De la colonisation de la Guyane Française

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DE


LA COLONISATION


DE LA


GUYANE FRANCAISE.






Il y a long-temps que je songe à Cayenne ; c’est le plus beau pays de la terre pour y fonder une colonie.
(NAPOLÉON, cité par M. Thiers.)


On entend souvent dire que les Français ne sont pas colonisateurs. Cette assertion est ridicule et fausse. Nos pères ont largement fait leurs preuves en ce genre ; ils ont fondé les plus belles colonies dans les systèmes opposés : Saint-Domingue, avec l’esclavage des noirs ; le Canada, au moyen du travail libre de la race blanche. Dans l’Inde, ils ont préparé les bases sur lesquelles l’Angleterre a élevé sa merveilleuse puissance. Mais s’il est injuste de refuser à la France d’une manière absolue le génie de la colonisation, il est malheureusement vrai que depuis le commencement du siècle, le goût et l’intelligence des opérations coloniales se sont affaiblis chez nous. Les gouvernemens successifs n’ont voulu voir, dans ces affaires lointaines, qu’un embarras de plus pour eux. Au lieu de se passionner comme les Anglais pour les intérêts de ce genre, nos hommes d’état, nos spéculateurs, daignent rarement les étudier. Quant à la foule, elle reste indifférente, à moins qu’une entreprise ne lui soit présentée, comme celle de l’Algérie, avec le ruineux prestige de la gloire militaire.

Aussi, qu’est-ce que notre politique coloniale ? Une succession de demi-mesures, de palliatifs insuffisans, de projets sans suite, d’acquisitions mesquines annoncées avec emphase. Nos établissemens sont laissés dans un état de malaise et d’anxiété qui n’est ni la protection efficace ni l’abandon sincère. Au reste, si nous ne nous abusons pas, cet état de choses touche à son terme, et les deux lois qu’on vient de voter auront du moins pour mérite de dessiner plus nettement la situation. Une crise dont les symptômes sont déjà apparens forcera les pouvoirs de la métropole à prendre des mesures décisives. Il faudra qu’on sache enfin si la France se résigne au sacrifice de ses possessions intertropicales en les abandonnant à la fatalité, ou bien si elle entend les conserver en avisant franchement aux moyens de salut.

Le point de départ de la réforme inévitable doit être l’abolition de l’esclavage. Une commission dont nous avons analysé les travaux[1] proposa d’indemniser les colons au moyen d’un fonds de 150 millions, dont les intérêts à 4 pour 100, amassés pendant dix ans et réunis au capital primitif, auraient produit une répartition de 210 millions. En théorie, la combinaison était ingénieuse autant que loyale ; restait la difficulté de faire accepter aux chambres une lettre de change de 210 millions, à dix ans de date. Le ministère n’osa pas en faire la demande. Après deux ans d’indécision, on imagina de présenter deux lois, l’une favorable aux esclaves, l’autre aux propriétaires ; la première offrant aux noirs l’espérance de la liberté en leur attribuant les moyens d’acquérir et le droit de se racheter ; la seconde, ayant pour but de rassurer les maîtres, en avisant aux moyens d’acclimater des ouvriers européens, et de réparer ainsi la défection des nègres.

Au contraire, les deux projets, qui devaient servir de correctif l’un à l’autre, ont été amendés par les chambres de manière à s’aggraver mutuellement. Il serait permis de croire qu’on a cherché le secret d’affranchir les noirs sans indemniser les blancs. S’il arrivait en effet qu’à la suite des lois récemment votées, les ouvriers robustes et intelligens, ceux qui procurent des bénéfices, recouvrassent la liberté, les maîtres, hors d’état de garder à leur charge les paresseux et les invalides, chercheraient à s’en débarrasser par des affranchissemens volontaires : l’esclavage légal finirait par la ruine des colonies. Après avoir repoussé obstinément les projets de réforme, les colons en viendront à solliciter d’eux-mêmes une émancipation générale et définitive, afin d’avoir au moins le dédommagement de l’indemnité. Faudra-t-il alors imposer à la métropole un sacrifice de 210 millions, ou, si les chambres s’y refusent, laissera-t-on dépérir nos établissemens coloniaux ?

En de telles circonstances, un examen sérieux nous semble dû à un nouveau mode d’émancipation que son auteur, M. Jules Lechevalier, a nommé le procédé français, pour le distinguer des précédens systèmes, empruntés presque tous à l’Angleterre. Ce projet nous attire d’autant plus, qu’il est combiné avec un plan de régénération de la Guyane, possession des plus intéressantes et pourtant bien négligée.

Le caractère distinctif de M. Jules Lechevalier est l’instinct de l’innovation, tempéré par le sentiment de l’ordre et le bon sens pratique. Les qualités positives de son esprit l’ont préservé du vertige dans le saint-simonisme et le fouriérisme qu’il a successivement traversés. De ces deux écoles, il a conservé la sympathie pour les classes laborieuses, et une tendance à résoudre tous les problèmes par l’association des intérêts, c’est-à-dire qu’il a pris le bon qui n’est pas nouveau, et laissé le nouveau qui n’est pas bon. Son mode d’émancipation est un programme purement industriel qui peut supporter la rigide analyse des administrateurs et des économistes. Il ne faut pas perdre de vue, en appréciant cette conception, qu’il s’agit d’opérer sur un sol nouveau, et dans des circonstances entièrement nouvelles. En appelant récemment la sympathie des chambres sur la Guyane, le gouvernement lui-même a reconnu que l’état désespéré de cette colonie réclamait un remède exceptionnel.

Voilà six ans bientôt que M. Jules Lechevalier propage sa théorie avec un dévouement qui est pour ainsi dire, passé dans ses instincts. Les études les plus variées, les voyages, une foule de publications dont il supporte les frais, témoignent de sa conviction profonde. Des auxiliaires éclairés et très utiles lui sont venus de la Guyane : d’abord M. Favard, délégué de la colonie, et ultérieurement MM. de Saint-Quantin et Sauvage, se sont associés à son œuvre. Par la réunion de leurs efforts, un projet dans lequel on n’avait vu d’abord qu’une ingénieuse utopie est devenu une affaire très positive, déjà encouragée par un double vote parlementaire. La majorité des colons de la Guyane en sollicite la réalisation ; le gouvernement l’étudie ; les notabilités du commerce et de la finance offrent des capitaux. La sanction des chambres sera sans doute sollicitée à la session prochaine.

La proposition de M. Jules Lechevalier ouvre un monde nouveau où les difficultés semblent disparaître. Le principe est l’association. Une fois admis, toutes les solutions en découlent comme par enchantement. L’argent manque aux colonies ? On fait affluer les capitaux européens en mettant la propriété coloniale sous la garantie du gouvernement, en mobilisant des fortunes qui jusqu’alors ne pouvaient être ni divisées ni transmises. Il est à craindre, disent les partisans de l’esclavage, que les nègres affranchis ne se refusent au travail. M. Lechevalier les captive de nouveau par les liens de l’intérêt personnel. Il leur assure en minimum les nécessités de la vie, et leur offre en outre l’appât d’une large participation aux bénéfices. La rançon des esclaves cesse également d’être un embarras. Il y a présentement dans nos colonies une déperdition déplorable de ressources, par suite de la rareté et du prix excessif de l’argent, par suite des procédés vicieux de la fabrication. N’est-il pas évident que, si on y attirait les capitaux, si on y introduisait les méthodes éprouvées en Europe, si l’on multipliait les travailleurs en réhabilitant le travail, on obtiendrait un surcroît de produits assez considérable pour compenser le sacrifice de l’indemnité ?

La base du système est, comme nous l’avons déjà dit, l’exploitation en commun avec le concours des capitaux de la métropole, substituée à une industrie morcelée et nécessiteuse. Par exemple, une de nos colonies étant choisie pour lieu d’expérience, on suppose une compagnie formée par l’accord des propriétaires du sol, d’un certain nombre de capitalistes et du gouvernement. Les premiers apporteraient dans l’association leurs terres, leurs esclaves, leur matériel ; les seconds fourniraient l’instrument du travail, l’argent ; l’état n’engagerait que son crédit, c’est-à-dire qu’il garantirait aux actionnaires, sur l’ensemble du fonds social, un minimum d’intérêt de 4 pour 100 au plus. Or, comme l’industrie coloniale, toute défectueuse qu’elle est aujourd’hui, produit en général beaucoup plus de 4 pour 100 sur le capital engagé, il est certain qu’elle rapporterait davantage encore après avoir reçu les perfectionnemens désirables, et qu’en conséquence la garantie du gouvernement serait purement nominale.

Si séduisante que soit cette combinaison, il y aurait de la témérité à la mettre à l’épreuve sur une trop grande échelle. Il serait effrayant d’offrir la caution de l’état pour une somme égale au revenu total de nos quatre colonies à esclaves. Ici comme pour les chemins de fer, l’intervention du gouvernement n’est nécessaire qu’au début pour lancer les capitalistes dans la voie féconde des spéculations maritimes. Par un hasard des plus heureux, une grande expérience nationale peut être faite sans dépasser des limites qu’atteignent aujourd’hui beaucoup d’entreprises particulières. La France possède une colonie dont les ressources éventuelles sont incalculables, la Guyane, et qui néanmoins, dans l’état de dépérissement où on la laisse, ne représente qu’un assez faible capital. La métropole peut donc contribuer à sa régénération sans assumer une responsabilité trop lourde. Nous allons voir que tout dans cette contrée semble se prêter aux idées de colonisation émises par M. Jules Lechevalier.


I. – L’ETAT DE LA GUYANE

La portion française de la Guyane présente une superficie qu’on a évaluée à 18,000 lieues carrées, c’est-à-dire égale aux deux tiers du territoire français. La région intérieure est trop peu connue pour qu’il soit possible d’en apprécier les ressources. Les basses-terres de la zone maritime, dont le développement est d’environ 120 lieues sur une profondeur moyenne de 20 lieues, sont d’une incomparable fertilité. Lorsqu’on interroge, en s’aidant d’une intéressante publication[2], plus de cent voyageurs qui ont exploré le pays depuis la fin du XVIe siècle, on est frappé de l’unanimité de leur exaltation à la vue de tant de richesses naturelles. Pour ne citer que le plus récent, Schomburgk, savant anglais, chargé par son gouvernement d’une étude sur le pays, déclare que peu de parties du globe peuvent être comparées à la Guyane pour le luxe et la vigueur de la végétation. L’été y est éternel, et la puissance du sol, secondée par certains phénomènes de température, procure une succession non interrompue de récoltes ; l’arbre se couvre de nouvelles fleurs avant qu’il soit dépouillé de ses fruits. Les engrais, le labourage, les assolemens, les jachères, y sont des procédés inconnus, parce qu’ils ne sont pas nécessaires. Il suffit de remuer la terre assez pour recouvrir la semence. Le colon en est resté à la culture du sauvage. La seule peine qu’il prend est de défricher un nouveau terrain dès qu’il croit remarquer que son champ se fatigue.

