De la Tyrannie/Des tyrannies Asiatiques, comparées aux tyrannies Européennes

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Traduction par Merget.
Molini (p. 118-128).

CHAPITRE DOUZIÈME.

Des tyrannies Asiatiques, comparées aux tyrannies Européennes.


Plusieurs tyrannies de l’Orient semblent contredire ce que j’ai dit sur l’union essentielle et inhérente de la noblesse et de la tyrannie, puisqu’il n’y a point dans ces tyrannies de noblesse héréditaire, et qu’elles n’offrent, au premier aspect, d’un côté, qu’un seul maître absolu, et de l’autre qu’une masse d’hommes soumis au même esclavage. À la vérité, l’Asie non-seulement n’a connu, dans aucun temps, la liberté, mais elle a presque toujours été la proie des tyrannies inouïes, exercées dans de très-vastes régions, où l’on ne trouve aucune liberté civile, aucune stabilité et aucunes lois dont ne se joue pas le caprice du tyran, si nous en exceptons les lois religieuses. Malgré cela, je ne désespère pas de prouver que dans tous les temps et dans tous les lieux, la tyrannie est toujours tyrannie, et que se servant par-tout des mêmes moyens pour se conserver, elle produit, quoique sous des points de vue différens, précisément les mêmes effets.

Je n’examinerai pas pourquoi les peuples de l’Orient sont plus disposés à l’esclavage que les autres. Les raisons que je pourrais en donner seraient plus conjecturales que démonstratives ; elles ont déjà été assignées et le seront par d’autres plus savans et plus profonds que moi. Mais, partant du principe posé, je dis que la peur, la milice et la religion, sont incontestablement les trois bases et les ressorts des tyrannies asiatiques, comme des tyrannies européennes, et qu’elles en sont les plus fermes appuis dans ces deux parties du monde. Le faux honneur dont j’ai parlé plus haut, ne paraît pas d’abord exister dans l’esprit et dans le cœur des Orientaux ; mais, cependant, si on examine bien, on verra qu’ils le connaissent et le pratiquent. Pour ces peuples, le tyran est un véritable article de foi, et comme ils tiennent plus que nous à leur religion, ils attachent le plus grand honneur à exécuter ce que l’un ou l’autre commande. On ne voit pas les Mahométans changer de religion comme les Chrétiens le font chaque jour.

Toutes les religions asiatiques, et principalement la mahométane, qui est reçue avec plus de foi, qui est observée plus exactement, et qui est plus puissante encore que la nôtre, remplacent dans les tyrannies orientales ce que pourraient y opérer et la noblesse héréditaire et les armées perpétuelles que nous avons en Europe. Mais, quoique la noblesse héréditaire n’existe pas dans une grande partie de l’Orient (excepté cependant la Chine, le Japon et plusieurs états de l’Inde, c’est-à-dire, une grande partie de l’Asie), néanmoins, chez les Mahométans, les principaux instrumens de la tyrannie sont, comme chez les Chrétiens, les prêtres, les chefs de la milice, les gouverneurs de province, et les grands de la cour ; et quoique ces hommes ne soient pas nés nobles, ils n’en doivent pas moins être regardés comme une classe plus puissante que le peuple, plus faible que le tyran qui, recevant de lui tout son lustre et son autorité, se trouve occuper la même place dans les tyrannies asiatiques que la noblesse dans les tyrannies européennes. Je conviens que ces nobles d’Asie, soit qu’ils meurent de mort naturelle ou de mort violente, ne transmettent point leur noblesse à leurs fils ; mais qu’en résulte-t-il ? D’autres leur succèdent dans les places qu’ils occupaient, et tous ceux qui viennent après eux, quoique d’origine plébéienne, ne manquent pas de prendre l’esprit des nobles, qui n’est autre chose que d’opprimer le peuple et de faire cause commune avec le tyran. Il y a plus, ces nobles de nouvelle fabrique seront d’autant plus féroces, qu’ils sont nés dans un état plus vil, qu’ils ont été plus opprimés, et qu’ils ont connu plus d’égaux. Comment ne seraient-ils pas plus orgueilleux et plus cruels toutes les fois qu’ils viennent à s’élever au-dessus des autres par d’autres voies que celle de la vertu ? Et comment est-il possible que la vertu puisse être l’échelle des honneurs et de l’autorité sous une tyrannie quelconque ?

