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De la littérature musulmane de l’Inde

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DE
LA LITTÉRATURE MUSULMANE
DE L’INDE.

Il fut donné à l’islamisme de renverser ou au moins d’humilier tout ce qui avait vieilli dans l’ancien monde, des rives du Danube aux monts Himalayas ; d’émouvoir, d’exciter jusqu’à l’exaltation, en les ralliant à un seul cri, les races auxquelles il manquait un symbole, et cela au milieu du désert africain comme dans les steppes de l’Asie centrale ; de s’établir partout où s’étaient développées les civilisations primitives ; de galvaniser les peuplades mortes, comme aussi de mettre l’enthousiasme et le fanatisme au cœur de hordes insouciantes et presque sans culte ; de les saisir dans leur mouvement de migration vers l’ouest et de les transformer en nations ; enfin de faire briller sur les ruines d’un passé mystérieux et solennel l’éclat d’une splendeur extraordinaire qui désormais s’éteint de toutes parts. Durant neuf siècles, de puissans empires se formèrent çà et là dans les vastes contrées que dominait le croissant ; puis, en se déplaçant, en s’absorbant les unes les autres, en transportant sur divers points alternativement le siége d’un pouvoir qui grandissait de jour en jour, les dynasties musulmanes de l’Arabie, de l’Égypte, de la Perse, de la Turquie, de l’Hindostan, accomplirent dans tout l’Orient cette œuvre d’assimilation que le christianisme opérait en Occident. Ces dynasties, tantôt fanatiques et ignorantes, tantôt éclairées et favorables aux lettres, firent sentir successivement, d’une extrémité à l’autre de ce monde nouveau, ou le joug tyrannique d’une oppression qui brise les nationalités, ou les bienfaits d’une civilisation qui les efface aussi en les modifiant d’une façon plus douce.

Cette double action dut se trahir de bonne heure dans les langues, dans les littératures de l’Orient ; les peuples anciens, abdiquant leur passé, arrêtés soudainement dans la route suivie depuis tant de siècles, ne purent garantir leurs idiomes d’un mélange inévitable ; avec une religion étrangère, la conquête introduisait nécessairement un nouvel ordre d’idées, et par suite de nouvelles formes de langage. Les peuples barbares, au contraire, fixés tout à coup dans leur marche incertaine par l’islamisme, qu’ils avaient adopté, n’eurent qu’à gagner à cette transformation ; ils s’enrichirent par ce contact avec les nations plus policées dont ils partageaient la croyance, de tout ce qui manquait à leurs langues encore informes.

Sans se substituer aux idiomes qu’elle rencontra dans son expansion à travers les trois vieilles parties du globe, la langue de l’islam, celle des khalifes, si parfaite dans sa structure, si abondante en formes précises qui fixent les nuances et pour ainsi dire les demi-tons de la pensée, imposa à tous les peuples musulmans non-seulement son système graphique, ce qui est beaucoup déjà, mais encore, dans une proportion plus ou moins grande, ses noms d’action, ses substantifs abstraits, ce qui compose la partie métaphysique du discours, de telle sorte que toute proposition un peu étendue a besoin, pour être développée pleinement, de recourir à la langue philosophique et sacrée. Et cela suffit pour donner aux idiomes musulmans un air d’homogénéité ; sous une commune tendance se cachent des origines diverses ; le mot étranger, partout présent, est comme la bannière du conquérant sur les tours de la ville prise, comme le croissant d’or sur le dôme de Sainte-Sophie.

Lorsque les Turcs, en marche vers l’Europe depuis la fin du VIIe siècle, acceptèrent cette croyance dont ils devaient être un jour les plus redoutables représentans, et vinrent élever entre l’Orient et l’Occident cette barrière si long-temps menaçante qui força les nations chrétiennes à s’ouvrir de nouvelles routes à travers l’Océan, ils subirent à leur tour ce joug intellectuel ; leur idiome tartare fut adouci et bientôt fertilisé par l’idiome arabe, partout fécond, et qui a laissé dans celui des Espagnes des traces aussi ineffaçables que le souvenir de la domination sarrasine, perpétué par tant de merveilleux édifices. La Perse, condamnée à être envahie successivement par Les Macédoniens remontant vers l’Orient, par les Parthes descendus des bords de la mer Caspienne, par les khalifes qui s’élançaient à la fois au-delà de la mer Rouge et du golfe Persique, enfin par les Mogols sortis des environs du lac Baïkal, où les Turcs avaient jadis campé côte à côte avec eux, la Perse, soumise aux Ommiades dès le VIIe siècle, vit peu à peu sa vieille langue disparaître avec les Guèbres, qui fuyaient emportant le feu sacré, d’abord dans le Khorassan, puis à Ormuz, puis à l’ouest de l’Inde ; et à ce langage mutilé, dont les radicaux appartiennent pour la plupart à celui des brahmanes, l’idiome de l’islamisme prêta ce dont il avait besoin pour faire face aux exigences d’une philosophie nouvelle et d’une religion devenue celle du peuple.

Toutefois, sous l’enveloppe d’une croyance commune, les trois grandes nations mahométanes conservaient chacune leur caractère particulier et individuel, qui, loin de disparaître sous le flot de l’invasion, se développa avec le temps d’une façon précise et se révéla bientôt dans le génie de leurs langues. Selon les aptitudes spéciales de son esprit, chaque peuple eut son rôle propre dans ce monde refait à neuf. L’Arabe, contemplatif, fanatique, ardent, mais avide de poésie et ayant en honneur l’art de bien dire, se chargea de conserver dans sa pureté primitive le dogme dont il était le gardien né, de l’appuyer et de l’élucider par les commentaires. L’esprit de tribu se porta vers les chroniques qui établissent l’ancienneté des familles ; la vie errante et guerrière fit croître chez l’Arabe le goût des légendes héroïques, des récits à faire sous la tente. Sa langue dominatrice et inaltérée devint celle de l’islam par excellence, celle de l’histoire mahométane ; elle fut l’expression d’une littérature mystique et passionnée qui contenait en germe presque tout ce que devaient produire celles des deux autres peuples. Moins chevaleresque, mais tout aussi porté à la propagande à main armée qui autorisait et provoquait les conquêtes, le Turc, face à face avec l’Europe, s’occupa du présent plus que du passé. Assis aux Dardanelles et sur les deux rives de la Méditerranée comme une sentinelle avancée de l’islam, il était plus jaloux de faire triompher le Coran que de l’expliquer. Sa langue, répandue dans un si grand nombre de provinces soumises l’une après l’autre à l’empire ottoman, fut celle de l’armée, et par suite celle du commerce, quand les pachas du grand-seigneur gouvernèrent les villes bâties sur les bords du Nil et de l’Euphrate. Elle dut être moins étudiée, car elle était moins littéraire, moins savante, mais plus parlée que celle des Arabes à cause de son utilité pratique. Le Persan, déjà modifié par tant de révolutions, avait acquis par cela même un caractère plus souple, plus susceptible de s’approprier ce qui lui venait du dehors ; dans ces sociétés changeantes, il apparaît comme le Grec de l’Asie. Mobile et facile à blesser dans son amour-propre, il donna dans le schisme shiite et se sépara des khalifes, comme le Grec s’était séparé des papes. Sa langue, douce et harmonieuse, variée dans ses formes, fut celle de la diplomatie et de la haute correspondance ; elle prit de là une certaine allure de courtisan, tout en sachant se plier avec une facilité rare à la poésie mystique comme à la poésie légère, aux épopées de longue haleine comme aux petits poèmes de caravane ; elle serait à la langue arabe ce qu’est la langue de Virgile à celle d’Homère.