Les denrées de l’Inde, de la Chine, de l’Arabie, des Moluques, de l’Afrique, réussissent à la Guyane aussi naturellement que celles qui sont la base du commerce intertropical. Et pourtant l’agriculture ne serait pas encore la veine d’exploitation la plus féconde ! La Guyane, à l’exception des petits coins de terre que les Européens ont déblayés, n’est encore qu’une forêt aussi majestueuse par son immensité que par sa prodigieuse richesse. On y a compté déjà cent huit espèces de bois. Des arbres gigantesques, portant leurs têtes à des hauteurs dont l’Européen ne peut se faire idée, entrelacent leurs branches variées d’aspect et de feuillage. Quelques-uns, d’un grain prodigieusement serré, ont été reconnus par les ingénieurs anglais comme les meilleurs pour la marine. Beaucoup d’autres, aussi variés pour la qualité que pour la nuance, sont précieux pour l’ébénisterie. Les bois de teinture, les arbres à gomme, à résine, à baumes, les plantes aromatiques et médicinales, sont en aussi grand nombre que dans les contrées les plus favorisées. Chose étrange, et qui paraîtrait incroyable sans le témoignage unanime des voyageurs, dans cette nature indomptée, les animaux dangereux sont rares et peu menaçans pour l’homme[3]. Ceux au contraire dont on peut tirer parti pour l’alimentation ou pour l’agrément s’y multiplient étonnamment ; la pêche surtout, aussi variée qu’abondante, peut donner lieu à un grand commerce de salaisons. Nous ne pousserons pas plus loin cet inventaire des richesses de la Guyane. Si nous répétions tout ce qu’en ont dit les voyageurs depuis trois siècles, nous aurions l’air de lancer un de ces programmes effrontés qui se démentent eux-mêmes par de ridicules exagérations.

Que faisons-nous cependant de ce magnifique domaine que nos pères avaient ennobli en lui donnant le nom de France équinoxiale ? Sur les deux mille lieues carrées des basses-terres, une dizaine de lieues seulement sont occupées, mais non pas complètement mises en culture. Quant à la région des hautes-terres, qui est grande comme un royaume, on s’en préoccupe si peu, que depuis plus d’un siècle on néglige d’en déterminer exactement les limites. Dans l’origine, les droits de la France s’étendaient au sud jusqu’au fleuve des Amazones. En 1713, les négociateurs d’Utrecht réservèrent exclusivement au Portugal la navigation de ce fleuve en lui attribuant « la propriété des terres appelées du Cap-Nord, et situées entre la rivière des Amazones et celle de Japoc ou de Vincent Pinçon. » S’autorisant de la vicieuse rédaction de cet article, la cour de Lisbonne prétendit reculer les frontières de la Guyane portugaise jusqu’à l’Oyapock, c’est-à-dire cinquante lieues plus loin que la petite rivière qui porte à la fois le nom indien de Japoc et celui de l’Européen Vincent Pinçon. Voilà cent trente-deux ans que cette difficulté diplomatique est pendante, tant est grande l’insouciance de nos hommes d’état pour nos intérêts coloniaux !

Quelle est donc la cause de cette incurie ? Une crainte traditionnelle et vague, une accusation mille fois démentie. En deux circonstances également malheureuses, quoique bien différentes, un assez grand nombre de nos compatriotes ont trouvé leur tombeau à la Guyane. Il en est resté contre ce pays un sentiment de défiance, une de ces incriminations irréfléchies, et d’autant plus fâcheuses, que personne n’a un intérêt direct à les contrôler. On croit presque généralement en France que la Guyane est insalubre. L’opinion publique, qui n’analyse jamais ses sentimens et qui les conserve jusqu’à ce qu’un préjugé contraire les efface, est encore, relativement à la Guyane, sous l’impression déjà ancienne de deux catastrophes, le désastre de Kourou en 1763 et la fin tragique des victimes du 18 fructidor. On revient aisément de cette prévention dès qu’on étudie historiquement les tentatives faites jusqu’à ce jour pour utiliser la France équinoxiale ; loin d’y trouver des motifs de découragement, on n’y puise que des leçons utiles et même une sorte d’excitation pour l’avenir.

Il paraît certain que des Français avaient pénétré dans la Guyane, dès l’époque où l’aventureux Walter Raleigh traversait ce même pays pour atteindre El-Dorado, objet de ses rêves. Toutefois nos premiers établissemens datent, comme presque tous nos essais de colonisation, du ministère de Richelieu. Quelques centaines de colons français étaient déjà disséminées entre l’Amazone et l’Orénoque, lorsque des négocians rouennais obtinrent, en 1633, le privilège d’une compagnie d’exploitation dite du Cap-Nord. Après quelques essais infructueux, on crut donner du ressort à l’entreprise en lui adjoignant comme chef militaire un certain Poncet de Brétigny. C’était, par malheur, un de ces aventuriers très communs alors, que l’orgueil du commandement et une cupidité effrénée poussaient à la dernière extravagance. Il faisait marquer au front, avec un fer estampillé à son nom, ceux qui désobéissaient à ses ordres. Aussi superstitieux que cruel, il punissait sans pitié les moindres infractions aux préceptes de l’église : il lui arriva même de torturer des gens dont le seul crime était d’avoir fait des rêves de mauvais augure. Cet odieux despotisme exaspéra les indigènes, et provoqua un massacre dans lequel le gouverneur périt avec presque tous les Français. Une nouvelle compagnie dite des douze seigneurs, parce qu’elle comptait autant de chefs associés, recruta sept à huit cents hommes, qu’elle embarqua en 1652, sous le commandement d’un gentilhomme normand nommé Royville, A peine en mer, les associés se désunirent ; le sang coula sur le vaisseau ; le commandant fut poignardé. Au terme de leur voyage, les colons se trouvèrent sous la conduite d’une dizaine de nobles bandits qui ne tardèrent pas à s’entr’égorger. A la suite d’une petite guerre intestine, un des douze fut décapité, trois autres relégués dans les déserts ; les suites de la débauche firent bientôt justice du reste. Nous laissons à penser ce que dut être la colonie qui se forma à la suite d’une expédition ainsi conduite.

Pendant que la France jetait à la Guyane, comme dans les Antilles, les enfans perdus de ses grandes villes ou des niais recrutés dans les cabarets de village, la Hollande envoyait dans ses possessions loinlaines des cultivateurs imbus de l’esprit de famille, laborieux et persévérans, aussi habiles à vaincre les élémens et les obstacles naturels qu’à entraver les établissemens des autres peuples. L’île de Cayenne, que l’on croyait abandonnée par les Français, tant leurs affaires y étaient désespérées, offrit un refuge aux Hollandais chassés du Brésil. Juifs pour la plupart, ils firent un appel à leurs coreligionnaires d’Europe, et moins de dix années leur suffirent pour organiser l’exploitation du pays. Le spectacle de leur prospérité excita la jalousie des premiers possesseurs. Le roi de France, se déclarant le souverain légitime de tout le pays compris entre l’Amazone et l’Orénoque, bien que plusieurs points du littoral fussent occupés par les Anglais, donna ordre à ses lieutenans maritimes de reprendre Cayenne. Les Hollandais eussent néanmoins obtenu l’autorisation d’y rester ; mais, craignant d’être inquiétés pour cause de religion, ils se retirèrent à l’ouest du Maroni, dans la région de Surinam. Pendant la plus grande partie du règne de Louis XIV, Surinam et Cayenne vécurent, comme leurs métropoles, en état de guerre, et se comprimèrent mutuellement par la crainte qu’elles s’inspiraient. Le traité d’Utrecht consacra le partage définitif de la Guyane entre la France et la Hollande. La colonisation hollandaise, poussée avec le plus grand succès du Maroni jusqu’à l’embouchure de l’Orénoque, excita la convoitise de l’Angleterre, qui trouva moyen d’en ravir la moitié. Le retour de la paix fut moins profitable à la partie française. La culture des terres resta concentrée dans l’île de Cayenne, dont la population, vers 1750, dépassait à peine cinq mille personnes, y compris les esclaves. La France possédait à cette époque des colonies si vastes et si florissantes, qu’elle n’éprouvait pas le besoin d’agrandir la sphère de son action maritime. Ce fut seulement en 1763, après la perte du Canada et de plusieurs des Antilles, qu’on tourna les yeux vers la France équinoxiale avec cet enthousiasme fébrile qui a valu tant de mécomptes à notre nation. Tel est le point de départ de cette désastreuse expédition de Kourou, dont le souvenir lugubre porte encore malheur à notre colonie.

Malgré la gravité du sujet et la tristesse du dénouement, il est difficile de ne pas provoquer le rire en racontant la folle entreprise de 1763 : c’est un des incidens qui caractérisent le mieux la légèreté présomptueuse du XVIIIe siècle. Le premier ministre, M. de Choiseul, est dans l’impatience d’effacer un traité déshonorant pour son administration. On lui suggère l’idée de remplacer les populations riches et dévouées du Canada que la France vient de perdre, en colonisant la Guyane. Envoyer pour féconder la terre et triompher du climat des hommes sobres, laborieux et rompus aux fatigues de la culture, décréter quelques précautions sanitaires, ce sont des idées bourgeoises qu’on abandonne au vulgaire bon sens des Hollandais. Le rêve de Versailles est d’organiser, non plus une exploitation agricole et commerciale, mais une force militaire, une société-modèle, renouvelant dans toute sa pureté le type féodal qui commence à s’altérer en Europe. On calcule qu’avec une propagation sans obstacles, la métropole peut posséder en peu de temps une succursale capable de protéger ses autres possessions américaines. En conséquence, des prospectus éblouissans sont répandus dans le public. Avec les gentilshommes ruinés et les cadets de famille qui se présentent, avec la foule des pacotilleurs et des paysans, on a les élémens d’une hiérarchie féodale, seigneurs, bourgeois et vilains. Le parti est si bien pris de reconstruire le moyen-âge sous la zone torride, qu’on évite de réunir les nouveaux colons au noyau de population déjà établi à Cayenne. Le terrain qu’on choisit est la plage inhabitée qui s’étend du fleuve Kourou aux possessions hollandaises. Le ministre Choiseul et le duc de Praslin se font attribuer une sorte de suzeraineté sur ce vaste territoire ; ils ont le droit de le découper en fiefs au profit des seigneurs, qui doivent à leur tour distribuer des lots de terre aux paysans de leurs domaines. La conduite de l’expédition est partagée entre deux chefs jaloux l’un de l’autre, un gouverneur inhabile, le chevalier Turgot, frère du ministre, et un intendant d’une probité suspecte, M. de Chanvallon. Soutenue par le gouvernement et bien lancée par les agioteurs, l’affaire réussit à merveille ; les capitaux abondent, et les engagemens sont sollicités comme une faveur.

