De la démocratie en Amérique/Édition 1848/Tome 2/Deuxième partie/Chapitre 10

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CHAPITRE X.
QUELQUES CONSIDÉRATIONS SUR L’ÉTAT ACTUEL ET L’AVENIR
PROBABLE DES TROIS RACES QUI HABITENT LE
TERRITOIRE DES ÉTATS-UNIS.

La tâche principale que je m’étais imposée est maintenant remplie ; j’ai montré, autant du moins que je pouvais y réussir, quelles étaient les lois de la démocratie américaine ; j’ai fait connaître quelles étaient ses mœurs. Je pourrais m’arrêter ici, mais le lecteur trouverait peut-être que je n’ai point satisfait son attente.

On rencontre en Amérique autre chose encore qu’une immense et complète démocratie ; on peut envisager sous plus d’un point de vue les peuples qui habitent le Nouveau-Monde.

Dans le cours de cet ouvrage, mon sujet m’a souvent amené à parler des Indiens et des nègres, mais je n’ai jamais eu le temps de m’arrêter pour montrer quelle position occupent ces deux races au milieu du peuple démocratique que j’étais occupé à peindre ; j’ai dit suivant quel esprit, à l’aide de quelles lois la confédération anglo-américaine avait été formée ; je n’ai pu indiquer qu’en passant, et d’une manière fort incomplète, les dangers qui menacent cette confédération, et il m’a été impossible d’exposer en détail quelles étaient, indépendamment des lois et des mœurs, ses chances de durée. En parlant des républiques unies, je n’ai hasardé aucune conjecture sur la permanence des formes républicaines dans le Nouveau-Monde, et faisant souvent allusion à l’activité commerciale qui règne dans l’Union, je n’ai pu cependant m’occuper de l’avenir des Américains comme peuple commerçant.

Ces objets, qui touchent à mon sujet, n’y entrent pas ; ils sont américains sans être démocratiques, et c’est surtout la démocratie dont j’ai voulu faire le portrait. J’ai donc dû les écarter d’abord ; mais je dois y revenir en terminant.

Le territoire occupé de nos jours, ou réclamé par l’Union américaine, s’étend depuis l’océan Atlantique jusqu’aux rivages de la mer du Sud. À l’est ou à l’ouest, ses limites sont donc celles mêmes du continent ; il s’avance au midi sur le bord des Tropiques, et remonte ensuite au milieu des glaces du Nord[1].

Les hommes répandus dans cet espace ne forment point, comme en Europe, autant de rejetons d’une même famille. On découvre en eux, dès le premier abord, trois races naturellement distinctes, et je pourrais presque dire ennemies. L’éducation, la loi, l’origine, et jusqu’à la forme extérieure des traits, avaient élevé entre elles une barrière presque insurmontable ; la fortune les a rassemblées sur le même sol, mais elle les a mêlées sans pouvoir les confondre, et chacune poursuit à part sa destinée.

Parmi ces hommes si divers, le premier qui attire les regards, le premier en lumière, en puissance, en bonheur, c’est l’homme blanc, l’Européen, l’homme par excellence ; au-dessous de lui paraissent le nègre et l’Indien.

Ces deux races infortunées n’ont de commun ni la naissance, ni la figure, ni le langage, ni les mœurs ; leurs malheurs seuls se ressemblent. Toutes deux occupent une position également inférieure dans le pays qu’elles habitent ; toutes deux éprouvent les effets de la tyrannie ; et si leurs misères sont différentes, elles peuvent en accuser les mêmes auteurs.

Ne dirait-on pas, à voir ce qui se passe dans le monde, que l’Européen est aux hommes des autres races ce que l’homme lui-même est aux animaux ? Il les fait servir à son usage, et quand il ne peut les plier, il les détruit.

L’oppression a enlevé du même coup, aux descendants des Africains, presque tous les privilèges de l’humanité ! Le nègre des États-Unis a perdu jusqu’au souvenir de son pays ; il n’entend plus la langue qu’ont parlée ses pères ; il a abjuré leur religion et oublié leurs mœurs. En cessant ainsi d’appartenir à l’Afrique, il n’a pourtant acquis aucun droit aux biens de l’Europe ; mais il s’est arrêté entre les deux sociétés ; il est resté isolé entre les deux peuples ; vendu par l’un et répudié par l’autre ; ne trouvant dans l’univers entier que le foyer de son maître pour lui offrir l’image incomplète de la patrie.

Le nègre n’a point de famille ; il ne saurait voir dans la femme autre chose que la compagne passagère de ses plaisirs, et, en naissant, ses fils sont ses égaux.

Appellerai-je un bienfait de Dieu ou une dernière malédiction de sa colère, cette disposition de l’âme qui rend l’homme insensible aux misères extrêmes, et souvent même lui donne une sorte de goût dépravé pour la cause de ses malheurs ?

Plongé dans cet abîme de maux, le Nègre sent à peine son infortune ; la violence l’avait placé dans l’esclavage, l’usage de la servitude lui a donné des pensées et une ambition d’esclave ; il admire ses tyrans plus encore qu’il ne les hait, et trouve sa joie et son orgueil dans la servile imitation de ceux qui l’oppriment.

Son intelligence s’est abaissée au niveau de son âme.

Le Nègre entre en même temps dans la servitude et dans la vie. Que dis-je  ? souvent on l’achète dès le ventre de sa mère, et il commence pour ainsi dire à être esclave avant que de naître.

Sans besoin comme sans plaisir, inutile à lui-même, il comprend, par les premières notions qu’il reçoit de l’existence, qu’il est la propriété d’un autre, dont l’intérêt est de veiller sur ses jours ; il aperçoit que le soin de son propre sort ne lui est pas dévolu ; l’usage même de la pensée lui semble un don inutile de la Providence, et il jouit paisiblement de tous les priviléges de sa bassesse.

S’il devient libre, l’indépendance lui paraît souvent alors une chaîne plus pesante que l’esclavage même ; car dans le cours de son existence, il a appris à se soumettre à tout, excepté à la raison ; et quand la raison devient son seul guide, il ne saurait reconnaître sa voix. Mille besoins nouveaux l’assiègent, et il manque des connaissances et de l’énergie nécessaires pour leur résister. Les besoins sont des maîtres qu’il faut combattre, et lui n’a appris qu’à se soumettre et à obéir. Il en est donc arrivé à ce comble de misère, que la servitude l’abrutit et que la liberté le fait périr.

L’oppression n’a pas exercé moins d’influence sur les races indiennes, mais ces effets sont différents.

Avant l’arrivée des blancs dans le Nouveau-Monde, les hommes qui habitaient l’Amérique du Nord vivaient tranquilles dans les bois. Livrés aux vicissitudes ordinaires de la vie sauvage, ils montraient les vices et les vertus des peuples incivilisés. Les Européens, après avoir dispersé au loin les tribus indiennes dans les déserts, les ont condamnées à une vie errante et vagabonde, pleine d’inexprimables misères.

Les nations sauvages ne sont gouvernées que par les opinions et les mœurs.

En affaiblissant parmi les Indiens de l’Amérique du Nord le sentiment de la patrie, en dispersant leurs familles, en obscurcissant leurs traditions, en interrompant la chaîne des souvenirs, en changeant toutes leurs habitudes, et en accroissant outre mesure leurs besoins, la tyrannie européenne les a rendus plus désordonnés et moins civilisés qu’ils n’étaient déjà. La condition morale et l’état physique de ces peuples n’ont cessé d’empirer en même temps, et ils sont devenus plus barbares à mesure qu’ils étaient plus malheureux. Toutefois, les Européens n’ont pu modifier entièrement le caractère des Indiens, et avec le pouvoir de les détruire, ils n’ont jamais eu celui de les policer et de les soumettre.

Le nègre est placé aux dernières bornes de la servitude ; l’Indien, aux limites extrêmes de la liberté. L’esclavage ne produit guère chez le premier des effets plus funestes que l’indépendance chez le second.

Le nègre a perdu jusqu’à la propriété de sa personne, et il ne saurait disposer de sa propre existence sans commettre une sorte de larcin.

Le sauvage est livré à lui-même dès qu’il peut agir. À peine s’il a connu l’autorité de la famille ; il n’a jamais plié sa volonté devant celle de ses semblables ; nul ne lui a appris à discerner une obéissance volontaire d’une honteuse sujétion, et il ignore jusqu’au nom de la loi. Pour lui, être libre, c’est échapper à presque tous les liens des sociétés. Il se complaît dans cette indépendance barbare, et il aimerait mieux périr que d’en sacrifier la moindre partie. La civilisation a peu de prise sur un pareil homme.

Le nègre fait mille efforts inutiles pour s’introduire dans une société qui le repousse ; il se plie aux goûts de ses oppresseurs, adopte leurs opinions, et aspire, en les imitant, à se confondre avec eux. On lui a dit dès sa naissance que sa race est naturellement inférieure à celle des blancs, et il n’est pas éloigné de le croire, il a donc honte de lui-même. Dans chacun de ses traits il découvre une trace d’esclavage, et, s’il le pouvait, il consentirait avec joie à se répudier tout entier.

L’Indien, au contraire, a l’imagination toute remplie de la prétendue noblesse de son origine. Il vit et meurt au milieu de ces rêves de son orgueil. Loin de vouloir plier ses mœurs aux nôtres, il s’attache à la barbarie comme à un signe distinctif de sa race, et il repousse la civilisation moins encore peut-être en haine d’elle que dans la crainte de ressembler aux Européens[2].

À la perfection de nos arts, il ne veut opposer que les ressources du désert ; à notre tactique, que son courage indiscipliné ; à la profondeur de nos desseins, que les instincts spontanés de sa nature sauvage. Il succombe dans cette lutte inégale.

Le nègre voudrait se confondre avec l’Européen, et il ne le peut. L’Indien pourrait jusqu’à un certain point y réussir, mais il dédaigne de le tenter. La servilité de l’un le livre à l’esclavage, et l’orgueil de l’autre à la mort.

Je me souviens que, parcourant les forêts qui couvrent encore l’État d’Alabama, je parvins un jour auprès de la cabane d’un pionnier. Je ne voulus point pénétrer dans la demeure de l’Américain, mais j’allai me reposer quelques instants sur le bord d’une fontaine qui se trouvait non loin de là dans le bois. Tandis que j’étais en cet endroit, il y vint une Indienne (nous nous trouvions alors près du territoire occupé par la nation des Creeks) ; elle tenait par la main une petite fille de cinq à six ans, appartenant à la race blanche, et que je supposai être la fille du pionnier. Une négresse les suivait. Il régnait dans le costume de l’Indienne une sorte de luxe barbare : des anneaux de métal étaient suspendus à ses narines et à ses oreilles ; ses cheveux, mêlés de grains de verre, tombaient librement sur ses épaules, et je vis qu’elle n’était point épouse, car elle portait encore le collier de coquillages que les vierges ont coutume de déposer sur la couche nuptiale ; la négresse était revêtue d’habillements européens presque en lambeaux.

Elles vinrent s’asseoir toutes trois sur les bords de la fontaine, et la jeune sauvage, prenant l’enfant dans ses bras, lui prodiguait des caresses qu’on aurait pu croire dictées par le cœur d’une mère ; de son côté, la négresse cherchait par mille innocents artifices à attirer l’attention de la petite créole. Celle-ci montrait dans ses moindres mouvements un sentiment de supériorité qui contrastait étrangement avec sa faiblesse et son âge ; on eût dit qu’elle usait d’une sorte de condescendance en recevant les soins de ses compagnes.

Accroupie devant sa maîtresse, épiant chacun de ses désirs, la négresse semblait également partagée entre un attachement presque maternel et une crainte servile ; tandis qu’on voyait régner jusque dans l’effusion de tendresse de la femme sauvage un air libre, fier et presque farouche.

Je m’étais approché et je contemplais en silence ce spectacle ; ma curiosité déplut sans doute à l’Indienne, car elle se leva brusquement, poussa l’enfant loin d’elle avec une sorte de rudesse, et, après m’avoir lancé un regard irrité, s’enfonça dans le bois.

Il m’était souvent arrivé de voir réunis dans les mêmes lieux des individus appartenant aux trois races humaines qui peuplent l’Amérique du Nord ; j’avais déjà reconnu dans mille effets divers la prépondérance exercée par les blancs ; mais il se rencontrait, dans le tableau que je viens de décrire, quelque chose de particulièrement touchant : un lien d’affection réunissait ici les opprimés aux oppresseurs, et la nature, en s’efforçant de les rapprocher, rendait plus frappant encore l’espace immense qu’avaient mis entre eux les préjugés et les lois.

ÉTAT ACTUEL ET AVENIR PROBABLE DES TRIBUS INDIENNES

QUI HABITENT LE TERRITOIRE POSSÉDÉ PAR L’UNION.

Disparition graduelle des races indigènes. — Comment elle s’opère. — Misères qui accompagnent les migrations forcées des Indiens. — Les sauvages de l’Amérique du Nord n’avaient que deux moyens d’échapper à la destruction : la guerre ou la civilisation. — Ils ne peuvent plus faire la guerre. — Pourquoi ils ne veulent pas se civiliser lorsqu’ils pourraient le faire, et ne le peuvent plus quand ils arrivent à le vouloir. — Exemple des Creeks et des Cherokees. — Politique des États particuliers envers ces Indiens. — Politique du gouvernement fédéral.

Toutes les tribus indiennes qui habitaient autrefois le territoire de la Nouvelle-Angleterre, les Narragansetts, les Mohicans, les Pecots, ne vivent plus que dans le souvenir des hommes ; les Lénapes, qui reçurent Penn, il y a cent cinquante ans, sur les rives de la Delaware, sont aujourd’hui disparus. J’ai rencontré les derniers des Iroquois : ils demandaient l’aumône. Toutes les nations que je viens de nommer s’étendaient jadis jusque sur les bords de la mer ; maintenant il faut faire plus de cent lieues dans l’intérieur du continent pour rencontrer un Indien. Ces sauvages n’ont pas seulement reculé, ils sont détruits[3]. À mesure que les indigènes s’éloignent et meurent, à leur place vient et grandit sans cesse un peuple immense. On n’avait jamais vu parmi les nations un développement si prodigieux, ni une destruction si rapide.

Quant à la manière dont cette destruction s’opère, il est facile de l’indiquer.

Lorsque les Indiens habitaient seuls le désert dont on les exile aujourd’hui, leurs besoins étaient en petit nombre ; ils fabriquaient eux-mêmes leurs armes, l’eau des fleuves était leur seule boisson, et ils avaient pour vêtement la dépouille des animaux dont la chair servait à les nourrir.

Les Européens ont introduit parmi les indigènes de l’Amérique du Nord les armes à feu, le fer et l’eau-de-vie ; ils leur ont appris à remplacer par nos tissus les vêtements barbares dont la simplicité indienne s’était jusque là contentée. En contractant des goûts nouveaux, les Indiens n’ont pas appris l’art de les satisfaire, et il leur a fallu recourir à l’industrie des blancs. En retour de ces biens, que lui-même ne savait point créer, le sauvage ne pouvait rien offrir, sinon les riches fourrures que ses bois renfermaient encore. De ce moment la chasse ne dut pas seulement pourvoir à ses besoins, mais encore aux passions frivoles de l’Europe. Il ne poursuivit plus les bêtes des forêts seulement pour se nourrir, mais afin de se procurer les seuls objets d’échange qu’il pût nous donner[4].

Pendant que les besoins des indigènes s’accroissaient ainsi, leurs ressources ne cessaient de décroître.

Du jour où un établissement européen se forme dans le voisinage du territoire occupé par les Indiens, le gibier prend aussitôt l’alarme[5]. Des milliers de sauvages, errant dans les forêts, sans demeures fixes, ne l’effrayaient point ; mais à l’instant où les bruits continus de l’industrie européenne se font entendre en quelque endroit, il commence à fuir et à se retirer vers l’ouest, où son instinct lui apprend qu’il rencontrera des déserts encore sans bornes. « Les troupeaux de bisons se retirent sans cesse, disent MM. Cass et Clark dans leur rapport au congrès, 4 février 1829 ; il y a quelques années, ils s’approchaient encore du pied des Alleghanys ; dans quelques années, il sera peut-être difficile d’en voir sur les plaines immenses qui s’étendent le long des montagnes Rocheuses. » On m’a assuré que cet effet de l’approche des blancs se faisait souvent sentir à deux cents lieues de leur frontière. Leur influence s’exerce ainsi sur des tribus dont ils savent à peine le nom, et qui souffrent les maux de l’usurpation longtemps avant d’en connaître les auteurs[6].

Bientôt de hardis aventuriers pénètrent dans les contrées indiennes ; ils s’avancent à quinze ou vingt lieues de l’extrême frontière des blancs, et vont bâtir la demeure de l’homme civilisé au milieu même de la barbarie. Il leur est facile de le faire : les bornes du territoire d’un peuple chasseur sont mal fixées. Ce territoire d’ailleurs appartient à la nation tout entière, et n’est précisément la propriété de personne ; l’intérêt individuel n’en défend donc aucune partie.

Quelques familles européennes, occupant des points fort éloignés, achèvent alors de chasser sans retour les animaux sauvages de tout l’espace intermédiaire qui s’étend entre elles. Les Indiens, qui avaient vécu jusque-là dans une sorte d’abondance trouvent difficilement à subsister, plus difficilement encore à se procurer les objets d’échange dont ils ont besoin. En faisant fuir leur gibier, c’est comme si on frappait de stérilité les champs de nos cultivateurs. Bientôt les moyens d’existence leur manquent presque entièrement. On rencontre alors ces infortunés rôdant comme des loups affamés au milieu de leurs bois déserts. L’amour instinctif de la patrie les attache au sol qui les a vus naître[7], et ils n’y trouvent plus que la misère et la mort. Ils se décident enfin ; ils partent, et suivant de loin dans sa fuite l’élan, le buffle et le castor, ils laissent à ces animaux sauvages le soin de leur choisir une nouvelle patrie. Ce ne sont donc pas, à proprement parler, les Européens qui chassent les indigènes de l’Amérique, c’est la famine : heureuse distinction qui avait échappé aux anciens casuistes et que les docteurs modernes ont découverte.

On ne saurait se figurer les maux affreux qui accompagnent ces émigrations forcées. Au moment où les Indiens ont quitté leurs champs paternels, déjà ils étaient épuisés et réduits. La contrée où ils vont fixer leur séjour est occupée par des peuplades qui ne voient qu’avec jalousie les nouveaux arrivants. Derrière eux est la faim, devant eux la guerre, partout la misère. Afin d’échapper à tant d’ennemis ils se divisent. Chacun d’eux cherche à s’isoler pour trouver furtivement les moyens de soutenir son existence, et vit dans l’immensité des déserts comme le proscrit dans le sein des sociétés civilisées. Le lien social depuis long-temps affaibli se brise alors. Il n’y avait déjà plus pour eux de patrie, bientôt il n’y aura plus de peuple ; à peine s’il restera des familles ; le nom commun se perd, la langue s’oublie, les traces de l’origine disparaissent. La nation a cessé d’exister. Elle vit à peine dans le souvenir des antiquaires américains et n’est connue que de quelques érudits d’Europe.

Je ne voudrais pas que le lecteur pût croire que je charge ici mes tableaux. J’ai vu de mes propres yeux plusieurs des misères que je viens de décrire ; j’ai contemplé des maux qu’il me serait impossible de retracer.

À la fin de l’année 1831, je me trouvais sur la rive gauche du Mississipi, à un lieu nommé par les Européens Memphis. Pendant que j’étais en cet endroit, il y vint une troupe nombreuse de Choctaws (les Français de la Louisiane les nomment Chactas) ; ces sauvages quittaient leur pays et cherchaient à passer sur la rive droite du Mississipi, où ils se flattaient de trouver un asile que le gouvernement américain leur promettait. On était alors au cœur de l’hiver, et le froid sévissait cette année-là avec une violence inaccoutumée ; la neige avait durci sur la terre, et le fleuve charriait d’énormes glaçons. Les Indiens menaient avec eux leurs familles ; ils traînaient à leur suite des blessés, des malades, des enfants qui venaient de naître, et des vieillards qui allaient mourir. Ils n’avaient ni tentes ni chariots, mais seulement quelques provisions et des armes. Je les vis s’embarquer pour traverser le grand fleuve, et ce spectacle solennel ne sortira jamais de ma mémoire. On n’entendait parmi cette foule assemblée ni sanglots ni plaintes ; ils se taisaient. Leurs malheurs étaient anciens et ils les sentaient irrémédiables. Les Indiens étaient déjà tous entrés dans le vaisseau qui devait les porter ; leurs chiens restaient encore sur le rivage ; lorsque ces animaux virent enfin qu’on allait s’éloigner pour toujours, ils poussèrent ensemble d’affreux hurlements, et s’élançant à la fois dans les eaux glacées du Mississipi, ils suivirent leurs maîtres à la nage.

La dépossession des Indiens s’opère souvent de nos jours d’une manière régulière et pour ainsi dire toute légale.

Lorsque la population européenne commence à s’approcher du désert occupé par une nation sauvage, le gouvernement des États-Unis envoie communément à cette dernière une ambassade solennelle ; les blancs assemblent les Indiens dans une grande plaine, et après avoir mangé et bu avec eux, ils leur disent : « Que faites-vous dans le pays de vos pères ? Bientôt il vous faudra déterrer leurs os pour y vivre. En quoi la contrée que vous habitez vaut-elle mieux qu’une autre ? N’y a-t-il des bois, des marais et des prairies que là où vous êtes, et ne sauriez-vous vivre que sous votre soleil ? Au-delà de ces montagnes que vous voyez à l’horizon, par-delà ce lac qui borde à l’ouest votre territoire, on rencontre de vastes contrées où les bêtes sauvages se trouvent encore en abondance ; vendez-nous vos terres; et allez vivre heureux dans ces lieux-là. » Après avoir tenu ce discours, on étale aux yeux des Indiens des armes à feu, des vêtements de laine, des barriques d’eau-de-vie, des colliers de verre, des bracelets d’étain, des pendants d’oreilles et des miroirs[8]. Si, à la vue de toutes ces richesses, ils hésitent encore, on leur insinue qu’ils ne sauraient refuser le consentement qu’on leur demande, et que bientôt le gouvernement lui-même sera impuissant pour leur garantir la jouissance de leurs droits. Que faire ? À demi convaincus, à moitié contraints, les Indiens s’éloignent ; ils vont habiter de nouveaux déserts où les blancs ne les laisseront pas dix ans en paix. C’est ainsi que les Américains acquièrent à vil prix des provinces entières, que les plus riches souverains de l’Europe ne sauraient payer[9].

Je viens de retracer de grands maux, j’ajoute qu’ils me paraissent irrémédiables. Je crois que la race indienne de l’Amérique du Nord est condamnée à périr, et je ne puis m’empêcher de penser que le jour où les Européens se seront établis sur les bords de l’océan Pacifique, elle aura cessé d’exister[10].

Les Indiens de l’Amérique du Nord n’avaient que deux votes de salut : la guerre ou la civilisation ; en d’autres termes, il leur fallait détruire les Européens ou devenir leurs égaux.

À la naissance des colonies, il leur eût été possible, en unissant leurs forces, de se délivrer du petit nombre d’étrangers qui venaient d’aborder sur les rivages du continent[11]. Plus d’une fois ils ont tenté de le faire et se sont vus sur le point d’y réussir. Aujourd’hui la disproportion des ressources est trop grande pour qu’ils puissent songer à une pareille entreprise. Il s’élève encore cependant, parmi les nations indiennes, des hommes de génie qui prévoient le sort final réservé aux populations sauvages et cherchent à réunir toutes les tribus dans la haine commune des Européens ; mais leurs efforts sont impuissants. Les peuplades qui avoisinent les blancs sont déjà trop affaiblies pour offrir une résistance efficace ; les autres, se livrant à cette insouciance puérile du lendemain qui caractérise la nature sauvage, attendent que le danger se présente pour s’en occuper ; les uns ne peuvent, les autres ne veulent point agir.

Il est facile de prévoir que les Indiens ne voudront jamais se civiliser, ou qu’ils l’essaieront trop tard, quand ils viendront à le vouloir.

La civilisation est le résultat d’un long travail social qui s’opère dans un même lieu, et que les différentes générations se lèguent les unes aux autres en se succédant. Les peuples chez lesquels la civilisation parvient le plus difficilement à fonder son empire sont les peuples chasseurs. Les tribus de pasteurs changent de lieux, mais elles suivent toujours dans leurs migrations un ordre régulier, et reviennent sans cesse sur leurs pas ; la demeure des chasseurs varie comme celle des animaux mêmes qu’ils poursuivent.

Plusieurs fois on a tenté de faire pénétrer les lumières parmi les Indiens en leur laissant leurs mœurs vagabondes ; les jésuites l’avaient entrepris dans le Canada, les puritains dans la Nouvelle-Angleterre[12]. Les uns et les autres n’ont rien fait de durable. La civilisation naissait sous la hutte et allait mourir dans les bois. La grande faute de ces législateurs des Indiens était de ne pas comprendre que, pour parvenir à civiliser un peuple, il faut avant tout obtenir qu’il se fixe, et il ne saurait le faire qu’en cultivant le sol ; il s’agissait donc d’abord de rendre les Indiens cultivateurs.

Non seulement les Indiens ne possèdent pas ce préliminaire indispensable de la civilisation, mais il leur est très difficile de l’acquérir.

Les hommes qui se sont une fois livrés à la vie oisive et aventureuse des chasseurs sentent un dégoût presque insurmontable pour les travaux constants et réguliers qu’exige la culture. On peut s’en apercevoir au sein même de nos sociétés ; mais cela est bien plus visible encore chez les peuples pour lesquels les habitudes de chasse sont devenues des coutumes nationales.

Indépendamment de cette cause générale, il en est une non moins puissante et qui ne se rencontre que chez les Indiens. Je l’ai déjà indiquée ; je crois devoir y revenir.

Les indigènes de l’Amérique du Nord ne considèrent pas seulement le travail comme un mal, mais comme un déshonneur, et leur orgueil lutte contre la civilisation presque aussi obstinément que leur paresse[13].

Il n’y a point d’Indien si misérable qui, sous sa hutte d’écorce, n’entretienne une superbe idée de sa valeur individuelle ; il considère les soins de l’industrie comme des occupations avilissantes ; il compare le cultivateur au bœuf qui trace un sillon, et dans chacun de nos arts il n’aperçoit que des travaux d’esclaves. Ce n’est pas qu’il n’ait conçu une très haute idée du pouvoir des blancs et de la grandeur de leur intelligence ; mais, s’il admire le résultat de nos efforts, il méprise les moyens qui nous l’ont fait obtenir, et, tout en subissant notre ascendant, il se croit encore supérieur à nous. La chasse et la guerre lui semblent les seuls soins dignes d’un homme[14]. L’Indien, au fond de la misère de ses bois, nourrit donc les mêmes idées, les mêmes opinions que le noble du moyen âge dans son château-fort, et il ne lui manque, pour achever de lui ressembler, que de devenir conquérant. Ainsi, chose singulière ! c’est dans les forêts du Nouveau-Monde, et non parmi les Européens qui peuplent ses rivages, que se retrouvent aujourd’hui les anciens préjugés de l’Europe.

J’ai cherché plus d’une fois, dans le cours de cet ouvrage, à faire comprendre l’influence prodigieuse que me paraissait exercer l’état social sur les lois et les mœurs des hommes. Qu’on me permette d’ajouter à ce sujet un seul mot.

Lorsque j’aperçois la ressemblance qui existe entre les institutions politiques de nos pères, les Germains, et celles des tribus errantes de l’Amérique du Nord, entre les coutumes retracées par Tacite, et celles dont j’ai pu quelquefois être le témoin, je ne saurais m’empêcher de penser que la même cause a produit, dans les deux hémisphères, les mêmes effets, et qu’au milieu de la diversité apparente des choses humaines, il n’est pas impossible de retrouver un petit nombre de faits générateurs dont tous les autres découlent. Dans tout ce que nous nommons les institutions germaines, je suis donc tenté de ne voir que des habitudes de barbares, et des opinions de sauvages dans ce que nous appelons les idées féodales,

Quels que soient les vices et les préjugés qui empêchent les Indiens de l’Amérique du Nord de devenir cultivateurs et civilisés, quelquefois la nécessité les y oblige.

Plusieurs nations considérables du Sud, entre autres celles des Chérokées et des Creeks[15], se sont trouvées comme enveloppées par les Européens, qui, débarquant sur les rivages de l’Océan, descendant l’Ohio et remontant le Mississipi, arrivaient à la fois autour d’elles. On ne les a point chassées de place en place, ainsi que les tribus du Nord, mais on les a resserrées peu à peu dans des limites trop étroites, comme des chasseurs font d’abord l’enceinte d’un taillis avant de pénétrer simultanément dans l’intérieur. Les Indiens, placés alors entre la civilisation et la mort, se sont vus réduits à vivre honteusement de leur travail comme les blancs ; ils sont donc devenus cultivateurs ; et sans quitter entièrement ni leurs habitudes, ni leurs mœurs, en ont sacrifié ce qui était absolument nécessaire à leur existence.

Les Chérokées allèrent plus loin ; ils créèrent une langue écrite, établirent une forme assez stable de gouvernement ; et, comme tout marche d’un pas précipité dans le Nouveau-Monde, ils eurent un journal[16] avant d’avoir tous des habits.

Ce qui a singulièrement favorisé le développement rapide des habitudes européennes chez ces Indiens a été la présence des métis[17]. Participant aux lumières de son père sans abandonner entièrement les coutumes sauvages de sa race maternelle, le métis forme le lien naturel entre la civilisation et la barbarie. Partout où les métis se sont multipliés, on a vu les sauvages modifier peu à peu leur état social et changer leurs mœurs[18].

Le succès des Cherokées prouve donc que les Indiens ont la faculté de se civiliser, mais il ne prouve nullement qu’ils puissent y réussir.

Cette difficulté que trouvent les Indiens à se soumettre à la civilisation, naît d’une cause générale à laquelle il leur est presque impossible de se soustraire.

Si l’on jette un regard attentif sur l’histoire, on découvre qu’en général les peuples barbares se sont élevés peu à peu d’eux-mêmes, et par leurs propres efforts, jusqu’à la civilisation.

Lorsqu’il leur est arrivé d’aller puiser la lumière chez une nation étrangère, ils occupaient alors vis-à-vis d’elle le rang de vainqueurs, et non la position de vaincus.

Lorsque le peuple conquis est éclairé et le peuple conquérant à demi sauvage, comme dans l’invasion de l’Empire romain par les nations du Nord, ou dans celle de la Chine par les Mongols, la puissance que la victoire assure au barbare suffit pour le tenir au niveau de l’homme civilisé et lui permettre de marcher son égal, jusqu’à ce qu’il devienne son émule ; l’un a pour lui la force, l’autre l’intelligence ; le premier admire les sciences et les arts des vaincus, le second envie le pouvoir des vainqueurs. Les barbares finissent par introduire l’homme policé dans leurs palais, et l’homme policé leur ouvre à son tour ses écoles. Mais quand celui qui possède la force matérielle jouit en même temps de la prépondérance intellectuelle, il est rare que le vaincu se civilise ; il se retire ou est détruit.

C’est ainsi qu’on peut dire d’une manière générale que les sauvages vont chercher la lumière les armes à la main, mais qu’ils ne la reçoivent pas.

Si les tribus indiennes qui habitent maintenant le centre du continent pouvaient trouver en elles-mêmes assez d’énergie pour entreprendre de se civiliser, elles y réussiraient peut-être. Supérieures alors aux nations barbares qui les environneraient, elles prendraient peu à peu des forces et de l’expérience, et, quand les Européens paraîtraient enfin sur leurs frontières, elles seraient en état, sinon de maintenir leur indépendance, du moins de faire reconnaître leurs droits au sol et de s’incorporer aux vainqueurs. Mais le malheur des Indiens est d’entrer en contact avec le peuple le plus civilisé, et j’ajouterai le plus avide du globe, alors qu’ils sont encore eux-mêmes à moitié barbares ; de trouver dans leurs instituteurs des maîtres, et de recevoir à la fois l’oppression et la lumière.