L’effet est donc le même en Orient et en Occident, puisque entre le peuple et le tyran il y a toujours des nobles ou héréditaires ou factices, et la milice permanente ; deux classes sans lesquelles il n’y a et ne peut y avoir de tyrannie, et avec lesquelles la liberté ne peut exister long-temps.

On me dira peut-être que dans toute espèce de démocratie ou de république mixte les prêtres, les magistrats et les chefs de la milice, sont également et toujours supérieurs au peuple. À cela je réponds, en distinguant : ceux-ci, dans la république, sont bien, pris séparément, au-dessus de chaque individu, mais beaucoup au-dessous de l’universalité ; ils sont choisis par tous ou par le plus grand nombre pour un temps limité, et non à vie ; ils sont soumis aux lois, et contraints à donner, quand on l’exige, un compte scrupuleux de leur conduite.

Mais ces prêtres, ces magistrats, ces chefs de la milice sont, dans la tyrannie, au-dessus de chaque individu et de l’universalité, puisqu’ils sont choisis par un seul, supérieur à tous, puisqu’ils ne rendent aucun compte de leurs opérations, excepté à lui, et puisqu’enfin rien ne leur est imputé à crime, si non le malheur de lui avoir déplu ou de lui avoir nui en quelque chose, ce qui veut dire clairement, d’avoir servi ou tenté de servir l’intérêt de tous, ou de la majorité. Mais si j’ai démontré suffisamment, comme je crois l’avoir fait, que sous les tyrannies de l’Orient, les tyrans emploient les mêmes moyens que dans celles de l’Europe, examinons maintenant quelles sont les différences qui paraissent exister entre leurs effets, pourquoi elles s’y trouvent, et si elles sont en faveur des Européens ou contre eux.

Les tyrans orientaux se montrent rarement en public, et sont inaccessibles en particulier. Nous voyons les nôtres journellement, mais cette vue ne diminue pas plus notre peur que leur puissance. Il est vrai que cet examen que l’on fait du tyran affaiblit un peu la stupide vénération qu’on a pour lui, mais la haine doit rester la même, et avec elle le chagrin et l’ennui doivent s’accroître.

Il est très-difficile dans l’Orient d’approcher les tyrans. Nous pouvons approcher les nôtres avec quelque lettre ou supplication ; mais quel bien en résulte-t-il ? Les bons et les innocens sont-ils moins opprimés ? Les méchans sont-ils plus connus, éloignés ou punis ?

Les emplois, les honneurs, les dignités, se donnent en Orient aux esclaves qui plaisent le plus au maître. Le seul caprice les donne, et le seul caprice les reprend. Un ministre, ou tout autre, que l’on dépouille d’un emploi important, le perd le plus souvent avec la vie. N’est-ce pas le même caprice qui accorde dans l’Occident les mêmes honneurs et les mêmes dignités à des esclaves plus savans dans l’art de plaire et de ramper ? Ne sont-ils pas plus vils ces esclaves, si dignes, en vérité, de l’être, puisque n’étant pas nés dans la servitude réelle du sérail, ils viennent humblement et spontanément offrir leurs mains et leurs têtes au plus honteux de tous les jougs ? Mais si nos tyrans, en leur ôtant leur charge, ne les privent pas tout à-la-fois de la vie, n’est-ce pas, parce que ces esclaves choisis ont donné tant de preuves de leur avilissement, que leurs maîtres ne peuvent et ne doivent les craindre en aucune manière ?

Dans les tyrannies de l’Orient, excepté les lois religieuses, il en existe très peu. Chez nous il en existe beaucoup, mais tous les jours on les change, on les viole, on les annulle, ou on les tourne en dérision. Quelle est la moins honteuse ou la moins infâme à supporter de ces deux usurpations ? Est-ce celle qui t’opprime et t’outrage, parce que ne croyant pas qu’une société puisse exister autrement, tu lui as concédé une puissance illimitée, sans penser aux moyens de la restreindre ? Serait-ce par hasard celle qui t’opprime et t’outrage avec plus de violence, quoique tu aies cherché à prévenir par des lois impuissantes et par les sermens inutiles du tyran, l’oppression et les outrages ?

