De la démocratie en Amérique/Édition 1848/Tome 4/Quatrième partie/Chapitre 7

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CHAPITRE VII.


Suite des chapitres précédents.


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Je crois qu’il est plus facile d’établir un gouvernement absolu et despotique chez un peuple où les conditions sont égales que chez un autre, et je pense que, si un pareil gouvernement était une fois établi chez un semblable peuple, non seulement il y opprimerait les hommes, mais qu’à la longue il ravirait à chacun d’eux plusieurs des principaux attributs de l’humanité.

Le despotisme me parait donc particulièrement à redouter dans les âges démocratiques.

J’aurais, je pense, aimé la liberté dans tous les temps ; mais je me sens enclin à l’adorer dans le temps où nous sommes.

Je suis convaincu, d’autre part, que tous ceux qui, dans les siècles où nous entrons, essaieront d’appuyer la liberté sur le privilège et l’aristocratie échoueront. Tous ceux qui voudront attirer et retenir l’autorité dans le sein d’une seule classe échoueront. Il n’y a pas, de nos jours, de souverain assez habile et assez fort pour fonder le despotisme en rétablissant des distinctions permanentes entre ses sujets ; il n’y a pas non plus de législateur si sage et si puissant qui soit en état de maintenir des institutions libres, s’il ne prend l’égalité pour premier principe et pour symbole. Il faut donc que tous ceux de nos contemporains qui veulent créer ou assurer l’indépendance et la dignité de leurs semblables, se montrent amis de l’égalité ; et le seul moyen digne d’eux de se montrer tels, c’est de l’être : le succès de leur sainte entreprise en dépend.

Ainsi il ne s’agit point de reconstruire une société aristocratique, mais de faire sortir la liberté du sein de la société démocratique où Dieu nous fait vivre.

Ces deux premières vérités me semblent simples, claires et fécondes, et elles m’amènent naturellement à considérer quelle espèce de gouvernement libre peut s’établir chez un peuple où les conditions sont égales.

Il résulte de la constitution même des nations démocratiques et de leurs besoins, que chez elles le pouvoir du souverain doit être plus uniforme, plus centralisé, plus étendu, plus pénétrant, plus puissant qu’ailleurs. La société y est naturellement plus agissante et plus forte, l’individu plus subordonné et plus faible ; l’une fait plus, l’autre moins ; cela est forcé.

Il ne faut donc pas s’attendre à ce que, dans les contrées démocratiques, le cercle de l’indépendance individuelle soit jamais aussi large que dans les pays d’aristocratie. Mais cela n’est point à souhaiter ; car, chez les nations aristocratiques, la société est souvent sacrifiée à l’individu, et la prospérité du plus grand nombre à la grandeur de quelques-uns.

Il est tout à la fois nécessaire et désirable que le pouvoir central qui dirige un peuple démocratique soit actif et puissant. Il ne s’agit point de le rendre faible ou indolent, mais seulement de l’empêcher d’abuser de son agilité et de sa force.

Ce qui contribuait le plus à assurer l’indépendance des particuliers dans les siècles aristocratiques, c’est que le souverain ne s’y chargeait pas seul de gouverner et d’administrer les citoyens ; il était obligé de laisser en partie ce soin aux membres de l’aristocratie ; de telle sorte que le pouvoir social, étant toujours divisé, ne pesait jamais tout entier et de la même manière sur chaque homme.

Non seulement le souverain ne faisait pas tout par lui-même, mais la plupart des fonctionnaires qui agissaient à sa place, tirant leur pouvoir du fait de leur naissance, et non de lui, n’étaient pas sans cesse dans sa main. Il ne pouvait les créer ou les détruire à chaque instant, suivant ses caprices, et les plier tous uniformément à ses moindres volontés. Cela garantissait encore l’indépendance des particuliers.

Je comprends bien que de nos jours on ne saurait avoir recours au même moyen ; mais je vois des procédés démocratiques qui les remplacent.

Au lieu de remettre au souverain seul tous les pouvoirs administratifs, qu’on enlève à des corporations ou à des nobles, on peut en confier une partie à des corps secondaires temporairement formés de simples citoyens ; de cette manière, la liberté des particuliers sera plus sûre, sans que leur égalité soit moindre.