Vivant au sein de la liberté des bois, l’Indien de l’Amérique du Nord était misérable, mais il ne se sentait inférieur à personne ; du moment où il veut pénétrer dans la hiérarchie sociale des blancs, il ne saurait y occuper que le dernier rang ; car il entre ignorant et pauvre dans une société où règnent la science et la richesse. Après avoir mené une vie agitée, pleine de maux et de dangers, mais en même temps remplie d’émotions et de grandeur[19], il lui faut se soumettre à une existence monotone, obscure et dégradée. Gagner par de pénibles travaux et au milieu de l’ignominie le pain qui doit le nourrir, tel est à ses yeux l’unique résultat de cette civilisation qu’on lui vante.

Et ce résultat même, il n’est pas toujours sûr de l’obtenir.

Lorsque les Indiens entreprennent d’imiter les Européens leurs voisins, et de cultiver comme ceux-ci la terre, ils se trouvent aussitôt exposés aux effets d’une concurrence très funeste. Le blanc est maître des secrets de l’agriculture. L’Indien débute grossièrement dans un art qu’il ignore. L’un fait croître sans peine de grandes moissons, l’autre n’arrache des fruits à la terre qu’avec mille efforts.

L’Européen est placé au milieu d’une population dont il connaît et partage les besoins.

Le sauvage est isolé au milieu d’un peuple ennemi dont il connaît incomplètement les mœurs, la langue et les lois, et dont pourtant il ne saurait se passer. Ce n’est qu’en échangeant ses produits contre ceux des blancs qu’il peut trouver l’aisance, car ses compatriotes ne lui sont plus que d’un faible secours.

Ainsi donc, quand l’Indien veut vendre les fruits de ses travaux, il ne trouve pas toujours l’acheteur que le cultivateur européen découvre sans peine, et il ne saurait produire qu’à grands frais ce que l’autre livre à bas prix.

L’Indien ne s’est donc soustrait aux maux auxquels sont exposées les nations barbares que pour se soumettre aux plus grandes misères des peuples policés, et il rencontre presque autant de difficultés à vivre au sein de notre abondance qu’au milieu de ses forêts.

Chez lui, cependant, les habitudes de la vie errante ne sont pas encore détruites. Les traditions n’ont pas perdu leur empire ; le goût de la chasse n’est pas éteint. Les joies sauvages qu’il a éprouvées jadis au fond des bois se peignent alors avec de plus vives couleurs à son imagination troublée ; les privations qu’il y a endurées lui semblent au contraire moins affreuses, les périls qu’il y rencontrait moins grands. L’indépendance dont il jouissait chez ses égaux contraste avec la position servile qu’il occupe dans une société civilisée.

D’un autre côté, la solitude dans laquelle il a si long-temps vécu libre est encore près de lui ; quelques heures de marche peuvent la lui rendre. Du champ à moitié défriché dont il tire à peine de quoi se nourrir, les blancs ses voisins lui offrent un prix qui lui semble élevé. Peut-être cet argent que lui présentent les Européens lui permettrait-il de vivre heureux et tranquille loin d’eux. Il quitte la charrue, reprend ses armes, et rentre pour toujours au désert[20]

On peut juger de la vérité de ce triste tableau par ce qui se passe chez les Creeks et les Cherokées, que j’ai cités.

Ces Indiens, dans le peu qu’ils ont fait, ont assurément montré autant de génie naturel que les peuples de l’Europe dans leurs plus vastes entreprises ; mais les nations, comme les hommes, ont besoin de temps pour apprendre, quels que soient leur intelligence et leurs efforts.

Pendant que ces sauvages travaillaient à se civiliser, les Européens continuaient à les envelopper de toutes parts et a les resserrer de plus en plus. Aujourd’hui, les deux races se sont enfin rencontrées ; elles se touchent. L’Indien est déjà devenu supérieur à son père le sauvage, mais il est encore fort inférieur au blanc son voisin. À l’aide de leurs ressources et de leurs lumières, les Européens n’ont pas tardé à s’approprier la plupart des avantages que la possession du sol pouvait fournit aux indigènes ; ils se sont établis au milieu d’eux, se sont emparés de la terre ou l’ont achetés à vil prix, et les ont ruinés par une concurrence que ces derniers ne pouvaient en aucune façon soutenir. Isolés dans leur propre pays, les Indiens n’ont plus formés qu’une petite colonie d’étrangers incommodes au milieu d’un peuple nombreux et dominateur[21].

Washington avait dit, dans un de ses messages au congrès : « Nous sommes plus éclairés et plus puissants que les nations indiennes ; il est de notre honneur de les traiter avec bonté et même avec générosité. »

Cette noble et vertueuse politique n’a point été suivie.

À l’avidité des colons se joint d’ordinaire la tyrannie du gouvernement. Quoique les Cherokées et les Creeks soient établis sur le sol qu’ils habitaient avant l’arrivée des Européens, bien que les Américains aient souvent traité avec eux comme avec des nations étrangères, les États au milieu desquels ils se trouvent n’ont point voulu les reconnaître pour des peuples indépendants, et ils ont entrepris de soumettre ces hommes, à peine sortis des forêts, à leurs magistrats, à leurs coutumes et à leurs lois[22]. La misère avait poussé ces Indiens infortunés vers la civilisation, l’oppression les repousse aujourd’hui vers la barbarie. Beaucoup d’entre eux, quittant leurs champs à moitié défrichés, reprennent l’habitude de la vie sauvage.

Si l’on fait attention aux mesures tyranniques adoptées par les législateurs des États du Sud, à la conduite de leurs gouverneurs et aux actes de leurs tribunaux, on se convaincra aisément que l’expulsion complète des Indiens est le but final où tendent simultanément tous leurs efforts. Les Américains de cette partie de l’Union voient avec jalousie les terres que possèdent les indigènes[23] ; ils sentent que ces derniers n’ont point encore complétement perdu les traditions de la vie sauvage, et avant que la civilisation les ait solidement attachés au sol, ils veulent les réduire au désespoir et les forcer à s’éloigner.

Opprimés par les États particuliers, les Creeks et les Cherokées se sont adressés au gouvernement central. Celui-ci n’est point insensible à leurs maux, il voudrait sincèrement sauver les restes des indigènes et leur assurer la libre possession du territoire que lui-même leur a garantie[24] ; mais quand il cherche à exécuter ce dessein, les États particuliers lui opposent une résistance formidable, et alors il se résout sans peine à laisser périr quelques tribus sauvages déjà à moitié détruites, pour ne pas mettre l’Union américaine en danger.

Impuissant à protéger les Indiens, le gouvernement fédéral voudrait au moins adoucir leur sort ; dans ce but, il a entrepris de les transporter à ses frais dans d’autres lieux.

Entre les 33e et 37e degrés de latitude nord, s’étend une vaste contrée qui a pris le nom d’Arkansas, du fleuve principal qui l’arrose. Elle borne d’un côté les frontières du Mexique, de l’autre les rives du Mississipi. Une multitude de ruisseaux et de rivières la sillonnent de tous côtés, le climat en est doux et le sol fertile. On n’y rencontre que quelques hordes errantes de sauvages. C’est dans la portion de ce pays, qui avoisine le plus le Mexique, et a une grande distance des établissements américains, que le gouvernement de l’Union veut transporter les débris des populations indigènes du Sud.

À la fin de l’année 1831, on nous a assuré que 10,000 Indiens avaient déjà été descendus sur les rivages de l’Arkansas ; d’autres arrivaient chaque jour. Mais le Congrès n’a pu créer encore une volonté unanime parmi ceux dont il veut régler le sort : les uns consentent avec joie à s’éloigner du foyer de la tyrannie ; les plus éclairés refusent d’abandonner leurs moissons naissantes et leurs nouvelles demeures ; ils pensent que si l’œuvre de la civilisation vient à s’interrompre, on ne la reprendra plus ; ils craignent que les habitudes sédentaires, à peine contractées, ne se perdent sans retour au milieu de pays encore sauvages, et où rien n’est préparé pour la subsistance d’un peuple cultivateur ; ils savent qu’ils trouveront dans ces nouveaux déserts les hordes ennemies, et pour leur résister ils n’ont plus l’énergie de la barbarie, sans avoir encore acquis les forces de la civilisation. Les Indiens découvrent d’ailleurs sans peine tout ce qu’il y a de provisoire dans l’établissement qu’on leur propose. Qui leur assurera qu’ils pourront enfin reposer en paix dans leur nouvel asile ? Les États-Unis s’engagent à les y maintenir ; mais le territoire qu’ils occupent maintenant leur avait été garanti jadis par les serments les plus solennels[25]. Aujourd’hui le gouvernement américain ne leur ôte pas, il est vrai, leurs terres, mais il les laisse envahir. Dans peu d’années, sans doute, la même population blanche qui se presse maintenant autour d’eux sera de nouveau sur leurs pas dans les solitudes d’Arkansas ; ils retrouveront alors les mêmes maux sans les mêmes remèdes ; et la terre venant tôt ou tard à leur manquer, il leur faudra toujours se résigner à mourir.

Il y a moins de cupidité et de violence dans la manière d’agir de l’Union envers les Indiens que dans la politique suivie par les États ; mais les deux gouvernements manquent également de bonne foi.

Les États, en étendant ce qu’ils appellent le bienfait de leurs lois sur les Indiens, comptent que ces derniers aimeront mieux s’éloigner que de s’y soumettre ; et le gouvernement central, en promettant à ces infortunés un asile permanent dans l’Ouest, n’ignore pas qu’il ne peut le leur garantir[26].

Ainsi, les États, par leur tyrannie, forcent les sauvages à fuir ; l’Union, par ses promesses et à l’aide de ses ressources, rend cette fuite aisée. Ce sont des mesures différentes qui tendent au même but[27].

« Par la volonté de notre Père céleste qui gouverne l’univers, disaient les Cherokées dans leur pétition au congrès[28], la race des hommes rouges d’Amérique est devenue petite ; la race blanche est devenue grande et renommée.

« Lorsque vos ancêtres arrivèrent sur nos rivages, l’homme rouge était fort, et, quoiqu’il fût ignorant et sauvage, il les reçut avec bonté et leur permit de reposer leurs pieds engourdis sur la terre sèche. Nos pères et les vôtres se donnèrent la main en signe d’amitié, et vécurent en paix.

« Tout ce que demanda l’homme blanc pour satisfaire ses besoins, l’Indien s’empressa de le lui accorder. L’Indien était alors le maître, et l’homme blanc le suppliant. Aujourd’hui, la scène est changée : la force de l’homme rouge est devenue faiblesse. À mesure que ses voisins croissaient en nombre, son pouvoir diminuait de plus en plus ; et maintenant, de tant de tribus puissantes qui couvraient la surface de ce que vous nommez les États-Unis, à peine en reste-t-il quelques-unes que le désastre universel ait épargnées. Les tribus du Nord, si renommées jadis parmi nous pour leur puissance, ont déjà à peu près disparu. Telle a été la destinée de l’homme rouge d’Amérique.

« Nous voici les derniers de notre race, nous faut-il aussi mourir ?

« Depuis un temps immémorial, notre Père commun, qui est au ciel, a donné à nos ancêtres la terre que nous occupons ; nos ancêtres nous l’ont transmise comme leur héritage. Nous l’avons conservée avec respect, car elle contient leur cendre. Cet héritage, l’avons-nous jamais cédé ou perdu ? Permettez-nous de vous demander humblement quel meilleur droit un peuple peut avoir à un pays que le droit d’héritage et la possession immémoriale ? Nous savons que l’État de Géorgie et le Président des États-Unis prétendent aujourd’hui que nous avons perdu ce droit. Mais ceci nous semble une allégation gratuite. À quelle époque l’aurions-nous perdu ? Quel crime avons-nous commis qui puisse nous priver de notre patrie ? Nous reproche-t-on d’avoir combattu sous les drapeaux du roi de la Grande-Bretagne lors de la guerre de l’indépendance ? Si c’est là le crime dont on parle, pourquoi, dans le premier traité qui a suivi cette guerre, n’y déclarâtes-vous pas que nous avions perdu la propriété de nos terres ? pourquoi n’insérâtes-vous pas alors dans ce traité un article ainsi conçu : Les États-Unis veulent bien accorder la paix à la nation des Cherokées, mais pour les punir d’avoir pris part à la guerre, il est déclaré qu’on ne les considérera plus que comme fermiers du sol, et qu’ils seront assujettis à s’éloigner quand les États qui les avoisinent demanderont qu’ils le fassent ? C’était le moment de parler ainsi ; mais nul ne s’avisa alors d’y penser, et jamais nos pères n’eussent consenti à un traité dont le résultat eût été de les priver de leurs droits les plus sacrés et de leur ravir leur pays. »

Tel est le langage des Indiens : ce qu’ils disent est vrai ; ce qu’ils prévoient me semble inévitable.

De quelque côté qu’on envisage la destinée des indigènes de l’Amérique du Nord, on ne voit que maux irrémédiables : s’ils restent sauvages, on les pousse devant soi en marchant ; s’ils veulent se civiliser, le contact d’hommes plus civilisés qu’eux les livre à l’oppression et à la misère. S’ils continuent à errer de déserts en déserts, ils périssent ; s’ils entreprennent de se fixer, ils périssent encore. Ils ne peuvent s’éclairer qu’à l’aide des Européens, et l’approche des Européens les déprave et les repousse vers la barbarie. Tant qu’on les laisse dans leurs solitudes, ils refusent de changer leurs mœurs, et il n’est plus temps de le faire quand ils sont enfin contraints de le vouloir.

Les Espagnols lâchent leurs chiens sur les Indiens comme sur des bêtes farouches ; ils pillent le Nouveau-Monde ainsi qu’une ville prise d’assaut, sans discernement et sans pitié ; mais on ne peut tout détruire, la fureur a un terme : le reste des populations indiennes échappées aux massacres finit par se mêler à ses vainqueurs et par adopter leur religion et leurs mœurs[29].

La conduite des Américains des États-Unis envers les indigènes respire au contraire le plus pur amour des formes et de la légalité. Pourvu que les Indiens demeurent dans l’état sauvage, les Américains ne se mêlent nullement de leurs affaires et les traitent en peuples indépendants ; ils ne se permettent point d’occuper leurs terres sans les avoir dûment acquises au moyen d’un contrat ; et si par hasard une nation indienne ne peut plus vivre sur son territoire, ils la prennent fraternellement par la main, et la conduisent eux-mêmes mourir hors du pays de ses pères.

Les Espagnols, à l’aide de monstruosités sans exemples, en se couvrant d’une honte ineffaçable, n’ont pu parvenir à exterminer la race indienne, ni même à l’empêcher de partager leurs droits ; les Américains des États-Unis ont atteint ce double résultat avec une merveilleuse facilité, tranquillement, légalement, philanthropiquement, sans répandre de sang, sans violer un seul des grands principes de la morale[30] aux yeux du monde. On ne saurait détruire les hommes en respectant mieux les lois de l’humanité.

POSITION QU’OCCUPE LA RACE NOIRE AUX ÉTATS-UNIS[31] ;
DANGERS QUE SA PRÉSENCE FAIT COURIR AUX BLANCS.
Pourquoi il est plus difficile d’abolir l’esclavage et d’en faire disparaître la trace chez les modernes que chez les anciens. — Aux États-Unis, le préjugé des blancs contre les noirs semble devenir plus fort à mesure qu’on détruit l’esclavage. — Situation des nègres dans les États du Nord et du Sud. — Pourquoi les Américains abolissent l’esclavage. — La servitude, qui abrutit l’esclave, appauvrit le maître. — Différences qu’on remarque entre la rive droite et la rive gauche de l’Ohio. — À quoi il faut les attribuer. — La race noire rétrograde vers le Sud, comme le fait l’esclavage. — Comment ceci s’explique. — Difficultés que rencontrent les États du Sud à abolir l’esclavage. — Dangers de l’avenir. — Préoccupation des esprits. — Fondation d’une colonie noire en Afrique. — Pourquoi les Américains du Sud, en même temps qu’ils se dégoûtent de l’esclavage, accroissent ses rigueurs.

Les Indiens mourront dans l’isolement comme ils ont vécu ; mais la destinée des nègres est en quelque sorte enlacée dans celle des Européens. Les deux races sont liées l’une à l’autre, sans pour cela se confondre ; il leur est aussi difficile de se séparer complètement que de s’unir.

Le plus redoutable de tous les maux qui menacent l’avenir des États-Unis naît de la présence des noirs sur leur sol. Lorsqu’on cherche la cause des embarras présents et des dangers futurs de l’Union, on arrive presque toujours à ce premier fait de quelque point qu’on parte.

Les hommes ont en général besoin de grands et constants efforts pour créer des maux durables ; mais il est un mal qui pénètre dans le monde furtivement : d’abord on l’aperçoit à peine au milieu des abus ordinaires du pouvoir ; il commence avec un individu dont l’histoire ne conserve pas le nom ; on le dépose comme un germe maudit sur quelque point du sol ; il se nourrit ensuite de lui-même, s’étend sans effort, et croît naturellement avec la société qui l’a reçu : ce mal est l’esclavage.

Le christianisme avait détruit la servitude ; les chrétiens du XVIe siècle l’ont rétablie ; ils ne l’ont jamais admise cependant que comme une exception dans leur système social, et ils ont pris soin de la restreindre à une seule des races humaines. Ils ont ainsi fait à l’humanité une blessure moins large, mais infiniment plus difficile à guérir.

Il faut discerner deux choses avec soin : l’esclavage en lui-même et ses suites.

Les maux immédiats produits par l’esclavage étaient à peu près les mêmes chez les anciens qu’ils le sont chez les modernes, mais les suites de ces maux étaient différentes. Chez les anciens, l’esclave appartenait à la même race que son maître, et souvent il lui était supérieur en éducation et en lumières[32]. La liberté seule les séparait ; la liberté étant donnée, ils se confondaient aisément.

Les anciens avaient donc un moyen bien simple de se délivrer de l’esclavage et de ses suites ; ce moyen était l’affranchissement, et dès qu’ils l’ont employé d’une manière générale, ils ont réussi.

Ce n’est pas que, dans l’antiquité, les traces de la servitude ne subsistassent encore quelque temps après que la servitude était détruite.

Il y a un préjugé naturel qui porte l’homme à mépriser celui qui a été son inférieur, long-temps encore après qu’il est devenu son égal ; à l’inégalité réelle que produit la fortune ou la loi, succède toujours une inégalité imaginaire qui a ses racines dans les mœurs ; mais chez les anciens, cet effet secondaire de l’esclavage avait un terme. L’affranchi ressemblait si fort aux hommes d’origine libre, qu’il devenait bientôt impossible de le distinguer au milieu d’eux.

Ce qu’il y avait de plus difficile chez les anciens, était de modifier la loi ; chez les Modernes, c’est de changer les mœurs, et, pour nous, la difficulté réelle commence où l’antiquité la voyait finir.

Ceci vient de ce que chez les modernes le fait immatériel et fugitif de l’esclavage se combine de la manière la plus funeste avec le fait matériel et permanent de la différence de race. Le souvenir de l’esclavage déshonore la race, et la race perpétue le souvenir de l’esclavage.

Il n’y a pas d’Africain qui soit venu librement sur les rivages du Nouveau-Monde ; d’où il suit que tous ceux qui s’y trouvent de nos jours sont esclaves ou affranchis. Ainsi, le nègre, avec l’existence, transmet à tous ses descendants le signe extérieur de son ignominie. La loi peut détruire la servitude ; mais il n’y a que Dieu seul qui puisse en faire disparaître la trace.

L’esclave moderne ne diffère pas seulement du maître par la liberté, mais encore par l’origine. Vous pouvez rendre le nègre libre, mais vous ne sauriez faire qu’il ne soit pas vis-à-vis de l’Européen dans la position d’un étranger.

Ce n’est pas tout encore : cet homme qui est né dans la bassesse ; cet étranger que la servitude a introduit parmi nous, à peine lui reconnaissons-nous les traits généraux de l’humanité. Son visage nous paraît hideux, son intelligence nous semble bornée, ses goûts sont bas ; peu s’en faut que nous ne le prenions pour un être intermédiaire entre la brute et l’homme[33].

Les modernes, après avoir aboli l’esclavage, ont donc encore à détruire trois préjugés bien plus insaisissables et plus tenaces que lui : le préjugé du maître, le préjugé de race, et enfin le préjugé du blanc.

Il nous est fort difficile, à nous qui avons eu le bonheur de naître au milieu d’hommes que la nature avait faits nos semblables et la loi nos égaux ; il nous est fort difficile, dis-je, de comprendre quel espace infranchissable sépare le nègre d’Amérique de l’Européen. Mais nous pouvons en avoir une idée éloignée en raisonnant par analogie.

Nous avons vu jadis parmi nous de grandes inégalités qui n’avaient leurs principes que dans la législation. Quoi de plus fictif qu’une infériorité purement légale ! Quoi de plus contraire à l’instinct de l’homme que des différences permanentes établies entre des gens évidemment semblables ! Ces différences ont cependant subsisté pendant des siècles ; elles subsistent encore en mille endroits ; partout elles ont laissé des traces imaginaires, mais que le temps peut à peine effacer. Si l’inégalité créée seulement par la loi est si difficile à déraciner, comment détruire celle qui semble, en outre, avoir ses fondements immuables dans la nature elle-même ?

Pour moi, quand je considère avec quelle peine les corps aristocratiques, de quelque nature qu’ils soient, arrivent à se fondre dans la masse du peuple, et le soin extrême qu’ils prennent de conserver pendant des siècles les barrières idéales qui les en séparent, je désespère de voir disparaître une aristocratie fondée sur des signes visibles et impérissables.

Ceux qui espèrent que les Européens se confondront un jour avec les nègres me paraissent donc caresser une chimère. Ma raison ne me porte point à le croire, et je ne vois rien qui me l’indique dans les faits.

Jusqu’ici, partout où les Blancs ont été les plus puissants, ils ont tenu les Nègres dans l’avilissement ou dans l’esclavage. Partout où les nègres ont été les plus forts, ils ont détruit les blancs ; c’est le seul compte qui se soit jamais ouvert entre les deux races.

Si je considère les États-Unis de nos jours, je vois bien que, dans certaine partie du pays, la barrière légale qui sépare les deux races tend à s’abaisser, non celle des mœurs : j’aperçois l’esclavage qui recule ; le préjugé qu’il a fait naître est immobile.

Dans la portion de l’Union où les nègres ne sont plus esclaves, se sont-ils rapprochés des blancs ? Tout homme qui a habité les États-Unis aura remarqué qu’un effet contraire s’était produit.

Le préjugé de race me paraît plus fort dans les États qui ont aboli l’esclavage que dans ceux où l’esclavage existe encore, et nulle part il ne se montre aussi intolérant que dans les États où la servitude a toujours été inconnue.

Il est vrai qu’au nord de l’Union la loi permet aux nègres et aux blancs de contracter des alliances légitimes ; mais l’opinion déclare infâme le blanc qui s’unirait à une négresse, et il serait très difficile de citer l’exemple d’un pareil fait.

Dans presque tous les États où l’esclavage est aboli, on a donné au nègre des droits électoraux ; mais s’il se présente pour voter, il court risque de la vie. Opprimé, il peut se plaindre, mais il ne trouve que des blancs parmi ses juges. La loi cependant lui ouvre le banc des jurés, mais le préjugé l’en repousse. Son fils est exclu de l’école où vient s’instruire le descendant des Européens. Dans les théâtres, il ne saurait, au prix de l’or, acheter le droit de se placer à côté de celui qui fut son maître ; dans les hôpitaux, il gît à part. On permet au noir d’implorer le même Dieu que les blancs, mais non de le prier au même autel. Il a ses prêtres et ses temples. On ne lui ferme point les portes du ciel : à peine cependant si l’inégalité s’arrête au bord de l’autre monde. Quand le nègre n’est plus, on jette ses os à l’écart, et la différence des conditions se retrouve jusque dans l’égalité de la mort.

Ainsi le nègre est libre, mais il ne peut partager ni les droits, ni les plaisirs, ni les travaux, ni les douleurs, ni même le tombeau de celui dont il a été déclaré l’égal ; il ne saurait se rencontrer nulle part avec lui, ni dans la vie ni dans la mort.

Au Sud, où l’esclavage existe encore, on tient moins soigneusement les nègres à l’écart ; ils partagent quelquefois les travaux des blancs et leurs plaisirs ; on consent jusqu’à un certain point à se mêler avec eux ; la législation est plus dure à leur égard ; les habitudes sont plus tolérantes et plus douces.

Au Sud, le maître ne craint pas d’élever jusqu’à lui son esclave, parce qu’il sait qu’il pourra toujours, s’il le veut, le rejeter dans la poussière. Au Nord, le blanc n’aperçoit plus distinctement la barrière qui doit le séparer d’une race avilie, et il s’éloigne du nègre avec d’autant plus de soin qu’il craint d’arriver un jour à se confondre avec lui.

Chez l’Américain du Sud, la nature, rentrant quelquefois dans ses droits, vient pour un moment rétablir entre les blancs et les noirs l’égalité. Au Nord, l’orgueil fait taire jusqu’à la passion la plus impérieuse de l’homme. L’Américain du Nord consentirait peut-être à faire de la négresse la compagne passagère de ses plaisirs, si les législateurs avaient déclaré qu’elle ne doit pas aspirer à partager sa couche ; mais elle peut devenir son épouse, et il s’éloigne d’elle avec une sorte d’horreur.

C’est ainsi qu’aux États-Unis le préjugé qui repousse les nègres semble croître à proportion que les nègres cessent d’être esclaves, et que l’inégalité se grave dans les mœurs à mesure qu’elle s’efface dans les lois.

Mais si la position relative des deux races qui habitent les États-Unis est telle que je viens de la montrer, pourquoi les Américains ont-ils aboli l’esclavage au nord de l’Union, pourquoi le conservent-ils au Midi, et d’où vient qu’ils y aggravent ses rigueurs ?

Il est facile de répondre. Ce n’est pas dans l’intérêt des nègres, mais dans celui des blancs, qu’on détruit l’esclavage aux États-Unis.

Les premiers nègres ont été importés dans la Virginie vers l’année 1621[34]. En Amérique, comme dans tout le reste de la terre, la servitude est donc née au Sud. De là elle a gagné de proche en proche ; mais à mesure que l’esclavage remontait vers le Nord, le nombre des esclaves allait décroissant[35] ; on a toujours vu très peu de Nègres dans la Nouvelle-Angleterre.

Les colonies étaient fondées ; un siècle s’était déjà écoulé, et un fait extraordinaire commençait à frapper tous les regards. Les provinces qui ne possédaient pour ainsi dire point d’esclaves croissaient en population, en richesses et en bien-être, plus rapidement que celles qui en avaient.

Dans les premières cependant, l’habitant était obligé de cultiver lui-même le sol, ou de louer les services d’un autre ; dans les secondes, il trouvait à sa disposition les ouvriers dont il ne rétribuait pas les efforts. Il y avait donc travail et frais d’un côté, loisirs et économie de l’autre : cependant l’avantage restait aux premiers.

Ce résultat paraissait d’autant plus difficile à expliquer que les émigrants, appartenant tous à la même race européenne, avaient les mêmes habitudes, la même civilisation, les mêmes lois, et ne différaient que par des nuances peu sensibles.

Le temps continuait à marcher : quittant les bords de l’océan Atlantique, les Anglo-Américains s’enfonçaient tous les jours davantage dans les solitudes de l’Ouest ; ils y rencontraient des terrains et des climats nouveaux ; ils avaient à y vaincre des obstacles de diverse nature ; leurs races se mêlaient, des hommes du Sud montaient au Nord, des hommes du Nord descendaient au Sud. Au milieu de toutes ces causes, le même fait se reproduisait à chaque pas ; et, en général, la colonie où ne se trouvaient point d’esclaves devenait plus peuplée et plus prospère que celle où l’esclavage était en vigueur.

À mesure qu’on avançait, on commençait donc à entrevoir que la servitude, si cruelle à l’esclave, était funeste au maître.

Mais cette vérité reçut sa dernière démonstration lorsqu’on fut parvenu sur les bords de l’Ohio.

Le fleuve que les Indiens avaient nommé par excellence l’Ohio, ou la Belle-Rivière, arrose de ses eaux l’une des plus magnifiques vallées dont l’homme ait jamais fait son séjour. Sur les deux rives de l’Ohio s’étendent des terrains ondulés, où le sol offre chaque jour au laboureur d’inépuisables trésors : sur les deux rives, l’air est également sain et le climat tempéré ; chacune d’elles forme l’extrême frontière d’un vaste État : celui qui suit à gauche les mille sinuosités que décrit l’Ohio dans son cours se nomme le Kentucky ; l’autre a emprunté son nom au fleuve lui-même. Les deux États ne diffèrent que dans un seul point : le Kentucky a admis des esclaves, l’État de l’Ohio les a tous rejetés de son sein[36].

Le voyageur qui, placé au milieu de l’Ohio, se laisse entraîner par le courant jusqu’à l’embouchure du fleuve dans le Mississipi, navigue donc pour ainsi dire entre la liberté et la servitude ; et il n’a qu’à jeter autour de lui ses regards pour juger en un instant laquelle est la plus favorable à l’humanité.

Sur la rive gauche du fleuve, la population est clair-semée ; de temps en temps on aperçoit une troupe d’esclaves parcourant d’un air insouciant des champs à moitié déserts ; la forêt primitive reparaît sans cesse ; on dirait que la société est endormie ; l’homme semble oisif, la nature offre l’image de l’activité et de la vie.

De la rive droite s’élève au contraire une rumeur confuse qui proclame au loin la présence de l’industrie ; de riches moissons couvrent les champs ; d’élégantes demeures annoncent le goût et les soins du laboureur ; de toutes parts l’aisance se révèle ; l’homme paraît riche et content : il travaille[37].

L’État du Kentucky a été fondé en 1775, l’État de l’Ohio ne l’a été que douze ans plus tard : douze ans en Amérique, c’est plus d’un demi-siècle en Europe. Aujourd’hui la population de l’Ohio excède déjà de 250,000 habitants celle du Kentucky[38].

Ces effets divers de l’esclavage et de la liberté se comprennent aisément ; ils suffisent pour expliquer bien des différences qui se rencontrent entre la civilisation antique et celle de nos jours.

Sur la rive gauche de l’Ohio le travail se confond avec l’idée de l’esclavage ; sur la rive droite, avec celle du bien-être et des progrès ; là il est dégradé, ici on l’honore ; sur la rive gauche du fleuve, on ne peut trouver d’ouvriers appartenant à la race blanche, ils craindraient de ressembler à des esclaves ; il faut s’en rapporter aux soins des nègres ; sur la rive droite on chercherait en vain un oisif : le blanc étend à tous les travaux son activité et son intelligence.

Ainsi donc les hommes qui, dans le Kentucky, sont chargés d’exploiter les richesses naturelles du sol, n’ont ni zèle, ni lumière ; tandis que ceux qui pourraient avoir ces deux choses ne font rien, ou passent dans l’Ohio, afin d’utiliser leur industrie et de pouvoir l’exercer sans honte.

Il est vrai que dans le Kentucky les maîtres font travailler les esclaves sans être obligés de les payer, mais ils tirent peu de fruits de leurs efforts, tandis que l’argent qu’ils donneraient aux ouvriers libres se retrouverait avec usure dans le prix de leurs travaux.

L’ouvrier libre est payé, mais il fait plus vite que l’esclave, et la rapidité de l’exécution est un des grands éléments de l’économie. Le blanc vend ses secours, mais on ne les achète que quand ils sont utiles ; le noir n’a rien à réclamer pour prix de ses services, mais on est obligé de le nourrir en tout temps ; il faut le soutenir dans sa vieillesse comme dans son âge mûr, dans sa stérile enfance comme durant les années fécondes de sa jeunesse, pendant la maladie comme en santé. Ainsi ce n’est qu’en payant qu’on obtient le travail de ces deux hommes : l’ouvrier libre reçoit un salaire ; l’esclave, une éducation, des aliments, des soins, des vêtements ; l’argent que dépense le maître pour l’entretien de l’esclave s’écoule peu à peu et en détail ; on l’aperçoit à peine : le salaire que l’on donne à l’ouvrier se livre d’un seul coup, et il semble n’enrichir que celui qui le reçoit ; mais en réalité l’esclave a plus coûté que l’homme libre, et ses travaux ont été moins productifs[39].

L’influence de l’esclavage s’étend encore plus loin ; elle pénètre jusque dans l’âme même du maître, et imprime une direction particulière à ses idées et à ses goûts.

Sur les deux rives de l’Ohio, la nature a donné à l’homme un caractère entreprenant et énergique ; mais de chaque côté du fleuve il fait de cette qualité commune un emploi différent.

