De la littérature des nègres/5

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CHAPITRE V


Notice biographique du Nègre Angelo Solimann.




Quoiqu’Angelo Solimann n’ait rien publié[1], il mérite une des premières places entre les Nègres qui se sont distingués par un haut degré de culture, par des connoissances étendues, et plus encore par la moralité et l’excellence du caractère.

Il étoit le fils d’un prince africain. Le pays soumis à la domination de celui-ci, s’appeloit Gangusilang ; la famille, Magni-Famori. Outre le petit Mmadi-Maké (c’étoit le nom d’Angelo dans sa patrie), ses parens avoient un autre enfant plus jeune, une fille. Il se rappeloit avec quel respect on traitoit son père, entouré d’un grand nombre de serviteurs ; il avoit, comme tous les enfans des princes de ce pays-là, des caractères empreints sur les deux cuisses, et long-temps il s’est bercé de l’espérance qu’on le chercheroit, et qu’on le reconnoîtroit par ces caractères. Les souvenirs de son enfance, de ses premiers exercices au tir de l’arc, dans lequel il surpassoit ses camarades ; le souvenir des mœurs simples, et du beau ciel de sa patrie, se retraçoient souvent à son esprit avec un plaisir mêlé de douleur, même dans sa vieillesse ; il ne pouvoit chanter, sans être profondément attendri, les chansons de sa patrie, que son heureuse mémoire avoit très-bien conservées.

Il paroît, d’après les réminiscences d’Angelo, que sa peuplade avoit déjà quelque civilisation. Son père possédoit beaucoup d’éléphans, et même quelques chevaux, qui sont rares dans ces contrées : la monnoie étoit inconnue, mais le commerce d’échange se faisoit régulièrement, et à l’enchère. On adoroit les astres ; la circoncision étoit usitée ; deux familles des Blancs demeuroient dans le pays.

Des auteurs qui ont publié leurs voyages, parlent de guerres perpétuelles entre des peuplades de l’Afrique, dont le but est, tantôt la vengeance, le brigandage, tantôt la plus honteuse espèce d’avarice, parce que le vainqueur mène les prisonniers au marché d’esclaves le plus voisin, pour les vendre aux Blancs. Une guerre de ce genre, contre la peuplade de Mmadi-Maké, éclata inopinément, à tel point, que son père ne soupçonnoit pas le danger. L’enfant, âgé de sept ans, étant un jour debout, à côté de sa mère qui allaitoit sa sœur, tout à coup on entend un épouvantable cliquetis d’armes, et des hurlemens de blessés ; le grand-père de Mmadi-Maké, se jette dans la cabane, saisi d’effroi, en criant : Voilà les ennemis. Fatuma se lève effarouchée, le père cherche à la hâte ses armes, et le petit garçon, épouvanté, s’enfuit avec la vîtesse d’une flèche. La mère l’appelle à grand cris : Où vas-tu Mmadi-Maké ? L’enfant répond : Là où Dieu veut. Dans un âge avancé, il réfléchissoit souvent sur le sens important de ces paroles. Étant hors de la cabane, il tourne ses regards en arrière, et voit sa mère, et plusieurs des gens de son père, tomber sous les coups des ennemis. Il se tapit avec un autre garçon sous un arbre ; saisi d’effroi, il couvre ses yeux de ses mains. Le combat se prolonge ; les ennemis, qui se croyoient déjà victorieux, se saisissent de lui, et l’élèvent en l’air en signe de joie. À cet aspect, les compatriotes de Mmadi-Maké raniment leurs forces, et se rallient pour sauver le fils de leur roi ; le combat recommence, et pendant sa durée, l’enfant est toujours levé en l’air. Enfin, les ennemis restent vainqueurs, et décidément il est leur proie. Son maître l’échange contre un beau cheval, qu’un autre Nègre lui donne, et l’on mène l’enfant vers la place d’embarquement. Il y trouve beaucoup de ses compatriotes, tous comme lui prisonniers, tous condamnés à l’esclavage ; ils le reconnoissent avec douleur, mais ils ne peuvent rien pour lui ; on leur défend même de lui parler.