À côté de ces trois principaux idiomes, il s’en forma, dans des conditions pareilles, un quatrième. L’Inde était un monde à part dans lequel l’islamisme, violemment apporté, introduisit avec une race étrangère une croyance et des mœurs nouvelles qui produisirent à la longue une population mêlée et une langue mixte. Dans le nouvel idiome, le verbe, base de toute langue, continua presque seul d’appartenir d’une manière nécessaire aux radicaux primitifs, tandis qu’autour de cette partie vitale du discours se groupèrent des expressions empruntées aux Afghans venus d’Arabie ou aux Mogols sortis de la Perse. Ce jeune dialecte, de la grande famille musulmane, nommé hindoustani, fut assez lent à se former, bien que les hindous racontent naïvement qu’il naquit presque tout à coup sous les tentes de Timour. Cette erreur vient du nom de ourdou zaban, langue du camp, qu’ils lui ont donné, sans doute parce qu’il acheva de se fixer dans les bazars où la population vaincue entra journellement en communication avec les cent mille cavaliers du conquérant mogol. C’est sur cette dénomination de ourdou zaban que se fonde un voyageur célèbre de ces derniers temps pour appeler langue de corps-de-garde l’idiome moderne de l’Inde, dont l’armée cependant n’est pas seule à se servir. Confiné d’abord dans les camps, où il jouait le rôle de lingua franca sous forme de patois, l’hindoustani se répandit peu à peu dans les masses à mesure que s’affermissait la conquête ; de patois, il devint langue quand les écrivains hindous l’eurent soumis aux règles de la poésie. Sous les empereurs mogols amis des lettres, comme sous les petits princes musulmans qui s’établissaient çà et là dans l’Inde morcelée et s’entouraient d’une cour, il s’enrichit de la traduction des principaux ouvrages arabes et persans, devenue nécessaire depuis que l’islamisme était représenté dans ces contrées par une langue reconnue nationale. Bientôt il produisit à son tour une littérature complète, toute de renaissance il est vrai, contrastant avec celle de l’Inde ancienne autant que la blanche mosquée avec la sombre pagode, mais professée par des poètes de renom dans plus d’une école brillante, et mise en lumière par des prosateurs sérieux, philosophes, chroniqueurs et érudits. Enfin, dans cette vaste contrée qui compte tant de patois formés des débris du sanscrit et plus d’une langue véritable, parlée par des nations d’une autre race, comme chez nous celles des Basques et des Bretons, l’hindoustani continua d’être sous la nation anglaise ce qu’il avait été sous les conquérans mogols, l’idiome militaire, l’idiome des cours musulmanes, et, dans plus d’une localité, il devint celui de la diplomatie, au préjudice du persan.

Si l’on songe qu’entre la première apparition des mahométans dans l’Inde, c’est-à-dire celle des Arabes (surnommés Afghans ou Patans), qui, dépassant la Perse sous le khalife Oualid en 711, s’élancèrent vers Delhi, et l’invasion définitive des Mogols en 1398, il s’écoula six siècles et demi, on comprendra parfaitement que durant cette longue période la fusion des deux peuples et des deux langues put se préparer. Au IXe siècle, les khalifes abassides régnaient même à l’est de l’Indus, englobant ainsi dans leurs possessions le pays des émirs du Scinde. De l’an 1000 à l’an 1183, la dynastie afghane de Gazni, dont Mahmoud fut le héros, étendit ses conquêtes au-delà de Delhi et d’Agra, et pendant ces deux siècles il y eut, entre les sectateurs du prophète et ceux de Vichnou, des relations multipliées et suivies qui affaiblirent peu à peu l’unité religieuse de la nation hindoue. La lutte eût été moins longue, si un peuple placé entre le Scinde, toujours franchi par les envahisseurs, et le Gange, dont les riches vallées appelaient l’invasion, vivant dans un cercle de montagnes groupées comme les tours d’une forteresse au milieu de l’Inde, n’avait défendu avec le courage du désespoir le sol et la religion de sa patrie. Ce peuple, c’étaient les Radjapoutes, fils de rois, race noble et hautaine, à qui la prétention d’une descendance illustre inspirait une valeur héroïque. Régis par le système féodal, toujours prêts à descendre de leurs donjons escarpés au son de la cloche de guerre, ces barons du moyen-âge asiatique maintinrent leur indépendance jusqu’à la fin du XIIe siècle, époque à laquelle, vaincus et non soumis, ils payèrent un tribut au sultan de Delhi, et lui fournirent un corps de cavalerie, comme plus tard les Mahrattes aux empereurs mogols. Durant ces guerres terribles, le dialecte radjapoute subit quelque atteinte ; on découvre les traces de cette altération première en lisant les légendes, trop peu connues, rédigées vers ces mêmes temps par des bardes de la contrée. La plus populaire de ces légendes est le récit de la mort de Padmawati, reine de Tchitor, qui s’enferma dans une caverne avec treize mille femmes et y alluma un bûcher sur lequel elle et ses compagnes périrent toutes volontairement plutôt que de tomber entre les mains des musulmans vainqueurs. Ce dévouement des veuves hindoues, que les femmes souliotes ont si courageusement imité de nos jours, dans des circonstances analogues et sans le savoir, est devenu le thème favori de bien des poètes : des écrivains mahométans même ont chanté la mort de Padmawati ; mais la plus ancienne de ces élégies guerrières, et la plus touchante aussi, est écrite dans un vieux dialecte de l’Inde, mêlé çà et là de mots empruntés au persan, qui apparaissent à travers un récit ferme, simple, concis, comme autant de blessures trouant la cuirasse du guerrier.

Au reste, quand un sultan de la dynastie patane monta sur le trône des radjas de Delhi, la langue brahmanique commençait à se démembrer comme un empire trop étendu et désormais affaibli. Pareil à une statue rendue fruste par le temps, à un monument gothique ou moresque dont les pendentifs et les découpures se détachent des voûtes, ce bel idiome perdait de la richesse de ses formes, se dépouillait de ces flexions multiples qui se développent sur le radical comme les branches sur le tronc, et font jaillir du verbe, comme d’une source inépuisable, toute une gerbe de pittoresques images. De langue vivante, procédant avec logique du connu à l’inconnu, portant fleurs et fruits, capable de produire des composés sans nombre, l’idiome brahmanique se faisait pour ainsi dire langue morte, prenant les mots tels quels loin de leur racine, élaguant les terminaisons grammaticales, s’imposant de ne plus rien créer par lui-même. Chaque province altérait à sa façon ce langage si parfait ; il devenait rude et concis chez les Radjapoutes, énergique, mais sans grace, chez les Mahrattes, énervé et adouci au Bengale, plus correct, mais sans sonorité, dans l’Hindostan même. Tout annonçait dans la nation un état d’affaissement que trahissait l’épuisement d’une littérature jadis pleine de sève et de vigueur ; mais comme un grand peuple ne tombe guère sans jeter un dernier éclat qui se reflète dans quelque poème capital, il se trouva en ces temps de désastres un barde (barda’i) pour retracer en vers, dans une épopée de soixante-neuf livres, l’histoire de Prithwi-Radja. Ce poète, nommé Tchand, attaché en qualité de chroniqueur ou de ministre au dernier souverain hindou de Delhi, raconta les guerres du roi des éléphans, son maître, contre le roi des chevaux, prince patan, presque à la même époque où le sire de Joinville écrivait les hauts faits de saint Louis. Ils se servaient tous les deux d’une langue rude et informe ; mais l’une se mourait avec la dynastie et la gloire nationale, tandis que l’autre, encore au berceau, s’essayait à des formes plus précises, mieux arrêtées.

Ce poème de Tchand, dont la bibliothèque de Bombay possède un exemplaire incomplet, écrit en caractères anciens et défigurés comme la langue elle-même, semblait destiné à clore, par un récit douloureusement historique, la série de chroniques fabuleuses, d’héroïques légendes qui sont la base des traditions indiennes, le Mahabarata, le Ramayana, le Raghouvansa. Il fut très probablement rédigé à la fin du XIIe siècle, quelques années avant que le nouvel idiome, né de l’islamisme, eût reçu sa sanction et donné ses prémisses de poésie. Un écrivain persan, plus célèbre en Europe que Firdouci lui-même, Saadi de Chiraz, le gracieux auteur du Bostan et du Gulistan, composa, dans un de ses nombreux voyages à travers l’Inde, les premiers vers ourdou que l’on connaisse[1]. Ces vers furent écrits à Somnath, dans ce lieu de pèlerinage si révéré des Hindous, que Mahmoud le Gaznevide avait ruiné en 1022, près de cette même pagode dont les portes, jadis emmenées par les vainqueurs, viennent d’être pompeusement rapportées du pays des Afghans au milieu du peuple de l’Inde, comme pour lui faire comprendre que l’armée anglaise a entrepris sa dernière campagne dans le seul but de reconquérir cette relique chère à l’idolâtrie. Sans doute, il ne fallait rien moins que l’exemple d’un des plus grands écrivains dont s’honore la littérature musulmane pour encourager dans une voie non encore explorée les poètes de l’Inde, habitués à étudier la langue arabe avec un respect religieux, à vouer à la pratique de la langue persane un culte exclusif. Familiarisé avec les ressources de l’art, initié à tous les secrets du rhythme, Saadi jugea que l’idiome moderne de l’Hindostan était mûr pour la poésie ; il engagea ses coreligionnaires à doter leur patrie d’une littérature nouvelle qui lui fût propre. Kosrew de Delhi, qui avait connu le poète voyageur dans sa vieillesse, suivit ses conseils et essaya de marcher sur ses traces ; toutefois il ne le fit qu’avec une timidité extrême, car on a de lui un moukhammas (espèce de ballade) où le cinquième hémistiche de chaque strophe est en persan, et un gazal (petite ode), pour ainsi dire bicolore, où le premier hémistiche de chaque vers seul est en hindoustani. Mais dans un âge avancé Kosrew écrivit des stances dont le souvenir s’est conservé parmi le peuple, et qu’on chante encore ; on peut donc lui appliquer ce que disait Pétrarque d’un troubadour provençal, Arnaud Daniel :

Anchor fa honor con suo dir novo è bello.

