De la dignité et de l’accroissement des sciences (trad. La Salle)/Livre 5

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De la dignité et de l’accroissement des sciences
Traduction par Antoine de La Salle.
Œuvres2 (p. 227_Ch01-343).
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LIVRE V.

CHAPITRE PREMIER.
Division de la doctrine sur la destination et les objets des facultés de l’âme humaine, en logique et morale. Division de la logique en art d’inventer, de juger, de retenir et de transmettre.


LA doctrine de l’entendement, roi plein de bonté et cette autre qui a pour objet la volonté de l’homme, sont, à leur naissance, comme deux sœurs jumelles. En effet, la pureté d’illumination et la liberté de volonté, n’ont eu qu’un même commencement et qu’une même fin et il n’est point, dans l’immensité des choses, de sympathie plus intime que celle du vrai et du bon : raison de plus pour les savans de rougir de honte si, étant, par leur science, comme autant d’anges ailés ils sont, par leurs passions, comparables à des serpens, rampant à terre, et promenant leurs âmes à la ronde ; semblables, il est vrai, à un miroir, mais à un miroir taché.

Passons donc à la doctrine qui a pour objet la destination et les objets des facultés de l’âme : elle a deux parties, toutes deux fort connues, et généralement reçues ; savoir : la logique et la morale ; cependant comme nous avons déjà dégagé de la masse la science civile, qu’on place ordinairement dans la morale comme en étant une partie, et que nous l’avons déjà constituée comme science complète de l’homme, rassemblé-ou vivant en société, nous ne traitons ici que de l’homme isolé. La logique a pour objet l’entendement et la raison : la morale considère la volonté, l’appétit et les affections. L’une enfante les résolutions, l’autre, les actions. Il n’en est pas moins vrai que, dans l’un et l’autre département, l’imagination fait l’office d’une sorte de messager, d’entremetteur, allant et revenant sans cesse de l’un à l’autre. Car le sens livre à l’imagination[1] les images de toute espèce ; images dont ensuite la raison juge, Mais réciproquement, la raison après les avoir choisies et approuvées les transmet à l’imagination, avant l’exécution du décret. Car le mouvement volontaire est toujours précédé et excité par l’imagination[2] en sorte que l’imagination est pour toutes deux, tant pour la raison que pour la volonté, un instrument commun, à moins qu’on ne la regarde comme une sorte de Janus à deux visages tournés de deux côtés opposés : la face tournée vers la raison offre l’image de la vérité ; et la face tournée vers la volonté, présente l’image de la bonté ; deux visages qui sont tels que doivent être ceux de deux sœurs. Or, l’imagination n’est pus un simple messager ; mais elle reçoit ou usurpe une autorité qui n’est pas petite, outre son office de porteur d’ordres ; car c’est avec raison qu’Aristote a dit : l’empire que l’âme sensitive exerce sur le corps, est semblable à celui qu’un maître exerce sur son esclave ; mais la raison commande à l’imagination, comme, dans une cité libre, le magistrat commande au citoyen ; c’est-à-dire, comme à un homme qui peut commander à son tour. Nous voyons en effet, que, dans les choses qui concernent la foi et la religion l’imagination s’élève au-dessus de la raison même. Non que l’illumination divine ait lieu dans l’imagination car ce seroit plutôt dans le fors de l’esprit et de l’entendement mais de même qu’en fait de vertus, la grâce divine use des mouvemens de la volonté ; de même aussi, dans les illuminations, la grâce divine use des mouvemens de l’imagination. Voilà pourquoi la religion s’efforça toujours de se frayer le chemin dans les esprits, par le moyen des similitudes, des types, des paraboles, des visions et des songes. De plus, l’empire de l’imagination n’est pas moins grand dans l’art de persuader, et lorsqu’il s’agit d’insinuer les opinions par la force de l’éloquence. Lorsque, par la magie du discours, les âmes sont flattées, enflammées, entraînées à droite et à gauche au gré de l’orateur, il n’obtient tous ces effets qu’en éveillant l’imagination, qui, se méconnoissant alors, ne se contente pas d’insulter à la raison ; mais lui fait même une sorte de violence, partie en l’aveuglant, partie en l’aiguillonnant. Néanmoins je ne vois aucune raison pour nous écarter de notre première division. Car, à proprement parler, l’imagination n’enfante aucuno science, vu que la poésie que, dès le commencement, nous avons attribuée à l’imagination, doit plutôt être regardée comme un jeu d’esprit, que comme une science. S’agit-il de la puissance, de l’imagination dans les choses naturelles ? nous l’avons assignée, il n’y a qu’un moment, à la doctrine de l’âme. Mais s’il s’agit du rapport qu’elle a avec la rhétorique, nous renvoyons ce sujet à cet art même dont nous parlerons plus bas.

Quant à cette partie de la philosophie humaine, qui se rapporte à la logique, il est une infinité d’esprits dont elle ne flatte guère le goût et le palais ; elle ne leur paroît qu’une sorte de subtilité épineuse de piège, de filet. Et, de même qu’on a raison de dire que la science est l’aliment de l’âme, l’on peut dire aussi que, lorsqu’il s’agit d’appéter et de choisir cet aliment, la plupart ont un palais semblable à celui des Israélites dans le désert, lesquels soupiraient après les marmites pleines de chair et brûloient d’y retourner ; s’étant déjà dégoûtés de la manne, qui, toute céleste qu’elle étoit, leur sembloit moins savoureuse et moins appétissante. C’est ainsi qu’ordinairement les sciences qu’on goûte le plus sont celles qui ont quelque chose de plus succulent, de plus substantiel telles que sont l’histoire civile, la morale et la politique ; sciences qui intéressent nos passions, nos réputations, nos fortunes, et qui, à ce titre, excitent plus aisément notre attention. Mais cette lumière sèche de la logique offense la plupart des esprits et semble les brûler. Au reste, si nous voulons mesurer chaque chose sur son degré d’importance, nous trouverons que les sciences rationnelles sont les clefs de toutes les autres ; et de même que la main est l’instrument des instrumens, et que l’âme est la forme des formes, de même aussi ces genres dont nous parlons, sont les arts de tous les arts. Et leur effet n’est pas seulement de diriger, mais encore de fortifier ; comme l’effet de l’habitude de tirer de l’arc, n’est pas seulement d’apprendre à tirer plus juste, mais encore à tendre un arc plus fort.

La logique se divise en quatre arts différens division qui se tire des différentes fins auxquelles elle peut tendre car, dans les choses où l’homme use de sa raison, ou il trouve ce qu’il a cherché, ou il juge ce qu’il a trouvé ; ou il retient ce qu’il a jugé ; ou enfin il transmet ce qu’il a retenu. Il y a donc nécessairement tout autant d’arts rationels ; savoir l’art de chercher, ou de l’invention ; l’art de juger, ou du jugement ; l’art de retenir, ou de la mémoire ; enfin l’art de parler, ou de la transmission ; arts que nous allons considérer chacun séparément.


CHAPITRE II.
Division de l’inventive en inventive des arts et inventive des argumens. Qu’il nous manque la première de ces deux parties qui tient le premier rang. Division de l’inventive des arts en expérience guidée et nouvel organe. Esquisse de l’expérience guidée.


IL est deux espèces d’inventions qui diffèrent beaucoup entr’elles. L’une est l’invention des arts et des sciences ; l’autre, celle des argumens et des discours. Nous prononçons que la première de ces deux parties manque absolument ; déficit qui nous paraît fort semblable à celui qu’on annoncerait, si, après avoir fait l’inventaire des biens d’un homme qui vient de mourir, on venoit dire : d’argent comptant, point du tout ; car, comme à l’aide de l’argent on acquiert aisément tout le reste, de même cet art-ci sert à acquérir tous les autres. Et de même qu’on n’eût jamais pu découvrir les indes occidentales si l’invention de la boussole n’eût précédé ; quoiqu’il y ait bien peu de proportion entre l’étendue de ces régions immenses et le léger mouvement de cette aiguille : on ne doit pas non plus être étonné que lorsqu’on a tenté d’avancer les arts, et d’y faire des découvertes on n’ait pas fait de fort grands progrès, puisque l’art d’inventer les sciences et d’y voyager, est encore ignoré.

Que cet art nous manque, c’est ce dont personne ne disconvient. Car d’abord la dialectique ne fait point profession d’inventer les arts, soit les arts méchaniques, soit ceux qu’on qualifie de libéraux ; elle n’y pense même pas : ni même de déduire les procédés qui font partie des premiers où d’extraire les axiomes qui appartiennent aux derniers. Mais elle parle aux hommes comme en passant, et les congédie en leur criant qu’il faut s’en rapporter, sur chaque art, à ceux qui l’exercent. Celse, qui n’est pas seulement un grand médecin, mais de plus un homme d’un grand sens, quoique chacun soit dans l’habitude de se répandre en éloges sur son art, ne laisse pas, en parlant des sectes de médecins, soit empyriques soit dogmatiques, de faire cet aveu avec autant d’ingénuité que de gravité. Les médicamens, dit-il, et les remèdes furent d’abord inventés ; puis on disputa sur leurs causes et leurs raisons : et il ne faut pas s’imaginer qu’on ait, en suivant l’ordre contraire, tiré de l’observation de la nature, la connoissance des causes, puis profité de leur lumière pour inventer les remèdes. Platon nous dit aussi, et (et il y revient n chaque instant) : Que le nombre des faits particuliers est infini ; que, d’un autre côté les idées générales fournissent des documens moins certains ; qu’ainsi toute la moelle des sciences, que ce qui distingue le maître d’avec le novice dans chaque art, se trouve dans les propositions moyennes que, dans chaque science, l’on doit aux leçons de l’expérience. Il y a plus : ceux qui ont parlé des premiers inventeurs en tout genre, et de l’origine des sciences, en ont fait honneur au hazard, plutôt qu’aux hommes et ont représenté les animaux brutes, quadrupèdes, oiseaux, poissons, reptiles, comme ayant été, plus que les hommes, nos maîtres dans les sciences.

La mère des dieux cueille le dictame sur le mont Ida ;

Le dictame qui se couvre de feuilles nouvelles, et qu’on reconnoît au chevelu de ses feuilles purpurines ;

Cette plante la chèvre capricieuse sait bien la trouver, lorsque la flèche rapide s’est attachée à son flanc ;

En sorte que, comme les anctens étoient dans l’usage de consacrer les inventeurs des choses utiles, il n’est nullement étonnant que, chez les Égyptiens, nation ancienne, à qui un grand nombre d’arts doivent leur origine, les temples fussent tout remplis d’effigies d’animaux, et presque vides d’effigies d’hommes.

Les figures monstrueuses de dieux de toute espèce, et Anubis aboyant, vis-à-vis Neptune, Venus et Minerve.

Que si, d’après la tradition des Grecs, vous aimez mieux faire honneur aux hommes de l’invention des arts, encore n’oseriez-vous dire que Prométhée dut à des spéculations la connoissance de la manière d’allumer du feu et qu’au moment où il frappoit un caillou pour la première fois, il s’attendoit à voir jaillir des étincelles. Mais vous avouerez bien qu’il ne dut cette invention qu’au hazard, et que, suivant l’expression des poëtes, il fit un larcin à Jupiter : en sorte que, par rapport à l’invention des arts, c’est à la chèvre sauvage que nous devons celle des emplâtres ; au rossignol, celle des modulations de la musique ; à la cicogne, celle des lavemens ; à ce couvercle de marmite qui sauta en l’air celle de la poudre à canon ; en un mot, c’est au hazard et à toute autre chose qu’à la dialectique que nous avons obligation de toutes ces découvertes. Et une méthode d’invention qui ne diffère pas beaucoup de celle dont nous parlons ici, c’est celle dont Virgile donne l’idée, lorsqu’il dit :

Afin que le long usage à force de méditer sur un même sujet sans cesse rebattu, inventât les arts peu à peu.

Car la méthode qu’on nous propose ici n’est autre que celle dont les brutes mêmes sont capables et qu’elles emploient fréquemment ; je veux dire, une attention soutenue, une perpétuelle sollicitude, un exercice sans relâche par rapport à une seule chose ; méthode dont le besoin même de se conserver fait à ces animaux une toi et une nécessité. Ce n’est pas avec moins de vérité que Cicéron dit : le long usage d’un homme adonné à une seule chose peut triompher de la nature et de l’art. Si donc on dit de l’homme :

Il n’est point de difficulté que ne surmonte le travail opiniâtre, et l’indigence que presse l’aiguillon de la dure nécessité ;

On fait aussi, par rapport aux brutes, les questions suivantes :

Qui a appris au perroquet à dire bonjour ? Quel étoit le conseiller de ce corbeau qui, durant une grande sécheresse, jetoit de petits cailloux dans le creux d’un arbre où il a voit aperçu de l’eau, pour faire monter le niveau à portée de son bec ? Qui a montré le chemin aux abeilles qu’on voit traversant les plaines de l’air comme un vaste océan, et parcourant les champs fleuris, quoique fort éloignés de leurs ruches, puis revenant à leurs rayons ? Qui a appris à la fourmi à ronger d’abord tout autour le grain qu’elle serre dans son petit magasin, de peur que ce grain, venant à germer, ne trompe ainsi ses espérances[3] ? Que si, dans ce vers de Virgile, nous arrêtons notre attention sur ce mot, rebattu, qui exprime si bien la difficulté de la chose ; et sur cette autre expression, peu à peu, qui en indique la lenteur, nous reviendrons précisément au point d’où nous sommes partis, c’est-à-dire, à ces dieux des Égyptiens ; vu que jusqu’ici les hommes, pour faire des découvertes, n’ont fait que très peu d’usage de leur raison, et n’ont en aucune manière employé pour les faire, le secours de l’art.

