De la Tyrannie/De la femme et des enfans sous la tyrannie

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Traduction par Merget.
Molini (p. 138-146).

CHAPITRE QUATORZIÈME.

De la femme et des enfans, sous la tyrannie.


Comment est-il possible que sous un gouvernement monstrueux, où nul homme n’est sûr de sa personne et de ses biens, il y en ait cependant qui osent se choisir une compagne de malheur, qui osent perpétuer l’esclavage, en se donnant des enfans comme eux destinés aux fers ? c’est ce qui paraîtrait difficile à croire si on ne le voyait tous les jours. Si je devais en donner les motifs, je dirais que la nature, en cela plus puissante encore que la tyrannie, force les individus à embrasser l’état conjugal avec une force plus efficace que celle de la tyrannie qui les en éloigne. Et ne voulant maintenant distinguer qu’en deux classes les hommes soumis à un tel gouvernement, c’est à-dire, en pauvres et en riches, je dirai que les riches se marient sous la tyrannie par la folle persuasion que leur race, quoique très-inutile au monde, et souvent obscure, y est très-nécessaire comme un de ses plus beaux ornemens. Les pauvres se marient, parce qu’ils ne savent rien, parce qu’ils ne pensent rien, et parce qu’ils ne peuvent en rien désormais aggraver leur malheureux état.

Je laisse maintenant de côté les pauvres, non pas qu’ils soient méprisables, mais parce qu’il leur est moins nuisible d’agir comme ils le font. Je parlerai donc expressément des riches, par la raison que devant être plus instruits, parce qu’ayant conservé en partie le droit de réfléchir, ils ne peuvent pas être insensibles à leur esclavage, et ils doivent, à moins qu’ils ne soient tout-à-fait stupides, faire de grandes réflexions sur les conséquences du mariage sous la tyrannie ; et pour faire une distinction moins désagréable et moins outrageante pour ces hommes, que celle de riches et de pauvres, je la ferai entre les êtres qui pensent et ceux qui ne pensent pas. Je dis donc que celui qui pense, et qui peut vivre sans travailler pour se nourrir, ne doit jamais se marier sous la tyrannie, parce qu’il trahit sa façon de penser, la vérité, lui-même et ses enfans. Il n’est pas difficile de penser ce que j’avance. Je suppose que l’homme pensant doit connaître la vérité, et alors indubitablement il doit souffrir fortement en lui-même d’être né sous un gouvernement tyrannique, où l’on ne conserve de l’homme que la figure : or, celui qui se plaint d’être né dans cet état, aura-t-il le courage, ou pour mieux dire, la cruauté d’y renaître par ses enfans ? d’ajouter à la crainte qu’il éprouve pour lui-même ce qu’il aura à craindre pour sa femme et pour ses enfans ? Il me paraît que c’est multiplier les maux à un tel point, que je ne pourrai jamais croire que celui qui prend une femme dans la tyrannie, pense et connaisse pleinement la vérité.

Le premier objet du mariage est sans doute d’avoir une compagne douce et fidèle, pour partager avec elle les événemens de la vie, et que la mort seule puisse nous enlever. Supposant maintenant l’impossible, c’est-à-dire, que les mœurs ne soient pas corrompues sous la tyrannie, et que cette compagne ne puisse avoir d’autre soin ni d’autre désir que de plaire à son mari ; qui peut lui donner l’assurance qu’elle ne sera pas séduite, corrompue, ou même enlevée par les ordres du tyran ou par ceux de ses nombreux et puissans ennemis ? Collatin est un exemple assez clair pour démontrer la possibilité d’un tel fait ; mais les effets qui naquirent de ce viol ne peuvent pas être espérés dans le siècle où nous vivons, quoique les mêmes causes existent tous les jours. J’entends dire, autour de moi, que le tyran ne peut vouloir la femme de tous ; qu’il est très-rare, même dans nos mœurs actuelles, qu’il cherche à en séduire deux ou trois, et que cette séduction se fait par des dons, des promesses et des honneurs accordés aux maris, mais jamais par la violence ouverte. Voilà les raisons détestables qui rassurent les cœurs des maris qui ne craignent rien autant au monde que de ne pas être du nombre de ces heureux maris qui achètent aux dépens de leur propre infamie, le droit d’opprimer des hommes moins vils qu’eux.