Les Américains, qui ne tiennent pas autant que nous aux mots, ont conservé le nom de comté à la plus grande de leurs circonscriptions administratives ; mais ils ont remplacé en partie le comte par une assemblée provinciale.

Je conviendrai sans peine qu’à une époque d’égalité comme la nôtre, il serait injuste et déraisonnable d’instituer des fonctionnaires héréditaires ; mais rien n’empêche de leur substituer, dans une certaine mesure, des fonctionnaires électifs. L’élection est un expédient démocratique qui assure l’indépendance du fonctionnaire vis-à-vis du pouvoir central, autant et plus que ne saurait le faire l’hérédité chez les peuples aristocratiques.

Les pays aristocratiques sont remplis de particuliers riches et influents, qui ne savent se suffire à eux-mêmes, et qu’on n’opprime pas aisément ni en secret ; et ceux-là maintiennent le pouvoir dans des habitudes générales de modération et de retenue.

Je sais bien que les contrées démocratiques ne présentent point naturellement d’individus semblables ; mais on peut y créer artificiellement quelque chose d’analogue.

Je crois fermement qu’on ne saurait fonder de nouveau, dans le monde, une aristocratie ; mais je pense que les simples citoyens, en s’associant, peuvent y constituer des êtres très-opulents, très-influents, très-forts, en un mot des personnes aristocratiques.

On obtiendrait de cette manière plusieurs des plus grands avantages politiques de l’aristocratie, sans ses injustices ni ses dangers. Une association politique, industrielle, commerciale ou même scientifique et littéraire, est un citoyen éclairé et puissant qu’on ne saurait plier à volonté ni opprimer dans l’ombre, et qui, en défendant ses droits particuliers contre les exigences du pouvoir, sauve les libertés communes.

Dans les temps d’aristocratie, chaque homme est toujours lié d’une manière très-étroite à plusieurs de ses concitoyens, de telle sorte qu’on ne saurait attaquer celui-là, que les autres n’accourent à son aide. Dans les siècles d’égalité, chaque individu est naturellement isolé ; il n’a point d’amis héréditaires dont il puisse exiger le concours, point de classe dont les sympathies lui soient assurées ; on le met aisément à part, et on le foule impunément aux pieds. De nos jours, un citoyen qu’on opprime n’a donc qu’un moyen de se défendre ; c’est de s’adresser à la nation tout entière, et, si elle lui est sourde, au genre humain ; et il n’a qu’un moyen de le faire, c’est la presse. Ainsi la liberté de la presse est infiniment plus précieuse chez les nations démocratiques que chez toutes les autres ; elle seule guérit la plupart des maux que l’égalité peut produire. L’égalité isole et affaiblit les hommes ; mais la presse place à côté de chacun d’eux une arme très-puissante, dont le plus faible et le plus isolé peut faire usage. L’égalité ôte à chaque individu l’appui de ses proches ; mais la presse lui permet d’appeler à son aide tous ses concitoyens et tous ses semblables. L’imprimerie a hâté les progrès de l’égalité, et elle est un de ses meilleurs correctifs.

Je pense que les hommes qui vivent dans les aristocraties peuvent, à la rigueur, se passer de la liberté de la presse ; mais ceux qui habitent les contrées démocratiques ne peuvent le faire. Pour garantir l’indépendance personnelle de ceux-ci, je ne m’en fie point aux grandes assemblées politiques, aux prérogatives parlementaires, à la proclamation de la souveraineté du peuple. Toutes ces choses se concilient, jusqu’à un certain point, avec la servitude individuelle ; mais cette servitude ne saurait être complète si la presse est libre. La presse est, par excellence, l’instrument démocratique de la liberté.

Je dirai quelque chose d’analogue du pouvoir judiciaire.

Il est de l’essence du pouvoir judiciaire de s’occuper d’intérêts particuliers et d’attacher volontiers ses regards sur de petits objets qu’on expose à sa vue ; il est encore de l’essence de ce pouvoir de ne point venir de lui-même au secours de ceux qu’on opprime, mais d’être sans cesse à la disposition du plus humble d’entre eux. Celui-ci, quelque faible qu’on le suppose, peut toujours forcer le juge d’écouter sa plainte et d’y répondre : cela tient à la constitution même du pouvoir judiciaire.

