De la convention du 13 juillet et de la situation actuelle de la France

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DE
LA CONVENTION
DU 13 JUILLET
ET DE LA SITUATION ACTUELLE DE LA FRANCE.[1]

Le 23 juillet 1840, M. Guizot, ambassadeur à Londres, écrivait au ministre des affaires étrangères les paroles que voici :

« Lord Palmerston a vécu long-temps dans la confiance qu’au moment décisif, quand cela deviendrait sérieux, la France cèderait et ferait comme les quatre autres cabinets. À cette confiance a succédé celle-ci : les quatre cabinets feront ce qu’ils entreprennent ; la France deviendra tranquille, et, l’affaire faite, malgré et après l’humeur, la France rentrera dans ses bonnes relations avec l’Angleterre. La paix de l’Europe n’aura point été troublée ; l’Angleterre et la France ne seront pas brouillées, et l’Orient sera réglé comme l’Angleterre l’aura voulu. C’est un défilé plus désagréable que dangereux.

« Tenez pour certain que telle est la confiance de lord Palmerston, et celle qu’il a fait partager à ses collègues. »

Il y avait là deux prédictions : l’une, qu’au jour du danger, la France abandonnerait sa politique et laisserait faire ; l’autre, qu’après avoir laissé faire, elle s’en consolerait vite et rentrerait avec empressement dans ce qu’on appelle le concert européen. On sait que la première est accomplie depuis dix mois. La seconde vient de s’accomplir à Londres le 13 juillet dernier, entre un discours injurieux pour la France par le ministère qui s’en va, et un discours hostile à la révolution par le ministère qui arrive. C’est pour lord Palmerston un dernier triomphe, et pour sir Robert Peel une première satisfaction.

Cet évènement est grave, bien qu’il ait fait peu de bruit, grave en ce qui concerne l’avenir de l’Orient, plus grave en ce qui touche à la situation de la France au milieu des nations européennes. C’est sous ce dernier point de vue uniquement que je me propose de l’examiner. À travers les récits contradictoires qui viennent chaque jour de l’Orient, une seule chose paraît certaine, c’est que le funeste traité du 15 juillet n’a fait qu’aggraver le mal au lieu de le guérir, et que, grace à ce traité, toutes les parties du vaste empire qu’on prétendait consolider craquent à la fois et menacent ruine. Mais si, dans l’avenir de l’Orient, tout est encore mystérieux et voilé, tout au contraire, dans la situation de la France, est simple, clair, évident. C’est là ce qu’il importe de montrer, non dans un vain esprit d’opposition ou de récrimination, mais pour que les dépositaires officiels de notre honneur et de notre puissance ne s’endorment pas dans une fatale quiétude. Tout le monde, au reste, a le sentiment que la France, aujourd’hui, doit surtout songer au dehors, et ce n’est point par hasard ou par caprice que des hommes comme M. Thiers et M. Guizot aspirent à diriger les affaires de l’extérieur plutôt que de l’intérieur. Il est donc bon que la pensée publique se tourne aussi de ce côté, et que de mesquines querelles s’effacent enfin devant de si grands intérêts.

Il serait inutile de revenir longuement sur le passé. Parmi les hommes éclairés et consciencieux, il y a deux avis sur le degré de résistance qu’il convenait d’opposer au traité du 15 juillet ; il n’y en a qu’un sur la nature, sur le but, sur la portée de ce traité. De temps en temps, à la vérité, il se rencontre un orateur ou un écrivain qui, dans un fol esprit d’inimitié contre un ministère tombé, s’efforce de persuader au public que les torts sont du côté de la France, et que le traité de juillet, si nous eussions consenti à le signer, était en soi quelque chose d’admirable et d’excellent ; mais ce sont là des jeux d’esprit dont la France fait autant de cas à peu près que de certaines palinodies plus déplorables encore. Il reste donc parfaitement établi que le traité du 15 juillet avait pour but réel, de la part de la Russie, la rupture de l’alliance anglo-française, de la part de l’Angleterre, l’anéantissement de notre influence en Orient. Il reste parfaitement prouvé que ce double but a été atteint et que, si le traité a échoué dans sa pensée officielle et avouée, il a pleinement réussi dans sa pensée secrète. Sur ce point toute illusion est impossible, et la France entière sait à quoi s’en tenir.

Quoi qu’il en soit, la chambre, au début de la session, a jugé que la France avait bien fait de parler pour revenir sur ses paroles, d’armer pour ne pas se servir de ses armes, de menacer pour ne donner aucune suite à ses menaces. Elle a jugé qu’une influence lointaine et incertaine ne valait pas la peine d’être défendue au risque d’une collision. Elle a jugé enfin qu’il convenait d’assister, sans mot dire, aux coups dont l’artillerie anglaise battait en brèche à la fois la puissance égyptienne et la puissance française. C’est là un arrêt contre lequel il n’est point d’appel légal, et qu’il faut respecter quand même on ne l’approuverait pas. Cependant, en même temps qu’elle souscrivait à l’abandon de la politique du 12 mai et du 1er  mars, la chambre, d’accord avec le cabinet, posait les bases d’une politique nouvelle, d’une politique qui, dans la discussion et le texte même de l’adresse, trouvait son développement et sa sanction. Cette politique est-elle celle qui ressort des derniers actes du ministère et notamment de la convention du 13 juillet ? Voilà la première question qui se présente.

On sait combien, pendant la discussion de l’adresse, plusieurs défenseurs du cabinet, plusieurs ministres même, trouvèrent la note du 8 octobre insuffisante et timide. Selon M. Dufaure, la note du 8 octobre était un acte de faiblesse, non un acte de force. Cette note avait sans doute raison de réserver l’Égypte d’une manière absolue, définitive. Elle avait tort d’abandonner la Syrie aux chances de la guerre. L’accomplissement même rigoureux de la note du 8 octobre ne pouvait donc suffire aux justes susceptibilités du pays. M. Dufaure terminait par supplier M. l’amiral Duperré de renvoyer notre escadre en Orient, non sans doute pour se donner la satisfaction puérile de jeter quelques belles manœuvres au milieu des victoires de la coalition, mais pour intervenir dans les évènemens et pour les modifier avec honneur et profit.

M. de Lamartine allait plus loin et qualifiait la note du 8 octobre de « Waterloo de la diplomatie. » Il était impossible, à son gré, que le cabinet du 29 octobre se contentât de si peu.

M. le ministre de l’instruction publique, malgré la réserve commandée par sa situation, voyait dans la note du 8 octobre une forte concession, et se plaignait de l’héritage que le ministère nouveau avait reçu de ses prédécesseurs.

M. le ministre des affaires étrangères enfin, acceptant purement et simplement l’héritage, se bornait à dire que tout ce que demandait la note du 8 octobre était accompli, et accompli à la considération de la France.

Ce n’est pas tout : parmi les lettres dont M. le ministre des affaires étrangères crut devoir donner lecture à la tribune pendant le cours de la discussion, il en est une de sa main, écrite quelques jours avant la crise, et dont il s’est fait grand honneur. Or voici ce qu’on lit dans cette lettre :

« On a tenu peu de compte de l’amitié de la France ; elle en est blessée et très justement. C’est une raison de froideur, d’isolement, de politique parfaitement indépendante et personnelle ; ce n’est pas un cas de guerre. »

« L’isolement de la France, disait de son côté M. le ministre des travaux publics, n’a rien qui doive l’inquiéter sur son avenir. Dans cet isolement même elle trouvera, elle doit nécessairement trouver des forces que peut-être elle n’eût rencontrées dans aucune alliance. »

Enfin, M. le ministre de l’instruction publique revendiquait pour le cabinet la pensée et le mot de « paix armée. »

Ainsi parlaient les ministres. Voyons quel était le langage de leurs amis. Avec une prévoyance dont il a donné plus d’une preuve dans l’affaire d’Orient, M. de Carné s’opposait d’avance à ce que la garantie de Constantinople, ou toute mesure analogue, servît de prétexte pour faire rentrer la France dans le concert européen. « Ce serait là, disait-il, une politique peu habile et peu digne. La seule sérieuse, la plus honorable, la seule utile, c’est la politique d’isolement. »

« Il faut, s’écriait de son côté le général Bugeaud, que le gouvernement suive à présent la politique d’expectative, la politique de paix armée ; qu’il attende les évènemens et qu’il saisisse l’occasion la plus propice pour porter le poids de sa vaillante épée du côté le plus favorable aux intérêts du pays. »

Il y a plus encore. C’est, on le sait, M. Jouffroy qui, le premier dans la chambre, en 1839, mit en avant l’idée, malheureuse selon moi, d’un concert européen ; et loin que l’expérience l’ait fait revenir sur cette idée, M. Jouffroy paraît y tenir plus que jamais. Voici pourtant comment il s’exprimait :

« L’alliance des quatre puissances, en présence de l’isolement de la France, ménage, j’ose le dire, à notre politique, si elle est bien conduite, si elle est bien tenue, des chances qui rendent notre position actuelle infiniment moins mauvaise qu’on le suppose…

« …… Donnez-moi un gouvernement qui mette de la suite dans les affaires de la France, et laissez ce gouvernement, pour peu qu’il soit intelligent, exploiter la situation qu’on dit déplorable, et vous m’en donnerez des nouvelles dans cinq ou six ans…

« …… J’ai voulu montrer à mon pays que, même dans cette situation (la situation actuelle), il y avait pour lui un grand rôle à jouer en Europe, et qu’il ne devait pas s’effrayer de cet isolement dont, pour moi, je me féliciterais, s’il avait été autrement amené. »

À vrai dire pendant cette longue discussion, un seul orateur, M. de Lamartine, combattit la politique de l’isolement comme politique durable, et conseilla de rentrer le plus tôt possible dans le concert européen. Mais sait-on à quelle condition ? Le voici :

« La question orientale est engagée de telle sorte que la guerre est impossible, que la paix sans conditions serait honteuse ! Que faire donc ? Changer le terrain entre l’Europe et vous, briser énergiquement le cercle de fer que la politique de vos prédécesseurs a formé autour de nous, et rentrer avec des concessions, rentrer, le drapeau levé, dans le traité du 15 juillet, ouvert devant vous par les puissances…

« Non, il n’est pas possible qu’un pays susceptible comme la France, susceptible, je ne dis pas seulement parce qu’il a vaincu le monde, susceptible parce qu’il a été des bords de l’Oder aux bords du Nil ; mais je dis susceptible parce qu’il a le droit de l’être, parce qu’il a été deux fois malheureux ; un pareil pays, avec l’honneur d’engagemens plus délicats, ce qu’il pouvait concéder le jour de la victoire, il ne veut pas le concéder aujourd’hui. Non, vous n’accepterez pas telle qu’elle est la note du 8 octobre ; vous y ferez faire par l’Europe des modifications notables, et, je n’en doute pas, je crois assez au reste de sagesse qui préside encore dans les conseils de l’Europe pour être convaincu que l’Europe s’apercevra qu’un traité où manque la signature de la France est un traité provisoire, un traité sans cesse menacé ; que l’Europe sentira le besoin de faire des concessions à la France. Attendez-les ; demandez des gages à vous, à l’humanité ; parlez de l’indépendance, de l’émancipation de la Syrie, de la liberté des mers du Levant, de la neutralisation des passages ; vous serez entendus, n’en doutez pas, ou vous resterez dans une attitude qui fera hésiter ou reculer l’Europe. »

Pour compléter cet exposé, je n’ai plus qu’un fait à rappeler. Lors de la discussion des fonds secrets, c’est-à-dire trois mois après le vote de l’adresse, le vent avait tourné non dans la chambre, mais dans le cabinet, et déjà, comme on l’a su depuis, le ministère était décidé à rentrer dans le concert européen. C’est alors que la commission fit, par l’organe de M. Jouffroy, un rapport où, tout en déclarant que « l’intérêt de la France, d’accord avec sa fierté, devait lui faire une loi de ne pas sortir légèrement de l’isolement, » elle indiquait timidement et vaguement les avantages d’une politique européenne. À travers l’obscurité des expressions, la chambre entrevit le but vers lequel on la menait, et aussitôt de tous les bancs partit une protestation si générale, si énergique, que, pour conserver la majorité, le ministère fut obligé de désavouer implicitement la commission. Pas une voix d’ailleurs ne s’éleva pour la soutenir, et l’on doit se souvenir qu’elle s’en plaignit amèrement.

En présence de ces citations et de ces faits, il ne peut rester aucune incertitude sur l’opinion de la majorité de la chambre pendant la dernière session, et sur sa politique. Pour la majorité, la note du 8 octobre était un minimum dont la France, dans aucun cas, ne devait se départir. L’isolement était une situation digne, forte, avantageuse, qui, bien exploitée et bien tenue, selon l’expression de M. Jouffroy, devait à la longue amener les plus utiles résultats. Quelques membres de la majorité pourtant ne se refusaient pas, d’une manière absolue, à sortir de cet isolement ; mais ce ne devait être, selon l’expression de M. de Lamartine, qu’en brisant le cercle de fer du traité de juillet moyennant de notables concessions faites par l’Europe à la France, et le drapeau levé. Pour tout dire en un mot, la chambre et le ministère avaient alors pris envers le pays deux engagemens : l’un absolu, celui de faire respecter la note du 8 octobre dans son esprit et dans sa lettre ; l’autre relatif, celui de persister dans l’isolement, tant que les puissances coalisées n’offriraient pas à la France des conditions beaucoup plus favorables que la note. C’était entre la politique qu’on a appelée belliqueuse, et la politique qu’on a appelée de la paix à tout prix, un degré intermédiaire et une sorte de compromis.

J’insiste sur ce point parce que, dans les derniers temps, on a affecté de confondre les deux engagemens dont je viens de parler, et de faire dépendre le second du premier. Rien n’est plus faux, et, pour s’en convaincre, il suffit de remarquer qu’au moment même où elle proclamait la politique de l’isolement, la chambre, sur la foi du cabinet, croyait la note du 8 octobre accomplie et réalisée. Les paroles de M. de Lamartine et de tant d’autres ne laissent d’ailleurs aucun doute à cet égard. La note, quoi qu’il arrivât ; puis, la note réalisée, l’isolement au moins jusqu’à des concessions nouvelles et notables : voilà la politique que la chambre voulait alors et que le ministère acceptait.

Cela posé, voyons ce qu’est devenue cette politique. Et d’abord le gouvernement a-t-il fait respecter la note du 8 octobre dans son esprit et dans sa lettre ?

Il y avait deux choses dans la note du 8 octobre. Par cette note, la France se plaçait entre Alexandrie et la flotte anglaise, et couvrait hautement et ouvertement Méhémet-Ali de sa protection. Par cette note, en outre, la France stipulait en faveur de son allié une grande vassalité héréditaire. Et qu’on le remarque bien, les deux choses étaient absolument nécessaires. Pour que la France, après les tristes évènemens de Syrie, conservât encore quelque influence en Orient il fallait, d’une part, que l’Égypte restât une puissance considérable, et comme elle l’était, à peu près indépendante ; il fallait, de l’autre, qu’il fût bien constaté qu’elle devait cet avantage à l’intervention active de la France. Voici maintenant ce qui est arrivé. Pour commencer, les quatre puissances trouvèrent fort mauvais que la France se permît de prendre Méhémet-Ali sous sa protection et de protester contre sa déchéance. Dès le 2 novembre le grand exécuteur des volontés de coalition, lord Palmerston, répondit donc à la note du 8 octobre par une contre-note dédaigneuse et blessante, dans laquelle la France était bien et duement avertie qu’on ne lui reconnaissait pas le droit de réserver l’Égypte, et qu’elle eût à l’avenir à se mêler de ce qui la regardait. Puis, pour que le monde n’en ignorât, cette note fut, par les soins de la coalition, publiée dans les journaux. Ce que le cabinet français a répondu, je l’ignore. Ce que je sais, c’est que, s’il a protesté, le cabinet anglais n’a tenu aucun compte de sa protestation ; ce que je sais, c’est que ce cabinet et ses confidens ont persisté à dire, à écrire, que la France n’était pas plus autorisée à intervenir dans la question du maintien ou de la révocation du pacha d’Égypte que dans celle de la nomination ou de la destitution du vice-roi d’Irlande et du gouverneur du Canada ; ce que je sais c’est que, dans le mémorandum du 15 janvier, la conférence a traité l’affaire d’Égypte comme si la note du 8 octobre n’existait pas, et d’après un principe en contradiction directe avec elle ; ce que je sais enfin, c’est qu’au mois de mars encore les organes ministériels, pour répondre aux tories qui reprochaient à lord Palmerston « d’avoir inutilement donné cet embarras à un cabinet ami », déclaraient très nettement que l’objet de la note du 2 novembre était de réfuter aux yeux du monde la prétention injuste et arrogante soulevée par M. Thiers. Voilà donc la note du 8 octobre, cette note, disait-on, si timide et si faible, repoussée par les cabinets étrangers comme un acte exorbitant et téméraire. Voilà cette note dépouillée de son caractère véritable, et réduite à la proportion mesquine d’une supplique adressée aux quatre puissances en faveur de Méhémet-Ali.