À partir de novembre 1763 jusqu’au milieu de l’année suivante, les convois se succédèrent assez rapidement. Les lieux choisis pour le débarquement étaient une langue sablonneuse et des îlots à peine déblayés à l’embouchure du Kourou. Une seule habitation, construite anciennement par les jésuites, était réservée comme siège du gouvernement. Quant aux seigneurs, ils trouvèrent pour manoirs féodaux des carbets, c’est-à-dire des cabanes, comme celles que construisent les esclaves, avec des pieux fichés en terre et du branchage pour toiture. Néanmoins, les premiers débarqués purent conserver pendant quelque temps leurs illusions. La noblesse de cette époque ne concevait pas l’existence sans la comédie, les arts, le luxe élégant et la débauche après boire : le gouvernement avait donc eu la touchante sollicitude de faire appel à toutes les professions qui ont pour but le plaisir ; on avait enrôlé des acteurs, des musiciens, et jusqu’à des filles de joie. Les premiers mois s’écoulèrent dans une sorte de fascination. Pendant que le gouverneur Turgot menait joyeuse vie à Paris avec les cent mille livres d’appointemens qu’il s’était fait allouer, l’intendant Chanvalon s’occupait à divertir la colonie naissante. Par ses soins, les marchandises étaient étalées dans des échoppes symétriquement alignées de manière à former galerie ; la foule se pavanait au milieu, les dames en robes traînantes, les gentilshommes en brillans uniformes. Le coup d’œil était galant et magnifique, dit un des témoins oculaires, on se croyait au Palais-Royal : la journée était couronnée, comme à Paris, par les plaisirs du soir, le bal ou l’opéra, le jeu ou l’intrigue ; on vivait bien d’ailleurs, et sans souci du lendemain, avec des comestibles apportés de France. Il y avait à coup sûr quelque chose d’étourdissant dans ce contraste d’une civilisation raffinée avec la majesté sauvage des déserts ; mais la féerie devait bientôt s’évanouir. De nouveaux convois arrivant sans cesse, on commença à souffrir de l’encombrement et à concevoir des doutes sur les moyens de subsistance. Les approvisionnemens, apportés d’Europe à grands frais, s’altéraient rapidement par l’effet de la traversée et sous l’influence du climat. Le commerce particulier offrait peu de ressources : les marchandises, envoyées au hasard par les négocians de la métropole, étaient en grande partie des objets de luxe, sans rapport avec les besoins de la colonie ; on possédait, par exemple, un magasin de patins dans un pays où la glace est inconnue. Bref, au mois de juillet 1764, quatorze à quinze mille personnes étaient entassées sur les plages du Kourou, avec des alimens insuffisans et malsains. De même qu’on avait improvisé une ville, on voulut improviser une récolte. Les seigneurs, dédaignant de travailler, exigèrent en revanche une double corvée de ceux qu’ils considéraient comme leurs vassaux. La fatigue excessive des uns, l’oisiveté non moins dangereuse pour les autres, la mauvaise nourriture, l’ennui, la discorde, le désespoir, firent de la colonie un foyer dévorant de contagion : treize mille personnes périrent dans des souffrances atroces ; les autres n’échappèrent à la mort qu’en se dispersant. En moins d’une année, un capital de 33 millions avait été englouti ! Cet affreux dénouement, qui mettait en deuil tant de familles, causa en France une consternation générale. Le parlement évoqua l’affaire ; il en résulta un interminable procès, qui fut étouffé plutôt que vidé. Pour excuser leur impéritie, les accusés s’appliquèrent à décrier le climat équinoxial : ce moyen de défense, répété pendant dix années, finit par enraciner dans les esprits le préjugé contraire à la colonie.

La partie éclairée du public savait si bien à quoi s’en tenir sur l’affaire du Kourou, que jamais les projets pour la régénération de la Guyane ne furent plus nombreux que depuis cette catastrophe jusqu’à la révolution. Les seules entreprises fructueuses ont été les travaux de dessèchement exécutés pendant la trop courte administration de Malouet. En 1789, l’orage révolutionnaire commença à gronder sur les colonies. Appelés à la liberté subitement et sans condition, les esclaves, pour qui la liberté était la cessation du travail, abandonnèrent la culture. En dépit des déclamations de la tribune parisienne, il fallut en venir aux moyens de rigueur pour ramener les noirs sur les plantations : le sang coula plus d’une fois dans les émeutes et sur les échafauds. Pour le nègre, la différence entre les deux régimes se résuma ainsi : esclave, il était contraint de travailler sous la peine du fouet ; citoyen libre, il fut invité à travailler sous peine de mort. L’esclavage franchement avoué fut rétabli par la loi de 1802 ; mais le génie colonial était dérouté, et d’ailleurs la guerre maritime suspendait les communications avec la métropole. A défaut de commerce, les spéculateurs eurent l’idée d’armer des corsaires : leurs premiers succès attirèrent promptement les représailles. En 1809, les Portugais, soutenus par les forces anglaises, surprirent Cayenne et l’occupèrent jusqu’aux traités de 1815 ; il est juste de dire que leur domination, douce et équitable, n’a laissé dans le pays que de bons souvenirs. La pacification de l’Europe rendit la Guyane à la France. Depuis cette épode, l’opportunité de coloniser cette belle possession a été d’autant mieux sentie que la suppression de la traite et l’amoindrissement de la population font craindre une ruine complète. Qu’en est-il résulté ? Beaucoup de projets avortés, de tentatives mesquines sans appui sincère de la part du gouvernement, ont été plus nuisibles à la colonie qu’une indifférence absolue.

A la fin de la période révolutionnaire se rapporte un incident non moins déplorable, non moins funeste pour la Guyane que l’expédition de 1763 : nous voulons parler des déportations en masse décrétées en fructidor contre les fauteurs et les complices présumés d’une conspiration royaliste. Un parti actif et puissant se trouva intéressé à dire que le gouvernement républicain, trop affaibli pour oser livrer ses ennemis aux bourreaux, les condamnait à respirer un air empoisonné, et par malheur la mort d’un assez grand nombre des exilés donna quelque vraisemblance à cette accusation. La passion qui a faussé le regard et troublé le jugement des contemporains est loin de nous aujourd’hui. Représentons-nous donc trois à quatre cents hommes, prêtres, anciens nobles, députés, savans, avancés en âge pour la plupart, surpris par un décret foudroyant, arrachés à leurs familles, à leurs habitudes, entassés dans les entreponts d’un vaisseau, sans secours, quelquefois même sans nourriture, pendant une longue traversée, et puis jetés nus et souffrans dans des cantons déserts[4], où ils doivent improviser des moyens d’existence, où leur liberté même est entravée par des précautions de police ! Le seul étonnement qu’on doive éprouver, ce nous semble, est que sur trois cent vingt-huit déportés cent soixante-un seulement, un peu moins de la moitié, aient succombé.

À ces préventions injustes opposerons-nous les témoignages recueillis par M. de Nouvion ? Soixante-treize voyageurs s’accordent à vanter la salubrité de la Guyane avec l’accent passionné de la conviction. Ce n’est pas assez pour quelques-uns d’entre eux de garantir la salubrité de l’air ; ils lui attribuent une vertu préservative contre beaucoup d’affections chroniques. Un des plus anciens explorateurs français, Boyer de Petit-Puy, disait, dès l’année 1654 : « Ceux qui vont dans ce pays-là, et qui sont sujets aux gouttes, aux catarrhes, aux sciatiques, aux fluxions et aux humeurs, reviennent en parfaite convalescence. » Nous lisons dans la dernière relation, celle de Schomburgk, qui porte un caractère scientifique : « La phthisie est inconnue sur la côte ; des personnes atteintes de cette maladie et arrivant d’Europe ou du nord de l’Amérique se sont parfaitement remises. » Nous ne prendrons pas de telles promesses à la lettre. C’est entre les apologistes systématiques et les détracteurs aveugles que nous nous placerons pour saisir la vérité.

Par comparaison avec nos autres colonies américaines, on peut dire qu’en général la Guyane est un pays sain. Seulement, dans son abandon actuel, elle présente les inévitables inconvéniens de tous les lieux dépeuplés. Par exemple, la région des basses-terres, la seule qui soit occupée, est ordinairement détrempée par les pluies ; or, pendant la saison chaude, les lieux bas qui ne sont pas desséchés conservent des eaux stagnantes qui croupissent et exhalent un principe fiévreux. N’est-il pas évident qu’avec cet ensemble de travaux et de ressources, qui constituent la civilisation, on faciliterait l’écoulement des eaux pluviales, et qu’on préviendrait pendant les sécheresses la formation des marécages ? Dans l’intérieur du pays où les mêmes accidens n’ont pas lieu, la salubrité du climat n’a jamais été mise en doute. Quant à l’élévation de la température, elle peut être incommode pour les étrangers, mais non pas nuisible. Suivant la remarque sensée d’un voyageur, cette qualification de zone torride a été funeste aux contrées équatoriales ; il y a dans l’alliance de ces deux mots quelque chose qui donne à l’Européen l’idée d’une fournaise où on respire un air embrasé. Trop peu de personnes savent, dans les pays dits tempérés, que le degré de la chaleur est déterminé bien moins par la vertu calorifique du soleil que par la configuration des terrains et les phénomènes atmosphériques. A la Guyane, par exemple, plusieurs causes contribuent à atténuer l’ardeur solaire : l’atmosphère y est continuellement rafraîchie par les brises marines ou les vents de terre, par l’abondance des pluies ou la tiède évaporation des eaux. Le climat du midi de la France, pendant la saison d’été, peut donner une idée de la température ordinaire. La différence entre les deux pays consiste en ce que, sous l’équateur, l’été est perpétuel. Les plus grandes fluctuations du thermomètre n’y dépassent pas 20 degrés centigrades, tandis que chez nous il y a souvent une variation de 50 degrés, des ardeurs de la canicule aux jours froids de l’hiver. A Paris, la chaleur moyenne des mois de juin et juillet est de 24 degrés, et on signale certains jours pendant lesquels le thermomètre s’est élevé à 37 degrés ; ce dernier chiffre est à peu près pour Cayenne, comme pour Paris, celui de la chaleur la plus intense ; on se croit en hiver à la Guyane, quand le thermomètre s’abaisse à 20 degrés au-dessus de zéro. La moyenne entre ces deux termes indique donc une température ordinaire de 27 à 28 degrés centigrades, celle de nos plus beaux jours.