Plusieurs siècles après Collatin, un autre viol royal eut lieu en Espagne, où les peuples alors moins civilisés, et par conséquent moins corrompus, chassèrent leurs indignes tyrans pour en prendre d’étrangers. Mais dans notre temps si illuminé, si civilisé, un viol par la force ne pourrait pas arriver, parce qu’il n’y aurait pas de femme qui voudrait se refuser au désir du tyran ; et si cependant une telle chose arrivait, je doute qu’on en tirât vengeance, parce qu’il n’y a pas de père, de frère ou de mari, qui ne se crût honoré d’un tel deshonneur. Et la vérité me force ici de dire une chose qui provoquera sans doute le ris des esclaves choisis de la tyrannie, mais qui, dans quelque coin du globe où les mœurs et la liberté se sont réfugiées, exciteront tout à la fois la douleur, l’étonnement et l’indignation : c’est que si de nos jours il se trouvait un homme assez courageux et magnanime pour se venger sur le tyran d’un outrage aussi grand, la plupart des hommes le traiterait de sot, d’insensé et de traître. On ne saurait quel nom donner à cette étrange manie, de ne vouloir pas supporter avec des avantages si manifestes de la part du tyran, ce que l’on supporte, chaque jour, sans aucun profit, de la part de tel ou tel individu. Je frémis d’horreur en écrivant ces aimables lâchetés, qui sont l’assaisonnement le plus recherché du nouveau système de penser, et que les Français appellent fort agréablement de l’esprit ; mais je me confie tellement à la force de la vérité, que j’ose espérer qu’un jour bientôt on frémira en lisant de pareilles mœurs, comme je souffre en les écrivant.

Si donc le premier but du mariage est d’avoir une femme, à moins qu’on ne veuille confondre, comme on fait de tant d’autres choses, la véritable possession avec l’obligation de la maintenir, il est impossible de la conserver ; car si le tyran ou quelqu’un de ses nombreux soutiens, auxquels on résisterait en vain, ne l’arrache pas des bras du mari, l’horrible corruption générale des mœurs, suite inévitable de l’esclavage, la lui font perdre sans retour.

Que dirai-je maintenant des enfans ? Plus ils sont chers, et plus l’erreur de celui qui les engendre est grand et funeste ; puisqu’il fournit au tyran un nouveau moyen bien puissant pour l’offenser, l’intimider et l’opprimer, comme il se donne un moyen de plus pour en être offensé et opprimé.

Des deux malheurs que je vais exposer, il est impossible de ne pas en éprouver un. Ou les fils de l’homme pensant recevront une éducation semblable à celle du père et selon ses principes, et alors ils ne peuvent être que très-malheureux ; ou bien leurs principes et leur éducation seront contraires à ceux de leur père, et alors il sera lui-même très-malheureux. Ces enfans, nés par de tristes circonstances pour la servitude, ne peuvent être élevés à penser : ce serait les perdre et les trahir ; mais cependant, destinés, par la nature, à la dignité d’êtres pensans, comment leur père infortuné pourrait-il les élever pour l’esclavage, sans trahir la vérité, l’honneur et lui-même ?

Quel parti reste donc sous la tyrannie à l’homme pensant, quand il vient pour son malheur et par une erreur inexcusable, à donner la vie à quelques êtres malheureux ? Que sert le repentir pour une telle erreur ? Pour une erreur dont les effets si terribles, qu’il ne reste aucun moyen de les éviter. Il faudrait donc, sous la tyrannie, étouffer ses propres enfans à l’instant de leur naissance, ou les abandonner en proie à l’éducation commune et à cet abrutissement vulgaire qui ôte tout moyen de penser. C’est le parti que suivent aujourd’hui tous les pères, et il n’est pas moins cruel que l’autre, quoiqu’il soit encore plus vil. Je ne suis pas encore père, mais je répondrais que je sais très-bien qu’il répugne trop à la nature d’égorger ses enfans, mais qu’il ne répugne pas moins à la nature d’obéir aveuglément aux caprices et à la volonté d’un seul homme ; et si nous nous sommes si bien accoutumés à la servitude, ce talent infâme et déshonorant ne s’accroît en nous qu’à proportion que les véritables et naturels attributs de l’homme s’anéantissent. C’est pour cela que les philosophes penseurs, chez les peuples libres, ne font aucune différence entre la vie d’un animal et celle d’un homme qui n’est pas destiné à jouir de la liberté, de sa volonté, de la sûreté de sa personne, des mœurs, et du véritable honneur : et tel doit être le sort des enfans que l’aveuglement de leurs parens a fait naître sous la tyrannie, puisque si leur père ne leur ôte pas la vie matérielle, il leur arrache nécessairement une vie plus noble, celle de l’entendement et de l’esprit, ou bien, si par malheur il vient à cultiver avec autant de soin la vie matérielle et intellectuelle, il ne fait, ce malheureux père, que préparer des victimes à la tyrannie.

Je conclus que quiconque, sous la tyrannie, possède une femme et des enfans, est d’autant plus esclave et avili, qu’il a plus d’individus qui lui appartiennent et pour lesquels il est obligé de trembler sans cesse.