Cette conduite des quatre puissances, et notamment du cabinet anglais, s’explique parfaitement. On ne voulait point pousser les choses jusqu’au bout, et déposséder entièrement Méhémet ; mais, tout en lui laissant l’Égypte, on voulait prouver à Constantinople, en Syrie, à Alexandrie surtout, que la France n’y était pour rien. On voulait nous enlever ainsi le reste de reconnaissance ou d’influence auquel nous eussions pu prétendre. Loin de voir dans la note du 2 novembre une pure et vaine bravade, j’y vois donc un acte parfaitement réfléchi, très conséquent, et presque nécessaire dans la vraie pensée du traité. Or, je le demande, accepter au nom de la France une semblable situation, est-ce faire respecter la note du 8 octobre, telle que l’avaient comprise le 1er  mars et la chambre ? « Ce qui nous importe le plus, disait avec beaucoup de raison M. de Tocqueville dans la discussion de l’adresse, ce n’est pas que Méhémet-Ali subsiste, c’est qu’à nos propres yeux, aux yeux de l’Europe et du monde, ce soit nous qui le couvrions. Le pouvoir organisé que Méhémet possède, s’il passe sous le contrôle direct de l’Angleterre, n’est qu’une arme de plus contre la France. »

Qu’on ne s’y trompe donc pas ; avant le hatti-shériff, la note du 2 novembre avait virtuellement déchiré la note du 8 octobre, et privé la France de tous les avantages qu’elle pouvait en espérer. Examinons maintenant si les puissances ont bien voulu du moins accorder à notre prière ce que la note du 8 octobre réclamait au nom de notre puissance.

Deux hatti-shériffs ont, on le sait, réglé la situation de Méhémet-Ali, l’un du 18 février, l’autre du 1er  juin ; c’est du second seulement qu’il faut parler, puisque seul il fait loi. Voici les articles principaux de ce hatti-shériff qui tous, à deux modifications près, se trouvaient compris dans le premier :

1o  Méhémet-Ali est tenu d’exécuter en Égypte les dispositions du hatti-shériff de Gulhané ainsi que tous les traités (même commerciaux) existant ou à intervenir entre la sublime Porte et les puissances amies. Il est également tenu de se conformer à tous les règlemens faits et à faire par la sublime Porte, en tenant compte des circonstances locales, de la justice et de l’équité.

2o  Toutes les taxes et tous les revenus perçus en Égypte doivent l’être au nom du sultan, et conformément au système suivi dans le reste de l’empire.

3o  En temps de paix, l’armée égyptienne reste invariablement fixée à dix-huit mille hommes.

4o  Toute distinction est interdite entre les insignes et les drapeaux des troupes turques et des troupes égyptiennes.

5o  Au-dessus du grade de colonel, le sultan se réserve la nomination des officiers de terre et de mer.

6o  Il est défendu au pacha de construire aucun vaisseau de guerre sans avoir obtenu préalablement du sultan une autorisation nette et positive.

7o  Le pacha peut battre monnaie, mais sans s’écarter des règlemens faits et à faire par la sublime Porte.

8o  À ces conditions, le sultan daigne accorder l’hérédité à son fidèle sujet, mais avec cette réserve, qu’il reste maître de la révoquer en tout temps si le pacha se dispense d’exécuter un seul des articles précités.

De plus, un hatti-shériff particulier impose au pacha un tribut annuel de 10,000,000 de francs qui sera, dit-on, réduit d’un quart, c’est-à-dire à 7,500,000.

Pour qui connaît tant soit peu l’Orient, et notamment l’Égypte, il est évident que de telles conditions dépouillent absolument Méhémet de tout ce qui fait depuis dix ans sa grandeur et sa puissance. Il est évident en outre qu’il ne veut pas, qu’il ne peut pas les exécuter. Qui donc imagine qu’il se réduira à dix-huit mille hommes, après en avoir eu cent cinquante mille ? qu’il renoncera à posséder une flotte, et à remplacer ceux de ses vaisseaux qui, construits avec de mauvais bois, dépérissent déjà ? qu’il consentira à recevoir ses officiers supérieurs de Constantinople, et à se conformer à tous les traités de commerce faits avec la Porte, même quand ces traités porteront atteinte à son monopole ? qu’il paiera enfin avec une exactitude scrupuleuse l’énorme tribut qu’on lui impose ? Tout cela, je le répète, est impossible, et pourtant tout cela est la condition sine qua non de l’hérédité. Que devient dès-lors la concession dont, faute de mieux, on a voulu faire tant de bruit ? Pour tenir leurs fermiers dans leur dépendance absolue, certains propriétaires irlandais ont l’habitude de leur imposer un fermage très élevé dont ils n’exigent qu’une partie. La conséquence, c’est que le pauvre fermier est toujours leur débiteur, et qu’ils restent maîtres de le mettre à la porte du jour au lendemain, sans autre forme de procès. Telle est à peu près en droit, sinon en fait, la situation relative du sultan et de Méhémet-Ali.

Quand on y regarde de près, il est aisé de voir qu’entre le hatti-shériff du 1er  juin et le hatti-shériff du 18 évrier, la différence est purement nominale et ne valait pas la peine qu’on attendît si long-temps. « Avec les conditions imposées par la Porte, disait le Journal des Débats du 11 mars, l’hérédité offerte au pacha est une dérision et l’autorité qui lui est laissée une supercherie. » Ce qui était vrai alors ne l’est pas moins aujourd’hui ; or, est-ce une dérision, est-ce une supercherie que la chambre et le ministère ont entendu offrir au pacha ? Non certainement. Quand la note du 8 octobre engageait formellement la France « à ne pas abandonner aux chances de la guerre l’existence de Méhémet-Ali comme prince vassal de l’empire, » c’est d’un prince réel qu’il s’agissait, d’un prince obligé, par le lien de vassalité, à assister le suzerain de toutes ses forces militaires quand il en serait requis, mais maître d’ailleurs, ainsi qu’il l’était avant le 15 juillet, de gouverner à son gré l’Égypte, et de la rendre aussi puissante qu’il le voudrait. Aujourd’hui le prince vassal est, d’après les termes du hatti-shériff, un simple préfet sans force et sans autorité. Dans cette situation, l’hérédité, fût-elle ce qu’elle n’est pas, irrévocable, ne serait encore qu’un vain mot. C’est ce qu’au mois d’avril dernier un publiciste, conservateur passionné, et dont personne n’a jamais nié le rare talent et l’énergique probité, M. Henri Fonfrède, appelait si justement « l’hérédité du néant. »

On dit, à la vérité, que Méhémet-Ali s’est soumis, qu’il est content, et qu’il serait étrange de se montrer plus égyptien que le pacha d’Égypte. C’est là une singulière raillerie. Comment Méhémet vaincu ne se serait-il pas soumis, quand les quatre puissances le menaçaient encore, et que la France, ainsi que nous l’ont révélé les feuilles anglaises, lui faisait dire « de ne plus compter même sur son appui moral ? » Méhémet-Ali est oriental : pour lui, le point d’honneur n’existe pas, et c’est folie que de soutenir une lutte inégale. Il aime donc mieux plier que rompre, et demander à la ruse ce qu’il ne peut plus obtenir de la force. De là ses lettres au sultan, si respectueuses, si dévouées, si rampantes. Mais sous cet amas de protestations et de flatterie, qui ne voit percer déjà le projet bien arrêté d’éluder ce qu’il ne refuse pas, et de se relever un jour, à l’aide d’une amitié plus efficace et plus sûre ? Encore une fois, Méhémet-Ali, vieux et usé, eût pu se résigner peut-être à la perte de la Syrie, de Candie, de l’Arabie ; il ne se résignera jamais à la condition misérable qu’on lui a faite.

Quand aux bruits qui courent depuis quelques jours sur les intentions du sultan au sujet de l’Arabie, et sur la confiance qu’il veut bien en ce moment témoigner à Méhémet, je ne comprends guère, en supposant ces bruits exacts de tout point, ce qu’ils peuvent changer à la question. Il est possible que le sultan, trop faible pour reconquérir l’Arabie, s’adresse comme jadis à Méhémet, et le charge généreusement de cette périlleuse mission. Il est possible que, malgré les dépenses et les difficultés de l’entreprise, Méhémet saisisse cette occasion de maintenir sur pied son armée, et de reprendre en partie, par quelque action d’éclat, le prestige qui lui a échappé. Mais le hatti-shériff qui, par l’ordre de l’Europe et au mépris de la note du 8 octobre, règle ses droits et fixe sa situation, n’en reste pas moins le même avec ses clauses dérisoires et humiliantes. Vainqueur ou vaincu, on peut être certain que Méhémet ne l’oubliera jamais.

Ainsi, des deux choses écrites le 8 octobre, et acceptées par la chambre et par le cabinet, pas une n’a reçu son accomplissement. Contre l’esprit bien manifeste de la note, il a été déclaré, à la face du monde, que la France n’a pas le droit de protéger l’Égypte, et que, si les puissances et le sultan ne vont pas jusqu’à la déchéance de Méhémet, c’est de leur plein gré, et sans que la France y participe. Contre la lettre de la même note, le pacha n’a obtenu qu’une autorité dérisoire et une hérédité révocable à volonté. Le premier engagement, l’engagement absolu, n’a donc point été tenu. Parlons de l’engagement relatif, de celui qui concerne l’isolement.

Maintenir l’isolement jusqu’a ce que l’Europe payât d’une concession notable la rentrée de la France dans le concert européen, voilà les termes précis de cet engagement. Pour rompre l’isolement, il fallait obtenir plus que la note. Or, je viens de prouver qu’on avait obtenu beaucoup moins. Du côté de l’Égypte, rien donc ne justifie ou n’excuse l’abandon de la politique d’isolement. Il est possible, à la vérité, qu’il y ait ailleurs de larges compensations, des compensations telles que, dans l’intérêt de la France, il ait paru nécessaire de sacrifier Méhémet. Ce serait une conduite peu généreuse, mais qu’on pourrait donner pour habile. Cherchons donc si dans l’acte même qui porte notre signature nous trouverons ces compensations.

Il est impossible d’abord de ne pas rappeler un fait. Tout le monde se souvient du débat si vif, si pressant, qui, lors de la discussion des crédits supplémentaires de 1841, mit en présence le chef du dernier cabinet et M. le ministre des affaires étrangères. Le 13 avril 1841, M. Thiers annonça formellement à la chambre que la France venait de s’engager à rentrer dans le concert européen, et que, pour achever de s’accomplir, ce grand évènement n’attendait plus qu’une insignifiante modification au hatti-shériff du 18 février, celle précisément que nous avons vue depuis. Il annonça de plus que la convention paraphée, sinon signée par la France, consistait, quant à présent, dans une stipulation unique, l’interdiction du passage des détroits aux vaisseaux de guerre de toutes les puissances. Puis, avec une rare vigueur, il développa tous les motifs qui, selon lui, devaient faire considérer cette politique nouvelle comme funeste aux intérêts de la France et à sa considération. À cette attaque puissante, que répondit le cabinet ? « Que la convention n’était pas telle que le supposait M. Thiers ; que ses assertions fourmillaient d’inexactitudes ; qu’il serait prouvé, plus tard, que le chef du dernier cabinet était mal informé des faits, et qu’il les avait crus légèrement. » M. Thiers insista ; mais, sur la foi du cabinet, la chambre reprit confiance, et M. Thiers, aux yeux de certains députés, passa presque pour un calomniateur.

Cependant le temps a marché, la session a fini, les députés se sont dispersés, et voici que les assertions de M. Thiers se trouvent jutes de tout point. M. Thiers annonçait « qu’il y avait consentement donné au statu quo oriental, sous une seule condition consentie d’avance (celle de l’hérédité), condition qui n’avait ni pour but ni pour effet de relever la puissance du pacha d’Égypte. » Tel est le hatti-shériff du 1er  juin. M. Thiers ajoutait que « la convention paraphée par M. de Bourqueney ne s’occupait sérieusement ni de l’intégrité de l’empire ottoman, ni de la Syrie, ni de l’isthme de Suez, mais qu’elle stipulait la durée d’un principe immémorial, celui de la clôture des détroits. » La convention du 13 juillet se borne à stipuler, conformément au vieux droit public, la clôture des détroits. M. Thiers disait donc vrai de tout point, au fond et dans la forme, pour l’ensemble aussi bien que pour les détails. Et pourtant, je le répète, le cabinet niait alors que M. Thiers fût exactement informé. Qu’en faut-il conclure ? Non certes que, dans la séance du 13 avril, le cabinet voulût tromper la chambre, mais qu’à cette époque il espérait encore de meilleures conditions. Quoi qu’il en soit, la convention du 13 juillet est précisément celle dont se défendait le ministère, et à laquelle la chambre refusait d’ajouter foi.

Passons là-dessus, et faisons un pas de plus.

On sait que le 13 juillet dernier deux actes ont été signés, l’un sans la France, pour déclarer, bien que dans des termes assez équivoques, le traité du 15 juillet accompli et éteint ; l’autre avec la France, pour assurer à la Porte la possession exclusive des détroits. Un mot d’abord du premier de ces deux actes, puisqu’on prétend s’en faire un argument pour justifier le second.

Tant que le traité du 15 juillet existait, dit-on, la rentrée de la France dans le concert européen était absolument impossible ; mais le but du traité est atteint, et les puissances veulent bien nous en donner officiellement avis. De plus, à la demande expresse de l’envoyé de France, il n’a pas été inséré, dans le texte de la convention du 13 juillet, un seul mot qui rappelât l’existence de l’ancien traité. Que veut-on de plus ? Quel sujet de plainte nous reste-t-il ? et pourquoi refuserions-nous de reprendre nos vieilles relations ?

Je dois le dire, j’ai peine à concevoir que l’on ait osé même un jour, même une minute, présenter à la France une telle apologie. Le but du traité est atteint ! De quel but veut-on parler ? Si c’est du but officiel, ostensible, l’affermissement de l’empire ottoman et la pacification de l’Orient, la déclaration est hardie et reçoit des faits même le plus éclatant démenti. Si c’est du but réel et maintenant avoué, la destruction de l’influence française en Orient, la déclaration est vraie ; mais il est au moins étrange de nous l’offrir comme une preuve de bon vouloir et comme un gage de réconciliation. « Nous avons fait un traité malgré vous et contre vous, nous disent aujourd’hui les puissances. Grace à notre énergie et à votre prudence, ce traité est exécuté, et de tout ce que nous voulions vous prendre, il ne vous reste rien. Nous le constatons, et nous espérons que vous nous en saurez gré. » Voilà en résumé la déclaration dont on veut que nous nous tenions pour contens ! Si j’ai lu dans quelques vieilles comédies des scènes à peu près semblables, je ne pensais pas qu’un rôle nous y fût réservé.

Que les puissances qui, sans s’inquiéter de nos menaces, ont signé et exécuté le traité du 15 juillet se réjouissent de pouvoir annoncer aujourd’hui au monde que tout est consommé, cela est naturel, et nous leur en avons donné le droit ; mais nous serions le dernier des peuples si nous ne nous en sentions pas, au fond de l’ame, attristés et humiliés. Tout ce qu’on peut faire de mieux pour la convention du 13 juillet, c’est d’ignorer le jour où elle a été signée, et de la juger indépendamment de l’acte qui l’a précédée. C’est ce que je vais faire.

J’ai lu avec attention tout ce qu’on a publié depuis un mois en faveur de la convention du 13 juillet. Voici, ce me semble, à quoi ses prétendus avantages se réduisent. Elle abolit le protectorat exclusif de la Russie et de la Porte, tel qu’il résultait du traité d’Unkiar-Skelessi, et le remplace par un protectorat européen. Elle offre à la diplomatie française un point d’appui nouveau en lui donnant le moyen de former avec l’Autriche et la Prusse une alliance solide contre l’Angleterre et la Russie. Directement et indirectement, la convention du 13 juillet ajoute donc à la force comme à la considération du pays.

D’abord, quand au premier avantage, l’abolition du traité d’Unkiar-Skelessi, il est bon de rappeler ce que c’est que ce traité et dans quelles circonstances il fut conclu. La clôture des détroits est, personne ne l’ignore, un principe immémorial fondé à la fois sur le droit de la Porte à la souveraineté des deux rives, et sur le droit des puissances alliées de la Porte à un traitement égal. Cependant, en 1833, après la convention de Kutayah, quand les Russes, à la demande formelle des cabinets de France et d’Angleterre, durent se retirer de Constantinople et du Bosphore, ils emportèrent un traité qui, sous prétexte d’une alliance défensive entre les deux états, fermait pendant huit ans les Dardanelles aux vaisseaux de guerre étrangers, bien que le Bosphore restât ouvert aux vaisseaux russes. Dès que cet arrangement fut connu, la France se borna à déclarer « qu’en cas de guerre elle agirait en Orient comme si le traité n’existait pas, et l’Angleterre, après avoir posé quelques questions auxquelles le divan ne répondit pas, fit un peu plus tard à peu près la même déclaration. Depuis ce moment, les choses en restèrent là, et le traité d’Unkiar-Skelessi ne reçut aucune application.

Quelle était donc l’importance réelle du traité d’Unkiar-Skelessi ? À vrai dire, il n’y avait dans ce traité qu’une seule chose, une alliance défensive entre la Porte et la Russie. L’ouverture du Bosphore aux Russes si la Porte était menacée, la clôture des Dardanelles aux vaisseaux anglais ou français si la Russie était en guerre avec l’Angleterre ou la France, tout cela résultait naturellement, nécessairement de l’alliance. Y avait-il un traité pour ouvrir le Bosphore aux escadres russes, quand, en 1833, les escadres russes, sur la simple invitation de l’ambassadeur, vinrent au secours de Constantinople menacée ? Existait-il un article secret qui fermât les Dardanelles au profit de la France, quand, en 1805, le général Sébastiani y fit placer quelques artilleurs français, et força la flotte anglaise à repasser le détroit ? Qui doute qu’en cas de crise, les Russes, alliés du sultan, ne fissent comme ils ont fait en 1833, comme fit en 1805 le général Sébastiani ? Encore une fois, l’alliance de la Porte et de la Russie, voilà la grande, voilà l’unique question.