Voué dans ses derniers jours à la vie contemplative, zélé dans la voie du spiritualisme, Kosrew, qui venait de saluer par ses vers une ère nouvelle, ne put survivre à un sofi dont il s’était fait le disciple, et mourut en 1315 ; on lui éleva une tombe, disent les biographes, parmi celles où reposaient les sages de son temps, dans un endroit délicieux de Delhi.

Ces premiers essais n’étaient significatifs que pour une partie peu nombreuse de la population ; les individus et les peuples des provinces qui rejetaient l’islamisme, ou résistaient à l’invasion, continuaient d’écrire, comme ils le font encore aujourd’hui, dans ces dialectes appauvris, mais purs de tout langage étranger, sous l’invocation brahmanique de Çri Ganeçaya nama (honneur au dieu de la sagesse Ganeça), par opposition à la formule arabe bism’illah, etc. (au nom du dieu clément et miséricordieux). Fidèles à l’ancien système graphique et aux traditions d’un langage bien altéré, ils le vénéraient, comme Dante la langue de Virgile :

O gloria de’ latin…, per cui
Mostro cio che potea la lingua nostra !…

Cependant, dans la première moitié du XVIe siècle, quand Baber eut mis fin à la dynastie afghane, on vit cet idiome, flottant pour ainsi dire à la surface du vaste empire mogol, pénétrer dans les masses par l’effet d’une conquête mieux établie, s’infiltrer dans les vice-royautés les plus reculées par les gouverneurs et par l’armée ; et tandis qu’il rayonnait ainsi, avec une intensité croissante, du centre de l’Hindostan vers les extrémités des provinces, les dynasties mahométanes qui s’établissaient successivement dans le sud, sur les bords de la Nerbouddah, contribuaient encore à le populariser. Surate eut ses poètes, son école littéraire, comme Delhi, comme Agra, comme Laknaw, et la nationalité hindoue, attaquée de deux côtés, s’affaiblit plus rapidement encore. Aussi, vers le commencement du XVIIe siècle, la littérature musulmane avait-elle acquis dans l’Inde son entier développement ; on eût dit que les empereurs mogols voulaient faire revivre sur les bords de la Jamouna quelque chose du souvenir des khalifes ; tenant sans doute à faire oublier leur origine un peu barbare, ils abandonnèrent peu à peu le dialecte turc-jaghataï, dans lequel Baber avait rédigé ses mémoires, et qui était celui dont on se servait à la cour. Dans une capitale si splendide, siége d’un empire immense, autour de ce trône d’or où brillait l’asile du monde, le roi des rois, il fallait des poètes, et il s’en trouva. Akbar, assez tolérant pour un sectateur de Mahomet, donna l’élan ; il comprit qu’une dynastie ne doit pas rester étrangère par le langage à la nation qu’elle gouverne. D’une part, il encouragea les littérateurs musulmans à s’approprier les ouvrages persans, à les faire passer dans leur langue ; de l’autre, il favorisa les écrivains hindous rebelles à la croyance nouvelle et à l’idiome qui en était l’organe. D’ailleurs, ce grand prince avait près de lui Aboulfazil, qui, après avoir pris part à ses travaux comme ministre, se fit aussi son chroniqueur ; ce fut à lui qu’il confia, conjointement avec quatre autres personnages distingués du temps (parmi lesquels on compte deux écrivains attachés à la foi brahmanique), la traduction des tables astronomiques d’Oulough-Beg. Aurang-Zeb, abhorré des Hindous, qu’il persécutait, et particulièrement des Mahrattes, qui se vengèrent sur ses successeurs de son odieuse tyrannie, eut un règne heureux et brillant, à la faveur duquel la langue musulmane prit une nouvelle consistance, et s’introduisit par le secours des armes dans plus d’une province à l’ouest de la presqu’île.

Ce qui se passait autour du palais des empereurs se reproduisait dans de moindres proportions auprès des vice-rois et des nababs indépendans. Chaque petite cour musulmane abritait son groupe d’écrivains qui se visitaient d’une province à l’autre, s’adressaient mutuellement leurs vers, et se consultaient sans orgueil sur les subtilités de l’art poétique. Les souverains de l’Inde des deux religions tenaient et tiennent encore à honneur de protéger les lettres et de posséder des bibliothèques, d’autant plus précieuses qu’elles consistent en manuscrits. C’est en partie de leurs dépouilles que se sont formées celles dont se glorifient à juste titre les sociétés asiatiques de Calcutta, de Bombay, de Madras, ainsi que la plus riche de toutes, celle de l’East-India-House à Londres. L’auteur de l’Histoire des Mahrattes a puisé les matériaux de son beau travail dans la collection du radja de Satara, et les précieuses chroniques soigneusement conservées dans les archives des petits princes de la confédération des Radjapoutes ont fourni au colonel Todd les élémens de ses importantes Annales du Radjasthan. Sous le règne de Mouhammad-Shah (vers 1710), le radja Djaïsing de Djaïpour faisait traduire en sanscrit les Élémens d’Euclide, et demandait aux gouverneurs de France et de Portugal de lui envoyer des savans. La reine de Cannanore, d’origine arabe, qui régit des états dont on ferait le tour à pied en moins d’une journée, a, comme les rois ses voisins, comme le puissant Nizam lui-même, ses manuscrits sur feuille d’ôle, ses livres en langues diverses écrits au poinçon et avec la plume de roseau. Les musulmans de la côte de Coromandel parlent avec emphase des richesses accumulées dans la bibliothèque du nabab d’Arcot, pauvre prince qui a défense de sortir de son palais de Madras et de paraître dans sa capitale, roi déchu que l’artillerie anglaise salue de vingt-un coups de canon quand il va rendre visite au gouverneur, et qui partage ses loisirs entre ses femmes, ses éléphans et son astrologue. Tipou-Saheb se permit d’avoir son poète lauréat (Haçan-Ali), qui a laissé, sous le titre de Fath-Nama (livre de la Victoire), le récit de ses guerres avec les Mahrattes et le Nizam d’Haïderabad. Un autre écrivain rima, à l’occasion du mariage de ce sultan, un petit poème dont la copie, richement reliée, se trouve aujourd’hui dans la bibliothèque de Calcutta, où elle est allée se perdre avec bien d’autres livres, quand les états du Mysore furent absorbés dans les possessions de la compagnie des Indes.