Le moyen le plus direct de constater l’état sanitaire de la Guyane est d’interroger les tables de la mortalité. Par suite de l’influence fatale qui pèse sur notre malheureuse colonie, les documens statistiques sont pleins d’erreurs en ce qui la concerne. Prenons pour exemple l’année 1840. M. de Nouvion, acceptant les données du ministère de la marine, établit que la mortalité, pour l’ensemble de la population, a été dans le rapport de 1 à 28, et il triomphe en remarquant que ce rapport est déjà supérieur à celui de plusieurs grandes villes de l’Europe. Il n’a pas remarqué que, dans le tableau officiel[5], une erreur d’addition augmente de 100 le nombre des décès (753 au lieu de 653), et, en second lieu, que le chiffre des vivans ne comprend que la population sédentaire et domiciliée, tandis que le chiffre des décès se rapporte en outre à la population mobile des fonctionnaires civils, des soldats de la garnison, des marins, et peut-être des voyageurs. En recommençant le calcul sur ces bases nouvelles, on trouve que les décès sont au nombre total des habitans dans le rapport de 1 à 33 ou 34, rapport très supérieur aux résultats moyens de la mortalité en Europe. Par suite de l’inadvertance que nous venons de signaler, les employés civils et militaires, qui sont presque tous de race blanche, n’ont pas été comptés parmi les vivans, bien qu’à leur mort ils augmentassent le nombre des décès, de sorte qu’aux yeux des statisticiens la mortalité des blancs a paru excessive. La Notice sur la Guyane[6] l’évalue au vingt-quatrième. D’après nos rectifications appliquées à l’année 1840, la proportion est environ du vingt-neuvième. Si l’on considère enfin que l’équilibre des sexes n’existe pas à la Guyane, et que la prédominance des mâles parmi les blancs comme parmi les noirs réduit le rapport ordinaire des naissances aux décès ; s’il est vrai que l’isolement des habitations paralyse les secours et que diverses causes indépendantes du climat multiplient les accidens mortels, il faudra bien conclure que la Guyane, loin de mériter le reproche d’insalubrité, est au contraire un séjour remarquablement propice.

Une nature si splendide, tant de terres inexploitées, tant de trésors sans emploi, sont bien faits pour enflammer l’imagination et inspirer une de ces entreprises grandioses qui font époque. L’état économique de la Guyane française est d’ailleurs on ne peut plus favorable à la conception de M. Lechevalier. Les habitans sont si peu nombreux, le territoire approprié est tellement restreint, que l’on conçoit aisément la possibilité de réunir sous une seule direction tous les intérêts de la colonie. Suivant le recensement de 1841, la population sédentaire est de 20,753 personnes ; la population flottante, comprenant les fonctionnaires civils et religieux, les militaires de la garnison et les marins, donne environ 1,250 à 1,300 personnes. Dans le groupe des habitans sédentaires, les libres comptent pour 5,746 ; les esclaves, dont le nombre décroît chaque année, par suite des affranchissemens ou des extinctions, ne sont déjà plus que de 14,997. Un tiers de la population est domicilié dans les villes et dans les bourgs, les deux autres tiers sont disséminés dans les habitations rurales. Parmi la classe qui est en possession de la liberté, il y a 1,203 individus de la race blanche et 4,543 de la race noire. Les blancs, qui sont, par rapport aux hommes de couleur, dans la proportion de 1 à 4, possèdent néanmoins les trois quarts des terres cultivées, des esclaves et des bestiaux : c’est dire que la plupart des nègres réputés libres ne sont que des affranchis abrutis par la fainéantise et le libertinage, et retenus par la misère dans un état de prolétariat qui ne les élève pas beaucoup au-dessus de la servitude.

Sur 5,400,000 hectares que représente la colonie[7], moins de 12,000 sont mis en culture ; c’est environ le dixième des terres acquises par les particuliers : le reste du territoire appartient à l’état. Les propriétés rurales, au nombre de 400 environ, sont aussi inégales en étendue qu’en valeur. Pour une vingtaine de grandes sucreries, qui, avec les ateliers, forment des domaines considérables, on compte un grand nombre de petits champs consacrés à la culture des vivres ou des produits qu’on peut récolter sans beaucoup de frais. La valeur des terres est établie bien moins d’après leur étendue que suivant le genre de préparation qu’elles ont déjà subi. Ainsi, l’hectare approprié à l’exploitation de la canne à sucre vaut 1,000 francs, cinq fois plus que la même étendue cultivée en café, en cacao, en rocou. La valeur moyenne des esclaves est d’environ 1,300 fr. Il résulte de cet aperçu que le capital engagé dans la colonie n’est pas très considérable. Si l’on accepte les comptes annuels, établis probablement sur les rapports de l’administration locale, la valeur totale s’amoindrirait progressivement. La Notice statistique de 1836 évaluait les propriétés rurales, celles qui font la richesse de la colonie, à plus de 36 millions de francs, savoir :

VALEUR APPROXIMATIVE :


1° Des terres mises en culture 6,253,500 fr.
2° Des bâtimens et du matériel d’exploitation 10,045,000
3° Des esclaves, au nombre de 16,592 (en moyenne 1,300 francs) 18,476,900
4° Des animaux de trait et du bétail 1,265,010
TOTAL 36,040,410 fr.


Un peu plus tard, en 1840, l’estimation était abaissée à 33 millions, et il est probable qu’aujourd’hui le chiffre de 30 millions serait suffisant (7). Chaque année, en effet, la statistique officielle annonce une réduction dans le nombre des propriétés, des hectares en culture, des esclaves mis en œuvre. Cet amoindrissement continuel, présage de ruine, explique pourquoi la plupart des propriétaires de la Guyane ont fini par adopter une combinaison aussi contraire aux traditions coloniales qu’à leurs préjugés personnels.


II. – FORMATION DE LA COMPAGNIE

Nous connaissons les élémens sur lesquels on prétend opérer. Suivons, avec tout l’intérêt qu’une telle expérience peut inspirer aux économistes, la série d’opérations qui doivent, nous assure-t-on, régénérer la société coloniale. Il est bien entendu que notre rôle se borne aujourd’hui à celui de rapporteur. La séduisante hypothèse que nous exposons échappe, quant à présent, à une rigoureuse analyse. Les pièces qui nous ont été soumises par M. Lechevalier ne sont que des aperçus personnels, des estimations approximatives et provisoires. La critique reprendra ses droits lorsque notre examen aura pour base les débats de la tribune ou le contrat industriel des actionnaires.

La première série d’opérations a pour but la formation de la compagnie centrale. L’idée-mère du projet, le fécond mariage du capital européen et d’une terre vierge, suppose un apport en argent égal aux deux tiers de toutes les valeurs de la colonie. Une mesure préliminaire est donc l’inventaire exact, l’évaluation débattue des propriétés. Sur la demande du ministère, les deux chambres viennent de voter à cet effet une somme de 50,000 francs, avec une unanimité de bon augure pour l’entreprise. D’un autre côté, une société se forme parmi les hommes les plus honorés de la banque, du haut négoce et de l’industrie, pour garantir le versement du capital mobile dès que les parties intéressées seront d’accord et que l’association aura été validée par le concours tutélaire de l’état. La commission d’expertise, dont la formation et le départ ne dépendent plus que la volonté de M. l’amiral de Mackau, représentera sans doute le gouvernement et la compagnie provisoire des capitalistes ; réunie à son arrivée aux mandataires des colons, elle entrera en rapport avec les propriétaires disposés à accepter l’acte social. Le conseil colonial de Cayenne vient d’instituer une commission de trois membres chargée de lui faire un rapport, et les voix se sont réunies sur les personnes favorables au système. Il faut s’attendre néanmoins à ce qu’un petit nombre de propriétaires refusent leur concours, par entêtement ou par défiance. A ceux-ci, dit M. Lechevalier, la compagnie offrira d’acheter leurs terres au comptant et à prix débattu, sauf à les exclure des bénéfices éventuels réservés aux autres ; s’ils refusent de vendre pour continuer leur exploitation isolée, on pourra chercher dans la loi récente qui autorise le rachat des noirs, les moyens de généraliser le travail libre dans la colonie.

La compagnie n’entend acquérir que les domaines susceptibles d’exploitation. Les propriétés de ville, les manoirs domestiques, les esclaves attachés au service intérieur des familles, resteront en dehors de l’expertise. Les études des commissaires, limitées aux propriétés agricoles et industrielles, spécifieront la contenance et la qualité des terres, le nombre et l’aptitude des esclaves, la valeur du matériel et du bétail, et sans doute aussi des marchandises en magasin. Les aperçus fournis par les publications officielles sont si contradictoires et si confus, qu’il est difficile de prévoir le total de cette expertise. Arrêtons-nous au chiffre probable de 30 millions, pour quatre cents domaines grands et petits. Ce capital foncier représentant l’apport des colons, on pourra demander 20 millions en numéraire à la place de Paris, et limiter le fonds social au chiffre de 50 millions. Le ministère aura alors à consulter les chambres pour savoir s’il convient d’élever la compagnie à la hauteur d’une institution nationale, en garantissant à ses actionnaires un minimum d’intérêt.

Si certaines entreprises d’utilité publique sont dignes du concours tutélaire de l’état, ce sont assurément les essais de colonisation. Les idées étaient très nettes à ce sujet parmi les hommes d’état de l’ancien régime. Un des publicistes accrédités du dernier siècle, Forbonnais, écrivait en résumant les principes politiques du commerce : « Il faut que le premier établissement se fasse aux dépens de l’état qui fonde les colonies, ou qu’il garantisse les avances qui leur seront faites par les négocians[8]. » Laissons de côté les considérations politiques, pour ne voir que les problèmes financiers. Le gouvernement français, en prenant l’engagement moral d’abolir l’esclavage, a contracté l’obligation d’indemniser les propriétaires d’esclaves ; c’est une dette d’honneur qu’il faudra acquitter tôt ou tard. Il s’agit pour lui de savoir si, au moyen de son crédit, il pourra éviter de payer l’indemnité. La Guyane est le lieu choisi pour l’expérience. La part de cette colonie serait d’environ 14 millions payables dans dix ans, si on laissait aux maîtres les bénéfices de l’esclavage jusqu’à cette époque, conformément à l’avis de M. le duc de Broglie, ou de 20 millions, si l’on préférait restituer immédiatement le prix intégral des esclaves. Dans la première hypothèse, la seule admissible, l’état serait grevé d’une rente de 400,000 fr., auxquels il faudrait ajouter une somme de 200,000 fr. pour surcroît de frais d’administration nécessités par le régime de la liberté ; soit, à perpétuité, 600,000 fr. par année.

Plaçons-nous au contraire au nouveau point de vue indiqué par les colons. La compagnie de la Guyane étant constituée pour quarante-sept ans[9] au capital de 50 millions ; le gouvernement s’engagerait à assurer pendant cette période un intérêt de 4 pour cent, c’est-à-dire 2 millions par année. Pour que l’affaire tournât au préjudice du trésor, il faudrait que le revenu de la colonie régénérée tombât au-dessous de cette somme[10] : le cas est-il possible ? Nous ne le croyons pas. Dans l’état de dépérissement où se trouve la Guyane, les statistiques officielles lui attribuent un revenu net de 4,500,000 francs. Cette évaluation est peut-être exagérée ; réduisons-la d’un tiers, et contentons-nous de 3 millions. Comment admettre qu’une terre vivifiée par un capital abondant et par un travail mieux réglé rendra moins qu’à l’époque du découragement et de la pénurie ? Examinons toutes les hypothèses que la prudence peut suggérer. Dira-t-on que les actionnaires, satisfaits du revenu assuré par l’état, négligeront l’entreprise au point de la compromettre ? Mais les colons qui entrent dans l’affaire, en s’interdisant pour long-temps d’en sortir, connaissent mieux que nous les ressources de leur pays : ce revenu qu’on leur offre, réduit à 3 pour 100 par la réserve de l’amortissement, est à peu près le tiers de celui qu’ils obtiennent aujourd’hui. S’ils mettent leur fortune en jeu, c’est qu’ils jugent les chances favorables ; leur confiance devient pour les autres actionnaires le premier motif de sécurité. Les mesures les plus ingénieuses sont combinées pour que la transition de l’esclavage au régime du travail libre ne diminue pas la somme des produits. Une objection que les esprits timides emprunteront aux adversaires des colonies est que, si les opérations de la compagnie étaient entravées par une guerre maritime, le trésor resterait à découvert vis-à-vis des actionnaires qu’il aurait garantis ; mais on peut éviter ce danger par des arrangemens pris avec les compagnies d’assurances françaises et étrangères. Le cas des mauvaises récoltes est également prévu : l’équité veut que le trésor récupère sur le gain des bonnes années le déficit des années précédentes. Poussons enfin les choses à l’extrême : en supposant que les bénéfices tombassent accidentellement au-dessous de l’intérêt à servir et que la responsabilité de l’état fût invoquée, les déboursés du trésor ne seraient qu’une avance qui lui conférerait une sorte d’hypothèque sur une propriété territoriale d’une valeur certaine.