Maintenant je demande s’il est un homme sensé qui, du côté de la Porte, croie cette alliance parfaitement volontaire et libre. Ce qui fait du successeur de Catherine II le plus fidèle allié du successeur de Selim, ce n’est pas telle ou telle convention publique ou secrète ; c’est la situation de la Russie dans la mer Noire, ce sont les établissemens de Sébastopol, c’est aussi le souvenir de 1792 et de 1829. À Constantinople, on sait très bien qu’en huit ou neuf jours les Russes, sur une simple lettre de leur ambassadeur, peuvent avoir embarqué et transporté leurs troupes au pied de la capitale de l’empire. On sait très bien que deux jours après ils peuvent avoir fermé les Dardanelles. On est donc peu disposé, avec ou sans traité, à leur refuser une confiance dont ils se montrent si dignes, et à repousser des avances qui s’appuient sur de si bonnes raisons. On a dit plusieurs fois à la tribune que le traité d’Unkiar-Skelessi n’était qu’une bravade de la Russie pour couvrir la retraite forcée de ses troupes. Quand on regarde au fond des choses au lieu de s’arrêter à la surface, on en reste convaincu.

Mais admettons que le traité d’Unkiar-Skelessi fût très important en effet et très menaçant pour l’Europe, que devenait-il en face de la protestation si formelle, si explicite de la France et de l’Angleterre ? En déclarant qu’elles agiraient comme si le traité n’existait pas, la France et l’Angleterre ne l’avaient-elles pas dépouillé de toute sanction et de toute valeur ? Aller plus loin et signer une convention pour proclamer un principe absolu et immémorial, n’est-ce pas affaiblir ce principe au lieu de le fortifier ? Il y a sur ce point une autorité bien grave, bien imposante, celle du gouvernement français lui-même. Voici comment s’exprimait le gouvernement français dans une dépêche du 26 septembre 1839, citée à la tribune par M. Passy. Il s’agissait alors des propositions Brunow, favorablement accueillies en Angleterre.

« Accepter, consigner dans une convention formelle, disait le cabinet du 12 mai, la promesse de ne pas renouveler le traité d’Unkiar-Skelessi, contre lequel la France et l’Angleterre ont protesté si expressément il y a six ans, ce serait, en quelque sorte, annuler cette protestation et reconnaître la validité de l’acte contre lequel elle était dirigée. Proclamer dans cette même convention le principe de la clôture des détroits si solennellement consacré par le temps, par le consentement unanime des nations, et même par des engagemens écrits, ce ne serait pas lui donner une force nouvelle, ce serait bien plutôt l’affaiblir en le classant au nombre de ces stipulations accidentelles que les circonstances amènent et qu’elles peuvent emporter. Ce qu’il faut à ce principe incessamment menacé par l’ambition d’une grande puissance, ce sont des garanties qui en assurent l’inviolabilité, ou qui du moins assurent que, lorsqu’il sera absolument nécessaire d’y déroger, cette dérogation ne pourra compromettre les grands intérêts qu’il était destiné à protéger. Nous n’avons cessé de le répéter, de telles garanties ne peuvent résulter que de l’admission simultanée des forces de toutes les cours alliées dans les eaux de Constantinople. »

Il est impossible, ce me semble, de condamner en termes plus formels et plus clairs la convention du 13 juillet dernier.

Cette convention, d’ailleurs, que dit-elle et que prévoit-elle ? Les cinq grandes puissances commencent par déclarer, chose peu contestable, que leur accord offre à l’Europe le gage le plus sûr pour la conservation de la paix générale, et que, pour bien constater cet accord, elles sont disposées à proclamer en commun, par un acte formel, leur respect pour l’ancienne règle de l’empire ottoman. Après nomination des plénipotentiaires et échange régulier des pouvoirs, le sultan dit donc « qu’il est résolu à maintenir pour l’avenir le principe suivi de tout temps comme règle immuable de son empire, en vertu duquel il est défendu aux vaisseaux de guerre de toutes les puissances étrangères d’entrer dans les détroits du Bosphore et des Dardanelles aussi long-temps que la Porte ottomane jouira de la paix » De leur côté, les cinq puissances s’engagent « à respecter cette résolution du sultan à agir conformément au principe exprimé ci-dessus »

Que l’on veuille bien parcourir toutes les hypothèses menaçantes pour l’équilibre européen, et que l’on dise s’il en existe une qui soit sérieusement prévue et détournée par ce traité. D’après les termes même du protocole, les détroits doivent rester fermés aussi long-temps que la Porte ottomane jouira de la paix. Or la Porte ottomane jouit-elle de la paix quand un sujet rebelle la menace, soit en Syrie, soit ailleurs ? Voilà donc, en droit, l’intervention russe de 1833 parfaitement juste et légitime. Allez plus loin maintenant, et supposez qu’il s’agisse de toute autre chose. Les Russes croient le moment venu et veulent non-seulement protéger le sultan, mais le dominer tout-à-fait, non-seulement paraître à Constantinople, mais y rester. Quelles positions, quelles garanties, les puissances ont-elles prises pour les en empêcher ? A-t-on, comme l’auraient voulu quelques personnes, placé soit au Bosphore, soit aux Dardanelles, une garnison neutre ? A-t-on du moins mis le sultan en état d’en placer une à ses frais et sous son autorité ? Rien de tout cela. Après comme avant la convention, le Bosphore et les Dardanelles sont au plus fort et au premier occupant. Après comme avant la convention, le sultan est incapable de faire respecter sa prétendue neutralité. Qu’est-ce dès-lors que cette neutralité et que devient la convention ?

Cette opinion, au reste, n’est pas seulement celle des adversaires du dernier protocole ; elle est aussi celle de ses plus ardens défenseurs. Pour peu qu’on les presse, ils avouent volontiers[2] que l’Europe s’est trompée en regardant la fermeture du Bosphore et des Dardanelles comme la garantie la plus sûre du maintien de l’empire ottoman ; que cette garantie n’ayant pour sa défense que la faiblesse de la Porte ottomane est une garantie illusoire ; qu’une neutralité qui n’est pas protégée par une force effective quelconque est à la merci de celui qui ose la violer le premier ; que le moyen d’empêcher une puissance quelconque de s’emparer de Constantinople serait plutôt d’ouvrir les détroits aux vaisseaux de guerre de toutes les nations, parce que de cette manière, ce qui aujourd’hui n’est défendu par personne, et peut être attaqué par une seule puissance, pourrait être défendu par tous. Si le traité est bon, ce n’est donc pas qu’il ait rétabli comme par enchantement l’équilibre européen, rompu ou promis par le traité du 15 juillet ; c’est qu’il a fait de l’indépendance de l’empire ottoman un des principes du droit public ; c’est que, grace à lui, la Turquie fait partie de l’Europe, et qu’aucune puissance européenne ne peut s’augmenter aux dépens de la porte ottomane, sans créer à l’instant même pour toutes les autres puissances un grief prévu et légitime. »

J’ai cité littéralement, et tout le monde peut juger combien est forte l’attaque, et faible la défense. Selon vous donc, avant la merveilleuse convention du 13 juillet, l’indépendance de l’empire ottoman n’était pas un des principes du droit public, la Turquie ne faisait pas partie de l’Europe et la Russie ou l’Angleterre pouvaient s’augmenter à ses dépens sans créer pour la France un grief prévu et légitime ? Étrange politique assurément, et plaidoyer digne en tout point de la cause ! À ce compte, l’Angleterre et la Russie ont, en 1840, fait preuve d’un rare désintéressement, et nous leur devons beaucoup de reconnaissance !

En résumé, s’il s’agit du droit, la convention du 13 juillet, de l’aveu du gouvernement français, affaiblit, au lieu de le fortifier, le principe immémorial de la clôture des détroits. S’il s’agit du fait, la convention du 13 juillet, de l’aveu de ses plus habiles avocats, ne prévoit rien, ne prévient rien, n’empêche rien. Voilà le grand acte pour lequel on demande notre sympathie et notre admiration !

Il est pourtant, je l’avoue, un moyen de prouver que la convention du 13 juillet n’est pas insignifiante, c’est de dire, comme on l’a fait, qu’elle consacre sous peine de guerre avec toute l’Europe l’inviolabilité des détroits. Mais je doute que le ministère s’accommodât d’une pareille justification. Une triste et récente expérience nous a appris que, quand l’Angleterre et la Russie sont d’accord, l’Europe entière est disposée à s’incliner devant leur volonté. Quelle chance reste-t-il donc à la France pour que, sans une lutte terrible, elle puisse faire ses affaires et non celles des autres ? Une seule, c’est que la Russie et l’Angleterre cessent de s’entendre. Libre de tout engagement et juge de son intérêt, la France alors pourra, ainsi que le disait le général Bugeaud, porter où elle le voudra le poids de son épée, et faire pencher la balance de l’un ou de l’autre côté. Voilà, dans la situation actuelle, sa ressource et sa consolation. Que faudrait-il donc penser d’une politique qui, d’un seul coup, lui enlèverait l’une et l’autre, d’une politique qui, après s’être efforcée, comme le disait M. Thiers, d’arrêter dans leurs origines toutes les divisions de nos ennemis, engagerait, en cas de crise, au service de l’un des deux toutes les forces du pays ; d’une politique enfin qui, d’avance, se ferait fatalement anglaise ou russe, selon que l’Angleterre ou la Russie prendrait, pour atteindre et frapper son adversaire, telle ou telle arme, tel ou tel chemin ? Ce serait, en vérité, pousser trop loin l’amour de cette théorie humanitaire et européenne dont on nous parle tant, et l’abdication de toute pensée nationale.

Pour moi, je le déclare, je ne crois pas qu’une si terrible conséquence sorte nécessairement de la convention du 13 juillet. Je ne crois pas surtout que, si elle en sortait, le pays se condamnât jamais à lui laisser suivre son cours. Quoi qu’il en soit, voici le simple dilemme que je pose : ou la convention du 13 juillet n’est, comme il semble résulter de son texte officiel, qu’un hommage platonique des cinq puissances au droit exclusif du sultan sur les détroits, et alors c’est une feuille de papier parfaitement innocente et de nulle valeur ; ou la convention du 13 juillet implique de la part des puissances signataires l’engagement formel d’unir leurs forces contre celle d’entre elles qui s’en écarterait, et alors c’est pour la France le plus imprudent, le plus absurde, le plus funeste des engagemens.

Ce n’est pas tout, et il y a quelque chose de bien plus décisif encore, c’est que le traité d’Unkiar-Skelessi était expiré depuis cinq jours au moment où les cinq puissances ont signé la convention ; c’est de plus que l’article 4 traité du 15 juillet stipulait en termes très positifs ce que stipule la convention. Dans le marché passé, il y a un an, entre l’Angleterre et la Russie, et dont la France devait faire les frais, l’abandon du traité d’Unkiar-Skelessi est le prix dont la Russie a payé l’accession de l’Angleterre. Or, je ne sache pas que l’Angleterre ait jamais mérité le reproche de souffrir la violation des engagemens pris envers elle et de remettre ce qui lui est dû. Par son adhésion à la convention du 13 juillet, la France s’est donc donné simplement la satisfaction de signer un article du traité du 15 juillet, et de garantir à l’Angleterre le paiement de sa défection. Depuis un an, les Anglais nous ont fait plus d’une fois l’honneur de nous dire que, pour nous empêcher de devenir trop puissans en Orient, ils avaient bien pu oublier momentanément leurs griefs contre la Russie et lui donner la main contre nous, mais qu’au fond leurs ombrages subsistaient, et qu’à la première occasion ils se feraient un vrai plaisir de nous donner la main contre elle. Il semble que la convention du 13 juillet n’ait d’autre but que de répondre à ces magnanimes avances.

Qu’on ne se paie donc pas de vaines paroles. Avant la convention du 13 juillet, l’abolition nominale du traité d’Unkiar-Skelessi et la clôture officielle des détroits étaient acquises et consommées, aussi bien que la destruction du pacha. Ce qui n’était pas encore acquis, c’est l’adhésion de la France à l’acte qui l’a si rudement frappé dans son honneur et dans ses intérêts ; ce qui n’était pas consommé, c’est l’admission non contestée dans le droit européen du fait inique et funeste contre lequel la politique française avait toujours protesté. Le 12 juillet, la France n’avait rien accepté, rien promis, rien garanti, et des évènemens nouveaux, quels qu’ils fussent, l’auraient trouvée maîtresse de son langage et libre de ses actions ; le 14 juillet, tout était changé pour elle, et, au lieu de briser le cercle de fer de M. de Lamartine, elle venait de s’y emprisonner. Tel est le véritable résultat de la convention du 13 juillet, le résultat qui fait entonner chaque jour aux feuilles anglaises et allemandes un chant d’allégresse et de triomphe. « Tout s’est accompli, disent-elles, comme on l’avait annoncé, et l’Europe a prouvé que, quand elle veut se passer de la France, elle le peut sans danger. Désormais d’ailleurs le statu quo oriental, tel que l’a réglé le 15 juillet, est pour tout le monde un point de départ reconnu et consacré. Si quelque nouvelle collision éclate, c’est là ce que les cinq puissances auront à conserver. » Et après nous avoir fait ainsi sentir tout le poids de notre situation, on ne souffre pas même que nous nous fassions un instant d’illusion. « Certaines feuilles françaises, dit avec une superbe impertinence le journal de lord Palmerston, prétendent voir dans la convention du 13 juillet un succès et un sujet d’orgueil pour la France. Ces feuilles devraient se souvenir que la France a fait des remontrances contre le traité de juillet, qu’elle a armé, qu’elle a crié, et qu’elle n’a rien fait de plus. Aujourd’hui, elle se présente, accepte les faits accomplis, et s’efforce d’entrer dans le char de la sainte-alliance. C’est bien ; mais ce qu’un ministre de France aurait de mieux à faire dans une telle situation ce serait de se taire. »

Voilà pour moi et, je le crois sincèrement, pour le pays, le grand côté de la question. Dans d’autres temps, le protocole du 13 juillet eût été silencieusement s’ensevelir dans le même oubli que tant d’autres protocoles non moins insignifians et vains. Aujourd’hui il a un sens et un sens désastreux. C’est, pour tout dire en un mot, la reconnaissance pure et simple de tout ce qui s’est fait depuis un an sans nous et contre nous. Ainsi s’accomplit, en sens inverse, la condition que les adversaires les plus décidés de la politique d’isolement croyaient eux-mêmes devoir mettre à l’abandon de cette politique. Ils demandaient que l’Europe fît à la France une concession notable : la France fait une concession immense à l’Europe. Ils demandaient que la France rentrât dans le concert européen, drapeau levé : la France rentre dans le concert européen en s’abritant sous le drapeau ennemi.

Est-il vrai maintenant qu’à défaut d’avantage direct, la convention du 13 juillet offre à la France l’avantage indirect dont on fait tant de bruit ? est-il vrai qu’elle contienne en germe l’alliance des trois puissances du centre de l’Europe contre les deux puissances envahissantes qui, chacune pour sa part et de son côté, pressent l’Europe et le monde ? Est-il vrai, en un mot, que l’Autriche et la Prusse soient à la veille de se rapprocher de la France, et d’opposer, de concert avec elle, la politique d’égalité à la politique de prépondérance ? Cela vaut la peine d’être examiné.

Nul doute, d’abord, que l’alliance sérieuse, sincère, active, de la France et de l’Allemagne, ne fût un grand, un salutaire évènement. Malheureusement, dans l’état actuel des gouvernemens européens, cet évènement est impossible. Quand l’Angleterre et la Russie sont divisées, il y a chance d’entraîner l’Autriche et la Prusse de l’un ou de l’autre côté. Quand l’Angleterre et la Russie sont réunies contre la France, il est puéril d’espérer que l’Autriche et la Prusse, l’Autriche surtout, prennent le parti de la France. La raison en est simple. « L’Autriche, disait en 1828 un ingénieux publiciste, est toujours la veuve inconsolable de la sainte-alliance. » Depuis 1828, la sainte-alliance n’a pas ressuscité ; mais ses idées sont dans le cœur de quelques cabinets européens plus vivantes, plus enracinées que jamais. Depuis 1828, en effet, la France a fait une révolution qui a brisé un principe cher à l’Europe, dépossédé une dynastie, consacré le droit des peuples de régler leur destin comme ils l’entendent et de choisir leur gouvernement. Or cette révolution, dont l’Angleterre se préoccupe peu, et qui n’inquiète guère la Russie, donne, au contraire, à l’Autriche et à la Prusse beaucoup d’ombrage et de souci. Jusqu’ici, sans doute, elle a été très modérée, très réservée, très patiente ; mais qui dit qu’elle le sera toujours ? qui dit qu’après un prince ami de la paix il ne viendra pas un prince qui cherche dans la guerre un moyen nouveau de force et de popularité ? qui dit même que, indépendamment de la couronne, les sentimens nationaux comprimés ne feront pas un jour explosion, et qu’une chambre élue sous l’empire de ces sentimens n’entraînera pas le gouvernement ? Et, quand rien de tout cela n’arriverait, ne sait-on pas que l’exemple d’institutions libres est contagieux par lui-même, et qu’il peut, surtout chez de si proches voisins, troubler les esprits et enflammer les cœurs ?

Il existe, à la vérité, d’honnêtes conservateurs qui se figurent que, pour l’Autriche et pour la Prusse comme pour eux, la question révolutionnaire est finie depuis que M. Thiers est tombé, et que, satisfaites de ce résultat, les deux puissances dont il s’agit sont toutes prêtes à se jeter dans nos bras. Est-il besoin de répondre que, pour l’Autriche et pour la Prusse, la question révolutionnaire est une question d’institutions et de dynastie, non de ministère ? Ce qui, aux yeux de l’Europe, constitue la France à l’état révolutionnaire, c’est 1789 et 1830. Tant qu’elle refusera d’effacer, quant aux choses et quant aux hommes, les dernières traces de l’un et de l’autre, la tache originelle, quelque désir qu’on en ait, ne disparaîtra pas.