Le blanc de la rive droite, obligé de vivre par ses propres efforts, a placé dans le bien-être matériel le but principal de son existence ; et comme le pays qu’il habite présente à son industrie d’inépuisables ressources, et offre à son activité des appâts toujours renaissants, son ardeur d’acquérir a dépassé les bornes ordinaires de la cupidité humaine : tourmenté du désir des richesses, on le voit entrer avec audace dans toutes les voies que la fortune lui ouvre ; il devient indifféremment marin, pionnier, manufacturier, cultivateur, supportant avec une égale constance les travaux ou les dangers attachés à ces différentes professions ; il y a quelque chose de merveilleux dans les ressources de son génie, et une sorte d’héroïsme dans son avidité pour le gain.

L’Américain de la rive gauche ne méprise pas seulement le travail, mais toutes les entreprises que le travail fait réussir ; vivant dans une oisive aisance, il a les goûts des hommes oisifs ; l’argent a perdu une partie de sa valeur à ses yeux ; il poursuit moins la fortune que l’agitation et le plaisir, et il porte de ce côté l’énergie que son voisin déploie ailleurs ; il aime passionnément la chasse et la guerre ; il se plaît dans les exercices les plus violents du corps ; l’usage des armes lui est familier, et dès son enfance il a appris à jouer sa vie dans des combats singuliers. L’esclavage n’empêche donc pas seulement les blancs de faire fortune, il les détourne de le vouloir.

Les mêmes causes opérant continuellement depuis deux siècles en sens contraires dans les colonies anglaises de l’Amérique Septentrionale, ont fini par mettre une différence prodigieuse entre la capacité commerciale de l’homme du Sud et celle de l’homme du Nord. Aujourd’hui, il n’y a que le Nord qui ait des vaisseaux, des manufactures, des routes de fer et des canaux.

Cette différence se remarque non seulement en comparant le Nord et le Sud, mais en comparant entre eux les habitants du Sud. Presque tous les hommes qui dans les États les plus méridionaux de l’Union se livrent à des entreprises commerciales et cherchent à utiliser l’esclavage sont venus du Nord ; chaque jour, les gens du Nord se répandent dans cette partie du territoire américain où la concurrence est moins à craindre pour eux ; ils y découvrent des ressources que n’y apercevaient point les habitants, et se pliant à un système qu’ils désapprouvent, ils parviennent à en tirer un meilleur parti que ceux qui le soutiennent encore après l’avoir fondé.

Si je voulais pousser plus loin le parallèle, je prouverais aisément que presque toutes les différences qui se remarquent entre le caractère des Américains au Sud et au Nord ont pris naissance dans l’esclavage ; mais ce serait sortir de mon sujet : je cherche en ce moment, non pas quels sont tous les effets de la servitude, mais quels effets elle produit sur la prospérité matérielle de ceux qui l’ont admise.

Cette influence de l’esclavage sur la production des richesses ne pouvait être que très imparfaitement connue de l’antiquité. La servitude existait alors dans tout l’univers policé, et les peuples qui ne la connaissaient point étaient des barbares.

Aussi le christianisme n’a-t-il détruit l’esclavage qu’en faisant valoir les droits de l’esclave ; de nos jours on peut l’attaquer au nom du maître : sur ce point l’intérêt et la morale sont d’accord.

À mesure que ces vérités se manifestaient aux États-Unis, on voyait l’esclavage reculer peu à peu devant les lumières de l’expérience.

La servitude avait commencé au Sud et s’était ensuite étendue vers le Nord, aujourd’hui elle se retire. La liberté, partie du Nord, descend sans s’arrêter vers le Sud. Parmi les grands États, la Pennsylvanie forme aujourd’hui l’extrême limite de l’esclavage vers le Nord, mais dans ces limites mêmes il est ébranlé ; le Maryland, qui est immédiatement au-dessous de la Pennsylvanie, se prépare chaque jour à s’en passer, et déjà la Virginie, qui suit le Maryland, discute son utilité et ses dangers[40].

Il ne se fait pas un grand changement dans les institutions humaines sans qu’au milieu des causes de ce changement on ne découvre la loi des successions.

Lorsque l’inégalité des partages régnait au Sud, chaque famille était représentée par un homme riche qui ne sentait pas plus le besoin que le goût du travail ; autour de lui vivaient de la même manière, comme autant de plantes parasites, les membres de sa famille que la loi avait exclus de l’héritage commun ; on voyait alors dans toutes les familles du Sud ce qu’on voit encore de nos jours dans les familles nobles de certains pays de l’Europe, où les cadets, sans avoir la même richesse que l’aîné, restent aussi oisifs que lui. Cet effet semblable était produit en Amérique et en Europe par des causes entièrement analogues. Dans le Sud des États-Unis, la race entière des blancs formait un corps aristocratique à la tête duquel se tenaient un certain nombre d’individus privilégiés dont la richesse était permanente et les loisirs héréditaires. Ces chefs de la noblesse américaine perpétuaient dans le corps dont ils étaient les représentants les préjugés traditionnels de la race blanche, et maintenaient l’oisiveté en honneur. Dans le sein de cette aristocratie, on pouvait rencontrer des pauvres, mais non des travailleurs ; la misère y paraissait préférable à l’industrie ; les ouvriers nègres et esclaves ne trouvaient donc point de concurrents, et, quelque opinion qu’on pût avoir sur l’utilité de leurs efforts, il fallait bien les employer, puisqu’ils étaient seuls.

Du moment où la loi des successions a été abolie, toutes les fortunes ont commencé à diminuer simultanément, toutes les familles se sont rapprochées par un même mouvement de l’état où le travail devient nécessaire à l’existence ; beaucoup d’entre elles ont entièrement disparu ; toutes ont entrevu le moment où il faudrait que chacun pourvût soi-même à ses besoins. Aujourd’hui on voit encore des riches, mais ils ne forment plus un corps compact et héréditaire ; ils n’ont pu adopter un esprit, y persévérer et le faire pénétrer dans tous les rangs. On a donc commencé à abandonner d’un commun accord le préjugé qui flétrissait le travail ; il y a eu plus de pauvres, et les pauvres ont pu sans rougir s’occuper des moyens de gagner leur vie. Ainsi l’un des effets les plus prochains de l’égalité des partages a été de créer une classe d’ouvriers libres. Du moment où l’ouvrier libre est entré en concurrence avec l’esclave, l’infériorité de ce dernier s’est fait sentir, et l’esclavage a été attaqué dans son principe même, qui est l’intérêt du maître.

À mesure que l’esclavage recule, la race noire le suit dans sa marche rétrograde, et retourne avec lui vers les tropiques, d’où elle est originairement venue.

Ceci peut paraître extraordinaire au premier abord, on va bientôt le concevoir.

En abolissant le principe de servitude, les Américains ne mettent point les esclaves en liberté.

Peut-être comprendrait-on avec peine ce qui va suivre, si je ne citais un exemple ; je choisirai celui de l’État de New York. En 1788, l’État de New-York prohibe dans son sein la vente des esclaves. C’était d’une manière détournée en prohiber l’importation. Dès lors le nombre des Nègres ne s’accroît plus que suivant l’accroissement naturel de la population noire. Huit ans après, on prend une mesure plus décisive, et l’on déclare qu’à partir du 4 juillet 1799 tous les enfants qui naîtront de parents esclaves seront libres. Toute voie d’accroissement est alors fermée ; il y a encore des esclaves, mais on peut dire que la servitude n’existe plus.

À partir de l’époque où un État du Nord prohibe ainsi l’importation des esclaves, on ne retire plus de noirs du Sud pour les transporter dans son sein.

Du moment où un État du Nord défend la vente des nègres, l’esclave ne pouvant plus sortir des mains de celui qui le possède devient une propriété incommode, et on a intérêt à le transporter au Sud.

Le jour où un État du Nord déclare que le fils de l’esclave naîtra libre, ce dernier perd une grande partie de sa valeur vénale ; car sa postérité ne peut plus entrer dans le marché, et on a encore un grand intérêt à le transporter au Sud.

Ainsi la même loi empêche que les esclaves du Sud ne viennent au Nord, et pousse ceux du Nord vers le Sud.

Mais voici une autre cause plus puissante que toutes celles dont je viens de parler.

A mesure que le nombre des esclaves diminue dans un État, le besoin de travailleurs libres s’y fait sentir. A mesure que les travailleurs libres s’emparent de l’industriel, le travail de l’esclave étant moins productif, celui-ci devient une propriété médiocre ou inutile, et on a encore grand intérêt à l’exporter au Sud, où la concurrence n’est pas à craindre.

L’abolition de l’esclavage ne fait donc pas arriver l’esclave à la liberté ; elle le fait seulement changer de maître : du septentrion, il passe au midi.

Quant aux nègres affranchis et à ceux qui naissent après que l’esclavage a été aboli, ils ne quittent point le Nord pour passer au Sud, mais ils se trouvent vis-à-vis des Européens dans une position analogue à celle des indigènes ; ils restent à moitié civilisés et privés de droits au milieu d’une population qui leur est infiniment supérieure en richesses et en lumières ; ils sont en butte à la tyrannie des lois[41] et à l’intolérance des mœurs. Plus malheureux sous un certain rapport que les Indiens, ils ont contre eux les souvenirs de l’esclavage, et ils ne peuvent réclamer la possession d’un seul endroit du sol ; beaucoup succombent à leur misère[42] ; les autres se concentrent dans les villes, où, se chargeant des plus grossiers travaux, ils mènent une existence précaire et misérable.

Quand, d’ailleurs, le nombre des nègres continuerait à croître de la même manière qu’à l’époque où ils ne possédaient pas encore la liberté, le nombre des blancs augmentant avec une double vitesse après l’abolition de l’esclavage, les noirs seraient bientôt comme engloutis au milieu des flots d’une population étrangère.

Un pays cultivé par des esclaves est en général moins peuplé qu’un pays cultivé par des hommes libres ; de plus, l’Amérique est une contrée nouvelle ; au moment donc où un État abolit l’esclavage, il n’est encore qu’à moitié plein. À peine la servitude y est-elle détruite, et le besoin des travailleurs libres s’y fait-il sentir, qu’on voit accourir dans son sein, de toutes les parties du pays, une foule de hardis aventuriers ; ils viennent pour profiter des ressources nouvelles qui vont s’ouvrir à l’industrie. Le sol se divise entre eux ; sur chaque portion s’établit une famille de blancs qui s’en empare. C’est aussi vers les États libres que l’émigration européenne se dirige. Que ferait le pauvre d’Europe qui vient chercher l’aisance et le bonheur dans le Nouveau-Monde, s’il allait habiter un pays où le travail est entaché d’ignominie ?

Ainsi la population blanche croît par son mouvement naturel et en même temps par une immense émigration, tandis que la population noire ne reçoit point d’émigrants et s’affaiblit. Bientôt la proportion qui existait entre les deux races est renversée. Les nègres ne forment plus que de malheureux débris, une petite tribu pauvre et nomade, perdue au milieu d’un peuple immense et maître du sol ; et l’on ne s’aperçoit plus de leur présence que par les injustices et les rigueurs dont ils sont l’objet.

Dans beaucoup d’États de l’Ouest, la race nègre n’a jamais paru ; dans tous les États du Nord elle disparaît. La grande question de l’avenir se resserre donc dans un cercle étroit ; elle devient ainsi moins redoutable, mais non plus facile à résoudre.

À mesure qu’on descend vers le Midi, il est plus difficile d’abolir utilement l’esclavage. Ceci résulte de plusieurs causes matérielles qu’il est nécessaire de développer.

La première est le climat : il est certain qu’à proportion que les Européens s’approchent des tropiques, le travail leur devient plus difficile ; beaucoup d’Américains prétendent même que sous une certaine latitude il finit par leur être mortel, tandis que le nègre s’y soumet sans dangers[43] ; mais je ne pense pas que cette idée, si favorable à la paresse de l’homme du Midi, soit fondée sur l’expérience. Il ne fait pas plus chaud dans le sud de l’Union que dans le sud de l’Espagne et de l’Italie[44]. Pourquoi l’Européen n’y pourrait-il exécuter les mêmes travaux ? Et si l’esclavage a été aboli en Italie et en Espagne sans que les maîtres périssent, pourquoi n’en arriverait-il pas de même dans l’Union ? Je ne crois donc pas que la nature ait interdit, sous peine de mort, aux Européens de la Géorgie ou des Florides de tirer eux-mêmes leur subsistance du sol ; mais ce travail leur serait assurément plus pénible et moins productif[45] qu’aux habitants de la Nouvelle-Angleterre. Le travailleur libre perdant ainsi au Sud une partie de sa supériorité sur l’esclave, il est moins utile d’abolir l’esclavage.

Toutes les plantes de l’Europe croissent dans le nord de l’Union ; le Sud a des produits spéciaux.

On a remarqué que l’esclavage est un moyen dispendieux de cultiver les céréales. Celui qui récolte le blé dans un pays où la servitude est inconnue, ne retient habituellement à son service qu’un petit nombre d’ouvriers ; à l’époque de la moisson, et pendant les semailles, il en réunit, il est vrai, beaucoup d’autres ; mais ceux-là n’habitent que momentanément sa demeure.

Pour remplir ses greniers ou ensemencer ses champs, l’agriculteur qui vit dans un État à esclaves est oblige d’entretenir durant toute l’année un grand nombre de serviteurs, qui pendant quelques jours seulement lui sont nécessaires ; car, différents des ouvriers libres, les esclaves ne sauraient attendre, en travaillant pour eux-mêmes, le moment où l’on doit venir louer leur industrie. Il faut les acheter pour s’en servir.

L’esclavage, indépendamment de ses inconvénients généraux, est donc naturellement moins applicable aux pays où les céréales sont cultivées qu’à ceux où on récolte d’autres produits.

La culture du tabac, du coton et surtout de la canne à sucre, exige, au contraire, des soins continuels. On peut y employer des femmes et des enfants qu’on ne pourrait point utiliser dans la culture du blé. Ainsi, l’esclavage est naturellement plus approprié au pays d’où l’on tire les produits que je viens de nommer.

Le tabac, le coton, la canne ne croissent qu’au Sud ; ils y forment les sources principales de la richesse du pays. En détruisant l’esclavage, les hommes du Sud se trouveraient dans l’une de ces deux alternatives : ou ils seraient obligés de changer leur système de culture, et alors ils entreraient en concurrence avec les hommes du Nord, plus actifs et plus expérimentés qu’eux ; ou ils cultiveraient les mêmes produits sans esclaves, et alors ils auraient à supporter la concurrence des autres États du Sud qui les auraient conservés.

Ainsi le Sud a des raisons particulières de garder l’esclavage, que n’a point le Nord.

Mais voici un autre motif plus puissant que tous les autres. Le Sud pourrait bien, à la rigueur, abolir la servitude ; mais comment se délivrerait-il des noirs ? Au Nord, on chasse en même temps l’esclavage et les esclaves. Au Sud, on ne peut espérer d’atteindre en même temps ce double résultat.

En prouvant que la servitude était plus naturelle et plus avantageuse au Sud qu’au Nord, j’ai suffisamment indiqué que le nombre des esclaves devait y être beaucoup plus grand. C’est dans le Sud qu’ont été amenés les premiers Africains ; c’est là qu’ils sont toujours arrivés en plus grand nombre. À mesure qu’on s’avance vers le Sud, le préjugé qui maintient l’oisiveté en honneur prend de la puissance. Dans les États qui avoisinent le plus les tropiques, il n’y a pas un blanc qui travaille. Les nègres sont donc naturellement plus nombreux au Sud qu’au Nord. Chaque jour, comme je l’ai dit plus haut, ils le deviennent davantage ; car, à proportion qu’on détruit l’esclavage à une des extrémités de l’Union, les nègres s’accumulent à l’autre. Ainsi, le nombre des noirs augmente au Sud, non seulement par le mouvement naturel de la population, mais encore par l’émigration forcée des nègres du Nord. La race africaine a, pour croître dans cette partie de l’Union, des causes analogues à celles qui font grandir si vite la race européenne au Nord.

Dans l’État du Maine, on compte un Nègre sur trois cents habitants ; dans le Massachusetts, un sur 100 ; dans l’État de New York, deux sur 100 ; en Pennsylvanie, trois ; au Maryland, trente-quatre ; quarante-deux dans la Virginie, et cinquante-cinq enfin dans la Caroline du Sud[46]. Telle était la proportion des noirs par rapport à celle des blancs dans l’année 1830. Mais cette proportion change sans cesse : chaque jour elle devient plus petite au Nord et plus grande au Sud.

Il est évident que dans les États les plus méridionaux de l’Union, on ne saurait abolir l’esclavage comme on l’a fait dans les États du Nord, sans courir de très grands dangers, que ceux-ci n’ont point eu à redouter.

Nous avons vu comment les États du Nord ménageaient la transition entre l’esclavage et la liberté. Ils gardent la génération présente dans les fers et émancipent les races futures ; de cette manière, on n’introduit les nègres que peu à peu dans la société, et tandis qu’on retient dans la servitude l’homme qui pourrait faire un mauvais usage de son indépendance, on affranchit celui qui, avant de devenir maître de lui-même, peut encore apprendre l’art d’être libre.

Il serait difficile de faire l’application de cette méthode au Sud. Lorsqu’on déclare qu’à partir de certaine époque le fils du nègre sera libre, on introduit le principe et l’idée de la liberté dans le sein même de la servitude : les noirs que le législateur garde dans l’esclavage, et qui voient leurs fils en sortir, s’étonnent de ce partage inégal que fait entre eux la destinée ; ils s’inquiètent et s’irritent. Dès lors, l’esclavage a perdu à leurs yeux l’espèce de puissance morale que lui donnaient le temps et la coutume ; il en est réduit à n’être plus qu’un abus visible de la force. Le Nord n’avait rien à craindre de ce contraste, parce qu’au Nord les Noirs étaient en petit nombre, et les blancs très nombreux. Mais si cette première aurore de la liberté venait à éclairer en même temps deux millions d’hommes, les oppresseurs devraient trembler.

Après avoir affranchi les fils de leurs esclaves, les Européens du Sud seraient bientôt contraints d’étendre à toute la race noire le même bienfait.

Dans le Nord, comme je l’ai dit plus haut, du moment où l’esclavage est aboli, et même du moment où il devient probable que le temps de son abolition approche, il se fait un double mouvement : les esclaves quittent le pays pour être transportés plus au Sud ; les blancs des États du Nord et les émigrants d’Europe affluent à leur place.

Ces deux causes ne peuvent opérer de la même manière dans les derniers États du Sud. D’une part, la masse des esclaves y est trop grande pour qu’on puisse espérer de leur faire quitter le pays ; d’autre part, les Européens et les Anglo-Américains du Nord redoutent de venir habiter une contrée où l’on n’a point encore réhabilité le travail. D’ailleurs, ils regardent avec raison les États où la proportion des nègres surpasse ou égale celle des blancs comme menacés de grands malheurs, et ils s’abstiennent de porter leur industrie de ce côté.

Ainsi, en abolissant l’esclavage, les hommes du Sud ne parviendraient pas, comme leurs frères du Nord, à faire arriver graduellement les nègres à la liberté ; ils ne diminueraient pas sensiblement le nombre des noirs, et ils resteraient seuls pour les contenir. Dans le cours de peu d’années, on verrait donc un grand peuple de nègres libres placé au milieu d’une nation à peu près égale de blancs.

Les mêmes abus de pouvoir, qui maintiennent aujourd’hui l’esclavage, deviendraient alors dans le Sud la source des plus grands dangers qu’auraient à redouter les blancs. Aujourd’hui le descendant des Européens possède seul la terre ; il est maître absolu de l’industrie ; seul il est riche, éclairé, armé. Le noir ne possède aucun de ces avantages ; mais il peut s’en passer, il est esclave. Devenu libre, chargé de veiller lui-même sur son sort, peut-il rester privé de toutes ces choses sans mourir ? Ce qui faisait la force du blanc, quand l’esclavage existait, l’expose donc à mille périls après que l’esclavage est aboli.

Laissant le nègre en servitude, on peut le tenir dans un état voisin de la brute ; libre, on ne peut l’empêcher de s’instruire assez pour apprécier l’étendue de ses maux et en entrevoir le remède. Il y a d’ailleurs un singulier principe de justice relative qu’on trouve très profondément enfoncé dans le cœur humain. Les hommes sont beaucoup plus frappés de l’inégalité qui existe dans l’intérieur d’une même classe que des inégalités qu’on remarque entre les différentes classes. On comprend l’esclavage, mais comment concevoir l’existence de plusieurs millions de citoyens éternellement pliés sous l’infamie et livrés a des misères héréditaires ? Dans le Nord, une population de nègres affranchis éprouve ces maux et ressent ces injustices ; mais elle est faible et réduite ; dans le Sud elle serait nombreuse et forte.

Du moment où l’on admet que les blancs et les nègres émancipés sont placés sur le même sol comme des peuples étrangers l’un à l’autre, on comprendra sans peine qu’il n’y a plus que deux chances dans l’avenir : il faut que les nègres et les blancs se confondent entièrement ou se séparent.

J’ai déjà exprimé plus haut quelle était ma conviction sur le premier moyen[47]. Je ne pense pas que la race blanche et la race noire en viennent nulle part à vivre sur un pied d’égalité.

Mais je crois que la difficulté sera bien plus grande encore aux États-Unis que partout ailleurs. Il arrive qu’un homme se place en dehors des préjugés de religion, de pays, de race, et si cet homme est roi, il peut opérer de surprenantes révolutions dans la société : un peuple tout entier ne saurait se mettre ainsi en quelque sorte au-dessus de lui-même.

Un despote venant à confondre les Américains et leurs anciens esclaves sous le même joug parviendrait peut-être à les mêler : tant que la démocratie américaine restera à la tête des affaires, nul n’osera tenter une pareille entreprise, et l’on peut prévoir que, plus les blancs des États-Unis seront libres, plus ils chercheront à s’isoler[48].

J’ai dit ailleurs que le véritable lien entre l’Européen et l’Indien était le métis ; de même la véritable transition entre le blanc et le nègre, c’est le mulâtre : partout où il se trouve un très grand nombre de mulâtres, la fusion entre les deux races n’est pas impossible.

Il y a des parties de l’Amérique où l’Européen et le nègre se sont tellement croisés, qu’il est difficile de rencontrer un homme qui soit tout-à-fait blanc ou tout-à-fait noir : arrivées a ce point, on peut réellement dire que les races se sont mêlées ; ou plutôt, à leur place, il en est survenu une troisième qui tient des deux sans être précisément ni l’une ni l’autre.

De tous les Européens, les Anglais sont ceux qui ont le moins mêlé leur sang à celui des Nègres. On voit au Sud de l’Union plus de mulâtres qu’au Nord, mais infiniment moins que dans aucune autre colonie européenne ; les mulâtres sont très peu nombreux aux États-Unis ; ils n’ont aucune force par eux-mêmes, et dans les querelles de races, ils font d’ordinaire cause commune avec les blancs. C’est ainsi qu’en Europe on voit souvent les laquais des grands seigneurs trancher du noble avec le peuple.

Cet orgueil d’origine, naturel à l’Anglais, est encore singulièrement accru chez l’Américain par l’orgueil individuel que la liberté démocratique fait naître. L’homme blanc des États-Unis est fier de sa race et fier de lui-même.

D’ailleurs, les blancs et les nègres ne venant pas à se mêler dans le Nord de l’Union, comment se mêleraient-ils dans le Sud ? Peut-on supposer un instant que l’Américain du Sud, placé, comme il le sera toujours, entre l’homme blanc, dans toute sa supériorité physique et morale, et le nègre, puisse jamais songer à se confondre avec ce dernier ? L’Américain du Sud a deux passions énergiques qui le porteront toujours à s’isoler : il craindra de ressembler au nègre son ancien esclave, et de descendre au-dessous du blanc son voisin.

S’il fallait absolument prévoir l’avenir, je dirais que, suivant le cours probable des choses, l’abolition de l’esclavage au Sud fera croître la répugnance que la population blanche y éprouve pour les noirs. Je fonde cette opinion sur ce que j’ai déjà remarqué d’analogue au Nord. J’ai dit que les hommes blancs du Nord s’éloignent des Nègres avec d’autant plus de soin que le législateur marque moins la séparation légale qui doit exister entre eux : pourquoi n’en serait-il pas de même au Sud ? Dans le Nord, quand les blancs craignent d’arriver à se confondre avec les noirs, ils redoutent un danger imaginaire. Au Sud, où le danger serait réel, je ne puis croire que la crainte fût moindre.

Si, d’une part, on reconnaît (et le fait n’est pas douteux) que dans l’extrémité sud, les Noirs s’accumulent sans cesse et croissent plus vite que les blancs ; si, d’une autre, on concède qu’il est impossible de prévoir l’époque où les noirs et les blancs arriveront à se mêler et à retirer de l’état de société les mêmes avantages, ne doit-on pas en conclure que, dans les États du Sud, les noirs et les blancs finiront tôt ou tard par entrer en lutte ?

Quel sera le résultat final de cette lutte ?

On comprendra sans peine que sur ce point il faut se renfermer dans le vague des conjectures. L’esprit humain parvient avec peine à tracer en quelque sorte un grand cercle autour de l’avenir ; mais en dedans de ce cercle s’agite le hasard qui échappe à tous les efforts. Dans le tableau de l’avenir, le hasard forme toujours comme le point obscur où l’œil de l’intelligence ne saurait pénétrer. Ce qu’on peut dire est ceci : dans les Antilles, c’est la race blanche qui semble destinée à succomber ; sur le continent, la race noire.

Dans les Antilles, les blancs sont isolés au milieu d’une immense population de noirs ; sur le continent, les noirs sont placés entre la mer et un peuple innombrable, qui déjà s’étend au-dessus d’eux comme une masse compacte, depuis les glaces du Canada jusqu’aux frontières de la Virginie, depuis les rivages du Missouri jusqu’aux bords de l’océan Atlantique. Si les blancs de l’Amérique du Nord restent unis, il est difficile de croire que les nègres puissent échapper à la destruction qui les menace ; ils succomberont sous le fer ou la misère. Mais les populations noires accumulées le long du golfe du Mexique, ont des chances de salut si la lutte entre les deux races vient à s’établir alors que la confédération américaine sera dissoute. Une fois l’anneau fédéral brisé, les hommes du Sud auraient tort de compter sur un appui durable de la part de leurs frères du Nord. Ceux-ci savent que le danger ne peut jamais les atteindre ; si un devoir positif ne les contraint de marcher au secours du Sud, on peut prévoir que les sympathies de race seront impuissantes.

Quelle que soit, du reste, l’époque de la lutte, les blancs du Sud, fussent-ils abandonnés à eux-mêmes, se présenteront dans la lice avec une immense supériorité de lumières et de moyens ; mais les noirs auront pour eux le nombre et l’énergie du désespoir. Ce sont là de grandes ressources quand on a les armes à la main. Peut-être arrivera-t-il alors à la race blanche du Sud ce qui est arrivé aux Maures d’Espagne. Après avoir occupé le pays pendant des siècles, elle se retirera enfin peu à peu vers la contrée d’où ses aïeux sont autrefois venus, abandonnant aux nègres la possession d’un pays que la Providence semble destiner à ceux-ci, puisqu’ils y vivent sans peine et y travaillent plus facilement que les blancs.

Le danger plus ou moins éloigné, mais inévitable, d’une lutte entre les noirs et les blancs qui peuplent le sud de l’Union, se présente sans cesse comme un rêve pénible à l’imagination des Américains. Les habitants du Nord s’entretiennent chaque jour de ces périls, quoique directement ils n’aient rien à en craindre. Ils cherchent vainement à trouver un moyen de conjurer les malheurs qu’ils prévoient.

Dans les États du Sud, on se tait ; on ne parle point de l’avenir aux étrangers ; on évite de s’en expliquer avec ses amis ; chacun se le cache pour ainsi dire à soi-même. Le silence du Sud a quelque chose de plus effrayant que les craintes bruyantes du Nord.

Cette préoccupation générale des esprits a donné naissance à une entreprise presque ignorée qui peut changer le sort d’une partie de la race humaine.

Redoutant les dangers que je viens de décrire, un certain nombre de citoyens américains se réunirent en société dans le but d’importer à leurs frais sur les côtes de la Guinée les nègres libres qui voudraient échapper à la tyrannie qui pèse sur eux[49].

En 1820, la société dont je parle parvint à fonder en Afrique, par le 7e degré de latitude nord, un établissement auquel elle donna le nom de Liberia. Les dernières nouvelles annonçaient que deux mille cinq cents nègres se trouvaient déjà réunis sur ce point. Transportés dans leur ancienne patrie, les noirs y ont introduit des institutions américaines. Liberia a un système représentatif, des jurés nègres, des magistrats nègres, des prêtres nègres ; on y voit des temples et des journaux, et par un retour singulier des vicissitudes de ce monde, il est défendu aux blancs de se fixer dans ses murs[50].

Voilà à coup sûr un étrange jeu de la fortune ! Deux siècles se sont écoulés depuis le jour où l’habitant de l’Europe entreprit d’enlever les nègres à leur famille et à leur pays pour les transporter sur les rivages de l’Amérique du Nord. Aujourd’hui on rencontre l’Européen occupé à charrier de nouveau à travers l’océan Atlantique les descendants de ces mêmes nègres, afin de les reporter sur le sol d’où il avait jadis arraché leurs pères. Des barbares ont été puiser les lumières de la civilisation au sein de la servitude et apprendre dans l’esclavage l’art d’être libres.

Jusqu’à nos jours, l’Afrique était fermée aux arts et aux sciences des blancs. Les lumières de l’Europe, importées par des Africains, y pénétreront peut-être. Il y a donc une belle et grande idée dans la fondation de Liberia ; mais cette idée, qui peut devenir si féconde pour l’Ancien Monde, est stérile pour le Nouveau.

En douze ans, la Société de colonisation des noirs a transporté en Afrique deux mille cinq cents nègres. Pendant le même espace de temps, il en naissait environ sept cent mille dans les États-Unis.

La colonie de Liberia fût-elle en position de recevoir chaque année des milliers de nouveaux habitants, et ceux-ci en état d’y être conduits utilement ; l’Union se mît-elle à la place de la Société et employât-elle annuellement ses trésors[51] et ses vaisseaux à exporter des nègres en Afrique, elle ne pourrait point encore balancer le seul progrès naturel de la population parmi les noirs ; et n’enlevant pas chaque année autant d’hommes qu’il en vient au monde, elle ne parviendrait pas même à suspendre les développements du mal qui grandit chaque jour dans son sein[52].

La race nègre ne quittera plus les rivages du continent américain, où les passions et les vices de l’Europe l’ont fait descendre; elle ne disparaîtra du Nouveau-Monde qu’en cessant d’exister. Les habitants des États-Unis peuvent éloigner les malheurs qu’ils redoutent, mais ils ne sauraient aujourd’hui en détruire la cause.

Je suis obligé d’avouer que je ne considère pas l’abolition de la servitude comme un moyen de retarder, dans les États du Sud, la lutte des deux races.

Les nègres peuvent rester long-temps esclaves sans se plaindre ; mais entrés au nombre des hommes libres, ils s’indigneront bientôt d’être privés de presque tous les droits de citoyens ; et ne pouvant devenir les égaux des blancs, ils ne tarderont pas à se montrer leurs ennemis.

Au Nord, on avait tout profit à affranchir les esclaves ; on se délivrait ainsi de l’esclavage, sans avoir rien à redouter des nègres libres. Ceux-ci étaient trop peu nombreux pour réclamer jamais leurs droits. Il n’en est pas de même au Sud.

La question de l’esclavage était pour les maîtres, au Nord, une question commerciale et manufacturière ; au Sud, c’est une question de vie ou de mort. Il ne faut donc pas confondre l’esclavage au Nord et au Sud.

Dieu me garde de chercher, comme certains auteurs américains, à justifier le principe de la servitude des nègres ; je dis seulement que tous ceux qui ont admis cet affreux principe autrefois ne sont pas également libres aujourd’hui de s’en départir.

Je confesse que quand je considère l’état du Sud, je ne découvre, pour la race blanche qui habite ces contrées, que deux manières d’agir : affranchir les nègres et les fondre avec elle ; rester isolés d’eux et les tenir le plus long-temps possible dans l’esclavage. Les moyens termes me paraissent aboutir prochainement à la plus horrible de toutes les guerres civiles, et peut-être à la ruine de l’une des deux races.