En second lieu, une preuve de cela même que nous avançons ici, pour peu qu’on approfondisse ce sujet, c’est cette forme d’induction que propose la dialectique, et qui, selon elle, doit diriger l’entendement, lorsqu’il s’agit d’inventer ou de vérifier les principes ; forme tout-à-fait vicieuse et incompétente. Et tant s’en faut qu’elle ait le pouvoir d’achever l’ouvrage de la nature, qu’au contraire elle ne fait, pour ainsi dire, que la tordre et la renverser ; car si, d’un œil pénétrant, l’on envisage la méthode qu’il faut suivre, pour recueillir cette rosée céleste des sciences ; rosée semblable à celle dont le poëte dit :

Le miel, présent des cieux et des habitans de l’air ;

vu que les sciences elles mêmes sont extraites des faits particuliers, soit naturels, soit artificiels, comme le miel est extrait des fleurs des champs ou des jardins, on trouvera certainement que l’esprit abandonné à lui-même, fait, en vertu de sa force native, des inductions beaucoup plus parfaites, que celle dont les dialecticiens nous donnent l’idée[4] ; attendu que, conclure de la simple énumération des faits particuliers, lorsqu’on ne rencontre point de fait contradictoire à la proposition qu’on veut établir (ce qui est la méthode ordinaire des dialecticiens), c’est tirer une conclusion très vicieuse, et que, d’une induction de cette espèce, il ne peut résulter qu’une conjecture probable. Car qui peut s’assurer que, tandis qu’il n’envisage que d’un seul coté favorable à son opinion, les faits particuliers qu’il connoît ou qu’il se rappelle, il ne lui échappe pas quelqu’autre fait plus caché qui combat cette opinion ? C’est comme si Samuel se fût contenté de voir ceux des fils d’Isaï qui étoient à la maison et qu’on avoit amenés en sa présence, et qu’il n’eût pris aucune information au sujet de David qui étoit alors dans les champs. Cette forme d’induction, s’il faut dire la vérité toute entière, est si superficielle et si grossière, qu’il sembleroit incroyable que des esprits aussi pénétrans et aussi subtils que ceux qui ont tourné leurs méditations de ce côté-là, aient pu la produire dans le monde, si l’on ne savoit combien ils étoient pressés d’établir leurs dogmes et leurs théories, abandonnant les faits particuliers par une sorte de dédain et de faste mal placé, et sur-tout n’aimant point à s’y arrêter pendant un certain temps ; car ils ne se servoient de ces exemples et de ces faits particuliers, que comme d’autant de licteurs et d’appariteurs, pour écarter la multitude et frayer le chemin à leurs dogmes au lieu de les appeler, pour ainsi dire, au conseil dès le commencement, afin de ne rien arrêter qui ne fût conforme aux loix de la nature, et de bien mûrir leurs délibérations. Certes on ne peut se défendre d’une sorte d’étonnement religieux, quand on voit que, dans les choses divines et humaines, on a suivi ces mêmes traces qui conduisent à l’erreur. Car de même que, lorsqu’il s’agit de concevoir la divine vérité, on a peine à prendre assez sur soi pour redevenir, en quelque manière, enfant ; c’est ainsi qu’à ceux qui ont déjà fait des progrès dans les connoissances humaines, ce modeste soin de relire et de remanier les élémens des inductions, et d’épeler, pour ainsi dire, à la manière des enfans, semble une occupation basse et presque méprisable.

En troisième lieu, quand on accorderoit que les principes des sciences peuvent être établis à l’aide de cette induction qui est en usage, ou par le seul secours des sens et de l’expérience ; il n’en seroit pas moins vrai que, dans les choses naturelles et participantes de la matière, le syllogisme n’est point une forme assez exacte et assez sûre pour déduire les axiomes inférieurs. Et tout ce qu’on peut faire par le moyeu du syllogisme, c’est de ramener les propositions aux principes, à l’aide des propositions moyennes. Or, cette forme de preuve ou d’invention doit avoir lieu dans les sciences populaires telles que la morale, la politique, les loix, et même en théologie ; puisqu’il a plu à la bonté divine de s’accommoder à la foiblesse de l’entendement humain. Mais si, en physique, où il s’agit de lier la nature par les œuvres, et non d’enlacer un adversaire par des argumens, l’on s’en tient au syllogisme, la vérité échappe des mains, attendu que la subtilité du discours ne peut jamais égaler celle des opérations de la nature. En sorte que le syllogisme succombant tout-à-fait, il faut en revenir à l’induction ; mais à la véritable induction, veux-je dire, à l’induction corrigée, tant pour les principes les plus généraux, que pour les propositions moyennes. Car le syllogisme est composé de propositions ; les propositions le sont de mots, et les mots sont comme les étiquettes des notions. Or, si les notions mêmes, qui sont comme l’âme des mots, sont extraites au hasard et sans une méthode fixe, tout l’édifice croule de lui-même. Et il ne faut pas croire qu’on puisse, par un laborieux examen des conséquences des argumens, ou de la vérité des propositions, réparer entièrement le mal ; attendu que, comme disent les médecins, l’erreur est dans la première digestion, qui ne peut être rectifiée par les fonctions ultérieures. Ainsi, ce n’est pas sans des raisons puissantes et faciles à apercevoir, qu’un grand nombre de philosophes, et quelques-uns même des plus célèbres, devenant académiciens et sceptiques, ont pris le parti de nier la certitude des sciences et des principes ; prétendant que, sur ce point, on ne pouvoit atteindre tout au plus qu’au degré de la vraisemblance et de la probabilité. Je ne disconviendrai pourtant pas que quelques-uns aient pensé que Socrate, lorsqu’il renonçoit à toute certitude dans les sciences, ne le faisoit que par ironie ; et qu’en dissimulant ainsi sa propre science, il vouloit en donner une plus haute idée ; feignant d’ignorer ce qu’il savoit, afin de paraître savoir ce qu’il ignoroit. Et même, dans la nouvelle académie, dont Cicéron adopta les idées, ce n’étoit rien moins qu’avec sincérité qu’on défendoit cette opinion de l’acatalepsie. Car ceux qui se distinguoient par leur éloquence ne manquoient pas de préférer cette secte, afin de faire parade de leur fécondité, en défendant le pour et le contre. Voilà comment ils s’écartèrent de ce droit chemin qu’ils devoient suivre pour aller à la vérité ; se promenant, pour ainsi dire dans les divers genres de connoissances, et n’en faisant qu’un objet d’amusement. Il est certain néanmoins que quelques-uns par ci-par là, dans l’ancienne académie et dans la nouvelle ; mais beaucoup plus encore parmi les sceptiques, tenoient ce dogme de l’acatalepsie, formellement et dans toute sa rigueur. Leur plus grand tort en cela étoit de calomnier les perceptions des sens ; ce qui n’alloit pas à moins qu’à déraciner toutes les sciences. Or, quoique les sens ne nous trompent que trop souvent, ou nous laissent en défaut, ils peuvent néanmoins, à l’aide d’une certaine industrie, suffire pour les sciences ; et cela non pas tant par le moyen des instrumens (quoique cela même puisse être de quelque utilité), mais à l’aide d’expériences de telle nature, qu’à des objets trop subtils qui échappent aux sens, soient substitués des objets de même espèce, sur lesquels les sens puissent avoir prise. Mais ce qui peut se trouver de défectueux dans cette partie, ils devoient plutôt l’imputer tant aux erreurs de l’entendement, qu’à cet esprit de rébellion qui fait qu’on ne veut pas s’assujettir aux choses mêmes ; et l’attribuer aussi aux mauvaises démonstrations et à ces fausses règles d’après lesquelles on veut raisonner et tirer des conclusions des perceptions des sens. Quand nous parlons ainsi, ce n’est pas pour déprimer l’entendement, ou pour engager à abandonner l’entreprise ; mais bien afin qu’on tâche de préparer et de fournir à l’entendement de puissans secours, qui le mettent en état de surmonter les difficultés des sciences et l’obscurité de la nature. Car il n’est point d’homme qui ait la main assez sûre et assez exercée, pour être en état de tirer une ligne bien droite, ou de tracer un cercle parfait, à l’aide de cette main seule ; et c’est pourtant ce qu’il n’auroit pas de peine à faire à l’aide d’une règle ou d’un compas. C’est à ce but-là même que tendent tous nos efforts ; ce sont des instrumens de cette espèce que nous préparons. Nous voulons, par ce moyen, mettre l’esprit au niveau des choses mêmes. Notre vœu est d’inventer un certain art d’indiquer et de diriger, qui serve, soit à découvrir les autres arts et leurs axiomes, soit à les produire à la lumière ; car nous ne sommes que trop fondés à décider que cet art est à suppléer.

Or, cet art de l’indication (c’est le nom que nous lui donnons) a deux parties. Car l’esprit, en profitant des indications, marche, ou de certaines expériences à d’autres expériences ou des expériences aux axiomes, qui eux-mêmes ensuite indiquent de nouvelles expériences. Quant à la première de ces deux parties, nous la qualifions d’expérience guidée ; et nous donnons à la seconde le nom d’interprétation de la nature, ou de nouvel organe. La première, comme nous l’avons déjà fait entendre en passant, ne peut être regardée comme un art, comme une partie de la philosophie ; c’est plutôt une sorte de sagacité. Et c’est pourquoi nous l’appelons quelquefois la chasse de Pan (en empruntant ce nom à la fable) : cependant, de même qu’un homme, lorsqu’il se transporte d’un lieu à un autre, peut marcher de trois manières. Car ou il va tâtonnant dans les ténèbres : ou y voyant peu lui-même, il se laisse conduire par la main : ou il se sert d’une lumière pour éclairer sa marche. De même, lorsque l’on tente des expériences de toute espèce, sans suite et sans méthode, ce n’est là qu’un par tâtonnement. Mais, lorsqu’on fait des expériences avec un certain ordre et une certaine direction, c’est alors comme si l’on étoit mené par la main. Or, c’est cela précisément que nous entendons par expérience guidée. Car, pour ce qui est de la lumière même, qui est le troisième point, c’est de l’interprétation de la nature et du nouvel organe qu’il faut la tirer.

L’expérience guidée, ou la chasse de Pan, traite des différentes manières de faire des expériences. Comme nous avons décidé qu’elle manquoit, et que d’ailleurs ce n’est pas de ces choses qu’on puisse saisir au premier coup d’œil, nous allons en donner quelque idée, suivant notre coutume et conformément à notre plan. Les principaux procédés de la méthode expérimentale sont les suivans. Variation de l’expérience, prolongation de l’expérience, translation de l’expérience, renversement de l’expérience, compulsion de l’expérience, application de l’expérience, copulation de l’expérience, enfin hazards de l’expérience. Or, tous ces procédés doivent s’arrêter en-deçà du point où commence la découverte de tel ou tel axiome. Or, cette autre partie qui traite du nouvel organe, réclame toute opération où l’esprit marche des expériences aux axiomes, ou des axiomes aux expériences.

La variation de l’expérience peut avoir lieu, 1°. par rapport à la matière ; je veux dire, quand une expérience déjà connue, mais où l’on s’est presque toujours attaché à une certaine espèce de matière, est tentée sur d’autres matières analogues à ces premières. C’est ainsi que, pour la fabrique du papier, on n’a encore fait d’essai que sur le linge ; et point du tout sur les tissus de soie, si ce n’est peut-être à la Chine[5] ; ni sur ces matières filandreuses, composées de soies et de poils d’animaux, dont on fabrique ce que nous appellons le camelot ; ni enfin sur les tissus de laine et de coton, ou sur les peaux ; quoique ces trois espèces de matières, comparées avec les premières, puissent paraître trop hétérogènes. Aussi seroient-elles peut-être moins utiles, employées seules, que mêlées avec ces premières. De même la greffe sur les arbres à fruit est en usage ; mais la greffe sur les arbres sauvages a été rarement tentée. On dit pourtant que l’orme, enté sur un autre orme, donne de très belles feuillés et un ombrage admirable. La greffe des plantes à fleur est aussi fort rare ; cependant on a commencé à l’essayer sur les roses musquées, qu’on a greffées sur des roses communes, et cet essai a réussi. Nous rangeons aussi parmi les variations dans la matière, les variations d’une partie à l’autre du sujet. Nous voyons, par exemple, qu’un rejeton inséré dans le tronc d’un arbre, pousse mieux que si on l’eût mis dans la terre. Mais une graine d’oignon, insérée dans la tête d’un autre oignon, ne germeroit-elle pas mieux que mise simplement dans la terre ? Or, ici la variation consiste à substituer la racine au tronc ; en sorte que c’est une sorte de greffe dans la racine, 2°. La variation peut avoir lieu dans la cause efficiente. Par exemple, l’intensité de la chaleur des rayons du soleil est augmentée par le moyen des miroirs brûlans, au point d’enflammer des matières très combustibles ; je demande si l’action des rayons de la lune[6] ne pourroit pas, à l’aide de ces mêmes miroirs, être augmentée au point de produire un foible degré de chaleur ; afin de savoir si tous les corps célestes ont la faculté d’échauffer ? De même les miroirs brûlans augmentent l’intensité des chaleurs rayonnantes ; les chaleurs opaques, telles que sont celles des métaux et des pierres, avant qu’ils soient chauffés jusqu’au point de l’incandescence ; ces chaleurs, dis-je, seroient-elles susceptibles d’être augmentées par le moyen de ces miroirs ? ou faut-il croire plutôt que la lumière a ici quelque part ? De même le succin et le jais étant frottés, attirent les pailles : les attireroient-ils encore, si on les chauffait un peu en les approchant du feu ? 3°. La variation de l’expérience peut avoir lieu dans la quantité de matière, et c’est ce qui exige bien des précautions et de petites attentions, ce sujet étant tout environné d’erreurs. Car on croit communément qu’il suffît d’augmenter la quantité de matière, pour augmenter proportionnellement la vertu au prorata. Et ce préjugé, on en fait une supposition, une demande, comme s’il avoit toute la certitude mathématique ; ce qui est pourtant absolument faux. Une balle de plomb d’une livre, qu’on laisse tomber du haut d’une tour, emploie an certain temps à descendre, supposons celui de dix battemens de pouls ; une balle de deux livres (balle où cette force, ce mouvement, qu’on qualifie de naturel doit être doublé) frappera-t-elle la terre après cinq battemens de pouls ? Non ; le temps de sa chute sera presque égal à celui de la première et son mouvement ne sera nullement augmenté en raison de l’augmentation de sa masse[7]. De même une dragme de soufre, par exemple, mêlée avec une demi-livre d’acier, le liquéfie et le rend coulant ; une once de soufre mêlée avec quatre livres d’acier, suffira-t-elle pour les liquéfier ? Voilà ce qu’on demande : mais le fait ici n’est nullement d’accord avec le raisonnement. Car il est certain que, lorsqu’on augmente proportionnellement la quantité de matière de l’agent et du patient, la qualité réfractaire de la matière augmente en plus grande proportion dans le patient, que la vertu dans l’agent[8] ainsi le trop ne fait pas moins illusion que le trop peu. En effet, dans la dépuration et l’affinage des métaux, une erreur très ordinaire, c’est que, pour avancer l’opération, on augmente du chaleur du fourneau, ou la quantité de cette matière qu’on jette dans le creuset avec le métal ; mais ces deux choses, augmentées outre mesure, nuisent à l’opération ; car, par leur grande activité et leur force pénétrante, elles convertissent en fumée une grande partie du métal pur, et en s’exhalant elles-mêmes, l’emportent avec elles ; de manière qu’il en résulte un déchet, et que la masse restante n’en devient que plus dure et plus réfractaire. Ainsi on ne devroit jamais perdre de vue cette plaisanterie d’Ésope sur une femme qui espéroit avoir deux œufs au lieu d’un en doublant la mesure d’orge qu’elle donnoit chaque jour à sa poule. Mais qu’en arriva-t-il ? La poule engraissa et ne pondit plus. Ainsi il ne faut pas trop faire fonds sur quelque expérience que ce soit, à moins qu’on n’ait éprouvé les effets de la plus grande et de la plus petite quantité. En voilà assez sur la variation de l’expérience.

