De la démocratie en Amérique/Édition 1848/Tome 3/Première partie/Chapitre 7

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CHAPITRE VII.


Ce qui fait pencher l’esprit des peuples démocratiques vers le panthéisme.


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Je montrerai plus tard comment le goût prédominant des peuples démocratiques pour les idées très-générales se retrouve dans la politique ; mais je veux indiquer, dès à présent, son principal effet en philosophie.

On ne saurait nier que le panthéisme n’ait fait de grands progrès de nos jours. Les écrits d’une portion de l’Europe en portent visiblement l’empreinte. Les Allemands l’introduisent dans la philosophie, et les Français dans la littérature. Parmi les ouvrages d’imagination qui se publient en France, la plupart renferment quelques opinions ou quelques peintures empruntées aux doctrines panthéistiques, ou laissent apercevoir chez leurs auteurs une sorte de tendance vers ces doctrines. Ceci ne me paraît pas venir seulement d’un accident, mais tenir à une cause durable.

À mesure que, les conditions devenant plus égales, chaque homme en particulier devient plus semblable à tous les autres, plus faible et plus petit, on s’habitue à ne plus envisager les citoyens pour ne considérer que le peuple ; on oublie les individus pour ne songer qu’à l’espèce.

Dans ces temps, l’esprit humain aime à embrasser à la fois une foule d’objets divers ; il aspire sans cesse à pouvoir rattacher une multitude de conséquences à une seule cause.

L’idée de l’unité l’obsède, il la cherche de tous côtés, et, quand il croit l’avoir trouvée, il s’étend volontiers dans son sein et s’y repose. Non seulement il en vient à ne découvrir dans le monde qu’une création et un créateur ; cette première division des choses le gêne encore, et il cherche volontiers à grandir et à simplifier sa pensée en renfermant Dieu et l’univers dans un seul tout. Si je rencontre un système philosophique suivant lequel les choses matérielles et immatérielles, visibles et invisibles, que renferme le monde, ne sont plus considérées que comme les parties diverses d’un être immense qui seul reste éternel au milieu du changement continuel et de la transformation incessante de tout ce qui le compose, je n’aurai pas de peine à conclure qu’un pareil système, quoiqu’il détruise l’individualité humaine, ou plutôt parce qu’il la détruit, aura des charmes secrets pour les hommes qui vivent dans les démocraties ; toutes leurs habitudes intellectuelles les préparent à le concevoir et les mettent sur la voie de l’adopter. Il attire naturellement leur imagination et la fixe ; il nourrit l’orgueil de leur esprit et flatte sa paresse.

Parmi les différents systèmes à l’aide desquels la philosophie cherche à expliquer l’univers, le panthéisme me paraît l’un des plus propres à séduire l’esprit humain dans les siècles démocratiques ; c’est contre lui que tous ceux qui restent épris de la véritable grandeur de l’homme, doivent se réunir et combattre.