Il suit de là que nécessairement, par la force des choses, l’Autriche et la Prusse voient et verront long-temps encore avec plaisir tout ce qui peut affaiblir et rapetisser la France. Quelquefois, surtout quand elles seront inquiètes, elles pourront, comme en 1836 pour nous séparer de l’Angleterre, comme en 1840 et 1841 pour obtenir de nous le désarmement, nous faire des avances, des caresses, même certaines promesses ; tout cela durera jusqu’à ce que nous ayons cédé ; puis, le lendemain, elles se retourneront aussitôt et se joindront à nos ennemis. Pendant la discussion des fortifications, deux hommes d’état qui ont été ministres des affaires étrangères et qui connaissent bien l’Europe, M. de Broglie et M. Thiers, s’en sont expliqués assez clairement tous les deux, l’un à la chambre des pairs, l’autre à la chambre des députés. Entre les trois puissances qui composaient la sainte-alliance, il y a, pour bien long-temps encore, association contre les idées de 1830, et coalition contre la puissance qui représente ces idées. Croire le contraire et se conduire en conséquence, c’est s’exposer à jouer toujours le rôle de dupe, et à compromettre encore une fois l’honneur et les intérêts du pays.

Il faut parler nettement. L’abolition du protectorat exclusif de la Russie sur l’empire ottoman, l’alliance avec l’Autriche et la Prusse contre l’Angleterre et la Russie, la substitution, grace à cette alliance, d’une politique d’égalité à un politique de prépondérance, ce sont là de vains mots auxquels n’ajoutent pas foi la plupart de ceux qui les prononcent. La vérité, c’est que la convention du 13 juillet est le moyen, non le but ; c’est qu’on n’est pas sorti de l’isolement pour signer la clôture des détroits, mais qu’on a signé la clôture des détroits, comme on aurait signé toute autre chose, pour sortir de l’isolement ; c’est, en un mot, qu’on a voulu placer dans un acte public quelconque le nom de la France à côté de celui des quatre puissances, et rompre ainsi, purement et simplement, l’engagement pris envers le pays et la chambre au commencement de la session. Pour qui n’est pas aveugle ou ne ferme pas les yeux, cela est clair, manifeste, évident.

Deux questions maintenant se présentent : la politique de l’isolement était-elle mauvaise en soi, assez mauvaise pour qu’après s’y être engagé on dût la déserter si promptement ? Utile en décembre et en janvier, est-elle devenue nuisible en août et en juillet, par suite de circonstances nouvelles ? Dans un de ces deux cas, il pouvait être juste et utile d’en sortir, au risque de paraître inconséquent.

La politique de l’isolement est-elle mauvaise en soi ? et nous sommes-nous tous trompés, quand, au début de la session, nous l’avons adoptée et soutenue ? Je remarque d’abord qu’il est assez fâcheux pour un pays de reconnaître si souvent à la face du monde qu’il s’est trompé. Pendant deux ans, la politique égyptienne est en France celle de tout le monde à peu près. Le gouvernement s’y livre avec passion ; la chambre la consacre par une adresse unanime ; le pays s’y attache et s’y dévoue. Puis un beau jour, quand le canon anglais bat en brèche cette politique, on s’aperçoit tout à coup qu’elle est mauvaise, et qu’on a eu grand tort de s’y engager. La politique de l’isolement alors lui est substituée ; on l’exalte, on la glorifie, on la présente presque comme une compensation suffisante de nos échecs. Puis trois mois après, quand les puissances s’en inquiètent et s’en irritent, on découvre qu’après tout elle n’avait pas les avantages qu’on en attendait et qu’il faut se hâter d’en sortir. Est-ce donc ainsi qu’un grand pays maintient sa dignité et sert ses intérêts ? Une politique, même médiocre, suivie avec fermeté et persévérance, peut produire de bons effets. La meilleure politique, quand on la prend et qu’on la quitte si facilement et si vite, ne saurait aboutir qu’à l’affaiblissement et à la déconsidération.

C’est d’ailleurs se faire une étrange idée de la politique d’isolement que de la représenter tantôt comme une politique taquine et tracassière, tantôt comme un politique oisive et indifférente. Dans la politique d’isolement, il ne s’agissait pas de rester étranger à tout ce qui se passe dans le monde et de regarder faire. Il s’agissait encore moins d’aller chercher à l’Europe de mauvaises querelles pour se dédommager de n’en avoir pas soutenu une bonne. Se tenir à l’écart et témoigner par une attitude froide et digne son juste mécontentement, dire à l’Europe qu’elle est entrée dans une voie où l’on ne veut pas la suivre, peser par son absence même et par sa désapprobation sur les combinaisons qui se préparent, avertir les puissances coalisées que, si, pour cette fois, la France a subi la loi du plus fort, sa patience a un terme, et qu’il faut se garder de la mettre encore à l’épreuve ; enfin et surtout imprimer un caractère précaire et provisoire à tous les arrangemens faits sans la France et contre elle : voilà l’isolement tel que la chambre le comprenait, tel que le gouvernement l’acceptait, tel que le pays le voulait. C’est ce qu’un homme politique, estimé de tous les partis et d’un esprit aussi ferme que sûr appelait, l’hiver dernier, « faire le vide. »

Maintenant, qui doute que, si la France eût persisté « à faire le vide, » l’Europe ne se fût bientôt aperçue qu’on ne se passe pas d’elle impunément ? Qui doute que, pour sortir d’une situation pénible et tendue, elle ne nous eût offert, au lieu d’une place gratuite dans le char de la sainte-alliance, la concession notable qu’exigeait M. de Lamartine ? C’était là, je l’ai prouvé par de nombreuses citations, la prévision générale au début de la session. D’où vient qu’on l’a subitement oubliée, quand tout concourait à la rappeler, l’inquiétude des chancelleries allemandes comme les attaques des feuilles ministérielles de l’Angleterre, les avances de l’Autriche et de la Prusse comme la mauvaise humeur de la Russie ? N’est-ce pas la situation que les hommes politiques avaient prédite, que la nation tout entière avait espérée, et fallait-il se hâter de l’abandonner avant d’en avoir tiré parti !

En soi, la politique de l’isolement était bonne. Point de doute à cet égard. Qu’on veuille bien maintenant montrer les évènemens nouveaux qui, depuis six mois, ont pu en commander l’abandon. Il est aisé de dire que les circonstances ne sont plus les mêmes, que le terrain a changé ; mais il est moins aisé de le prouver. En Europe, tout est justement au même point qu’il y a six mois, avec cette seule différence, que les tories en Angleterre ont vaincu les whigs et s’apprêtent à les remplacer. Est-ce dans cette perspective que l’isolement a été déserté ? Quant à l’Orient, qu’y voit-on aujourd’hui ? En Égypte, une réconciliation factice et un arrangement provisoire entre un puissant vassal et son faible suzerain ; en Syrie, des populations qui se révoltent à la fois contre le gouvernement tutélaire qu’on a bien voulu leur donner et contre ceux qui, si généreusement, leur ont apporté ce gouvernement ; en Crète, une insurrection courageuse, glorieuse, et à laquelle le blâme unanime des cabinets n’ôtera pas la sympathie des ames généreuses de tous les pays et de tous les partis ; en Bulgarie, des vieillards, des femmes, des enfans qu’on dépouille et qu’on égorge ; en Macédoine, en Thessalie, des chrétiens qui veulent se joindre à leurs frères de Grèce : puis partout des intrigues russes, anglaises, autrichiennes, dont le fil échappe encore, mais dont personne ne doute. Voilà l’Orient tel que l’ont fait les quatre puissances, réunies, comme on sait, le 15 juillet 1840 pour pacifier et consolider l’empire ottoman ! Et l’on cherche dans de tels évènemens un motif pour la France de joindre sa signature à celle des quatre puissances, en renonçant une fois pour toutes à ses réserves et à ses protestations ! Ce que cela signifie, le voici. Les quatre puissances ont réussi dans leur projet principal, celui de dépouiller et d’abaisser la France. Elles ont échoué dans leur projet secondaire, celui de rendre la paix à l’Orient et la sécurité à l’empire ottoman. Plus que jamais, l’Orient s’agite, et l’empire ottoman se décompose. Or, dans la crise nouvelle qui se prépare, un seul pays est libre de tout engagement et maître de prendre le parti qui lui plaira, sans qu’on puisse lui reprocher ni déloyauté ni trahison. Ce pays est la France, à laquelle ainsi de belles chances peuvent être bientôt offertes. Ces chances, il faut qu’elle se hâte de les répudier d’avance, afin qu’au moment décisif elle n’ait pas même la tentation d’en profiter !

Il me reste, pour terminer cette discussion, un dernier argument à examiner. Il est possible, dit-on, que la France soit, comme elle l’a déjà été, entravée dans ses projets, déçue dans ses espérances ; mais qu’importe ? après comme avant la convention du 13 juillet, rien ne l’empêchera d’avoir une politique indépendante, personnelle, isolée, la politique qu’avait choisie la France. Ce sera l’isolement en dedans, au lieu de l’isolement en dehors. Voilà tout.

Ce sera l’isolement en dedans ! Rien n’est plus vrai, et là précisément était la raison décisive de ne pas signer la convention. C’est aussi l’isolement en dedans que créait la note collective du 27 juillet 1839, cette note fatale, origine et cause de tous nos maux. Qu’en est-il résulté ? Que le jour où la délibération est devenue sérieuse, il s’est trouvé, malgré des intérêts bien divers, quatre voix contre une, et que nous avons été réduits à la triste alternative de souscrire à une politique ruineuse pour nous, ou de nous retirer avec éclat de la conférence. C’est ce dernier parti que nous avons pris, et nous avons bien fait ; mais combien affaiblis par la déplorable signature que nous avions donnée ! La France, disait-on, a consenti à soumettre la question d’Orient à l’arbitrage d’un tribunal européen, et parce que la décision n’est pas selon ses vœux, elle boude et se retire ! Est-ce là une conduite loyale, sensée, politique ? Ce qui est arrivé alors arrivera encore à bien plus forte raison. Qu’un évènement quelconque dérange le statu quo oriental, et que la France veuille y faire apporter quelque modification, nul doute qu’il n’y ait d’un côté son vote, de l’autre celui des quatre puissances ; nul doute aussi qu’on ne lui rappelle fort durement que, par sa signature du 13 juillet, elle a accepté sinon les moyens du traité du 15 juillet, du moins son but et ses conséquences. De deux choses l’une alors comme en 1840 : ou la France acceptera une résolution mauvaise, selon elle, et contraire à ses intérêts ; ou elle quittera une seconde fois le concert européen. Dans le premier cas, quelle honte ! Dans le second, quelle dérision !

Avec l’isolement en dedans, il faut d’ailleurs renoncer à tous les bénéfices qui, aux yeux de quelques personnes, ont rendu désirable la rentrée dans le concert européen. Cette rentrée, on le sait, devait mettre fin à toutes les inquiétudes, procurer à la France une paix plus douce, permettre dans les dépenses de la guerre et de la marine de considérables réductions. Rien de tout cela, si au fond, entre les quatre puissances et nous, la situation n’est pas changée ; c’est alors une capitulation sans motif, un sacrifice sans compensation.

Bonne en soi et meilleure en raison des évènemens nouveaux, consacrée d’ailleurs par le vote de la chambre et acceptée par l’opinion du pays, la politique d’isolement avait trop d’avantages pour qu’un homme politique aussi éminent que M. le ministre des affaires étrangères ne la trouvât pas utile pour le pays, commode pour le cabinet. Il l’a pourtant abandonnée, et nous a fait entrer dans une voie toute nouvelle, sans se dissimuler sans doute la grande responsabilité qu’il encourait. Pourquoi cela, et comment expliquer cet étrange revirement ? Je vais dire très sincèrement là-dessus ce que je sais et ce que je crois.

L’idée de la politique d’isolement n’est pas si nouvelle qu’on le pense. Elle naquit en 1836, lors de la querelle avec l’Angleterre au sujet de l’intervention en Espagne. Elle devint presque systématique en 1839, quand l’Angleterre proposa à la France d’agir de concert contre la Russie et de frapper un grand coup. Mais alors, dans l’esprit de ceux qui la concevaient, la politique de l’isolement n’avait qu’un but : retirer autant que possible la France des affaires de ce monde, éviter de se prononcer entre l’Angleterre et la Russie ; en un mot, voir couler l’eau sans se mouiller. C’était, l’évènement l’a prouvé, jouer un jeu dangereux et risquer de réunir tout le monde contre soi. Il est vrai que, dans ce cas extrême, il restait une dernière ressource, celle de céder à tout le monde.

Quoi qu’il en soit, quand après la retraite d’octobre 1840 l’isolement fut proposé, il rassembla naturellement dans un même vote, ceux qui croyaient y voir l’unique moyen de conserver encore une action indépendante et digne et ceux qui espéraient y trouver un prétexte honorable pour n’agir dans aucun cas ; ceux qui ne voulaient pas que la France consacrât par son adhésion même tacite des faits accomplis sans elle et contre elle, et ceux qui craignaient qu’en rentrant dans la conférence on n’y rencontrât de nouveaux sujets de querelles et de brouilles ; ceux qui gardaient au fond du cœur un ressentiment profond de la conduite des puissances envers la France, de l’Angleterre notamment, et ceux qui ne songeaient qu’à garder désormais entre toutes les puissances une stricte et pacifique neutralité ; ceux enfin qui désiraient saisir cette occasion de fortifier la puissance militaire de la France afin de la préparer à de nouvelles luttes au dehors, et ceux qui trouvaient bon d’augmenter l’armée afin d’avoir à l’intérieur une force disponible plus considérable. C’est ce qui fait que la politique d’isolement rencontra si peu d’antagonistes, et fut acceptée à peu près à l’unanimité.

Par malheur, un tel accord était plus apparent que réel, et ne pouvait pas durer. Bientôt en effet l’isolement et la paix armée, qui en était la conséquence, commencèrent à porter ombrage à l’Europe, et à soulever de sérieuses réclamations. La Russie, on le conçoit, ne se plaignait pas de notre isolement, et se souciait peu qu’il durât. L’Angleterre affectait d’y être indifférente. Les discussions de la chambre, en montrant à l’Angleterre combien la France était blessée ; les armemens, les fortifications et les sommes énormes qu’on y consacrait, une certaine atmosphère belliqueuse, enfin, dans laquelle vivait le pays, et qui pouvait affermir à la longue les courages les plus douteux, tout cela pourtant donnait à penser à l’Angleterre, et l’aigrissait contre le nouveau cabinet. C’est alors que les journaux ministériels de Londres se mirent à traiter M. Guizot à peu près comme ils avaient traité M. Thiers quelques mois auparavant, et que le duc de Wellington écrivit à Paris une lettre dans laquelle il se plaignait vivement, bien que convenablement, de l’isolement et des armemens de la France. C’est alors aussi que dans le parlement l’opposition évitait d’attaquer la politique extérieure du ministère whig, parce que, disait-elle, il pourrait en résulter à Paris une force nouvelle pour le parti belliqueux.

Mais les deux puissances que désespérait l’attitude de la France, c’est l’Autriche et la Prusse, l’Autriche surtout, plus prévoyante et plus habile. L’Autriche et la Prusse, on le sait, avaient signé le traité du 15 juillet sans enthousiasme, sans goût, et uniquement pour ne pas se séparer de la Russie et de l’Angleterre. Il leur paraissait fort dur d’avoir à supporter, comme voisines continentales de la France, les frais d’un état de choses dont elles n’avaient en rien profité. M. de Metternich demandait donc à Londres que, pour en finir, on proposât à la France de signer quelque chose en commun, et en même temps il agissait à Paris pour faire sentir la nécessité d’oublier tout ce qui s’était passé et de rétablir les vieilles relations.

On comprend facilement qu’en présence de ces ombrages de l’Angleterre et de ces avances de l’Autriche et de la Prusse, la politique d’isolement, pour les hommes qui la voulaient inactive et contemplative, prît un caractère tout nouveau. Maintenir la politique d’isolement, ce n’était plus rester spectateur neutre et impartial entre toutes les puissances ; c’était mécontenter l’Angleterre, et peut-être se brouiller avec l’Autriche et la Prusse. À mesure que se manifestait ainsi la mauvaise humeur de l’Europe au sujet de la politique d’isolement il arrivait donc deux choses contradictoires en apparence, mais au fond parfaitement logiques : c’est que les uns s’y attachaient de plus en plus, et que les autres s’en détachaient chaque jour. On peut dire qu’à cet égard la politique d’isolement subissait précisément les mêmes phases et les mêmes retours que la politique plus décidée qui suivit le traité de juillet. Tant qu’on avait cru que cette politique triompherait sans combat et presque sans difficulté, tout le monde s’y était rallié. Le jour où l’on vit qu’elle faisait courir au pays quelques dangers et que la guerre pouvait s’ensuivre, beaucoup la désertèrent. C’est aussi l’histoire de la politique d’isolement.

Il est assez difficile de savoir quelle fut d’abord l’opinion du cabinet relativement aux ouvertures de l’Autriche et de la Prusse. J’ai pourtant lieu de croire qu’il les accueillit sans beaucoup d’empressement. Après avoir répété partout, deux mois auparavant, que la France, pour son honneur comme pour ses intérêts, devait se tenir long-temps à l’écart, il était difficile de démentir soudainement ses paroles et d’opérer si vite un rapprochement que rien ne justifiait. Après avoir vanté les avantages de la politique d’isolement, il était fâcheux de se jeter sans motif avouable dans une autre politique. Quoi qu’il en soit, le cabinet, après quelque hésitation, déclara, dit-on, qu’il ne délibérerait sur les propositions à lui faites qu’à deux conditions : la première, qu’on ne dirait rien de nos armemens ; la seconde, que l’acte à signer ne ferait pas mention du traité du 15 juillet. De telles conditions ne pouvaient manquer d’être acceptées. Elles le furent en effet, du moins par celles des puissances qui désiraient le rapprochement.

