temps plus calme, dans l’enceinte studieuse où la science et la méditation enhardissent l’esprit et changent le cours des idées. C’est ce qu’on a pu observer en Allemagne et en Angleterre à des époques déjà éloignées, et dont nous parlons en France sans beaucoup les connaître. Ces mouvemens intérieurs se sont ralentis et même calmés tout à fait dans le cours du dernier siècle. À l’exception de Wesley et de Wakefield suscitant le méthodisme en Angleterre, de Spenher provoquant le piétisme en Allemagne, on ne peut guère citer, pendant une assez longue période de nouveautés chrétiennes dans ces deux grandes sociétés protestantes ; encore le méthodisme et le piétisme ont-ils un caractère plus religieux que dogmatique, et s’adressent-ils bien plus aux sentimens qu’aux idées. L’impulsion du XVIIIe siècle poussait les esprits en dehors du christianisme, et nullement à un travail intérieur au sein du christianisme. Le rationalisme se tournait contre l’Écriture, au lieu de s’appliquer à l’Écriture. Si, dans la positive Angleterre, l’indifférence n’arrivait pas à l’incrédulité déclarée, elle se reposait sous la protection et dans la torpeur de la religion officielle, tandis que l’Allemagne, de Lessing à Kant et, je pourrais dire, à Goethe, a marché, enseignes déployées, dans le champ de la liberté de penser. Mais à côté de cette direction purement philosophique, une autre direction s’est prononcée, dont on pourrait chercher l’origine dans l’influence de Schleiermacher. Sans qu’il soit possible de lui décerner des lettres d’orthodoxie, le platonicien, le panthéiste, le mystique a fini par ramener les esprits dans une carrière de méditation évangélique où la rivalité de l’école historique contre l’école métaphysique leur a fait faire encore de nouveaux pas. La religion a pris, aux yeux même des fidèles, le rang et le caractère d’une science, mais d’une science dans laquelle l’érudition et la critique ont à jouer un grand rôle, puisqu’elle a pour objet des livres et une histoire. Nous avons vu s’opérer parmi nous une révolution qui offre quelque analogie avec celle-là dans la manière de considérer la philosophie. Quant à l’Angleterre, quoiqu’on ne doive pas attendre d’elle cette fécondité de renouvellemens intellectuels qui signale la pensive Allemagne, on peut dire que depuis Coleridge il s’y est manifesté, au sein des sectes ou des écoles épiscopales et dissidentes, un certain réveil de la critique qui a suivi de près le réveil de la foi, et qui, après d’autres productions remarquables, a enfin mis au jour ces Essays and Reviews qui, depuis plus d’un an, sont l’entretien du public religieux.

Ce serait un tableau très curieux et très instructif que celui des travaux de la critique chrétienne dans le sein du protestantisme germanique ; mais la science nous manque pour en tenter même une esquisse, et il est temps de revenir aux écrivains français qui semblent destinés à propager dans notre pays cet esprit d’investigation biblique qui nous donnera nos Neander et nos Bunsen. Ceux dont j’ai cité les noms au commencement de cette étude conviendraient eux-mêmes que le vent qui vient de la rive droite du Rhin a soufflé sur eux, et qui ne sait aujourd’hui que dans aucune partie du savoir humain on ne peut être au niveau de son siècle, si l’on ignore l’Allemagne ? Il ne serait même pas juste de présenter ceux-là comme les seuls ou même comme les premiers en date des membres de nos églises protestantes qui aient fait preuve d’un savoir indépendant dans l’appréciation des monumens et des doctrines de la religion évangélique ; mais, par la nature de leur esprit et par le mérite de leurs ouvrages, ils paraissent très propres à représenter et à caractériser une école nouvelle qui certainement n’est pas sans avenir.

