De la démocratie en Amérique/Édition 1848/Tome 3/Deuxième partie/Chapitre 12

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CHAPITRE XII.


Pourquoi certains Américains font voir un spiritualisme si exalté.


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Quoique le désir d’acquérir des biens de ce monde soit la passion dominante des Américains, il y a des moments de relâche où leur âme semble briser tout à coup les liens matériels qui la retiennent, et s’échapper impétueusement vers le ciel.

On rencontre quelquefois dans tous les États de l’Union, mais principalement dans les contrées à moitié peuplées de l’Ouest, des prédicateurs ambulants qui colportent de place en place la parole divine.

Des familles entières, vieillards, femmes et enfants, traversent des lieux difficiles et percent des bois déserts, pour venir de très-loin les entendre ; et, quand elles les ont rencontrées, elles oublient plusieurs jours et plusieurs nuits, en les écoutant, le soin des affaires et jusqu’aux plus pressants besoins du corps.

On trouve ça et là, au sein de la société américaine, des âmes toutes remplies d’un spiritualisme exalté et presque farouche, qu’on ne rencontre guère en Europe. Il s’y élève de temps à autre des sectes bizarres qui s’efforcent de s’ouvrir des chemins extraordinaires vers le bonheur éternel. Les folies religieuses y sont fort communes.

Il ne faut pas que ceci nous surprenne.

Ce n’est pas l’homme qui s’est donné à lui-même le goût de l’infini et l’amour de ce qui est immortel. Ces instincts sublimes ne naissent point d’un caprice de sa volonté : ils ont leur fondement immobile dans sa nature ; ils existent en dépit de ses efforts. Il peut les gêner et les déformer, mais non les détruire.

L’âme a des besoins qu’il faut satisfaire ; et, quelque soin que l’on prenne de la distraire d’elle-même, elle s’ennuie bientôt, s’inquiète et s’agite au milieu des jouissances des sens.

Si l’esprit de la grande majorité du genre humain se concentrait jamais dans la seule recherche des biens matériels, on peut s’attendre qu’il se ferait une réaction prodigieuse dans l’âme de quelques hommes. Ceux-là se jetteraient éperdument dans le monde des esprits, de peur de rester embarrassés dans les entraves trop étroites que veut leur imposer le corps.

Il ne faudrait donc pas s’étonner si, au sein d’une société qui ne songerait qu’à la terre, on rencontrait un petit nombre d’individus qui voulussent ne regarder que le ciel. Je serais surpris si, chez un peuple uniquement préoccupé de son bien-être, le mysticisme ne faisait pas bientôt des progrès.

On dit que ce sont les persécutions des empereurs et les supplices du cirque qui ont peuplé les déserts de la Thébaïde ; et moi je pense que ce sont bien plutôt les délices de Rome et la philosophie épicurienne de la Grèce.

Si l’état social, les circonstances et les lois ne retenaient pas si étroitement l’esprit américain dans la recherche du bien-être, il est à croire que, lorsqu’il viendrait à s’occuper des choses immatérielles, il montrerait plus de réserve et plus d’expérience, et qu’il se modérerait sans peine. Mais il se sent emprisonné dans des limites dont on semble ne pas vouloir le laisser sortir. Dès qu’il dépasse ces limites, il ne sait où se fixer lui-même, et il court souvent, sans s’arrêter, par delà les bornes du sens commun.