De la Tyrannie/Jusqu’à quel point on doit supporter la tyrannie

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Traduction par Merget.
Molini (p. 167-174).

CHAPITRE CINQUIÈME.

Jusqu’à quel point on doit supporter la tyrannie.


Il est difficile de fixer jusqu’à quel point on peut supporter l’oppression d’un gouvernement tyrannique. Les outrages n’ayant pas aux yeux des différens peuples et des différens individus le même caractère de gravité, néanmoins devant toujours parler à ceux qui, ne méritant aucun outrage, ressentent très-vivement, et jusqu’au fond de leur cœur, la plus petite des injures ; je dois donc dire à ce petit nombre (malheureusement trop petit, car s’il pouvait devenir la majorité, tout oppresseur public immédiatement cesserait de l’être) ; je dois donc leur dire qu’ils peuvent supporter que le tyran leur enlève leur fortune et leurs biens, parce qu’aucun bien particulier ne peut entrer en balance avec le bouleversement universel qui pourrait naître d’une vengeance douteuse ; car telle est la perversité de nos jours, que d’une vengeance privée, heureusement accomplie, loin d’en résulter aucun adoucissement permanent aux malheurs publics, elle pourrait encore les accroître : c’est pourquoi désirant que les bons, même sous la tyrannie, soient autant citoyens qu’ils le peuvent, et voulant, toujours qu’ils soient utiles à leurs co-esclaves, ou au moins qu’ils ne soient jamais cause de leurs malheurs, je ne conseillerais pas aux bons de troubler inutilement la paix, ou plutôt l’engourdissement général, pour se venger de la perte de leurs biens.

Mais aussi je n’oserais jamais conseiller à celui qui porte une figure d’homme, de tolérer en paix la mort cruelle et injuste de ses plus chers ou plus proches parens ; les offenses non moins atroces qui attaqueraient le véritable honneur. On peut vivre sans bien, parce que personne ne meurt de nécessité, et parce que l’homme accablé par la pauvreté, ne doit point paraître plus vil à ses propres yeux, à moins qu’il n’y soit réduit par des vices criminels ; mais on ne doit point survivre à la perte d’une personne tendrement aimée, que le tyran nous arrache par la force et contre les lois de la justice ; on doit beaucoup moins encore survivre à son propre déshonneur. C’est alors que cet homme devant absolument se dévouer à la mort, par l’énormité de l’injure qu’il a reçue, ne doit plus alors conserver d’égards. Quelque chose qu’il puisse arriver, le brave doit mourir vengé : à qui ne craint rien, tout est possible.

Pour preuve unique de ce que j’avance, je n’ajouterai qu’une réflexion ; c’est que toutes les tyrannies qui ont été détruites, et tous les tyrans qui ont été assassinés ou chassés, pour exciter le premier mouvement, il n’y a jamais eu de raison plus forte que les injures exercées par le tyran dans l’honneur dans les personnes et dans les fortunes. Ce précepte ne m’appartient pas ; il est dans la nature de tous les hommes : mais cependant je conseillerais à quiconque devrait ou voudrait venger une pareille injure, de se livrer seul à l’exécution de cette entreprise, et de mettre entièrement de côté toute pensée de salut, comme vaine, basse et toujours un obstacle à toutes les vengeances magnanimes ; et celui qui ne se sent pas capable d’un tel abandon de soi-même, ne doit pas se rëputer follement capable, ni digne d’exécuter une telle vengeance ; qu’il se persuade d’avoir mérité l’outrage qu’il a reçu, et qu’il le supporte avec patience. Mais si l’offensé se trouve tout-à-la-fois doué d’un courage élevé et d’un esprit illuminé ; si de cette vengeance privée, il ose concevoir et espérer la liberté universelles, c’est alors qu’il doit se livrer tout entier, mais toujours seul, à l’exécution de l’entreprise la plus grande et la plus importante ; qu’il abandonne toute pensée qui tienne en quelque chose à sa sûreté personnelle ; qu’il étouffe ces discours véhémens qu’il ne pourrait, sans un danger grave et inutile, adresser à ses amis pour les engager à conjurer avec lui ; que tout son feu s’exhale par un seul coup décisif, secret et bien assuré ; qu’il laisse ensuite à l’effet qui doit en résulter le soin d’étendre et de consolider la conjuration ; qu’il abandonne alors au destin le soin de son salut. J’expliquerai plus clairement par des exemples.