Les prisonniers, conduits sur de petits bâtimens, ayant atteint le rivage de la mer, Mmadi-Maké voyoit avec étonnement de grandes maisons flottantes, dont l’une le reçut avec son troisième maître ; il présume que c’étoit un navire espagnol. Après avoir essuyé une tempête, ils débarquent sur une côte, et le maître promet à l’enfant de le conduire à sa mère. Celui-ci enchanté vit promptement évanouir son espérance, en trouvant, au lieu de sa mère, l’épouse de son maître, qui le reçut d’ailleurs très-bien, lui fit des caresses, et le traita avec beaucoup de bonté : le mari lui donna le nom d’André, lui ordonna de conduire les chameaux aux pâturages, et de les garder.

On ne peut dire de quelle nation étoit cet homme-là, ni combien de temps resta chez lui Angelo, qui est mort depuis douze ans ; cette notice a été rédigée dernièrement d’après le récit de ses amis. Seulement on sait qu’après un assez long séjour, le maître lui annonça son dessein de le transporter dans une contrée, où il seroit mieux. Mmadi-Maké en fut très-content ; la maîtresse se sépara de lui avec regret ; on s’embarque, on arrive à Messine ; il est conduit dans la maison d’une dame opulente qui, à ce qu’il paroît, s’attendoit à le recevoir ; elle le traite avec beaucoup de bonté, lui donne un instituteur pour lui enseigner la langue du pays, qu’il apprend avec facilité : sa bonhomie lui concilie l’affection des nombreux domestiques, parmi lesquels il distingue une Négresse, nommée Angelina, à cause de sa douceur, et de ses bons procédés envers lui. Il tombe dangereusement malade ; la marquise, sa maîtresse, a pour lui tous les soins d’une mère, au point qu’elle veille près de lui une partie des nuits. Les médecins les plus habiles sont appelés ; son lit est entouré d’une foule de personnes qui attendent ses ordres. La marquise souhaitoit depuis longtemps qu’il fût baptisé : après des refus réitérés, un jour, dans sa convalescence, il demande lui-même le baptême ; la maîtresse, extrêmement contente, ordonne les préparatifs les plus magnifiques. Dans un salon, on élève un dais richement brodé au-dessus d’un lit de parade ; toute la famille, tous les amis de la maison sont présens ; on interpelle Mmadi-Maké, couché dans ce lit, sur le nom qu’il désire avoir : par reconnoissance et par amitié envers la Négresse Angelina, il veut être nommé Angelo : on accueille sa prière, et pour lui tenir lieu de nom de famille, on y joint celui de Solimann. Il célébroit annuellement le jour de son entrée dans le christianisme, le 11 septembre, avec des sentimens pieux, comme l’anniversaire de sa naissance.

Sa bonté, sa complaisance, son esprit juste, le rendoient cher à tout le monde. Le prince Lobkowitz, alors en Sicile en qualité de général impérial, fréquentoit la maison où demeuroit cet enfant ; il conçut pour lui une telle affection, qu’il fit les instances les plus vives pour qu’on le lui donnât. Cette demande fut combattue par la tendresse de la marquise envers Angelo ; elle céda enfin à des considérations d’intérêt et de prudence qui lui conseilloient de faire ce présent au général. Que de larmes elle versa, en se séparant du petit Nègre qui entroit avec répugnance au service d’un nouveau maître !

Les fonctions du prince étoient incompatibles avec une longue résidence dans cette contrée ; il aimoit Angelo, mais son genre de vie, et peut-être l’esprit de ce temps-là, furent cause qu’il prit très-peu de soin de son éducation. Angelo devenoit sauvage et colère ; il passoit ses jours dans le désœuvrement, dans les jeux d’enfans. Un vieux maître d’hôtel du prince, connoissant son bon cœur et ses excellentes dispositions, malgré son étourderie, lui donna un instituteur, sous lequel Angelo apprit, dans l’espace de dix-sept jours, à écrire l’allemand : la tendre affection de l’enfant, ses progrès rapides dans toutes les branches d’instruction, récompensèrent le bon vieillard de ses soins.

Ainsi grandit Angelo dans la maison du prince. Il étoit de tous ses voyages, partageant avec lui les périls de la guerre ; il combattoit à côté de son maître, qu’un jour il emporta blessé, sur ses épaules, hors du champ de bataille. Angelo se distingua dans ces occasions, non-seulement comme serviteur et ami fidèle, mais aussi comme guerrier intrépide, comme officier expérimenté, surtout dans la tactique, quoiqu’il n’ait jamais eu de grade militaire. Le maréchal Lascy, qui l’estimoit beaucoup, fit, en présence d’une foule d’officiers, l’éloge le plus honorable de sa bravoure, lui fit présent d’un superbe sabre turc, et lui offrit le commandement d’une compagnie, qu’il refusa.