On a vu plus haut quel champ s’ouvrait à l’interprétation, même sous l’empire de la doctrine orthodoxe de l’inspiration ; mais pour celui qui n’est pas enchaîné par les décrets d’une autorité constituée, on devine combien ce champ peut s’agrandir encore. L’interprète libre et qui ne se propose que d’entendre et d’adorer la parole en esprit et en vérité, comme elle le dit elle-même, qui ne se croit pas tenu d’en mettre l’explication d’accord avec une tradition, et une doctrine officielles, qui ne cherche qu’à satisfaire sa conscience et sa raison, se sent singulièrement à l’aise en présence de ces diverses questions. — Comment l’équivoque doit-elle être éclaircie ? Comment l’hyperbole peut-elle être réduite ? Comment la figure doit-elle être comprise ? — Il fait plus, il trouve des ambiguïtés, des exagérations, des métaphores là où l’on n’en avait pas vu avant lui. Et comme l’exemple même des auteurs de la réforme l’autorise à contrôler soit l’exactitude des textes, soit la canonicité des livrés, il en juge comme il ferait de tout autre monument de l’antiquité, et se donne tous les droits du philologue et du critique ; mais alors il ne tarde pas à examiner la doctrine même de la théopneustie. Après avoir réduit le nombre des livres canoniques, c’est-à-dire des livres inspirés, il se demande si les livres inspirés eux-mêmes sont pour cela infaillibles, et si des ouvrages qui présentent tant d’obscurités, qui prêtent autant à la sagacité du commentateur, ne doivent pas être étudiés comme des livres ordinaires, dont ils ont toutes les apparences. Alors ils ne seraient plus inspirés qu’en ce sens qu’ils contiendraient une doctrine inspirée. Il n’y aurait en eux de divin que la religion dont ils sont les monumens. Les discours du Christ respirent l’esprit de Dieu ; mais ils ont été conservés et transmis comme la mémoire ou la pénétration de ceux qui les ont entendus, rapportés, recueillis, traduits, en a conservé ou saisi l’expression. On voit donc comment la question de la théopneustie a pu devenir fondamentale, et comment elle est le point de départ de la théologie dissidente de MM. Scherer et Colani.


IV

Ce n’est pas le lieu d’exposer les points importans sur lesquels ils ont pu répandre de nouvelles lumières ou provoquer des discussions utiles. Il suffira de dire que leur première pensée a été de se placer entre deux extrêmes, l’orthodoxie et le rationalisme. Pour eux, l’orthodoxie est la prétention de déterminer une fois pour toutes et d’autorité une interprétation de l’Écriture, une doctrine complète du christianisme en dehors de laquelle il n’y ait pas de salut ou du moins pas de vérité. Le rationalisme est pour eux la prétention de ne puiser que dans la raison pure ou dans la lumière naturelle tout ce que l’on doit croire et penser sur le monde invisible, sur Dieu, sur nos devoirs envers lui, de réduire en un mot toute religion à la théologie philosophique, et de la placer en dehors de toutes les traditions et de tous les monumens de l’histoire. Entre le rationalisme et l’orthodoxie, ils trouvent la religion réelle de l’humanité. Elle repose sur des livres et sur des événemens. L’école critique et historique ne peut ni se dispenser ni s’interdire d’étudier les uns et les autres. Or, suivant eux, de cette étude faite avec sincérité, avec conscience, avec abandon, il résulte deux effets différens, mais qui, même en se séparant, ne s’excluent pas l’un l’autre. L’un de ces effets est un état de l’âme qu’on ne peut définir qu’en l’appelant de son nom, la foi. C’est la croyance au Christ, c’est la confiance dans son enseignement, dans ses promesses. C’est une communion en esprit avec sa personne et sa vie qui devient la règle et la lumière de la conscience. L’autre effet, moins général et d’une importance moins pratique, ne se produit que dans l’intelligence. C’est, surtout pour les esprits cultivés et investigateurs, cette curiosité éclairée qui est le mobile de la science et l’âme de la critique : c’est un besoin rationnel de ramener, autant qu’à la distance des siècles la chose est possible, à sa vérité l’histoire et la doctrine de celui qui règne dans l’âme par la foi, et dont la présence sur la terre a changé le monde. De ces deux points, la foi et la science, le second surtout a été l’objet de la Revue de théologie et de philosophie chrétienne, Il est aussi traité de préférence dans les deux volumes qu’ont publiés l’un M. Scherer, l’autre M. Réville. Pour ceux même que ces graves sujets n’attirent pas, et par la plus singulière de nos inconséquences le nombre en est grand, la lecture des morceaux qui composent l’un et l’autre recueil serait remplie d’un vif intérêt. Il me semble qu’ils y trouveraient beaucoup de nouveauté. C’est un monde nouveau que le monde chrétien découvert et décrit par la critique moderne.