La garantie éventuelle de l’état, légalisée par les chambres, donne à l’entreprise force d’existence. Elle s’organise comme les grandes sociétés coloniales dont le rôle a été si brillant en Hollande et en Angleterre, en livrant sa charte à la double sanction du pouvoir et de l’opinion publique. Son conseil d’administration, qui prend siège à Paris, réunit, sous la surveillance directe de l’état, les représentans de l’intérêt colonial, du capital métropolitain, de l’industrie et du commerce des villes maritimes. A la Guyane même, les agens locaux sont choisis parmi les colons sédentaires le plus intéressés à une bonne gestion. Ainsi constituée sous le titre de Compagnie de la Guyane française, son premier acte est la conversion des anciens titres de propriétés en actions nominatives et de fortes sommes, conçues de manière à ce qu’elles restent dans les mains des titulaires assez long-temps pour que l’opération ne soit pas souillée par les manœuvres de l’agiotage. Cette réserve suffirait pour indiquer une société honorable et sérieuse, qui veut élever sa spéculation à la hauteur d’une œuvre nationale.

III. – ORGANISATION DU TRAVAIL LIBRE

La corporation commerciale existe : transportons-nous dans le Nouveau-Monde pour la voir à l’œuvre. Dès que la charte de la compagnie est promulguée, il n’y a plus d'esclaves, il n’y a plus de maîtres dans ses domaines ; il y a des propriétaires d’actions qui intéressent au travail des ouvriers libres. Il est important de remarquer que ce mode d’émancipation ne préjuge rien en ce qui concerne nos autres colonies ; il n’exige pas le concours des corps législatifs ; les nouveaux propriétaires usent du droit qu’ils ont acquis d’affranchir leurs esclaves : ils répètent en grand ce qui est pratiqué chaque jour par les particuliers.

Le point fondamental est le règlement du travail libre. L’esclavage coûte plus cher que la liberté ; c’est un fait prouvé depuis long-temps par l’économie politique, et les planteurs, malgré leurs préjugés, auraient donné les premiers le signal de l’affranchissement, s’ils ne craignaient pas que les esclaves, rendus à eux-mêmes, n’abandonnassent les cultures coloniales. Ce n’est pas à dire que les noirs ne travaillent que sous le fouet. Il y a sans doute dans cette race comme dans la nôtre des êtres abrutis, des personnes incorrigibles : quant à la généralité, elle suit comme partout l’impulsion instinctive du caprice et de l’intérêt. Pourquoi la production du sucre a-t-elle été réduite par l’émancipation anglaise ? C’est qu’un grand nombre d’affranchis, et les plus intelligens sans doute, ont pu acheter à vil prix des terres incultes, et spéculer pour leur propre compte sur la vente des vivres : la masse du travail a été, non pas amoindrie, mais déplacée, et dans les îles où la désertion des anciens ouvriers n’a pas été immédiatement réparée, les salaires se sont élevés à un taux ruineux. A plus forte raison, pareille chose arriverait-elle à la Guyane française, dont les vastes déserts appartiennent pour ainsi dire au premier occupant, si la liberté était accordée sans garantie. M. J. Lechevalier résout la difficulté en interdisant d’une part la spéculation sur les vivres aux affranchis, et d’autre part en les rattachant à la grande industrie coloniale par les avantages les plus séduisans.

Ce privilège de la culture et de la vente des vivres, combiné avec une taxe des salaires faite par le gouvernement, est la base de tout le système ; il n’y a pas d’autre moyen d’empêcher les noirs de chercher dans le petit jardinage une indépendance qui ramènerait la plupart d’entre eux à la sauvagerie. Il ne faut pas s’effrayer de cette double clause ; elle n’a pas à beaucoup près, dans le Nouveau-Monde, l’importance qu’elle aurait en Europe. La culture des vivres destinés aux noirs, industrie qui n’exige pas de capital, est en général abandonnée aux affranchis pauvres ou aux esclaves. Quant à la taxation des salaires par l’autorité, c’est une mesure de police recommandée dans les deux systèmes d’émancipation proposés par la commission des affaires coloniales. La restriction opposée au commerce des alimens a paru suspecte, nous le savons, à plusieurs abolitionistes. Dans leur zèle inquiet, ils se représentent une compagnie d’agioteurs impitoyables, maîtresse d’affamer les ouvriers et de reconstruire une servitude industrielle plus perfide que l’esclavage légal. Ce qu’ils redoutent pour leurs chers protégés arrivera bien plus tôt dans les colonies anglaises, livrées à toutes les éventualités du libre commerce. La hausse excessive des salaires et la fortune de quelques nègres dans les pays où les bras ont fait défaut, n’ont été que des phénomènes accidentels. Dans les îles où les bras n’étaient pas rares, à Antigue, à la Dominique, à Nevis, à Montserrat, on a obtenu dès les premières années la journée du laboureur pour 60 cent. Qu’on laisse agir le démon de la concurrence, et il trouvera bien moyen de multiplier l’offre des bras, de dicter à son tour le prix des salaires.

Le règlement de travail combiné par M. Lechevalier porte au contraire un caractère de loyauté qui a captivé nos plus chaleureuses sympathies. Passionné pour les belles contrées du Nouveau-Monde, il ne voudrait pas leur faire présent de ce prolétariat affamé qui engendre le paupérisme. Pour attacher les noirs à la vie laborieuse, il leur offre des conditions qui feraient envie à la plupart des ouvriers blancs. — Travail garanti à toute personne de tout âge et de tout sexe, promesse que l’industrie coloniale permet heureusement d’accomplir. — Dotation de 150 francs, somme exagérée selon nous, à tout ouvrier de la compagnie pour premier placement à la caisse d’épargne, et première mise d’équipement. — Salaire fixe, combiné avec le prix des objets de consommation, de manière à assurer le nécessaire de l’existence. — Participation aux bénéfices nets de la compagnie, dans la proportion du quart, ou 25 pour 100. — Soins médicaux assurés pour un faible abonnement. — Caisses d’épargne constituées par une retenue sur la dotation, sur le salaire journalier, sur le dividende éventuel, afin de pourvoir à l’entretien des vieillards et des infirmes. — Dot de 100 francs accordée à chacun des conjoints pour encourager les unions légitimes et détruire le concubinage, si funeste aux populations coloniales. — Distribution de la classe ouvrière en corporations industrielles pour ce qui regarde le travail, et en conseil de famille pour ce qui concerne la morale et la vie domestique, de telle manière qu’au moyen d’une imperceptible cotisation, et par l’effet de la mutualité, chaque corporation possède une chapelle, une école, une salle d’asile. — Dans chaque communauté, les intérêts industriels sont protégés par un syndic à la nomination des autorités supérieures, éligible parmi les travailleurs eux-mêmes ; la surveillance morale appartient au curé, qui est de droit président du conseil de famille. L’ample et belle mission confiée au clergé catholique, les encouragemens donnés au mariage et aux sentimens de famille, une adhésion sincère aux institutions civiles de la métropole, offrent une garantie complète aux personnes qui pourraient craindre qu’une utopie se cachât sous l’apparence d’une réforme industrielle.

De l’autre côté de l’Amazone, et précisément dans le voisinage de la Guyane française, les jésuites avaient institué parmi les sauvages indiens des communautés agricoles dans lesquelles le travailleur, astreint à une tâche journalière, recevait en échange les objets nécessaires à ses besoins personnels. Affranchi de la prévoyance, il vieillissait dans une espèce de minorité contraire à toute émulation, à tout progrès social. C’était le communisme pur et simple, avec ses minces avantages et ses dangereux inconvéniens. Il n’en serait pas de même dans la Guyane régénérée. Le travail y devant être estimé, non à la journée, mais à la tâche, suivant l’usage des colonies[11], l’ouvrier pourrait augmenter le produit de sa journée en proportion de son énergie et de son aptitude. Avec de l’intelligence et de l’économie, rien ne l’empêcherait d’amasser un petit capital, d’entreprendre à son compte une spéculation agricole, soit comme propriétaire, soit comme fermier, de réunir même à sa qualité modeste d’ouvrier celle d’actionnaire de la compagnie. Il n’y a donc pas lieu de craindre que la race affranchie soit immobilisée de nouveau dans les entraves d’une féodalité industrielle.

Craignant d’être ébloui par une séduisante illusion, nous avons traduit les faits en chiffres, en complétant par nos recherches particulières les documens fournis par la société d’études. Il nous a paru démontré que les dépenses faites aujourd’hui par les colons suffisent pour améliorer considérablement le sort des affranchis en obtenant d’eux une plus grande somme de travail. Laissons parler les chiffres :
ESCLAVAGE.
INTÉRÊT DU CAPITAL ENGAGÉ PAR LES PLANTEURS.


15,000 nègres, évalués en capital à 18 millions, représentant, à raison de 8 pour 100, taux assurément très modéré dans nos colonies, un intérêt annuel de 1,440,000 fr.
5,000 cases et jardins pour logemens de 15,000 esclaves, à raison de 400 fr., représentant un capital de 2 millions, à 8 pour 100 160,000
Hôpitaux et dépendances (constructions et mobilier) en masse, 300,000 24,000
DÉPENSES COURANTES.


Nourriture (toutes réductions faites en raison de l’abandon du jardin et du samedi ), minimum 600,000
Vêtemens (suivant les prescriptions), au minimum, à 10 fr 150,000
Médecins et médicamens 187,500
Frais divers et imprévus (aumôniers, gratifications, etc.), au minimum, pour somme ronde 38,500
TOTAL 2,600,000 fr.

