De la Tyrannie/Des grands gouvernemens tyranniques, comparés avec les petits

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Traduction par Merget.
Molini (p. 156-158).

CHAPITRE DIX-HUITIÈME.

Des grands gouvernemens tyranniques comparés avec les petits.


Je conçois que les tyrans qui étendent leur domination sur des pays plus vastes, deviennent plus orgueilleux et plus fiers en raison de leur puissance ; mais que les esclaves soumis à un tel tyran se croient supérieurs à ceux d’une tyrannie moins étendue, il me paraît que c’est le délire le plus évident qui puisse entrer dans l’esprit de l’homme. Il prouve clairement que les esclaves ne pensent ni ne raisonnent. Si la raison pouvait mettre quelque différence entre un esclave et un autre esclave, elle serait certainement en faveur de celui qui appartiendrait au plus petit troupeau ; car plus le nombre de ceux qui obéissent aveuglément à un seul, est grand, plus ils sont vils, infâmes et stupides, en raison de la différence qui se trouve entre les oppresseurs et les opprimés. Lorsque j’entends les fanfaronades d’un Français ou d’un Espagnol[1], qui se croient des êtres supérieurs à un Portugais ou à un Napolitain, il me semble entendre une brebis d’un troupeau royal, mépriser la brebis d’un paysan, parce que celle-ci pâture dans un troupeau de dix, et elle dans un troupeau de mille.

S’il y a donc quelque différence entre les tyrannies étendues, elle n’est pas dans le sens de la chose, qui est la même par-tout, mais bien dans la personne du tyran. Celui d’entre eux qui voudra surpasser en puissance les tyrans ses voisins, deviendra vraisemblablement plus despote avec ses sujets ; car il devra employer à cet effet des moyens plus violens envers eux. D’un autre côté, ayant un plus grand nombre de sujets, des affaires plus importantes, plus d’honneurs à distribuer, plus de richesses à prendre ou à donner, et n’ayant pas avec cela plus de sagesse, son autorité deviendra un peu moins fatigante dans les détails, mais également inepte et beaucoup plus difficile à supporter dans les choses importantes. Le petit tyran, au contraire, devant user de beaucoup d’égards avec ses voisins, sera forcé par contre-coup, d’en avoir quelques-uns envers ses sujets. Il devra sur-tout se montrer circonspect dans les impôts dont il les chargera ; par conséquent, s’il veut les attaquer dans leur fortune et dans leurs biens, il faudra qu’il s’y prenne avec un peu plus de circonspection. Mais s’il veut donner issue à la manie de tout gouverner, il finira par se mêler des plus petites affaires de ses sujets ; et allant, pour ainsi dire, examiner ce qui se passe dans l’intérieur de toutes les maisons, il voudra en connaître jusqu’aux détails les plus minutieux.

Dans les grandes tyrannies, les malheureux sujets seront donc plus accablés et plus surchargés ; dans les petites, plus ennuyés ; mais ils seront toujours également malheureux sous chacune d’elles, parce que l’ennui ne cause pas aux hommes moins de douleur et de dommage que l’oppression.


  1. Qu’on fasse attention à l’époque où Alfieri écrivait.