Il ne nous appartient pas de décider où est la vérité, mais le noble amour qu’elle inspire nous paraît empreint dans tout ce qu’a écrit M. Scherer. Il est difficile de montrer à un plus haut degré cette impartialité de l’esprit sans laquelle il faut se résigner à parler de tout sans rien comprendre et à juger sur l’inconnu. L’auteur a les meilleures qualités du bon écrivain, et il nous semble que son talent, se dégageant des formes de la controverse, gagne tous les jours en souplesse et en élégance. Ses excursions dans le domaine de la critique littéraire ont été des plus heureuses, et ce genre, traité de nos jours avec tant de supériorité, me parait singulièrement convenir à la sûreté de son goût, à l’indépendance et à la délicatesse de son esprit. Il saura s’y montrer sévère et flexible, aimant le talent malgré les opinions, sensible au beau en restant fidèle au vrai. Le mélange de ses essais critiques avec ses essais théologiques donne à son livre une variété qui le recommande à des lecteurs divers, et ceux-là mêmes que le nom seul des discussions dogmatiques épouvante prendront sans trop d’efforts une idée de l’esprit général de la nouvelle école exégétique et religieuse dont M. Scherer est un des plus habiles et des plus intéressans interprètes.

Quoiqu’il ne s’y montre assurément pas étranger aux systèmes de la philosophie contemporaine, il est certain qu’il appartient, ainsi que son école, à l’esprit historique et critique qui, dans les diverses branches des sciences morales, tend à se substituer à cette manière abstraite et logique de considérer les choses qui avait longtemps paru le partage préféré du génie français. La philosophie de Hegel elle-même, avec ses apparences toutes métaphysiques, n’est, à le bien prendre, qu’une tentative d’introduire la méthode de l’histoire dans le champ de la spéculation, et, pourvu que cette nouvelle façon d’envisager les choses n’ait pas pour résultat, ce que je ne crains pas avec M. Scherer, de nous rendre si amoureux des faits que nous en contractions quelque indifférence pour les droits, je suis prêta reconnaître qu’il y a là une source abondante pour la pensée et pour le talent. Peut-être l’originalité est-elle maintenant impossible à rencontrer dans une autre voie. Pour la science religieuse en particulier, le point de vue de l’historien critique semble préférable, puisqu’enfin toutes les religions sont historiques, et que la nôtre en particulier est, par les personnages et les événemens, un des plus grands faits, sinon le plus grand, des annales de l’humanité. On ne saurait croire quel champ fécond s’ouvre aussitôt devant celui qui, sans parti-pris pour cela de tout rattacher à des causes terrestres, entreprend de se rendre compte, grâce à nos documens sacrés et à toute la littérature chrétienne des premiers siècles, de la manière dont les rayons de l’étoile de Bethléem se sont répandus sur la terre. Le récit et le contrôle des faits, l’étude attentive de l’état des esprits, de leurs révolutions, de leurs réactions, l’analyse des croyances, des mœurs et des doctrines, qui tantôt concoururent, tantôt se combattirent, l’examen libre des caractères, enfin, planant sur le tout, l’application courageuse de la critique — cette méthode presque nouvelle, ou dont notre siècle est la renaissance, rend aux premiers âges de la foi un intérêt, une vérité, une vie, qui manquent dans cette manière abstraite et officielle de raconter le christianisme qui a trop longtemps prévalu. En France et par conséquent parmi nos écrivains catholiques, la plupart se sont trop habitués, par routine ou timidité, à étendre sur toute cette grande entreprise qui visait au salut du monde le vernis d’une incolore uniformité qui ôte à toutes choses, avec l’attrait dramatique, le naturel et la vraisemblance. À l’exception de l’éminent ouvrage de M. Albert de Broglie, on ne peut guère citer de composition religieuse où les événemens de l’histoire ecclésiastique soient présentés comme quelque chose de réel. Il semble qu’on ait craint de supposer que ce soient des êtres de chair et de sang qui ont, avec toutes les passions, toutes les faiblesses, toutes les grandeurs de l’humanité, accepté, repoussé servi, combattu, propagé, redressé les croyances qui, dans leurs transformations successives, règnent encore sur près de la moitié de la terre. Le fondateur lui-même, en s’appelant le fils de l’homme n’avait-il donc pas, pour ainsi dire, humanisé son œuvre et fait descendre l’esprit de Dieu du ciel sur la terre ? On ne sait pas à quel point les récits de l’Écriture s’animent sans s’abaisser, s’éclairent sans s’amoindrir, lorsque, sans crainte de les profaner, on les soumet à la loi des causes et des effets. Il semble que notre expérience des choses humaines enseigne aux contemporains de nos révolutions comment les faits ont dû se passer. Cette phraséologie banale qui efface tout, qui confond tout, qui traite les premiers chrétiens comme des êtres de convention chargés d’un rôle obligé, instrumens passifs d’une volonté toute-puissante, donne à une histoire pleine d’imprévu un air de conte oriental ou tout au plus de tragédie classique, où tout est appris et récité, où rien ne vit, rien ne respire, où il n’y a que des personnages et jamais des hommes. Cette fausse manie de jeter un voile de monotonie sur tout et jusque sur l’Evangile a contribué assurément à produire à certaines époques cette froideur inintelligente, cette indifférence d’abord respectueuse, bientôt dédaigneuse, qui s’est tournée, par exemple au dernier siècle, en incrédulité railleuse et en frivole persiflage. Il semble qu’on y retrouve quelque trace des anciens défauts de notre goût littéraire, et souvent de l’insignifiance de notre étiquette monarchique ; mais il faut bien s’en prendre aussi à je ne sais quelle timidité, à je ne sais quel esprit de bienséance cérémonieuse qui s’est introduit dans l’église même, et qui a persuadé à quelques-uns qu’on ne pouvait pas plus juger ce qu’on révère que comprendre ce que l’on croit.

Lors même qu’elle ne s’adresserait pas à l’imagination et qu’elle ne tenterait pas de faire pour la primitive église ce qu’avec la plume d’Augustin Thierry elle a fait pour le moyen âge, la critique historique a toujours cet avantage de rendre intelligible et conséquent ce qui sans elle ressemble à une fantasmagorie sans réalité. Ainsi, en l’appliquant à la formation et aux progrès de la théologie chrétienne dans le siècle apostolique, M. Edouard Reuss ne s’est pas proposé de vous jeter dans le drame des événemens ; c’est moins un récit que des considérations sur le récit qui composent son ouvrage. Et cependant en le lisant on peut ne pas adhérer à toutes ses conclusions, on peut ne pas entrer dans toutes ses vues ; mais on ne peut méconnaître, dans ce tableau de la manière dont notre religion s’est constituée en doctrine, un aspect de vérité ou plutôt de vraisemblance qu’on chercherait vainement dans ces suites d’assertions et de faits également inexpliqués, dans cette chronique aride et mystérieuse qu’un respect superficiel s’efforce de travestir en légende. On croit pénétrer avec l’auteur dans l’âme des apôtres, dans celle de leurs disciples, dans les dispositions et dans les préjugés des masses, et comprendre comment le souvenir des enseignemens du Christ, éclairci par l’expérience, commenté par les événemens, s’est peu à peu transformé en une théorie didactique qui s’est jointe dans les premiers docteurs à cette conscience morale d’une nouvelle vie, la base et le début du christianisme. L’auteur, qui est professeur au séminaire de Strasbourg et familiarisé avec les formes de la science allemande, ne cherche pas assurément l’effet dramatique ou pittoresque, et cependant son ouvrage est plein de vie. L’écrivain ne s’écarte guère du style de la dissertation. Il écrit comme s’il parlait dans la chaire enseignante, il entremêle les recherches avec les réflexions et les vues historiques avec la discussion des témoignages, et pourtant de cet assemblage, d’abord un peu confus, ressort pour un lecteur attentif un jour nouveau qui donne du relief et de la couleur aux hommes et aux choses. Ils sortent du royaume des ombres, ces êtres intéressans ou sublimes, confondus jusqu’ici dans les limbes de l’histoire. Paul, Jean, Etienne, Pierre, Jacques, se distinguent, se caractérisent, et leur nature ou leur situation donne la clé de ce qu’ils ont fait. Encore une fois, il faudrait beaucoup de science pour prononcer sur le fond systématique de l’ouvrage de M. Reuss, quoiqu’un ignorant même ne puisse fermer les yeux à la clarté de certaines explications, et qu’il ait par exemple donné de l’Apocalypse une interprétation qui semble péremptoire Toute réserve faite cependant sur des questions trop hautes et trop compliquées pour qu’on s’aventure à les déclarer résolues, l’Histoire de la Théologie chrétienne est un ouvrage remarquable, nouveau dans notre langue, et qui doit exciter l’émulation chez les doctes et la curiosité chez ceux qui. ont à le devenir.