La prolongation de l’expérience peut avoir lieu de deux manières ; par répétition, ou par extension, c’est-à-dire qu’on peut ou simplement réitérer l’expérience, ou la pousser jusqu’à un certain degré de subtilité. Voici un exemple de la répétition. L’esprit de vin[9] est le produit d’une seule distillation du vin ; et il est plus actif et plus fort que le vin même. On demande actuellement si l’esprit de vin même distillé et sublimé, ne deviendroit pas encore plus fort ? Mais cette répétition donne aussi lieu à des méprises. Car tantôt l’effet de la seconde distillation n’égale pas celui de la première : tantôt l’effet de ces réitérations de l’expérience, est qu’après que l’opération est arrivée à un certain état, à un certain maximum, la nature, loin d’aller en avant, commence à rétrograder : ainsi cette sorte de procédés exige beaucoup de discernement. Le mercure, enveloppé dans un linge ou dans toute autre chose, et placé dans le milieu du plomb fondu, au moment où ce dernier métal commence à se refroidir, se fixe et cesse d’être coulant. Il s’agit de savoir si ce mercure, souvent plongé ainsi et avec les mêmes conditions, finiroit par se fixer au point de devenir malléable[10]. Voici un exemple de l’extension : si dans un vase, en partie rempli de vin mêlé d’eau, on plonge un autre vase contenant de l’eau seulement dans sa partie supérieure, où elle soit comme suspendue, et qui soit terminé par un tuyau fort étroit et d’une certaine longueur ; le tuyau, dis-je, étant plongé dans le vase inférieur, l’eau se séparera du vin ; le vin gagnant peu à peu le haut du vase supérieur, et l’eau allant occuper le fond du vase intérieur. On demande si de même que le vin et l’eau, qui sont deux corps d’espèces différentes, sont séparés par ce moyen, les parties les plus subtiles du vin, qui ne forme qu’un seul corps, pourroient aussi être séparées des parties les plus grossières ; de manière qu’il se fît une sorte de distillation par le moyen du seul poids, et qu’on trouvât, au haut du vase supérieur, une liqueur approchante de l’esprit de vin, mais peut-être plus délicate  ? De même l’aimant attire un morceau de fer entier. Il s’agit de savoir si un morceau d’aimant plongé dans une dissolution de fer, attireroit encore les particules du fer, et s’envelopperoit d’une croûte de ce métal. De même encore l’aiguille d’une boussole tourne ses deux extrémités vers les pôles du monde. Mais, pour prendre cette direction, suit-elle la même route, tourne-t-elle dans le même sens que les corps célestes ? Voici ce que je veux dire. Si l’on plaçoit une aiguille aimantée dans une situation contraire à sa situation naturelle, c’est-à-dire, son pôle boréal vers le pôle austral du monde, et qu’après l’avoir maintenue quelque temps dans cette situation on la laissât aller ; choisirait-elle, pour retourner à la situation désirée, le côté oriental, ou le côté occidental[11] ? L’or s’imbibe d’argent vif, lorsque ce dernier métal est en contact avec le premier. Je demande si l’or happe le vif-argent et le reçoit dans ses pores, sans augmenter de volume, et de manière qu’il en résulte une certaine nouvelle espèce de corps plus massif et plus pesant que l’or même. De même on aide la mémoire, en plaçant des images de personnes dans des lieux déterminés : obtiendroit-on le même effet en laissant de côté les lieux, et se contentant d’attacher les images des actions et des attitudes aux images de ces personnes mêmes ? Mais c’est assez parlé de la prolongation de l’expérience.

La translation de l’expérience peut avoir lieu de trois manières : soit de la nature ou du hazard dans l’art ; soit d’un art, ou d’une pratique dans un autre art, ou dans une autre pratique ; soit enfin de telle partie d’un certain art, dans une partie différente de ce même art. Or, les exemples de la translation de la nature, ou du hazard, dans l’art, sont innombrables. En sorte que presque tous les arts méchaniques n’ont eu que de bien foibles commencemens, dus à la nature ou au hazard. Un ancien proverbe disoit : raisin contre raisin, mûrit plutôt ; et c’est ce qu’on a souvent appliqué aux services et aux offices mutuels de l’amitié. C’est aussi ce que, chez nous, ceux qui font le cidre (espèce de vin de pommes), savent très bien imiter. Car ils ont soin, avant de piler les pommes, ou de les mettre au pressoir, de les tenir en tas pendant quelque temps, afin qu’elles mûrissent mieux par leur contact mutuel ; ce qui corrige l’excessive acidité de cette boisson. De même c’est à l’imitation de ces iris naturels produits par un nuage chargé de pluie, qu’on produit des iris artificiels, par l’aspersion d’une assez grande quantité d’eau réduite en petites gouttes. De même l’art des distillations a pu tirer son origine de l’observation de la région supérieure ; je veux dire, des pluies, ou de la rosée, ou de cette expérience banale des gouttes d’eau qui s’attachent aux plats qu’on pose sur l’ouverture d’une marmite remplie d’eau bouillante. Mais qui eût osé entreprendre d’imiter la foudre et les éclairs, si le couvercle de ce Moine chymiste, lancé en l’air avec tant de violence et de fracas, n’en eût donné la première idée ? Or, plus les exemples en ce genre sont nombreux, moins il est besoin d’en alléguer. Mais, pour peu que les hommes eussent été jaloux de faire des recherches vraiment utiles, ils auroient dû s’attacher à observer les opérations et les procédés de la nature ; les considérer un à un, dans le plus grand détail et à dessein puis méditer sur tout cela, y penser et repenser sans cesse, afin de voir ce qu’on pourroit transporter de là dans les arts : car la nature est le miroir de l’art. Quant aux expériences qui pourroient être transportées d’un art à un autre art, ou d’une pratique à une autre pratique, elles ne sont pas en moindre nombre, quoique cette translation ne soit guère en usage. La nature est toujours, sous la main ; au lieu que les procèdes de chaque art ne sont guère connus que de ceux qui l’exercent. On a inventé les lunettes, pour aider les vues faibles ; ne pourroit-on pas imaginer quelque instrument qui appliqué aux oreilles des personnes un peu sourdes, les aidât de même à entendre ? De même l’on conserve les cadavres en les embaumant, ou en les enduisant de miel ; ne pourroit-on pas transporter dans la médecine une partie de ce procédé, et le rendre utile aussi aux corps vivans ? L’usage de graver différentes figures dans la cire, le ciment on le plomb, est fort ancien ; et c’est ce qui a conduit à l’idée d’imprimer sur le papier, c’est-à-dire à l’art typogmphique. De même aussi le sel, dans l’art de la cuisine, sert à assaisonner la viande ; et cela mieux l’hiver que l’été : ne pourroit-on pas transporter utilement cette pratique aux bains, pour fixer ou changer au besoin leur température ? De même encore le sel, dans cette expérience qu’on a faite dernièrement sur les congélations artificielles, a une très grande force condensative ; ne pourroit-on pas appliquer cela à la condensation des métaux ; attendu qu’on sait depuis long-temps que les eaux fortes extraites de certains sels, précipitent les petites particules d’or que recèlent certains métaux moins denses que l’or même ? De même en fin la peinture renouvelle la mémoire d’un objet, par le moyen de son image ; n’a-t-on pas transporté cela dans cet art auquel on donne le nom de mémoire artificielle ? Nous donnerons à ce sujet un avertissement général, c’est que rien ne seroit plus capable de produire une sorte de pluie d’inventions utiles, et qui plus est, neuves et comme envoyées du ciel, que de faire des dispositions telles que les expériences d’un grand nombre d’arts vinssent à la connoissance d’un seul homme, ou d’un petit nombre d’hommes qui, par leurs entretiens, s’exciteroient mutuellement et se donneroient des idées ; afin qu’à l’aide de cette expérience guidée, dont nous parlons ici, les arts pussent se fomenter et, pour ainsi dire, s’allumer réciproquement, par le mélange de leurs rayons. Car, bien que cette méthode rationnelle qui procède par le nouvel organe, promette de plus grandes choses, cependant, à l’aide de cette sagacité qui s’exerce par le moyeu de l’expérience guidée, on pourroit saisir une infinité de choses qui se trouveroient plus à portée, pour les jeter au genre humain, à peu près comme ces présens de toute espèce que, chez les anciens, on jetoit à la multitude. Reste à parler de cette translation d’une partie d’un art dans une autre partie ; laquelle diffère peu de la translation d’art en art. Mais, comme certains arts occupent de si grands espaces, qu’ils peuvent se prêter à cette translation des expériences, même dans leurs limites, c’est une raison qui nous a déterminés à parler aussi de cette espèce de translation ; et cela d’autant plus, qu’il est des arts où elle est de la plus grande importance. Par exemple rien ne contribueroit plus à enrichir l’art de la médecine, que de transporter les expériences de cette partie qui traite de la cure des maladies, dans ces autres parties qui ont pour objet la conservation de la santé et la prolongation de la vie. Car, s’il existoit quelque opiate assez puissant pour réprimer cette violente inflammation des esprits qui a lieu dans une maladie pestilentielle, qui doute qu’une substance de cette espèce à dose convenable et devenue familière, ne pût réprimer et retarder, jusqu’à un certain point, cette autre inflammation qui croit insensiblement, qui semble venir pas à pas, et qui est le simple effet de l’âge ? mais en voilà assez sur la translation des expériences.

Le renversement de l’expérience a lieu lorsqu’un fait étant constaté par l’expérience, on éprouve aussi le contraire. Par exemple, les miroirs augmentent l’intensité de la chaleur mais augmentent-ils aussi l’intensité du froid ? De même la chaleur en se répandant en tout sens, se porte toutefois plus volontiers de bas en haut. Le froid, en se répandant, se porte-t-il de préférence vers le bas ? Par exemple, prenez une verge de fer, chauffez-la à l’une de ses extrémités ; puis redressez cette verge en plaçant en bas la partie chauffée ; cela posé, si vous approchez la main de la partie supérieure, vous vous brûlerez aussi-tôt. Mais, si vous placez en haut la partie chauffée, et la main, en bas, vous ne vous brûlerez pas si promptement. Actuellement, supposons qu’on chauffe toute la verge, et qu’on plonge l’une de ses extrémités dans la neige, ou qu’on la mouille avec une éponge trempée dans l’eau froide : je demande si la neige ou l’éponge étant placée en haut, le froid se portera plus vite vers le bas, qu’il ne se fût porté vers le haut, si le corps refroidissant eût été placé en bas. De même les rayons du soleil se réfléchissent sur le blanc et s’éparpillent ; au lieu qu’ils se rassemblent sur le noir. Il faut voir si de même les ombres se dispersent sur un corps noir, et se rassemblent sur un corps blanc. Et c’est, comme nous le voyons, ce qui arrive dans une chambre obscure, où l’on fait entrer la lumière par un trou fort petit, et où les images des objets extérieurs viennent se peindre sur un papier blanc, et nullement sur un papier noir ; de même on ouvre la veine du front pour adoucir les douleurs de la migraine ; ne pourroit-on pas scarifier aussi tout un côté du crâne, pour adoucir une douleur qui occupe toute la tête ? Voilà ce que nous avions à dire sur le renversement de l’expérience.

La compulsion de l’expérience a lieu, lorsqu’on pousse l’expérience jusqu’au point d’anéantir ou de faire disparaître totalement la vertu. Car, dans les autres espèces de chasses, on se contente de prendre la bête ; mais dans celle-ci, on la tue. Voici un exemple de compulsion. L’aimant attire le fer : tourmentez donc l’aimant ; tourmentez aussi le fer, de manière qu’enfin il n’y ait plus d’attraction. Voyez par exemple si l’aimant étant brûlé et macéré dans les eaux-fortes, il se dépouille totalement de sa vertu ou en perd la plus grande partie. Voyez au contraire si le fer, converti en safran de mars, ou en cette substance connue sous le nom d’acier préparé ; ou enfin dissous dans l’eau-forte, seroit encore attiré par l’aimant. De plus, l’aimant attire le fer à travers tous les milieux que nous connoissons, soit qu’on interpose de l’or, de l’argent, du verre : cherchez, cherchez bien, jusqu’à ce que vous ayez trouvé quelque milieu qui intercepte sa vertu, si toutefois il en est de tels. Éprouvez le mercure ; éprouvez l’huile, les gommes, le charbon ardent, et toutes les autres substances qui n’ont point encore subi cette épreuve. De même on a inventé, dans ces derniers temps, certains instrumens d’optique, qui amplifient prodigieusement les plus petits objets visibles ; poussez-en l’usage aussi loin qu’il peut aller, en les appliquant, d’un côté, à des objets si petits qu’ils ne puissent plus servir à les rendre visibles et de l’autre, à des objets si grands, que les images paroissent confuses[12]. Pourront-ils servir à apercevoir, dans l’urine, des molécules que, sans ce secours, on n’y eût jamais aperçues ? Pourront-ils rendre visibles, dans les diamans qui paroissent bien nets et d’une belle eau, les bulles ou les petites taches ; et faire voir, sous un volume sensible, les petits grains de cette poussière qui voltige au soleil, et qu’on objectoit si mal-à-propos à Démocrite, en prétendant que c’étoient là ses atomes et les principes des choses ? Pourroient-ils faire voir assez distinctement les parties d’une poussière quelque peu grossière, et composée de cinabre et de céruse au point qu’on distinguât ici un grain rouge, là un grain blanc ; amplifier les grandes images, comme celle du nez, de l’œil autant à proportion qu’ils amplifient les petites, comme celle d’une puce, d’un vermisseau ; faire paraître un tissu de lin, ou toute autre espèce de toile très fine mais un peu claire ; la faire paraître dis-je, si remplie de trous qu’elle ait l’air d’un filet. Au reste, nous ne nous arrêtons pas à ces compulsions d’expériences, parce qu’elles sont presque hors des limites de l’expérience guidée, et se rapportent plutôt aux causes, aux axiomes et au nouvel organe ; car par-tout où l’on peut établir une négative, une privative, ou une exclusive, on commence déjà à voir jour à la découverte des formes. En voilà assez sur les compulsions des expériences.