Les Américains du Sud envisagent la question sous ce point de vue, et ils agissent en conséquence. Ne voulant pas se fondre avec les nègres, ils ne veulent point les mettre en liberté.

Ce n’est pas que tous les habitants du Sud regardent l’esclavage comme nécessaire à la richesse du maître ; sur ce point, beaucoup d’entre eux sont d’accord avec les hommes du Nord, et admettent volontiers avec ceux-ci que la servitude est un mal ; mais ils pensent qu’il faut conserver ce mal pour vivre.

Les lumières, en s’accroissant au Sud, ont fait apercevoir aux habitants de cette partie du territoire que l’esclavage est nuisible au maître, et ces mêmes lumières leur montrent, plus clairement qu’ils ne l’avaient vu jusqu’alors, la presque impossibilité de le détruire. De là un singulier contraste : l’esclavage s’établit de plus en plus dans les lois, à mesure que son utilité est plus contestée ; et tandis que son principe est graduellement aboli dans le Nord, on tire au Midi, de ce même principe, des conséquences de plus en plus rigoureuses.

La législation des États du Sud relative aux esclaves présente de nos jours une sorte d’atrocité inouïe, et qui seule vient révéler quelque perturbation profonde dans les lois de l’humanité. Il suffit de lire la législation des États du Sud pour juger la position désespérée des deux races qui les habitent.

Ce n’est pas que les Américains de cette partie de l’Union aient précisément accru les rigueurs de la servitude ; ils ont, au contraire, adouci le sort matériel des esclaves. Les Anciens ne connaissaient que les fers et la mort pour maintenir l’esclavage ; les Américains du Sud de l’Union ont trouvé des garanties plus intellectuelles pour la durée de leur pouvoir. Ils ont, si je puis m’exprimer ainsi, spiritualisé le despotisme et la violence. Dans l’antiquité, on cherchait à empêcher l’esclave de briser ses fers ; de nos jours, on a entrepris de lui en ôter le désir.

Les anciens enchaînaient le corps de l’esclave, mais ils laissaient son esprit libre et lui permettaient de s’éclairer. En cela ils étaient conséquents avec eux-mêmes ; il y avait alors une issue naturelle à la servitude : d’un jour à l’autre l’esclave pouvait devenir libre et égal à son maître.

Les Américains du Sud, qui ne pensent point qu’à aucune époque les nègres puissent se confondre avec eux, ont défendu, sous des peines sévères, de leur apprendre à lire et à écrire. Ne voulant pas les élever à leur niveau, ils les tiennent aussi près que possible de la brute.

De tout temps, l’espérance de la liberté avait été placée au sein de l’esclavage pour en adoucir les rigueurs.

Les Américains du Sud ont compris que l’affranchissement offrait toujours des dangers, quand l’affranchi ne pouvait arriver un jour à s’assimiler au maître. Donner à un homme la liberté et le laisser dans la misère et l’ignominie, qu’est-ce faire, sinon fournir un chef futur à la révolte des esclaves ? On avait d’ailleurs remarqué depuis long-temps que la présence du nègre libre jetait une inquiétude vague au fond de l’âme de ceux qui ne l’étaient pas, et y faisait pénétrer, comme une lueur douteuse, l’idée de leurs droits. Les Américains du Sud ont enlevé aux maîtres, dans la plupart des cas, la faculté d’affranchir[53].

J’ai rencontré au sud de l’Union un vieillard qui jadis avait vécu dans un commerce illégitime avec une de ses négresses. Il en avait eu plusieurs enfants qui, en venant au monde, étaient devenus esclaves de leur père. Plusieurs fois celui-ci avait songé à leur léguer au moins la liberté, mais des années s’étaient écoulées avant qu’il pût lever les obstacles mis à l’affranchissement par le législateur. Pendant ce temps, la vieillesse était venue, et il allait mourir. Il se représentait alors ses fils traînés de marchés en marchés, et passant de l’autorité paternelle sous la verge d’un étranger. Ces horribles images jetaient dans le délire son imagination expirante. Je le vis en proie aux angoisses du désespoir, et je compris alors comment la nature savait se venger des blessures que lui faisaient les lois.

Ces maux sont affreux, sans doute ; mais ne sont-ils pas la conséquence prévue et nécessaire du principe même de la servitude parmi les modernes ?

Du moment où les Européens ont pris leurs esclaves dans le sein d’une race d’hommes différente de la leur, que beaucoup d’entre eux considéraient comme inférieure aux autres races humaines, et à laquelle tous envisagent avec horreur l’idée de s’assimiler jamais, ils ont supposé l’esclavage éternel ; car, entre l’extrême inégalité que crée la servitude et la complète égalité que produit naturellement parmi les hommes l’indépendance, il n’y a point d’état intermédiaire qui soit durable. Les Européens ont senti vaguement cette vérité, mais sans se l’avouer. Toutes les fois qu’il s’est agi des nègres, on les a vus obéir tantôt à leur intérêt ou à leur orgueil, tantôt à leur pitié. Ils ont violé envers le noir tous les droits de l’humanité, et puis ils l’ont instruit de la valeur et de l’inviolabilité de ces droits. Ils ont ouvert leurs rangs à leurs esclaves, et quand ces derniers tentaient d’y pénétrer, ils les ont chassés avec ignominie. Voulant la servitude, ils se sont laissé entraîner, malgré eux ou à leur insu, vers a liberté, sans avoir le courage d’être ni complètement iniques, ni entièrement justes.

S’il est impossible de prévoir une époque où les Américains du Sud mêleront leur sang à celui des nègres, peuvent-ils, sans s’exposer eux-mêmes à périr, permettre que ces derniers arrivent à la liberté ? Et s’ils sont obligés, pour sauver leur propre race, de vouloir les maintenir dans les fers, ne doit-on pas les excuser de prendre les moyens les plus efficaces pour y parvenir ?

Ce qui se passe dans le sud de l’Union me semble tout à la fois la conséquence la plus horrible et la plus naturelle de l’esclavage. Lorsque je vois l’ordre de la nature renversé, quand j’entends l’humanité qui crie et se débat en vain sous les lois, j’avoue que je ne trouve point d’indignation pour flétrir les hommes de nos jours, auteurs de ces outrages ; mais je rassemble toute ma haine contre ceux qui, après plus de mille ans d’égalité, ont introduit de nouveau la servitude dans le monde.

Quels que soient, du reste, les efforts des Américains du Sud pour conserver l’esclavage, ils n’y réussiront pas toujours. L’esclavage, resserré sur un seul point du globe, attaqué par le christianisme comme injuste, par l’économie politique comme funeste ; l’esclavage, au milieu de la liberté démocratique et des lumières de notre âge, n’est point une institution qui puisse durer. Il cessera par le fait de l’esclave ou par celui du maître. Dans les deux cas, il faut s’attendre à de grands malheurs.

Si on refuse la liberté aux nègres du Sud, ils finiront par la saisir violemment eux-mêmes ; si on la leur accorde, ils ne tarderont pas à en abuser.

QUELLES SONT LES CHANCES DE DURÉE DE L’UNION

AMÉRICAINE, QUELS DANGERS LA MENACE.

Ce qui fait la force prépondérante réside dans les États plutôt que dans l’Union. — La confédération ne durera qu’autant que tous les États qui la composent voudront en faire partie. — Causes qui doivent les porter à rester unis. — Utilité d’être unis pour résister aux étrangers et pour n’avoir pas d’étrangers en Amérique. — La Providence n’a pas élevé de barrières naturelles entre les différents États. — Il n’existe pas d’intérêts matériels qui les divisent. — Intérêt qu’a le Nord à la prospérité et à l’union du Sud et de l’Ouest ; le Sud à celles du Nord et de l’Ouest ; l’Ouest à celles des deux autres. — Intérêts immatériels qui unissent les Américains. — Uniformité des opinions. — Les dangers de la confédération naissent de la différence des caractères, dans les hommes qui la composent, et de leurs passions. — Caractères des hommes du Sud et du Nord. — La croissance rapide de l’Union est un de ses plus grands périls. — Marche de la population vers le Nord-Ouest. — Gravitation de la puissance de ce côté. — Passions que ces mouvements rapides de la fortune font naître. — L’Union subsistant, son gouvernement tend-il à prendre de la force ou à s’affaiblir ? — Divers signes d’affaiblissement. — Internal improvements. — Terres désertes. — Indiens. — Affaire de la banque. — Affaire du tarif. — Le général Jackson.

De l’existence de l’Union dépend en partie le maintien de ce qui existe dans chacun des États qui la composent. Il faut donc examiner d’abord quel est le sort probable de l’Union. Mais, avant tout, il est bon de se fixer sur un point : si la confédération actuelle venait à se briser, il me paraît incontestable que les États qui en font partie ne retourneraient pas à leur individualité première. À la place d’une Union, il s’en formerait plusieurs. Je n’entends point rechercher sur quelles bases ces nouvelles Unions viendraient à s’établir ; ce que je veux montrer, ce sont les causes qui peuvent amener le démembrement de la confédération actuelle.

Pour y parvenir, je vais être obligé de parcourir de nouveau quelques-unes des routes dans lesquelles j’étais précédemment entré. Je devrai exposer aux regards plusieurs objets qui sont déjà connus. Je sais qu’en agissant ainsi je m’expose aux reproches du lecteur ; mais l’importance de la matière qui me reste à traiter est mon excuse. Je préfère me répéter quelquefois que de n’être pas compris, et j’aime mieux nuire à l’auteur qu’au sujet.

Les législateurs qui ont formé la constitution de 1789 se sont efforcés de donner au pouvoir fédéral une existence à part et une force prépondérante.

Mais ils étaient bornés par les conditions mêmes du problème qu’ils avaient à résoudre. On ne les avait point chargés de constituer le gouvernement d’un peuple unique, mais de régler l’association de plusieurs peuples ; et quels que fussent leurs désirs, il fallait toujours qu’ils en arrivassent à partager l’exercice de la souveraineté.

Pour bien comprendre quelles furent les conséquences de ce partage, il est nécessaire de faire une courte distinction entre les actes de la souveraineté.

Il y a des objets qui sont nationaux par leur nature, c’est-à-dire qui ne se rapportent qu’à la nation prise en corps, et ne peuvent être confiés qu’à l’homme ou à l’assemblée qui représente le plus complétement la nation entière. Je mettrai de ce nombre la guerre et la diplomatie.

Il en est d’autres qui sont provinciaux de leur nature, c’est-à-dire qui ne se rapportent qu’à certaines localités et ne peuvent être convenablement traités que dans la localité même. Tel est le budget des communes.

On rencontre enfin des objets qui ont une nature mixte : ils sont nationaux, en ce qu’ils intéressent tous les individus qui composent la nation ; ils sont provinciaux, en ce qu’il n’y a pas nécessité que la nation elle-même y pourvoie. Ce sont, par exemple, les droits qui règlent l’état civil et politique des citoyens. Il n’existe pas d’état social sans droits civils et politiques. Ces droits intéressent donc également tous les citoyens ; mais il n’est pas toujours nécessaire à l’existence et à la prospérité de la nation que ces droits soient uniformes, et par conséquent qu’ils soient réglés par le pouvoir central.

Parmi les objets dont s’occupe la souveraineté, il y a donc deux catégories nécessaires ; on les retrouve dans toutes les sociétés bien constituées, quelle que soit du reste la base sur laquelle le pacte social ait été établi.

Entre ces deux points extrêmes, sont placés, comme une masse flottante, les objets généraux, mais non nationaux, que j’ai appelés mixtes. Ces objets n’étant ni exclusivement nationaux, ni entièrement provinciaux, le soin d’y pourvoir peut être attribué au gouvernement national ou au gouvernement provincial, suivant les conventions de ceux qui s’associent, sans que le but de l’association cesse d’être atteint.

Le plus souvent, de simples individus s’unissent pour former le souverain, et leur réunion compose un peuple. Au-dessous du gouvernement général qu’ils se sont donné, on ne rencontre alors que des forces individuelles ou des pouvoirs collectifs dont chacun représente une fraction très minime du souverain. Alors aussi c’est le gouvernement général qui est le plus naturellement appelé à régler, non seulement les objets nationaux par leur essence, mais la plus grande partie des objets mixtes dont j’ai déjà parlé. Les localités en sont réduites à la portion de souveraineté qui est indispensable à leur bien-être.

Quelquefois, par un fait antérieur à l’association, le souverain se trouve composé de corps politiques déjà organisés ; il arrive alors que le gouvernement provincial se charge de pourvoir, non seulement aux objets exclusivement provinciaux de leur nature, mais encore à tout ou partie des objets mixtes dont il vient d’être question. Car les nations confédérées, qui formaient elles-mêmes des souverains avant leur union, et qui continuent à représenter une fraction très considérable du souverain, quoiqu’elles se soient unies, n’ont entendu céder au gouvernement général que l’exercice des droits indispensables à l’Union.

Quand le gouvernement national, indépendamment des prérogatives inhérentes à sa nature, se trouve revêtu du droit de régler les objets mixtes de la souveraineté, il possède une force prépondérante. Non seulement il a beaucoup de droits, mais tous les droits qu’il n’a pas sont à sa merci, et il est à craindre qu’il n’en vienne jusqu’à enlever aux gouvernements provinciaux leurs prérogatives naturelles et nécessaires.

Lorsque c’est, au contraire, le gouvernement provincial qui se trouve revêtu du droit de régler les objets mixtes, il règne dans la société une tendance opposée. La force prépondérante réside alors dans la province, non dans la nation ; et on doit redouter que le gouvernement national ne finisse par être dépouillé des privilèges nécessaires à son existence.

Les peuples uniques sont donc naturellement portés vers la centralisation, et les confédérations vers le démembrement.

Il ne reste plus qu’à appliquer ces idées générales à l’Union américaine.

Aux États particuliers revenait forcément le droit de régler les objets purement provinciaux.

De plus, ces mêmes États retinrent celui de fixer la capacité civile et politique des citoyens, de régler les rapports des hommes entre eux, et de leur rendre la justice ; droits qui sont généraux de leur nature, mais qui n’appartiennent pas nécessairement au gouvernement national.

Nous avons vu qu’au gouvernement de l’Union fut délégué le pouvoir d’ordonner au nom de toute la nation, dans les cas où la nation aurait à agir comme un seul et même individu. Il la représenta vis-à-vis des étrangers ; il dirigea contre l’ennemi commun les forces communes. En un mot, il s’occupa des objets que j’ai appelés exclusivement nationaux.

Dans ce partage des droits de la souveraineté, la part de l’Union semble encore au premier abord plus grande que celle des États ; un examen un peu approfondi démontre que, par le fait, elle est moindre.

Le gouvernement de l’Union exécute des entreprises plus vastes, mais on le sent rarement agir. Le gouvernement provincial fait de plus petites choses, mais il ne se repose jamais et révèle son existence à chaque instant.

Le gouvernement de l’Union veille sur les intérêts généraux du pays ; mais les intérêts généraux d’un peuple n’ont qu’une influence contestable sur le bonheur individuel.

Les affaires de la province influent au contraire visiblement sur le bien-être de ceux qui l’habitent.

L’Union assure l’indépendance et la grandeur de la nation, choses qui ne touchent pas immédiatement les particuliers. L’État maintient la liberté, règle les droits, garantit la fortune, assure la vie, l’avenir tout entier de chaque citoyen.

Le gouvernement fédéral est placé à une grande distance de ses sujets ; le gouvernement provincial est à la portée de tous. Il suffit d’élever la voix pour être entendu de lui. Le gouvernement central a pour lui les passions de quelques hommes supérieurs qui aspirent à le diriger : du côté du gouvernement provincial se trouve l’intérêt des hommes de second ordre qui n’espèrent obtenir de puissance que dans leur État ; et ce sont ceux-là qui, placés près du peuple, exercent sur lui le plus de pouvoir.

Les Américains ont donc bien plus à attendre et à craindre de l’État que de l’Union ; et, suivant la marche naturelle du cœur humain, ils doivent s’attacher bien plus vivement au premier qu’à la seconde.

En ceci les habitudes et les sentiments sont d’accord avec les intérêts.

Quand une nation compacte fractionne sa souveraineté et arrive à l’état de confédération, les souvenirs, les usages, les habitudes, luttent long-temps contre les lois et donnent au gouvernement central une force que celles-ci lui refusent. Lorsque des peuples confédérés se réunissent dans une seule souveraineté, les mêmes causes agissent en sens contraire. Je ne doute point que si la France devenait une république confédérée comme celle des États-Unis, le gouvernement ne s’y montrât d’abord plus énergique que celui de l’Union ; et si l’Union se constituait en monarchie comme la France, je pense que le gouvernement américain resterait pendant quelque temps plus débile que le nôtre. Au moment où la vie nationale a été créée chez les Anglo-Américains, l’existence provinciale était déjà ancienne, des rapports nécessaires s’étaient établis entre les communes et les individus des mêmes États ; on s’y était habitué à considérer certains objets sous un point de vue commun, et à s’occuper exclusivement de certaines entreprises comme représentant un intérêt spécial.

L’Union est un corps immense qui offre au patriotisme un objet vague à embrasser. L’État a des formes arrêtées et des bornes circonscrites ; il représente un certain nombre de choses connues et chères à ceux qui l’habitent. Il se confond avec l’image même du sol, s’identifie à la propriété, à la famille, aux souvenirs du passé, aux travaux du présent, aux rêves de l’avenir. Le patriotisme, qui le plus souvent n’est qu’une extension de l’égoïsme individuel, est donc resté dans l’État, et n’a pour ainsi dire point passé à l’Union.

Ainsi les intérêts, les habitudes, les sentiments, se réunissent pour concentrer la véritable vie politique dans l’État, et non dans l’Union.

On peut facilement juger de la différence des forces des deux gouvernements, en voyant se mouvoir chacun d’eux dans le cercle de sa puissance.

Toutes les fois qu’un gouvernement d’État s’adresse à un homme ou à une association d’hommes, son langage est clair et impératif ; il en est de même du gouvernement fédéral, quand il parle à des individus ; mais dès qu’il se trouve en face d’un État, il commence à parlementer : il explique ses motifs et justifie sa conduite ; il argumente, il conseille, il n’ordonne guère. S’élève-t-il des doutes sur les limites des pouvoirs constitutionnels de chaque gouvernement, le gouvernement provincial réclame son droit avec hardiesse, et prend des mesures promptes et énergiques pour le soutenir. Pendant ce temps le gouvernement de l’Union raisonne ; il en appelle au bon sens de la nation, à ses intérêts, à sa gloire ; il temporise, il négocie ; ce n’est que réduit à la dernière extrémité qu’il se détermine enfin à agir. Au premier abord, on pourrait croire que c’est le gouvernement provincial qui est armé des forces de toute la nation, et que le congrès représente un État.

Le gouvernement fédéral, en dépit des efforts de ceux qui l’ont constitué, est donc, comme je l’ai déjà dit ailleurs, par sa nature même, un gouvernement faible qui, plus que tout autre, a besoin du libre concours des gouvernes pour subsister.

Il est aisé de voir que son objet est de réaliser avec facilité la volonté qu’ont les États de rester unis. Cette première condition remplie, il est sage, fort et agile. On l’a organisé de manière à ne rencontrer habituellement devant lui que des individus, et à vaincre aisément les résistances qu’on voudrait opposer à la volonté commune ; mais le gouvernement fédéral n’a pas été établi dans la prévision que les États ou plusieurs d’entre eux cesseraient de vouloir être unis.

Si la souveraineté de l’Union entrait aujourd’hui en lutte avec celle des États, on peut aisément prévoir qu’elle succomberait ; je doute même que le combat s’engageât jamais d’une manière sérieuse. Toutes les fois qu’on opposera une résistance opiniâtre au gouvernement fédéral, on le verra céder. L’expérience a prouvé jusqu’à présent que quand un État voulait obstinément une chose et la demandait résolument, il ne manquait jamais de l’obtenir ; et que quand il refusait nettement d’agir[54], on le laissait libre de faire.

Le gouvernement de l’Union eût-il une force qui lui fût propre, la situation matérielle du pays lui en rendrait l’usage fort difficile[55].

Les États-Unis couvrent un immense territoire ; de longues distances les séparent ; la population y est éparpillée au milieu de pays encore à moitié déserts. Si l’Union entreprenait de maintenir par les armes les confédérés dans le devoir, sa position se trouverait analogue à celle qu’occupait l’Angleterre lors de la guerre de l’indépendance.

D’ailleurs, un gouvernement, fût-il fort, ne saurait échapper qu’avec peine aux conséquences d’un principe, quand une fois il a admis ce principe lui-même comme fondement du droit public qui doit le régir. La confédération a été formée par la libre volonté des États ; ceux-ci, en s’unissant, n’ont point perdu leur nationalité, et ne se sont point fondus dans un seul et même peuple. Si aujourd’hui un de ces mêmes États voulait retirer son nom du contrat, il serait assez difficile de lui prouver qu’il ne peut le faire. Le gouvernement fédéral, pour le combattre, ne s’appuierait d’une manière évidente ni sur la force, ni sur le droit.

Pour que le gouvernement fédéral triomphât aisément de la résistance que lui opposeraient quelques uns de ses sujets, il faudrait que l’intérêt particulier d’un ou de plusieurs d’entre eux fût intimement lié à l’existence de l’Union, comme cela s’est vu souvent dans l’histoire des confédérations.

Je suppose que parmi ces États que le lien fédéral rassemble, il en soit quelques-uns qui jouissent à eux seuls des principaux avantages de l’union, ou dont la prospérité dépende entièrement du fait de l’union ; il est clair que le pouvoir central trouvera dans ceux-là un très grand appui pour maintenir les autres dans l’obéissance. Mais alors il ne tirera plus sa force de lui-même, il la puisera dans un principe qui est contraire à sa nature. Les peuples ne se confédèrent que pour retirer des avantages égaux de l’union, et, dans le cas cité plus haut, c’est parce que l’inégalité règne entre les nations unies que le gouvernement fédéral est puissant.

Je suppose encore que l’un des États confédérés ait acquis une assez grande prépondérance pour s’emparer a lui seul du pouvoir central ; il considérera les autres États comme ses sujets, et fera respecter, dans la prétendue souveraineté de l’Union, sa propre souveraineté. On fera alors de grandes choses au nom du gouvernement fédéral, mais, à vrai dire, ce gouvernement n’existera plus[56].

Dans ces deux cas, le pouvoir qui agit au nom de la confédération devient d’autant plus fort qu’on s’écarte davantage de l’état naturel et du principe reconnu des confédérations.

En Amérique, l’union actuelle est utile à tous les États, mais elle n’est essentielle à aucun d’eux. Plusieurs États briseraient le lien fédéral que le sort des autres ne serait pas compromis, bien que la somme de leur bonheur fût moindre. Comme il n’y a point d’État dont l’existence ou la prospérité soit entièrement liée à la confédération actuelle, il n’y en a pas non plus qui soit disposé à faire de très grands sacrifices personnels pour la conserver.

D’un autre côté, on n’aperçoit pas d’État qui ait, quant à présent, un grand intérêt d’ambition à maintenir la confédération telle que nous la voyons de nos jours. Tous n’exercent point sans doute la même influence dans les conseils fédéraux, mais on n’en voit aucun qui doive se flatter d’y dominer, et qui puisse traiter ses confédérés en inférieurs ou en sujets.

Il me paraît donc certain que si une portion de l’Union voulait sérieusement se séparer de l’autre, non seulement on ne pourrait pas l’en empêcher, mais on ne tenterait même pas de le faire. L’Union actuelle ne durera donc qu’autant que tous les États qui la composent continueront à vouloir en faire partie.

Ce point fixé, nous voici plus à l’aise : il ne s’agit plus de rechercher si les États actuellement confédérés pourront se séparer, mais s’ils voudront rester unis.

Parmi toutes les raisons qui rendent l’union actuelle utile aux Américains, on en rencontre deux principales dont l’évidence frappe aisément tous les yeux.

Quoique les Américains soient pour ainsi dire seuls sur leur continent, le commerce leur donne pour voisins tous les peuples avec lesquels ils trafiquent. Malgré leur isolement apparent, les Américains ont donc besoin d’être forts, et ils ne peuvent être forts qu’en restant tous unis.

Les États, en se désunissant, ne diminueraient pas seulement leur force vis-à-vis des étrangers, ils créeraient des étrangers sur leur propre sol. Dès lors ils entreraient dans un système de douanes intérieures ; ils diviseraient les vallées par des lignes imaginaires ; ils emprisonneraient le cours des fleuves et gêneraient de toutes les manières l’exploitation de l’immense continent que Dieu leur a accordé pour domaine.

Aujourd’hui ils n’ont pas d’invasion à redouter, conséquemment pas d’armées à entretenir, pas d’impôts à lever ; si l’Union venait à se briser, le besoin de toutes ces choses ne tarderait peut-être pas à se faire sentir.

Les Américains ont donc un immense intérêt à rester unis.

D’un autre côté, il est presque impossible de découvrir quelle espèce d’intérêt matériel une portion de l’Union aurait, quant à présent, à se séparer des autres.

Lorsqu’on jette les yeux sur une carte des États-Unis et qu’on aperçoit la chaîne des monts Alléghanys, courant du Nord-Est au Sud-Ouest, et parcourant le pays sur une étendue de 400 lieues, on est tenté de croire que le but de la Providence a été d’élever entre le bassin du Mississipi et les côtes de l’océan Atlantique une de ces barrières naturelles qui, s’opposant aux rapports permanents des hommes entre eux, forment comme les limites nécessaires des différents peuples.

Mais la hauteur moyenne des Alléghanys ne dépasse pas 800 mètres[57]. Leurs sommets arrondis et les spacieuses vallées qu’ils renferment dans leurs contours présentent en mille endroits un accès facile. Il y a plus, les principaux fleuves qui viennent verser leurs eaux dans l’océan Atlantique, l’Hudson, la Susquehanna, le Potomac[58], ont leurs sources au-delà des Alléghanys, sur un plateau ouvert qui borde le bassin du Mississipi. Partis de cette région[59], ils se font jour à travers le rempart qui semblait devoir les rejeter à l’occident, et tracent, au sein des montagnes, des routes naturelles toujours ouvertes à l’homme.

Aucune barrière ne s’élève donc entre les différentes parties du pays occupé de nos jours par les Anglo-Américains. Loin que les Alléghanys servent de limites à des peuples, ils ne bornent même point des États. Le New-York, la Pennsylvanie et la Virginie les renferment dans leur enceinte et s’étendent autant à l’occident qu’à l’orient de ces montagnes[60].

Le territoire occupé de nos jours par les vingt-quatre États de l’Union et les trois grands districts qui ne sont pas encore placés au nombre des États, quoiqu’ils aient déjà des habitants, couvre une superficie de 131,144 lieues carrées[61], c’est-à-dire qu’il présente déjà une surface presque égale à cinq fois celle de la France. Dans ces limites se rencontrent un sol varié, des températures différentes et des produits très divers.

Cette grande étendue de territoire occupé par les républiques anglo-américaines a fait naître des doutes sur le maintien de leur union. Ici il faut distinguer : des intérêts contraires se créent quelquefois dans les différentes provinces d’un vaste empire, et finissent par entrer en lutte : il arrive alors que la grandeur de l’État est ce qui compromet le plus sa durée. Mais si les hommes qui couvrent ce vaste territoire n’ont pas entre eux d’intérêts contraires, son étendue même doit servir à leur prospérité, car l’unité du gouvernement favorise singulièrement l’échange qui peut se faire des différents produits du sol, et en rendant leur écoulement plus facile, il en augmente la valeur.

Or, je vois bien dans les différentes parties de l’Union des intérêts différents, mais je n’en découvre pas qui soient contraires les uns aux autres.

Les États du Sud sont presque exclusivement cultivateurs ; les États du Nord sont, particulièrement manufacturiers et commerçants ; les États de l’Ouest sont en même temps manufacturiers et cultivateurs. Au Sud, on récolte du tabac, du riz, du coton et du sucre ; au Nord et à l’Ouest, du maïs et du blé. Voilà des sources diverses de richesses ; mais pour puiser dans ces sources, il y a un moyen commun et également favorable pour tous, c’est l’union.

Le Nord, qui charrie les richesses des Anglo-Américains dans toutes les parties du monde, et les richesses de l’univers dans le sein de l’Union, a un intérêt évident à ce que la confédération subsiste telle qu’elle est de nos jours, afin que le nombre des producteurs et des consommateurs américains qu’il est appelé à servir, reste le plus grand possible. Le Nord est l’entremetteur le plus naturel entre le Sud et l’Ouest de l’Union, d’une part, et de l’autre le reste du monde ; le Nord doit donc désirer que le Sud et l’Ouest restent unis et prospères, afin qu’ils fournissent à ses manufactures des matières premières et du fret à ses vaisseaux.

Le Sud et l’Ouest ont, de leur côté, un intérêt plus direct encore à la conservation de l’Union et à la prospérité du Nord. Les produits du Sud s’exportent, en grande partie, au-delà des mers ; le Sud et l’Ouest ont donc besoin des ressources commerciales du Nord. Ils doivent vouloir que l’Union ait une grande puissance maritime pour pouvoir les protéger efficacement. Le Sud et l’Ouest doivent contribuer volontiers aux frais d’une marine, quoiqu’ils n’aient pas de vaisseaux ; car si les flottes de l’Europe venaient bloquer les ports du Sud et le delta du Mississipi, que deviendraient le riz des Carolines, le tabac de la Virginie, le sucre et le coton qui croissent dans les vallées du Mississipi ? Il n’y a donc pas une portion du budget fédéral qui ne s’applique à la conservation d’un intérêt matériel commun à tous les confédérés.

Indépendamment de cette utilité commerciale, le Sud et l’Ouest de l’Union trouvent un grand avantage politique à rester unis entre eux et avec le Nord.

Le Sud renferme dans son sein une immense population d’esclaves, population menaçante dans le présent, plus menaçante encore dans l’avenir.

Les États de l’Ouest occupent le fond d’une seule vallée. Les fleuves qui arrosent le territoire de ces États, partant des montagnes Rocheuses ou des Alléghanys, viennent tous mêler leurs eaux à celles du Mississipi et roulent avec lui vers le golfe du Mexique. Les États de l’Ouest sont entièrement isolés, par leur position, des traditions de l’Europe et de la civilisation de l’Ancien-Monde.

Les habitants du Sud doivent donc désirer de conserver l’Union, pour ne pas demeurer seuls en face des noirs, et les habitants de l’Ouest, afin de ne pas se trouver enfermés au sein de l’Amérique centrale sans communication libre avec l’univers.

Le Nord, de son côté, doit vouloir que l’Union ne se divise point, afin de rester comme l’anneau qui joint ce grand corps au reste du monde.

Il existe donc un lien étroit entre les intérêts matériels de toutes les parties de l’Union.

J’en dirai autant pour les opinions et les sentiments qu’on pourrait appeler les intérêts immatériels de l’homme.

Les habitants des États-Unis parlent beaucoup de leur amour pour la patrie ; j’avoue que je ne me fie point à ce patriotisme réfléchi qui se fonde sur l’intérêt et que l’intérêt, en changeant d’objet, peut détruire.

Je n’attache pas non plus une très grande importance au langage des Américains, lorsqu’ils manifestent chaque jour l’intention de conserver le système fédéral qu’ont adopté leurs pères.

Ce qui maintient un grand nombre de citoyens sous le même gouvernement, c’est bien moins la volonté raisonnée de demeurer unis, que l’accord instinctif et en quelque sorte involontaire qui résulte de la similitude des sentiments et de la ressemblance des opinions.

Je ne conviendrai jamais que des hommes forment une société par cela seul qu’ils reconnaissent le même chef et obéissent aux mêmes lois ; il n’y a société que quand des hommes considèrent un grand nombre d’objets sous le même aspect ; lorsque, sur un grand nombre de sujets, ils ont les mêmes opinions ; quand enfin les mêmes faits font naître en eux les mêmes impressions et les mêmes pensées.

Celui qui, envisageant la question sous ce point de vue, étudierait ce qui se passe aux États-Unis, découvrirait sans peine que leurs habitants, divisés comme ils le sont en vingt-quatre souverainetés distinctes, constituent cependant un peuple unique ; et peut-être même arriverait-il à penser que l’état de société existe plus réellement au sein de l’Union anglo-américaine, que parmi certaines nations de l’Europe qui n’ont pourtant qu’une seule législation et se soumettent à un seul homme.