M. Reuss, en s’attachant uniquement à la science, professe sur la foi les mêmes idées que les autres théologiens qu’on vient dénommer. Pour lui, le christianisme a été une nouvelle vie avant d’être une nouvelle doctrine. Ce n’est point à l’intelligence seule, c’est à toute l’âme que le Christ a parlé. Ce n’est pas une pensée abstraite semée dans le champ de la spéculation, c’est sa personne qui est venue changer l’humanité ; c’est en contemplant ce qu’il a été et ce qu’il a fait que l’on devient chrétien. La foi en Jésus-Christ n’est pas l’acquiescement à une idée ; la foi, c’est la confiance en Jésus-Christ. C’est là ce qui régénère et ce qui sauve, et l’on voit que, comme la science, la foi aussi prend un caractère et une base historique. Aussi est-il impossible ou plutôt fort rare que le raisonnement fasse un chrétien : ce n’est que la contemplation de l’idéal chrétien réalisé, vivant, mourant, qui peut inspirer ce sentiment profond d’admiration, de sympathie et d’amour qui nous élève jusqu’à l’effrayant précepte : « soyez parfaits comme mon père est parfait. » La ressemblance à Dieu que prêchait Platon, et qui est au fond la même idée, n’est devenue intelligible, praticable, effective, que depuis que Dieu, se montrant dans son image, a incarné la perfection divine. Cette doctrine de la foi a tout au moins l’avantage de lui rendre son vrai caractère, celui d’une régénération morale. Avec elle, la piété du cœur peut rentrer dans la religion, d’où l’on dirait, de nos jours qu’elle tend à disparaître. La piété, et non la science, est pourtant l’âme de la prédication, mais la chaire semble trop souvent l’oublier. M. Colani s’en est souvenu, et, après avoir montré ailleurs une grande aptitude à parler le langage de la science et à débattre les questions philosophiques, il a voulu prouver que les habitudes d’une libre exégèse pourraient se concilier avec les devoirs du sermonnaire chrétien. Il a réussi, et dans ces dernières années ses sermons ont produit à Strasbourg une grande sensation même parmi ceux qui se défient de ses tendances dogmatiques. On en a publié trois volumes, et toutes les communions chrétiennes y trouveraient, je crois, à profiter. Quoique l’orateur ne soit dénué ni de mouvement ni de chaleur, il ne faut point attendre de lui ce fracas d’éloquence qui terrasse ou emporte l’imagination ; mais on y reconnaîtra le premier don, selon moi, du prédicateur, celui de nous forcer à rentrer en nous-mêmes. Le cœur humain a peu de secrets pour M. Colani : il y plonge un regard d’une sévérité clairvoyante ; il démêle et retrace avec une grande vérité tout ce que les événemens contemporains, tout ce que les mœurs et les idées du siècle ont fait de ce fond éternel de l’âme pécheresse. Je ne crois pas que « personne ait su mieux ; que lui approprier à cet état nouveau des cœurs l’antique morale de l’Évangile, et montrer comment les préceptes et les exemples du livre sacré s’appliquent à des sentimens et à des besoins qui en paraissent au premier abord si éloignés. Comme on voit qu’il n’est pas l’ennemi de son temps, qu’il partage celles des aspirations des sociétés modernes qui sont innocentes ou louables, sa sévérité ne ressemble pas à la mauvaise humeur, son rigorisme n’est pas de la misanthropie. Il comprend tout ce qu’il juge, je dirais presque qu’il partage toutes les faiblesses qu’il nous reproche. Il ne nous parle pas comme un étranger qui se pique de nous persuader sans nous entendre. Trop souvent au pied de la chaire, on croit entendre la voix d’un ennemi qui méconnaît quand il condamne, qui révolte quand il pardonne. Je doute que la lecture des sermons de M. Colani provoque de tels sentimens. Il me paraît avoir trouvé le joint pour réconcilier la morale religieuse avec le siècle, et montrer sous un nouvel aspect celui qui a dit qu’il est la voie, la vérité et la vie. C’est là l’utile et salutaire originalité de cette prédication, et si de pareilles exhortations étaient ici à leur place, je dirais aux dispensateurs de la parole de Dieu que c’est seulement dans la carrière qu’il a ouverte que, cessant d’émouvoir uniquement les imaginations, ils pourront espérer quelquefois de changer les cœurs.