L’application d’une expérience n’en est qu’une ingénieuse traduction par laquelle on la transporte à quelque chose d’utile[13]. En voici un exemple : chaque corps a son volume et son poids déterminés : l’or a plus de poids et moins de volume que l’argent. Il en est de même de l’eau par rapport au vin. On tire de là cette expérience utile, qui consiste à emplir successivement et exactement de différentes matières, une certaine mesure déterminée et à les peser avec la même exactitude. Par ce moyen, l’on sait combien il y a eu d’argent mêlé avec l’or, ou d’eau mêlée avec le vin, et qui fût précisément l’εὔρηϰα (je l’ai trouvé) d’Archimède[14]. De même les chairs se putréfient plus vite dans certains garde-mangers que dans d’autres. Il seroit utile de tirer de cette expérience un moyen pour discerner les différentes espèces d’air, plus ou moins salubres, afin d’habiter de préférence les lieux où les chairs sont plus long-temps préservées de la putréfaction. Une autre application qu’on en pourroit tirer, ce seroit de distinguer les temps de l’année, plus salubres ou plus pestilentiels ; mais il est une infinité d’applications de cette espèce faciles à faire, pourvu que les hommes s’éveillent et tournent leurs regards, tantôt vers la nature des choses, tantôt vers l’utilité de leurs semblables. Mais en voilà assez sur l’application des expériences.

La copulation de l’expérience est cette liaison et cet enchaînement d’applications qui a lieu, lorsque telles choses qui seules ne seroient pas utiles, on les rend telles en les réunissant. Par exemple, voulez-vous avoir des roses ou des fruits tardifs, vous parviendrez à ce but, en arrachant les boutons les plus précoces ; vous obtiendrez le même effet en mettant les racines à nud, et les laissant exposées à l’air, jusqu’à ce que le printemps soit fort avancé ; mais plus sûrement encore eu réunissant ces deux moyens. De même la glace et le nitre ont, au plus haut degré, la propriété de refroidir, et mieux encore, lorsqu’ils sont mêlés ensemble ; mais c’est un point dont personne ne doute. Il pourroit cependant se glisser ici quelque erreur, comme dans toutes les expériences où l’on n’est point guidé par la lumière des axiomes ; par exemple, si l’on combinoit ensemble de ces substances qui agissent de manières très différentes, et qui semblent même se combattre[15].

Restent donc les hazards de l’expérience : or, cette manière de faire des tentatives a quelque chose de déraisonnable et de fou car, quoi de plus fou à la première vue, que de tenter une expérience non parce que la raison ou quelque autre fait vous y a conduit, mais seulement parce que rien de semblable n’a jamais été tenté. Il se pourroit pourtant que sous cette extravagance même, se cachât je ne sais quoi de vraiment grand ; je veux dire, si l’on avoit le courage de remuer, pour ainsi dire, toutes les pierres dans la nature ; car tous les grands secrets de la nature sont hors des sentiers battus et de la sphère de nos connoissances. Mais si la raison présidoit à de tels essais, c’est-à-dire, que si, tout en s’assurant que rien de semblable n’a jamais été tenté, on avoit pourtant quelque raison puissante pour essayer, alors ces tentatives hardies auroient de grands avantages et pourroient forcer la nature à révéler son secret. Par exemple, lorsque le feu exerce son action sur quelque corps naturel, il arrive toujours l’une de ces deux choses : ou une partie de la substance s’exhale (comme la flamme ou la fumée, dans la combustion ordinaire), ou il se fait une séparation locale de parties qui se portent à une certaine distance, comme dans les distillations où les parties fixes se déposent ; les vapeurs, après avoir joué quelque temps, allant enfin se rassembler dans les récipiens. Quant à la distillation dans les vaisseaux clos[16] (car tel est le nom que nous pouvons lui donner), c’est ce qu’aucun mortel n’a encore tenté. Or, il est vraisemblable que si la chaleur, une fois emprisonnée dans les limites d’un corps, étoit à même d’exercer toute sa force altérante, et de jouer tout son jeu, comme alors il n’y auroit aucune déperdition de substance, aucun dégagement de parties volatiles, alors enfin tenant ce protée de la matière pour ainsi dire enchaîné, garotté, on le forceroit à se transformer d’une infinité de manières : pourvu toutefois qu’on eût soin de tempérer la chaleur, en l’augmentant et l’affoiblissant tour-à-tour, pour prévenir la rupture des vaisseaux ; car ce seroit là une sorte de matrice semblable aux matrices naturelles, où la chaleur exerceroit son action sans émission ni séparation de substance, si ce n’est que dans la matrice animale il y a de plus l’alimentation ; mais quant à la transformation, il paroit que c’est à peu près la même chose[17]. Tels sont donc les hazards de l’expérience. Au reste, il est encore, au sujet de cette sorte d’expériences, un avertissement à donner ; c’est qu’il ne faut pas, pour quelque tentative où l’on aura échoué, se décourager tout-à-fait et perdre, pour ainsi dire, la tête. Les succès, il est vrai, sont plus flatteurs, on s’y complaît davantage  ; mais la plupart des tentatives, pour être malheureuses, n’en sont pas moins instructives ; et ce qu’il ne faut jamais perdre de vue, et que nous nous efforçons perpétuellement d’inculquer, c’est qu’il faut s’attacher bien plus aux expériences lumineuses qu’aux expériences fructueuses. Voilà donc ce que nous avions à dire sur l’expérience guidée, laquelle comme nous l’avons déjà fait entendre est plutôt une sorte de sagacité, de flair de chien de chasse, qu’une véritable science. Nous ne dirons rien pour le moment du nouvel organe, et notre dessein n’est pas d’en donner ici un avant-goût ; car ce sujet étant sans contredit ce qu’il y a de plus grand en philosophie, nous nous proposons, moyennant la faveur divine de composer sur cette matière un ouvrage complet.



CHAPITRE III.
Division de l’invention des argumens en provision oratoire et en topique. Division de la topique en générale et particulière. Exemple de la topique particulière dans la recherche sur la pesanteur et la légèreté.


L’invention des argumens n’est pas proprement une invention ; car inventer, c’est découvrir les choses inconnues et non recevoir, ou rappeler seulement ce qui est connu. Or la destination et l’office de ce genre d’invention, n’est autre, ce me semble, que d’extraire, avec une certaine dextérité de cette masse de science qu’on a ramassée, et, pour ainsi dire, serrée dans son esprit, tout ce qui peut être utile à la question, ou à l’affaire dont il s’agit ; car, lorsqu’on n’a que peu ou point de connoissances sur le sujet proposé, les lieux d’invention ne servent de rien ; an lieu que celui qui, de longue main, aura fait toutes ses provisions en ce genre, pourra, sans art, sans lieux communs, mais avec un peu moins de promptitude et de facilité qu’avec ce secours, trouver enfin et produire au dehors des argumens sur le sujet proposé[18]. En sorte que ce genre d’invention, comme nous l’avons dit, n’est point proprement une invention, mais une simple opération de la mémoire qui nous présente et nous suggère ce qu’ensuite nous appliquons. Cependant, comme ce terme est fort en usage, qu’il est reçu, à la bonne heure, appellons cela une invention. Car on peut dire que, poursuivre la bête dans l’enceinte d’un parc, ou d’une remise, ce n’est pas moins la lancer et l’éventer, que si on la poursuivoit dans une forêt ouverte. Mais laissant de côté toutes ces délicatesses de langage, il est certain que le but et la fin de cet art-ci est plutôt une certaine promptitude, et une certaine facilité à faire usage de nos connoissances déjà acquises, qu’un art de les étendre et de les augmenter.

Or, il est deux méthodes pour trouver aisément la matière de l’invention. D’abord, on peut ou avoir quelque méthode qui indique et montre, pour ainsi dire, du doigt, les lieux vers lesquels on doit tourner ses recherches ; et c’est ce que nous appelons la topique ; ou rassembler, pour s’en servir au besoin, des argumens composés d’avance sur tous les cas qui peuvent survenir et faire le sujet d’une discussion, et c’est ce que nous appelons la provision. Or, cette dernière partie mérite à peine le nom de science ; c’est plutôt une sorte d’activité prévoyante, qu’une science vraiment méthodique. Néanmoins c’est sur ce sujet même qu’Aristote, avec assez d’esprit sans doute, mais non sans quelque danger, tournant en ridicule les sophistes de son temps, dit qu’ils ressembloient à un cordonnier qui, se donnant pour tel, n’enseigneroit pas la manière de faire un soulier, et qui se contenteroit d’étaler des chaussures de toute forme et de toute grandeur. On auroit pu toutefois lui répliquer, que, si ce cordonnier n’avoit point, dans sa boutique, de souliers tout faits, et qu’il n’en fît qu’à mesure qu’on lui en commanderoit, cette boutique sentiroit la misère, et qu’il trouverait peu d’acheteurs. Mais notre Sauveur, dans un esprit bien opposé, parlant de la science divine, s’exprime ainsi : Tout scribe vraiment savant dans le royaume des cieux, est semblable à un père de famille qui tire de son trésor et le neuf et le vieux. Nous voyons aussi que les anciens rhéteurs recommandoient aux orateurs d’avoir toujours sous leur main, des lieux communs de toute espèce, composés depuis long-temps, tout élaborés et tout ornés, à l’aide desquels ils pussent au besoin défendre le pour et le contre : par exemple, pour l’esprit de la loi, contre la lettre de la loi ; pour les preuves de raisonnement, contre les preuves par témoins ; et au contraire, Cicéron lui-même, instruit par une longue expérience, n’a pas craint d’avancer qu’un orateur diligent et assidu, pouvoit avoir, sur quelque sujet que ce fût, des discours tout prémédités et tout travaillés, en sorte qu’au moment de défendre une cause, il n’y auroit plus rien de nouveau et d’extraordinaire à insérer dans le plaidoyer, si ce n’est de nouveaux noms et quelques circonstances particulières et propres à l’affaire. Mais la prévoyance et la sollicitude de Démosthène fut poussée à tel point, que ce grand orateur, qui savoit trop combien l’exorde et le préambule, dans une cause, a de force et de puissance pour préparer les auditeurs, pensoit qu’il étoit nécessaire de composer d’avance des exordes qui pussent s’ajuster à toutes sortes de discours et de harangues, et de les tenir tout prêts. Ces exemples et ces autorités suffisent sans doute pour balancer l’opinion d’Aristote, qui nous conseilleroit volontiers de troquer notre garde robe contre une paire de ciseaux. Ainsi, nous n’avons pas dû passer sous silence cette partie de la doctrine, qui a pour objet la provision oratoire ; mais ce que nous en disons ici, doit suffire pour le moment. Cette partie étant commune à la logique et à la rhétorique, nous n’avons dû, dans la logique, la toucher qu’en passant, nous réservant à la traiter plus amplement dans la rhétorique.

Quant à l’autre partie de l’invention ; savoir : la topique, nous la diviserons en générale et particulière : la générale est celle qu’on a traitée avec autant d’étendue que d’exactitude dans la logique ; en sorte qu’il n’est pas besoin de nous arrêter à l’expliquer. Il paroît toutefois nécessaire d’avertir en passant que cette topique n’est pas seulement utile, lorsqu’il s’agit d’argumenter, et pour ainsi dire d’en venir aux mains avec les autres ; mais encore dans les méditations, lorsque nous pensons aux mêmes choses étant seuls, et en discourons avec nous-mêmes. Je dirai plus : son avantage ne se réduit pas à nous suggérer et à nous indiquer ce que nous devons affirmer et soutenir, mais encore à nous diriger dans nos questions et nos interrogations ; car, savoir interroger avec dextérité, est presque la moitié de la science ; et c’est avec raison que Platon a dit : celui qui cherche une chose, saisit déjà par une certaine notion générale, cette chose même qu’il cherche ; autrement, comment pourroit’il après l’avoir trouvée, la reconnoître ? D’où il suit que plus cette notion anticipée aura d’étendue et de certitude, plus la recherche sera directe et expéditive. Ainsi, ces mêmes lieux qui nous serviront à fouiller dans les trésors de notre entendement, et à en tirer la science que nous y avons amassée, nous serviront aussi à tirer la science de dehors. En sorte que, si nous avons à notre portée un homme habile et suffisamment versé, guidés par ces lieux, nous saurons l’interroger avec autant de dextérité que de prudence et nous saurons de plus choisir et consulter les auteurs, les livres, et parties de livres qui pourront nous instruire et nous donner des connoissances sur ce que nous cherchons.

Mais la topique particulière mène plus sûrement aux différens buts que nous venons d’indiquer, et doit être regardée comme la plus utile. Nous ne pouvons disconvenir que certains écrivains n’en aient fait quelque légère mention. Mais parlons-nous de la traiter complètement et d’une manière qui réponde à son importance, c’est ce que certainement ils n’ont pas fait. Mais laissons de côté ce vice et ce faste qui ont si long-temps régné dans les écoles ; je veux dire que ce que tout le monde sait, ils sont fort ingénieux à l’expliquer ; mais que ce qui est un peu moins à la portée des esprits, ils n’y touchent même pas. Quant à nous, adoptons la topique particulière comme une partie éminemment utile, c’est-à-dire les lieux de recherche et d’invention appropriés aux sujets divers et aux sciences particulières. Ces lieux ne sont, autre chose qu’un certain mélange tiré de la logique et de la matière même propre à chaque science. Car il n’est qu’un esprit étroit et superficiel qui puisse s’imaginer qu’il est possible de découvrir un art d’inventer les sciences qui, dès le commencement, atteigne à sa perfection, et tel qu’ensuite il ne reste plus qu’à le mettre en œuvre et à l’exercer. Mais que les hommes, au contraire, tiennent pour certain qu’un solide et véritable art d’inventer va grandissant et croissant avec les inventions mêmes. En sorte qu’au moment où l’on commence à approfondir une science, on peut bien se faire un certain nombre de préceptes d’invention assez utiles. Mais y a-t-on fait de plus grands progrès, on peut et l’on doit imaginer de nouveaux préceptes pour faciliter les découvertes ultérieures. Il en est de cet art de l’invention comme du chemin qu’on fait dans un pays de plaines. Car, lorsqu’on a parcouru un certain espace, ce qu’alors on a gagné, ce n’est pas seulement d’être plus près du terme du voyage, mais aussi de voir plus nettement l’espace qui reste à parcourir. Il en est de même dans les sciences : y a-t-on fait un peu de chemin, non-seulement on a l’avantage de laisser derrière soi ce chemin déjà fait, mais encore celui de voir de plus près le chemin qui reste à faire. Or, comme nous avons rangé cet art parmi les choses à suppléer, nous allons en donner un exemple.