Que se passa-t-il alors ? Un jour on le saura. Tout ce que je puis dire, c’est que, si je suis bien instruit, la convention commune dont M. de Metternich avait pris l’initiative devait d’abord contenir plusieurs stipulations importantes : 1o  la garantie à cinq du statu quo territorial et de l’intégrité de l’empire ottoman ; 2o  l’arrangement des détroits ; 3o  un règlement sur les droits du sultan à l’égard des pachas ; 4o  la protection à cinq des chrétiens de Syrie et peut-être des autres provinces ; 5o  l’explication positive que l’article 1er  comprenait la reconnaissance par la Porte et par l’Europe de notre domination en Afrique.

Mais, ainsi que je l’ai expliqué, les quatre puissances étaient loin d’être, à l’égard de la France, dans les mêmes dispositions. La Russie paraissait satisfaite de l’alliance à quatre. Lord Palmerston, malgré les efforts de lord Melbourne, attachait peu de prix à la signature de la France. L’Autriche et la Prusse seules tenaient à conduire à bonne fin la négociation. Sur le refus tantôt de l’une, tantôt de l’autre des puissances, la convention se réduisit enfin au seul article des détroits. Cet article fut alors proposé à la France, et on lui fit entendre extrà-officiellement, mais clairement, que, si elle ne s’en contentait pas, la conséquence de son refus serait une alliance défensive entre les quatre puissances.

Quelques personnes prétendent que sans cette alliance indirecte la France n’aurait pas accédé à l’acte du 13 juillet. Je ne puis, je ne veux pas le croire. Sans doute bien des faiblesses peuvent être reprochées à notre gouvernement, mais il serait trop pénible de supposer que le mot d’alliance défensive à quatre suffit pour renverser ses déterminations, pour arracher son consentement, pour changer sa politique. S’il en était ainsi, l’Europe, une fois le moyen trouvé, s’en servirait toujours, et c’en serait fait en France de toute indépendance, de toute nationalité. Pour moi, j’attribue deux autres causes à l’accession du cabinet. La première, c’est qu’au fond du cœur le cabinet n’avait jamais adhéré sérieusement à l’isolement, tel du moins que l’entendaient la chambre et le pays. Pour lui, le principal mérite de cette politique, c’est qu’elle se distinguait de la politique du cabinet précédent sans rompre trop brusquement avec elle ; c’est qu’entre l’armement actif et le désarmement, entre la résistance au traité et son acceptation, elle formait en quelque sorte un chaînon intermédiaire et une transition ménagée ; c’est que, grâce à elle, un pont se trouvait jeté d’une rive à l’autre, à l’aide duquel on pouvait franchir le précipice sans trop de difficultés et de dangers. Le cabinet savait d’ailleurs que, dans ce pays où les esprits vont si vite, l’isolement et la paix armée perdraient bientôt une portion de leur crédit. Il savait que les embarras financiers et la suspension des travaux civils d’une part, de l’autre les inquiétudes et les menaces de l’Europe, pourraient ramener au concert européen beaucoup de déserteurs.

Voilà, ce me semble, la première cause de la détermination du cabinet. Il y en a une seconde. En diplomatie, comme partout, les petites difficultés qu’on rencontre, et contre lesquelles on lutte, font quelquefois oublier le but même vers lequel on tend, et détournent l’esprit du principal sur l’accessoire. Or, quand dans le courant de la négociation le cabinet voyait la Russie hostile, l’Angleterre froide, l’Autriche et la Prusse amicales et pressantes ; quand il savait que la convention imaginée par ces deux dernières puissances était presque repoussée par la première et peu désirée de la seconde, n’est-il pas naturel que petit à petit il se soit laissé entraîner à croire que cette convention était avantageuse, et qu’en la signant la France avait le haut du pavé ? N’est-il pas possible même qu’il ait pris au sérieux la bienveillance calculée de l’Autriche et de la Prusse et cru vraiment qu’elle survivrait aux circonstances ? Pour moi, j’ai des raisons de penser qu’avant la séance du 13 avril l’illusion était complète, et qu’on se flattait d’avoir remporté un avantage signalé. Ce jour-là, en présence de la discussion et de l’attitude de la chambre, l’illusion s’est dissipée ; mais il était trop tard.

En résumé, au début de la session, la chambre et le ministère avaient promis de faire respecter dans son esprit et dans sa lettre la note du 8 octobre, minimum de la politique française en Orient. La note du 8 octobre n’a été respectée ni dans sa lettre, ni dans son esprit. À la même époque, la chambre et le ministère s’étaient engagés à maintenir la politique de l’isolement, au moins jusqu’à ce qu’une concession notable de l’Europe permît d’en sortir avec honneur et avantage pour le pays. Aucune concession, notable ou non, n’a été faite, et la politique de l’isolement n’existe plus aujourd’hui. La France a donc accepté le traité du 15 juillet et repris dans les conseils de l’Europe je ne dis pas son ancienne place, mais la place que lui font les derniers évènemens. Voilà ce qui s’est accompli en moins de six mois, sous le ministère du 29 octobre, en présence d’une majorité venue il y a deux ans pour relever la dignité nationale, et rendre à la France le rang qui lui appartient parmi les nations.

Je veux maintenant envisager la question d’une manière plus générale, et rechercher quelle est, en août 1841, la situation de la France en Europe. C’est une étude pleine d’intérêt, et qui porte en elle-même de graves avertissemens.

Malgré les désastres qui attristèrent la fin de son règne, on sait que Louis XIV laissa la France plus grande et plus forte qu’il ne l’avait trouvée. C’est de son temps que furent réunis au vieux territoire français l’Alsace, la Franche-Comté, la Flandre française, Metz, Toul, Verdun, l’Artois même et le Roussillon, dont la conquête, lorsque mourut Louis XIII, était encore imparfaite. De plus Louis XIV plaça son petit-fils sur le trône d’Espagne, et modifia ainsi au profit de la France l’équilibre européen. Louis XV, à son tour, se fit céder la Lorraine et acheta la Corse ; mais là s’arrête le progrès et commence le déclin. Voici donc quelle était, au milieu du dernier siècle, la force territoriale de la France.

Elle avait, en Europe, le territoire de Louis XIV tout entier, plus la Lorraine, dont la réunion venait d’être réglée en 1735, et Minorque, reprise en 1745 ;

En Amérique, le Canada, l’Acadie, la Louisiane, tout le cours du Mississipi et de l’Ohio ainsi que les terres fertiles qui les bordent, les trois quarts en un mot de l’Amérique du Nord dont le littoral seul appartenait à l’Angleterre, presque toutes les Antilles et spécialement Saint-Domingue, Cayenne ;

En Afrique, le Sénégal, Gorée, Madagascar, les îles Mascareignes, au nombre desquelles l’Île-de-France ;

En Asie, les deux côtes de l’Inde, depuis le cap Comorin jusqu’à Surate et au Gange.

Elle avait en outre, entre sa frontière et le Rhin, des états ecclésiastiques pour la plupart qui ne pouvaient se défendre contre elle.

Aujourd’hui la France a perdu l’Amérique, du Canada à la Louisiane, et par conséquent toute position dans les golfes de Saint-Laurent et du Mexique ; la plupart des Antilles, notamment Saint-Domingue ; Gorée, Madagascar, l’île de France, toute l’Inde, à l’exception de deux comptoirs insignifians ; Minorque enfin, et quatre places fortes construites par Louis XIV pour garder la frontière. Au lieu d’états petits et faibles, elle a pour proches voisins à l’est la Prusse et des états moins redoutables par eux-mêmes, mais qui, enlacés dans la confédération germanique, y trouvent une grande force d’emprunt.

À ce triste tableau on oppose, je le sais, l’Algérie, ce grand empire que la Providence, comme on dit, a mis à deux journées de Toulon pour nous dédommager de toutes nos pertes. J’ai, pour ma part, le malheur de peu croire à l’Algérie, et, malgré les talens militaires et les succès très réels du général Bugeaud, ce qui s’y passe en ce moment n’est pas fait pour changer mon opinion. Dans tous les cas, il faut bien reconnaître qu’avant de compter l’Algérie pour beaucoup, il convient que la conquête en soit faite, et que la France ait traversé, sans la perdre, une grande guerre maritime. Faut-il dire toute ma pensée ? je crains que, pour quelques hommes politiques, le plus grand mérite de l’Algérie ne soit de faire illusion à la France et de détourner sur une terre lointaine la passion militaire qui bouillonne toujours en elle. Je crains qu’on ne trouve commode de donner ainsi le change aux sentimens généreux du pays, et de satisfaire, sans se compromettre, son désir de puissance et de gloire. Avec l’Algérie, on a, sans autre danger que celui de perdre beaucoup d’hommes et d’argent, des combats à livrer, d’éclatans bulletins à rédiger, un vaste sol à conquérir. Sans l’Algérie, il serait possible que la France portât un peu plus souvent les yeux autour d’elle, et fût quelquefois plus agitée par le sentiment de sa déchéance. Quand quatre-vingt mille hommes sont occupés en Afrique, on ne peut d’ailleurs pas s’en servir en Europe, et c’est une raison de se montrer, du côté de la Manche et du Rhin, plus timide et plus prudent. « Il y a deux choses, disait l’été dernier lord Palmerston qui me répondent de la France. » L’Algérie en était une.

Quoi qu’il en soit, les opinions les plus contraires à l’Algérie doivent reconnaître qu’au point où en sont les choses, on ne saurait l’abandonner sans honte ; les opinions les plus favorables doivent convenir en revanche qu’à l’exception d’un petit nombre de points, l’empire est encore à conquérir, la colonie à fonder. C’est, si on le veut, une grande et belle espérance ; ce n’est rien de plus.

On n’en peut donc douter, malgré l’Algérie, la France, comme puissance territoriale, est aujourd’hui beaucoup moins forte qu’au milieu du dernier siècle. Mais la force d’un état n’est pas quelque chose d’absolu. Voyons donc, pour arriver à une juste appréciation, quelle était, au milieu du dernier siècle, la situation des autres grandes puissances européennes et ce qu’elle est aujourd’hui.

Depuis le milieu du siècle dernier, l’Autriche a perdu les Pays-Bas autrichiens, possession lointaine et précaire. Elle a gagné la Galicie, Salzbourg, une portion du Tyrol, Venise et l’état vénitien, l’Istrie, la Dalmatie, Raguse, la Valteline, un pied dans l’état du saint père, plusieurs îles de l’Adriatique, c’est-à-dire six fois plus qu’elle n’a perdu.

La Prusse a gagné le grand-duché de Posen, la Poméranie suédoise, le grand-duché du Rhin, une partie notable de la Saxe, de la Westphalie et de la Franconie.

L’Angleterre a perdu sa colonie du nord de l’Amérique ; elle a gagné en Europe Malte, Heligoland, Gibraltar, les îles Ioniennes ; en Amérique, l’Acadie, le Canada et tout le continent septentrional, les Lucayes, les Bermudes, presque toutes les Antilles, une partie de la Guyane, les Malouines et quelques autres îles encore ; en Afrique, Bathurst, Sierra-Leone, plusieurs établissemens sur la côte de Guinée, l’importante colonie du Cap, l’île de France, Rodrigue, les Séchelles, Socotora, les îles de Loss, l’Ascension, Sainte-Hélène, et bientôt peut-être l’embouchure du Niger par Fernando-Po et Annobon ; en Asie, Aden, Ceylan, un empire de plus de cent millions d’habitans qui s’étend tous les jours, les îles Sincapoure, une portion de Malaka et de Sumatra, une première position en Chine ; dans l’Océanie enfin, la plus grande partie de l’Australie, la Tasmanie, les îles Norfolk, la Nouvelle-Calédonie, la Nouvelle-Zélande, les îles Sandwich, Taïti.

La Russie, qui n’a rien perdu, a gagné sur la Suède la Finlande, Abo, Wiburg, l’Esthonie, la Livonie, Riga, Revel, une partie de la Laponie ; sur l’Allemagne, la Courlande, la Samogitie ; sur la Pologne, la Lithuanie, la Volhynie, une partie de la Galicie, et la Pologne proprement dite ; sur la Turquie, une partie de la petite Tartarie, la Crimée, la Bessarabie, le littoral de la mer Noire et l’embouchure du Danube ; sur la Perse, la Géorgie, la Circassie, le Schirwan ; enfin les deux extrémités de l’Asie et de l’Amérique au point où elles se touchent et les îles qui en sont voisines[3].

Ainsi, dans le double mouvement d’expansion et de concentration qui tend partout à absorber les petits états dans les grands, et à soumettre la barbarie à la civilisation, toutes les puissances européennes de premier ordre ont gagné ; la France seule a perdu. Or, sa décadence se mesure sur ce qu’elle a perdu et sur ce que les autres ont gagné ; son infériorité se compose de ce qu’elle a de moins et de ce qu’elles ont de plus. La conséquence, tout le monde la sent, c’est que la France, comme puissance territoriale, est à deux titres déchue de son rang parmi les nations européennes ; c’est que les évènemens des cent dernières années, et notamment la paix de 1763, le partage de la Pologne et les traités de 1815 lui ont porté un coup dont elle ne s’est pas relevée ; c’est qu’en un mot l’équilibre dont on parle tant est notamment altéré à son détriment.

Dans cette situation, la France, rajeunie et fortifiée par quinze années de paix, quand éclata la dernière révolution, devait certes être fort tentée de protester contr 1815 au dehors comme au dedans, et de redemander à l’Europe sa juste part les armes à la main. C’était, on le sait, l’avis d’un parti puissant et ardent. La France ne le voulut pas, et, selon moi, elle fit bien ; la France avait alors sa révolution à consolider, son gouvernement à fonder, ses principes à faire prévaloir. En brisant solidairement et violemment les traités de 1815, elle provoquait l’Europe à refaire le traité de Chaumont contre ses principes, contre son gouvernement, contre sa révolution, et elle rendait possible une troisième restauration. Il était plus sage sans contredit d’assurer la conquête qu’elle venait de faire avant de songer à des conquêtes nouvelles ; il était plus habile de ne pas mêler deux questions étrangères l’une à l’autre, celle de sa liberté au dedans, celle de sa puissance territoriale au dehors. Il était plus prudent enfin d’attendre avant de risquer une guerre générale, que sa force militaire, déplorablement négligée sous la restauration, fût réparée et refaite. C’est par ces raisons, non par d’autres, que les hommes éminens de la majorité, M. Périer, M. Thiers, M. Guizot, combattirent l’opinion qui voulait que la France se portât sur la Belgique et sur le Rhin, Pas un de ces hommes d’état ne nia que les traités de 1815 n’eussent réduit la France outre mesure, et qu’elle ne fît, en consentant à les subir, un très grand sacrifice.

Cependant en 1830, tout en se renfermant dans ses limites territoriales, la France avait encore un autre moyen d’exercer sur le monde une puissante action. La révolution et l’empire, en parcourant l’Europe à main armée, y avaient semé nos idées, nos mœurs, nos lois, notre civilisation. D’un autre côté, pour soulever les peuples contre le despotisme impérial, les gouvernemens européens avaient fait appel aux idées et aux passions libérales et révolutionnaires ; puis, le despotisme impérial renversé, ils avaient réprimé violemment ces passions, comprimé ces idées. Déçus dans leurs légitimes espérances et rassurés sur leur nationalité, les peuples s’étaient donc habitués de nouveau à tourner les yeux vers la France comme vers un phare un peu obscurci peut-être, mais d’où la lumière devait tôt ou tard jaillir et rayonner sur l’Europe et sur le monde, Quand, en 1830, le phare ralluma soudainement ses feux et brilla d’un éclat inattendu, il y eut en Europe un élan d’allégresse et d’enthousiasme qui se traduisit bientôt en agitations populaires et en révolutions. C’est alors que la Belgique brisa le lien qui l’unissait à la Hollande, que la Suisse secoua le joug de son aristocratie, que l’Espagne donna des signes d’une fermentation nouvelle, que tout le nord de l’Italie s’insurgea, que la Pologne reconquit pour quelques jours sa nationalité, que la pesante Allemagne elle-même s’agita jusque dans ses fondemens, que l’Angleterre enfin entra dans la voie de la réforme. Il y avait donc partout, au nord, à l’est, au midi, un grand mouvement révolutionnaire et libéral dont la France était la tête et le cœur. Après avoir protesté contre toute idée de conquête territoriale, la France ne pouvait-elle prendre ce mouvement sous sa protection, et prêter partout appui aux peuples contre les gouvernemens ? Le 25 juillet 1840, en communiquant à lord Palmerston le contre-mémorandum français, M. Guizot lui adressait les belles paroles que voici, et dont avec raison il s’est fait honneur à la tribune : « Vous nous exposez, milord, lui disait-il, à une situation que nous n’avons pas cherchée, que depuis dix ans nous nous sommes appliqués à éviter. M. Canning, si je ne me trompe, était votre ami et votre chef politique. M. Canning a montré un jour, dans un discours bien beau et bien célèbre, l’Angleterre tenant entre ses mains l’outre des tempêtes, et en possédant la clé. La France aussi a cette clé, et la sienne est peut-être la plus grosse. » La clé dont parlait M. Guizot en 1840, la France en 1830 ne pouvait-elle pas s’en servir ?