Quoique les Anglo-Américains aient plusieurs religions, ils ont tous la même manière d’envisager la religion.

Ils ne s’entendent pas toujours sur les moyens à prendre pour bien gouverner et varient sur quelques unes des formes qu’il convient de donner au gouvernement ; mais ils sont d’accord sur les principes généraux qui doivent régir les sociétés humaines. Du Maine aux Florides, du Missouri jusqu’à l’océan Atlantique, on croit que l’origine de tous les pouvoirs légitimes est dans le peuple. On conçoit les mêmes idées sur la liberté et l’égalité ; on professe les mêmes opinions sur la presse, le droit d’association, le jury, la responsabilité des agents du pouvoir.

Si nous passons des idées politiques et religieuses aux opinions philosophiques et morales qui règlent les actions journalières de la vie et dirigent l’ensemble de la conduite, nous remarquerons le même accord.

Les Anglo-Américains[62] placent dans la raison universelle l’autorité morale, comme le pouvoir politique dans l’universalité des citoyens, et ils estiment que c’est au sens de tous qu’il faut s’en rapporter pour discerner ce qui est permis ou défendu, ce qui est vrai ou faux. La plupart d’entre eux pensent que la connaissance de son intérêt bien entendu suffit pour conduire l’homme vers le juste et l’honnête. Ils croient que chacun en naissant a reçu la faculté de se gouverner lui-même, et que nul n’a le droit de forcer son semblable à être heureux. Tous ont une foi vive dans la perfectibilité humaine ; ils jugent que la diffusion des lumières doit nécessairement produire des résultats utiles, l’ignorance amener des effets funestes ; tous considèrent la société comme un corps en progrès ; l’humanité comme un tableau changeant, où rien n’est et ne doit être fixe à toujours, et ils admettent que ce qui leur semble bien aujourd’hui peut demain être remplacé par le mieux qui se cache encore.

Je ne dis point que toutes ces opinions soient justes, mais elles sont américaines.

En même temps que les Anglo-Américains sont ainsi unis entre eux par des idées communes, ils sont séparés de tous les autres peuples par un sentiment d’orgueil.

Depuis cinquante ans on ne cesse de répéter aux habitants des États-Unis qu’ils forment le seul peuple religieux, éclairé et libre. Ils voient que chez eux jusqu’à présent les institutions démocratiques prospèrent, tandis qu’elles échouent dans le reste du monde ; ils ont donc une opinion immense d’eux-mêmes, et ils ne sont pas éloignés de croire qu’ils forment une espèce à part dans le genre humain.

Ainsi donc les dangers dont l’Union américaine est menacée ne naissent pas plus de la diversité des opinions que de celle des intérêts. Il faut les chercher dans la variété des caractères et dans les passions des Américains.

Les hommes qui habitent l’immense territoire des États-Unis sont presque tous issus d’une souche commune ; mais à la longue le climat et surtout l’esclavage ont introduit des différences marquées entre le caractère des Anglais du sud des États-Unis et le caractère des Anglais du Nord.

On croit généralement parmi nous que l’esclavage donne à une portion de l’Union des intérêts contraires à ceux de l’autre. Je n’ai point remarqué qu’il en fût ainsi. L’esclavage n’a pas créé au Sud des intérêts contraires à ceux du Nord ; mais il a modifié le caractère des habitants du Sud, et leur a donné des habitudes différentes.

J’ai fait connaître ailleurs quelle influence avait exercée la servitude sur la capacité commerciale des Américains du Sud ; cette même influence s’étend également à leurs mœurs.

L’esclave est un serviteur qui ne discute point et se soumet à tout sans murmurer. Quelquefois il assassine son maître, mais il ne lui résiste jamais. Dans le Sud il n’y a pas de familles si pauvres qui n’aient des esclaves. L’Américain du Sud, dès sa naissance, se trouve investi d’une sorte de dictature domestique ; les premières notions qu’il reçoit de la vie lui font connaître qu’il est né pour commander, et la première habitude qu’il contracte est celle de dominer sans peine. L’éducation tend donc puissamment à faire de l’Américain du Sud un homme altier, prompt, irascible, violent, ardent dans ses désirs, impatient des obstacles ; mais facile à décourager s’il ne peut triompher du premier coup.

L’Américain du Nord ne voit pas d’esclaves accourir autour de son berceau. Il n’y rencontre même pas de serviteurs libres, car le plus souvent il en est réduit à pourvoir lui-même à ses besoins. À peine est-il au monde que l’idée de la nécessité vient de toutes parts se présenter à son esprit ; il apprend donc de bonne heure à connaître exactement par lui-même la limite naturelle de son pouvoir ; il ne s’attend point à plier par la force les volontés qui s’opposeront à la sienne, et il sait que, pour obtenir l’appui de ses semblables, il faut avant tout gagner leurs faveurs. Il est donc patient, réfléchi, tolérant, lent à agir, et persévérant dans ses desseins.

Dans les États méridionaux, les plus pressants besoins de l’homme sont toujours satisfaits. Ainsi l’Américain du Sud n’est point préoccupé par les soins matériels de la vie ; un autre se charge d’y songer pour lui. Libre sur ce point, son imagination se dirige vers d’autres objets plus grands et moins exactement définis. L’Américain du Sud aime la grandeur, le luxe, la gloire, le bruit, les plaisirs, l’oisiveté surtout ; rien ne le contraint à faire des efforts pour vivre, et comme il n’a pas de travaux nécessaires, il s’endort et n’en entreprend même pas d’utiles.

L’égalité des fortunes régnant au Nord, et l’esclavage n’y existant plus, l’homme s’y trouve comme absorbé par ces mêmes soins matériels que le blanc dédaigne au Sud. Depuis son enfance il s’occupe à combattre la misère, et il apprend à placer l’aisance au-dessus de toutes les jouissances de l’esprit et du cœur. Concentrée dans les petits détails de la vie, son imagination s’éteint, ses idées sont moins nombreuses et moins générales, mais elles deviennent plus pratiques, plus claires et plus précises. Comme il dirige vers l’unique étude du bien-être tous les efforts de son intelligence, il ne tarde pas à y exceller ; il sait admirablement tirer parti de la nature et des hommes pour produire la richesse ; il comprend merveilleusement l’art de faire concourir la société à la prospérité de chacun de ses membres, et à extraire de l’égoïsme individuel le bonheur de tous.

L’homme du Nord n’a pas seulement de l’expérience, mais du savoir ; cependant il ne prise point la science comme un plaisir, il l’estime comme un moyen, et il n’en saisit avec avidité que les applications utiles.

L’Américain du Sud est plus spontané, plus spirituel, plus ouvert, plus généreux, plus intellectuel et plus brillant.

L’Américain du Nord est plus actif, plus raisonnable, plus éclairé et plus habile.

L’un a les goûts, les préjugés, les faiblesses et la grandeur de toutes les aristocraties.

L’autre, les qualités et les défauts qui caractérisent la classe moyenne.

Réunissez deux hommes en société, donnez à ces deux hommes les mêmes intérêts et en partie les mêmes opinions ; si leur caractère, leurs lumières et leur civilisation diffèrent, il y a beaucoup de chances pour qu’ils ne s’accordent pas. La même remarque est applicable à une société de nations.

L’esclavage n’attaque donc pas directement la confédération américaine par les intérêts, mais indirectement par les mœurs.

Les États qui adhérèrent au pacte fédéral en 1790 étaient au nombre de treize ; la confédération en compte vingt-quatre aujourd’hui. La population qui se montait à près de quatre millions en 1790, avait quadruplé dans l’espace de quarante ans ; elle s’élevait en 1830 à près de treize millions[63].

De pareils changements ne peuvent s’opérer sans danger.

Pour une société de nations comme pour une société d’individus, il y a trois chances principales de durée : la sagesse des sociétaires, leur faiblesse individuelle, et leur petit nombre.

Les Américains qui s’éloignent des bords de l’océan Atlantique pour s’enfoncer dans l’Ouest sont des aventuriers impatients de toute espèce de joug, avides de richesses, souvent rejetés par les États qui les ont vus naître. Ils arrivent au milieu du désert sans se connaître les uns les autres. Ils n’y trouvent pour les contenir ni traditions, ni esprit de famille, ni exemples. Parmi eux, l’empire des lois est faible, et celui des mœurs plus faible encore. Les hommes qui peuplent chaque jour les vallées du Mississipi sont donc inférieurs, à tous égards, aux Américains qui habitent dans les anciennes limites de l’Union. Cependant ils exercent déjà une grande influence dans ses conseils, et ils arrivent au gouvernement des affaires communes avant d’avoir appris à se diriger eux-mêmes[64].

Plus les sociétaires sont individuellement faibles et plus la société a de chances de durée, car ils n’ont alors de sécurité qu’en restant unis. Quand, en 1790, la plus peuplée des républiques américaines n’avait pas 500,000 habitants[65], chacune d’elles sentait son insignifiance comme peuple indépendant, et cette pensée lui rendait plus aisée l’obéissance à l’autorité fédérale. Mais lorsque l’un des États confédérés compte 2,000,000 d’habitants comme l’État de New-York, et couvre un territoire dont la superficie est égale au quart de celle de la France[66], il se sent fort par lui-même, et s’il continue à désirer l’union comme utile à son bien-être, il ne la regarde plus comme nécessaire à son existence ; il peut se passer d’elle ; et, consentant à y rester, il ne tarde pas à vouloir y être prépondérant.

La multiplication seule des membres de l’Union tendrait déjà puissamment à briser le lien fédéral. Tous les hommes placés dans le même point de vue n’envisagent pas de la même manière les mêmes objets. Il en est ainsi à plus forte raison quand le point de vue est différent. À mesure donc que le nombre des républiques américaines augmente, on voit diminuer la chance de réunir l’assentiment de toutes sur les mêmes lois.

Aujourd’hui les intérêts des différentes parties de l’Union ne sont pas contraires entre eux ; mais qui pourrait prévoir les changements divers qu’un avenir prochain fera naître dans un pays où chaque jour crée des villes et chaque lustre des nations ?

Depuis que les colonies anglaises sont fondées, le nombre des habitants y double tous les vingt-deux ans à peu près ; je n’aperçois pas de causes qui doivent d’ici à un siècle arrêter ce mouvement progressif de la population anglo-américaine. Avant que cent ans se soient écoules, je pense que le territoire occupé ou réclamé par les États-Unis sera couvert par plus de cent millions d’habitants et divisé en quarante États[67].

J’admets que ces cent millions d’hommes n’ont point d’intérêts différents ; je leur donne à tous, au contraire, un avantage égal à rester unis, et je dis que par cela même qu’ils sont cent millions formant quarante nations distinctes et inégalement puissantes, le maintien du gouvernement fédéral n’est plus qu’un accident heureux.

Je veux bien ajouter foi à la perfectibilité humaine ; mais jusqu’à ce que les hommes aient changé de nature et se soient complètement transformés, je refuserai de croire à la durée d’un gouvernement dont la tâche est de tenir ensemble quarante peuples divers répandus sur une surface égale à la moitié de l’Europe[68], d’éviter entre eux les rivalités, l’ambition et les luttes, et de réunir l’action de leurs volontés indépendantes vers l’accomplissement des mêmes desseins.

Mais le plus grand péril que court l’Union en grandissant vient du déplacement continuel de forces qui s’opère dans son sein.

Des bords du lac Supérieur au golfe du Mexique, on compte, à vol d’oiseau, environ quatre cents lieues de France. Le long de cette ligne immense serpente la frontière des États-Unis ; tantôt elle rentre en dedans de ces limites, le plus souvent elle pénètre bien au-delà parmi les déserts. On a calculé que sur tout ce vaste front les blancs s’avançaient chaque année, terme moyen, de sept lieues[69]. De temps en temps il se présente un obstacle : c’est un district improductif, un lac, une nation indienne qu’on rencontre inopinément sur son chemin. La colonne s’arrête alors un instant ; ses deux extrémités se courbent sur elles-mêmes et, après qu’elles se sont rejointes, on recommence à s’avancer. Il y a dans cette marche graduelle et continue de la race européenne vers les montagnes Rocheuses quelque chose de providentiel : c’est comme un déluge d’hommes qui monte sans cesse et que soulève chaque jour la main de Dieu.

Au dedans de cette première ligne de conquérants, on bâtit des villes et on fonde de vastes États. En 1790, il se trouvait à peine quelques milliers de pionniers répandus dans les vallées du Mississipi ; aujourd’hui ces mêmes vallées contiennent autant d’hommes qu’en renfermait l’Union tout entière en 1790. La population s’y élève à près de quatre millions d’habitants[70]. La ville de Washington a été fondée en 1800, au centre même de la confédération américaine ; maintenant, elle se trouve placée à l’une de ses extrémités. Les députés des derniers États de l’Ouest[71], pour venir occuper leur siège au congrès, sont déjà obligés de faire un trajet aussi long que le voyageur qui se rendrait de Vienne à Paris.

Tous les États de l’Union sont entraînés en même temps vers la fortune ; mais tous ne sauraient croître et prospérer dans la même proportion.

Au nord de l’Union, des rameaux détachés de la chaîne des Alléghanys s’avançant jusque dans l’océan Atlantique, y forment des rades spacieuses et des ports toujours ouverts aux plus grands vaisseaux. À partir de la Potomac, au contraire, et en suivant les côtes de l’Amérique jusqu’à l’embouchure du Mississipi, on ne rencontre plus qu’un terrain plat et sablonneux. Dans cette partie de l’Union, la sortie de presque tous les fleuves est obstruée, et les ports qui s’ouvrent de loin en loin au milieu de ces lagunes ne présentent point aux vaisseaux la même profondeur, et offrent au commerce des facilités beaucoup moins grandes que ceux du Nord.

À cette première infériorité qui naît de la nature, s’en joint une autre qui vient des lois.

Nous avons vu que l’esclavage, qui est aboli au Nord, existe encore au Midi, et j’ai montré l’influence funeste qu’il exerce sur le bien-être du maître lui-même.

Le Nord doit donc être plus commerçant[72] et plus industrieux que le Sud. Il est naturel que la population et la richesse s’y portent plus rapidement,

Les États situés sur le bord de l’océan Atlantique sont déjà à moitié peuplés. La plupart des terres y ont un maître ; ils ne sauraient donc recevoir le même nombre d’émigrants que les États de l’Ouest qui livrent encore un champ sans bornes à l’industrie. Le bassin du Mississipi est infiniment plus fertile que les côtes de l’océan Atlantique. Cette raison, ajoutée à toutes les autres, pousse énergiquement les Européens vers l’Ouest. Ceci se démontre rigoureusement par des chiffres.

Si l’on opère sur l’ensemble des États-Unis, on trouve que, depuis quarante ans, le nombre des habitants y est à peu près triplé. Mais si on n’envisage que le bassin du Mississipi, on découvre que, dans le même espace de temps, la population[73] y est devenue trente et une fois plus grande[74].

Chaque jour, le centre de la puissance fédérale se déplace. Il y a quarante ans, la majorité des citoyens de l’Union était sur les bords de la mer, aux environs de l’endroit où s’élève aujourd’hui Washington ; maintenant elle se trouve plus enfoncée dans les terres et plus au Nord ; on ne saurait douter qu’avant vingt ans elle ne soit de l’autre côté des Alléghanys. L’Union subsistant, le bassin du Mississipi, par sa fertilité et son étendue, est nécessairement appelé à devenir le centre permanent de la puissance fédérale. Dans trente ou quarante ans, le bassin du Mississipi aura pris son rang naturel. Il est facile de calculer qu’alors sa population, comparée à celle des États placés sur les bords de l’Atlantique, sera dans les proportions de 40 à 11 à peu près. Encore quelques années, la direction de l’Union échappera donc complétement aux États qui l’ont fondée, et la population des vallées du Mississipi dominera dans les conseils fédéraux.

Cette gravitation continuelle des forces et de l’influence fédérale vers le Nord-Ouest se révèle tous les dix ans, lorsque après avoir fait un recensement général de la population on fixe de nouveau le nombre des représentants que chaque État doit envoyer au congrès[75].

En 1790, la Virginie avait dix-neuf représentants au congrès. Ce nombre a continué à croître jusqu’en 1813, où on le vit atteindre le chiffre de vingt-trois. Depuis cette époque, il a commencé à diminuer. Il n’était plus en 1833 que de vingt et un[76]. Pendant cette même période, l’État de New-York suivait une progression contraire : en 1790, il avait au congrès dix représentants ; en 1813, vingt-sept ; en 1823, trente-quatre ; en 1833, quarante. L’Ohio n’avait qu’un seul représentant en 1803 ; en 1833 il en comptait dix-neuf.

Il est difficile de concevoir une union durable entre deux peuples dont l’un est pauvre et faible, l’autre riche et fort, alors même qu’il serait prouvé que la force et la richesse de l’un ne sont point la cause de la faiblesse et de la pauvreté de l’autre. L’union est plus difficile encore à maintenir dans le temps où l’un perd des forces et où l’autre est en train d’en acquérir.

Cet accroissement rapide et disproportionné de certains États menace l’indépendance des autres. Si New-York, avec ses deux millions d’habitants et ses quarante représentants, voulait faire la loi au congrès, il y parviendrait peut-être. Mais alors même que les États les plus puissants ne chercheraient point à opprimer les moindres, le danger existerait encore, car il est dans la possibilité du fait presque autant que dans le fait lui-même.

Les faibles ont rarement confiance dans la justice et la raison des forts. Les États qui croissent moins vite que les autres jettent donc des regards de méfiance et d’envie vers ceux que la fortune favorise. De là ce profond malaise et cette inquiétude vague qu’on remarque dans une partie de l’Union, et qui contrastent avec le bien-être et la confiance qui règnent dans l’autre. Je pense que l’attitude hostile qu’a prise le Sud n’a point d’autres causes.

Les hommes du Sud sont, de tous les Américains, ceux qui devraient tenir le plus à l’Union, car ce sont eux surtout qui souffriraient d’être abandonnés à eux-mêmes ; cependant ils sont les seuls qui menacent de briser le faisceau de la confédération. D’où vient cela ? Il est facile de le dire : le Sud, qui a fourni quatre présidents à la confédération[77], qui sait aujourd’hui que la puissance fédérale lui échappe, qui, chaque année, voit diminuer le nombre de ses représentants au congrès et croître ceux du Nord et de l’Ouest ; le Sud, peuplé d’hommes ardents et irascibles, s’irrite et s’inquiète. Il tourne avec chagrin ses regards sur lui-même ; interrogeant le passé, il se demande chaque jour s’il n’est point opprimé. Vient-il à découvrir qu’une loi de l’Union ne lui est pas évidemment favorable, il s’écrie qu’on abuse à son égard de la force ; il réclame avec ardeur, et si sa voix n’est point écoutée, il s’indigne, et menace de se retirer d’une société dont il a les charges sans avoir les profits.

« Les lois du tarif, disaient les habitants de la Caroline en 1832, enrichissent le Nord et ruinent le Sud ; car, sans cela, comment pourrait-on concevoir que le Nord, avec son climat inhospitalier et son sol aride, augmentât sans cesse ses richesses et son pouvoir, tandis que le Sud, qui forme comme le jardin de l’Amérique, tombe rapidement en décadence[78] ? »

Si les changements dont j’ai parlé s’opéraient graduellement, de manière que chaque génération ait au moins le temps de passer avec l’ordre de choses dont elle a été le témoin, le danger serait moindre ; mais il y a quelque chose de précipité, je pourrais presque dire de révolutionnaire, dans les progrès que fait la société en Amérique. Le même citoyen a pu voir son État marcher à la tête de l’Union et devenir ensuite impuissant dans les conseils fédéraux. Il y a telle république anglo-américaine qui a grandi aussi vite qu’un homme, et qui est née, a crû et est arrivée à maturité en trente ans.

Il ne faut pas s’imaginer cependant que les États qui perdent la puissance se dépeuplent ou dépérissent ; leur prospérité ne s’arrête point ; ils croissent même plus promptement qu’aucun royaume de l’Europe[79]. Mais il leur semble qu’ils s’appauvrissent, parce qu’ils ne s’enrichissent pas si vite que leur voisin, et ils croient perdre leur puissance parce qu’ils entrent tout-à-coup en contact avec une puissance plus grande que la leur[80] : ce sont donc leurs sentiments et leurs passions qui sont blessés plus que leurs intérêts. Mais n’en est-ce point assez pour que la confédération soit en péril ? Si, depuis le commencement du monde, les peuples et les rois n’avaient eu en vue que leur utilité réelle, on saurait à peine ce que c’est que la guerre parmi les hommes.

Ainsi le plus grand danger qui menace les États-Unis naît de leur prospérité même ; elle tend à créer chez plusieurs des confédérés l’enivrement qui accompagne l’augmentation rapide de la fortune, et, chez les autres, l’envie, la méfiance et les regrets qui en suivent le plus souvent la perte.

Les Américains se réjouissent en contemplant ce mouvement extraordinaire ; ils devraient, ce me semble, l’envisager avec regret et avec crainte. Les Américains des États-Unis, quoi qu’ils fassent, deviendront un des plus grands peuples du monde ; ils couvriront de leurs rejetons presque toute l’Amérique du Nord ; le continent qu’ils habitent est leur domaine, il ne saurait leur échapper. Qui les presse donc de s’en mettre en possession dès aujourd’hui ? la richesse, la puissance et la gloire ne peuvent leur manquer un jour, et ils se précipitent vers cette immense fortune comme s’il ne leur restait qu’un moment pour s’en saisir.

Je crois avoir démontré que l’existence de la confédération actuelle dépendait entièrement de l’accord de tous les confédérés à vouloir rester unis ; et, partant de cette donnée, j’ai recherché quelles étaient les causes qui pouvaient porter les différents États à vouloir se séparer. Mais il y a pour l’Union deux manières de périr : l’un des États confédérés peut vouloir se retirer du contrat et briser violemment ainsi le lien commun ; c’est à ce cas que se rapportent la plupart des remarques que j’ai faites ci-devant ; le gouvernement fédéral peut perdre progressivement sa puissance par une tendance simultanée des républiques unies à reprendre l’usage de leur indépendance. Le pouvoir central, privé successivement de toutes ses prérogatives, réduit par un accord tacite à l’impuissance, deviendrait inhabile à remplir son objet, et la seconde Union périrait comme la première par une sorte d’imbécillité sénile.

L’affaiblissement graduel du lien fédéral, qui conduit finalement à l’annulation de l’Union, est d’ailleurs en lui-même un fait distinct qui peut amener beaucoup d’autres résultats moins extrêmes avant de produire celui-là. La confédération existerait encore, que déjà la faiblesse de son gouvernement pourrait réduire la nation à l’impuissance, causer l’anarchie au-dedans et le ralentissement de la prospérité générale du pays.

Après avoir recherché ce qui porte les Anglo-Américains à se désunir, il est donc important d’examiner si, l’Union subsistant, leur gouvernement agrandit la sphère de son action ou la resserre, s’il devient plus énergique ou plus faible.

Les Américains sont évidemment préoccupés d’une grande crainte. Ils s’aperçoivent que chez la plupart des peuples du monde, l’exercice des droits de la souveraineté tend à se concentrer en peu de mains, et ils s’effrayent à l’idée qu’il finira par en être ainsi chez eux. Les hommes d’État eux-mêmes éprouvent ces terreurs, ou du moins feignent de les éprouver ; car en Amérique, la centralisation n’est point populaire, et on ne saurait courtiser plus habilement la majorité qu’en s’élevant contre les prétendus empiétements du pouvoir central. Les Américains refusent de voir que dans les pays où se manifeste cette tendance centralisante qui les effraie, on ne rencontre qu’un seul peuple, tandis que l’Union est une confédération de peuples différents ; fait qui suffit pour déranger toutes les prévisions fondées sur l’analogie.

J’avoue que je considère ces craintes d’un grand nombre d’Américains comme entièrement imaginaires. Loin de redouter avec eux la consolidation de la souveraineté dans les mains de l’Union, je crois que le gouvernement fédéral s’affaiblit d’une manière visible.

Pour prouver ce que j’avance sur ce point, je n’aurai pas recours à des faits anciens, mais à ceux dont j’ai pu être le témoin, ou qui ont eu lieu de notre temps.

Quand on examine attentivement ce qui se passe aux États-Unis, on découvre sans peine l’existence de deux tendances contraires ; ce sont comme deux courants qui parcourent le même lit en sens opposé.

Depuis quarante-cinq ans que l’Union existe, le temps a fait justice d’une foule de préjugés provinciaux qui d’abord militaient contre elle. Le sentiment patriotique qui attachait chacun des Américains à son État est devenu moins exclusif. En se connaissant mieux, les diverses parties de l’Union se sont rapprochées. La poste, ce grand lien des esprits, pénètre aujourd’hui jusque dans le fond des déserts[81] ; des bateaux à vapeur font communiquer entre eux chaque jour tous les points de la côte. Le commerce descend et remonte les fleuves de l’intérieur avec une rapidité sans exemple[82]. À ces facilités que la nature et l’art ont créées, se joignent l’instabilité des désirs, l’inquiétude de l’esprit, l’amour des richesses, qui, poussant sans cesse l’Américain hors de sa demeure, le mettent en communication avec un grand nombre de ses concitoyens. Il parcourt son pays en tous sens ; il visite toutes les populations qui l’habitent. On ne rencontre pas de province de France dont les habitants se connaissent aussi parfaitement entre eux que les 13,000,000 d’hommes qui couvrent la surface des États-Unis.

En même temps que les Américains se mêlent, ils s’assimilent ; les différences que le climat, l’origine et les institutions avaient mises entre eux diminuent. Ils se rapprochent tous de plus en plus d’un type commun. Chaque année, des milliers d’hommes partis du Nord se répandent dans toutes les parties de l’Union : ils apportent avec eux leurs croyances, leurs opinions, leurs mœurs ; et comme leurs lumières sont supérieures à celles des hommes parmi lesquels ils vont vivre, ils ne tardent pas à s’emparer des affaires et à modifier la société à leur profit. Cette émigration continuelle du Nord vers le Midi favorise singulièrement la fusion de tous les caractères provinciaux dans un seul caractère national. La civilisation du Nord semble donc destinée à devenir la mesure commune sur laquelle tout le reste doit se régler un jour.

À mesure que l’industrie des Américains fait des progrès, on voit se resserrer les liens commerciaux qui unissent tous les États confédérés, et l’union entre dans les habitudes après avoir été dans les opinions. Le temps, en marchant, achève de faire disparaître une foule de terreurs fantastiques qui tourmentaient l’imagination des hommes de 1789. Le pouvoir fédéral n’est point devenu oppresseur ; il n’a pas détruit l’indépendance des États ; il ne conduit pas les confédérés à la monarchie ; avec l’Union, les petits États ne sont pas tombés dans la dépendance des grands. La confédération a continué à croître sans cesse en population, en richesse, en pouvoir.

Je suis donc convaincu que de notre temps les Américains ont moins de difficultés naturelles à vivre unis, qu’ils n’en trouvèrent en 1789 ; l’Union a moins d’ennemis qu’alors.

Et, cependant, si l’on veut étudier avec soin l’histoire des États-Unis depuis quarante-cinq ans, on se convaincra sans peine que le pouvoir fédéral décroît.

Il n’est pas difficile d’indiquer les causes de ce phénomène.

Au moment où la constitution de 1789 fut promulguée, tout périssait dans l’anarchie ; l’Union qui succéda à ce désordre excitait beaucoup de crainte et de haine ; mais elle avait d’ardents amis, parce qu’elle était l’expression d’un grand besoin. Quoique plus attaqué alors qu’il ne l’est aujourd’hui, le pouvoir fédéral atteignit donc rapidement le maximum de son pouvoir, ainsi qu’il arrive d’ordinaire à un gouvernement qui triomphe après avoir exalté ses forces dans la lutte. À cette époque, l’interprétation de la constitution sembla étendre plutôt que resserrer la souveraineté fédérale, et l’Union présenta sous plusieurs rapports le spectacle d’un seul et même peuple, dirigé, au-dedans comme au-dehors, par un seul gouvernement.

Mais pour en arriver à ce point, le peuple s’était mis en quelque sorte au-dessus de lui-même.

La constitution n’avait pas détruit l’individualité des États, et tous les corps, quels qu’ils soient, ont un instinct secret qui les porte vers l’indépendance. Cet instinct est plus prononcé encore dans un pays comme l’Amérique, où chaque village forme une sorte de république habituée à se gouverner elle-même.

Il y eut donc effort de la part des États qui se soumirent à la prépondérance fédérale. Et tout effort, fût-il couronné d’un grand succès, ne peut manquer de s’affaiblir avec la cause qui le fait naître.

À mesure que le gouvernement fédéral affermissait son pouvoir, l’Amérique reprenait son rang parmi les nations, la paix renaissait sur les frontières, le crédit public se relevait ; à la confusion succédait un ordre fixe et qui permettait à l’industrie individuelle de suivre sa marche naturelle et de se développer en liberté.

Ce fut cette prospérité même qui commença à faire perdre de vue la cause qui l’avait produite ; le péril passé, les Américains ne trouvèrent plus en eux l’énergie et le patriotisme qui avaient aidé à le conjurer. Délivrés des craintes qui les préoccupaient, ils rentrèrent aisément dans le cours de leurs habitudes, et s’abandonnèrent sans résistance à la tendance ordinaire de leurs penchants. Du moment où un gouvernement fort ne parut plus nécessaire, on recommença à penser qu’il était gênant. Tout prospérait avec l’Union, et l’on ne se détacha point de l’Union ; mais on voulut sentir à peine l’action du pouvoir qui la représentait. En général, on désira rester uni, et dans chaque fait particulier on tendit à redevenir indépendant. Le principe de la confédération fut chaque jour plus facilement admis et moins appliqué ; ainsi le gouvernement fédéral, en créant l’ordre et la paix, amena lui-même sa décadence.

Dès que cette disposition des esprits commença à se manifester au-dehors, les hommes de parti, qui vivent des passions du peuple, se mirent à l’exploiter à leur profit.

Le gouvernement fédéral se trouva dès lors dans une situation très critique ; ses ennemis avaient la faveur populaire, et c’est en promettant de l’affaiblir qu’on obtenait le droit de le diriger.

À partir de cette époque, toutes les fois que le gouvernement de l’Union est entré en lice avec celui des États, il n’a presque jamais cessé de reculer. Quand il y a eu lieu d’interpréter les termes de la constitution fédérale, l’interprétation a été le plus souvent contraire à l’Union et favorable aux États.

La Constitution donnait au gouvernement fédéral le soin de pourvoir aux intérêts nationaux : on avait pensé que c’était à lui à faire ou à favoriser, dans l’intérieur, les grandes entreprises qui étaient de nature à accroître la prospérité de l’Union tout entière (internal improvements), telles, par exemple, que les canaux.

Les États s’effrayèrent à l’idée de voir une autre autorité que la leur disposer ainsi d’une portion de leur territoire. Ils craignirent que le pouvoir central, acquérant de cette manière dans leur propre sein un patronage redoutable, ne vînt à y exercer une influence qu’ils voulaient réserver tout entière à leurs seuls agents.

Le parti démocratique, qui a toujours été opposé à tous les développements de la puissance fédérale, éleva donc la voix ; on accusa le congrès d’usurpation ; le chef de l’État, d’ambition. Le gouvernement central, intimidé par ces clameurs, finit par reconnaître lui-même son erreur, et par se renfermer exactement dans la sphère qu’on lui traçait.

La constitution donne à l’Union le privilège de traiter avec les peuples étrangers. L’Union avait en général considéré sous ce point de vue les tribus indiennes qui bordent les frontières de son territoire. Tant que ces sauvages consentirent à fuir devant la civilisation, le droit fédéral ne fut pas contesté ; mais du jour où une tribu indienne entreprit de se fixer sur un point du sol, les États environnants réclamèrent un droit de possession sur ces terres, et un droit de souveraineté sur les hommes qui en faisaient partie. Le gouvernement central se hâta de reconnaître l’un et l’autre, et, après avoir traité avec les Indiens comme avec des peuples indépendants, il les livra comme des sujets à la tyrannie législative des États[83].

Parmi les États qui s’étaient formés sur le bord de l’Atlantique, plusieurs s’étendaient indéfiniment à l’Ouest dans des déserts où les Européens n’avaient point encore pénétré. Ceux dont les limites étaient irrévocablement fixées voyaient d’un œil jaloux l’avenir immense ouvert à leurs voisins. Ces derniers, dans un esprit de conciliation, et afin de faciliter l’acte d’Union, consentirent à se tracer des limites, et abandonnèrent à la confédération tout le territoire qui pouvait se trouver au-delà[84].