Une autre preuve du goût que les souverains de l’Inde ont toujours eu pour les lettres, c’est le nombre assez considérable de ceux qui ont laissé des écrits. Le grand-mogol Shah-Alam II (qui régna de 1761 à 1806), aïeul du prince assis maintenant sur le trône nominal de Delhi, se plaisait à réunir autour de sa personne les littérateurs hindous et musulmans, et à les entendre lire leurs vers ; il voulut lui-même prendre rang parmi les hommes distingués qu’il attirait à sa cour par ses faveurs ; on cite surtout de ce monarque deux pièces qui sont devenues des chants populaires. Le biographe Moushafi a caractérisé son talent poétique par cette sentence arabe qui n’est peut-être pas d’une vérité bien absolue : « Les discours des rois sont les rois des discours ! » Mais on est moins choqué d’une pareille flatterie quand on songe qu’elle s’adresse à un prince à qui la fortune a donné de si terribles leçons. Il disait lui-même dans un de ses refrains : « Je passe le matin avec la coupe, le soir avec ma bien-aimée. Dieu seul sait ce qui doit arriver ! » ce qui est moins d’un sofi que d’un épicurien. Le nabab d’Oude, Açaf-Ud-doullah, accueillit avec égards les écrivains chassés de Delhi par les désastres dont cette capitale devint le théâtre vers 1775, et ne fut pas le dernier en mérite dans cette pléiade de poètes expatriés qui donnèrent à sa cour un nouveau lustre. Deux rois de Golconde se sont fait remarquer aussi à des époques diverses par leur talent dans l’art d’écrire. L’un, Kouli-Coutb-Shah, qui régnait il y a près de trois siècles, est auteur d’un grand nombre de poésies recueillies à la manière européenne, sous forme d’œuvres complètes, en un gros volume qui, après la ruine de ce royaume conquis par Aurang-Zeb, disparut pour reparaître plus tard dans la bibliothèque de Tipou, où il ne devait pas rester long-temps. L’autre, Aboulhaçain-Shah, le dernier de la dynastie, rimait avec grace et facilité sur le trône chancelant d’où l’empereur mogol le précipita dans une prison qui devint son tombeau. Avec les deux fils du nabab Ashraf-Khan, forcés de fuir Delhi et de se retirer à Bénarès, cette Rome de l’Inde où les têtes découronnées trouvent toutes un asile, tant l’idée du pouvoir temporel s’efface devant les souvenirs religieux de l’antique cité, avec ces deux jeunes gens résignés à chercher une consolation dans la pratique des lettres, nous citerons encore Soulaiman Shikoh, grand-oncle du souverain actuel de Delhi. Après avoir traîné ses ennuis à Laknaw, à la cour de son frère Akbar II, il mourut à Agra en 1838, laissant, sinon à la postérité, du moins dans la bibliothèque du Nizam, un recueil probablement trop vanté par les biographes. Enfin Tipou, qui fut sans doute trop grand sabreur pour être bon poète, a écrit, dit-on, dans le dialecte du sud son volume complet, son diwan de chants détachés et d’élégies. On a encore de lui deux ouvrages rédigés en langue persane, dont l’un, le Zabardjab, traité d’astrologie, rentre mieux dans le caractère de Tipou, car les conquérans sont tous un peu portés à demander aux astres le secret de leur destinée. En général, ces écrivains de haut parage prenaient pour rimer un surnom poétique (takhallous), tout comme le plus humble des poètes ; ils n’avaient pas plus de honte de cacher leurs titres souverains sous cette devise littéraire que n’en éprouvaient nos princes dans les temps chevaleresques à entrer dans la lice des tournois sous des couleurs de fantaisie qui les couvraient du voile de l’incognito.

À l’autre extrémité de l’échelle sociale, comme pendant à ces nababs qui cherchaient pour la plupart dans la culture des lettres un aliment à la vanité ou un remède contre les ennuis et le chagrin, nous trouverions, en parcourant la foule, des poètes pauvres qui chantaient d’inspiration au milieu de rudes travaux, comme jaillit la source à travers les cailloux. Les consciencieux biographes n’ont pas dédaigné de placer leurs noms à côté, quelquefois même au-dessus de ceux des empereurs ; aux époques et dans les pays où l’imprimerie n’existe pas, il y a certainement quelque gloire à survivre à son siècle, non sous la forme d’un in-8o de commande, mais dans le souvenir des peuples d’un autre âge. Ainsi le porteur d’eau Macsoud, tout en versant aux vendeurs du bazar de Delhi les flots limpides de son outre remplie à la Jamouna, leur débitait ses stances à flots aussi ; il devint le poète favori des habitués de la place publique ; ses chants, qu’apprit par cœur une foule amusée et fière peut-être d’avoir, comme les rois, son improvisateur toujours en verve, sont répétés encore de nos jours dans les foires et aux fêtes joyeuses du Hôli. Il y a cinquante ans, vivait à Delhi encore, dans cette ville de gais rimeurs et de rêveurs contemplatifs, le barbier Inâyat Ullah, qui, sans être homme d’imagination et de vrai talent comme le coiffeur d’Agen, le poète Jasmin, se fit remarquer par la vivacité de ses pensées et la facilité de sa versification. Épris de la dignité de sa profession autant que ses confrères d’Andalousie, il disait : « Mieux vaut être barbier, comme moi, que d’être cette jeune bayadère dont tout le mérite consiste dans la fraîcheur des joues, fraîcheur, hélas ! que le temps flétrit si vite ! » Mais à force de raser un sofi célèbre de son temps et de teindre deux fois par semaine la barbe de ce saint personnage, qui ne semblait pas avoir renoncé aux vanités du siècle, Inâyat, de barbier, devint philosophe et se voua à la vie contemplative. Le repriseur de châles Arif, Kachemirien de naissance, composait alternativement en persan et en hindoustani de jolis vers qu’il récitait dans sa boutique, et dont ses amis ont gardé la copie. Enfin, dans les rangs de l’armée, nous trouvons un jeune soldat dont le nom, Courban (sacrifice), était comme le présage de la mort glorieuse qu’il devait trouver à Faïzabad, en combattant contre les Anglais.

Pour compléter cette liste des anomalies littéraires dont l’Inde musulmane fournit tant d’exemples, nous prendrons encore, au palais et dans les faubourgs, deux noms de femmes. Le visir Amad-Ulmoulouk, qui déposa son maître Ahmed-Shah, lui creva les yeux, et donna le trône à Alamguir II pour l’assassiner bientôt après, ce ministre ambitieux et cruel eut la fantaisie de faire prendre à sa femme légitime la Begam Gannâ (canne à sucre) des leçons de rhétorique auxquelles, pour sauver le décorum, il assistait lui-même. Ces leçons firent de l’épouse du visir un poète assez médiocre, mais il est curieux de voir un mahométan de haut rang suivre l’éducation littéraire de sa femme légitime, et ne pas craindre de la voir occuper dans les biographies une place que des courtisanes seules lui disputeront ; car en Orient aucune femme ne reçoit même les premiers principes d’une instruction élémentaire, si l’on excepte les almées, qui, vivant en dehors de la société, ont besoin, pour y entrer à un prix quelconque, de rehausser par les graces de leur esprit les charmes de leur personne. La Chine, qui ne compte qu’une lettrée célèbre, doit à ses courtisanes bien des drames réimprimés dans les collections choisies ; et les chants érotiques, les élégies passionnées qui retentissent au son des instrumens dans les palais et les salons des nababs et des riches, les pantomimes si vives, si dramatiques parfois, qui tiennent en suspens tant de graves personnages accroupis sur de somptueux coussins, les jeux scéniques en honneur sur les bords du Gange et de l’Indus, sont souvent l’ouvrage des bayadères qui les exécutent. Aussi voit-on de toutes petites filles, destinées par leur naissance à cet humiliant métier, s’asseoir à côté des jeunes garçons, le livre à la main, dans ces écoles à peu près en plein air, où le vieux maître range ses élèves sous la galerie de sa maisonnette, à l’ombre de quelques mauvaises nattes percées. Ce fut sans doute ainsi que se forma la fameuse courtisane Môti ; elle a laissé des vers spirituels et gracieux ; son nom a survécu à sa fragile beauté, tant dans ses propres poésies que dans celles d’un jeune écrivain, Mirza-Mactoul, qui lui voua un fidèle amour, et lui consacra des stances dans lesquelles le mot môti (perle) revient, selon le rhythme, à des intervalles égaux, comme les brillans semés au pan de la robe de la danseuse.

En recueillant ainsi les noms de ceux et de celles que leur position semblait devoir placer en dehors de la masse des écrivains, et qui, à la vérité, n’en forment pas le groupe le plus choisi, nous avons voulu faire comprendre combien le goût de la poésie était répandu dans l’empire du Grand-Mogol durant le XVIIe et le XVIIIe siècle. Mais qu’était cette littérature mixte et mêlée, née d’une inspiration étrangère, produite par une religion dont les traditions étaient ailleurs, à l’aide d’une langue formée de tous les idiomes musulmans entés sur des radicaux sanscrits, et qui se développait comme une plante parasite sur l’arbre humilié de la nationalité hindoue ? C’était quelque chose de factice qui sentait la conquête ou au moins l’invasion, une imitation, souvent même une répétition de ce qu’avaient dit, dans un langage plus homogène ou plus parfait, les écrivains arabes et persans. Les poètes hindoustani, comme cela arrive toujours dans les temps de renaissance, où l’on prend des modèles loin du sol, semblent généralement moins préoccupés de mettre en lumière une pensée qui leur est propre que de remplir un cadre donné. Aussi ne trouve-t-on guère en eux cette originalité qui doit être le cachet de chaque littérature, comme elle l’est de chaque peuple ; ils ne sont plus Hindous ; leurs regards franchissent une vaste contrée peuplée de légendes, où chaque arbre est une divinité, chaque ruisseau un lieu de pèlerinage, où chaque pagode a sa chronique et ses miracles, pour chercher au-delà des mers la tombe du prophète. En s’interdisant avec rigueur la représentation, par la peinture ou la statuaire, de toute créature animée, les musulmans ont renoncé aux plus puissans effets de l’art ; dans le cadre de leurs édifices aux lignes harmonieuses et hardies, il y a un vide sensible que ne comblent ni le luxe des arabesques ni la profusion des détails ingénieux ; c’est la forêt avec ses fleurs, moins les oiseaux qui l’animent. De même, dans leurs poésies détachées, dans tout ce qui n’est pas poème et légende, récit élégiaque ou guerrier, il manque l’image de l’homme sous le point de vue de la vie intime, le côté dramatique et vivant, partout sensible dans les œuvres de la littérature brahmanique ; de là résulte une nature de convention hors de laquelle l’écrivain cherche à s’élancer par l’hyperbole. Le caractère à la fois contemplatif et sensuel des musulmans se trahit sans cesse dans ces odes soutenues, où l’union avec Dieu est représentée sous l’allégorie d’un amour plus terrestre ; l’intelligence du poète, singulièrement excitée, semble dans un état de délire voisin de celui que l’opium procure aux sens.