C’était là, je le sais, un rôle difficile, hasardeux, mais qui avait sa grandeur et ses chances. La France le déclina, et se contenta de faire respecter deux révolutions accomplies et qui se trouvaient à sa porte, celle de Belgique et celle de Suisse. La France eut-elle tort ? Beaucoup le pensent, et ce qui se passe en ce moment semble, il faut l’avouer, leur donner, jusqu’à un certain point, gain de cause. Je persiste pourtant à n’être pas de cet avis. Sans compter qu’une telle politique, avant toute agression, était peu conforme au droit des gens et à la loi qui régit les rapports des nations entre elles, elle offrait au dehors à peu près le même danger que la précédente, celui de réunir contre nous tous les gouvernemens européens. Elle soulevait en outre au dedans les passions révolutionnaires, et menaçait le pays de longues et terribles convulsions. Ces raisons, selon moi, devaient l’emporter et l’emportèrent. Il faut pourtant reconnaître qu’en laissant s’éteindre l’enthousiasme et la sympathie des peuples, la France se privait d’une force bien réelle. Il faut reconnaître qu’elle s’enlevait ainsi le moyen de donner, au jour de la lutte, de sérieux embarras à ses ennemis, et de faire à son profit une puissante diversion.

Après s’être résignée à la diminution de sa puissance territoriale, après avoir volontairement abdiqué sa puissance révolutionnaire, que restait-il à la France pour tenir parmi les nations le rang qui lui appartient ? Il lui restait le maintien et le développement de son influence. Il est, tout le monde le sait, inévitable que les grandes puissances, tout en respectant les droits des petites, aient une certaine sphère où leur action s’exerce plus particulièrement et avec plus de succès. Il est inévitable qu’entre les états du premier ordre il s’établisse ainsi un équilibre d’influences comme de territoires. Plus le gouvernement français avait été prudent et modéré en s’abstenant de soulever la question territoriale et la question révolutionnaire, plus il s’était engagé à ne point fléchir sur la question d’influences. Si là encore il laissait les états rivaux s’étendre et s’accroître sans compensation, il ne restait plus à la France qu’à oublier qu’elle fut un grand pays, et qu’à renoncer à la fois à toutes ses prétentions.

On doit rendre cette justice au gouvernement de juillet, que, pendant quelques années, il comprit bien ce devoir et remplit honorablement cette mission. Au point de vue de ceux qui voulaient la guerre territoriale ou la guerre révolutionnaire, le gouvernement de juillet sans doute ne faisait pas assez ; mais il est impossible de nier qu’en Belgique, en Italie, en Suisse, en Grèce, en Espagne, en Portugal, dans l’Amérique du Sud, dans l’Orient enfin, la France n’ait exercé, pendant quelques années, une véritable influence. Cette influence n’était point exclusive et ne pouvait pas l’être. En Belgique, en Portugal, en Espagne, dans l’Amérique du Sud, l’Angleterre rivalisait avec nous. Nous rencontrions l’Autriche en Suisse et surtout en Italie, où son pouvoir était mieux assis que le nôtre. Dans l’Orient enfin et en Grèce, nous nous sentions pressés d’une part par l’Angleterre encore, de l’autre par la Russie. Partout néanmoins nous avions notre part et nous tenions notre place. Quelle est notre part et notre place aujourd’hui ? Je commence par l’Italie.

Il faut d’abord reconnaître que, dans l’état actuel de l’Europe, la France ne saurait prétendre à exercer en Italie l’influence principale. Cette influence appartient nécessairement à la puissance qui possède directement Milan, Venise, Mantoue, Vérone, et indirectement Parme et Modène ; à la puissance qui tient en outre garnison à Ferrare, et dont, au besoin, le bras s’étend par-dessus les Abruzzes pour protéger le roi de Naples contre ses sujets. Et cependant quand, en 1831, M. Périer planta le drapeau français sur les murs d’Ancône, il fit une grande chose. Ancône n’était peut-être pas une place bien forte, et 1500 Français n’auraient pu résister long-temps à l’armée autrichienne tout entière ; mais cette place entre les mains de la France avait un sens, ces 1500 Français étaient une avant-garde qui donnait à penser. J’en appelle à quiconque a parcouru l’Italie de 1831 à 1838, n’est-il pas vrai que le drapeau tricolore à Ancône offrait à la fois aux populations une garantie d’indépendance, un espoir de liberté ? N’est-il pas vrai que bien des regards se tournaient vers ce drapeau, et que par lui la France restait présente aux esprits et aux cœurs ? Un jour pourtant il a disparu, et avec lui toutes les espérances et tous les sentimens qu’il avait apportés en Italie.

Je n’entends point renouveler ici une discussion épuisée, ni rechercher si, en évacuant Ancône, nous avons, comme le disait, il y a trois ans, le gouvernement, subi une triste nécessité, ou comme l’affirmait l’opposition, fait à l’Autriche une concession volontaire et gratuite. Je prends le fait tel qu’il est, et je dis que, nécessaire ou volontaire, il a porté une grave atteinte au-delà des Alpes à l’influence française. Je dis que les gouvernemens ont cessé de nous craindre, comme les populations d’espérer en nous, et qu’aujourd’hui l’influence autrichienne règne dans ce beau pays sans contrepoids et sans contestation. Et qu’on ne s’y trompe pas, c’est là pour la France un affaiblissement notable, en temps de paix non moins qu’en temps de guerre. Dans la complication actuelle des affaires européennes, il y a toujours entre les états quelques questions à résoudre, quelques différends à régler par la diplomatie ou par la guerre. Or la diplomatie aussi bien que la guerre a besoin de positions et de points d’appui. Pour négocier comme pour se battre, c’était donc une ¨¨¨ force que d’avoir sur le point par où l’Autriche est surtout vulnérable, la pointe de notre épée, et de la lui faire sentir ; c’était une grande force que de lui montrer sans cesse, sur cette terre dont elle se croit souveraine, nos couleurs à côté des siennes, et nos soldats campés au milieu de ces populations qu’elle aspire à dominer. En 1840, je l’ai déjà dit, l’Autriche n’a signé le traité du 15 juillet qu’avec beaucoup de trouble et d’inquiétude, et dans les deux mois qui l’ont suivi, peu s’en est fallu qu’elle ne se retirât de la coalition. Qui sait ce qu’elle eût fait si elle eût vu encore la Lombardie ouverte à la France et menacée par la révolution ?

En Suisse comme en Italie, c’est l’Autriche que nous rencontrons, c’est à l’Autriche que nous devons tenir tête. Mais dans ce pays, dont une partie notable parle notre langue, nous avons toujours cherché et souvent obtenu l’influence prédominante. C’est d’ailleurs à la première révolution française que plusieurs des cantons actuels doivent leur indépendance ; c’est à la seconde que tous les cantons doivent la chute d’une aristocratie oppressive et la conquête du droit commun. Entre la France et la Suisse il existait donc plus que jamais, depuis 1830, des liens naturels qu’il s’agissait seulement de resserrer, de sympathies toutes créées qu’il suffisait de cultiver avec quelque habileté. Le gouvernement français n’y manqua pas d’abord, et tout le monde sait qu’entre le parti de l’ancien régime, soutenu par l’Autriche, et le parti radical pur, notre diplomatie concourut à créer un parti intermédiaire à la fois libéral et conservateur, un parti qui, par ses propres forces, avait la majorité contre les deux autres et gouvernait le pays. C’est ce parti qui, à travers de grandes difficultés intérieures et extérieures, conduisit pendant six ans les affaires de la Suisse avec autant de fermeté que de prudence. C’est ce parti qui sut d’une main contenir les passions révolutionnaires des cantons radicaux, et de l’autre réprimer les tentatives contre-révolutionnaires des cantons absolutistes. C’est ce parti enfin qui, lorsque le pouvoir lui échappa, allait, en resserrant le nœud fédéral, donner à son pays une organisation plus raisonnable et plus forte.

Je suis loin de dire qu’à cette époque l’Autriche restât étrangère aux affaires helvétiques et renonçât à lutter en Suisse contre notre influence. L’Autriche, entre toutes les nations, a cette vertu de ne jamais perdre l’espoir, et de finir souvent, à force de persévérance et d’habileté, par tirer parti de ses défaites comme de ses victoires. L’Autriche continuait donc à agir, surtout dans les cantons catholiques ; mais son action, resserrée dans des bornes étroites et paralysée par les derniers échecs de l’aristocratie, ne pouvait se comparer à celle de la France. Comment se fait-il qu’aujourd’hui les rôles soient intervertis et que l’influence autrichienne en Suisse ait repris l’avantage et la prédominance ? L’histoire serait longue et douloureuse à raconter. Qu’il me suffise de dire que, par une série de fautes et de faiblesses, le gouvernement français a détaché de la France précisément ceux qui lui portaient la plus sincère affection ; qu’à la suite de ces faiblesses et de ces fautes le parti intermédiaire, le parti français, s’est à peu près dissous, et que ses débris ont été se perdre d’une part dans le parti de l’ancien régime, de l’autre dans le parti radical ; que la France s’est ainsi trouvée pressée entre deux opinions qui lui étaient également hostiles, et que l’Autriche a su tourner à son profit cette étrange situation.

Pour être juste, il faut reconnaître que, depuis deux ans, le gouvernement français paraît s’être aperçu de son erreur, et qu’il travaille un peu mollement peut-être, mais sincèrement, à la réparer. Dans l’affaire des couvens d’Argovie notamment, le gouvernement français s’est placé avec raison entre les prétentions extrêmes, et a secondé l’action conciliatrice des hommes modérés. C’est une bonne tendance, et dans laquelle il fera bien de persévérer. Mais, de tous les pouvoirs, celui qui s’acquiert par voie d’influence est le plus difficile à reprendre, une fois qu’on l’a perdu. Pour revenir au point où nous étions il y a huit ans, il faudrait d’énergiques efforts, beaucoup de persévérance et des succès éclatans, toutes choses auxquelles, depuis quelques années, notre diplomatie ne nous a pas habitués.

Voilà pour l’Italie et la Suisse. Quant à l’Espagne, l’échec qu’y a subi notre politique est cent fois plus grave encore et plus mortifiant. La France, tout le monde le sait, depuis que s’est écroulé l’empire de Charles-Quint, a tendu constamment à attirer l’Espagne dans sa sphère et à contracter avec elle une alliance solide. C’est dans cette pensée que Louis XIV, malgré les grands avantages qu’on lui offrait ailleurs, voulut mettre son petit-fils sur le trône de Madrid, et que fut, soixante années plus tard, signé le pacte de famille. C’est cette pensée qui dirigeait Napoléon en 1808, quand, par des moyens injustes et malheureux, mais dans un but légitime, il essaya d’attacher par un lien indissoluble la vieille monarchie espagnole à son empire nouveau. C’est à cette pensée qu’obéit, en 1823, la restauration le jour où, malgré l’opposition de l’Angleterre, elle envoya cent mille Français de l’autre côté des Pyrénées renverser la constitution et rendre à Ferdinand son plein pouvoir. Du point de vue libéral, cette expédition était déplorable et criminelle, puisqu’elle tendait à relever un régime vicieux et usé. Du point de vue purement français, et la restauration donnée, elle pouvait très bien se justifier, et répondait, ainsi que le vit M. Canning, à un intérêt réel et permanent du pays. Jamais, au reste, cet intérêt n’a été méconnu par la révolution de juillet et par son gouvernement. Que répondaient les ministres de ce gouvernement au parti légitimiste lorsqu’il leur reprochait d’avoir, par l’appui prêté à la jeune reine, compromis dans l’avenir l’alliance de famille ? Ils répondaient qu’aujourd’hui les alliances de famille sont peu de chose quand elles ne sont pas soutenues par la communauté des sentimens et des idées. En soutenant la jeune reine contre don Carlos, la révolution de juillet faisait donc précisément, et dans un meilleur sens, ce que le gouvernement contre-révolutionnaire de 1823 avait fait en abattant la constitution.

Maintenant, qu’est-il arrivé dans ce pays ? Le voici en deux mots. Il y avait une régente française par le cœur et par l’esprit, la seule de sa race qui portât au gouvernement nouveau et à la dynastie nouvelle en France une sincère affection. Cette régente est aujourd’hui à Paris, privée à la fois de son pouvoir et de la tutelle de ses enfans. Il y avait un parti modéré, le plus nombreux et le plus éclairé sans contredit, qui ne demandait qu’à s’appuyer sur la France, et qui, toutes les fois qu’il a été au pouvoir, sous M. Martinez de la Rosa comme sous M. d’Ofalia, sous M. Isturitz comme sous M. Perez de Castro, n’a cessé de lui donner une préférence évidente. Ce parti est abattu, dispersé, anéanti. Le parti exalté, en revanche, de tous temps hostile à la France, règne en maître et s’efforce de rompre les faibles liens qui unissent encore les deux pays. Quant au pouvoir, il se partage entre Espartero, à qui le cabinet whig a envoyé, l’an dernier, de si belles récompenses pour prix de ses loyaux services, et Arguelles, plus dévoué encore aux Anglais qu’Espartero. Tels sont les résultats ; ils sont frappans et parlent d’eux-mêmes. Quant à la cause du mal, elle est incontestablement dans notre politique. Je ne sais pas si, dans un pays comme l’Espagne, au milieu de partis ardens et actifs, la France pouvait, ainsi que l’auraient voulu quelques personnes, garder entre eux une stricte neutralité. Ce que je sais, c’est que, du moment qu’elle préférait un parti et s’y attachait, il fallait le soutenir avec fermeté, avec énergie, avec persévérance. Qu’a fait la France au lieu de cela ? des vœux, de simples vœux pour le parti modéré. Et pendant ce temps une puissance plus hardie et moins scrupuleuse excitait les passions anarchiques, favorisait l’émeute, circonvenait les généraux, soudoyait l’insurrection. Est-il surprenant que nous ayons succombé dans cette lutte, et que, traités en ennemis par les exaltés, regardés par les modérés comme des alliés inutiles, il ne nous reste plus en Espagne, malgré nos sacrifices, ni pouvoir ni crédit ?

Dans l’état actuel des choses, un espoir, un seul nous est laissé : c’est qu’à force de prétentions arrogantes et cupides, les Anglais partagent bientôt notre impopularité. On sait que, sur toutes les côtes, sur les côtes voisines de Gibraltar particulièrement, la contrebande se fait sous la protection du canon britannique, et qu’il en résulte déjà quelques conflits. On sait que le traité de commerce projeté et, dit-on, promis par Espartero soulève, surtout dans les provinces du nord, une vive et bruyante opposition. Partout, d’ailleurs, l’Angleterre semble prendre à tâche de donner de l’ombrage à l’Espagne et d’éveiller sa susceptibilité. Ce sont ici deux îles improductives aujourd’hui, mais dans une magnifique situation, dont elle veut devenir maîtresse, et que le gouvernement, son vassal, lui cède sans hésiter ; là, deux autres îles entre l’Espagne et la France, qu’elle convoite et qu’elle menace. On a fait un grand crime au 1er  mars de la surveillance qu’il voulait exercer sur les Baléares, dans la prévoyance d’une guerre avec l’Angleterre : qu’en dit-on maintenant ? Le 1er  mars avait-il tort ? Et les excellens Français qui lui reprochaient à cette occasion de faire injure à lord Palmerston, commencent-ils à s’apercevoir que leurs sentimens cosmopolites les ont entraînés un peu loin ?

Ce n’est pas la première fois, au reste, que l’Angleterre alliée de l’Espagne serait devenue son ennemie, et il en existe un éclatant exemple. Assurément, entre l’Angleterre et l’Espagne, pendant les derniers temps de l’empire, l’union paraissait bien intime et le lien bien étroit. Qui ignore pourtant que, si l’empire eût vécu six mois de plus, une grande bonne fortune lui était réservée, celle de voir les armées anglaises et espagnoles se tourner l’une contre l’autre ? La dernière histoire de la guerre d’Espagne par Napier, et la correspondance officielle du duc de Wellington, ne laissent aucun doute à cet égard. Aujourd’hui, par Espartero et par Arguelles, l’Angleterre gouverne l’Espagne aussi complètement qu’elle la gouvernait, en 1814, par le duc de Wellington ; mais le joug commence à peser, et peut-être le jour n’est-il pas éloigné où l’Espagne voudra s’en délivrer.

Je ne dirai qu’un mot du Portugal, où, depuis le traité de Methuen, l’Angleterre a toujours exercé une sorte de protectorat commercial et politique. Cependant la France y était quelque chose quand, sous la restauration, son ambassadeur, le loyal et courageux M. Hyde de Neuville, sauvait Jean VI des complots de don Miguel et de lord Beresford ; quand, dès les premiers jours de la révolution de juillet, l’amiral Roussin forçait le Tage ; quand, en 1832, don Pedro et la jeune reine recrutaient en France l’armée constitutionnelle ; quand, plus tard, un chargé d’affaires de France donnait à l’indépendance portugaise un appui énergique contre la domination de l’Angleterre. La France, aujourd’hui, est-elle quelque chose en Portugal, et lui reste-t-il dans ce pays une ombre d’influence ? D’un bout à l’autre de la Péninsule, c’est, en ce moment, l’Angleterre qui règne et qui dicte des lois. D’un bout à l’autre de la Péninsule, la France semble n’aspirer qu’à un seul rôle, celui de se croiser les bras et de se faire oublier.