Depuis cette époque, le gouvernement fédéral est devenu propriétaire de tout le terrain inculte qui se rencontre en dehors des treize États primitivement confédérés. C’est lui qui se charge de le diviser et de le vendre, et l’argent qui en revient est versé exclusivement dans le trésor de l’Union. À l’aide de ce revenu, le gouvernement fédéral achète aux Indiens leurs terres, ouvre des routes dans les nouveaux districts, et y facilite de tout son pouvoir le développement rapide de la société.

Or, il est arrivé que dans ces mêmes déserts cédés jadis par les habitants des bords de l’Atlantique se sont formés avec le temps de nouveaux États. Le congrès a continué à vendre, au profit de la nation tout entière, les terres incultes que ces États renferment encore dans leur sein. Mais aujourd’hui ceux-ci prétendent qu’une fois constitués, ils doivent avoir le droit exclusif d’appliquer le produit de ces ventes à leur propre usage. Les réclamations étant devenues de plus en plus menaçantes, le congrès crut devoir enlever à l’Union une partie des priviléges dont elle avait joui jusqu’alors, et à la fin de 1832, il fit une loi par laquelle, sans céder aux nouvelles républiques de l’Ouest la propriété de leurs terres incultes, il appliquait cependant à leur profit seul la plus grande partie du revenu qu’on en tirait[85].

Il suffit de parcourir les États-Unis pour apprécier les avantages que le pays retire de la Banque. Ces avantages sont de plusieurs sortes ; mais il en est un surtout qui frappe l’étranger : les billets de la Banque des États-Unis sont reçus à la frontière des déserts pour la même valeur qu’à Philadelphie, où est le siège de ses opérations[86].

La Banque des États-Unis est cependant l’objet de grandes haines. Ses directeurs se sont prononcés contre le Président, et on les accuse, non sans vraisemblance, d’avoir abusé de leur influence pour entraver son élection. Le Président attaque donc l’institution que ces derniers représentent avec toute l’ardeur d’une inimitié personnelle. Ce qui a encouragé le Président à poursuivre ainsi sa vengeance, c’est qu’il se sent appuyé sur les instincts secrets de la majorité.

La Banque forme le grand lien monétaire de l’Union comme le Congrès en est le grand lien législatif, et les mêmes passions qui tendent à rendre les États indépendants du pouvoir central tendent à la destruction de la Banque.

La Banque des États-Unis possède toujours en ses mains un grand nombre de billets appartenant aux banques provinciales ; elle peut chaque jour obliger ces dernières à rembourser leurs billets en espèces. Pour elle au contraire un pareil danger n’est point à craindre ; la grandeur de ses ressources disponibles lui permet de faire face à toutes les exigences. Menacées ainsi dans leur existence, les banques provinciales sont forcées d’user de retenue, et de ne mettre dans la circulation qu’un nombre de billets proportionné à leur capital. Les banques provinciales ne souffrent qu’avec impatience ce contrôle salutaire. Les journaux qui leur sont vendus, et le président que son intérêt a rendu leur organe, attaquent donc la Banque avec une sorte de fureur. Ils soulèvent contre elle les passions locales et l’aveugle instinct démocratique du pays. Suivant eux, les directeurs de la Banque forment un corps aristocratique et permanent dont l’influence ne peut manquer de se faire sentir dans le gouvernement, et doit altérer tôt ou tard les principes d’égalité sur lesquels repose la société américaine.

La lutte de la Banque contre ses ennemis n’est qu’un incident du grand combat que livrent en Amérique les provinces au pouvoir central ; l’esprit d’indépendance et de démocratie, à l’esprit de hiérarchie et de subordination. Je ne prétends point que les ennemis de la Banque des États-Unis soient précisément les mêmes individus qui, sur d’autres points, attaquent le gouvernement fédéral ; mais je dis que les attaques contre la Banque des États-Unis sont le produit des mêmes instincts qui militent contre le gouvernement fédéral, et que le grand nombre des ennemis de la première est un symptôme fâcheux de l’affaiblissement du second.

Mais jamais l’Union ne se montra plus débile que dans la fameuse affaire du tarif[87].

Les guerres de la révolution française et celle de 1812, en empêchant la libre communication entre l’Amérique et l’Europe, avaient créé des manufactures au Nord de l’Union. Lorsque la paix eut rouvert aux produits de l’Europe le chemin du Nouveau-Monde, les Américains crurent devoir établir un système de douanes qui pût tout à la fois protéger leur industrie naissante, et acquitter le montant des dettes que la guerre leur avait fait contracter.

Les États du Sud, qui n’ont pas de manufactures à encourager, et qui ne sont que cultivateurs, ne tardèrent pas à se plaindre de cette mesure.

Je ne prétends point examiner ici ce qu’il pouvait y avoir d’imaginaire ou de réel dans leurs plaintes, je dis les faits.

Dès l’année 1820, la Caroline du Sud, dans une pétition au Congrès, déclarait que la loi du tarif était inconstitutionnelle, oppressive et injuste. Depuis, la Géorgie, la Virginie, la Caroline du Nord, l’État de l’Alabama et celui du Mississipi firent des réclamations plus ou moins énergiques dans le même sens.

Loin de tenir compte de ces murmures, le congrès, dans les années 1824 et 1828, éleva encore les droits du tarif et en consacra de nouveau le principe.

Alors on produisit, ou plutôt on rappela au Sud une doctrine célèbre qui prit le nom de nullification.

J’ai montré en son lieu que le but de la constitution fédérale n’a point été d’établir une ligue, mais de créer un gouvernement national. Les Américains des États-Unis, dans tous les cas prévus par leur constitution, ne forment qu’un seul et même peuple. Sur tous ces points-là, la volonté nationale s’exprime, comme chez tous les peuples constitutionnels, à l’aide d’une majorité. Une fois que la majorité a parlé, le devoir de la minorité est de se soumettre.

Telle est la doctrine légale, la seule qui soit d’accord avec le texte de la Constitution et l’intention connue de ceux qui l’établirent.

Les nullificateurs du Sud prétendent au contraire que les Américains, en s’unissant, n’ont point entendu se fondre dans un seul et même peuple, mais qu’ils ont seulement voulu former une ligue de peuples indépendants ; d’où il suit que chaque État ayant conservé sa souveraineté complète, sinon en action du moins en principe, a le droit d’interpréter les lois du Congrès, et de suspendre dans son sein l’exécution de celles qui lui semblent opposées à la constitution ou à la justice.

Toute la doctrine de la nullification se trouve résumée dans une phrase prononcée en 1833 devant le sénat des États-Unis par M. Calhoun, le chef avoué des nullificateurs du Sud :

« La Constitution, dit-il, est un contrat dans lequel les États ont paru comme souverains. Or, toutes les fois qu’il intervient un contrat entre des parties qui ne connaissent point de commun arbitre, chacune d’elles retient le droit de juger par elle-même l’étendue de son obligation. »

Il est manifeste qu’une pareille doctrine détruit en principe le lien fédéral, et ramène en fait l’anarchie, dont la constitution de 1789 avait délivré les Américains.

Lorsque la Caroline du Sud vit que le congrès se montrait sourd à ses plaintes, elle menaça d’appliquer à la loi fédérale du tarif la doctrine des nullificateurs. Le congrès persista dans son système ; enfin l’orage éclata.

Dans le courant de 1832, le peuple de la Caroline du Sud[88] nomma une convention nationale pour aviser aux moyens extraordinaires qui restaient à prendre ; et le 24 novembre de la même année, cette convention publia, sous le nom d’ordonnance, une loi qui frappait de nullité la loi fédérale du tarif, défendait de prélever les droits qui y étaient portés, et de recevoir les appels qui pourraient être faits aux tribunaux fédéraux[89]. Cette ordonnance ne devait être mise en vigueur qu’au mois de février suivant, et il était indiqué que si le Congrès modifiait avant cette époque le tarif, la Caroline du Sud pourrait consentir à ne pas donner d’autres suites à ses menaces. Plus tard, on exprima, mais d’une manière vague et indéterminée, le désir de soumettre la question à une assemblée extraordinaire de tous les États confédérés.

En attendant, la Caroline du Sud armait ses milices et se préparait à la guerre.

Que fit le congrès ? Le congrès, qui n’avait pas écouté ses sujets suppliants, prêta l’oreille à leurs plaintes dès qu’il leur vit les armes à la main[90]. Il fit une loi[91] suivant laquelle les droits portés au tarif devaient être réduits progressivement pendant dix ans, jusqu’à ce qu’on les eût amenés à ne pas dépasser les besoins du gouvernement. Ainsi le congrès abandonna complètement le principe du tarif. À un droit protecteur de l’industrie, il substitua une mesure purement fiscale[92]. Pour dissimuler sa défaite, le gouvernement de l’Union eut recours à un expédient qui est fort à l’usage des gouvernements faibles : en cédant sur les faits, il se montra inflexible sur les principes. En même temps que le congrès changeait la législation du tarif, il passait une autre loi en vertu de laquelle le président était investi d’un pouvoir extraordinaire pour surmonter par la force les résistances qui dès lors n’étaient plus à craindre.

La Caroline du Sud ne consentit même pas à laisser à l’Union ces faibles apparences de la victoire ; la même convention nationale qui avait frappé de nullité la loi du tarif s’étant assemblée de nouveau, accepta la concession qui lui était offerte ; mais en même temps, elle déclara n’en persister qu’avec plus de force dans la doctrine des nullificateurs, et pour le prouver, elle annula la loi qui conférait des pouvoirs extraordinaires au président, quoiqu’il fût bien certain qu’on n’en ferait point usage.

Presque tous les actes dont je viens de parler ont eu lieu sous la présidence du général Jackson. On ne saurait nier que, dans l’affaire du tarif, ce dernier n’ait soutenu avec habileté et vigueur les droits de l’Union. Je crois cependant qu’il faut mettre au nombre des dangers que court aujourd’hui le pouvoir fédéral la conduite même de celui qui le représente.

Quelques personnes se sont formé en Europe, sur l’influence que peut exercer le général Jackson dans les affaires de son pays, une opinion qui paraît fort extravagante à ceux qui ont vu les choses de près.

On a entendu dire que le général Jackson avait gagné des batailles, que c’était un homme énergique, porté par caractère et par habitude à l’emploi de la force, désireux du pouvoir et despote par goût. Tout cela est peut-être vrai, mais les conséquences qu’on a tirées de ces vérités sont de grandes erreurs.

On s’est imaginé que le général Jackson voulait établir aux États-Unis la dictature, qu’il allait y faire régner l’esprit militaire, et donner au pouvoir central une extension dangereuse pour les libertés provinciales. En Amérique, le temps de semblables entreprises et le siècle de pareils hommes ne sont point encore venus : si le général Jackson eût voulu dominer de cette manière, il eût assurément perdu sa position politique et compromis sa vie : aussi n’a-t-il pas été assez imprudent pour le tenter.

Loin de vouloir étendre le pouvoir fédéral, le président actuel représente, au contraire, le parti qui veut restreindre ce pouvoir aux termes les plus clairs et les plus précis de la constitution, et qui n’admet point que l’interprétation puisse jamais être favorable au gouvernement de l’Union ; loin de se présenter comme le champion de la centralisation, le général Jackson est l’agent des jalousies provinciales ; ce sont les passions décentralisantes (si je puis m’exprimer ainsi) qui l’ont porté au souverain pouvoir. C’est en flattant chaque jour ces passions qu’il s’y maintient et y prospère. Le général Jackson est l’esclave de la majorité : il la suit dans ses volontés, dans ses désirs, dans ses instincts à moitié découverts, ou plutôt il la devine et court se placer à sa tête.

Toutes les fois que le gouvernement des États entre en lutte avec celui de l’Union, il est rare que le président ne soit pas le premier à douter de son droit ; il devance presque toujours le pouvoir législatif ; quand il y a lieu à interprétation sur l’étendue de la puissance fédérale, il se range en quelque sorte contre lui-même ; il s’amoindrit, il se voile, il s’efface. Ce n’est point qu’il soit naturellement faible ou ennemi de l’Union ; lorsque la majorité s’est prononcée contre les prétentions des nullificateurs du Sud, on l’a vu se mettre à sa tête, formuler avec netteté et énergie les doctrines qu’elle professait et en appeler le premier à la force. Le général Jackson, pour me servir d’une comparaison empruntée au vocabulaire des partis américains, me semble fédéral par goût et républicain par calcul.

Après s’être ainsi abaissé devant la majorité pour gagner sa faveur, le général Jackson se relève ; il marche alors vers les objets qu’elle poursuit elle-même, ou ceux qu’elle ne voit pas d’un œil jaloux, en renversant devant lui tous les obstacles. Fort d’un appui que n’avaient point ses prédécesseurs, il foule aux pieds ses ennemis personnels partout où il les trouve, avec une facilité qu’aucun président n’a rencontrée ; il prend sous sa responsabilité des mesures que nul n’aurait jamais avant lui osé prendre ; il lui arrive même de traiter la représentation nationale avec une sorte de dédain presque insultant ; il refuse de sanctionner les lois du congrès, et souvent omet de répondre à ce grand corps. C’est un favori qui parfois rudoie son maître. Le pouvoir du général Jackson augmente donc sans cesse ; mais celui du président diminue. Dans ses mains, le gouvernement fédéral est fort ; il passera énervé à son successeur.

Ou je me trompe étrangement, ou le gouvernement fédéral des États-Unis tend chaque jour à s’affaiblir ; il se retire successivement des affaires, il resserre de plus en plus le cercle de son action. Naturellement faible, il abandonne même les apparences de la force. D’une autre part, j’ai cru voir qu’aux États-Unis le sentiment de l’indépendance devenait de plus en plus vif dans les États, l’amour du gouvernement provincial de plus en plus prononcé.

On veut l’Union ; mais réduite à une ombre : on la veut forte en certains cas et faible dans tous les autres ; on prétend qu’en temps de guerre elle puisse réunir dans ses mains les forces nationales et toutes les ressources du pays, et qu’en temps de paix elle n’existe pour ainsi dire point ; comme si cette alternative de débilité et de vigueur était dans la nature.

Je ne vois rien qui puisse, quant à présent, arrêter ce mouvement général des esprits ; les causes qui l’ont fait naître ne cessent point d’opérer dans le même sens. Il se continuera donc, et l’on peut prédire que, s’il ne survient pas quelque circonstance extraordinaire, le gouvernement de l’Union ira chaque jour s’affaiblissant.

Je crois cependant que nous sommes encore loin du temps où le pouvoir fédéral, incapable de protéger sa propre existence et de donner la paix au pays, s’éteindra en quelque sorte de lui-même. L’Union est dans les mœurs, on la désire ; ses résultats sont vidents, ses bienfaits visibles. Quand on s’apercevra que la faiblesse du gouvernement fédéral compromet l’existence de l’Union, je ne doute point qu’on ne voie naître un mouvement de réaction en faveur de la force.

Le gouvernement des États-Unis est, de tous les gouvernements fédéraux qui ont été établis jusqu’à nos jours, celui qui est le plus naturellement destiné à agir : tant qu’on ne l’attaquera pas d’une manière indirecte par l’interprétation de ses lois, tant qu’on n’altérera pas profondément sa substance, un changement d’opinion, une crise intérieure, une guerre, pourraient lui redonner tout à coup la vigueur dont il a besoin.

Ce que j’ai voulu constater est seulement ceci : bien des gens, parmi nous, pensent qu’aux États-Unis il y a un mouvement des esprits qui favorise la centralisation du pouvoir dans les mains du Président et du congrès. Je prétends qu’on y remarque visiblement un mouvement contraire. Loin que le gouvernement fédéral, en vieillissant, prenne de la force et menace la souveraineté des États, je dis qu’il tend chaque jour à s’affaiblir, et que la souveraineté seule de l’Union est en péril. Voilà ce que le présent révèle. Quel sera le résultat final de cette tendance, quels événements peuvent arrêter, retarder ou hâter le mouvement que j’ai décrit ? L’avenir les cache, et je n’ai pas la prétention de pouvoir soulever son voile.

DES INSTITUTIONS RÉPUBLICAINES AUX ÉTATS-UNIS,

QUELLES SONT LEURS CHANCES DE DURÉE.

L’Union n’est qu’un accident. — Les institutions républicaines ont plus d’avenir. — La république est, quant à présent, l’état naturel des Anglo-Américains. — Pourquoi. — Afin de la détruire il faudrait changer en même temps toutes les lois et modifier toutes les mœurs. — Difficultés que trouvent les Américains à créer une aristocratie.

Le démembrement de l’Union, en introduisant la guerre au sein des États aujourd’hui confédérés, et avec elle les armées permanentes, la dictature et les impôts, pourrait à la longue y compromettre le sort des institutions républicaines.

Il ne faut pas confondre cependant l’avenir de la république et celui de l’Union.

L’Union est un accident qui ne durera qu’autant que les circonstances le favoriseront, mais la république me semble l’état naturel des Américains ; et il n’y a que l’action continue de causes contraires et agissant toujours dans le même sens qui pût lui substituer la monarchie.

L’Union existe principalement dans la loi qui l’a créée. Une seule révolution, un changement dans l’opinion publique peut la briser pour jamais. La république a des racines plus profondes.

Ce qu’on entend par république aux États-Unis, c’est l’action lente et tranquille de la société sur elle-même. C’est un état régulier fondé réellement sur la volonté éclairée du peuple. C’est un gouvernement conciliateur, où les résolutions se mûrissent longuement, se discutent avec lenteur et s’exécutent avec maturité.

Les républicains, aux États-Unis, prisent les mœurs, respectent les croyances, reconnaissent les droits. Ils professent cette opinion, qu’un peuple doit être moral, religieux et modéré, en proportion qu’il est libre. Ce qu’on appelle la république aux États-Unis, c’est le règne tranquille de la majorité. La majorité, après qu’elle a eu le temps de se reconnaître et de constater son existence, est la source commune des pouvoirs. Mais la majorité elle-même n’est pas toute-puissante. Au-dessus d’elle, dans le monde moral, se trouvent l’humanité, la justice et la raison ; dans le monde politique, les droits acquis. La majorité reconnaît ces deux barrières, et s’il lui arrive de les franchir, c’est qu’elle a des passions, comme chaque homme, et que, semblable à eux, elle peut faire le mal en discernant le bien.

Mais nous avons fait en Europe d’étranges découvertes.

La république, suivant quelques-uns d’entre nous, ce n’est pas le règne de la majorité, comme on l’a cru jusqu’ici, c’est le règne de ceux qui se portent fort pour la majorité. Ce n’est pas le peuple qui dirige dans ces sortes de gouvernements, mais ceux qui savent le plus grand bien du peuple : distinction heureuse, qui permet d’agir au nom des nations sans les consulter, et de réclamer leur reconnaissance en les foulant aux pieds. Le gouvernement républicain est, du reste, le seul auquel il faille reconnaître le droit de tout faire, et qui puisse mépriser ce qu’ont jusqu’à présent respecté les hommes, depuis les plus hautes lois de la morale jusqu’aux règles vulgaires du sens commun.

On avait pensé, jusqu’à nous, que le despotisme était odieux, quelles que fussent ses formes. Mais on a découvert de nos jours qu’il y avait dans le monde des tyrannies légitimes et de saintes injustices, pourvu qu’on les exerçât au nom du peuple.

Les idées que les Américains se sont faites de la république leur en facilitent singulièrement l’usage et assurent sa durée. Chez eux, si la pratique du gouvernement républicain est souvent mauvaise, du moins la théorie est bonne, et le peuple finit toujours par y conformer ses actes.

Il était impossible, dans l’origine, et il serait encore très difficile d’établir en Amérique une administration centralisée. Les hommes sont dispersés sur un trop grand espace et séparés par trop d’obstacles naturels pour qu’un seul puisse entreprendre de diriger les détails de leur existence. L’Amérique est donc par excellence le pays du gouvernement provincial et communal.

À cette cause, dont l’action se faisait également sentir sur tous les Européens du Nouveau Monde, les Anglo-Américains en ajoutèrent plusieurs autres qui leur étaient particulières.

Lorsque les colonies de l’Amérique du Nord furent établies, la liberté municipale avait déjà pénétré dans les lois ainsi que dans les mœurs anglaises, et les émigrants anglais l’adoptèrent non seulement comme une chose nécessaire, mais comme un bien dont ils connaissaient tout le prix.

Nous avons vu, de plus, de quelle manière les colonies avaient été fondées. Chaque province, et pour ainsi dire chaque district, fut peuplé séparément par des hommes étrangers les uns aux autres, ou associés dans des buts différents.

Les Anglais des États-Unis se sont donc trouvés, dès l’origine, divisés en un grand nombre de petites sociétés distinctes qui ne se rattachaient à aucun centre commun, et il a fallu que chacune de ces petites sociétés s’occupât de ses propres affaires, puisqu’on n’apercevait nulle part une autorité centrale qui dût naturellement et qui pût facilement y pourvoir.

Ainsi la nature du pays, la manière même dont les colonies anglaises ont été fondées, les habitudes des premiers émigrants, tout se réunissait pour y développer à un degré extraordinaire les libertés communales et provinciales.

Aux États-Unis, l’ensemble des institutions du pays est donc essentiellement républicain ; pour y détruire d’une façon durable les lois qui fondent la république, il faudrait en quelque sorte abolir à la fois toutes les lois.

Si, de nos jours, un parti entreprenait de fonder la monarchie aux États-Unis, il serait dans une position encore plus difficile que celui qui voudrait proclamer dès à présent la république en France. La royauté ne trouverait point la législation préparée d’avance pour elle, et ce serait bien réellement alors qu’on verrait une monarchie entourée d’institutions républicaines.

Le principe monarchique pénétrerait aussi difficilement dans les mœurs des Américains.

Aux États-Unis, le dogme de la souveraineté du peuple n’est point une doctrine isolée qui ne tienne ni aux habitudes, ni à l’ensemble des idées dominantes ; on peut, au contraire, l’envisager comme le dernier anneau d’une chaîne d’opinions qui enveloppe le monde anglo-américain tout entier. La Providence a donné à chaque individu, quel qu’il soit, le degré de raison nécessaire pour qu’il puisse se diriger lui-même dans les choses qui l’intéressent exclusivement. Telle est la grande maxime sur laquelle, aux États-Unis, repose la société civile et politique : le père de famille en fait l’application à ses enfants, le maître à ses serviteurs, la commune à ses administrés, la province aux communes, l’État aux provinces, l’Union aux États. Étendue à l’ensemble de la nation, elle devient le dogme de la souveraineté du Peuple.

Ainsi, aux États-Unis, le principe générateur de la république est le même qui règle la plupart des actions humaines. La république pénètre donc, si je puis m’exprimer ainsi, dans les idées, dans les opinions et dans toutes les habitudes des Américains en même temps qu’elle s’établit dans leurs lois ; et pour arriver à changer les lois, il faudrait qu’ils en vinssent à se changer en quelque sorte tout entiers. Aux États-Unis, la religion du plus grand nombre elle-même est républicaine ; elle soumet les vérités de l’autre monde à la raison individuelle, comme la politique abandonne au bon sens de tous le soin des intérêts de celui-ci, et elle consent que chaque homme prenne librement la voie qui doit le conduire au ciel, de la même manière que la loi reconnaît à chaque citoyen le droit de choisir son gouvernement.

Évidemment, il n’y a qu’une longue série de faits ayant tous la même tendance, qui puisse substituer à cet ensemble de lois, d’opinions et de mœurs, un ensemble de mœurs, d’opinions et de lois contraires.

Si les principes républicains doivent périr en Amérique, ils ne succomberont qu’après un long travail social, fréquemment interrompu, souvent repris ; plusieurs fois ils sembleront renaître, et ne disparaîtront sans retour que quand un peuple entièrement nouveau aura pris la place de celui qui existe de nos jours. Or, rien ne saurait faire présager une semblable révolution, aucun signe ne l’annonce.

Ce qui vous frappe le plus à votre arrivée aux États-Unis, c’est l’espèce de mouvement tumultueux au sein duquel se trouve placée la société politique. Les lois changent sans cesse, et au premier abord il semble impossible qu’un peuple si peu sûr de ses volontés n’en arrive pas bientôt à substituer à la forme actuelle de son gouvernement une forme entièrement nouvelle. Ces craintes sont prématurées. Il y a, en fait d’institutions politiques, deux espèces d’instabilités qu’il ne faut pas confondre : l’une s’attache aux lois secondaires ; celle-là peut régner long-temps au sein d’une société bien assise ; l’autre ébranle sans cesse les bases mêmes de la constitution, et attaque les principes générateurs des lois ; celle-ci est toujours suivie de troubles et de révolutions ; la nation qui la souffre est dans un état violent et transitoire. L’expérience fait connaître que ces deux espèces d’instabilités législatives n’ont pas entre elles de lien nécessaire, car on les a vues exister conjointement ou séparément suivant les temps et les lieux. La première se rencontre aux États-Unis, mais non la seconde. Les Américains changent fréquemment les lois, mais le fondement de la constitution est respecté.

De nos jours, le principe républicain règne en Amérique comme le principe monarchique dominait en France sous Louis XIV. Les Français d’alors n’étaient pas seulement amis de la monarchie, mais encore ils n’imaginaient pas qu’on pût rien mettre à la place ; ils l’admettaient ainsi qu’on admet le cours du soleil et les vicissitudes des saisons. Chez eux le pouvoir royal n’avait pas plus d’avocats que d’adversaires.

C’est ainsi que la république existe en Amérique, sans combat, sans opposition, sans preuve, par un accord tacite, une sorte de consensus universalis.

Toutefois, je pense qu’en changeant aussi souvent qu’ils le font leurs procédés administratifs, les habitants des États-Unis compromettent l’avenir du gouvernement républicain.

Gênés sans cesse dans leurs projets par la versatilité continuelle de la législation, il est à craindre que les hommes ne finissent par considérer la république comme une façon incommode de vivre en société ; le mal résultant de l’instabilité des lois secondaires ferait alors mettre en question l’existence des lois fondamentales, et amènerait indirectement une révolution ; mais cette époque est encore bien loin de nous.

Ce qu’on peut prévoir dès à présent, c’est qu’en sortant de la république, les Américains passeraient rapidement au despotisme, sans s’arrêter très long-temps dans la monarchie. Montesquieu a dit qu’il n’y avait rien de plus absolu que l’autorité d’un prince qui succède à la république, les pouvoirs indéfinis qu’on avait livrés sans crainte à un magistrat électif se trouvant alors remis dans les mains d’un chef héréditaire. Ceci est généralement vrai, mais particulièrement applicable à une république démocratique. Aux États-Unis, les magistrats ne sont pas élus par une classe particulière de citoyens, mais par la majorité de la nation ; ils représentent immédiatement les passions de la multitude, et dépendent entièrement de ses volontés ; ils n’inspirent donc ni haine ni crainte : aussi j’ai fait remarquer le peu de soins qu’on avait pris de limiter leur pouvoir en traçant des bornes à son action, et quelle part immense on avait laissée à leur arbitraire. Cet ordre de choses a créé des habitudes qui lui survivraient. Le magistrat américain garderait sa puissance indéfinie en cessant d’être responsable, et il est impossible de dire ou s’arrêterait alors la tyrannie.

Il y a des gens parmi nous qui s’attendent à voir l’aristocratie naître en Amérique, et qui prévoient déjà avec exactitude l’époque où elle doit s’emparer du pouvoir.

J’ai déjà dit, et je répète, que le mouvement actuel de la société américaine me semble de plus en plus démocratique.

Cependant je ne prétends point qu’un jour les Américains n’arrivent pas à restreindre chez eux le cercle des droits politiques, ou à confisquer ces mêmes droits au profit d’un homme ; mais je ne puis croire qu’ils en confient jamais l’usage exclusif à une classe particulière de citoyens, ou, en d’autres termes, qu’ils fondent une aristocratie.

Un corps aristocratique se compose d’un certain nombre de citoyens qui, sans être placés très loin de la foule, s’élèvent cependant d’une manière permanente au-dessus d’elle ; qu’on touche et qu’on ne peut frapper ; auxquels on se mêle chaque jour, et avec lesquels on ne saurait se confondre.

Il est impossible de rien imaginer de plus contraire à la nature et aux instincts secrets du cœur humain qu’une sujétion de cette espèce : livrés à eux-mêmes, les hommes préféreront toujours le pouvoir arbitraire d’un roi à l’administration régulière des nobles.

Une aristocratie, pour durer, a besoin de fonder l’inégalité en principe, de la légaliser d’avance, et de l’introduire dans la famille en même temps qu’elle la répand dans la société ; toutes choses qui répugnent si fortement à l’équité naturelle, qu’on ne saurait les obtenir des hommes que par la contrainte.

Depuis que les sociétés humaines existent, je ne crois pas qu’on puisse citer l’exemple d’un seul peuple qui, livré à lui-même et par ses propres efforts, ait créé une aristocratie dans son sein : toutes les aristocraties du moyen-âge sont filles de la conquête. Le vainqueur était le noble, le vaincu le serf. La force imposait alors l’inégalité, qui, une fois entrée dans les mœurs, se maintenait d’elle-même et passait naturellement dans les lois.

On a vu des sociétés qui, par suite d’événements antérieurs à leur existence, sont pour ainsi dire nées aristocratiques, et que chaque siècle ramenait ensuite vers la démocratie. Tel fut le sort des Romains, et celui des barbares qui s’établirent après eux. Mais un peuple qui, parti de la civilisation et de la démocratie, se rapprocherait par degrés de l’inégalité des conditions, et finirait par établir dans son sein des privilèges inviolables et des catégories exclusives, voilà ce qui serait nouveau dans le monde.

Rien n’indique que l’Amérique soit destinée à donner la première un pareil spectacle.

QUELQUES CONSIDÉRATIONS SUR LES CAUSES DE LA

GRANDEUR COMMERCIALE DES ÉTATS-UNIS.

Les Américains sont appelés par la nature à être un grand peuple maritime. — Étendue de leurs rivages. — Profondeur des ports. — Grandeur des fleuves. — C’est cependant bien moins à des causes physiques qu’à des causes intellectuelles et morales qu’on doit attribuer la supériorité commerciale des Anglo-Américains. — Raison de cette opinion. — Avenir des Anglo-Américains comme peuple commerçant. — La ruine de l’Union n’arrêterait point l’essor maritime des peuples qui la composent. — Pourquoi. — Les Anglo-Américains sont naturellement appelés à servir les besoins des habitants de l’Amérique du Sud. — Ils deviendront, comme les Anglais, les facteurs d’une grande partie du monde.

Depuis la baie de Fondy jusqu’à la rivière Sabine dans le golfe du Mexique, la côte des États-Unis s’étend sur une longueur de 900 lieues à peu près.

Ces rivages forment une seule ligne non interrompue ; ils sont tous placés sous la même domination.

Il n’y a pas de peuple au monde qui puisse offrir au commerce des ports plus profonds, plus vastes et plus sûrs que les Américains.

Les habitants des États-Unis composent une grande nation civilisée que la fortune a placée au milieu des déserts, à 1,200 lieues du foyer principal de la civilisation. L’Amérique a donc un besoin journalier de l’Europe. Avec le temps, les Américains parviendront sans doute à produire ou à fabriquer chez eux la plupart des objets qui leur sont nécessaires, mais jamais les deux continents ne pourront vivre entièrement indépendants l’un de l’autre : il existe trop de liens naturels entre leurs besoins, leurs idées, leurs habitudes et leurs mœurs.

L’Union a des productions qui nous sont devenues nécessaires, et que notre sol se refuse entièrement à fournir, ou ne peut donner qu’à grands frais. Les Américains ne consomment qu’une très petite partie de ces produits ; ils nous vendent le reste.

L’Europe est donc le marché de l’Amérique, comme l’Amérique est le marché de l’Europe ; et le commerce maritime est aussi nécessaire aux habitants des États-Unis pour amener leurs matières premières dans nos ports que pour transporter chez eux nos objets manufacturés.

Les États-Unis devaient donc fournir un grand aliment à l’industrie des peuples maritimes, s’ils renonçaient eux-mêmes au commerce, comme l’ont fait jusqu’à présent les Espagnols du Mexique ; ou devenir une des premières puissances maritimes du globe : cette alternative était inévitable.