15,000 nègres, y compris les enfans, les vieillards et les malades, ne fournissent par jour que 10,000 journées communes, ou, suivant la manière de compter des colonies, 8,000 tâches. L’année coloniale, déduction faite des jours fériés et du samedi, ne représente que 250 jours de travail : soit, par année, 2,500,000 journées, ou 2,000,000 tâches, ce qui porte le salaire journalier d’un adulte à 1 fr. 03 cent., ou le prix de la tâche à 1 fr. 30 cent. Nous devons faire remarquer que nos calculs reposent sur les bases les plus modestes. M. H. Passy et M. Lavollée ont évalué en moyenne la journée de l’esclave entre 1 fr. 25 et 1 fr. 1,45 cent. Plaçons-nous présentement au point de vue signalé par M. Lechevalier pour estimer le coût du travail libre. Dans son système, la compagnie n’a plus à payer que l’intérêt du capital qu’elle emprunte pour la rédemption des esclaves, et le salaire sur lequel l’ouvrier libre doit se nourrir, se vêtir, se loger, etc.

TRAVAIL LIBRE.
INTÉRÊT DU CAPITAL ENGAGÉ PAR LA COMPAGNIE.


Rachat de 15,000 esclaves, environ 18 millions ; intérêt à 4 p. 100 720,000 fr.
Acquisition et réparation des cases, sans les jardins, environ 2 millions 80,000
Hôpitaux et dépendances, 300,000 fr 12,000
812,000 fr.
COURANTES


Médecins et médicamens (comme sous l’esclavage) 188,000
SALAIRES.


La suppression du jardin et du samedi, laissés à l’esclave pour sa nourriture, élève le nombre des jours de travail à 300 par année ; soit donc en tout 3 millions de journées, à 1 fr 3,000,000
TOTAL 4,000,000 fr.

Il semble, à ce premier aperçu, que le travail libre revienne à 1 fr. 33 cent. par journée, c’est-à-dire au tiers en sus du travail servile ; mais l’affranchi, forcé de pourvoir à ses besoins, restitue pour loyer, nourriture, vêtemens et soins médicaux, environ 9/10e de ce qu’il touche en salaires ; sur ces dépenses, la compagnie retrouve un bénéfice assez considérable pour que le prix réel de la journée libre retombe bien au-dessous des frais de l’esclavage. Ce bénéfice fait sur les acheteurs n’a rien que de très légitime : il est même dans l’intérêt de la communauté. Maîtresse du sol et des instrumens de travail, opérant en grand et avec économie, la compagnie pourrait produire ou acquérir les choses nécessaires à la vie à des prix excessivement bas : si elle revendait au consommateur à prix coûtant, le salaire de 1 fr. serait ridiculement exagéré ; il faudrait le réduire. Or, comme les prix des denrées et des salaires sont les régulateurs de tous les autres prix, il en résulterait une baisse sur l’ensemble des choses, un avilissement de toutes les valeurs de la colonie, par comparaison avec les pays voisins et même avec la métropole. Pour éviter une perturbation brusque dans les échanges, il faut donc respecter l’équilibre établi, et c’est pourquoi nous maintenons les prix des vivres et des salaires au minimum des prix actuels.

L’important est que le noir émancipé, vivant à son compte, trouve pour le présent une amélioration notable à son sort, et acquière pour l’avenir la chance de s’élever à cette large aisance sans laquelle la liberté n’est qu’un mensonge. Établissons donc le budget modeste de l’affranchi. En supposant deux journées à 1 fr. pour un ménage de trois personnes, dont un enfant, et 300 jours de travail dans l’année, on obtiendra une recette de 600 fr. par ménage. Cette somme pourra être employée ainsi :


Dépenses annuelle Par ménage de 3 personnes Pour les 15,000 travailleurs Reprises de la Compagnie
Bénéfice au minimum par ses déboursés
1° Logement pour trois personnes 30 fr. 150,000 fr. 150,000 fr.[12]
2° Vêtemens : trois personnes à 20 fr (on ne compte que 10 fr. par tête dans l’état actuel) 60 300,000 100,000
3° Nourriture (manioc ou bananes, salaisons, tafia), à 1 fr. par jour pour le ménage : 365 jours 365 1,825,000 1,000,000[13]
40 Tabac, sel, etc., par an 55 275,000 50,000
5° Soins médicaux (abonnement pour trois personnes) 20 100,000 100,000[14]
6° Cotisations diverses (services religieux, écoles, secours, impôts, épargnes) 10 50,000 «
TOTAL 540 fr. 2,700,000 fr. 1,400,000 fr.
Reste à la famille pour entretien du mobilier et frais imprévus 60 300,000
Sommes égales aux salaires 600 fr. 3,000,000 fr.

D’après cet aperçu, le régime matériel et moral des ouvriers serait considérablement amélioré ; il leur resterait en argent une somme supérieure à la portion disponible de la solde militaire, et de plus leur dividende éventuel dans le partage des bénéfices. En ce qui concerne la compagnie prise dans son ensemble, on remarquera qu’au moyen du bénéfice de 1,400,000 fr. sur ses fournitures, elle abaisserait les frais annuels du travail libre à 2,600,000 fr., somme égale au coût du travail forcé ; mais pour une même somme, elle obtiendrait 500,000 journées, ou 400,000 tâches de plus que sous le régime précédent, avantage très considérable dans une contrée qui dépérit faute de bras.


IV. – EXPLOITATION

En même temps que la nouvelle police augmentera la somme du travail disponible, un remaniement général de la propriété, une distribution intelligente des bras, permettra d’espérer un accroissement notable des produits. Dans ces pays lointains où les concessions de terres sont obtenues très facilement, les établissemens se forment un peu au hasard, suivant les lumières ou les ressources du premier occupant. Le propriétaire, qui réunit forcément les qualités d’agriculteur et d’industriel, consulte moins la nature de ses terres que le nombre des bras et la puissance du matériel à sa disposition : de là une déperdition considérable de forces. Substituée à 400 propriétaires particuliers, la compagnie sera libre d’approprier ses exploitations diverses aux ressources naturelles des localités. Par exemple, au lieu d’une cinquantaine de sucreries grandes et petites, employant environ 5,000 esclaves, on conservera, suivant le plan dont il s’agit, 12 sucreries seulement, en attachant à cette industrie principale près de 2,000 ouvriers de plus : ainsi, au lieu d’avoir par atelier une moyenne de 100 personnes, on réunira 600 ouvriers sur un terrain de premier choix. Un pareil mouvement de concentration s’est opéré déjà, et avec le plus grand avantage, dans la Guyane anglaise, où certaines plantations comptent jusqu’à 1,200 ouvriers. Les 71 cotonneries, disséminées aujourd’hui dans la colonie, seront réduites à dix grands centres, avec un personnel nombreux et des machines que les petits planteurs ne pouvaient pas se procurer. La culture du rocou s’est étendue démesurément, parce qu’elle exige peu de bras et peu de capitaux. Ainsi, quoique la Guyane française ait le monopole de cette graine tinctoriale, la production a dépassé de beaucoup les besoins de l’Europe ; il sera plus avantageux de conserver une dizaine de grandes rocouries après en avoir supprimé une centaine de petites. Les nombreuses vivreries, c’est-à-dire les petits champs consacrés à la culture du manioc, de l’igname, de la banane, du riz, du maïs, seront remplacées avec de grands bénéfices par cinq ou six grandes plantations munies d’instrumens aratoires. Ces remaniemens auront pour effet d’augmenter la masse des produits, d’économiser les frais en simplifiant les manœuvres, de laisser en disponibilité un millier de noirs qu’on pourra appliquer à l’exploitation des bois ou aux défrichemens.

Une compagnie vigilante et armée d’un puissant capital peut opérer des prodiges dans un pays arriéré, en fait de culture et de fabrication, jusqu’à une sorte de sauvagerie. Il est reconnu que quarante nègres, grattant la terre avec la houe, font moins de besogne qu’un seul homme avec une charrue et trois chevaux. Eh bien ! si l’on en croit M. Catineau-Laroche, « à la Guyane française, il n’y a ni charrues, ni brouettes, ni pelles, ni fourches, ni civières, ni charrettes ; les hommes y portent les fardeaux sur la tête, même aux plus grandes distances. » Notre Guyane, où l’élève des bestiaux ne coûterait que les frais de garde, tire néanmoins de l’extérieur des animaux pour l’abattage et pour le service. La pêche dans les rivières et sur les côtes est, dit-on, d’une miraculeuse abondance, ce qui n’a pas empêché d’introduire, en 1840, pour 175,000 francs de poissons salés. Au-delà des côtes, la colonie n’est plus qu’une immense forêt, et pourtant les colons demandent des bois à leurs voisins. La chasse devrait fournir la table des riches ; la pêche bien organisée donnerait lieu à un grand commerce de salaisons. Un des effets de l’émancipation des nègres sera de substituer aux alimens desséchés et malsains les viandes fraîches et succulentes auxquelles ils prendront goût. Les immenses savanes, les pâturages salés par les alluvions maritimes sont tellement négligés aujourd’hui, qu’il est nécessaire d’encourager par des primes le commerce de la boucherie. Les premiers spéculateurs qui aviseront d’utiliser ces riches déserts, à l’exemple des Brésiliens du Para, réaliseront de grandes fortunes. Le trafic des peaux, des plumes, des gommes, des plantes médicinales, qu’on pourrait acheter aux Indiens, la métallurgie, quand l’exploration du sol sera faite, la parfumerie, la distillerie, les conserves, dans un pays qui produit, avec le sucre et les essences, les plus belles fleurs et les plus beaux fruits, offriraient aux petits colons venus d’Europe les occupations les plus lucratives.

La compagnie doit borner ses vues aux grandes industries sollicitées par une consommation inépuisable : le tabac, le coton, les bois. Le tabac croît spontanément dans la zone équatoriale de l’Amérique du Sud. ; on le foule aux pieds dans les rues de Cayenne ; c’est une culture facile autant que productive. Pourquoi le tabac de notre Guyane, bien cultivé et bien préparé, ne vaudrait-il pas celui des contrées qui l’entourent, du Brésil, du Venezuela ou des Antilles ? Pourquoi la régie française ne demanderait-elle pas à la Guyane française une partie des 15 millions de kilogrammes qu’elle tire de l’étranger ? « Si, sous le rapport du prix de la main-d’œuvre et du nombre des travailleurs, dit Schomburgk, la Guyane anglaise pouvait rivaliser avec les États-Unis, elle produirait, en quantité illimitée, des cotons de qualité à soutenir la concurrence contre les meilleurs du monde. » Ce que le naturaliste anglais dit de Demerari et de Berbice est parfaitement applicable à notre colonie. Croirait-on qu’elle envoie pour oins de 400,000 fr. de coton à la métropole, qui en emploie pour 140 millions ? Quant à l’exploitation des bois, que les naturalistes et les ingénieurs ont toujours considérés comme la plus grande richesse de la Guyane, ce sera une industrie à créer complètement. On commence à transporter de Demerari à Liverpool des bois qui ont été reconnus préférables à tous les autres pour les constructions navales. En France, où l’importation annuelle des matériaux de charpente est de 38 millions, où la destruction des bois propres à la marine est depuis long-temps un sujet d’inquiétude[15], on a plus d’une fois tourné les yeux vers la Guyane : toutes les expériences ont été favorables. Récemment encore M. Estancelin, député de la Somme, établissait dans un mémoire intéressant que des bois de qualité supérieure coûteraient 20 pour 100 de moins rendus en France que les plus belles qualités du chêne ; il faisait ressortir les avantages que trouverait la marine marchande à l’approvisionnement de nos chantiers : mais il y a loin du projet à l’exécution ; la vue de nos administrateurs porte rarement à quatorze cents lieues de distance. Une compagnie installée dans le pays pourrait seule organiser une exploitation de concert avec le gouvernement. Les grandes coupes faciliteraient le débit des bois de petites dimensions. Un pays français qui compte dix-sept espèces précieuses pour l’ébénisterie de luxe fournit à peine à la France la centième partie de ce qu’elle est obligée d’acheter, 63,400 en 1840, sur une importation totale de 6,500,000 francs !