Rentrons ici dans le cercle de notre compétence. Nous avons tâché d’indiquer l’esprit d’une école qui mérite d’être de plus en plus connue. Nous ne lui avons certes pas prodigué les critiques. Il en est une cependant que nous ne pouvons nous empêcher de lui adresser en finissant. On a vu que, bien qu’elle s’en défende par instans, elle fait tout rouler sur une distinction marquée entre la science et la foi. L’une et l’autre ont, je le veux, un fondement historique ; mais l’une est l’impression produite sur le cœur par les réalités de l’histoire, l’autre est la critique de l’histoire même. L’une est un fait tout moral, l’autre est tout entière du ressort de l’intelligence. L’une s’empare de l’âme et la maîtrise, l’autre au contraire, indépendante par essence, ne connaît pas d’autre loi que la sincérité dans l’examen des faits et des preuves, Ainsi, tandis que la foi paraît avoir pour effet de dominer le cœur humain, la science lance l’esprit dans un champ illimité, en sorte que, tandis qu’en exaltant la première ils excitent la piété, les mêmes écrivains, en encourageant la critique, peuvent provoquer l’incrédulité. Je ne suis certes pas de ceux qui les accusent de l’avoir déjà fait. Je repousse ces alternatives absolues si chères aux esprits faibles toujours trop prompts à dire à la raison : Tout ou rien. Quand il y aurait une certaine contradiction entre la foi qui embrasse avec abandon tout l’ensemble moral de l’Évangile et la science qui en scrute les origines, les fondemens, le texte et le sens, les contradictions ne m’étonnent pas. Non-seulement elles se concilient chez les hommes avec la sincérité, avec l’honnêteté parfaites, mais elles sont trop souvent le refuge de la raison. Elles sauvent quelquefois le repos, la moralité, la dignité de l’espèce humaine. Cependant il faut bien convenir que, dans l’ordre philosophique, les contradictions sont de nulle valeur, ou plutôt elles n’ont qu’une valeur destructive. Assurément les honorables écrivains à qui je m’adresse ne vont pas se perdre dans les excès du symbolisme hégélien : ils s’arrêtent même en-deçà des témérités critiques de l’école théologique de Tubingue, qui, si elle continue, pourrait bien finir par ne laisser à la religion pour titres que des apocryphes ; mais enfin ils savent mieux que moi comment un des maîtres de l’esprit humain, Kant, après avoir détruit toute l’autorité des principes de la raison, prétendit n’avoir touché en rien à la valeur et à la puissance de la conscience morale, ni même de ce qu’elle contient de foi religieuse, parce que c’étaient là des faits intérieurs que nous ne pouvions expliquer ni détruire, comme si nos principes intellectuels n’étaient pas des faits aussi, comme si, du moment qu’on les ruine et que la raison n’est qu’une illusion, la conscience morale ne risquait pas tout autant d’en être une autre, elle surtout, qui est peut-être plus essentiellement humaine que tout le reste. Il me semble que dans le système qui m’occupe on traite à peu près de même la foi et la science. La foi est un état irrésistible du cœur, déterminé par de certains faits historiques. La science est le libre examen de ces faits, examen qui dans ses progrès peut les détruire aussi bien que les consolider. En termes d’école, la foi est purement subjective, et la science est ou du moins veut être l’exacte expression des faits objectifs. Le fait subjectif n’est pas ici un phénomène spontané de l’âme, comme les croyances naturelles que Kant a laissées en dehors de ses critiques ; c’est un état de l’âme produit par des faits objectifs. Or pense-t-on que ces faits objectifs doivent