En Belgique, heureusement, notre situation est moins mauvaise. Deux fois, depuis 1830, la France a sauvé l’indépendance de ce pays, et ce souvenir n’est point encore effacé tout-à-fait. Cependant, si la France ne se hâte, il y a péril là comme ailleurs. La Belgique industrielle, tout le monde le reconnaît, ne peut se suffire à elle-même. Il faut, pour prospérer et pour vivre, qu’elle se rattache à l’Allemagne ou à la France. Or, la Belgique penche vers la France plutôt que vers l’Allemagne, et, à plusieurs reprises, des négociations à ce sujet ont été entamées entre les deux gouvernemens. Depuis deux mois, dit-on, ces négociations ont été reprises, et, il y a peu de jours, on faisait espérer qu’elles pourraient aboutir promptement à une heureuse conclusion. Qu’est-il arrivé alors ? Qu’en Angleterre et en Allemagne on s’est élevé, tout d’une voix, contre ce qu’on veut bien appeler notre esprit de conquête et d’envahissement. Ce sont, d’un côté, les journaux anglais qui déclarent très nettement que l’association projetée ne peut pas se réaliser, vu qu’elle est contraire aux intérêts commerciaux et politiques de l’Angleterre. Ce sont, de l’autre, les gazettes privilégiées de l’Allemagne, la Gazette d’Augsbourg notamment, qui en appellent à l’Europe coalisée, et menacent la France de l’intervention des quatre puissances, si elle persiste dans un dessein frauduleusement attentatoire à l’équilibre européen. Ce sont enfin, si l’on en croit le bruit public, des notes diplomatiques qui, bien qu’en termes plus convenables, expriment la même pensée, et interdisent aux deux états le rapprochement auquel les portent leurs sympathies et leurs intérêts. Voilà donc, le lendemain de la convention du 13 juillet, la France poursuivie en Belgique, aussi bien qu’en Orient, dans ses intérêts et dans son influence La voilà, cette fois encore, menacée d’une coalition, si elle ne se laisse exclure de Bruxelles comme d’Alexandrie !

Pour tout ministère ayant un peu de sang dans les veines, cette incroyable opposition de l’Angleterre et de l’Allemagne devrait être un argument décisif en faveur du projet de réunion, et une raison d’y travailler plus que jamais, avec ardeur et persistance. Pour le ministère du 29 octobre, après ses faiblesses dans l’affaire d’Orient, c’est de plus une admirable occasion de se relever aux yeux du pays, et de montrer à l’Europe qu’elle ne peut pas tout obtenir de lui par l’intimidation. Je refuse donc de croire qu’après avoir été pressant et ardent pour l’association commerciale, le ministère du 29 octobre se soit tout à coup refroidi et ralenti. Je refuse de croire que, depuis les notes qui lui sont parvenues, il ait découvert subitement dans cette association une foule de difficultés et d’inconvéniens auxquels il ne pensait pas auparavant. Je refuse de croire surtout, comme le bruit en court, qu’une résolution définitive ait été prise, et que cette résolution soit négative. Une telle résolution, dans un tel moment, après de telles menaces, serait un acte dont je n’accuserai jamais sans preuves le gouvernement de mon pays. Quoi qu’il en soit, le projet dont il s’agit n’a point abouti encore, et le succès en est douteux. Qu’il échoue définitivement, et l’an prochain peut-être, nous verrons la Belgique associée à la Prusse, c’est-à-dire hors de notre sphère, et doublement séparée de la France.

Je n’ai jusqu’ici parlé que des pays voisins de la France. Portons les yeux au loin, en Amérique, en Grèce, dans l’empire ottoman. Je passe sur les États-Unis, bien que dans ce pays notre considération et notre influence aient également souffert des deux votes contradictoires de la chambre et de la double conduite du gouvernement dans l’affaire de la dette américaine : les États-Unis, ennemis et rivaux nés de l’Angleterre, ne peuvent, dans le cas d’un conflit européen, manquer d’incliner vers nous, autant du moins que le permettent leurs intérêts commerciaux et le soin de leur neutralité.

L’Amérique du Sud est loin d’être dans la même situation. Au milieu des récits divers que depuis quelques mois nous avons entendus et lus sur l’origine et sur les phases successives de nos dernières querelles avec l’Amérique du Sud, il est certainement difficile de se former une opinion bien précise. Pour moi, malgré ce qu’on a dit à la tribune et ailleurs, je suis disposé à croire que nos agens dans ces pays n’ont point eu les torts qu’on a trouvé commode de leur imputer. Quand on a l’honneur de représenter la France auprès de gouvernemens à demi sauvages, et pour qui le droit des gens est encore un vain mot, il faut, si l’on ne veut tomber dans le mépris, se montrer fier et susceptible. Or, je ne sache pas qu’au début du moins les agens français aient fait plus. J’admets toutefois, si on le veut, qu’à l’origine les différends de la France avec le Mexique et Buénos-Ayres ne valussent pas le bruit qu’on en a fait. J’admets que nos agens se croient trop engagés d’abord, et que plus tard ils aient embrassé trop facilement de vaines et trompeuses apparences ; encore ne fallait-il pas oublier que, s’il est fâcheux de s’être fait une mauvaise querelle, il est plus fâcheux de ne pas la soutenir jusqu’au bout. Or, il est incontestable que, bons ou mauvais, justes ou injustes, les deux traités du Mexique et de Buénos-Ayres nous ont fait perdre dans l’Amérique du Sud tout crédit et tout renom. La seule idée qui reste dans ces vastes contrées, c’est que la première fois, après un fait d’armes brillant, la seconde sans combat, la France a reculé et cédé la meilleure partie de ses prétentions ; c’est que par conséquent il n’y a pas plus à compter avec elle que sur elle. Est-il besoin de dire quels ravages une telle idée doit produire au milieu de populations qui, comme les populations orientales, ne comprennent guère le droit sans la force, et s’en rapportent volontiers à ce qu’on appelait jadis le jugement de Dieu ?

Au point où en sont les choses, le gouvernement français peut envoyer dans l’Amérique du Sud tels agens qu’il voudra ; il n’en est pas un dont les promesses ou les menaces commandent la confiance ou la crainte, pas un qui soit en état de protéger efficacement les personnes et les choses dont la tutelle lui appartient. Inaction ou impuissance, voilà l’alternative qui leur est laissée, voilà la destinée qui les attend. Il y avait cependant pour la France une belle place à prendre dans ces états nés d’hier, où tant de germes féconds ne demandent qu’à se développer. En 1830, on le sait, avec une précipitation peut-être trop généreuse la France reconnut les républiques de l’Amérique du Sud, sans exiger, comme l’Angleterre, qu’elles payassent cette reconnaissance par des traités à son profit. Depuis, jamais, directement ou indirectement, elle n’a rien fait contre leur indépendance ou contre leur prospérité. Ajoutons que si, parmi ces populations à peine émancipées, il y a un peu de vie intellectuelle, c’est par notre littérature, par nos arts, par notre civilisation. Tout tendait donc à rapprocher les peuples, à unir les intérêts. Or, jamais les intérêts ne furent plus divisés, les peuples plus séparés. Encore une fois, je ne blâme ni l’amiral Baudin en 1838, ni l’amiral Mackau en 1840. Peut-être, avec les faibles ressources dont ils disposaient, ont-ils dû se contenter des concessions qu’on leur a faites, et ramener en France des forces dont elle pouvait avoir besoin. Peut-être même l’état des esprits et des partis au Mexique et à Buénos-Ayres ne permettait-il pas une meilleure solution dans aucun cas. Il n’en reste pas moins vrai qu’après plusieurs années de blocus et deux expéditions dispendieuses, l’idée que nous avons laissée dans l’Amérique du Sud n’est point celle de notre puissance et de notre fermeté. Il n’en reste pas moins vrai que là aussi l’Angleterre gagne chaque jour sur nous.

Des trois états qui en 1827 et 1828 concoururent à l’affranchissement de la Grèce, la France est sans contredit celui qui, de tout temps, secourut et servit ce royaume naissant avec le plus de zèle et de désintéressement. Depuis quelques années, la Russie s’était montrée favorable à l’insurrection grecque, mais dans des vues toutes personnelles et avec la pensée évidente de trouver là, comme dans les principautés, une nouvelle occasion d’influence exclusive et de protectorat. L’Angleterre, qui n’a de goût ni pour les progrès de la puissance russe, ni pour la création d’états nouveaux, l’Angleterre au contraire voyait l’insurrection grecque avec inquiétude, et ne consentit à la protéger qu’à la dernière extrémité, afin de mettre aussi la main dans l’affaire, et de peur qu’elle ne lui échappât tout-à-fait. La France seule, ainsi que le disait M. de Broglie en 1830, eut dès le début « le désir sincère de faire de la Grèce un état véritable, indépendant de droit et de fait, un état qui ne soit placé sous la protection de personne, un état qui n’ait besoin d’aucune intervention perpétuellement officieuse, un état libre, pour tout dire, de choisir ses amis et ses alliés. » M. de Broglie ajoutait avec beaucoup de raison qu’en agissant ainsi la France avait consulté ses intérêts non moins que ses sympathies, puisqu’un tel état « serait naturellement disposé à tourner ses regards vers celle des puissances qui l’aurait rendu tel, et qui au besoin pourrait lui promettre et lui donner son assistance sans le menacer sans cesse de sa protection. »

De cette triple pensée de la Russie, de l’Angleterre, de la France, naquit naturellement et nécessairement une triple politique. Ce que voulait la Russie, c’était un pays sans cesse troublé, agité, déchiré par des désordres intérieurs, et qui, par lassitude de la guerre civile, finit par se jeter un jour dans les bras de son puissant voisin. Ce que voulait l’Angleterre, c’était un royaume faible, pauvre, dépendant, incapable de vivre d’une vie propre et de faire sentir au dehors son influence et son action. Ce que voulait la France, c’était un état bien constitué, vigoureux, uni, qui pût avoir une armée, une marine et tenir son rang parmi les nations. Pendant les premières années, et notamment sous l’administration de M. d’Armansperg, la Russie aida donc et favorisa toutes les insurrections locales, et prêta partout secours aux bandes indisciplinées dont Colocotroni était le chef. L’Angleterre soutint vivement M. d’Armansperg, qui, soumis d’ailleurs à ses volontés, avait à ses yeux le double mérite de ruiner le pays et de l’énerver. La France travailla à l’expulsion des Bavarois et à l’établissement d’un gouvernement national et régulier. C’est alors que lord Palmerston dénonçait naïvement à M. de Metternich M. de Broglie, coupable de vouloir introduire en Grèce quelques principes libéraux et une espèce de constitution.

À cette époque, la France, liée au parti national et constitutionnel, tenait en Grèce le haut du pavé, et luttait avec succès contre l’Angleterre et la Russie. Malheureusement, là comme ailleurs, sa politique devint, vers 1836, incertaine, chancelante, inerte. L’Angleterre s’en aperçut, et, aussitôt après la mort de M. d’Armansperg, on la vit faire soudainement volte-face et passer d’un absolutisme sans ménagement à un libéralisme sans mesure. Deux ans auparavant, elle déclarait la Grèce incapable de supporter les institutions modérées dont la France avait pris l’initiative. Dans sa nouvelle ardeur, ces institutions ne lui parurent plus suffisantes, et ce fut pour une constitution radicale qu’elle prit parti, pour une constitution plus propre à créer l’anarchie que la véritable liberté. Il est aisé de deviner pourquoi, et l’on comprend qu’en se conduisant ainsi, l’Angleterre restait fidèle à sa pensée primitive.

Quoi qu’il en soit, depuis 1837, il est constant qu’en Grèce aussi la France a disparu, et que l’influence s’y partage exclusivement entre la Russie et l’Angleterre. La Russie a toujours son ancien parti, celui qui l’a servie et qui la sert encore avec beaucoup de dévouement et de zèle. L’Angleterre a le sien, et de plus une portion du nôtre, qu’elle a su nous enlever en se faisant ultra-constitutionnelle. Ce n’est pas que les patriotes grecs ne sachent très bien quels sont leurs véritables amis. Avec la vive et pénétrante intelligence qui caractérise leur nation, ils devinent facilement les vues de la Russie et de l’Angleterre, et ils comprennent que la France seule leur veut du bien. Mais comment compter sur un gouvernement qui ne fait rien, qui ne dit rien, qu’on ne voit et qu’on n’entend nulle part ? Toujours présentes, toujours actives, l’Angleterre et la Russie, au contraire, offrent à leurs amis un point d’appui solide et méritent d’être soutenues par eux.

Depuis quelque temps, au reste, il faut reconnaître que le gouvernement français a fait, en Grèce comme en Suisse, quelques louables efforts pour recouvrer un ascendant perdu. Malgré l’Angleterre, il a réussi à prévenir toute explosion violente et à réorganiser obscurément les finances. Cependant l’Angleterre n’en a pas moins conservé l’influence prédominante, et le parti français reste exclu des affaires. Une preuve éclatante vient d’en être donnée dans l’avénement à la présidence du conseil de Maurocordato, chef reconnu du parti anglais, comme Colocotroni du parti russe, comme Coletti du parti national. C’est là pour l’Angleterre un triomphe incontestable, et qui, si Maurocordato tient ce qu’on espère de lui, donne gain de cause définitif à la politique plus habile que franche de lord Palmerston et du ministère whig.

Dois-je ajouter qu’il existe en ce moment quelques chances pour que les choses ne tournent pas ainsi ? Le nouveau président du conseil, bien que dévoué jusqu’ici à l’Angleterre, est un homme éclairé, instruit, vraiment patriote, et qui, par la lutte constitutionnelle qu’il vient de soutenir contre le roi Othon, a donné la mesure de sa fermeté. Peut-être donc voudra-t-il être Grec avant d’être Anglais, et, s’il est Grec, il est impossible qu’il ne s’appuie pas sur la France. Déjà on dit qu’après sa nomination il n’a pu se mettre d’accord avec lord Palmerston sur la nature et sur l’étendue des institutions constitutionnelles dont il convient de doter aujourd’hui la Grèce. On ajoute même que, dans son voyage à Paris, il s’est rapproché de Coletti et a manifesté les plus honorables intentions. S’il en est ainsi, il y a là, pour le gouvernement français, une occasion de réparer, en partie du moins, ses fautes antérieures ; et cette occasion, quelques actes récens font espérer qu’il saura la saisir. En Grèce, je le répète, les esprits et les cœurs sont naturellement tournés vers la France ; il s’agit seulement, par une conduite un peu habile, de les maintenir dans cette direction.

Il ne me reste plus qu’à jeter un coup-d’œil sur le théâtre de nos derniers revers, sur l’empire ottoman. J’en ai dit assez à propos de la convention du 13 juillet pour que ce coup-d’œil soit rapide.

On sait que, peu de jours après la révolution de 1830, quand une collision entre la France et l’Europe était imminente, l’ambassadeur français à Constantinople voulut tirer parti des vieux ressentimens de la Porte contre la Russie, et donner à son pays le sultan Mahmoud pour allié. Le maintien de la paix fit évanouir ce projet, et bientôt, grâce aux avantages de sa position géographique, grâce à la faiblesse croissante de la part de la France et de l’Angleterre, la Russie fut acceptée à Constantinople à titre de protectrice et de patronne. Mais si de ce côté notre influence avait déchu, d’un autre côté elle s’était fortifiée. Aujourd’hui que le malheur a frappé Méhémet-Ali, on peut désavouer noblement tous les éloges qu’on lui a donnés, et refuser même une capacité médiocre à celui qu’on célébrait naguère comme un homme de génie. Il n’en est pas moins vrai que Méhémet, vainqueur de l’armée turque, maître de l’Égypte, de la Syrie, de l’Arabie, était une grande puissance en Orient, dans ce pays où, plus qu’ailleurs, le prestige de la victoire impose aux esprits et frappe les imaginations. Or, par un concours heureux de circonstances, il se trouvait que Méhémet, populaire en France, bien servi par des Français, curieux et jaloux d’introduire dans ses états quelques élémens de nos arts, de nos sciences, de notre civilisation, avait pour la France plus de respect, plus de goût, plus de sympathie que pour toute autre puissance. Si l’influence russe était la principale à Constantinople, l’influence française était donc la première à Alexandrie et chaque jour semblait y ajouter quelque chose.

On l’a dit à la tribune, et tout le monde s’en souvient, pendant les sessions de 1838 et 1839, cette situation faisait à la fois notre orgueil et notre consolation. On convenait qu’ailleurs la France avait joué un petit rôle mais on se promettait d’en jouer un grand en Orient, le jour où les circonstances le permettraient. Le statu quo, d’ailleurs, n’avait rien qui nous fût défavorable, puisqu’il consolidait notre alliance avec Méhémet et étendait nos relations avec les pays soumis à sa domination.

Voilà précisément la situation qui portait ombrage au ministère anglais et qui le rendait hostile à Méhémet-Ali. « Le gouvernement britannique, disait M. Guizot dans une dépêche du 16 mars 1840, désire affaiblir le pacha d’Égypte de peur qu’il ne soit pour la France dans la Méditerranée un allié trop puissant et trop utile. » C’est dans cette pensée que le traité du 15 juillet fut préparé, signé, exécuté ; c’est dans cette pensée encore qu’on vient, il y a six semaines, de le déclarer, avec grand fracas et grande pompe, accompli et éteint. Maintenant je demande quel est le coin de l’empire ottoman où la France pourrait avoir une véritable influence. Est-ce à Constantinople ? La sublime Porte sait que si, dans sa querelle avec son puissant vassal, la France n’a pas tiré le canon contre elle, c’est par des considérations qui lui sont parfaitement étrangères et dont il serait difficile qu’elle nous sût gré. Plus que jamais, d’ailleurs, la sublime Porte est dans la dépendance de la Russie, qui, plus que jamais aussi, se montre l’ennemie de la France. Est-ce en Syrie ? Les populations de Syrie ont vu quelques poignées de soldats anglais bombarder leurs côtes, prendre leurs villes et battre les Égyptiens, sans que les Français, amis déclarés du pacha d’Égypte, fissent un instant mine de s’y opposer. Est-ce à Alexandrie ? Le pacha, que la France a retenu dans sa victoire sans l’aider dans sa défaite, sait à quoi s’en tenir sur une si trompeuse alliance, et cherche ailleurs des protecteurs plus utiles et plus sûrs. Est-ce enfin en Crète, en Thessalie, en Macédoine, dans toutes les parties de l’empire qu’agite en ce moment l’amour de la liberté ? Les chrétiens de ces contrées ont devant les yeux l’exemple du pacha et le souvenir des derniers évènemens. En Orient, d’ailleurs, on ne saurait trop le redire, chrétiens et musulmans croient surtout à la force et adorent le succès. Or il y a long-temps que la force et le succès n’ont été du côté de la France.