Les spéculations sur les forêts tentées jusqu’à ce jour ont échoué ou faiblement réussi[16] ; c’est que, dans une contrée non frayée, les frais nécessaires pour ouvrir des routes, portant sur la seule industrie des bois, l’écrasent avant qu’elle ait pu se développer. Lorsque tous les intérêts seront associés, il deviendra possible d’établir un système de communications rurales, combiné avec un service de cabotage, parce que les dépenses seront à répartir entre les diverses branches d’exploitation. Le génie de la mécanique obéira à l’appel des capitaux. On empruntera à la Guyane anglaise l'excavator, appareil gigantesque et d’invention récente, pour ouvrir des canaux de desséchement et reprendre l’œuvre d’assainissement que Malouet et Guisan laissèrent inachevée. On introduira pour les défrichemens une autre machine en usage aux États-Unis, le grubber, qui saisit les arbres et les arrache du sol. On économisera la force humaine dans toutes les opérations qui peuvent être faites mécaniquement, et surtout dans les transports. Une réforme économique, déjà éprouvée à la Guadeloupe, peut doubler le revenu des sucreries ; c’est le remplacement de tous les ateliers isolés, réduits à travailler avec un matériel vieilli et insuffisant, par quelques usines centrales, et la fabrication à la vapeur substituée aux procédés ruineux d’un autre âge.

Un autre ordre de spéculation sur lequel la compagnie compte beaucoup est le droit de revendre ou de sous-louer par petits lots les terres vacantes du domaine, en faisant toutefois participer le gouvernement au prix du contrat. Il entre dans les vues libérales de la compagnie de rendre la propriété accessible aux ouvriers noirs ou’ blancs. La facilité d’acquérir à bas prix un terrain préalablement défriché et assaini sera un motif d’émulation générale. En tous pays, la propriété est soumise à des servitudes : celle qu’auront à subir les acquéreurs sera l’interdiction de cultiver les vivres destinés à la race noire, à moins que ce ne soit pour les revendre en masse à la compagnie ; mais, nous le répétons, cette restriction n’a pas de gravité dans un pays spécialement consacré au commerce d’exportation, et d’ailleurs la mesure n’est qu’une précaution provisoire. A côté des plantations immenses, il y aura place pour la petite culture, pour l’industrie isolée et indépendante. Les propriétaires particuliers pourront vendre leur récolte à la compagnie ou la faire manipuler pour leur propre compte dans les usines centrales, comme font déjà les petits cultivateurs de nos Antilles : ce sera le mouvement de la concurrence, moins ses dangers.


V. – COLONISATION EUROPEENNE.

Jusqu’ici rien n’est livré au hasard : on ne compte, pour régénérer la Guyane, que sur les élémens qu’elle possède déjà ; ses 15,000 nègres acclimatés et rompus au travail suffisent pour assurer la prospérité commerciale de la compagnie. Cependant, après les beaux résultats que nous avons énumérés, il se présente une chance plus magnifique encore : c’est l’appel de la race blanche sous les tropiques, la colonisation européenne.

La possibilité de faire travailler les blancs sous les tropiques a été si souvent niée par les défenseurs imprudens des colons, qu’elle est aujourd’hui à l’état de problème. Si l’on se contentait de dire que l’entreprise est très difficile et très hasardeuse, nous serions des premiers à le reconnaître ; mais déclarer qu’il y a impossibilité physique, absolue, c’est fermer les yeux à l’évidence. La race blanche est douée d’une énergie qui proportionne ses forces à toutes les fatigues, à tous les dangers ; son aptitude aux cultures tropicales est prouvée par l’histoire, par d’innombrables témoignages, par l’état présent de plusieurs pays. Les plus rudes travaux de l’agriculture, les défrichemens, n’ont-ils pas été accomplis par des Européens dans presque toutes les contrées qui produisent le sucre ? Le travail de colonisation a été commencé à la Jamaïque, à la Trinité, à Honduras, par des Espagnols, à Tabago, à Surinam, au cap de Bonne-Espérance, par des Hollandais. Les Anglais mirent en culture la Barbade, Antigue, Nevis, Montserrat, et les émigrans se présentaient en si grand nombre, qu’en 1715 plus de 6,000 ouvriers firent voile pour cette dernière île. La Guadeloupe, la Martinique, Sainte-Lucie, Saint-Vincent, la Grenade, Maurice, Cayenne, etc., ont été défrichées par des Français. Beaucoup des colons de nos Antilles qui se parent si fièrement de leur liberté descendent des trente-six mois, c’est-à-dire des premiers pionniers qui obtinrent des concessions de terre après un esclavage de trois ans. Pour la Guyane française, nous remarquerons que l’introduction de la race africaine y est postérieure aux premiers travaux : 14 noirs pris en mer par hasard furent attachés aux cultures. Le motif qui détermina les gouvernemens d’Europe à remplacer les Européens par des nègres fut la crainte d’affaiblir les populations métropolitaines par de fréquens envois d’ouvriers. Les planteurs déjà établis se prêtèrent à cette mesure, parce qu’ils y trouvaient leur compte. Personne alors n’élevait un doute sur l’aptitude des blancs aux travaux dont on fait aujourd’hui le partage exclusif des noirs.

Les avocats de l’esclavage africain ignorent-ils donc qu’aujourd’hui la race noble fournit un nombre considérable de travailleurs sous la zone torride. A Cuba, où les blancs sont en nombre égal avec les noirs, à Porto-Rico, où ils sont cinq fois plus nombreux, la prospérité serait-elle aussi grande, si les esclaves étaient les seuls à manier la pioche ? Sur le même sol que notre Guyane, ne voit-on pas à Surinam des Hollandais, dans le Pernambouc des Portugais, braver impunément les ardeurs solaires ? On dira peut-être que ces blancs sont nés dans le Nouveau-Monde : prouvons donc par des faits précis qu’on y peut travailler sans être acclimaté de longue date.

En 1764, le général d’Estaing apprit que des ouvriers allemands et lorrains, appelés à Saint-Domingue pour y fonder une ville, étaient entassés sans précaution dans des lieux infects et marécageux. Il se hâta de mettre à leur tête un homme intelligent et énergique, Daniel Lescallier, depuis ordonnateur à la Guyane. Deux ans après, les forêts et les marécages avaient disparu, et les blancs, au nombre d’environ 4,000, étaient établis dans une ville saine (le Môle-Saint-Nicolas), où chaque famille avait sa maison et ses cultures. Un peu plus tard, dans la même île, la garnison blanche fut employée à construire le fort du Port-au-Prince, et à tracer une route de 50 lieues marines à travers des marais, ou en perçant des montagnes. « Il a péri bien des soldats, vous le croyez ? dit, dans une pièce officielle, M. de Barbé-Marbois. Détrompez-vous ; il n’en est mort qu’un seul, oui, un seul, et encore est-ce l’éclat d’une mine qui l’a tué. » A la Guyane, dont le climat est beaucoup plus favorable à la garnison que celui des Antilles[17], les soldats conservent également bien leur santé, en fournissant plus de travail. « Voici un fait, dit M. Dumonteil, auquel nous n’aurions pu ajouter foi, s’il ne s’était passé sous nos yeux. Quinze soldats du bataillon de Guyane ont passé un marché pour extraire les roches nécessaires à la construction du palais de justice. La savane était leur seul atelier. Là, exposés, aux plus fortes chaleurs, ils travaillaient avec une activité inconcevable… Ils ont ainsi porté chacun leur gain journalier à plus de 18 francs, et ont donné à eux seuls plus d’ouvrage que n’en auraient fait pendant le même temps (plus de six mois) 60 bons nègres… Nous n’avons pas appris qu’aucun d’eux eût été indisposé. » Tout récemment, un autre officier, M. Laboria, a employé des blancs à l’exploitation de 20,000 mètres cubes de roches et aux plus rudes travaux de terrassemens. Le travail commençait à six heures du matin et finissait à quatre heures du soir, c’est-à-dire qu’il embrassait les heures les plus dangereuses. « Je n’ai pas perdu un seul des hommes employés à tailler la roche, dit M. Laboria, tandis que j’en ai perdu quatre dans un fort détaché, où les soldats restaient oisifs… Une compagnie de 100 nègres yolofs fut ajoutée aux travailleurs blancs ; ceux-ci faisaient le double de la besogne des nègres, qui cependant étaient tous des hommes d’élite. » Enfin, M. Louis Bernard, ancien général d’artillerie, et aujourd’hui propriétaire à la Guyane, déclare dans une publication récente que trois laboureurs originaires du midi travaillent sur ses terres sans le moindre inconvénient pour leur santé, et que ces hommes font chaque jour, au moyen de la charrue, autant de besogne que 35 nègres labourant à la main.

Nous tenions à prouver que l’emploi des Européens sous la zone torride n’est pas physiquement impossible. Qu’on énumère les expéditions malheureuses, qu’on cite la récente déroute de la compagnie belge du Guatemala ; il n’y a pas lieu pour cela de désespérer. Une colonisation est une bataille livrée contre la nature : on la gagne ou on la perd, selon l’habileté du chef et l’énergie des soldats ; une défaite ne prouve pas que la victoire soit impossible ; où l’un a échoué, l’autre réussit. Quarante mille Européens, poussés par le vertige que Law avait communiqué à son époque, coururent follement au-devant de la mort dans la vallée du Mississipi. Dans ces mêmes déserts s’épanouissent aujourd’hui dix des états les plus florissans et les plus peuplés de l’Union américaine. Citons un exemple plus récent et plus direct. Après l’émancipation anglaise, les planteurs appelèrent des ouvriers de tous les pays, et notamment des mercenaires indiens, connus sous le nom de coolies. Traités d’abord avec une dureté peu intelligente, ces hommes de race timide et passive succombèrent à la fatigue et au désespoir ; leur acclimatement fut déclaré impossible, et les magistrats anglais suspendirent leur introduction. La défense ayant été levée plus tard, les planteurs daignèrent traiter avec équité et douceur des hommes nécessaires à leur fortune ; dès-lors, on a obtenu des coolies de si bons services que leur aptitude aux cultures coloniales n’est plus mise en doute, et qu’on songe dans les Antilles à organiser leur immigration sur une grande échelle.