Le peuple Romain se souleva et conjura heureusement contre ses tyrans ; il détruisit d’un seul coup la tyrannie alors qu’il s’insurgea, après tant de flétrissures essuyées de la part des Tarquins, à la vue du spectacle terrible et touchant de Lucrèce violée par le tyran, et qui se perça de sa propre main pour éviter le déshonneur. Mais si Lucrèce n’avait pas généreusement accompli sur elle-même la première vengeance, il est à présumer que Collatin et Brutus auraient peut-être, avec incertitude et un péril certain, inutilement conjuré contre le tyran, parce que le peuple et la plupart des hommes ne sont jamais émus au même degré, par les raisons les plus convaincantes qu’ils le sont par une vengeance juste et entière, surtout lorsqu’elle est suivie de quelque spectacle terrible et sanglant, qui, offert aux yeux, vient à ébranler fortement les cœurs. Si Lucrèce ne se fût pas tuée elle-même, Collatin, comme le plus horriblement outragé, aurait donc dû absolument se sacrifier lui-même, pour punir le tyran adultère : et s’il avait dû périr dans cette entreprise, il devait laisser à Brutus le soin de porter, par cet assassinat, le peuple Romain à la vengeance et à la liberté. Mais si ce dernier outrage du tyran n’avait été aussi grave et aussi public, s’il n’avait pas été précédé de tant d’autres, et que la délivrance du peuple Romain n’eût pas été mûre, les parens et les amis de Collatin auraient peut-être conjuré mais contre les seuls Tarquins ; au lieu que Collatin, sans appeler les autres à conjurer avec lui, aurait pu, sans doute, tuer le tyran, et se sauver lui-même après ; et réuni ensuite à Brutus, ils auraient pu encore rendre Rome à la liberté.

Il faut donc remarquer dans cet événement, que l’homme gravement offensé par la tyrannie, ne doit jamais d’abord conjurer avec d’autres, mais tout seul, parce qu’au moins il assure sa propre vengeance ; et avec le terrible spectacle qu’il apprête à ses concitoyens, il voit, avec quelqu’apparence de probabilité, la vengeance publique prête à éclater à la voix de celui qui veut et qui sait la diriger. En conjurant, au contraire, plusieurs ensemble, pour exercer d’abord la vengeance privée, on vient souvent à les perdre toutes deux : en conséquence, l’homme qui se croit capable d’entamer et de conduire à sa fin une grande et généreuse conjuration, dont le but doit être le rétablissement de la véritable liberté politique, ne doit l’entreprendre jamais qu’après plusieurs outrages faits par le tyran à la société, et après quelque terrible vengeance particulière entreprise et heureusement exécutée contre lui par un des plus gravement offensés ; et de même celui qui se sent vraiment capable de venger solennellement un outrage personnel dont il est cruellement blessé, ne doit point chercher de compagnons ; qu’il marche pleinement et courageusement à la vengeance ; qu’il laisse ensuite consommer la conjuration par ceux qui viennent après lui, car si elle réussit, l’honneur lui en appartiendra presque tout entier, lors même qu’il n’existerait plus ; et si par hasard cette conjuration, qui a suivi la sienne, ne réussissait point, plus grande serait la gloire qui en résulterait pour lui, plus grand serait l’étonnement des hommes qui verraient sa conjuration particulière arriver au but où elle tendait.

Mais les conjurations, lors même qu’elles réussissent, ont le plus souvent de très-funestes conséquences, parce qu’elles se font presque toujours contre le tyran et non contre la tyrannie ; d’où il arrive que, pour venger une injure privée, on multiplie sans utilité les malheureux, soit que le tyran échappe aux dangers, soit qu’un autre lui succède : on finit de toute manière par multiplier, par cette vengeance personnelle, les moyens de la tyrannie et les calamités publiques.

L’homme qui a reçu du tyran une injure mortelle dans ses parens les plus chers, ou dans son honneur, doit se figurer que le tyran l’a condamné à une mort inévitable, et que, dans l’impossibilité où il est de l’éviter, il lui reste cependant la possibilité entière de se venger avant pour ne pas mourir d’infamie. C’est alors qu’il doit se rappeller que parmi les maximes de la tyrannie, il y en a une qui n’a jamais été transgressée par les tyrans ; c’est qu’ils doivent se venger eux-mêmes de ceux qu’ils ont offensés ; que le premier précepte alors de celui qui en a été le plus grièvement offensé, soit de prévenir à tout prix, par une juste vengeance, la vengeance injuste et cruelle qui serait à la fin exercée contre lui.