Que le journal de Smyrne et la Gazette d’Augsbourg viennent donc, tant qu’il leur plaira, nous parler de l’influence que notre ambassadeur reprend à Constantinople depuis quelques mois. Il n’est pas en France un seul homme de sens qui ne sente que c’est là une ironie sanglante ou une ridicule politesse. Je crois à l’habileté de notre ambassadeur, mais je crois encore plus à la force des choses. L’an dernier, notre ambassadeur luttait seul contre le divan et contre les quatre puissances. Cette année, il souscrit à tout ce que veulent les quatre puissances et le divan. Il est assez naturel qu’il soit mieux vu cette année que l’an dernier, et qu’on le traite avec plus de bienveillance. Quel avantage en résulte-t-il pour la France ? Qu’y a-t-il là dont elle doive se réjouir et se glorifier ?

Quant à nos héritiers en Orient, il est aisé de les découvrir, et c’est assez ouvertement qu’ils recueillent la succession. Il y a moins d’un an, Méhémet-Ali était à Londres un sauvage odieux, un exécrable tyran, un monstre impitoyable, le fléau de l’humanité et de la civilisation. Aujourd’hui, c’est un prince civilisateur, un peu dur peut-être dans les procédés qu’il emploie, mais animé des meilleures intentions et doué des plus nobles qualités. Il y a moins d’un an, le but principal de la guerre était de délivrer d’un joug intolérable les malheureuses populations de la Syrie, de l’Arabie, peut-être même de l’Égypte. Aujourd’hui on parle de rendre l’Arabie à Méhémet, on déclare que la Syrie est plus à plaindre qu’avant sa chute, et, pour l’aider à opprimer l’Égypte, on lui offre une main amie. C’est d’ailleurs le commodore Napier qui parcourt l’Angleterre, vantant partout le pacha, le plus habile, le plus loyal, le plus généreux, le plus grand des princes et des hommes. Ce sont les principales villes commerciales, Londres, Liverpool, qui envoient à Alexandrie les adresses les plus flatteuses. Qui ne comprend ce que cela veut dire ? Et qu’on ne croie pas que toutes ces avances soient perdues, et que le pacha n’y réponde que par la colère et le dédain. Loin de là, il s’en accommode fort bien, et songe sérieusement à en tirer parti. Voici, par exemple, ce qu’il disait un jour au commodore Napier, et ce que celui-ci n’a pas manqué de publier : « Je ne suis pas, disait le pacha, l’ennemi de l’Angleterre, mais des ambassadeurs à Constantinople. Rien ne me fera plus de plaisir que d’ouvrir à l’Angleterre tout le commerce de l’Égypte et du Nil ; tout ce que je demande, c’est que l’Angleterre me dise ce qu’elle veut, et je le ferai. Nos intérêts sont identiques. Vous avez besoin d’un passage vers l’Inde ; moi, j’ai besoin de commercer avec vous. Dites-moi donc ce que vous désirez. Je serai trop heureux d’entrer dans vos vues, quelles qu’elles soient. Donnez-moi un peu de temps, et tout ira comme vous le désirez. »

Depuis, si l’on en croit les voyageurs, l’affection du pacha pour les Anglais n’a fait que s’accroître. Jadis il ne lisait guère que les journaux de Paris ; il les repousse maintenant, et n’a plus de goût que pour les journaux de Londres. Tous ceux qui l’entourent apprennent l’anglais, et il entretient avec les orateurs les plus populaires et les plus distingués d’actives correspondances. Il fait enfin traduire et répandre à profusion tout ce qui se dit verbalement ou par écrit sur son compte en Angleterre. Dans son intérêt, le pacha a raison. Et cependant c’est le même pacha qui, au mois de novembre 1840, accueillait avec joie et reconnaissance la note du 8 octobre et y voyait son salut. C’est le même pacha qui, vers la même époque, écrivait au gouvernement français pour lui donner pleins pouvoirs et se mettre à sa discrétion ! Ces pleins pouvoirs, au lieu de s’en servir, on les a cachés. La note du 8 octobre, au lieu de la faire respecter, on l’a abandonnée. Comment le pacha ne tournerait-il pas ses yeux et ses vues d’un tout autre côté ? « Que les cinq, ou pour mieux dire les quatre puissances, s’écriait Napier à Liverpool, accordent de bonne foi à Méhémet le gouvernement d’Égypte, et il n’y a pas un pays au monde qui puisse en profiter la moitié autant que l’Angleterre. » Dans la situation qu’on nous a faite, Napier disait vrai.

L’influence russe dominante à Constantinople, l’influence anglaise maîtresse en Syrie et à Alexandrie, voilà le partage qui s’est opéré, et que la France prévoyait il y a un an. Ce n’est pas encore un partage de territoire ; c’est quelque chose qui y mène, et le gouvernement, quoi qu’il en dise, le sait et le comprend. Autrement éprouverait-il, comme il l’éprouve, un vif désir de maintenir le statu quo déplorable qu’on a créé il y a huit mois à notre détriment ? Ferait-il, comme il en fait, des vœux contre les chrétiens de Candie, de Bulgarie, et de tant d’autres provinces qui veulent secouer le joug pesant de Constantinople ? Travaillerait-il, comme il y travaille, à comprimer toutes les insurrections, à apaiser tous les mécontentemens, à calmer tous les esprits ? Chercherait-il enfin, comme il le cherche, à s’interposer amicalement entre la Russie et l’Angleterre, et à prévenir entre ces deux grandes puissances toute querelle possible et toute collision ? Si le gouvernement agit ainsi, c’est qu’il sait qu’à moins d’un effort qu’il ne veut pas faire tout est perdu pour nous en Orient ; c’est qu’il comprend que si, pendant la trève, il peut jusqu’à un certain point cacher la plaie faite à la dignité, à la puissance, aux intérêts matériels de la France, cette plaie, le jour de la crise, apparaîtra à tous les yeux dans toute sa gravité.

Si l’on partage en deux époque à peu près égales les onze années qui se sont écoulées depuis la révolution, voici donc ce qu’on trouve : de 1830 à 1836, la France avait établi son influence en Belgique par l’expédition de 1831 et par le siége d’Anvers ; en Italie, par l’occupation d’Ancône ; en Suisse, par la protection donnée aux révolutions cantonales qui ont suivi 1830, et par la formation d’un parti intermédiaire entre le parti autrichien et le parti radical ; en Espagne, par la prompte reconnaissance de la jeune reine et par les sympathies hautement avouées de la régente et du parti modéré ; en Portugal, par l’entrée de notre flotte dans le Tage, et par les secours donnés depuis à don Pedro et à la reine ; dans l’Amérique du Sud, par la reconnaissance sans condition des républiques nouvelles ; en Grèce, par une lutte décidée, et quelquefois heureuse, en faveur du parti national, contre les Bavarois, le parti russe et le parti anglais ; dans l’empire ottoman enfin, par l’alliance chaque jour plus intime et plus profitable de Méhémet-Ali. De 1836 à 1841, Ancône a été évacué en Italie, le parti intermédiaire dissous en Suisse, la régente dépossédée et le parti modéré anéanti en Espagne, le nom français oublié en Portugal, notre diplomatie désavouée ou abandonnée dans l’Amérique du Sud, le parti national absorbé dans le parti anglais en Grèce, Méhémet-Ali enfin, dans l’empire ottoman, vaincu, abaissé, dépouillé, réduit, pour être encore quelque chose, à se faire le vassal de l’Angleterre. De tous les états sur lesquels nous avions action, il n’en reste qu’un, la Belgique, qui ne nous ait pas tout-à-fait échappé ; encore n’est-il pas bien sûr qu’en refusant le seul moyen de consolider l’alliance entre les deux pays, le ministère ne l’ait pas tout récemment anéantie, autant qu’il était en lui.

En 1815 sa puissance territoriale, en 1831 sa puissance révolutionnaire, de 1836 à 1841 sa puissance d’influence, la France a donc laissé successivement tout décliner entre ses mains. Et cependant telle est la vieille opinion qu’on a d’elle dans le monde et telles sont ses immenses ressources, qu’il y a six semaines, il lui restait encore une force véritable, son mécontentement. « La France, pouvait-on se dire à l’étranger, subit sa situation ; mais elle la connaît et la juge. La preuve, c’est que le gouvernement, bien qu’ami de la paix, arme le pays jusqu’aux dents, et garde une attitude isolée. En 1840, la France a été prise au dépourvu, et elle a compté outre mesure sur la résistance du pacha. De là seulement la patience qu’elle a montrée, les échecs qu’elle a subis. Quand, par ses représentans légaux, elle a été appelée à prendre un parti, tout d’ailleurs était à peu près accompli, et il fallait se résigner ou jeter le gant après coup. Dans cette alternative, la France s’est résignée, mais avec tristesse, avec colère, et un vif ressentiment au fond du cœur. Tout annonce qu’elle n’entend pas pousser plus loin les concessions, et que, même seule contre tous, elle est déterminée à reprendre son rang, à reconquérir son influence. » Voilà la dernière force qui restait à la France, ou, comme on l’a dit à la tribune, la dernière valeur qu’elle eût entre les mains. Eh bien ! je le dis avec douleur, cette dernière force, la convention du 13 juillet nous l’enlève ; cette dernière valeur, elle nous en dépouille sans compensation. Aujourd’hui l’Europe est autorisée à croire que l’isolement n’était pas sérieux, et que les armemens n’avaient d’autre but que d’endormir et de calmer les agitations de l’opinion publique. L’Europe est autorisée à croire que la France s’apaise aussi vite qu’elle se fâche, s’adoucit aussi facilement qu’elle s’irrite. L’Europe est autorisée à croire qu’à condition d’agir avec énergie et rapidité, on peut tout tenter contre ses intérêts, et qu’après une bouderie passagère elle accepte d’abord, puis consacre par sa signature les faits accomplis. Ainsi se trouve fortifiée cette idée déplorable, que la France n’a une diplomatie que pour faire des notes, une armée que pour se battre en Afrique et maintenir l’ordre à l’intérieur. Comment veut-on, après cela, que dans les conseils européens où elle vient de rentrer, la France se fasse écouter et respecter ?

Il est triste de le dire, mais l’expérience de tous les temps est là pour le prouver, la raison et le bon droit, s’ils ne s’appuient sur la force, ont peu de chance de réussir dans le monde. Dans le siècle ou nous vivons d’ailleurs, et grace aux progrès de la civilisation, la paix a partout des partisans nombreux, et ce n’est pas à Paris seulement qu’en décrivant les horreurs de la guerre, on agit sur les esprits et sur les cœurs. Quand les nations débattent entre leurs intérêts, elles pèsent donc les unes sur les autres par un sentiment qui leur est commun, la crainte de la guerre. C’est là ce qui les contient et les modère dans leurs prétentions, ce qui les amène presque toujours à une juste transaction. Mais qu’il soit une fois établi que, par sa faute ou par celle de son gouvernement, une de ces nations est décidée d’avance, tant qu’on respecte son territoire, à ne point tirer l’épée pour la défense de son droit ; que cette nation cesse ainsi d’avoir contre les autres l’arme que celles-ci ont contre elle, et de leur inspirer la juste inquiétude qu’elle ressent, n’est-il pas évident que la partie ne sera plus égale, et qu’elle finira très probablement par tout céder, sans qu’on lui cède rien ? J’espère, malgré de bien imprudentes paroles tout récemment prononcées, que telle n’est pas, que telle ne sera jamais la situation de la France ; malheureusement beaucoup le pensent au dehors, et la convention du 13 juillet semble venir tout exprès pour justifier une si triste opinion.

Je désire sincèrement me tromper ; mais tel est, selon moi, le sens, telle est la portée de la signature donnée par la France le 13 juillet dernier. Quelques-uns ont signalé le protocole comme dangereux, la plupart comme insignifiant : je penche, ainsi que je l’ai dit, vers ce dernier avis ; là cependant n’est pas la question. La question, c’est que, depuis moins d’un an, la France a successivement abandonné toutes ses positions ; d’abord active et ferme, puis réservée et triste, aujourd’hui soumise et presque contente ; c’est qu’en dix mois elle semble ainsi avoir descendu tous les degrés de l’échelle et réalisé les espérances les plus insolentes de ses ennemis. Voilà ce qui me paraît grave, cent fois plus grave que le protocole même, quelles que puissent en être les conséquences.

En traçant ce triste tableau, je n’ai point voulu user des précautions et des réserves que l’on emploie ordinairement. J’ai dit simplement et durement la vérité, telle du moins que je la vois, et telle que je la sens. Ai-je besoin d’ajouter que personne moins que moi n’en tire cette conséquence extrême, que d’une politique inerte et timide la France doive se jeter soudainement dans une politique turbulente et téméraire ? Je sais que la paix, quand elle ne compromet ni l’honneur ni la puissance, est un grand bienfait, et c’est avec un profond regret que j’y renoncerais. Mais je suis convaincu que la paix elle-même sera mieux assurée si l’on résiste et si l’on ose à propos, que si l’on continue à céder chaque jour et sur tout. La paix n’a point été troublée en 1831 quand M. Périer a pris Ancône, en 1832 quand le ministère du 11 octobre a ordonné le bombardement d’Anvers. Peut-être l’eût-elle été si M. Périer et le ministère du 11 octobre eussent alors reculé, et inspiré à l’Europe une aveugle confiance. La politique que je demande pour mon pays, c’est celle de cette époque, politique prudente assurément et modérée, mais influente et respectée, parce qu’on savait qu’au bout de ses paroles il y avait des actes, et que ses canons étaient chargés. Que la France se hâte d’y rentrer, et il y aura pour elle encore chance d’échapper à la collision qu’elle redoute avec raison, mais que d’autres alors redouteront aussi. Qu’elle persiste, au contraire, dans la politique actuelle, et la collision deviendra inévitable par l’exagération même des efforts qu’on fera pour l’éviter.

M. le ministre des affaires étrangères, qui jugeait à peu près ainsi la situation il y a trois ans, la juge autrement aujourd’hui, et, dans son dernier discours de Lisieux, il se glorifie de son œuvre, et semble annoncer, pour le jour où le débat s’ouvrira devant les chambres, d’importantes révélations. Si en effet, au commencement de la prochaine session, le ministère peut dire : « Oui, j’ai accepté pour Méhémet-Ali des conditions moins bonnes que celles de la note du 8 octobre ; oui, j’ai renoncé, sans motif apparent, à la politique voulue et consacrée par la chambre ; oui, j’ai sanctionné par ma signature le funeste traité du 13 juillet ; mais, si j’ai fait tout cela sous ma responsabilité, c’est que j’y voyais le seul moyen d’arriver à une grande chose, à une chose qui dédommage pleinement la France de tous ses sacrifices, et cette chose, la voici. Songez donc au résultat que j’ai obtenu, non au chemin que j’ai pris, et que la gloire du présent achève d’effacer les douloureux souvenirs du passé. » Si le cabinet est en mesure de tenir ce langage, il triomphera facilement de toutes les défiances, de toutes les attaques. S’il n’avait au contraire à nous offrir qu’un statu quo déplorable, et l’avantage menteur d’apposer de temps en temps notre signature à côté de celles des quatre puissances ; si l’Orient, arrangé comme l’Angleterre et la Russie l’ont voulu, ne nous présentait, en échange d’une influence actuelle et réelle, que des combinaisons lointaines et des espérances probablement chimériques ; si en un mot, ainsi que le dit le protocole de clôture, le but du traité du 15 juillet était vraiment atteint, sans que rien, d’un autre côté, vînt compenser pour la France ce qu’elle a perdu, alors j’ai peine à croire que la chambre, tout amie qu’elle est de la paix, ne demandât pas un compte sévère aux dépositaires officiels de sa puissance et de son honneur. Dans l’état singulier où se trouvaient les esprits et les partis, on a pu, sans trop de peine, traverser la dernière session au bruit sans cesse renouvelé d’une sorte de fanfare pacifique ; il faudra quelque chose de plus en 1842, et les représentans du pays ne penseront pas toujours que son gouvernement n’ait d’autre mission dans le monde que d’empêcher la guerre et de préserver l’humanité de ses dangers et de ses maux. Dans son intérêt comme dans le nôtre, le ministère fera bien d’y songer. La France n’occupe pas la place qui lui appartient parmi les nations : il faut qu’elle la reprenne. Ceux qui l’y aideront, quels qu’ils soient, obtiendront son amour et sa reconnaissance. Je n’ai pas besoin de dire quels seraient ses sentimens pour ceux qui l’en empêcheraient.


P. Duvergier de Hauranne.
  1. Ce remarquable travail, qui s’écarte sur plusieurs points des vues développées en d’autres circonstances dans la Revue, notamment en 1838, y trouve pourtant naturellement sa place à titre d’opinion élevée et sincère, d’opinion sérieuse et approfondie d’un de nos collaborateurs les plus distingués. M. Duvergier de Hauranne est un de ces publicistes qu’il y a toujours profit à écouter dans son expression nette et vive.
  2. Journal des Débats, 11 août.
  3. Si l’on veut se faire une idée nette du déclin de la puissance territoriale de la France et des progrès énormes de la puissance territoriale de la Russie et de l’Angleterre, on doit consulter deux cartes publiées en 1840 par Andriveau, sous ce titre : La France, l’Angleterre et la Russie en 1740 et en 1840. Rien n’est plus curieux et plus triste.