Topique particulière ou articles de la recherche qui a pour objet la pesanteur et la légèreté.


1°. Cherchez, d’un côté, quels sont les corps les plus susceptibles du mouvement de gravité ; et, de l’autre, les plus susceptibles du mouvement de légèreté. Voyez de plus s’il en est qui tiennent le milieu et qui soient d’une nature indifférente à cet égard.

2°. Après la recherche simple sur la gravité et la légèreté, il faut procéder à la recherche comparée, c’est-à-dire, chercher quels sont, parmi les graves, ceux qui pèsent plus ou moins sous le même volume ; et de même parmi les corps légers, ceux qui se portent vers le haut avec plus ou moins de vitesse.

3°. Cherchez quelle peut-être et quelle est en effet l’influence de la quantité de matière du corps sur le mouvement de la pesanteur. Or, cette recherche-là, au premier coup d’œil paroîtra superflue ; et il semble que les mouvemens doivent croître précisément en raison de la quantité de matière. Mais il s’en faut de beaucoup que cette proportion soit la véritable. Car, quoique, dans les bassins d’une balance, la quantité de matière compense la gravité du corps, les forces de ce corps se réunissant de toutes parts en vertu de la réaction, ou de la résistance des bassins et du fléau ; néanmoins, lorsque la résistance est très petite, comme dans la chute des corps à travers l’air, la quantité de matière influe peu sur la vitesse de la descente : vingt livres de plomb et une livre emploient à peu près le même temps à tomber.

4°. Cherchez si la quantité de matière du corps ne pourroit pas être augmentée à tel point, que le mouvement de gravité cessât tout-à-fait ; ce qui a lieu dans le globe terrestre qui demeure suspendu et ne tombe point. Voyez donc s’il n’y auroit pas d’autres masses assez grandes pour se soutenir elles-mêmes. Car ce prétendu mouvement de transport vers le centre de la terre, n’est qu’une supposition chimérique. Or, une masse un peu grande a horreur de toute espèce de mouvement de translation, à moins que cette disposition ne soit surmontée par une autre tendance plus forte.

5°. Cherchez quelle peut être et quelle est en effet, sur la loi du mouvement de gravité, l’influence de la résistance du milieu, c’est-à-dire, du corps qui se trouve à la rencontre de celui qui tombe. Or, ou le corps qui tombe, pénètre et divise le corps qui se trouve à sa rencontre, ou celui-ci l’arrête : s’il le pénètre, cette pénétration est accompagnée, ou d’une foible résistance, comme dans l’air ; ou d’une forte, comme dans l’eau. S’il est arrêté, ou la résistance qu’il éprouve étant plus foible que son mouvement, il l’emporte par l’excès de sa pesanteur, comme lorsqu’on met du bois sur de la cire ; ou les résistances sont égales de part et d’autre, comme lorsqu’on met de l’eau sur d’autre eau, ou du bois sur d’autre bois de même espèce ; et c’est ce que l’école, en s’appuyant sur une vaine supposition, exprime en disant : qu’un corps ne pèse point, si ce n’est hors de son lieu. Or, toutes ces circonstances varient le mouvement de gravité. Car autre est le mouvement dos graves dans les bassins d’une balance, autre, quand ils tombent. Il y a plus (et c’est ce qui pourra paroître étonnant) : ce mouvement n’est pas le même dans des bassins suspendus dans l’air, que dans ces mêmes bassins plongés dans l’eau ; ni le même dans les corps qui tombent à travers l’eau, que dans ceux qui surnagent, ou qui sont portés sur l’eau.

6°. Qu’on cherche ce que peut et fait la figure du corps qui tombe, pour modifier le mouvement de gravité : par exemple, une grande surface avec peu d’épaisseur ; sa figure cubique, oblongue, ronde, pyramidale, ce qui arrive lorsque les corps se retournent en tombant, et quand ils gardent la situation qu’ils avoient au moment où on les a lâchés.

7°. Cherchez ce que peut et ce que fait la continuation et le progrès de la chute même, pour augmenter l’élan ou la vitesse des corps tombans. Cherchez aussi dans quelle proportion et jusqu’à quel point croît cette vitesse. Car les anciens, qui avoient peu approfondi ce sujet, s’imagmoient que ce mouvement, qu’ils qualifioient de naturel, devoit croître sans fin et sans terme.

8°. Cherchez ce que peut et ce que fait la distance ou la proximité, où le corps tombant est de la terre, pour le faire tomber plus rapidement, ou plus lentement, ou même pour l’arrêter tout-à-fait ; en supposant qu’il se trouve hors de la sphère d’activité de la terre[19], ce qui est l’opinion de Gilbert. Cherchez aussi ce qui arrive au corps, lorsqu’il est plongé plus avant dans la profondeur de la terre ; ou lorsqu’il est placé plus près de la surface ; car cette circonstance varie aussi le mouvement, comme ceux qui travaillent aux mines s’en sont bien aperçus.

9°. Cherchez ce que peut et ce que fait la différence des corps par le moyen desquels le mouvement de la gravité se répand et se communique ; s’il se communique aussi bien à l’aide des corps mous et poreux, qu’à l’aide des corps durs et compacts : par exemple, en supposant que le fléau d’une balance, d’un côté de la languette, soit d’argent, et que, de l’autre côté, il soit de bois, les deux bras étant aussi supposés de même poids[20], voyez si cela même ne produit pas quelque variation dans les bassins. Voyez encore si un morceau de métal, posé sur de la laine, ou sur une vessie enflée, pèse autant que lorsqu’il porte sur le fond même du bassin de la balance[21].

10°. Cherchez ce que peut et ce que fait, dans la communication du mouvement de la gravité, la distance où le corps est du contrepoids, c’est-à-dire avec quelle promptitude ou quelle lenteur la dépression, ou l’effet du poids qui s’appuie, se fait sentir. Par exemple : voyez si, dans les balances, où l’un des bras du fléau est plus long que l’autre, ces bras toutefois pesant également, cela même fait pencher la balance [22] ? comme dans les tubes recourbés ou syphons, tubes où l’on sait que la branche la plus longue attire l’eau, quoique la branche la plus courte, supposée même d’une capacité beaucoup plus grande contienne, par cette raison, une quantité d’eau qui pèse beaucoup plus.

11°. Cherchez ce que peut le mélange et l’accouplement des corps légers avec les corps graves, pour diminuer la gravité dans les animaux, soit vivans soit morts.

12°. Observez les secrètes ascensions et descensions des parties graves et des parties légères, dans les limites d’un même corps pris en entier, d’où résultent souvenues séparations très délicates : ce dont on voit des exemples dans ce petit appareil où le vin se sépare d’avec l’eau ; dans l’ascension de la fleur du lait, et autres faits semblables.

13°. Cherchez quelle est la ligne et la direction du mouvement de la gravité ; et jusqu’à quel point elle se rapporte au centre de la terre, ou au centre du corps même, c’est-à-dire à la force de cohésion de ses parties[23] ; car ces centres, dont la supposition est assez commode dans les démonstrations, ne valent rien dans l’étude de la nature.

14°. Faites une autre recherche qui ait pour objet la comparaison du mouvement de gravité avec les autres mouvemens, pour connoître ceux qu’il surmonte et ceux auxquels il cède. Par exemple, dans ce mouvement, auquel on donne le nom de violent, le mouvement de gravité est arrêté pendant un certain temps : ou même lorsqu’un petit aimant attire un morceau de fer beaucoup plus pesant, le mouvement de gravité cède au mouvement de sympathie.

15°. Cherchez, par rapport au mouvement de l’air, s’il se porte naturellement vers le haut, ou s’il est comme indifférent à cet égard ; point difficile à décider, et qui ne peut l’être qu’à l’aide des expériences les plus délicates. Car, si l’on voit l’air s’élever du fond de l’eau c’est plutôt l’effet du choc de l’eau, que celui du mouvement naturel de l’air[24] ; vu que le bois présente le même phénomène : or, l’air mêlé à d’autre air, ne bouge point ; quoique l’air placé dans l’air, ne donne pas moins de signe de légèreté, que l’eau placée dans l’eau, n’en donne de gravité. Or, dans une bulle, où ce fluide est enveloppé d’une pellicule. Il demeure quelque temps immobile.

16°. Montrez quel est le terme de la légèreté. Car je ne puis m’imaginer que, de même qu’ils ont supposé que le centre de la terre est le centre des graves, ils supposent aussi que la convexité des cieux est le terme des corps légers ; et voyez si plutôt il ne faut pas dire que les corps graves semblent tendre à cette convexité, jusqu’à ce qu’ils aient trouvé un lieu où ils soient appuyés, c’est-à-dire tendre, en quelque manière, au repos de même aussi les corps légers tendent à se mouvoir, jusqu’à ce qu’ils puissent circuler, et tendent, pour ainsi dire, au mouvement sans terme.

17°. Cherchez pourquoi les vapeurs et les exhalaisons s’élèvent jusqu’à ce qu’elles soient arrivées à cette hauteur qu’on appelle la moyenne région de l’air ; quoiqu’elles soient d’une matière quelque peu grossière, et que l’action des rayons solaires cesse périodiquement, savoir toutes les nuits.

18°. Faites une recherche sur la détermination du mouvement de la flamme vers le haut ; recherche d’autant plus difficile, que la flamme périt à chaque instant ; si ce n’est peut-être lorsqu’elle se trouve placée dans le milieu d’une flamme beaucoup plus grande. En effet, toute flamme dont la continuité est interrompue, dure peu.

19°. Faites aussi une recherche sur le mouvement de bas en haut de l’activité même de la chaleur, comme on en voit un exemple dans le fer en incandescence, où la chaleur se porte plus vite vers le haut, que vers le bas.

Voilà donc un exemple de la topique particulière. Au reste, cet avertissement que nous avons déjà commencé à donner, nous le réitérons ici ; je veux dire que les hommes doivent changer de temps en temps leurs topiques ; de manière qu’après avoir fait des progrès notables dans une recherche, ils doivent s’en faire une autre, et après de plus grands progrès, une autre encore, si toutefois ils sont jaloux de s’élever au faîte des sciences. Quant à nous, nous attachons un tel prix à ces topiques particulières, que notre dessein est de composer, en ce genre, un ouvrage ex-professo, où nous choisirons pour exemples les sujets les plus importans et les plus obscurs. Car nous sommes maîtres des questions et non des choses mêmes. Nous terminerons ici ce que nous avions à dire sur l’inventive.

CHAPITRE IV.
Division de l’art de juger, en jugement par induction et jugement par syllogisme. On agrège le premier au nouvel organe. Seconde division du jugement par syllogisme, en réduction directe et réduction inverse. Seconde division de cette seconde partie en analytique et en doctrine des critiques. Division de la doctrine des critiques en réfutation des sophismes, critique de l’herménie et examen critique des images ou fantômes. Division des fantômes en fantômes de tribu, fantômes de caverne et fantômes de commerce. Appendice sur l’art de juger, lequel a pour objet l’analogie des démonstrations avec la nature de chaque sujet.

Passons donc au jugement, ou à l’art de juger, art où il s’agit des preuves ou démonstrations. Or, dans cet art de juger, du moins dans celui qui est reçu, on conclut ou par induction, ou par syllogisme ; car l’enthymême et les exemples ne sont que des simplifications de ces deux formes[25]. Or, quant au jugement par induction, je n’y vois rien qui doive nous arrêter. Car ce que l’on cherche, c’est par une seule et même opération de l’esprit qu’on l’invente et qu’on le juge. Et il n’est pas besoin pour cela de moyen ou d’intermédiaire ; l’opération est immédiate, et tout se passe ici comme dans les sensations. Car le propre du sens, quant à ses objets immédiats, est qu’en même temps qu’il saisit l’espèce de l’objet, il en reconnoît la vérité. Il en est tout autrement du syllogisme, dont la preuve n’est pas immédiate, et a besoin d’un moyen. Ainsi autre chose est l’invention du moyen ; autre chose, le jugement de la conséquence de l’argument. Car d’abord l’esprit court çà et là, pour trouver la preuve, ou pour l’examiner puis il acquiesce à la vérité lorsqu’il l’a trouvée. Mais nous donnons l’exclusion à cette forme vicieuse d’induction qui est en usage ; et quant à la véritable forme, nous la renvoyons au novum organum. Ainsi nous ne dirons rien de plus ici sur l’induction.

Quant à cette autre manière de conclure par le syllogisme, qu’en pouvons-nous dire après que la lime des plus subtils esprits l’a, pour ainsi dire, usé et réduit à une infinité de parcelles ; et l’on ne doit pas s’en étonner ; c’est une méthode qui sympathise merveilleusement avec l’entendement humain. Car ce à quoi tend et aspire avec le plus d’effort l’esprit humain, c’est à ne point demeurer en suspens, et à trouver quelque chose d’immobile, une sorte de point fixe sur lequel il puisse s’appuyer dans ses recherches et ses excursions. Certes de même qu’Aristote s’efforce de prouver qu’en tout mouvement des corps, il est je ne sais quoi qui demeure en repos, ( et cette antique fable d’Atlas, qui restant lui-même dans une attitude droite, soutenoit le ciel sur ses épaules, il l’applique fort élégamment aux pôles du monde, autour desquels se font toutes les révolutions) ; c’est ainsi que les hommes souhaitent ardemment de trouver en eux-mêmes et dans leurs pensées, une sorte d’Atlas et de pôles qui puissent mettre quelque sorte de règle, dans leurs fluctuations et leurs vertiges, craignant sans doute que leur ciel ne s’écroule. Aussi se sont-ils pressés d’établir les principes des sciences, comme autant de points fixes, de pivots sur lesquels pussent rouler leurs disputes de toute espèce, sans avoir de chutes et de ruines à craindre, ignorant cette vérité : que qui veut trop tôt saisir la certitude, finira par le doute ; au lieu que celui qui sait pour un temps suspendre son jugement, arrivera enfin à la certitude.