Les Anglo-Américains ont de tout temps montré un goût décidé pour la mer. L’indépendance, en brisant les liens commerciaux qui les unissaient à l’Angleterre, donna à leur génie maritime un nouvel et puissant essor. Depuis cette époque, le nombre des vaisseaux de l’Union s’est accru dans une progression presque aussi rapide que le nombre de ses habitants. Aujourd’hui ce sont les Américains eux-mêmes qui transportent chez eux les neuf dixièmes des produits de l’Europe[93]. Ce sont encore des Américains qui apportent aux consommateurs d’Europe les trois quarts des exportations du Nouveau Monde[94].

Les vaisseaux des États-Unis remplissent le port du Havre et celui de Liverpool. On ne voit qu’un petit nombre de bâtiments anglais ou français dans le port de New-York[95].

Ainsi non seulement le commerçant américain brave la concurrence sur son propre sol, mais il combat encore avec avantage les étrangers sur le leur.

Ceci s’explique aisément : de tous les vaisseaux du monde, ce sont les navires des États-Unis qui traversent les mers au meilleur marché. Tant que la marine marchande des États-Unis conservera sur les autres cet avantage, non seulement elle gardera ce qu’elle a conquis, mais elle augmentera chaque jour ses conquêtes.

C’est un problème difficile à résoudre que celui de savoir pourquoi les Américains naviguent à plus bas prix que les autres hommes : on est tenté d’abord d’attribuer cette supériorité à quelques avantages matériels que la nature aurait mis à leur seule portée, mais il n’en est point ainsi.

Les vaisseaux américains coûtent presque aussi cher à bâtir que les nôtres[96] ; ils ne sont pas mieux construits, et durent en général moins long-temps.

Le salaire du matelot américain est plus élevé que celui du matelot d’Europe ; ce qui le prouve, c’est le grand nombre d’Européens qu’on rencontre dans la marine marchande des États-Unis.

D’où vient donc que les Américains naviguent à meilleur marché que nous ?

Je pense qu’on chercherait vainement les causes de cette supériorité dans des avantages matériels ; elle tient à des qualités purement intellectuelles et morales.

Voici une comparaison qui éclaircira ma pensée :

Pendant les guerres de la révolution, les Français introduisirent dans l’art militaire une tactique nouvelle qui troubla les plus vieux généraux et faillit détruire les plus anciennes monarchies de l’Europe. Ils entreprirent pour la première fois de se passer d’une foule de choses qu’on avait jusqu’alors jugées indispensables à la guerre ; ils exigèrent de leurs soldats des efforts nouveaux que les nations policées n’avaient jamais demandés aux leurs ; on les vit tout faire en courant, et risquer sans hésiter la vie des hommes en vue du résultat à obtenir.

Les Français étaient moins nombreux et moins riches que leurs ennemis ; ils possédaient infiniment moins de ressources ; cependant ils furent constamment victorieux, jusqu’à ce que ces derniers eussent pris le parti de les imiter.

Les Américains ont introduit quelque chose d’analogue dans le commerce. Ce que les Français faisaient pour la victoire, ils le font pour le bon marché.

Le navigateur européen ne s’aventure qu’avec prudence sur les mers ; il ne part que quand le temps l’y convie ; s’il lui survient un accident imprévu, il rentre au port ; la nuit, il serre une partie de ses voiles, et lorsqu’il voit l’Océan blanchir à l’approche des terres, il ralentit sa course et interroge le soleil.

L’Américain néglige ces précautions et brave ces dangers. Il part tandis que la tempête gronde encore ; la nuit comme le jour il abandonne au vent toutes ses voiles ; il répare en marchant son navire fatigué par l’orage, et lorsqu’il approche enfin du terme de sa course, il continue à voler vers le rivage, comme si déjà il apercevait le port.

L’Américain fait souvent naufrage ; mais il n’y a pas de navigateur qui traverse les mers aussi rapidement que lui. Faisant les mêmes choses qu’un autre en moins de temps, il peut les faire à moins de frais.

Avant de parvenir au terme d’un voyage de long cours, le navigateur d’Europe croit devoir aborder plusieurs fois sur son chemin. Il perd un temps précieux à chercher le port de relâche ou à attendre l’occasion d’en sortir, et il paye chaque jour le droit d’y rester.

Le navigateur américain part de Boston pour aller acheter du thé à la Chine. Il arrive à Canton, y reste quelques jours et revient. Il a parcouru en moins de deux ans la circonférence entière du globe, et il n’a vu la terre qu’une seule fois. Durant une traversée de huit ou dix mois, il a bu de l’eau saumâtre et a vécu de viande salée ; il a lutté sans cesse contre la mer, contre la maladie, contre l’ennui ; mais à son retour, il peut vendre la livre de thé un sou de moins que le marchand anglais : le but est atteint.

Je ne saurais mieux exprimer ma pensée qu’en disant que les Américains mettent une sorte d’héroïsme dans leur manière de faire le commerce.

Il sera toujours très difficile au commerçant d’Europe de suivre dans la même carrière son concurrent d’Amérique. L’Américain, en agissant de la manière que j’ai décrite plus haut, ne suit pas seulement un calcul, il obéit surtout à sa nature.

L’habitant des États-Unis éprouve tous les besoins et tous les désirs qu’une civilisation avancée fait naître, et il ne trouve pas autour de lui, comme en Europe, une société savamment organisée pour y satisfaire ; il est donc souvent obligé de se procurer par lui-même les objets divers que son éducation et ses habitudes lui ont rendus nécessaires. En Amérique, il arrive quelquefois que le même homme laboure son champ, bâtit sa demeure, fabrique ses outils, fait ses souliers et tisse de ses mains l’étoffe grossière qui doit le couvrir. Ceci nuit au perfectionnement de l’industrie, mais sert puissamment à développer l’intelligence de l’ouvrier. Il n’y a rien qui tende plus que la grande division du travail à matérialiser l’homme et à ôter de ses œuvres jusqu’à la trace de l’âme. Dans un pays comme l’Amérique, où les hommes spéciaux sont si rares, on ne saurait exiger un long apprentissage de chacun de ceux qui embrassent une profession. Les Américains trouvent donc une grande facilité à changer d’état, et ils en profitent, suivant les besoins du moment. On en rencontre qui ont été successivement avocats, agriculteurs, commerçants, ministres évangéliques, médecins. Si l’Américain est moins habile que l’Européen dans chaque industrie, il n’y en a presque point qui lui soit entièrement étrangère. Sa capacité est plus générale, le cercle de son intelligence est plus étendu. L’habitant des États-Unis n’est donc jamais arrêté par aucun axiome d’état ; il échappe à tous les préjugés de profession ; il n’est pas plus attaché à un système d’opération qu’à un autre ; il ne se sent pas plus lié à une méthode ancienne qu’à une nouvelle ; il ne s’est créé aucune habitude, et il se soustrait aisément à l’empire que les habitudes étrangères pourraient exercer sur son esprit, car il sait que son pays ne ressemble à aucun autre, et que sa situation est nouvelle dans le monde.

L’Américain habite une terre de prodiges ; autour de lui tout se remue sans cesse, et chaque mouvement semble un progrès. L’idée du nouveau se lie donc intimement dans son esprit à l’idée du mieux. Nulle part il n’aperçoit la borne que la nature peut avoir mise aux efforts de l’homme ; à ses yeux, ce qui n’est pas est ce qui n’a point encore été tenté.

Ce mouvement universel qui règne aux États-Unis, ces retours fréquents de la fortune, ce déplacement imprévu des richesses publiques et privées, tout se réunit pour entretenir l’âme dans une sorte d’agitation fébrile qui la dispose admirablement à tous les efforts, et la maintient pour ainsi dire au-dessus du niveau commun de l’humanité. Pour un Américain, la vie entière se passe comme une partie de jeu, un temps de révolution, un jour de bataille.

Ces mêmes causes opérant en même temps sur tous les individus, finissent par imprimer une impulsion irrésistible au caractère national. L’Américain pris au hasard doit donc être un homme ardent dans ses désirs, entreprenant, aventureux, surtout novateur. Cet esprit se retrouve, en effet, dans toutes ses œuvres ; il l’introduit dans ses lois politiques, dans ses doctrines religieuses, dans ses théories d’économie sociale, dans son industrie privée ; il le porte partout avec lui, au fond des bois comme au sein des villes. C’est ce même esprit qui, appliqué au commerce maritime, fait naviguer l’Américain plus vite et à meilleur marché que tous les commerçants du monde.

Aussi long-temps que les marins des États-Unis garderont ces avantages intellectuels et la supériorité pratique qui en dérive, non seulement ils continueront à pourvoir eux-mêmes aux besoins des producteurs et des consommateurs de leur pays, mais ils tendront de plus en plus à devenir, comme les Anglais[97], les facteurs des autres peuples.

Ceci commence à se réaliser sous nos yeux. Déjà nous voyons les navigateurs américains s’introduire comme agents intermédiaires dans le commerce de plusieurs nations de l’Europe[98] ; l’Amérique leur offre un avenir plus grand encore.

Les Espagnols et les Portugais ont fondé dans l’Amérique du Sud de grandes colonies qui, depuis, sont devenues des empires. La guerre civile et le despotisme désolent aujourd’hui ces vastes contrées. Le mouvement de la population s’y arrête, et le petit nombre d’hommes qui les habite, absorbé dans le soin de se défendre, éprouve à peine le besoin d’améliorer son sort.

Mais il ne saurait en être toujours ainsi. L’Europe, livrée à elle-même est parvenue par ses propres efforts à percer les ténèbres du moyen-âge ; l’Amérique du Sud est chrétienne comme nous ; elle a nos lois, nos usages ; elle renferme tous les germes de civilisation qui se sont développés au sein des nations européennes et de leurs rejetons ; l’Amérique du Sud a de plus que nous notre exemple : pourquoi resterait-elle toujours barbare ?

Il ne s’agit évidemment ici que d’une question de temps : une époque plus ou moins éloignée viendra sans doute où les Américains du Sud formeront des nations florissantes et éclairées.

Mais lorsque les Espagnols et les Portugais de l’Amérique méridionale commenceront à éprouver les besoins des peuples policés, ils seront encore loin de pouvoir y satisfaire eux-mêmes ; derniers nés de la civilisation, ils subiront la supériorité déjà acquise par leurs aînés. Ils seront agriculteurs long-temps avant d’être manufacturiers et commerçants, et ils auront besoin de l’entremise des étrangers pour aller vendre leurs produits au-delà des mers, et se procurer en échange les objets dont la nécessité nouvelle se fera sentir.

On ne saurait douter que les Américains du nord de l’Amérique ne soient appelés à pourvoir un jour aux besoins des Américains du Sud. La nature les a placés près d’eux. Elle leur a ainsi fourni de grandes facilités pour connaître et apprécier les besoins des premiers, pour lier avec ces peuples des relations permanentes et s’emparer graduellement de leur marché. Le commerçant des États-Unis ne pourrait perdre ces avantages naturels, que s’il était fort inférieur au commerçant d’Europe, et il lui est au contraire supérieur en plusieurs points. Les Américains des États-Unis exercent déjà une grande influence morale sur tous les peuples du Nouveau-Monde. C’est d’eux que part la lumière. Toutes les nations qui habitent sur le même continent sont déjà habituées à les considérer comme les rejetons les plus éclairés, les plus puissants et les plus riches de la grande famille américaine. Ils tournent donc sans cesse vers l’Union leurs regards, et ils s’assimilent, autant que cela est en leur pouvoir, aux peuples qui la composent. Chaque jour ils viennent puiser aux États-Unis des doctrines politiques et y emprunter des lois.

Les Américains des États-Unis se trouvent vis-à-vis des peuples de l’Amérique du Sud précisément dans la même situation que leurs pères les Anglais vis-à-vis des Italiens, des Espagnols, des Portugais et de tous ceux des peuples de l’Europe qui, étant moins avancés en civilisation et en industrie, reçoivent de leurs mains la plupart des objets de consommation.

L’Angleterre est aujourd’hui le foyer naturel du commerce de presque toutes les nations qui l’approchent ; l’Union américaine est appelée à remplir le même rôle dans l’autre hémisphère. Chaque peuple qui naît ou qui grandit dans le Nouveau-Monde y naît donc et y grandit en quelque sorte au profit des Anglo-Américains.

Si l’Union venait à se dissoudre, le commerce des États qui l’ont formée serait sans doute retardé quelque temps dans son essor, moins toutefois qu’on ne le pense. Il est évident que, quoi qu’il arrive, les États commerçants resteront unis. Ils se touchent tous ; il y a entre eux identité parfaite d’opinions, d’intérêts et de mœurs, et seuls ils peuvent composer une très grande puissance maritime. Alors même que le Sud de l’Union deviendrait indépendant du Nord, il n’en résulterait pas qu’il pût se passer de lui. J’ai dit que le Sud n’est pas commerçant ; rien n’indique encore qu’il doive le devenir. Les Américains du Sud des États-Unis seront donc obligés pendant long-temps d’avoir recours aux étrangers pour exporter leurs produits et apporter chez eux les objets qui sont nécessaires à leurs besoins. Or, de tous les intermédiaires qu’ils peuvent prendre, leurs voisins du Nord sont à coup sûr ceux qui peuvent les servir à meilleur marché. Ils les serviront donc, car le bon marché est la loi suprême du commerce. Il n’y a pas de volonté souveraine ni de préjugés nationaux qui puissent lutter longtemps contre le bon marché. On ne saurait voir de haine plus envenimée que celle qui existe entre les Américains des États-Unis et les Anglais. En dépit de ces sentiments hostiles, les Anglais fournissent cependant aux Américains la plupart des objets manufacturés, par la seule raison qu’ils les font payer moins cher que les autres peuples. La prospérité croissante de l’Amérique tourne ainsi, malgré le désir des Américains, au profit de l’industrie manufacturière de l’Angleterre.

La raison indique et l’expérience prouve qu’il n’y a pas de grandeur commerciale qui soit durable, si elle ne peut s’unir, au besoin, à une puissance militaire.

Cette vérité est aussi bien comprise aux États-Unis que partout ailleurs. Les Américains sont déjà en état de faire respecter leur pavillon ; bientôt ils pourront le faire craindre.

Je suis convaincu que le démembrement de l’Union, loin de diminuer les forces navales des Américains, tendrait fortement à les augmenter. Aujourd’hui les États commerçants sont liés à ceux qui ne le sont pas, et ces derniers ne se prêtent souvent qu’à regret à accroître une puissance maritime dont ils ne profitent qu’indirectement.

Si au contraire tous les États commerçants de l’Union ne formaient qu’un seul et même peuple, le commerce deviendrait pour eux un intérêt national du premier ordre ; ils seraient donc disposés à faire de très grands sacrifices pour protéger leurs vaisseaux, et rien ne les empêcherait de suivre sur ce point leurs désirs.

Je pense que les nations, comme les hommes, indiquent presque toujours, dès leur jeune âge, les principaux traits de leur destinée. Quand je vois de quel esprit les Anglo-Américains mènent le commerce, les facilités qu’ils trouvent à le faire, les succès qu’ils y obtiennent, je ne puis m’empêcher de croire qu’ils deviendront un jour la première puissance maritime du globe. Ils sont poussés à s’emparer des mers, comme les Romains à conquérir le monde.


  1. Voyez la carte à la fin du premier volume.
  2. L’indigène de l’Amérique du Nord conserve ses opinions et jusqu’au moindre détail de ses habitudes avec une inflexibilité qui n’a point d’exemple dans l’histoire. Depuis plus de deux cents ans que les tribus errantes de l’Amérique du Nord ont des rapports journaliers avec la race blanche, ils ne lui ont emprunté pour ainsi dire ni une idée ni un usage. Les hommes d’Europe ont cependant exercé une très grande influence sur les sauvages. Ils ont rendu le caractère indien plus désordonné, mais ils ne l’ont pas rendu plus européen.

    Me trouvant dans l’été de 1831 derrière le lac Michigan, dans un lieu nommé Green-Bay, qui sert d’extrême frontière aux États-Unis du côté des Indiens du Nord-Ouest, je fis connaissance avec un officier américain, le major H., qui, un jour, après m’avoir beaucoup parlé de l’inflexibilité du caractère indien, me raconta le fait suivant : « J’ai connu autrefois, me dit-il, un jeune Indien qui avait été élevé dans un collège de la Nouvelle-Angleterre. Il y avait obtenu de grands succès, et y avait pris tout l’aspect extérieur d’un homme civilisé. Lorsque la guerre éclata entre nous et les Anglais, en 1810, je revis ce jeune homme ; il servait alors dans notre armée, à la tête des guerriers de sa tribu. Les Américains n’avaient admis les Indiens dans leurs rangs qu’à la condition qu’ils s’abstiendraient de l’horrible usage de scalper les vaincus. Le soir de la bataille de ***, C… vint s’asseoir auprès du feu de notre bivouac ; je lui demandai ce qui lui était arrivé dans la journée ; il me le raconta, et s’animant par degrés aux souvenirs de ses exploits, il finit par entrouvrir son habit en me disant : — Ne me trahissez pas, mais voyez ! ” Je vis en effet, ajouta le major H., entre son corps et sa chemise, la chevelure d’un Anglais encore toute dégouttante de sang. »

  3. Dans les treize États originaires, il ne reste plus que 6,373 Indiens. (Voyez Documents législatifs, 20e congrès, no 117, p. 20.)
  4. MM. Clark et Cass, dans leur rapport au Congrès, le 4 février 1829, p. 23, disaient :

    « Le temps est déjà bien loin de nous où les Indiens pouvaient se procurer les objets nécessaires à leur nourriture et à leurs vêtements sans recourir à l’industrie des hommes civilisés. Au-delà du Mississipi, dans un pays où l’on rencontre encore d’immenses troupeaux de buffles, habitent des tribus indiennes qui suivent ces animaux sauvages dans leurs migrations ; les Indiens dont nous parlons trouvent encore le moyen de vivre en se conformant à tous les usages de leurs pères ; mais les buffles reculent sans cesse. On ne peut plus atteindre maintenant qu’avec des fusils ou des pièges (traps) les bêtes sauvages d’une plus petite espèce, telles que l’ours, le daim, le castor, le rat musqué, qui fournissent particulièrement aux Indiens ce qui est nécessaire au soutien de la vie.

    « C’est principalement au nord-ouest que les Indiens sont obligés de se livrer à des travaux excessifs pour nourrir leur famille. Souvent le chasseur consacre plusieurs jours de suite à poursuivre le gibier sans succès ; pendant ce temps, il faut que sa famille se nourrisse d’écorces et de racines, ou qu’elle périsse : aussi il y en a beaucoup qui meurent de faim chaque hiver. »

    Les Indiens ne veulent pas vivre comme les Européens : cependant ils ne peuvent se passer des Européens, ni vivre entièrement comme leurs pères. On en jugera par ce seul fait, dont je puise également la connaissance à une source officielle. Des hommes appartenant à une tribu indienne des bords du lac Supérieur avaient tué un Européen ; le gouvernement américain défendit de trafiquer avec la tribu dont les coupables faisaient partie, jusqu’à ce que ceux-ci lui eussent été livrés : ce qui eut lieu.

  5. « Il y a cinq ans, dit Volney dans son Tableau des États-Unis, p. 370, en allant de Vincennes à Kaskaskias, territoire compris aujourd’hui dans l’État d’Illinois, alors entièrement sauvage (1797), l’on ne traversait point de prairies sans voir des troupeaux de quatre à cinq cents buffles : aujourd’hui il n’en reste plus ; ils ont passé le Mississipi à la nage, importunés par les chasseurs, et surtout par les sonnettes des vaches américaines. »
  6. On peut se convaincre de la vérité de ce que j’avance ici en consultant le tableau général des tribus indiennes contenues dans les limites réclamées par les États-Unis. (Documents législatifs, 20e congrès, no 117, pp. 90-105.) On verra que les tribus du centre de l’Amérique décroissent rapidement, quoique les Européens soient encore très éloignés d’elles.
  7. Les Indiens, disent MM. Clark et Cass dans leur rapport au congrès, p. 15, tiennent à leur pays par le même sentiment d’affection qui nous lie au nôtre ; et, de plus, ils attachent à l’idée d’aliéner les terres que le grand Esprit a données à leurs ancêtres certaines idées superstitieuses qui exercent une grande puissance sur les tribus qui n’ont encore rien cédé ou qui n’ont cédé qu’une petite portion de leur territoire aux Européens. « Nous ne vendons pas le lieu où reposent les cendres de nos pères, » telle est la première réponse qu’ils font toujours à celui qui leur propose d’acheter leurs champs.
  8. Voyez dans les Documents législatifs du congrès, doc. 117, le récit de ce qui se passe dans ces circonstances. Ce morceau curieux se trouve dans le rapport déjà cité, fait par MM. Clark et Lewis Cass, au congrès, le 4 février 1829. M. Cass est aujourd’hui secrétaire d’État de la guerre.

    « Quand les Indiens arrivent dans l’endroit où le traité doit avoir lieu, disent MM. Clark et Cass, ils sont pauvres et presque nus. Là, ils voient et examinent un très grand nombre d’objets précieux pour eux, que les marchands américains ont eu soin d’y apporter. Les femmes et les enfants qui désirent qu’on pourvoie à leurs besoins, commencent alors à tourmenter les hommes de mille demandes importunes, et emploient toute leur influence sur ces derniers pour que la vente des terres ait lieu. L’imprévoyance des Indiens est habituelle et invincible. Pourvoir a ses besoins immédiats et gratifier ses désirs présents est la passion irrésistible du sauvage : l’attente d’avantages futurs n’agit que faiblement sur lui ; il oublie facilement le passé, et ne s’occupe point de l’avenir. On demanderait en vain aux Indiens la cession d’une partie de leur territoire, si l’on n’était en état de satisfaire sur-le-champ leurs besoins. Quand on considère avec impartialité la situation dans laquelle ces malheureux se trouvent, on ne s’étonne pas de l’ardeur qu’ils mettent à obtenir quelques soulagements à leurs maux. »

  9. Le 19 mai 1830, M. Ed. Everett affirmait devant la chambre des représentants que les Américains avaient déjà acquis par traité, à l’est et à l’ouest du Mississipi, 230,000,000 d’acres.

    En 1808, les Osages cédèrent 48,000,000 d’acres pour une rente de 1,000 dollars.

    En 1818, les Quapaws cédèrent 20,000,000 d’acres pour 4,000 dollars ; ils s’étaient réservé un territoire de 1,000,000 d’acres, afin d’y chasser. Il avait été solennellement juré qu’on le respecterait ; mais il n’a pas tardé à être envahi comme le reste.

    « Afin de nous approprier les terres désertes dont les Indiens réclament la propriété, disait M. Bell, rapporteur du comité des affaires indiennes au congrès, le 24 février 1830, nous avons adopté l’usage de payer aux tribus indiennes ce que vaut leur pays de chasse (hunting-ground) après que le gibier a fui ou a été détruit. Il est plus avantageux et certainement plus conforme aux règles de la justice et plus humain d’en agir ainsi, que de s’emparer à main armée du territoire des sauvages.

    « L’usage d’acheter aux Indiens leur titre de propriété n’est donc autre chose qu’un nouveau mode d’acquisition que l’humanité et l’intérêt (humanity and expediency) ont substitué à la violence, et qui doit également nous rendre maîtres des terres que nous réclamons en vertu de la découverte, et que nous assure d’ailleurs le droit qu’ont les nations civilisées de s’établir sur le territoire occupé par les tribus sauvages.

    « Jusqu’à ce jour, plusieurs causes n’ont cessé de diminuer aux yeux des Indiens le prix du sol qu’ils occupent, et ensuite les mêmes causes les ont portés à nous le vendre sans peine. L’usage d’acheter aux sauvages leur droit d’occupant (right of occupancy) n’a donc jamais pu retarder, dans un degré perceptible, la prospérité des États-Unis. » (Documents législatifs, 21e congrès, no 227, p. 6.)

  10. Cette opinion nous a, du reste, paru celle de presque tous les hommes d’État américains.

    « Si l’on juge de l’avenir par le passé, disait M. Cass au congrès, on doit prévoir une diminution progressive dans le nombre des Indiens, et s’attendre à l’extinction finale de leur race. Pour que cet événement n’eût pas lieu, il faudrait que nos frontières cessassent de s’étendre, et que les sauvages se fixassent au-delà, ou bien qu’il s’opérât un changement complet dans nos rapports avec eux, ce qu’il serait peu raisonnable d’attendre. »

  11. Voyez entre autres la guerre entreprise par les Wamponoags, et les autres tribus confédérées, sous la conduite de Métacom, en 1675, contre les colons de la Nouvelle-Angleterre, et celle que les Anglais eurent à soutenir en 1622 dans la Virginie.
  12. Voyez les différents historiens de la Nouvelle-Angleterre. Voyez aussi l’Histoire de la Nouvelle-France, par Charlevoix, et les Lettres édifiantes.
  13. « Dans toutes les tribus, dit Volney dans son Tableau des États-Unis, p. 423, il existe encore une génération de vieux guerriers qui, en voyant manier la houe, ne cessent de crier à la dégradation des mœurs antiques, et qui prétendent que les sauvages ne doivent leur décadence qu’à ces innovations, et que, pour recouvrer leur gloire et leur puissance, il leur suffirait de revenir à leurs mœurs primitives. »
  14. On trouve dans un document officiel la peinture suivante :

    « Jusqu’à ce qu’un jeune homme ait été aux prises avec l’ennemi, et puisse se vanter de quelques prouesses, on n’a pour lui aucune considération : on le regarde à peu près comme une femme.

    « À leurs grandes danses de guerre, les guerriers viennent l’un après l’autre frapper le poteau, comme ils l’appellent, et racontent leurs exploits. Dans cette occasion, leur auditoire est composé des parents, amis et compagnons du narrateur. L’impression profonde que produisent sur eux ses paroles paraît manifestement au silence avec lequel on l’écoute, et se manifeste bruyamment par les applaudissements qui accompagnent la fin de ses récits. Le jeune homme qui n’a rien à raconter dans de semblables réunions se considère comme très malheureux, et il n’est pas sans exemple que de jeunes guerriers dont les passions avaient été ainsi excitées, se soient éloignés tout à coup de la danse, et, partant seuls, aient été chercher des trophées qu’ils pussent montrer et des aventures dont il leur fût permis de se glorifier. »

  15. Ces nations se trouvent aujourd’hui englobées dans les États de Géorgie, de Tennessee, d’Alabama et de Mississipi.

    Il y avait jadis au Sud (on en voit les restes) quatre grandes nations : les Choctaws, les Chickasaws, les Creeks et les Chérokées.

    Les restes de ces quatre nations formaient encore, en 1830, environ 75,000 individus. On compte qu’il se trouve à présent, sur le territoire occupé ou réclamé par l’Union anglo-américaine, environ 300,000 Indiens. (Voyez Proceedings of the Indian Board in the city of New York.) Les documents officiels fournis au congrès portent ce nombre à 313,130. Le lecteur qui serait curieux de connaître le nom et la force de toutes les tribus qui habitent le territoire anglo-américain, devra consulter les documents que je viens d’indiquer. (Documents législatifs, 20e congrès, no 117, pp. 90-105.)

  16. J’ai rapporté en France un ou deux exemplaires de cette singulière publication.
  17. Voyez dans le rapport du comité des Affaires indiennes, 21e congrès, no 227, p. 23, ce qui fait que les métis se sont multipliés chez les Chérokées ; la cause principale remonte à la guerre de l’indépendance. Beaucoup d’Anglo-Américains de la Géorgie ayant pris parti pour l’Angleterre, furent contraints de se retirer chez les Indiens, et s’y marièrent.
  18. Malheureusement les métis ont été en plus petit nombre, et ont exercé une moindre influence dans l’Amérique du Nord que partout ailleurs.

    Deux grandes nations de l’Europe ont peuplé cette portion du continent américain : les Français et les Anglais.

    Les premiers n’ont pas tardé à contracter des unions avec les filles indigènes ; mais le malheur voulut qu’il se trouvât une secrète affinité entre le caractère indien et le leur. Au lieu de donner aux barbares le goût et les habitudes de la vie civilisée, ce sont eux qui souvent se sont attachés avec passion à la vie sauvage : ils sont devenus les hôtes les plus dangereux des déserts, et ont conquis l’amitié de l’Indien en exagérant ses vices et ses vertus. M. de Sénonville, gouverneur du Canada, écrivait à Louis XIV, en 1685 : « On a cru longtemps qu’il fallait approcher les sauvages de nous pour les franciser ; on a tout lieu de reconnaître qu’on se trompait. Ceux qui se sont approchés de nous ne se sont pas rendus Français, et les Français qui les ont hantés sont devenus sauvages. Ils affectent de se mettre comme eux, de vivre comme eux. » (Histoire de la Nouvelle-France, par Charlevoix, vol. ii, p. 345.)

    L’Anglais, au contraire, demeurant obstinément attaché aux opinions, aux usages et aux moindres habitudes de ses pères, est resté au milieu des solitudes américaines ce qu’il était au sein des villes de l’Europe ; il n’a donc voulu établir aucun contact avec des sauvages qu’il méprisait, et a évité avec soin de mêler son sang à celui des barbares.

    Ainsi, tandis que le Français n’exerçait aucune influence salutaire sur les Indiens, l’Anglais leur était toujours étranger.

  19. Il y a dans la vie aventureuse des peuples chasseurs je ne sais quel attrait irrésistible qui saisit le cœur de l’homme et l’entraîne en dépit de sa raison et de l’expérience. On peut se convaincre de cette vérité en lisant les Mémoires de Tanner.

    Tanner est un Européen qui a été enlevé à l’âge de six ans par les Indiens, et qui est resté trente ans dans les bois avec eux. Il est impossible de rien voir de plus affreux que les misères qu’il décrit. Il nous montre des tribus sans chefs, des familles sans nations, des hommes isolés, débris mutilés de tribus puissantes, errant au hasard au milieu des glaces et parmi les solitudes désolées du Canada. La faim et le froid les poursuivent ; chaque jour la vie semble prête à leur échapper. Chez eux les mœurs ont perdu leur empire, les traditions sont sans pouvoir. Les hommes deviennent de plus en plus barbares. Tanner partage tous ces maux ; il connaît son origine européenne ; il n’est point retenu de force loin des blancs ; il vient au contraire chaque année trafiquer avec eux, parcourt leurs demeures, voit leur aisance ; il sait que du jour où il voudra rentrer au sein de la vie civilisée il pourra facilement y parvenir, et il reste trente ans dans les déserts. Lorsqu’il retourne enfin au milieu d’une société civilisée, il confesse que l’existence dont il a décrit les misères a pour lui des charmes secrets qu’il ne saurait définir ; il y revient sans cesse après l’avoir quittée; il ne s’arrache à tant de maux qu’avec mille regrets ; et lorsqu’il est enfin fixé au milieu des blancs, plusieurs de ses enfants refusent de venir partager avec lui sa tranquillité et son aisance.

    J’ai moi-même rencontré Tanner à l’entrée du lac Supérieur. Il m’a paru ressembler bien plus encore à un sauvage qu’à un homme civilisé.

    On ne trouve dans l’ouvrage de Tanner ni ordre ni goût ; mais l’auteur y fait, à son insu même, une peinture vivante des préjugés, des passions, des vices, et surtout des misères de ceux au milieu desquels il a vécu.

    M. le vicomte Ernest de Blosseville, auteur d’un excellent ouvrage sur les colonies pénales d’Angleterre, à traduits les Mémoires de Tanner. M. de Blosseville a joint à sa traduction des notes d’un grand intérêt, qui permettront au lecteur de comparer les faits racontés par Tanner avec ceux déjà relatés par un grand nombre d’observateurs anciens et modernes.

    Tous ceux qui désirent connaître l’état actuel et prévoir la destinée future des races indiennes de l’Amérique du Nord doivent consulter l’ouvrage du M. de Blosseville.

  20. Cette influence destructive qu’exercent les peuples très civilisés sur ceux qui le sont moins se fait remarquer chez les Européens eux-mêmes.