Son maître mourut. Par son testament il avoit légué Angelo au prince Wenceslas de Lichtenstein qui, depuis long-temps désiroit l’avoir. Celui-ci demande à Angelo, s’il est content de cette disposition, et s’il veut venir chez lui. Angelo donne sa parole, et fait des préparatifs pour le changement nécessaire à sa manière de vivre. Dans l’intervalle, l’empereur François Ier le fait appeler, et lui fait la même offre, sous des conditions très-flatteuses. Mais la parole d’Angelo étoit sacrée ; il reste chez le prince de Lichtenstein. Ici, comme chez le général Lobkowitz, il étoit le génie tutelaire des malheureux, il transmettoit au prince les prières de ceux qui cherchoient à obtenir quelque chose ; ses poches étoient toujours pleines de mémoires, de placets ; ne pouvant et ne voulant jamais demander pour lui, il remplissoit avec autant de zèle que de succès ce devoir en faveur des autres.

Angelo suivit son maître dans ses voyages, et à Francfort, lors du couronnement de l’empereur Joseph, comme roi des Romains. Un jour, à l’instigation de son prince, il tenta la fortune dans une banque de pharaon, et gagna vingt mille florins ; il offrit la revanche à son adversaire, qui perdit encore vingt-quatre mille florins ; en lui offrant de nouveau la revanche, Angelo sut arranger le jeu si finement, que le perdant regagna cette dernière somme. Cet acte de délicatesse de la part d’Angelo, lui concilia l’admiration, et lui attira des félicitations sans nombre. Les faveurs passagères de la fortune ne l’éblouirent pas ; au contraire, se défiant de ses caprices, jamais il n’exposa plus de somme considérable. Il s’amusoit aux échecs, et avoit la réputation d’être, en ce genre, un des plus forts joueurs.

À l’âge de…… il épousa une veuve, madame de Cristiani, née Kellermann, Belge d’origine. Le prince ignoroit ce mariage ; peut-être Angelo avoit-il des raisons pour le cacher : un événement postérieur a justifié son silence. L’empereur Joseph II, qui s’intéressoit vivement à tout ce qui concernoit Angelo, qui le distinguoit publiquement, même en prenant son bras dans les promenades, découvrit un jour, sans en prévoir les suites, le secret d’Angelo au prince de Liechtenstein. Celui-ci le fait appeler, le questionne ; Angelo avoue son mariage. Le prince lui annonce qu’il le bannit de sa maison, et raye son nom de son testament ; il lui avoit destiné des diamans d’une valeur assez considérable, dont Angelo étoit paré quand il suivoit son maître les jours de gala.

Angelo, qui avoit demandé si souvent pour d’autres, ne dit pas un mot pour lui-même ; il quitta le palais pour habiter dans un faubourg éloigné, une petite maison achetée depuis long-temps, et appropriée pour son épouse. Il vivoit avec elle dans cette retraite, jouissant du bonheur domestique. L’éducation la plus soignée de sa fille unique, madame la baronne d’Heüchtersleben qui n’existe plus, la culture de son jardin, la société de quelques hommes éclairés et vertueux, tels étoient ses occupations et ses délassemens.

Environ deux ans après la mort du prince Wenceslas de Lichtenstein, son neveu et héritier, le prince François, aperçoit Angelo dans la rue ; il fait arrêter son carrosse, l’y fait entrer, lui dit que très-convaincu de son innocence, il est résolu de réparer l’iniquité de son oncle. Il assigne en conséquence à Angelo un traitement réversible après sa mort, comme pension annuelle, à madame Solimann. La seule chose que le prince demandoit d’Angelo, c’étoit d’inspecter l’éducation de son fils, Louis de Lichtenstein.

Angelo remplissoit ponctuellement les devoirs de cette nouvelle vocation, et se rendoit journellement chez le prince, pour veiller sur l’élève recommandé à ses soins. Le prince voyant que la longueur du chemin devoit être pénible pour Angelo, surtout quand le temps étoit mauvais, lui offrit une habitation. Voilà donc Angelo établi, pour la seconde fois, dans le palais Lichtenstein ; mais il y mena sa famille ; il y vivoit en retraite comme auparavant dans la société de quelques amis, dans celle des savans, et livré aux belles-lettres qu’il cultivoit avec zèle. Son étude favorite étoit l’histoire ; son excellente mémoire l’aidoit beaucoup ; il étoit en état de citer les noms, les dates, l’année de naissance de toutes les personnes illustres, et des principaux événemens.