On conçoit dès-lors que les poètes hindoustani aient dû s’approprier la métrique arabe avec de légères modifications, sauf à faire quelques emprunts aussi à celle des Persans ; ils aiment le cacidah, espèce d’ode prolongée sur une seule et même rime, dans laquelle la pensée est tenue comme en suspens sur les deux termes d’une comparaison partagée entre les deux moitiés de chaque vers, le masnewi, plus animé, coupé par des repos où l’auteur prend haleine, et formé de lignes cadencées rimant par hémistiche, comme le vers héroïque anglais. Dans le tardji-band, la même désinence, soutenue pendant toute la strophe, est variée par la double rime de deux hémistiches jetés à des intervalles égaux et se dessinant sur un rhythme trop uniforme, comme le nœud plus serré sur l’écorce lisse du bambou. Le moukhammas est presque une ballade divisée par petites stances, dont le dernier vers répète une rime unique qui devient comme un refrain à l’oreille. Mais les littérateurs musulmans de l’Inde ont une prédilection particulière pour le gazal, ode assez courte qui ne dépasse guère quinze vers roulant tous sur une même rime ; c’est dans ce cadre de quelques lignes que les Arabes surtout excellent à peindre avec la vigueur de tons qui leur est propre les yeux de la gazelle et la crinière flottante des cavales. Le poète assez fécond pour avoir épuisé, en rimant ses gazals, toutes les lettres de l’alphabet, enfile ces précieuses perles et en fait un chapelet ; puis il donne le nom de diwan à cet édifice littéraire, le plus estimé de tous, qu’il a signé ingénieusement de distance en distance, en insérant son surnom poétique dans chacun des vers qui précède un changement de désinence. Toutefois, les faiseurs de diwan ont eu dans l’Inde une tâche plus facile que leurs modèles, libres qu’ils étaient de puiser à loisir aux triples sources de leur idiome renouvelé, et il résulte de cette surabondance d’expressions, parfois altérées dans leur orthographe, qu’à ces jeux d’esprit déjà familiers aux Orientaux ils ont joint trop souvent les jeux de mots. Alors le vers présente un mirage fatigant, un nuage d’images fuyantes ; on y remarque au plus haut degré ce désolant papillotage, ce bavardage facile qui est l’écueil des langues méridionales, trop sonores et trop brillantes ; ces strophes semblent plus faites pour être écoutées que pour être lues ; elles rappellent certaines fleurs largement épanouies, mais inodores.

Doit-on conclure de ce qui précède que la littérature musulmane de l’Inde soit nulle et non avenue ? Non. Les beaux édifices de Delhi et d’Agra, pour être frères puînés de ceux de Bagdad et du Caire, n’en sont pas moins, pris à part, dignes d’admiration. Sous le régime brahmanique, à force de regarder à travers le prisme d’une religion panthéistique, l’imagination des poètes devenait sujette à des éblouissemens : toute la littérature de cette époque est pour ainsi dire sacrée, parce que tout émanait du pouvoir spirituel ; mais sous le règne de l’islam, la puissance temporelle se fit sentir d’une façon sérieuse, et la poésie prit un autre caractère. À côté des traités philosophiques et religieux, à côté des hymnes en l’honneur du martyr Hucaïn, parurent des panégyriques, des chants joyeux, des élégies gracieuses ; l’Inde eut autant de faquirs qu’elle avait eu d’ascètes, mais de plus des écrivains épris de la forme, aimant les lettres pour les satisfactions qu’elles donnent à l’esprit, sans y attacher l’idée d’enseignement. Le mouvement littéraire que le XVIIe et surtout le XVIIIe siècle virent se produire dans toute cette partie de l’Asie, et dont Delhi fut long-temps le centre, n’était pas sans rapport avec celui dont la France subit l’impulsion au commencement du règne de Louis XIV ; il y eut des maîtres auxquels chaque écrivain se hâta de se rallier, des réunions pour ainsi dire académiques, dans lesquelles chaque poète lisait ses vers, que l’on applaudissait tout en disant bas, sans se l’avouer :

Nul n’aura de l’esprit que nous et nos amis.

Dans ces gazals, dans ces marcyahs (élégies), chacun prodiguait de son mieux les expressions emphatiques, les images prétentieuses, les coquetteries du langage ; les beaux-esprits faisaient assaut ; l’art était leur unique affaire ; sans distinction de rang ni de fortune, ils admettaient parmi eux quiconque rimait avec grace, et formaient une société paisible qu’animait sans la troubler la verve plus piquante de quelques écrivains satiriques. Dans une de ces réunions qui se tenaient le 15 de chaque mois chez Mir Taqui, le roi du maçnewi et du gazal, vers 1780, on vit entrer Dana, poète distingué, retiré depuis peu de la vie du monde et des affaires temporelles pour se vouer à la pauvreté spirituelle. On était au jour du Hôli, du carnaval indien, où le peuple aime à se déguiser de mille façons, et Dana se trouvait si singulièrement costumé, que Rafi Sauda, surnommé le Juvénal de l’Inde par les Européens, s’écria en le voyant : « Mes amis, voici quelqu’un déguisé en ours ! » On ne dit pas que le pieux personnage se soit fâché d’une pareille apostrophe, qui mit en gaieté toute l’assemblée. D’ailleurs, Sanda pouvait se permettre certaines libertés ; reconnu de son vivant même pour le prince des poètes, reçu avec distinction partout où l’appelait sa profession de militaire dans les armées de Delhi, partout où il porta ses pas errans après la dévastation de cette capitale, il a eu les honneurs, sinon d’une édition, au moins d’une copie illustrée qu’on voit à la bibliothèque de Calcutta. À cette même académie, dont Mîr était l’ame, paraissait aussi un écrivain moins connu, Garib, qui se plaisait à étudier dans les bosquets les amours de la rose et du rossignol, si chantés en Orient, et qu’on surnommait, pour cette raison, le libertin des jardins. Mais avant Mîr Taqui, et durant les derniers jours de la splendeur de Delhi, le sceptre de la littérature musulmane était aux mains de Dard, poète à la fois gracieux et grave, considéré long-temps comme le guide des spiritualistes, et dont presque tous les écrivains de la fin du XVIIIe siècle se vantent d’être les disciples. Après avoir été militaire, il s’assit sur le tapis des derviches, comme tant de personnages distingués de son temps, et institua ces réunions dont son élève Mîr fut le président après lui. L’empereur lui-même étant venu le visiter dans sa retraite, il le reçut à peine, tant était grande son insouciance des choses du monde. Fuyant la ville et ses pompes, il réunissait chaque mois des musiciens sur le tombeau de son père, et la foule s’assemblait autour de cet orchestre, qu’il dirigeait en personne. On nous excusera sans doute de citer ici une partie de ce que raconte de lui le biographe Ali-Ibrahim[2] : « … Lorsque, par suite de nombreux malheurs et d’accidens successifs, Shahdjahanabad (Delhi), — qui était le lieu de réunion des notabilités en tout genre du quart habité de l’univers et la demeure des gens les plus distingués par leurs qualités et par leur naissance, — tourna sa face vers la destruction ; lorsque chacun, tant parmi les grands et les petits que parmi les derviches assis dans l’angle de la pauvreté et les gens riches et puissans, ne pouvant supporter cet état déplorable, ne vit rien de mieux que de quitter cette ville infortunée, Dard, cet homme de famille illustre, souffrit patiemment les calamités qui étaient tombées sur sa patrie ; il se résigna à ces évènemens fâcheux sans jamais abandonner sa ville natale. Il vécut là retiré du monde, et ne s’éloigna pas seulement à un demi-mille de Delhi. »