Il est donc manifeste que cet art de juger par le syllogisme, n’est autre chose que l’art de ramener les propositions aux principes, à l’aide des moyens-termes[26]. Quant aux principes, on les regarde comme des choses reçues, et on ne les met point en question ; et quant à l’invention des moyens-termes on l’abandonne à la pénétration et à l’activité des esprits, qu’on laisse parfaitement libres à cet égard. Or cette réduction est de deux espèces ; savoir : la directe et l’inverse. La directe a lieu lorsqu’on ramène la proposition même en question au principe même et c’est ce qu’on appelle preuve ostensive. L’inverse a lieu, lorsque la contradictoire de la proposition en question est ramenée à la contradictoire du principe dont cette proposition en question est une conséquence, et c’est ce qu’on appelle preuve per incommodum[27]. Or, le nombre, ou l’échelle des moyens termes, augmente ou diminue, selon que la proposition est plus ou moins éloignée du principe[28]. Cela posé, conformément à une division presque universellement reçue, nous diviserons l’art de juger en analytique et doctrine des réfutations : l’analytique montre la vérité ; la dernière préserve de l’erreur. L’analytique est celle qui montre les vraies formes sur lesquelles il faut se régler pour tirer des conséquences bien justes ; formes telles que, si quelqu’un s’en écarte, on aperçoit par cela même le vice de sa conclusion. Or, cela même renferme quelque sorte de critique ou de réfutation ; car la ligne droite, comme on dit, est juge d’elle-même et de la ligne courbe. Mais il est plus sûr d’employer les réfutations ; ce sont comme autant d’avertissemens à l’aide desquels on découvre plus aisément les prestiges, qui, sans ce secours, pourroient enlacer le jugement. Or, nous ne trouvons pas qu’il manque rien dans cette analytique : elle nous paroit bien plutôt être surchargée de superfluités, qu’avoir besoin d’additions.

Quant à la doctrine des réfutations, nous croyons la devoir diviser en trois parties ; savoir : réfutation des sophismes, critique de l’herménie, et examen critique des images ou fantômes. La doctrine de la réfutation des sophismes est de la plus grande utilité. Car, quoique Sénèque ait judicieusement comparé le genre le plus grossier de paralogisme aux tours de main des joueurs de gobelets, attendu que, dans les uns et les autres, on ne voit pas au juste en quoi consiste l’illusion, quoiqu’on voie fort bien que la chose est tout autrement qu’elle ne paroît ; cependant les sophismes plus subtils n’ont pas seulement l’effet d’embarrasser au point qu’on ne sait qu’y répondre, mais de plus ils offusquent le jugement et qu’ils semblent vrais.

Cette partie de la réfutation des sophismes, Aristote l’a fort bien traitée, du moins quant aux préceptes ; Platon encore mieux quant aux exemples ; et cela non pas seulement en la personne de tel ou tel sophiste, tel que Gorgias, Hippias, Protagoras, Euthydème et autres ; mais encore sous le personnage de Socrate lui-même, qui, prenant à tâche de ne rien affirmer, mais d’infirmer tout ce que les autres avancent de positif, dévoile fort ingénieusement le faible des objections, et des raisonnemens captieux, ainsi que la manière de les réfuter. Ainsi, dans cette partie, nous n’avons rien à désirer. Il est cependant une chose à remarquer, c’est que, bien que nous ayons dit que le principal et légitime usage de cette doctrine est de réfuter les sophismes, on peut toutefois en abuser, en s’emparant de ces sophismes mêmes, pour contredire les autres et les embarrasser par des raisonnemens captieux, genre de talent fort estimé, et qui n’est pas d’une petite ressource pour ceux qui le possèdent : quoique je ne sais quel auteur ait judicieusement observé qu’il y a entre l’orateur et le sophiste cette différence, que l’un, semblable au levrier, l’emporte pour la légèreté à la course ; au lieu que l’autre, semblable au lièvre, sait mieux tromper, par des détours, celui qui le poursuit.

Suivent les critiques de l’herménie ; car c’est ainsi que nous les appellerons, empruntant d’Aristote plutôt le mot que sa signification. Rappelons donc aux hommes ce que nous disions plus haut sur les conditions transcendantes et adventices des êtres ou les adjoints, lorsque nous traitions de la philosophie première ; je veux dire, celles qui sont exprimées par ces mots : plus grand, plus petit, beaucoup, peu, antérieur postérieur, le même, différent, la puissance, l’acte, l’habitude, la privation, le tout, les parties, l’agent, le patient, le mouvement, le repos, l’être, le non-être, et autres semblables.

Qu’ils se souviennent sur-tout et remarquent bien qu’il est différentes manières de considérer ces conditions ; je veux dire, qu’on peut les traiter ou physiquement, ou logiquement. Quant à la considération physique, nous l’avons assignée à la philosophie première ; reste donc la considération logique. Et c’est cela même qu’en ce moment nous appelons doctrine des critiques de l’ herménie. Or, c’est sans contredit une partie de ta science aussi utile que saine. Car ces notions générales et communes ont cela de propre, qu’elles se présentent à chaque instant dans toutes les disputes ; en sorte que, si, dès le commencement, on n’use de tout son jugement et de toute sa diligence, pour les bien définir et les bien distinguer, elles répandront une épaisse obscurité sur tous les sujets qu’on pourra traiter, et amèneront les choses au point que toutes les discussions dégénéreront en disputes de mots. En effet, les équivoques et les mauvaises acceptions de mots sont des sophismes de sophismes. C’est pourquoi nous avons cru mieux faire, en décidant qu’elle devoit être traitée à part, qu’en la recevant dans la philosophie première ou métaphysique ; ou en la subordonnant en partie à l’analytique, comme l’a fait Aristote en confondant les genres. Quant au nom que nous lui avons donné, nous l’avons tiré de son usage ; car son véritable usage est proprement de faire la critique des mots, et de donner des avertissemens sur la signification qu’on y doit attacher. Il y a plus : cette partie qui traite des prédicamens ou cathégories, notre sentiment est que, pour peu qu’elle soit traitée comme elle doit l’être, son principal usage est d’empêcher qu’on ne confonde et qu’on ne transpose les limites des définitions et des divisions ; aussi aimons-nous mieux le rapporter à cette partie : en voilà assez sur les critiques de l’herménie.

Quant à ce qui regarde l’examen critique des images ou des fantômes, il est certain que ces fantômes sont les plus profondes illusions de l’esprit humain ; leur effet n’est pas seulement de tromper comme les autres, sur tel ou tel point, en obscurcissant le jugement et lui tendant des pièges ; mais ils trompent en vertu de la disposition même de l’esprit avant de juger, et du vice de sa constitution, qui tend, pour ainsi dire, à défigurer et à infecter toutes les premières vues. Car tant s’en faut que l’esprit humain, enveloppé et offusqué, comme il l’est, par le corps, soit semblable à un miroir bien poli et bien net, qu’au contraire c’est une sorte de miroir magique et enchanté, qui ne présente que des fantômes. Or, les fantômes qui en imposent à l’entendement dérivent de trois sources, ou de la nature même et universelle du genre humain, ou de la nature particulière de chaque individu, ou enfin des mots, c’est-à-dire de la nature communicative[29]. Ceux du premier genre, nous les appelons ordinairement fantômes de tribu ; le second, fantômes de caverne ; le troisième, fantômes de commerce. Il est aussi un quatrième genre que nous désignons par le nom de fantômes de théâtre, et qui est comme entassé sur les autres par les mauvaises théories ou philosophies, et par les fausses règles de démonstrations : ce dernier genre, on peut l’abjurer et s’en débarrasser. C’est pourquoi nous n’en dirons rien pour le moment. Quant aux autres, disons qu’ils assiègent réellement l’esprit, et qu’il est impossible de les extirper entièrement. Il ne faut donc pas nous demander sur ce sujet une sorte de traité analytique[30] car cette partie de la doctrine des critiques, qui a pour objet les fantômes, est tout-à-fait radicale et élémentaire. Et s’il faut dire la vérité toute entière, la doctrine des fantômes n’est pas susceptible d’être réduite en art ; tout ce qu’on peut faire pour s’en garantir, c’est d’user d’une certaine prudence contemplative. Quant à un traité complet et détaillé sur ce sujet, nous le renvoyons au novum organum, nous contentant de donner ici quelques observations générales.

Soit pour premier exemple des fantômes de tribu, celui-ci : l’entendement humain est de nature à s’affecter plus vivement et plus fortement des opinions affirmatives et actives, que des négatives et des privatives ; quoiqu’en bonne logique, il dût se prêter également aux unes et aux autres. Mais par l’effet d’une disposition toute opposée, il suffit qu’un événement ait lieu de temps en temps, pour qu’il reçoive à ce sujet une impression beaucoup plus forte que celle qu’il recevroit en sens contraire, si l’événement trompoit son attente, ou si le contraire arrivoit plus souvent ; ce qui est comme la source de toute superstition et de toute vaine crédulité. Aussi est-ce une réponse fort judicieuse que celle de cet homme qui, voyant suspendus dans un temple les portraits de ceux qui, ayant fait des vœux au fort du danger s’en étoient acquittés après être échappés au naufrage ; et qui, pressé par cette question : eh bien actuellement reconnoissez-vous la divinité de Neptune ? leur fit cette réponse : à la bonne heure : mais où sont les portraits de ceux qui, ayant fait des vœux n’ont pas laissé de périr ? Il en faut dire autant de toutes les superstitions semblables, telles que les rêves de l’astrologie, les songes mystérieux, les présages et autres pareilles imaginations. Voici l’autre exemple : l’esprit humain, vu qu’il est lui-même quant à sa substance, égal et uniforme, présuppose et imagine dans la nature des choses, plus d’égalité et d’uniformité qu’il ne s’y en trouve réellement. De là ce préjugé des mathématiciens, que tout, dans les deux, fait sa révolution dans des cercles parfaits ; et cela ils le disent en rejetant les lignes spirales[31]. C’est d’après ce même préjugé, que, bien qu’il y ait, dans la nature, tant de choses uniques en leur espèce, et tout-à-fait différentes des autres ; l’esprit humain ne laisse pas d’imaginer, entre toutes ces choses des relations, des analogies, une sorte de parallélisme. C’est encore de cette source qu’est dérivée l’hypothèse de l’élément du feu avec son orbe ; comme pour faire la partie quarrée avec les trois autres, la terre, l’eau et l’air. Quant aux chymistes, inspirés par je ne sais quel fanatisme, ils ont rêvé que l’immensité des choses forme une sorte de bataillon quarré ; supposant ridiculement que, dans leurs quatre élémens, se trouvent des espèces tout-à-fait semblables les unes aux autres ; espèces qui, selon eux, se correspondent et sont comme parallèles[32], Le troisième exemple qui touche de bien prés au précédent, est cette supposition que l’homme est comme la règle et le miroir de la nature. Car il n’est pas croyable (pour peu qu’on veuille entrer, sur ce sujet, dans certains détails), quelle armée de fantômes a introduit dans la philosophie ce préjugé, d’après lequel on s’imagine que les opérations de la nature ressemblent aux actions humaines ; cela même, dis-je, que la nature fait des choses toutes semblables à celles que fait l’homme : préjugé qui ne vaut guère mieux que l’hérésie des anthropomorphites, née dans les cellules et la solitude de certains moines stupides ; ni que l’opinion d’Épicure, qui, dans le paganisme, répondoit à celle-ci, et qui attribuoit aux Dieux la forme humaine. Et qu’avoit besoin l’épicurien Velléïus de demander pourquoi Dieu, semblable à un Édile, s’étoit amusé à garnir le ciel d’étoiles et de lampions ? Si en effet Dieu eût voulu faire l’Édile, il eût donné aux étoiles quelque autre disposition plus belle, plus élégante et tout-à-fait semblable à ces plafonds si curieusement travaillés qu’on admire dans les palais. Mais tout au contraire, dans ce nombre infini d’étoiles, il seroit difficile d’en montrer qui, par leur arrangement, formassent une figure parfaitement quarrée, triangulaire ou rectiligne. Tant il est, pour l’harmonie, de différence entre l’esprit de l’homme et l’esprit de l’univers.

Quant aux fantômes de caverne, ils dérivent de la nature propre et particulière de l’âme et du corps de chaque individu, ainsi que de l’éducation, de l’habitude, et de toutes ces causes fortuites et accidentelles qui modifient les hommes. En effet, c’est un très bel emblème que celui de l’antre de Platon[33]. Car si, laissant de côté ce que cette parabole peut avoir de plus fin et de plus ingénieux, nous supposions qu’un homme qui, depuis sa plus tendre enfance jusqu’à l’âge de maturité, eût vécu dans une caverne obscure et profonde, vînt à sortir tout-à-coup et à paroître au grand jour ; nul doute que cet homme, en contemplant ce magnifique et vaste appareil du ciel et des choses, frappé de ce spectacle si nouveau pour lui, ne conçût une infinité d’opinions fantastiques et extravagantes. Quant à nous, à la vérité, nous vivons sous l’aspect des cieux ; mais nos âmes pourtant demeurent renfermées dans nos corps, comme dans autant de cavernes, en sorte qu’il est force qu’elles reçoivent une infinité d’images trompeuses et mensongères, si elles ne sortent que très rarement de leurs cavernes et pour un temps fort court ; au lieu de demeurer perpétuellement dans la contemplation de la nature et comme en plein air. À cet emblème de Platon répond parfaitement bien cette parabole d’Héraclite : que les hommes cherchent les sciences dans leurs propres mondes, et non dans le grand.