    Des Français avaient fondé, il y a près d’un siècle, au milieu du désert, la ville de Vincennes sur le Wabash. Ils y vécurent dans une grande abondance jusqu’à l’arrivée des émigrants américains. Ceux-ci commencèrent aussitôt à ruiner les anciens habitants par la concurrence ; ils leur achetèrent ensuite leurs terres à vil prix. Au moment où M. de Volney, auquel j’emprunte ce détail, traversa Vincennes, le nombre des Français était réduit à une centaine d’individus, dont la plupart se disposaient à passer à la Louisiane et au Canada. Ces Français étaient des hommes honnêtes, mais sans lumières et sans industrie ; ils avaient contracté une partie des habitudes sauvages. Les Américains, qui leur étaient peut-être inférieurs sous le point de vue moral, avaient sur eux une immense supériorité intellectuelle : ils étaient industrieux, instruits, riches et habitués à se gouverner eux-mêmes.

    J’ai moi-même vu au Canada, où la différence intellectuelle entre les deux races est bien moins prononcée, l’Anglais, maître du commerce et de l’industrie dans le pays du Canadien, s’étendre de tous côtés, et resserrer le Français dans des limites trop étroites.

    De même, à la Louisiane, presque toute l’activité commerciale et industrielle se concentre entre les mains des Anglo-Américains.

    Quelque chose de plus frappant encore se passe dans la province du Texas ; l’État du Texas fait partie, comme on sait, du Mexique, et lui sert de frontière du côté des États-Unis. Depuis quelques années, les Anglo-Américains pénètrent individuellement dans cette province encore mal peuplée, achètent les terres, s’emparent de l’industrie, et se substituent rapidement à la population originaire. On peut prévoir que si le Mexique ne se hâte d’arrêter ce mouvement, le Texas ne tardera pas à lui échapper.

    Si quelques différences, comparativement peu sensibles dans la civilisation européenne, amènent de pareils résultats, il est facile de comprendre ce qui doit arriver quand la civilisation la plus perfectionnée de l’Europe entre en contact avec la barbarie indienne.

  21. Voyez, dans les documents législatifs, 21e congrès, no 89, les excès de tous genres commis par la population blanche sur le territoire des Indiens. Tantôt les Anglo-Américains s’établissent sur une partie du territoire, comme si la terre manquait ailleurs, et il faut que les troupes du congrès viennent les expulser ; tantôt ils enlèvent les bestiaux, brûlent les maisons, coupent les fruits des indigènes ou exercent des violences sur leurs personnes.

    Il résulte de toutes ces pièces la preuve que les indigènes sont chaque jour victimes de l’abus de la force. L’Union entretient habituellement parmi les Indiens un agent chargé de la représenter ; le rapport de l’agent des Cherokées se trouve parmi les pièces que je cite : le langage de ce fonctionnaire est presque toujours favorable aux sauvages. « L’intrusion des blancs sur le territoire des Cherokées, dit-il, p. 12, causera la ruine de ceux qui y habitent, et qui y mènent une existence pauvre et inoffensive. » Plus loin on voit que l’État de Géorgie, voulant resserrer les limites des Cherokées, procède à un bornage ; l’agent fédéral fait remarquer que le bornage n’ayant été fait que par les blancs, et non contradictoirement, n’a aucune valeur.

  22. En 1829, l’État d’Alabama divise le territoire les Creeks en comtés, et soumet la population indienne à des magistrats européens.

    En 1830, l’État de Mississipi assimile les Choctaws et les Chickasaws aux blancs, et déclare que ceux d’entre eux qui prendront le titre de chef seront punis de 1,000 dollars d’amende et d’un an de prison.

    Lorsque l’État de Mississipi étendit ainsi ses lois sur les Indiens Chactas qui habitaient dans ses limites, ceux-ci s’assemblèrent ; leur chef leur fit connaître quelle était la prétention des blancs, et leur lut quelques unes des lois auxquelles on voulait les soumettre : les sauvages déclarèrent d’une commune voix qu’il valait mieux s’enfoncer de nouveau dans les déserts. (Mississipi papers.)

  23. Les Géorgiens, qui se trouvent si incommodés du voisinage des Indiens, occupent un territoire qui ne compte pas encore plus de sept habitants par mille carré. En France, il y a cent soixante-deux individus dans le même espace.
  24. En 1818, le congrès ordonna que le territoire d’Arkansas serait visité par des commissaires américains, accompagnés d’une députation de Creeks, de Choctaws et de Chickasaws. Cette expédition était commandée par MM. Kennerly, McCoy, Wash Hood et John Bell. Voyez les différents rapports des commissaires et leur journal, dans les papiers du congrès, no 87, Houses of Representatives.
  25. On trouve, dans le traité fait avec les Creeks en 1790, cette clause : « Les États-Unis garantissent solennellement à la nation des Creeks toutes les terres qu’elle possède dans le territoire de l’Union. »

    Le traité conclu en juillet 1791 avec les Cherokées contient ce qui suit : « Les États-Unis garantissent solennellement à la nation des Cherokées toutes les terres qu’elle n’a point précédemment cédées. S’il arrivait qu’un citoyen des États-Unis, ou tout autre qu’un Indien, vînt s’établir sur le territoire des Cherokées, les États-Unis déclarent qu’ils retirent à ce citoyen leur protection, et qu’ils le livrent à la nation des Cherokées pour le punir comme bon lui semblera. » Art. 8.

  26. Ce qui ne l’empêche pas de le leur promettre de la manière la plus formelle. Voyez la lettre du président adressée aux Creeks le 23 mars 1829 : (Proceedings of the Indian Board in the city of New-York, p. 5) : « Au-delà du grand fleuve (le Mississipi), votre père, dit-il, a préparé, pour vous y recevoir, un vaste pays. Là, vos frères les blancs ne viendront pas vous troubler ; ils n’auront aucuns droits sur vos terres ; vous pourrez y vivre vous et vos enfants, au milieu de la paix et de l’abondance, aussi longtemps que l’herbe croîtra et que les ruisseaux couleront ; elles vous appartiendront à toujours. »

    Dans une lettre écrite aux Cherokées par le secrétaire du département de la guerre, le 18 avril 18 29, ce fonctionnaire leur déclare qu’ils ne doivent pas se flatter de conserver la jouissance du territoire qu’ils occupent en ce moment, mais il leur donne cette même assurance positive pour le temps où ils seront de l’autre côté du Mississipi (même ouvrage, p. 6) : comme si le pouvoir qui lui manque maintenant ne devait pas lui manquer de même alors !

  27. Pour se faire une idée exacte de la politique suivie par les États particuliers et par l’Union vis-à-vis des Indiens, il faut consulter : 1o les lois des États particuliers relatives aux Indiens (ce recueil se trouve dans les documents législatifs, 21e congrès, no 319) ; 2o les lois de l’Union relatives au même objet, et en particulier celle du 30 mars 1802 (ces lois se trouvent dans l’ouvrage de M. Story intitulé : Laws of the United States) ; 3o enfin, pour connaître quel est l’état actuel des relations de l’Union avec toutes les tribus indiennes, voyez le rapport fait par M. Cass, secrétaire d’État de la guerre, le 29 novembre 1823.
  28. Le 19 novembre 1829. Ce morceau est traduit textuellement.
  29. Il ne faut pas du reste faire honneur de ce résultat aux Espagnols. Si les tribus indiennes n’avaient pas déjà été fixées au sol par l’agriculture au moment de l’arrivée des Européens, elles auraient sans doute été détruites dans l’Amérique du Sud comme dans l’Amérique du Nord.
  30. Voyez entre autres le rapport fait par M. Bell au nom du comité des affaires indiennes, le 24 février 1830, dans lequel on établit, p. 5, par des raisons très logiques, et où l’on prouve fort doctement que : « The fundamental principle, that the Indians had no right by virtue of their ancient possession either of soil, or sovereignty, has never been abandoned expressly or by implication. » C’est-à-dire que les Indiens, en vertu de leur ancienne possession, n’ont acquis aucun droit de propriété ni de souveraineté, principe fondamental qui n’a jamais été abandonné, ni expressément, ni tacitement.

    En lisant ce rapport, rédigé d’ailleurs par une main habile, on est étonné de la facilité et de l’aisance avec lesquelles, dès les premiers mots, l’auteur se débarrasse des arguments fondés sur le droit naturel et sur la raison, qu’il nomme des principes abstraits et théoriques. Plus j’y songe et plus je pense que la seule différence qui existe entre l’homme civilisé et celui qui ne l’est pas, par rapport à la justice, est celle-ci : l’un conteste à la justice des droits que l’autre se contente de violer.

  31. Avant de traiter cette matière, je dois un avertissement au lecteur. Dans un livre dont j’ai déjà parlé au commencement de cet ouvrage, et qui est sur le point de paraître, M. Gustave de Beaumont, mon compagnon de voyage, a eu pour principal objet de faire connaître en France quelle est la position des nègres au milieu de la population blanche des États-Unis. M. de Beaumont a traité à fond une question que mon sujet m’a seulement permis d’effleurer.

    Son livre, dont les notes contiennent un très grand nombre de documents législatifs et historiques, fort précieux et entièrement inconnus, présente en outre des tableaux dont l’énergie ne saurait être égalée que par la vérité. C’est l’ouvrage de M. de Beaumont que devront lire ceux qui voudront comprendre à quels excès de tyrannie sont peu à peu poussés les hommes quand une fois ils ont commencé à sortir de la nature et de l’humanité.

  32. On sait que plusieurs des auteurs les plus célèbres de l’antiquité étaient ou avaient été des esclaves : Ésope et Térence sont de ce nombre. Les esclaves n’étaient pas toujours pris parmi les nations barbares : la guerre mettait des hommes très civilisés dans la servitude.
  33. Pour que les blancs quittassent l’opinion qu’ils ont conçue de l’infériorité intellectuelle et morale de leurs anciens esclaves, il faudrait que les nègres changeassent, et ils ne peuvent changer tant que subsiste cette opinion.
  34. Voyez l’Histoire de la Virginie, par Beverley. Voyez aussi, dans les Mémoires de Jefferson, de curieux détails sur l’introduction des nègres en Virginie, et sur le premier acte qui en a prohibé l’importation en 1778.
  35. Le nombre des esclaves était moins grand dans le Nord, mais les avantages résultant de l’esclavage n’y étaient pas plus contestés qu’au Sud. En 1740, la législature de l’État de New York déclare qu’on doit encourager le plus possible l’importation directe des esclaves, et que la contrebande doit être sévèrement punie, comme tendant à décourager le commerçant honnête. (Kent’s Commentaries, vol. 2, p. 206.)

    On trouve dans la Collection historique du Massachusetts, vol. 4, p. 193, des recherches curieuses de Belknap sur l’esclavage dans la Nouvelle-Angleterre. Il en résulte que, dès 1630, les nègres furent introduits, mais que dès lors la législation et les mœurs se montrèrent opposées à l’esclavage.

    Voyez également dans cet endroit la manière dont l’opinion publique, et ensuite la loi, parvinrent à détruire la servitude.

  36. Non seulement l’Ohio n’admet pas l’esclavage, mais il prohibe l’entrée de son territoire aux nègres libres, et leur défend d’y rien acquérir. Voyez les statuts de l’Ohio.
  37. Ce n’est pas seulement l’homme individu qui est actif dans l’Ohio ; l’État fait lui-même d’immenses entreprises ; l’État d’Ohio a établi entre le lac Érié et l’Ohio un canal au moyen duquel la vallée du Mississipi communique avec la rivière du Nord. Grâce à ce canal, les marchandises d’Europe qui arrivent à New York peuvent descendre par eau jusqu’à La Nouvelle-Orléans, à travers plus de cinq cents lieues de continent.
  38. Chiffre exact d’après le recensement de 1830.
     Kentucky, 688,844.
     Ohio, 937,679.
  39. Indépendamment de ces causes, qui, partout où les ouvriers libres abondent, rendent leur travail plus productif et plus économique que celui des esclaves, il en faut signaler une autre qui est particulière aux États-Unis : sur toute la surface de l’Union on n’a encore trouvé le moyen de cultiver avec succès la canne à sucre que sur les bords du Mississipi, près de l’embouchure de ce fleuve, dans le golfe du Mexique. À la Louisiane, la culture de la canne est extrêmement avantageuse : nulle part le laboureur ne retire un aussi grand prix de ses travaux ; et, comme il s’établit toujours un certain rapport entre les frais de production et les produits, le prix des esclaves est fort élevé à la Louisiane. Or, la Louisiane étant du nombre des États confédérés, on peut y transporter des esclaves de toutes les parties de l’Union ; le prix qu’on donne d’un esclave à La Nouvelle-Orléans élève donc le prix des esclaves sur tous les autres marchés. Il en résulte que, dans les pays où la terre rapporte peu, les frais de la culture par les esclaves continuent à être très considérables, ce qui donne un grand avantage à la concurrence des ouvriers libres.
  40. Il y a une raison particulière qui achève de détacher de la cause de l’esclavage les deux derniers États que je viens de nommer.

    L’ancienne richesse de cette partie de l’Union était principalement fondée sur la culture du tabac. Les esclaves sont particulièrement appropriés à cette culture : or, il arrive que depuis bien des années le tabac perd de sa valeur vénale ; cependant la valeur des esclaves reste toujours la même. Ainsi le rapport entre les frais de production et les produits est changé. Les habitants du Maryland et de la Virginie se sentent donc plus disposés qu’ils ne l’étaient il y a trente ans, soit à se passer d’esclaves dans la culture du tabac, soit à abandonner en même temps la culture du tabac et l’esclavage.

  41. Les États où l’esclavage est aboli s’appliquent ordinairement à rendre fâcheux aux nègres libres le séjour de leur territoire ; et comme il s’établit sur ce point une sorte d’émulation entre les différents États, les malheureux Nègres ne peuvent que choisir entre des maux.
  42. Il existe une grande différence entre la mortalité des blancs et celle des noirs dans les États où l’esclavage est aboli : de 1820 à 1831, il n’est mort à Philadelphie qu’un blanc sur quarante-deux individus appartenant à la race blanche, tandis qu’il y est mort un nègre sur vingt et un individus appartenant à la race noire. La mortalité n’est pas si grande à beaucoup près parmi les nègres esclaves. (Voyez Emmerson’s medical Statistics, p. 28.)
  43. Ceci est vrai dans les endroits où l’on cultive le riz. Les rizières, qui sont malsaines en tous pays, sont particulièrement dangereuses dans ceux que le soleil brûlant des tropiques vient frapper. Les Européens auraient bien de la peine à cultiver la terre dans cette partie du Nouveau-Monde, s’ils voulaient s’obstiner à lui faire produire du riz. Mais ne peut-on pas se passer de rizières ?
  44. Ces États sont plus près de l’équateur que l’Italie et l’Espagne, mais le continent de l’Amérique est infiniment plus froid que celui de l’Europe.
  45. L’Espagne fit jadis transporter dans un district de la Louisiane appelé Attakapas, un certain nombre de paysans des Açores. L’esclavage ne fut point introduit parmi eux ; c’était un essai. Aujourd’hui ces hommes cultivent encore la terre sans esclaves ; mais leur industrie est si languissante, qu’elle fournit à peine à leurs besoins.
  46. On lit dans l’ouvrage américain intitulé Letters on the colonisation Society, par Carey, 1833, ce qui suit : « Dans la Caroline du Sud, depuis quarante ans, la race noire croît plus vite que celle des blancs. En faisant un ensemble de la population des cinq États du Sud qui ont d’abord eu des esclaves, dit encore M. Carey, le Maryland, la Virginie, la Caroline du Nord, la Caroline du Sud et la Géorgie, on découvre que de 1790 à 1830, les blancs ont augmenté dans le rapport de 80 par 100. »

    Aux États-Unis, en 1830, les hommes appartenant aux deux races étaient distribués de la manière suivante : États où l’esclavage est aboli, 6,565,434 blancs, 120,520 nègres. États où l’esclavage existe encore, 3,960,814 blancs, 2,208,102 nègres.

  47. Cette opinion, du reste, est appuyée sur des autorités bien autrement graves que la mienne. On lit entre autres dans les Mémoires de Jefferson : « Rien n’est plus clairement écrit dans le livre des destinées que l’affranchissement des noirs, et il est tout aussi certain que les deux races également libres ne pourront vivre sous le même gouvernement. La nature, l’habitude et l’opinion ont établi entre elles des barrières insurmontables. » (Voyez Extrait des Mémoires de Jefferson, par M. Conseil.)
  48. Si les Anglais des Antilles s’étaient gouvernés eux-mêmes, on peut compter qu’ils n’eussent pas accordé l’acte d’émancipation que la mère patrie vient d’imposer.
  49. Cette société prit le nom de Société de la Colonisation des noirs.

    Voyez ses rapports annuels, et notamment le quinzième. Voyez aussi la brochure déjà indiquée intitulée : Letters on the colonisation Society and on its probable results, par M. Carey. Philadelphie, avril 1833.

  50. Cette dernière règle a été tracée par les fondateurs eux-mêmes de l’établissement. Ils ont craint qu’il n’arrivât en Afrique quelque chose d’analogue à ce qui se passe sur les frontières des États-Unis, et que les nègres, comme les Indiens, entrant en contact avec une race plus éclairée que la leur, ne fussent détruits avant de pouvoir se civiliser.
  51. Il se rencontrerait bien d’autres difficultés encore dans une pareille entreprise. Si l’Union, pour transporter les nègres d’Amérique en Afrique, entreprenait d’acheter les noirs à ceux dont ils sont les esclaves; le prix des nègres, croissant en proportion de leur rareté, s’élèverait bientôt à des sommes énormes, et il n’est pas croyable que les États du Nord consentissent à faire une semblable dépense, dont ils ne devraient point recueillir les fruits. Si l’Union s’emparait de force ou acquérait à un bas prix fixé par elle les esclaves du Sud, elle créerait une résistance insurmontable parmi les États situés dans cette partie de l’Union. Des deux côtés on aboutit à l’impossible.
  52. Il y avait en 1830 dans les États-Unis 2,010,327 esclaves, et 319,439 affranchis; en tout 2,329,766 nègres ; ce qui formait un peu plus du cinquième de la population totale des États-Unis à la même époque.
  53. L’affranchissement n’est point interdit, mais soumis à des formalités qui le rendent difficile.
  54. Voyez la conduite des États du Nord dans la guerre de 1812. « Durant cette guerre, dit Jefferson dans une lettre du 17 mars 1817 au général La Fayette, quatre des États de l’Est n’étaient plus liés au reste de l’Union que comme des cadavres à des hommes vivants. » — (Correspondance de Jefferson, publiée par M. Conseil.)
  55. L’état de paix où se trouve l’Union ne lui donne aucun prétexte pour avoir une armée permanente. Sans armée permanente, un gouvernement n’a rien de préparé d’avance pour profiter du moment favorable, vaincre la résistance, et enlever par surprise le souverain pouvoir.
  56. C’est ainsi que la province de la Hollande, dans la république des Pays-Bas, et l’empereur, dans la Confédération Germanique, se sont quelquefois mis à la place de l’Union, et ont exploité dans leur intérêt particulier la puissance fédérale.
  57. Hauteur moyenne des Alléghanys, suivant Volney (Tableau des États-Unis, p. 33), 700 à 800 mètres ; 5,000 à 6,000 pieds, suivant Darby : la plus grande hauteur des Vosges est de 1,400 mètres au-dessus du niveau de la mer.
  58. Voyez la carte à la fin du premier volume.
  59. Voyez View of the United States, par Darby, p. 64 et 79.
  60. La chaîne des Alléghanys n’est pas plus haute que celle des Vosges, et n’offre pas autant d’obstacles que cette dernière aux efforts de l’industrie humaine. Les pays situés sur le versant oriental des Alléghanys sont donc aussi naturellement liés à la vallée du Mississipi que la Franche-Comté, la haute Bourgogne et l’Alsace le sont à la France.
  61. 1,002,600 milles carrés. Voyez View of the United States, by Darby, p. 435.
  62. Je n’ai pas besoin, je pense, de dire que par ces expressions : les Anglo-Américains, j’entends seulement parler de la grande majorité d’entre eux. En dehors de cette majorité se tiennent toujours quelques individus isolés.
  63. Recensement de 1790, 3,929,328.
     de 1830, 12,856,165.
  64. Ceci n’est, il est vrai, qu’un péril passager. Je ne doute pas qu’avec le temps la société ne vienne à s’asseoir et à se régler dans l’Ouest comme elle l’a déjà fait sur les bords de l’océan Atlantique.
  65. La Pennsylvanie, avait 431,373 habitants en 1790.
  66. Superficie de l’État de New-York, 6,213 lieus carrés (500 milles carrés.) Voyez View of United States, by Darby, p. 435.
  67. Si la population continue à doubler en vingt-deux ans, pendant un siècle encore, comme elle a fait depuis deux cents ans, en 1852 on comptera dans les États-Unis vingt-quatre millions d’habitants, quarante-huit en 1874, et quatre-vingt-seize en 1896. Il en serait ainsi quand même on rencontrerait sur le versant orientai des montagnes Rocheuses des terrains qui se refuseraient à la culture. Les terres déjà occupées peuvent très facilement contenir ce nombre d’habitants. Cent millions d’hommes répandus sur le sol occupé en ce moment par les vingt-quatre États et les trois territoires dont se compose l’Union ne donneraient que 762 individus par lieue carrée, ce qui serait encore bien éloigné de la population moyenne de la France, qui est de 1,006 ; de celle de l’Angleterre, qui est de 1,457 ; et ce qui resterait même au-dessous de la population de la Suisse. La Suisse, malgré ses lacs et ses montagnes, compte 783 habitants par lieue carrée. Voyez Malte-Brun, vol. 6, p. 92.
  68. Le territoire des États-Unis a une superficie de 295,000 lieues carrées ; celui de l’Europe, suivant Malte-Brun, vol. 6, p. 4, est de 500,000.
  69. Voyez Documents législatifs, 20e congrès, no 117, p. 105.
  70. 3,672,317, dénombrement de 1830.
  71. De Jefferson, capitale de l’État de Missouri, à Washington, on compte 1,019 milles, ou 420 lieues de poste. (American almanac, 1831, p 48.)
  72. Pour juger de la différence qui existe entre le mouvement commercial du Sud et celui du Nord, il suffit de jeter les yeux sur le tableau suivant :

    En 1829, les vaisseaux du grand et du petit commerce appartenant à la Virginie, aux deux Carolines et à la Géorgie (les quatre grands États du Sud), ne jaugeaient que 5,243 tonn.

    Dans la même année, les navires du seul État du Massachusetts jaugeaient 17,322 tonn. (Documents législatifs, 21e congrès, 2e session, no 140, p. 244.) Ainsi le seul État du Massachusetts avait trois fois plus de vaisseaux que les quatre États sus-nommés.

    Cependant l’État du Massachusetts n’a que 959 lieues carrées de superficie (7,335 milles carrés) et 610,014 habitants, tandis que les quatre États dont je parle ont 27,204 lieues carrées (210,000 milles) et 3,047,767 habitants. Ainsi la superficie de l’État de Massachusetts ne forme que la trentième partie de la superficie des quatre États, et sa population est cinq fois moins grande que la leur. (View of the United States, par Darby.) L’esclavage nuit de plusieurs manières à la prospérité commerciale du Sud : il diminue l’esprit d’entreprise chez les blancs, et il empêche qu’ils ne trouvent à leur disposition les matelots dont ils auraient besoin. La marine ne se recrute en général que dans la dernière classe de la population. Or, ce sont les esclaves qui, au Sud, forment cette classe, et il est difficile de les utiliser à la mer : leur service serait inférieur à celui des blancs, et on aurait toujours à craindre qu’ils ne se révoltassent au milieu de l’Océan, ou ne prissent la fuite en abordant les rivages étrangers.

  73. View of the United States, by Darby, p. 444.
  74. Remarquez que, quand je parle du bassin du Mississipi, je n’y comprends point la portion des États de New York, de Pennsylvanie et de Virginie, placée à l’ouest des Alleghanys, et qu’on doit cependant considérer comme en faisant aussi partie.
  75. On s’aperçoit alors que, pendant les dix ans qui viennent de s’écouler, tel État a accru sa population dans la proportion de 5 sur 100, comme le Delaware ; tel autre dans la proportion de 250 sur 100, comme le territoire du Michigan. La Virginie découvre que, durant la même période, elle a augmenté le nombre de ses habitants dans le rapport de 13 sur 100, tandis que l’État limitrophe de l’Ohio a augmenté le nombre des siens dans le rapport de 61 à 100. Voyez la table générale continue au National Calendar, vous serez frappé de ce qu’il y a d’inégal dans la fortune des différents États.
  76. On va voir plus loin que, pendant la dernière période, la population de la Virginie a crû dans la proportion de 13 à 100. Il est nécessaire d’expliquer comment le nombre des représentants d’un État peut décroître lorsque la population de l’État, loin de décroître elle-même, est en progrès.

    Je prends pour objet de comparaison la Virginie, que j’ai déjà citée. Le nombre des députés de la Virginie, en 1823, était en proportion du nombre total des députés de l’Union ; le nombre des députés de la Virginie en 1833 est de même en proportion du nombre total des députés de l’Union en 1833, et en proportion du rapport de sa population, accrue pendant ces dix années. Le rapport du nouveau nombre de députés de la Virginie à l’ancien sera donc proportionnel, d’une part au rapport du nouveau nombre total des députés à l’ancien, et d’autre part au rapport des proportions d’accroissement de la Virginie et de toute l’Union. Ainsi, pour que le nombre des députés de la Virginie reste stationnaire, il suffit que le rapport de la proportion d’accroissement du petit pays à celle du grand soit l’inverse du rapport du nouveau nombre total des députés à l’ancien ; et pour peu que cette proportion d’accroissement de la population virginienne soit dans un plus faible rapport avec la proportion d’accroissement de toute l’Union, que le nouveau nombre des députés de l’Union avec l’ancien, le nombre des députés de la Virginie sera diminué.

  77. Washington, Jefferson, Madison et Monroe.
  78. Voyez le rapport fait par son comité à la Convention, qui a proclamé la nullification dans la Caroline du Sud.
  79. La population d’un pays forme assurément le premier élément de sa richesse. Durant cette même période de 1820 à 1832, pendant laquelle la Virginie a perdu deux députés au congrès, sa population s’est accrue dans la proportion de 13,7 à 100 ; celle des Carolines dans le rapport de 15 à 100, et celle de la Géorgie dans la proportion de 51,5 à 100 (Voyez American Almanac, 1832, p. 162). Or, la Russie, qui est le pays d’Europe où la population croît le plus vite, n’augmente en dix ans le nombre de ses habitants que dans la proportion de 9,5 à 100 ; la France dans celle de 7 à 100, et l’Europe en masse dans celle de 4,7 à 100 (voyez Malte-Brun, vol. 6, p. 95).
  80. Il faut avouer cependant que la dépréciation qui s’est opérée dans le prix du tabac, depuis cinquante ans, a notablement diminué l’aisance des cultivateurs du Sud ; mais ce fait est indépendant de la volonté des hommes du Nord comme de la leur.
  81. En 1832, le district du Michigan, qui n’a que 31,639 habitants, et ne forme encore qu’un désert à peine frayé, présentait le développement de 940 milles de routes de poste. Le territoire presque entièrement sauvage d’Arkansas était déjà traversé par 1738 milles de routes de poste. Voyez the Report of the post general, 30 novembre 1833. Le port seul des journaux dans toute l’Union rapporte par an 254,796 dollars.
  82. Dans le cours de dix ans, de 1821 à 1831, 271 bateaux à vapeur ont été lancés dans les seules rivières qui arrosent la vallée du Mississipi.

    En 1829, il existait aux États-Unis 256 bateaux à vapeur. Voyez Documents législatifs, no 140, p. 274.

  83. Voyez dans les documents législatifs, que j’ai déjà cités au chapitre des Indiens, la lettre du président des États-Unis aux Cherokées, sa correspondance à ce sujet avec ses agents et ses messages au congrès.
  84. Le premier acte de cession eut lieu de la part de l’État de New-York en 1780 ; la Virginie, le Massachusetts, le Connecticut, la Caroline du Sud, la Caroline du Nord, suivirent cet exemple à différentes périodes, la Géorgie fut la dernière ; son acte de cession ne remonte qu’à 1802.
  85. Le Président refusa, il est vrai, de sanctionner cette loi, mais il en admit complétement le principe. Voyez Message du 8 décembre 1833.
  86. La Banque actuelle des États-Unis a été créée en 1816, avec un capital de 35,000,000 de dollars (185,500,000 fr.) : son privilège expire en 1836. L’année dernière, le congrès fit une loi pour le renouveler ; mais le Président refusa sa sanction. La lutte est aujourd’hui engagée de part et d’autre avec une violence extrême, et il est facile de présager la chute prochaine de la Banque.
  87. Voyez principalement, pour les détails de cette affaire, les Documents législatifs, 22e congrès, 2e session, no 30.
  88. C’est-à-dire une majorité du peuple ; car le parti opposé, nommé Union Party, compta toujours une très forte et très active minorité en sa faveur. La Caroline peut avoir environ 47,000 électeurs ; 30,000 étaient favorables à la nullification, et 17,000 contraires.
  89. Cette ordonnance fut précédée du rapport d’un comité chargé d’en préparer la rédaction : ce rapport renferme l’exposition et le but de la loi. On y lit, p. 34 : « Lorsque les droits réservés aux différents États par la Constitution sont violés de propos délibéré, le droit et le devoir de ces États est d’intervenir, afin d’arrêter les progrès du mal, de s’opposer à l’usurpation, et de maintenir dans leurs respectives limites les pouvoirs et privilèges qui leur appartiennent comme souverains indépendants. Si les États ne possédaient pas ce droit, en vain se prétendraient-ils souverains. La Caroline du Sud déclare ne reconnaître sur la terre aucun tribunal qui soit placé au-dessus d’elle. Il est vrai qu’elle a passé, avec d’autres États souverains comme elle, un contrat solennel d’union (a solemn contract of union), mais elle réclame et exercera le droit d’expliquer quel en est le sens à ses yeux, et lorsque ce contrat est violé par ses associés et par le gouvernement qu’ils ont créé, elle veut user du droit évident (unquestionable), de juger quelle est l’étendue de l’infraction, et quelles sont les mesures à prendre pour en obtenir justice. »
  90. Ce qui acheva de déterminer le Congrès à cette mesure, ce fut une démonstration du puissant État de Virginie, dont la législature s’offrit à servir d’arbitre entre l’Union et la Caroline du Sud. Jusque là cette dernière avait paru entièrement abandonnée, même par les États qui avaient réclamé avec elle.
  91. Loi du 2 mars 1833.
  92. Cette loi fut suggérée par M. Clay et passa en quatre jours, dans les deux chambres du congrès, à une immense majorité.
  93. La valeur totale des importations de l’année finissant au 30 septembre 1832, a été de 101,129,266 dollars. Les importations faites sur navires étrangers ne figurent que pour une somme de 10,731,039 dollars, à peu près un dixième.
  94. La valeur totale des exportations, pendant la même année, a été de 87,176,943 dollars ; la valeur exportée sur vaisseaux étrangers a été de 21,036,183 dollars, ou à peu près le quart (Williams’s register, 1833, p. 398.)
  95. Pendant les années 1829, 1830, 1831, il est entré dans les ports de l’Union des navires jaugeant ensemble 3,307,719 tonneaux. Les navires étrangers ne fournissent à ce total que 544,571 tonneaux. Ils étaient donc dans la proportion de 16 à 100 à peu près. (National Calendar, 1833, p. 304.)

    Durant les années 1820, 1826 et 1831, les vaisseaux anglais entrés dans les ports de Londres, Liverpool et Hull, ont jaugé 443,800 tonneaux. Les vaisseaux étrangers entrés dans les mêmes ports pendant les mêmes années jaugeaient 159,431 tonneaux. Le rapport entre eux était donc comme 36 est à 100 à peu près. (Companion to the almanac, 1834, p. 169.)

    Dans l’année 1832, le rapport des bâtiments étrangers et des bâtiments anglais entrés dans les ports de la Grande-Bretagne était comme 29 à 100.

  96. Les matières premières, en général, coûtent moins cher en Amérique qu’en Europe, mais le prix de la main-d’œuvre y est beaucoup plus élevé.
  97. Il ne faut pas croire que les vaisseaux anglais soient uniquement occupés à transporter en Angleterre les produits étrangers, ou à transporter chez les étrangers les produits anglais ; de nos jours la marine marchande d’Angleterre forme comme une grande entreprise de voitures publiques, prêtes à servir tous les producteurs du monde et à faire communiquer tous les peuples entre eux. Le génie maritime des Américains les porte à élever une entreprise rivale de celle des Anglais.
  98. Une partie du commerce de la Méditerranée se fait déjà sur des vaisseaux américains.