Un semblable pouvoir est donc spécialement applicable aux besoins de la liberté, dans un temps où l’œil et la main du souverain s’introduisent sans cesse parmi les plus minces détails des actions humaines, et où les particuliers, trop faibles pour se protéger eux-mêmes, sont trop isolés pour pouvoir compter sur le secours de leurs pareils. La force des tribunaux a été, de tout temps, la plus grande garantie qui se puisse offrir à l’indépendance individuelle, mais cela est surtout vrai dans les siècles démocratiques ; les droits et les intérêts particuliers y sont toujours en péril, si le pouvoir judiciaire ne grandit et ne s’étend à mesure que les conditions s’égalisent.

L’égalité suggère aux hommes plusieurs penchants fort dangereux pour la liberté, et sur lesquels le législateur doit toujours avoir l’œil ouvert. Je ne rappellerai que les principaux.

Les hommes qui vivent dans les siècles démocratiques ne comprennent pas aisément l’utilité des formes ; ils ressentent un dédain instinctif pour elles. J’en ai dit ailleurs les raisons. Les formes excitent leur mépris et souvent leur haine. Comme ils n’aspirent d’ordinaire qu’à des jouissances faciles et présentes, ils s’élancent impétueusement vers l’objet de chacun de leurs désirs ; les moindres délais les désespèrent. Ce tempérament, qu’ils transportent dans la vie politique les indispose contre les formes, qui les retardent ou les arrêtent chaque jour dans quelques-uns de leurs desseins.

Cet inconvénient que les hommes des démocraties trouvent aux formes est pourtant ce qui rend ces dernières si utiles à la liberté, leur principal mérite étant de servir de barrière entre le fort et le faible, le gouvernant et le gouverné, de retarder l’un et de donner à l’autre le temps de se reconnaître. Les formes sont plus nécessaires à mesure que le souverain est plus actif et plus puissant et que les particuliers deviennent plus indolents et plus débiles. Ainsi les peuples démocratiques ont naturellement plus besoin de formes que les autres peuples, et naturellement ils les respectent moins. Cela mérite une attention très-sérieuse.

Il n’y a rien de plus misérable que le dédain superbe de la plupart de nos contemporains pour les questions de formes ; car les plus petites questions de formes ont acquis de nos jours une importance qu’elles n’avaient point eue jusque-là. Plusieurs des plus grands intérêts de l’humanité s’y rattachent.

Je pense que si les hommes d’état qui vivaient dans les siècles aristocratiques pouvaient quelquefois mépriser impunément les formes et s’élever souvent au-dessus d’elles, ceux qui conduisent les peuples d’aujourd’hui doivent considérer avec respect la moindre d’entre elles et ne la négliger que quand une impérieuse nécessité y oblige. Dans les aristocraties, on avait la superstition des formes ; il faut que nous ayons un culte éclairé et réfléchi pour elles.

Un autre instinct très-naturel aux peuples démocratiques, et très-dangereux, est celui qui les porte à mépriser les droits individuels et à en tenir peu de compte.

Les hommes s’attachent en général à un droit et lui témoignent du respect en raison de son importance ou du long usage qu’ils en ont fait. Les droits individuels qui se rencontrent chez les peuples démocratiques sont d’ordinaire peu importants, très-récents et fort instables ; cela fait qu’on les sacrifie souvent sans peine et qu’on les viole presque toujours sans remords.

Or il arrive que, dans ce même temps et chez ces mêmes nations où les hommes conçoivent un mépris naturel pour les droits des individus, les droits de la société s’étendent naturellement et s’affermissent ; c’est-à-dire que les hommes deviennent moins attachés aux droits particuliers, au moment où il serait le plus nécessaire de retenir et de défendre le peu qui en reste.