Mais rien de plus incommode que les fantômes de commerce qui se sont insinués dans l’entendement humain, en vertu d’une convention tacite entre les hommes, par rapport aux mots et à l’imposition des noms ; car, en imposant ces noms, on est obligé de les proportionner à l’intelligence du vulgaire, et de ne diviser les choses que par des différences qu’il puisse saisir. Mais lorsqu’un esprit plus pénétrant, ou un observateur plus exact veut les distinguer avec plus de précision, les mots s’y opposent à grand bruit. Et le moyen qu’on emploie pour remédier à cet inconvénient, je veux dire les définitions, n’est rien moins que suffisant pour réparer le mal ; ces définitions elles-mêmes étant composées de mots ; et il arrive ainsi que les mots enfantent d’autres mots[34]. Car, bien que nous nous flattions de commander aux mots, et qu’il soit aisé de dire : il faut parler comme le vulgaire et penser comme les sages ; que de plus les termes consacrés aux arts, lesquels ont cours seulement parmi ceux qui y sont versés, semblent suffire pour remplir cet objet ; qu’enfin les définitions dont nous avons parlé, mises en tête des arts, suivant la louable coutume des mathématiciens, puissent, jusqu’à un certain point, corriger les mauvaises acceptions de mots ; néanmoins toutes ces précautions seront insuffisantes et n’empêcheront pas que les prestiges et les enchantemens des mots, se tournant de nouveau contre l’entendement, à la manière de ces tartares qui combattent en fuyant, ne lui renvoient les traits qui en sont partis, et ne lui fassent une sorte de violence : c’est pourquoi ce mal exige un remède nouveau, et qui pénètre plus avant. Mais ce sujet nous ne faisons ici que le toucher en passant, nous contentant pour le moment de prononcer qu’il nous manque cette doctrine, que nous appelons les grands sophismes, ou doctrine des fantômes, soit natifs, soit adventices de l’esprit humain ; renvoyant au novum organum le traité où ce sujet est manié comme il doit l’être.

Reste une certaine appendice notable de l’art de juger ; appendice que nous rangeons aussi parmi les choses à suppléer ; car Aristote a bien indiqué ce sujet-là, mais sans rien dire de la manière de le traiter. Cette science considère quelle démonstration l’on doit choisir et à quelles matières, à quels sujets l’on doit les appliquer ; en sorte que cette doctrine renferme, pour ainsi dire, les jugemens des jugemens mêmes ; et c’est avec beaucoup de fondement que ce philosophe dit qu’il ne faut demander ni des démonstrations aux orateurs, ni du pathétique aux mathématiciens. En sorte que si l’on se méprend dans le choix de la preuve, on ne peut juger définitivement, attendu qu’il est quatre sortes de démonstrations ; savoir : par le consentement immédiat[35] et les notions[36] ou par l’induction[37], ou par le syllogisme[38], ou enfin par ce qu’Aristote appelle avec raison, la démonstration en cercle[39], non à l’aide de choses plus connues et plus élevées mais en restant, pour ainsi dire sur le même plan. Chacune de ces quatre espèces de démonstrations a, dans les sciences, ses matières, ses su jets, auxquels elle s’applique naturellement et il en est d’autres qui l’excluent : car cette rigueur et cet esprit minutieux, qui fait qu’en certains sujets l’on exige des preuves trop sévères, et beaucoup plus encore cette facilité à se relâcher qui porte dans d’autres sujets à se contenter de preuves fort légères, sont les deux genres d’excès qui ont porté le plus de préjudice et fait le plus obstacle aux sciences. Mais en voilà assez sur l’art de juger.

CHAPITRE V.
Division de l’art de retenir, en doctrine des adminicules de la mémoire, et doctrine de la mémoire même. Division de la doctrine de la mémoire en prénotion et emblème.

Nous diviserons l’art de retenir et de conserver, en deux doctrines ; savoir : en doctrine des adminicules de la mémoire, et doctrine de la mémoire même. L’adminicule de la mémoire, c’est proprement l’écriture. Mais le premier avertissement que nous devons donner ici, c’est que, sans cet adminicule, les sujets qui ont beaucoup d’étendue, et qui exigent beaucoup d’exactitude, surpassent les forces de la mémoire, et que, sans le secours d’un écrit, elle est non recevable ; règle qui a aussi lieu dans la philosophie inductive et dans l’interprétation de la nature ; car autant vaudroit dire qu’un homme peut, à l’aide de sa seule mémoire, et sans le secours d’aucun écrit, faire tous les calculs d’un livre d’éphémérides, que de soutenir que la simple méditation, les forces natives et toutes nues, de la mémoire, suffisent dans l’interprétation de la nature. En un mot, elle ne peut rien sans le secours de tables bien ordonnées. Mais laissant de côté l’interprétation de la nature, qui est une doctrine toute neuve, je dis que même dans les sciences anciennes et populaires, il n’est peut-être rien de plus utile qu’un adminicule de la mémoire, solide et bien choisi ; je veux dire, une collection nourrie et bien digérée de lieux communs ; car je n’ignore pas que l’usage de mettre tout ce qu’on lit ou qu’on apprend sous la forme de lieux communs, est réputé fort préjudiciable à l’instruction ; et qu’on suppose qu’il n’a d’autre effet que de ralentir le cours de la lecture, et de rendre la mémoire plus paresseuse. Cependant comme, dans les sciences, c’est vouloir en imposer, que de se piquer de posséder un esprit vif et précoce, si cet esprit n’est en même temps enrichi de connoissances variées, et doué d’une certaine solidité ; la peine et le soin qu’on se donne pour rassembler des lieux communs, nous paroît être de la plus grande utilité, et propre pour donner aux études de la fermeté, attendu qu’ils fournissent des matériaux pour l’invention, et qu’ils aiguisent le jugement, en le faisant concourir en un seul point. Mais il faut convenir que parmi les méthodes et les systèmes de lieux communs que nous avons pu rencontrer jusqu’ici, nous n’en trouvons point qui soient de quelque prix ; vu qu’à en juger par les titres, ils sentent plus l’école que le monde, n’employant que des divisions banales et pédantesques, et non de ces divisions qui pénètrent, en quelque manière que ce soit, dans l’intérieur dans la moële même des choses.

Quant à la mémoire même, les recherches qu’on fait sur ce sujet, ont je ne sais quoi de mou et de languissant. Ce n’est pas que nous n’ayons quelques écrits sur cet art ; mais nous sommes assures que non-seulement on pourroit avoir quelque chose de meilleur sur ce sujet ; et que, soit la théorie, soit la pratique de cet art pourroient être portées à un plus haut point de perfection. Cependant nous ne doutons nullement que, pour peu qu’on veuille en abuser, on ne puisse, par ce moyen, faire certains tours de force qui tiennent du miracle ; mais à la manière dont on l’emploie, ce n’est après tout qu’un talent presque stérile et de peu d’usage dans la vie ordinaire. Nous ne lui reprocherons pas pour cela de détruire et de surcharger la mémoire (ce qui est l’objection ordinaire), mais seulement de manquer de moyens assez ingénieux pour procurer à la mémoire de vraies facilités dans les affaires et les choses sérieuses ; notre manière de voir à nous, et ce tour d’esprit, nous le devons peut-être à notre genre de vie tout politique, est de faire peu de cas de ce qui ne va qu’à faire valoir l’art, sans être au fond d’aucune utilité. Car de retenir un grand nombre de noms et de mots ; récités une seule fois, et de les répéter précisément dans le même ordre ; ou de composer impromptu un grand nombre de vers sur quelque sujet que ce soit ; ou encore de tourner en ridicule tout ce qui se présente à l’aide de certaines similitudes ; ou de tourner en plaisanterie toutes les choses sérieuses ; ou enfin d’éluder les raisons les plus fortes par d’adroites contradictions, ou par des argumens captieux et autres choses semblables, dont nous n’avons que trop bonne provision dans les facultés de l’âme et qui, à force d’esprit et d’exercice, peuvent être portées jusqu’à un degré presque miraculeux tous ces talens-là et autres de cette espèce, nous n’en faisons guère plus de cas, que des tours de souplesse des danseurs de corde, et des tours de main des joueurs de gobelets : car c’est au fond à peu près la même chose ; les premiers abusant des forces de l’âme, comme les derniers abusent des forces du corps. Tout cela peut avoir quelque chose d’étonnant ; mais bien peu d’importance et de dignité.

Or, l’art de la mémoire s’appuie sur deux moyens ; sur la prénotion et l’emblème. Nous appelons prénotion une idée anticipée qui sert à resserrer et limiter une recherche sans fin. Lorsqu’on veut se rappeler quelque chose, si l’on n’en a une certaine prénotion, un certain aperçu, on cherche sans doute et l’on prend bien de la peine, l’esprit errant çà et là, et se perdant pour ainsi dire dans l’infini. Mais si l’on a quelque notion de ce que l’on cherche, dès-lors l’infini est, en quelque manière resserré ; et la mémoire va cherchant plus près d’elle : il en est de cela comme de la chasse au daim dans un parc. Aussi l’ordre aide-t-il manifestement la mémoire. Nous sommes alors aidés par cette prénotion : que ce que nous cherchons doit avoir quelque rapport avec cet ordre. C’est ainsi que les vers sont plus aisés à apprendre par cœur, que la prose. Car, si quelque mot ne se présente pas d’abord, nous avons sous la main cette prénotion : que ce mot doit être de nature à s’ajuster au vers. Or, la prénotion est la première partie de la mémoire artificielle. En effet, dans la mémoire artificielle, nous avons déjà des lieux tout préparés et tout arrangés. Quant aux images, nous les composons sur-le-champ, et selon que l’exigent les circonstances. Mais toujours avec cette prénotion : que l’image doit avoir quelque analogie avec le lieu : ce qui agace la mémoire et l’arme en quelque manière, pour trouver ce que nous cherchons.

Quant à l’emblème, il rend sensibles les choses intellectuelles. Car le sensible frappe toujours plus fortement la mémoire et s’y grave plus aisément que l’intellectuel. C’est pourquoi nous voyons que la mémoire des brutes est excitée par le sensible, et nullement par l’intellectuel. Aussi retiendrez-vous plus aisément l’image d’un chasseur poursuivant un lièvre ou celle d’un pharmacien arrangeant des boîtes ; ou celle d’un pédant prononçant un discours ; ou encore celle d’un enfant récitant de mémoire une pièce de vers ; ou enfin celle d’un acteur faisant des gestes sur la scène, que les notions mêmes d’invention, de disposition, d’élocution, de mémoire et d’action. Il est d’autres points qui se rapportent aux secours qu’on peut donner à la mémoire, comme nous le disions il n’y a qu’un instant. Cependant l’art dont nous sommes en possession, n’est composé que de ces deux parties déjà indiquées. Mais de suivre en détail tous les défauts des arts, ce seroit nous écarter de notre plan. Ainsi nous ne dirons rien de plus sur l’art de la mémoire. Enfin l’ordre naturel de notre sujet nous a conduits à ce quatrième membre de la logique qui traite de la transmission et de l’élocution.