Mieux vaudrait à coup sûr qu’on utilisât les bras inactifs de l’Europe. Nous remarquons à ce sujet, chez M. J. Lechevalier, beaucoup de hardiesse tempérée par une rare prévoyance. « Défricher un coin de terre, dit-il, au milieu d’une vaste plaine inondée ou couverte de bois, pour y placer quelques familles de cultivateurs, ce n’est pas assainir le pays, c’est au contraire préparer aux colons une place pour y respirer en plus grande quantité les miasmes et les exhalaisons méphitiques. » Ce passage est la critique de presque toutes les entreprises précédentes. M. Lechevalier ne comprend les colonisations qu’avec le secours d’un puissant capital et l’appui moral du gouvernement. C’est presque toujours le souffle du hasard qui pousse les hommes d’une contrée à l’autre, L’émigration, scientifiquement combinée et régulièrement conduite, est peut-être sans exemple. On transporte machinalement sous un ciel nouveau les routines du climat où on est né. Qu’on observe le régime hygiénique de nos pays, et on reconnaîtra que nos habitations, nos vêtemens, notre nourriture, nos usages, sont ordinairement combinés pour réagir contre le froid. Pourquoi sous l’équateur ne se mettrait-on pas en frais d’imagination contre la chaleur ? Ainsi, dans le problème qui nous occupe, celui du travail européen, les plus simples inventions pourraient écarter jusqu’à l’apparence du danger. Des vêtemens propres à empêcher la répercussion de la sueur, des tissus légers comme ceux des Chinois qui préservent de la chaleur et de l’humidité, un large chapeau ombrageant le corps sans échauffer la tête, seraient très salutaires. On a déjà eu l’idée de faire avec des lianes entrelacées des tissus de feuillages, des espèces de toiles qui pourraient être étendues avec des perches au-dessus des plantations, de manière à ce que le laboureur transportât, pour ainsi dire, l’ombre avec lui. Si plus tard la vapeur facilite la locomotion, on fera en sorte que les défricheurs ne passent plus la nuit sur le sol qu’ils auront fouillé pendant le jour[18]. Au surplus, si la compagnie de la Guyane française renouvelle un essai de colonisation européenne, jamais l’expérience n’aura été tentée en des circonstances aussi favorables. Les colons seront recrutés par le comité siégeant à Paris, non pas parmi les gens sans aveu et sans ressources, mais au moyen d’un appel fait aux familles laborieuses, munies déjà d’un petit capital. Les établissemens auront lieu par village, lorsqu’un emplacement aura été convenablement préparé. Au lieu d’être lâchés dans un désert, comme un troupeau sans maître, les nouveau-venus entreront dans les cadres d’une société unie d’intérêts, où ils trouveront, avec l’appui du pouvoir, les conseils et la bienveillance des colons associés. Nous le répétons, la colonisation blanche n’est pas nécessaire au succès de l’entreprise ; elle n’en est que l’accessoire. Si pourtant des espérances qu’il est permis de concevoir devaient se réaliser, si le génie européen triomphait une bonne fois de l’inertie et de la routine, quel avenir pour les contrées équatoriales ! Quelle fortune pour la France qu’un domaine comme la Guyane ! Les destinées qu’on entrevoit alors pour cette colonie sont si brillantes qu’on n’ose pas y croire ; on se défend de l’enthousiasme comme d’une trompeuse illusion.


Pour résumer nos impressions sur l’ensemble de l’entreprise, nous ajouterons qu’elle nous semble offrir des gages à tous les intérêts, au trésor public comme aux capitalistes, à la métropole comme à la colonie, aux maîtres comme aux esclaves. Au prix d’une garantie éventuelle qui probablement ne sera pas invoquée, le gouvernement peut espérer une forte remise sur la vente des terrains qui sont aujourd’hui une valeur morte, une part dans les bénéfices de l’opération au-delà d’un certain dividende, une augmentation notable d’impôts par suite du mouvement commercial[19], et enfin, dans le cas où le procédé français essayé à la Guyane paraîtrait applicable à nos autres colonies, l’avantage d’opérer l’émancipation sans indemnité.

Dans l’état actuel de nos colonies, la propriété donne de gros revenus, mais ne représente qu’un faible capital, parce qu’elle est à peu indivisible, et qu’elle ne peut être réalisée que très difficilement par défaut de concurrence entre les acheteurs. La conversion des titres de propriété en actions transmissibles aura pour effet de constituer le capital colonial, en lui conférant les privilèges dont jouit en Europe la propriété foncière, revenu assuré, réalisation facile. La liquidation des biens hypothéqués, effroi de nos colonies, s’opérera comme par enchantement par le partage équitable des nouveaux titres entre les ayant-droit. Aux propriétaires gravement obérés restera la ressource de trouver dans les cadres de la compagnie l’emploi de leur activité et de leur expérience.

En ce qui concerne l’organisation du travail, nous pensons que jamais contrat plus avantageux n’a été offert à la classe ouvrière. L’association de la terre, de l’argent, de l’intelligence et du travail, rêve impossible dans nos vieilles sociétés, où les professions sont trop diverses, les intérêts trop enchevêtrés, les profits trop minimes, semble réalisable dans une colonie dont les industries sont peu variées et les ressources assez abondantes pour satisfaire tout le monde. Une cupidité aveugle et coupable voudrait créer dans les plus riches contrées du globe ce prolétariat qui n’est qu’un esclavage déguisé. L’Europe doit y mettre empêchement ; il y va de son honneur et de son profit. Belle ressource pour le commerce que ces coolies qui vivent de rien ! Par religion et par économie, l’Indien repousse tout ce que lui offre l’Européen. Un poisson qu’il a pêché, un peu de riz qu’il a récolté, lui suffisent ; il fabrique lui-même ses vêtemens et ses ustensiles de ménage ; il entasse pièce à pièce son salaire pour fuir au plus tôt le contact impur des infidèles. Une telle population serait funeste à nos colonies. Il faut sous le ciel généreux des tropiques une industrie vivace qui vende ses produits à bon prix, consomme largement ceux de la métropole, afin d’entretenir un courant d’échange et un mouvement d’idées profitables aux deux mondes.

Il n’est pas nécessaire d’insister sur les chances nouvelles offertes au commerce et à la marine par l’exploitation en grand d’un pays comme la Guyane ; aux sympathies qui se sont manifestées dans la haute banque et le haut négoce, on peut croire que nos capitalistes tiennent à honneur de constituer une société maritime comme celles qui occupent une si grande place dans l’histoire de la Hollande et de l’Angleterre.

Notre pays éprouve un besoin d’expansion qui est un signe de force, mais qui a ses dangers pour l’avenir. Toutes les carrières, tous les comptoirs sont encombrés ; on y étouffe, on s’y dévore. Puisqu’on a pour système d’exciter les appétits matériels, il est prudent de leur préparer une nouvelle pâture. La spéculation terre à terre ne suffit pas à un grand peuple ; il s’y trouve des natures aventureuses auxquelles il faut un horizon large et chaudement coloré, des aspects nouveaux, des rêves de fortune et de gloire, de l’imprévu, de l’idéal. Voilà ce qu’offre précisément le programme des colons de la Guyane, et on peut lui appliquer ce mot heureux de l’un de nos hommes d’état : « La colonisation, c’est la poésie de la paix. »


A. COCHUT.

  1. De la Société coloniale. – Revue des deux Mondes, n° du 15 juillet 1843.
  2. Extraits des auteurs et voyageurs qui ont écrit sur la Guyane, par M. Victor de Nouvion, 1 vol. in-8o, chez Didot.
  3. « Les reptiles venimeux, dont si mal à propos on épouvante l’Européen, n’existent pour ainsi dire pas dans ce canton (les hautes-terres) de la Guyane. Les bêtes féroces y sont très rares, et tous ces animaux sont d’une timidité extrême. Le tigre même n’ose attaquer l’homme. » (M. Dumonteil, officier du génie maritime, 1823.)
  4. A Sinamari et à Conamana.
  5. Tableaux de population et de culture, etc., pour l’année 1840, publié en 1843 par le ministère de la marine, page 9. — Cette publication est une de celles qui justifient le reproche de négligence que M. Vivien exprimait dernièrement à la tribune.
  6. Publiée en 1838 par le ministère de la marine, reproduite en 1843 par la société de colonisation. — Un vol. in-8o, avec une belle carte de la Guyane, chez Didot.
  7. A ne compter que les régions connues. En comprenant la partie complètement déserte, on aurait une surface beaucoup plus considérable encore.
  8. Elémens du Commerce, seconde édition, t. Ier, p. 361.
  9. Ce terme (46 ans et 324 jours) sera celui de la société : la durée, égale à celle de la compagnie du chemin de fer d’Orléans, est calculée de telle manière que le capital puisse être reproduit par la retenue de 1 pour 100 comme fonds d’amortissement.
  10. Peut-être la responsabilité de l’état serait-elle moindre. Les capitaux qui n’ont aucune chance à courir se contentent aujourd’hui d’un intérêt de 3 pour 100.
  11. La tâche représente plus de travail que la journée commune ; aussi est-elle mieux rétribuée. Cependant cette tâche est réglée de manière qu’en général un bon ouvrier puisse l’avoir finie vers deux ou trois heures du soir.
  12. La compagnie, ayant acheté et amélioré toutes les cases, porte en recette tous les loyers.
  13. La compagnie, exploitant la culture des vivres en grand, peut donner, à raison de 1 fr. par jour pour trois têtes, des rations plus fortes qu’aujourd’hui, et obtenir un bénéfice beaucoup plus considérable que notre évaluation.
  14. La compagnie sera probablement en perte sur cet article, à moins que des règlemens hygiéniques n’améliorent l’état sanitaire.
  15. Sous le règne de Henri IV, on comptait en France 35 millions d’hectares de forêts. On n’en compte plus que 7 millions aujourd’hui ; encore la marine n’a-t-elle conservé le droit de prise que dans 3 millions d’hectares.
  16. A l’exception de l’établissement de la Mana, où les religieuses de Saint-Joseph, au nombre de trente, sous la direction de Mme Javouhey, leur supérieure, emploient assez avantageusement 500 à 600 nègres à la coupe des bois.
  17. D’après un relevé qui embrasse vingt années (1818-38), la mortalité dans la garnison blanche est aux Antilles de 1 sur 10, et à Cayenne de 1 sur 31 seulement. Un poste de Français établi en 1836 sur un îlot du lac Mapa ne perdit pas un seul homme pendant neuf mois.
  18. Nous avons remarqué un chapitre spécial sur l’acclimatement des Européens dans un livre intitulé : Du Climat et des Maladies du Brésil, par M. Sigaud, médecin français attaché à l’empereur du Brésil. La place nous a manqué pour les emprunts que nous aurions voulu faire à cet excellent travail, et nous le regrettons, d’autant plus, que, publié depuis un an à peine, il est déjà épuisé.
  19. La Guyane coûte aujourd’hui environ 400,000 fr. de plus qu’elle ne rapporte, même en déduisant les 850,000 fr. perçus en France sur ses produits. La Guyane anglaise rapporte au trésor de la Grande-Bretagne plus de 60 millions. Quel contraste ?