C’est donc surtout dans les temps démocratiques où nous sommes que les vrais amis de la liberté et de la grandeur humaine doivent sans cesse se tenir debout et prêts à empêcher que le pouvoir social ne sacrifie légèrement les droits particuliers de quelques individus à l’exécution générale de ses desseins. Il n’y a point dans ces temps-là de citoyen si obscur qu’il ne soit très-dangereux de laisser opprimer, ni de droits individuels si peu importants qu’on puisse impunément livrer à l’arbitraire. La raison en est simple : quand on viole le droit particulier d’un individu, dans un temps où l’esprit humain est pénétré de l’importance et de la sainteté des droits de cette espèce, on ne fait de mal qu’à celui qu’on dépouille ; mais violer un droit semblable, de nos jours, c’est corrompre profondément les mœurs nationales et mettre en péril la société tout entière ; parce que l’idée même de ces sortes de droits tend sans cesse parmi nous à s’altérer et à se perdre.

Il y a de certaines habitudes, de certaines idées, de certains vices qui sont propres à l’état de révolution, et qu’une longue révolution ne peut manquer de faire naître et de généraliser, quels que soient d’ailleurs son caractère, son objet et son théâtre.

Lorsque une nation quelconque a plusieurs fois, dans un court espace de temps, changé de chefs, d’opinions et de lois, les hommes qui la composent finissent par contracter le goût du mouvement et par s’habituer à ce que tous les mouvements s’opèrent rapidement à l’aide de la force. Ils conçoivent alors naturellement du mépris pour les formes dont ils voient chaque jour l’impuissance, et ils ne supportent qu’avec impatience l’empire de la règle, auquel on s’est soustrait tant de fois sous leurs yeux.

Comme les notions ordinaires de l’équité et de la morale ne suffisent plus pour expliquer et justifier toutes les nouveautés auxquelles la révolution donne chaque jour naissance, on se rattache au principe de l’utilité sociale, on crée le dogme de la nécessité politique, et l’on s’accoutume volontiers à sacrifier sans scrupule les intérêts particuliers et à fouler aux pieds les droits individuels, afin d’atteindre plus promptement le but général qu’on se propose.

Ces habitudes et ces idées que j’appellerai révolutionnaires, parce que toutes les révolutions les produisent, se font voir dans le sein des aristocraties aussi bien que chez les peuples démocratiques ; mais chez les premières elles sont souvent moins puissantes et toujours moins durables, parce qu’elles y rencontrent des habitudes, des idées, des défauts et des travers qui leur sont contraires. Elles s’effacent donc d’elles-mêmes dès que la révolution est terminée, et la nation en revient à ses anciennes allures politiques. Il n’en est pas toujours ainsi dans les contrées démocratiques où il est toujours à craindre que les instincts révolutionnaires, s’adoucissant et se régularisant sans s’éteindre, ne se transforment graduellement en mœurs gouvernementales et en habitudes administratives.

Je ne sache donc pas de pays où les révolutions soient plus dangereuses que les pays démocratiques, parce que, indépendamment des maux accidentels et passagers qu’elles ne sauraient jamais manquer de faire, elles risquent toujours d’en créer de permanents et, pour ainsi dire d’éternels.

Je crois qu’il y a des résistances honnêtes et des rébellions légitimes. Je ne dis donc point, d’une manière absolue, que les hommes des temps démocratiques ne doivent jamais faire de révolutions ; mais je pense qu’ils ont raison d’hésiter plus que tous les autres avant d’entreprendre, et qu’il leur vaut mieux souffrir beaucoup d’incommodités de l’état présent que de recourir à un si périlleux remède.

Je terminerai par une idée générale qui renferme dans son sein non seulement toutes les idées particulières qui ont été exprimées dans ce présent chapitre, mais encore la plupart de celles que ce livre a pour but d’exposer.

Dans les siècles d’aristocratie qui ont précédé le nôtre, il y avait des particuliers très-puissants et une autorité sociale fort débile. L’image même de la société était obscure et se perdait sans cesse au milieu de tous les pouvoirs différents qui régissaient les citoyens. Le principal effort des hommes de ce temps-là dut se porter à grandir et à fortifier le pouvoir social, à accroître et à assurer ses prérogatives et, au contraire, à resserrer l’indépendance individuelle dans des bornes plus étroites, et à subordonner l’intérêt particulier à l’intérêt général.