Son épouse, qui languissoit depuis longtemps, se soutint encore quelques années, par les tendres soins d’un époux qui lui prodigua tous les secours de l’art ; mais enfin elle succomba. Dès-lors Angelo fit des réformes dans son ménage ; il n’invitoit plus d’amis à sa table ; il ne buvoit que de l’eau pour en donner l’exemple à sa fille, dont l’éducation alors achevée étoit entièrement son ouvrage. Peut-être aussi vouloit-il, par une économie sévère, assurer la fortune de cette fille unique.

Angelo fit encore plusieurs voyages dans un âge avancé, tantôt pour ses propres affaires, tantôt pour celles des autres, estimé et aimé partout : on se rappeloit ses actes de complaisance, et les bienfaits qu’il avoit répandus, à des époques déjà très-éloignées. Les circonstances l’ayant conduit à Milan, feu l’archiduc Ferdinand, qui en étoit gouverneur, le combla d’amitiés.

Il a joui, jusque vers la fin de sa carrière, d’une santé robuste ; son extérieur présentoit à peine quelques symptômes de vieillesse, ce qui occasionnoit des bévues et des disputes amicales ; car souvent des personnes qui ne l’avoient pas vu depuis vingt ou trente ans, le prenoient pour son propre fils, et le traitoient d’après cette erreur.

Attaqué d’un coup d’apoplexie dans la rue, à l’âge de soixante et quinze ans, on s’empressa de lui donner des secours qui furent inefficaces. Il mourut le 21 novembre 1796, regretté de tous ses amis, qui ne peuvent penser à lui sans attendrissement, et sans verser des larmes. L’estime de tous les hommes de bien l’a suivi dans le tombeau.

Angelo étoit d’une stature moyenne, svelte et bien proportionnée ; la régularité de ses traits, et la noblesse de sa figure, formoient par leur beauté un contraste avec les idées défavorables qu’on a communément de la physionomie des Nègres ; une souplesse extraordinaire dans tous les exercices du corps, donnoit à son maintien, à ses mouvemens de la grâce et de la légéreté : à toute la délicatesse de la vertu unissant un jugement sain, relevé par des connoissances étendues et solides, il possédoit six langues, l’italien, le français, l’allemand, le latin, le bohémien, l’anglais, et parloit surtout avec pureté les trois premières.

Comme tous ses compatriotes, il étoit né avec un caractère impétueux ; sa sérénité inaltérable et sa douceur, étoient conséquemment d’autant plus respectables, qu’elles étoient le fruit de combats difficiles, et de beaucoup de victoires remportées sur lui-même. Il ne lui échappoit jamais, même quand on l’avoit irrité, aucune expression inconvenante. Angelo étoit pieux sans être superstitieux ; il observoit exactement tous les préceptes de la religion, et ne croyoit pas qu’il fût au-dessous de lui, de donner en cela l’exemple à sa famille. Sa parole, et ce qu’il avoit résolu après de mûres réflexions, étoient immuables, et rien ne pouvoit le détourner de son dessein. Il conserva toujours le costume de son pays ; c’étoit une espèce d’habit fort simple, à la turque, et presque toujours d’une blancheur éblouissante, qui relevoit avec avantage la couleur noire et brillante de sa peau. Son portrait, gravé à Ausbourg, se trouve dans la galerie de Lichtenstein.



  1. J’acquitte un devoir en révélant au public les noms des personnes à qui je dois la biographie de cet estimable Africain, dont le docteur Gall m’avoit parlé le premier. Sur la demande de mes concitoyens d’Hautefort, attaché ici aux relations extérieures, et Dodun, premier secrétaire de la légation française en Autriche, on s’empressa de satisfaire ma curiosité. Deux dames respectables de Vienne y mirent le plus grand zèle, Mad. de Stief et Mad. de Picler. On rassembla soigneusement les détails fournis par les amis de défunt Angelo. D’après ces matériaux, a été faite cette notice intéressante qu’on va lire. Dans la traduction française, elle perd pour l’élégance du style ; car Mad. de Picler, qui l’a rédigée en allemand, possède le talent rare d’écrire également bien en prose et en vers. J’éprouve du plaisir en exprimant à ces personnes obligeantes ma juste reconnoissance.