  1. Il prend ici la mémoire pour l’imagination.
  2. La volonté est une sorte d’élan pour s’unir à l’objet dont l’image a plu, ou pour l’approcher de soi ; ou pour fuir l’objet dont l’image a déplu, ou le repousser : car tous les mouvemens appelés intellectuels et moraux répondent un à un aux mouvemens physiques ; c’est-à-dire que les enfans ressemblent au père, et le père aux enfans.
  3. Après avoir long-temps admiré l’activité et la prévoyance de la fourmi, et l’avoir proposée pour modèle aux fainéans, on s’est enfin avisé de fouiller dans une fourmilière, durant l’hiver, pour voir ce qu tous ces petits animaux faisaient là, et on les a trouvés tous engourdis, comme ce paresseux auquel on les opposait ; en sorte que cette manie d’amasser durant tout l’été, semble n’être, dans les fourmis, qu’une sorte d’avarice d’instinct.
  4. Voici quelle est à peu près la marche inductivoque nous suivons naturellement, et guidés par la seule expérience. Lorsqu’après avoir employé un moyen sous une seule espèce de formes, et dans une seule espèce de cas, nous avons trouvé qu’il produirait toujours un certain effet nous doutons encore qu’il ait, sous toutes les formes et dans tous les cas, la faculté de le produire. Mais si, après avoir varié, autant qu’il est possible, et les formes de ce moyen, et les circonstances où nous en faisons usage, nous trouvons que, sous toutes les formes et dans toutes les circonstances il produit l’effet en question, et que cet effet n’a jamais lieu sans ce moyen : alors, considérant ce qui est commun à toutes les formes de ce moyen et à toutes les circonstances où il a été employé, nous appelons cela, la cause, ou raison, nécessaire et suffisante de l’effet proposé. Or, c’est a peu près à cela que revient la méthode exposée dans le Novum Organum, dont nous donnerons bientôt la traduction ; avec cette différence que la méthode naturelle est vague, incomplète, et qu’on la suit sans y penser. Au lieu que la méthode artificielle est distincte, déterminée, plus fortement prononcée, plus complète, et qu’en la suivant, on sait qu’on la suit : ce qui donne à l’esprit plus d’assurance et de fermeté. Car nos méthodes ne sont que la collection des moyens qu’un instinct de besoin ou de curiosité nous a fait découvrir successivement, et que nous avons assez bien observés pour pouvoir les employer à volonté dans des circonstances semblables.
  5. Les Chinois en fabriquent aussi avec l’écorce intérieure du bambou ; j’en ai apporté de Canton plusieurs cahiers de cette espèce, sur lesquels sont écrits mes journaux de navigation.
  6. Cette tentative a été faite. On a projeté sur la boule d’un thermomètre très sensible, les rayons de la lune réunis à l’aide de miroirs et de lentilles de fort grandes dimensions ; mais la liqueur de l’instrument est restée immobile. Si l’on cherche par le calcul quelle doit être à peu près la force des rayons solaires, après la dispersion et le déchet qu’ils éprouvent par leur réflexion sur cette planète, on trouve le même résultat.
  7. Elle tombera un peu plus vite que la première balle ; parce qu’ayant, à proportion de sa solidité moins de surface que la première, la quantité de mouvement qu’elle perdra par la résistance de l’air, sera beaucoup moindre, par rapport à la quantité totale de son mouvement que la quantité de mouvement perdue par la première, en vertu de la même cause, ne le sera par rapport à son mouvement total.
  8. Toutes choses égales d’ailleurs un agent exerce d’autant plus pleinement son action sur le sujet qui y est soumis, que ce sujet lui donne plus de prise. Or toutes choses égales, plus le sujet qu’un agent attaque extérieurement, a de surface, plus il donne de prise à cet agent ; par exemple : il lui présente plus de pores par lesquels il peut s’insinuer ; mais les petits corps ont, en proportion de leur solidité, plus de surface que les grands, puisque les surfaces ne croissent que comme les quarrés des diamètres ; tandis que les solidités croissent comme les cubes de ces mêmes diamètres. Ainsi, toutes choses égales, dans les petites quantités, l’agent doit avoir plus de prise sur le patient et exercer sur lui plus pleinement son action C. Q. F. D.
  9. Il veut dire l’eau-de-vie.
  10. Il me semble que celui qui avoit fait ce premier essai, auroit mieux fait de le réitérer et de résoudre lui-même la question, que de nous la faire et de rester dans le doute à cet égard.
  11. Il semble impossible de résoudre cette question : il y aura toujours une équivoque, dira-t-on ; car, on ne pourra jamais être assuré que l’aiguille a l’une de ses extrémités précisément au point opposé à celui où elle se tiendrait naturellement. En sorte qu’en supposant même que l’aiguille eût une tendance à retourner vers le Nord par l’Orient, plutôt que par l’Occident, on pourroit croire qu’avant qu’elle ne fut abandonnée à elle-même son extrémité étoit un peu trop vers l’Orient, et que cette seule cause l’auroit déterminée à préférer dans son retour vers le Nord, le côté oriental ; à moins que cette tendance à retourner au Nord par l’Orient, ne fût assez grande pour que dans le cas même où son pôle nord eût été placé trop à l’Occident, et d’une quantité assez grande et assez sensible, elle ne laissât pas de retourner encore au Nord par l’Orient ce qui leveroit toute équivoque.
  12. Il est impossible de posséder un microscope, et de ne pas penser de soi-même à faire ces essais.
  13. Ce membre de sa division semble, au premier coup d’œil, rentrer un peu dans celui auquel il a donné le nom de translation ; car transporter une expérience de la nature dans l’art, c’est en faire une application ; et faire une application, c’est transporter une expérience de la nature dans l’art, c’est même le terme reçu en pareil cas ; et telle est la division de l’abbé Nollot : procédé, effet, explication, application. Il y a pourtant cette différence que la translation est le passage d’une expérience à une autre expérience, soit lumineuse soit fructueuse ; au lieu que l’application est le passage à une expérience simplement utile.
  14. Le moyen qu’il propose et dont les chymistes font usage est l’inverse de celui d’Archimède. Car, dans l’expérience d’Archimède, on compore trois corps, de même poids et de volumes différens ; au lieu qu’ici ce sont trois corps de même volume et de différens poids : mais au fond cela revient au même ; car les pesanteurs spécifiques étant en raison composée de la directe des poids absolus ; et de l’inverse des volumes lorsque les volumes sont égaux, elles sont comme les poids ; et lorsque les poids sont égaux, elles sont en raison inverse des volumes.
  15. Tels sont ces composés que les chymistes désignent par le nom de neutres : deux substances très actives ; par exemple un acide et un alkali étant combinés ensemble, ne composent plus qu’une substance d’une activité médiocre ; tels sont la plupart des sels comme le nitre, le sel de glauber, le sel marin ; substances principalement composées d’un acide uni à une base alkaline ou terreuse.
  16. C’est une expérience qu’on a faite depuis avec la marmite de Papin ; qui est un vase très épais, et parfaitement clos, surmonté d’un couvercle à vis ; les matières les plus dures s’y amollissent et les os, par exemple, y forment une espèce de gelée.
  17. Si elles ne servent pas à établir l’opinion qu’on a en vue, elles servent, du moins à se détromper à cet égard, et elles avertissent de ne point faire fonds sur certains moyens.
  18. On n’a pas besoin de la logique d’Aristote pour raisonner juste sur ce qu’on sait bien, et il n’est point de logique qui apprenne à bien raisonner sur et qu’on ne sait pas ; mais autre chose est bien raisonner, et bien exposer un raisonnement ; et un mauvais raisonnement, présenté avec adresse, a plus d’effet qu’un bon raisonnement mal exposé.
  19. Le système de Copernic, une fois démontré par son parfait accord avec les phénomènes, et les satellites de Jupiter et de Saturne une fois découverts, il étoit facile de concevoir qu’il y a dans l’univers différens centres de gravité, au si l’on veut, de gravitation, dont l’activité ne s’étend qu’à une certaine distance déterminée : mais avant même que cette découverte eut été faite, le plus simple raisonnement conduisait à l’opinion de Gilbert. Il n’est point dans l’univers de force infinie, pouvoit-on dire, si ce n’est peut-être la force qui meut le tout ; force qui est infinie, en ce sens qu’il n’en existe point et n’en peut exister de plus grande ; mais du moins toutes les forces partielles sont finies, limitées, par cela même qu’elles sont partielles : donc la distance à laquelle s’étend leur action, est limitée ; donc l’action de la force quelconque qui détermine les corps terrestres vers le centre, ou plutôt vers la masse de notre globe, ne s’étend que jusqu’à une certaine distance de cette planète ; donc, si à cette distance on plaçoit un corps, il ne tomberoit plus vers la terre. C’est ici un de ces cas, ou des raisonnemens même métaphysiques et éloignés, mais fondés sur un principe bien choisi, ont autant et plus de force que les raisons directes et immédiates ; cas où ils ont de plus ce qui est propre à la synthèse, la précision, et ce genre de clarté qui en résulte.
  20. Et de même longueur ; car, s’ils étoient inégaux il est clair que les poids étant supposés égaux, le bras le plus long auroit de l’avantage, et alors on ne sauroit pas si la prépondérance de ce bras a pour cause cet excès de longueur ou la matière dont il est composé.
  21. Voilà un doute qui annonce l’homme de génie ; car où sont les hommes qui savent douter de ce que tout le monde croit certain, et que personne n’a jamais examiné ? Tel à qui ce doute paroît ridicule, ne se doute pas que son étonnement l’est infiniment plus, attendu que la certitude où il croit être à cet égard, n’est que le produit de l’habitude, et n’est appuyée sur aucun fait.
  22. Voyez sur-tout si une baleine pèse plus qu’un goujon. Cette fois-ci le doute est ridicule ; car ici les faits ne manquent pas ; mais il ne veut que compléter son énumération de points à considérer.
  23. C’est-à-dire au point où toutes les pesanteurs particulières de ses différentes parties peuvent être conçues comme réunies, et autour duquel elles se balancent.
  24. Comme l’eau, en vertu de sa plus grande pesanteur, tend toujours à occuper le point le plus bas, lorsque l’air est au fond, l’eau, qui tend à occuper ce fond, doit le pousser, le choquer, d’abord latéralement, puis de bas en haut, et le forcer ainsi à s’élever.
  25. L’enthymême n’étant qu’un syllogisme, dont on a supprimé une prémisse ; savoir : la plus facile à suppléer, et l’induction n’étant autre chose qu’un assemblage, ou, si l’on veut, un enchaînement d’exemples tendant à établir une proposition générale, il s’ensuit que l’enthymême n’est qu’une partie du syllogisme, et que l’exemple n’est qu’une partie de l’induction.
  26. En laissant de côté le bavardage d’Aristote, et ses soixante-quatre modes de syllogismes, lesquels, comme nous le ferons voir quelque jour, peuvent être réduits à un seul, ou tout au plus à deux : voici en quoi consiste tout l’essentiel du syllogisme. Lorsqu’on ne peut faire voir immédiatement, c’est-à-dire à l’aide de la seule expérience, actuelle ou rappelée, qu’un certain attribut convient à un sujet proposé, on présente un autre sujet connu des auditeurs ou lecteurs auquel ils savent que convient l’attribut en question, et auquel on donne le nom de moyen terme. Cela posé, on affirme de ce moyen terme cet attribut en question, puis on affirme le moyen terme du sujet proposé, d’où l’on conclut que l’attribut en question convient aussi au sujet proposé. Que si ces deux premières propositions ou prémisses ont elles-mêmes besoin de preuves, on cherche d’autres moyens termes qui servent de la même manière à établir ces prémisses lesquelles, une fois établies, servent à établir la proposition en question.
  27. Ou per absurdum ; car si le principe contradictoire au principe dont la proposition en question est une conséquence, est absurde ou manifestement faux ; donc la proposition qui en est visiblement une conséquence est aussi manifestement fausse. Mais si cette contradictoire de la proposition en question est manifestement fausse, comme deux propositions contradictoires ne peuvent être fausses tout-à-la-fois il s’ensuit que la proposition en question est manifestement vraie, et elle se trouve démontrée par ce moyen, aussi rigoureusement que si on l’eût déduite du principe affirmatif et vrai dont elle est la conséquence.
  28. Car une preuve ne mérite complètement ce nom et n’est intelligible pour les moindres esprits que lorsque la proposition à établir est une conséquence immédiate du principe employé dans cette preuve. Or, si la proposition en question est fort éloignée du principe auquel on veut la ramener, c’est-à-dire si cette proposition, étant très particulière, le principe est une proposition très générale, il est clair que pour rendre contigus le principe et la conséquence, il faut remonter de principe immédiat en principe immédiat, jusqu’à ce qu’on arrive à une proposition qui soit tout-à-la-fois principe immédiat, par rapport la conséquence qu’on on déduit, et conséquence immédiate par rapport à ce principe si élevé qui n’a pas besoin de preuve ; et alors tout l’intervalle qui le séparoit de la proposition en question étant rempli par des propositions toutes contiguës, tout se touche dans cette longue chaîne, et l’on aperçoit enfin la relation qui existe entre la proposition en question et le principe dont on veut l’appuyer ; relation qu’un esprit peu étendu n’apercevroit jamais si, d’un saut, on franchissoit tout cet espace ; car il n’est donné qu’au génie de s’élancer pour ainsi dire, d’un saut du rez-de-chaussée à l’étage le plus élevé : les esprits ordinaires ont besoin d’échelle et de monter doucement. Voilà ce qu’il veut dire.
  29. Car les mots sont l’instrument de la communication, des pensées.
  30. Un traité analytique est un traité qui résout une science en ses élément, et dans lequel, après avoir donné des notions claires, distinctes et exactes, en partant de l’expérience et de l’observation s’il s’agit d’une science de faits ; et des définitions, s’il est question d’une science d’idées, on combine ensuite par degrés ces notions 2 à 2, 3 à 3 etc. pour en former des touts plus ou moins composés : mais lorsqu’il s’agit des élémens mêmes, comme ici, la décomposition alors n’est plus possible ; autrement ce ne seroiont pas de vrais élémens.
  31. Les observations de Brailley et de Molineux prouvant directement que l’orbite dans laquelle la terre fait sa révolution annuelle, est de figure elliptique mais comme cette ellipse a peu d’excentricité ; elle tient beaucoup plus du cercle que de la spirale, et il est désormais prouvé que les spirales que les astres décrivent à nos yeux, ne sont que des apparences c’est le chancelier Bacon qui est ici l’homme à préjugés.
  32. Cette hypothèse a donné lieu au roman de Lamekis, dont le but paroît être de la tourner en ridicule, en réalisant, par une fiction outrée, une partie de cette supposition ; car on y voit des hommes-vers, des hommes-crapauds (qui sont les hommes de terre ou gnomes), ainsi que des hommes-marins, des sylphes et des salamandres.
  33. Telle est l’idée qu’en peu de mots l’on peut donner de cet antre. Supposons que dans une caverne vaste et profonde, on ait pratiqué à la partie supérieure et latérale, une ouverture, par laquelle entre un faisceau de lumière qui éclaire la muraille opposée, et que vis-à-vis cette ouverture passent et repassent une infinité d’objets très différons par leurs figures, leurs couleurs, leurs attitudes, leurs mouvemens ; les ombres de ces objets seront projetées, et viendront se tracer sur la partie éclairée ; comme il arrive dans une chambre obscure, où l’on fait entrer la lumière par un trou pratiqué à un volet, mais sans ajuster à ce trou un verre lenticulaire : supposons encore qu’un homme tournant le dos à l’ouverture, considère les ombres, il pourra sans doute, par ce moyen, distinguer jusqu’à un certain point les formes, les attitudes et les mouvemens des objets répondans à ces ombres. Mais si, d’après ces seules ombres, il vouloit juger complètement de ces objets, par exemple, de leurs couleurs, il se formeroit une infinité d’opinions fantastiques et ridicules. Tels sont la plupart des jugemens que nous portons sur la nature et sur nos semblables, du fond de cette prison où notre âme est enfermée depuis la naissance jusqu’à la mort.
  34. Les mots dont les définitions sont composées ont aussi besoin d’être définis jusqu’à ce qu’on soit arrivé a ceux qui expriment des sensations simples ; car alors la meilleure définition possible des mots qui expriment ces sensations et de ceux qui désignent les objets qui les excitent, c’est de nous faire éprouver ces sensations en présentant ces objets à nos sens, ou de nous les rappeler si nous les connoissons.
  35. Résultant, on du sens intime qui nous avertit de notre propre état ou des sensations qu’excitent les objets extérieurs, et qui nous informent de l’état où ils sont, du moins relativement à nous.
  36. C’est-à-dire en faisant voir que ce qu’on attribue au sujet proposé (ou, en seul mot que l’attribut), est une conséquence immédiate de la notion même ou de l’idée qu’en ont les personnes auxquelles on parle ; idée qu’alors on analyse ou décompose, et résout en ses idées élémentaires.
  37. C’est-à-dire en montrant, par une énumération aussi exacte qu’il est possible, et avec les précautions qu’il indiquera dans le novum organum, que la proposition en question n’est autre chose que l’expression collective d’un grand nombre de faits connus ou faciles à connoître. C’est ce qu’on nomme aussi preuve à posteriori.
  38. Ou par la synthèse ou à priori, genre de preuve qui consiste à faire voir que la proposition en question est une conséquence nécessaire, un cas particulier, d’une proposition plus générale, incontestable ou non contestée, soit définition, soit axiome, soit proposition déjà établie, soit enfin supposition visiblement permise.
  39. Ou preuve par analogie, qu’on peut aussi nommer a latere, et qui consiste à faire voir que l’attribut en question convient à plusieurs sujets analogues au sujet proposé qu’on leur compare, d’où l’on infère que cet attribut convient aussi à ce dernier sujet. Ces trois dernières espèces de preuves sont les preuves médiates, positives ; mais il est aussi trois espèces de preuves médiates, négatives ; savoir : 1°. a posteriori, en déduisant régulièrement de la proposition contradictoire à la proposition à établir des propositions manifestement fausses ; ce qui suffit pour prouver la fausseté de celle dont on est parti et qui a servi de principe, et la vérité de sa contradictoire ; savoir de la proposition à établir. 2°. a priori, ou en faisant voir que la proposition contradictoire à la proposition en question est une conséquence nécessaire d’un principe manifestement faux et contradictoire au principe dont cette proposition en question est aussi une conséquence nécessaire, d’où l’on infère la vérité de ce dernier principe et de cette dernière proposition ; 3°. a latere, en montrant que l’attribut diamétralement opposé à l’attribut en question, convient au sujet aussi diamétralement opposé au sujet en question d’où l’on conclut que le dernier attribut convient au dernier sujet.