D’autres périls et d’autres soins attendent les hommes de nos jours.

Chez la plupart des nations modernes, le souverain, quels que soient son origine, sa constitution et son nom, est devenu presque tout puissant, et les particuliers tombent, de plus en plus, dans le dernier degré de la faiblesse et de la dépendance.

Tout était différent dans les anciennes sociétés. L’unité et l’uniformité ne s’y rencontraient nulle part. Tout menace de devenir si semblable dans les nôtres, que la figure particulière de chaque individu se perdra bientôt entièrement dans la physionomie commune. Nos pères étaient toujours prêts à abuser de cette idée que les droits particuliers sont respectables, et nous sommes naturellement portés à exagérer cette autre que l’intérêt d’un individu doit toujours plier devant l’intérêt de plusieurs.

Le monde politique change ; il faut désormais chercher de nouveaux remèdes à des maux nouveaux.

Fixer au pouvoir social des limites étendues, mais visibles et immobiles ; donner aux particuliers de certains droits et leur garantir la jouissance incontestée de ces droits ; conserver à l’individu le peu d’indépendance, de force et d’originalité qui lui restent ; le relever à côté de la société et le soutenir en face d’elle : tel me paraît être le premier objet du législateur, dans l’âge où nous entrons.

On dirait que les souverains de notre temps ne cherchent qu’à faire avec les hommes des choses grandes. Je voudrais qu’ils songeassent un peu plus à faire de grands hommes ; qu’ils attachassent moins de prix à l’œuvre et plus à l’ouvrier, et qu’ils se souvinssent sans cesse qu’une nation ne peut rester longtemps forte quand chaque homme y est individuellement faible, et qu’on n’a point encore trouvé de formes sociales ni de combinaisons politiques qui puissent faire un peuple énergique en le composant de citoyens pusillanimes et mous.

Je vois chez nos contemporains deux idées contraires mais également funestes.

Les uns n’aperçoivent dans l’égalité que les tendances anarchiques qu’elle fait naître. Ils redoutent leur libre arbitre ; ils ont peur d’eux-mêmes.

Les autres, en plus petit nombre, mais mieux éclairés, ont une autre vue. A côté de la route qui, partant de l’égalité, conduit à l’anarchie, ils ont enfin découvert le chemin qui semble mener invinciblement les hommes vers la servitude. Ils plient d’avance leur âme à cette servitude nécessaire ; et, désespérant de rester libres, ils adorent déjà au fond de leur cœur le maître qui doit bientôt venir.

Les premiers abandonnent la liberté, parce qu’ils l’estiment dangereuse ; les seconds parce qu’ils la jugent impossible.

Si j’avais eu cette dernière croyance, je n’aurais pas écrit l’ouvrage qu’on vient de lire ; je me serais borné à gémir en secret sur la destinée de mes semblables.

J’ai voulu exposer au grand jour les périls que l’égalité fait courir à l’indépendance humaine, parce que je crois fermement que ces périls sont les plus formidables aussi bien que les moins prévus de tous ceux que renferme l’avenir. Mais je ne les crois pas insurmontables.

Les hommes qui vivent dans les siècles démocratiques où nous entrons ont naturellement le goût de l’indépendance. Naturellement ils supportent avec impatience la règle : la permanence de l’état même qu’ils préfèrent les fatigue. Ils aiment le pouvoir ; mais ils sont enclins à mépriser et à haïr celui qui l’exerce, et ils échappent aisément d’entre ses mains à cause de leur petitesse et de leur mobilité même.

Ces instincts se retrouveront toujours, parce qu’ils sortent du fond de l’état social, qui ne changera pas. Pendant longtemps, ils empêcheront qu’aucun despotisme ne puisse s’asseoir, et ils fourniront de nouvelles armes à chaque génération nouvelle qui voudra lutter en faveur de la liberté des hommes.

Ayons donc de l’avenir cette crainte salutaire qui fait veiller et combattre, et non cette sorte de terreur molle et oisive qui abat les cœurs et les énerve.