Ce passage donne une idée du style des écrivains musulmans de l’Inde ; il est rare même qu’ils soient aussi simples ; d’ordinaire, il leur faut des images et des périphrases. Un biographe parle-t-il de la mort d’un poète qui périt au retour de son pèlerinage à la Mecque, il dira : « Le vaisseau de la vie de ce personnage qui connaissait l’océan de l’élocution périt dans le tourbillon de la mort. » Cet autre n’a pas achevé paisiblement sa carrière, mais, « éloquent rossignol, il s’est échappé du filet de l’existence » en telle année de l’hégire. Toutefois, dans la satire, dans la poésie descriptive, lorsqu’ils écrivent d’inspiration, sur les choses de leur pays, quand ils échappent à cette préoccupation d’une littérature étrangère trop assiduement étudiée et trop fidèlement imitée, ces mêmes auteurs savent retrouver en partie la verve de leurs ancêtres. Ainsi Azfari de Delhi annonce le printemps par les lignes suivantes : « Le printemps s’avance avec force et bruit ; nous le voyons causer du plaisir aux jeunes têtes. Dieu soit notre sauve-garde contre les insensés ! Le printemps arrive ; il vient réveiller le tumulte qui était assoupi. Le printemps fait voler sur vous sa poussière ; voici que les enfans jettent des pierres dans le bazar… Gare à votre tête !… Libertins, montez vite le vaisseau de l’ivresse ; le printemps étale dans les jardins mille fleurs épanouies… » Au retour de l’hiver, le sheik Mouhammad Baim, gouverneur de l’arsenal de Delhi, s’écriait : « L’hiver est si rigoureux cette année, qu’au matin le soleil lui-même tremble de froid ; bien plus, on dirait qu’il n’y a plus de soleil dans le ciel, et que le firmament cache ce réchaud dans son sein. Sur les étangs se déploie une couche d’écume verdâtre qui a l’apparence d’une couverture de cachemire ; on passe le jour à se chauffer aux rayons du soleil, la nuit on s’enveloppe d’un épais tapis. Le ciel est toujours revêtu de son manteau de satin ; c’est la voie lactée qui apparaît sous le costume du brahmane (à la blanche écharpe). La cigogne vient à peine se poser sur la rivière, et s’envole bientôt à tire-d’aile. Le chemin dans lequel il est tombé une neige toute blanche ressemble au cardeur, quand il est recouvert de flocons de coton. Du ciel sort un bruit sourd ; un vent froid et violent se fait sentir, qui secoue les arbres nuit et jour… Les plus riches s’enveloppent réellement de coton, comme la poire ou le raisin qu’on veut conserver… » À côté de ces lignes, auxquelles le rhythme donne un mouvement qui ne peut se transmettre par la prose, qu’on nous permette de citer par fragmens une satire du spirituel Sauda. Il attaque le chef de police (kotowal) de Delhi avec une franchise et une vivacité qui font de son petit poème une peinture de mœurs : « Qu’est devenu, ô mes amis ! cet ordre qui régnait jadis ? Le voleur de citrons avait la main coupée ; on enchaînait celui qui dérobait du bois, et, pour une citrouille prise, on mettait à mort le coupable. Il n’était pas question alors de suborner le kotowal ; le nom de voleur n’existait pas dans le monde. Quel repos, quelle sécurité dans la ville !… Comme les mortels passaient doucement leur vie ! Aujourd’hui, partout où l’on jette les yeux règne l’impudence, partout il y a des voleurs, des escrocs, des assassins. Devant la place du marché, la plaine de Talaori, si remplie de voleurs, a perdu toute sa célébrité… Celui qui se rend au bazar pour trafiquer d’un paiça (un sou) perd son turban et reçoit des coups à la tête. Comment en serait-il autrement depuis que Saïda Kaphor est notre chef de police ? Quand les voleurs reconnaîtront-ils l’autorité d’un homme pour lequel ils professent un si profond mépris ?… Il est le soutien des perturbateurs, le frère de ceux qui nous pillent ; il est lui-même un voleur. Devant sa porte, il a toujours des vauriens qui jettent la désolation de maison en maison. Non-seulement l’assassin arrive jusqu’à sa protection, mais encore il entretient des relations avec les petits escrocs. S’il voit sur la tête de quelqu’un un châle d’un grand prix, c’est comme si ce châle était la propriété de son père, son héritage !

« Au retour de la patrouille, le joueur de trompette fait résonner son instrument. « Écoutez, voleurs, en deux mots voici le décret : apportez au matin une part de vos travaux au chef de police ! » — Son espion le plus rusé, regardez bien, c’est encore un escroc, car tout ce qu’il a de gens employés à son service est passé maître dans l’art de voler… Mais malheur au propriétaire dans la maison duquel entrera leur maître ! Qu’il ait bien soin, ce propriétaire, que tout soit caché chez lui depuis la boîte aux parfums jusqu’à la cassolette au bétel, car telle est l’agilité de leurs mains, qu’ils lui jetteraient de la poudre aux yeux, et celui qui demeurerait inattentif en leur compagnie perdrait jusqu’aux vêtemens qu’il porte sur lui… Parlerai-je de ce qui se passe au milieu de la ville ? Chaque soir, c’est un tumulte comme si le jour du jugement était venu ; la nuit, c’est une conversation de clairons, comme si les séraphins faisaient retentir leurs trompettes ; les chiens font un tel vacarme en aboyant, que les trépassés en sont éveillés du sommeil de la mort !… Jeunes et vieux ne s’assoient plus le soir au banquet sans avoir fait des provisions de guerre ; à l’éclat de l’aigrette d’or brillant sur le turban, le voleur arrive comme le papillon attiré par la bougie… Que les jeunes et les vieux portent leur jugement sur mes paroles ; ai-je grand tort en tout ceci, quand telle est la haute capacité des voleurs, qu’ils se servent de la voie lactée comme d’une échelle pour escalader la maison des cieux ? Et celui qui trouvera insignifiantes les plaintes de Sauda, celui-là en aura dérobé le vrai sens. »

La fée de l’Orient, la péri a souvent aussi inspiré les écrivains musulmans de l’Inde, ils l’ont adoptée avec les djins et les dives ; c’est elle qui bâtit dans les airs les palais étincelans que voient dans leurs extases le buveur d’opium et le fumeur de hatchitch. Elle est le principal personnage d’une foule de petits romans en vers, vrais drames féeriques où les changemens à vue transportent le lecteur de la terre aux cieux, d’un jardin enchanté à un palais illuminé d’émeraudes. Ces contes sont de la famille des Mille et une Nuits arabes ; ils tiennent aussi par quelques côtés aux nouvelles fantastiques chinoises, aux légendes racontées par les Persans dans le caravanserail, aux contes de Perrault, à ceux que l’on répète en Occident autour du foyer. C’est dans le domaine de l’imagination que tous les peuples se retrouvent. Ceylan (Sarandip), limite extrême du monde connu et fréquenté par les anciens navigateurs de la mer Rouge et du golfe Persique, cette île, entourée de bas-fonds à sa pointe, hérissée de montagnes aiguës, peuplée de grands singes et habitée jadis par des sauvages cachés dans les forêts, a été souvent choisie par les écrivains hindoustani comme par leurs ancêtres, comme aussi par les conteurs arabes, pour le théâtre des merveilleuses aventures d’un héros imaginaire. Combien de mauvais génies et de péris bienfaisantes hantaient ces pics aériens, guettaient le voyageur dans les cavernes, sous les bois pleins d’ombre, ou les enlevaient dans les beaux nuages diaphanes suspendus comme un dais sur les hautes arêtes de l’île ! Plutôt que d’analyser une de ces compositions insaisissables qui s’évanouissent comme la bulle de savon sous la main qui la touche, nous emprunterons à Mir-Goulami-Haçan quelques lignes de son histoire du prince Bénazir ; c’est une danse de bayadères qu’on peut donner pour échantillon du style descriptif.

