De la Tyrannie/De quelle manière on peut remédier à la tyrannie

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Traduction par Merget.
Molini (p. 179-185).

CHAPITRE SEPTIÈME.

De quelle manière on peut remédier à la tyrannie.


La volonté ou l’opinion de tous, ou de la majorité, maintient seule la tyrannie ; la volonté ou l’opinion de tous et de la majorité, peut seule véritablement la détruire. Mais si, dans nos tyrannies, la plupart des hommes n’ont pas d’idée d’un autre gouvernement, comment parvenir à faire germer dans le cœur de tous les hommes, ou au moins de la majorité, ces nouveaux principes de liberté ? Je dirai avec douleur qu’il n’y a point de moyen assez prompt, ni assez efficace, pour produire un effet si heureux ; et que dans les pays où la tyrannie est enracinée depuis plusieurs générations, il faut bien du temps pour que la tardive opinion la détruise.

Et déjà je m’aperçois qu’au moyen de cette fatale vérité, les tyrans de l’Europe me pardonnent tout ce que j’ai pu dire relativement à eux et à leur autorité ; mais, pour modérer un peu cette joie non moins stupide qu’inhumaine, je leur dirai que, quoiqu’il n’y ait pas alors de remèdes prompts et efficaces contre la tyrannie, il en reste un terrible, un rapide et infaillible contre les tyrans.

Ce remède contre le tyran existe dans les mains du plus obscur individu, tandis que les moyens les plus prompts, les plus efficaces et les plus certains, restent, qui le croirait, dans les mains du tyran ; et je m’explique. Un esprit fier et libre peut lui seul, dans un instant et avec certitude, frapper le tyran. Il suffit qu’il soit outragé particulièrement, ou que les malheurs publics le frappent vivement ; et s’il se trouvait sous la tyrannie beaucoup de ces hommes ardens, la multitude changerait bientôt de principes, et ces principes et ce changement, à la fin, remédieraient à la tyrannie. Mais comme les esprits de cette trempe sont très-rares, sur-tout sous nos gouvernemens violens, et comme la punition du seul tyran ne fait, le plus souvent, qu’accroître les forces de la tyrannie, je suis contraint d’écrire, en frémissant, une cruelle vérité : c’est que dans la cruauté même, dans les injustices continuelles, dans les rapines, dans la dépravation atroce des mœurs, est placé le plus court, le plus efficace et le plus sur remède contre la tyrannie. Plus le tyran est coupable et scélérat, plus il étend manifestement l’abus de son autorité illégitime et illimitée, plus il laisse d’espérance que la multitude enfin se réveillera, qu’elle écoutera, entendra et s’enflammera aux accens de la vérité, et qu’alors elle mettra fin, d’une manière solennelle et pour toujours, à un gouvernement si déraisonnable et si féroce. Il faut considérer que très-rarement la multitude croit à la possibilité des maux qu’elle n’a pas longuement éprouvés ; c’est pour cela que les hommes vulgaires ne regardent pas comme monstrueux le gouvernement tyrannique, jusqu’à ce qu’un ou plusieurs monstres gouvernant successivement, ne leur en aient donné la preuve funeste et incontestable, par des crimes inouis. Si jamais un bon citoyen pouvait devenir le ministre d’un tyran et qu’il eût conçu la sublime pensée de sacrifier sa propre vie, et plus encore sa renommée, pour éteindre, en peu de temps et sûrement la tyrannie, il n’aurait pas d’autres meilleurs moyens à prendre que de conseiller au tyran à jouir tellement de sa puissance, à seconder et à enflammer tellement sa nature tyrannique, qu’il vienne à s’abandonner aux excès les plus atroces, afin de rendre tout-à-la-fois, sa personne et son autorité odieuses et insupportables. Et je dis expressément ces trois paroles, sa personne, son autorité, odieuses à tous, parce que tout excès privé du tyran ne nuirait qu’à lui-même ; mais tout excès public, ajouté aux excès particuliers, excitant également la fureur universelle et particulière, nuirait également à la tyrannie et au tyran, et inspirerait peut-être la résolution de détruire entièrement l’un et l’autre. Ces moyens que je reconnais moi même pour infâmes et atroces, seraient indubitablement, cependant comme ils l’ont toujours été, les moyens les plus courts et les seuls efficaces pour réussir dans une entreprise aussi difficile et aussi importante. Je frémis en le disant, mais je frémis bien davantage en réfléchissant sur la nature de ces gouvernemens dans lesquels, si un homme généreux voulait opérer le bien, de tous, avec certitude et précision, il se trouverait réduit à se rendre lui-même le plus scélérat et le plus infâme des hommes, ou bien à se désister d’une entreprise tout-à-fait impossible. Il arrivera de là qu’on ne trouvera jamais un tel homme, et qu’on ne doit attendre cet effet rapide de l’abus de la tyrannie, que d’un ministre vraiment scélérat. Cet homme ne voulant perdre que la renommée qu’il n’eut jamais, et voulant conserver absolument son autorité usurpée, ses vols et sa vie, permet bien au tyran de devenir aussi cruel et aussi scélérat qu’il est nécessaire pour rendre ses sujets très-malheureux, mais jamais à cet excès qui serait nécessaire pour les réduire au désespoir et à la vengeance. Il arrive dé-là que, dans ce siècle si doux, l’art de tyranniser s’est tellement perfectionné, comme je l’ai démontré dans le premier livre, il s’appuie sur tant de bases solides et cachées, que les tyrans ne sortant que rarement des bornes envers la société entière, et presque jamais envers les individus, si non, sous le voile apparent de la justice, la tyrannie s’est comme établie sur des bases éternelles.

J’entends déjà crier autour de moi ; «  Puisque ces tyrannies sont modérées et supportables, pourquoi les dévoiler et les persécuter avec tant de chaleur et tant de haine » ? Parce que les injures les plus cruelles ne sont pas celles qui offensent le plus vivement ; parce qu’on doit mesurer les maux par leur profondeur et par leurs effets, plus que par leur force momentanée ; parce qu’enfin, celui qui ôte une once de sang par jour à un homme, ne le tue pas moins sûrement que celui qui l’assassine d’un seul coup ; il augmente seulement de beaucoup ses souffrances. Toutes les facultés de notre esprit sont anéanties, tous les droits de l’homme arrachés ou mutilés, toutes les volontés magnanimes arrêtées dans leur cours, ou détournées du sentier de la vérité, et mille et mille offenses semblables et continuelles, que je ne développerai point, pour ne pas mériter le nom pompeux de déclamateur ; et si la véritable vie de l’homme consiste dans l’exercice de ses forces intellectuelles et dans les puissances de son âme, une vie soumise à la crainte n’est-elle pas une mort perpétuelle ? Que sert à l’homme qui se sent né pour s’élever aux grandes choses par ses pensées et par ses actions, la conservation d’une vie matérielle et tremblante ? que lui importe sa fortune et toutes les autres choses qui ne sont pas assurées, s’il doit perdre, sans avoir l’espérance de les reconquérir jamais, tous, absolument tous les plus nobles et véritables dons de l’âme.