produire leur effet moral, quels qu’ils soient d’ailleurs, faux ou vrais, et que, pour en être touché, il ne soit pas quelque peu besoin d’y croire ? Les faits subsisteront toujours, dites-vous ; ils sont le passé historique, et le passé est indestructible. Sans doute, et je vous accorde que la tentative de faire un mythe de l’avènement de la religion chrétienne a peu de chances de réussir. Encore une fois, je ne nie pas qu’en dépit de toute critique la lecture des livres saints ne puisse toujours exercer un certain empire sur l’âme et y exciter ce mouvement de l’amour et de la volonté que vous appelez la foi. N’est-ce rien cependant que de savoir si ce mouvement est déterminé par des faits qui ont ou qui n’ont pas le sens, le caractère, la valeur qu’ils semblent avoir ? Il y a des obscurités à éclaircir, des erreurs à redresser, des symboles à expliquer ; il y a, disons tout, puisque vous le soutenez, un formalisme religieux, une orthodoxie hypothétique à détruire ; presque toute l’interprétation des symboles est à refaire. La critique n’a jamais fini ; elle est perpétuelle, elle avance incessamment. La partie objective de la religion est donc éternellement en question ; ne se peut-il pas faire qu’à force d’être creusée, limée, analysée, elle ne s’évanouisse, et qu’ainsi, dans l’esprit du même individu, la foi devienne l’effet d’une cause qui pour la science n’existe pas ? Quand cette extrémité devrait, comme je le crois, ne pas se réaliser communément, quand les faits en tout cas devraient toujours donner un démenti à ces possibilités logiques, j’ai dit que nous n’étions pas sur le terrain des faits, mais que nous parlions philosophiquement ; or en philosophie, si la religion est toute subjective, elle n’est qu’un phénomène de l’âme ; au fond, elle n’est rien.

Encore une fois, je ne dis pas que cette conclusion soit le fruit de la théologie critique ; mais je dis qu’elle la menace, et qu’il n’y a pas dans les prétentions, je dirai mieux dans les droits de l’école historique, une limite, une restriction, une garantie qui puissent dans l’avenir la préserver d’aucune conséquence extrême. La théologie critique a donc, à mon avis, à remplir une tâche qui à la vérité n’est pas petite ; il faut qu’elle rétablisse un lien solide entre le subjectif et l’objectif. Il faut qu’elle retrouve, soit par l’histoire, soit par tout autre procédé, une substance, un fond du christianisme où de la religion, un minimum, si elle veut, mais enfin quelque chose qui soit à l’abri des atteintes ultérieures de l’investigation interprétative. Il faut que cette piété du cœur, cette foi phénoménale, ce touchant état de l’âme soit autre chose qu’une illusion agréable ou nécessaire, et réponde à un objet réel qui mérite ce qu’il inspire et soit ce qu’il paraît, car je ne vous demande pas ce qu’éprouvent les chrétiens ; je vous demande ce que c’est que le christianisme. En d’autres termes, à toute théologie, orthodoxe ou non, il faut une philosophie religieuse.


CHARLES DE REMUSAT.

  1. M. de Sacy.
  2. Le père Perrone, — M. l’abbé Glaire.
  3. Introduction aux livres de l’Ancien et du Nouveau Testament, t. Ier.
  4. M. Berger de Xivrey, dans les Mémoires de l’Académie des Inscript. , t. XXIII ; p. 89.
  5. « Bien que ce fameux texte : « il y a beaucoup d’appelés et peu d’élus » vous paraisse d’une évidente clarté, il est bien loin d’en être ainsi. C’est précisément le texte qui a le plus divisé les pères et les commentateurs… Le petit nombre des élus n’est pas un dogme de foi, mais une question librement débattue dans l’église. » (Le père Lacordaire, soixante et onzième conférence.)