« …… Ainsi l’allégresse se répand de tous côtés, et les bayadères commencent leur danse. Deux jeunes filles brillent dans l’assemblée ; des anneaux sonores retentissent à la cheville de leurs pieds. Elles se baissent et se relèvent avec grace, elles se montrent les deux mains croisées sur le sein. Une boucle étincelle à leurs oreilles, l’anneau du nez s’agite à chaque pose nouvelle ; tantôt le cœur est subjugué par leurs pieds en mouvement, tantôt c’est par le regard qu’elles captivent. Tour à tour elles laissent voir leur riante beauté, et cachent sous le voile le vêtement qui presse leur taille. L’une porte au visage l’ornement de la boucle suspendue aux narines, au poignet de l’autre resplendit le bracelet de neuf perles ; celle-ci a noirci ses dents avec la poudre du missy, celle-là semble plus fraîche que la rose ; telles apparaissent ensemble au crépuscule du matin la nuit et l’aurore. Toutes ont le pur éclat des fleurs à peine écloses ; le gracieux mouvement de leur cou captive et subjugue ; tantôt elles promènent leurs regards au hasard, tantôt à la dérobée elles lancent de vives œillades. À chaque note perce en elles cette pensée : Prenons, prenons les cœurs ! » Plus loin, le poète décrit ainsi les jeux des compagnes de la péri qui a enlevé le jeune prince : « Elles vont et viennent de tous côtés, elles errent au hasard avec toute la coquetterie de la première jeunesse. L’une frappe ses mains, l’autre fait claquer ses doigts ; elles laissent éclater un rire bruyant et répètent de joyeuses chansons. Celles-ci sont assises nonchalamment sur leurs siéges, celles-là poussent des cris de joie et de plaisir ; l’une agite les anneaux retentissans qui ornent ses poignets, l’autre lance des exclamations d’allégresse et de bonheur. L’une montre aux regards tous les anneaux qui la parent, l’autre la dentelle de sa robe légère, cette autre encore son voile transparent. Celle-ci, gracieusement assise, fume le houkka ; celle-là, plus hautaine, brave l’amour… Ici, en voici une qui se plonge dans le bassin ; là, c’en est une autre qui s’assied au bord du ruisseau et agite ses pieds à la surface. Celle-ci écoute les contes de sa perruche, celle-là fixe ses yeux sur son oiseau-moqueur. Plus loin, cette jeune fille frappe doucement sa voisine, cette autre s’assied et peigne sa chevelure ; celle-ci cherche dans la boîte au missy la teinture dont elle entoure sa paupière, celle-là trace autour de ses lèvres la ligne noire. Ce sont les sœurs jumelles des roses ; dans le jardin, c’est comme un parterre flottant. »

À côté de ces scènes gracieuses qui ressemblent si bien aux dessins de l’Inde, enluminés et rehaussés d’or, et auxquelles manque, comme dans ces tableaux, la variété des fonds et l’entente des plans, on doit placer les chants populaires. Par ce nom, je désignerai les élégies religieuses chantées dans les fêtes du Mouharram, les stances qui égaient les mascarades et les réunions du Hôli, les petits poèmes mis en musique que récitent langoureusement les bayadères en se balançant d’un pied sur l’autre, en élevant leurs bras nus ornés de bracelets, en écartant d’une main chargée de bagues le voile fixé dans les cheveux avec l’épingle d’or. Le plus souvent, ce sont des vers composés par d’anciens poètes dont le nom s’est perdu, des strophes écloses sur la place publique comme tant de beaux romances insérés de nos jours dans les recueils espagnols, parfois aussi des chansons improvisées, en l’honneur du maître qui donne la fête, par les danseuses elles-mêmes. Ces dernières compositions, presque toujours assez profanes, sont la contre-partie des odes graves et pieuses que l’écrivain musulman aime à mettre en tête des ouvrages de longue haleine, comme une introduction, comme une paraphrase de l’invocation d’usage : « au nom de Dieu clément et miséricordieux. » En un mot, aux deux extrémités de cette littérature, on retrouvera l’amour divin et l’amour terrestre, parce que l’homme, quelle que soit sa croyance, va toujours, dans l’élan de sa pensée, de la terre aux cieux et des cieux à la terre.

Sous ce régime nouveau, l’Inde n’était plus, comme on le voit, le pays des croyances terribles et mystérieuses, des épopées gigantesques. Les brahmanes hautains, retirés dans le sanctuaire, dépouillés d’une influence conquise depuis tant de siècles par l’accaparement complet de l’enseignement et l’intelligence plus ou moins précise des traditions, les brahmanes, déchus dans l’Hindostan, regardaient sans doute en pitié ces rimeurs beaux esprits. Le flot de l’islamisme, qui avait inondé Delhi, l’ancienne Hâstinapour (ville des éléphans), et fait éclore autour d’eux des sages d’une nouvelle espèce, battait en brèche l’édifice de leur puissance. Durant cette période, où les empereurs mogols, dédaignant la pagode comme un temple de faux dieux, envoyaient les fidèles en pèlerinage à la Mecque et se tenaient ainsi en communion avec les états musulmans, les études brahmaniques brillaient encore d’un certain éclat dans la presqu’île, loin du siége d’un gouvernement hostile, chez les Mahrattes, dans le Travancore, à Maduré ; mais comme les prêtres de Brahma s’étaient dispersés devant les cavaliers de Timour, ainsi, quatre siècles plus tard, devant les armées mahrattes qui incendiaient et pillaient les faubourgs de Delhi, se turent et s’enfuirent les poètes musulmans. À l’exception de Mîr-Dard, qui resta obstinément dans sa patrie, comme nous l’avons dit plus haut, tous les écrivains distingués de cette époque, et ils étaient nombreux, vinrent se réfugier à Laknaw, près du nabab Açaf Uddoullah. Les brahmanes étaient vengés. Les fugitifs furent généreusement accueillis par ce prince intelligent, qui, sauvant les débris de ce grand naufrage, donna à celui-ci une pension, à celui-là l’investiture d’un fief, à cet autre une place à la cour. À Laknaw se tinrent les dernières réunions littéraires, les dernières assises de ces adeptes de la gaie science ; puis peu à peu, pour parler leur langage, les flambeaux de l’éloquence s’éteignirent, avec le siècle qui avait vu pâlir et s’effacer la gloire de leur patrie, à l’aurore de celui qui confirmait en Asie le triomphe des armées anglaises.

Vers ce même temps aussi, quatre biographes avaient eu l’idée de recueillir les noms et quelques fragmens des ouvrages de ceux à qui une époque à jamais passée devait son illustration ; ils songèrent à rendre plus complets les travaux de ce genre entrepris avant eux. Quand le bruit se répandit dans l’Inde que des monumens littéraires allaient s’élever en honneur des écrivains morts et contemporains, ce fut à qui, parmi les auteurs secondaires et les rimeurs des provinces reculées, enverrait quelque échantillon de son savoir-faire, tant chacun était avide d’avoir une place dans ce parterre de roses, dans ce jardin de l’éloquence, comme on intitule généralement ces recueils en Orient. S’il existait de pareils ouvrages sur la vieille littérature hindoue, on éprouverait moins de difficulté à classer les anciens textes ; mais l’orgueil de la caste brahmanique était au-dessus de ces petites vanités.