Dans les gouvernemens orientaux, il n’y a rien de sûr que l’esclavage ; mais qu’avons-nous de plus assuré dans les nôtres ? Les tyrans européens sont beaucoup plus humains que les orientaux, c’est-à-dire, que les tyrans européens ont moins besoin d’être cruels. Dans l’Orient, les sciences, les lettres proscrites, les royaumes dépeuplés, la stupidité et la misère du peuple, le manque d’industrie, la privation du commerce, toutes ces choses ne sont-elles pas des preuves irréfragables du vice destructeur qui existe dans ce gouvernement ? Je réponds, en distinguant de nouveau : la religion mahométane, comme plus inerte et plus nonchalante que la chrétienne, devient aussi plus destructive qu’elle. Dans les parties de l’Orient où le mahométisme n’est pas reçu (comme à la Chine et au Japon), tous les lamentables effets ci-dessus mentionnés, que nous assignons follement à la seule tyrannie orientale, n’existent cependant pas sous une autre tyrannie orientale, qui ne le cède en rien à la première, ou bien n’y existent pas avec plus de force que sous les tyrannies européennes.

Il faut donc conclure qu’en Asie la tyrannie, et particulièrement sous le mahométisme, est plus oppressive qu’en Europe ; mais il faut avouer en même-temps que le tyran et ceux qui exécutent ses volontés, y vivent avec moins de sûreté. Si nos tyrannies, pour être plus douces, nous donnent quelques avantages sur les Orientaux, ces avantages sont amèrement compensés par une plus grande infamie qui résulte de la servitude volontaire, et de la presqu’impossibilité dans laquelle notre manière de vivre servile et efféminée nous a mis de détruire, de changer, d’abattre ou de diminuer les tyrannies sous lesquelles l’Europe gémit. Nous cultivons les sciences, les lettres, le commerce, tous les arts et tous les usages de la vie civile. On ne peut nier tous ces faits ; mais nous dont l’esprit est cultivé, nous qui sommes si profonds dans les sciences, nous enfin qui sommes l’élite des habitans de ce globe, nous souffrons patiemment ces mêmes tyrans que les peuples de l’Asie si vils à nos yeux, si ignorans, si peu policés, souffrent comme nous, mais dont ils ont quelquefois le courage de se délivrer. Celui qui ne sait pas que la liberté a existé et qu’elle peut exister encore, ne sent pas la servitude, et qui ne la sent pas est excusable de la supporter. Mais que dirons-nous de ces peuples qui la connaissent, qui la sentent, qui frémissent d’être esclaves, et qui cependant se taisent et languissent dans l’esclavage ?

La différence qui s’y trouve donc, c’est que les tyrans de l’Orient peuvent tout et font tout, mais ils sont souvent renversés de leurs trônes et égorgés. Les tyrans de l’Occident peuvent tout également, mais ils ne font que ce qu’il leur est nécessaire, et ils restent sur leurs trônes inattaquables avec sûreté et impunis. Les peuples de l’Asie se regardent comme possesseurs incertains de ce qu’ils ont, mais ils croient que les choses doivent être presqu’ainsi ; et si le tyran vient à outrepasser les limites de son pouvoir envers l’universalité de ses sujets, ils savent s’en venger, quoiqu’ils ne pensent jamais à éteindre ou à diminuer la tyrannie. Les peuples de l’Europe ne possèdent pas leurs biens avec plus de sûreté que ceux de l’Asie, quoiqu’on emploie pour les en dépouiller des manières différentes et plus polies. Ces peuples savent quels sont les droits de l’homme, et comment pourraient-ils les ignorer ? Ne les voient-ils pas heureusement exercés par un petit nombre de nations qui se conservent libres au milieu de la servitude générale ? Ils voient chaque jour le tyran ajouter aux excès de son pouvoir, et sur-tout augmenter les taxes pécuniaires ; cependant l’avilissement et la lâcheté des peuples de l’Europe sont parvenus à un tel degré, qu’ils n’osent pas tenter une juste et louable vengeance, et encore moins essayer de reconquérir les droits qu’ils tiennent de la nature et qu’ils connaissent si inutilement.