Avec le XIXe siècle commença dans l’Inde une ère nouvelle ; la littérature musulmane ne périt pas à la chute des empereurs qui l’avaient long-temps favorisée ; elle trouva aide et protection auprès des gouverneurs anglais, qui écoutaient en même temps les doléances des représentans du brahmanisme. Après tout, une conquête européenne n’entraîne pas la barbarie après elle ; la politique prescrivait aux nouveaux maîtres de respecter les anciens usages ; pour les bien connaître, il fallait les étudier dans les textes nationaux. Tout en favorisant les colléges brahmaniques de Poonah et de Bénarès, tout en maintenant les anciens pèlerinages (qui d’ailleurs rapportent à la compagnie un assez beau revenu), tout en poussant la tolérance jusqu’à encourager les cérémonies de l’ancien culte, ceux qui succédaient de fait aux empereurs mogols durent prendre les choses où elles en étaient et accepter la langue qui était la plus répandue dans toutes leurs possessions. Ce ne fut plus, cette fois, autour du trône où siége l’ombre d’un monarque, mais dans les villes centrales de ce nouveau pouvoir, que les écrivains musulmans reparurent ; il y avait pour eux une place dans les écoles fondées par les Anglais pour l’enseignement, mieux dirigé, des indigènes. Calcutta surtout eut le privilége d’attirer, non pas précisément les poètes, car la prose dut l’emporter sur les vers dans l’empire reconstruit à neuf, mais les érudits, les hommes intelligens, habiles dans l’art d’écrire, dont le talent fut adapté à d’utiles travaux. Parmi les savans anglais qui s’occupaient, à travers toutes les provinces, du dialecte local ou de la langue primitive, il s’en trouva plus d’un qui s’attacha à la culture et à l’encouragement de l’idiome hindoustani. C’est ainsi qu’Afsos, appelé dans la capitale du Bengale par lord Wellesley, rédigea, sous la direction du docteur Gilchrist, entre autres ouvrages importans, son Araïsch-i-Mahfil, statistique et histoire de l’Inde, livre précieux où des vers descriptifs pleins d’élégance se mêlent à une prose facile et remarquable par sa précision. Grace aux lignes rimées qui coupent le texte, ce travail devient plus littéraire encore que scientifique ; mais on peut pardonner les ornemens du style et les élans un peu hardis de l’imagination à celui qui peint au passage tant de merveilleux édifices et de fabuleux évènemens. Un autre professeur du Fort-William, Mirza-Ali, agrandit la sphère de ses études, et, embrassant à la fois trois époques, il mit en prose ourdou et sous forme de roman la dramatique histoire de Sacountala, rédigea sur la version persane de Firischta les chroniques de la dynastie Bahmanie du Deccan, et déploya dans ses tableaux des Douze Mois (Barah-Mâca) la longue et curieuse série de fêtes qui se partagent l’année hindoue et musulmane. Ce sont là des ouvrages de bibliothèque, à côté desquels il faut placer ceux que les écrivains mahométans, sous la direction de leurs maîtres, traduisirent du persan avec un soin particulier : les chroniques d’Assam, où l’on trouve de précieux documens sur la géographie de cette contrée, peu connue en Europe, et sur les peuples qui l’habitent ; l’histoire de Tabarî, les faits et gestes d’Akbar, en un mot tous les manuscrits célèbres en Orient, dans lesquels ont été consignées, à des époques diverses, les annales des grands empires. Un écrivain orthodoxe du royaume de Golconde, Jafar Scharif, donna dans son Canoun-i-Islam (Règles de l’Islam) l’ensemble des rites et cérémonies usités chez les musulmans du sud depuis le moment de la naissance jusqu’à l’heure de la mort. Dans les trois présidences, il parut aussi des travaux de linguistique ; une grammaire en vers fut rédigée à Calcutta presque en même temps qu’une seconde en prose, écrite à Bombay et dédiée au gouverneur Elphinstone, et, dans ces dernières années, un professeur de Madras réunissait en un glossaire spécial tous les mots propres au dialecte du Deccan, tels qu’il les avait recueillis lui-même, en voyageant dans les provinces où s’est formée cette langue d’oc de l’Inde. Enfin, il y eut union complète entre l’Asie et l’Europe, entre les descendans des Mogols et les conquérans modernes, entre les deux littératures surtout, quand Mîr-Haçan-Ali, musulman-hindou distingué, vint occuper une chaire dans la Grande-Bretagne, au collége d’Addiscombe, et y épousa une femme anglaise, qui l’accompagna ensuite à Laknaw et consentit à s’enfermer dans son harem.

Ils ne changèrent de religion ni l’un ni l’autre. Haçan traduisit en hindoustani l’Évangile de saint Matthieu et le Vicaire de Wakefield ; de son côté, Mme Haçan, de retour en Europe après la mort de son époux, publia l’intéressant ouvrage intitulé Observations on the Musulmans of India, auquel celui-ci avait indirectement coopéré.

Cette mention des Évangiles nous amène à parler des travaux sérieux dont s’occupèrent bientôt en Asie les Européens et les indigènes, dans le zèle qui les animait pour leur religion respective. La presse offrait aux chrétiens une ressource immense que leurs adversaires ne négligèrent pas à leur tour. Non-seulement nos livres saints, traduits en langue ourdou, étaient répandus à profusion dans toute l’Inde par les missionnaires anglicans et américains, mais encore l’étude du sanscrit, régénérée par les soins du gouvernement britannique, ranimée par les savans de l’Asiatic Society, portait ses fruits : les textes anciens, les traités philosophiques, les livres de lois, les épopées brahmaniques, paraissaient au grand jour, dans de beaux livres lisiblement imprimés, corrigés et revus avec une incroyable exactitude par les lettrés de la caste sainte. Les musulmans, craignant que leur doctrine ne subît quelque altération par le contact de ces philosophies et de ces dogmes étrangers, cherchèrent à la manifester aussi au milieu des fidèles ; deux éditions du Coran, traduit en hindoustani, dont l’une accompagnée du texte arabe interlinéaire, ne tardèrent pas à être publiées par les soins de quelques mahométans instruits et désintéressés. Plusieurs d’entre les vrais croyans avaient consenti à travailler eux-mêmes aux versions du nouveau et de l’ancien Testament, et ce fut peut-être ce relâchement visible qui porta le saïyid Ahmad à entreprendre dans l’Inde la sévère réforme pour laquelle il est appelé l’émir des fidèles. Depuis lors surtout, et par le moyen plus rapide encore de la lithographie, les sectateurs du prophète, enflammés d’une nouvelle ardeur, se donnèrent le plaisir de mettre au jour des traités religieux, des catéchismes, des dialogues, dans lesquels le chrétien et le mahométan sont aux prises ; les argumens en faveur de l’islamisme sont si victorieusement posés, ou plutôt si faiblement combattus, que le Nazaréen reste assez souvent la bouche close. C’est quelque chose de divertissant que de lire, avec un mounschi (professeur) un peu exalté, ces textes, où le triomphe des doctrines de Mahomet se trouve complaisamment préparé d’avance.

Cependant de toute chose on peut tirer un enseignement ; en voyant ces petits livres éclos de nos jours sous la plume des moullahs, on comprend le rôle important que jouent les religions en Asie. Dans cette partie du monde, les esprits forts sont rares ; on n’y connaît pas non plus cette étrange manie, trop commune parmi nous, qui consiste à respecter et à défendre volontiers toutes les croyances, excepté celle dans laquelle nous avons été élevés. Le christianisme gagne nécessairement du terrain à mesure que les populations deviennent plus éclairées, et les conversions nombreuses opérées surtout par les missionnaires catholiques prouvent que, pour les habitans de l’Inde, le sentiment religieux est un besoin. Là, on veut à toute force croire et pratiquer quelque chose, mettre les actes de sa vie sous la protection d’une divinité quelconque. Le sentiment que nous signalons se conserve d’ailleurs plus vivace encore par la lutte et l’opposition des religions diverses qui se trouvent en présence depuis des siècles. En y regardant d’un peu près, on verrait dans l’époque actuelle surtout les symptômes d’un réveil subit, dont la presse a été la cause dominante. Habitués jadis à disserter dans d’énormes et prolixes ouvrages écrits patiemment au sein de la retraite, en compagnie de quelques disciples choisis, les Hindous des deux croyances n’ont pas acquis tout d’un coup la rapidité de style, la vivacité de diction qu’exige le journalisme, la lutte de chaque jour, l’escrime quotidienne par laquelle on s’exerce à de plus sérieux combats ; mais de temps à autre ils soulèvent et discutent des questions de doctrine et de dogme avec une énergie singulière, qui va jusqu’à la violence sous le calame un peu âpre des brahmanes. Derrière ces écrivains militans, placés pour ainsi dire en avant-garde et procédant à la manière européenne, viennent ceux qui, travaillant avec conscience, servent si bien les études orientales, tout en ne songeant qu’à servir la cause de leur religion, c’est-à-dire les érudits qui se livrent à la publication des livres sacrés de l’Asie. Par suite de ce mouvement ont reparu déjà multipliés par l’impression, soit dans la langue primitive, soit dans une traduction en langue moderne, un grand nombre de manuscrits que le temps menaçait de détruire ou au moins d’altérer prochainement.

Quoique nous nous bornions à parler ici de ce qui touche l’Inde musulmane, il nous sera permis peut-être de jeter un coup-d’œil hors de notre cercle et de citer, comme exemples de cette renaissance si remarquable, les ouvrages assez nombreux qui sortent de la presse lithographique établie par les brahmanes eux-mêmes dans leur collége de Poonah, les belles éditions sanscrites menées à fin avec le secours de ces mêmes prêtres à Calcutta, et la publication récente en gouzarati et en anglais de la réfutation d’un mémoire, lu à Bombay par le docteur Wilson, touchant les dogmes de Zoroastre. Les attaques de ce savant indianiste ont enfin mis en rumeur les Parsis, jusqu’ici peu soucieux de défendre une doctrine à laquelle ils restent fidèlement attachés. Cette polémique amènera sans aucun doute la reproduction complète des textes qui traitent de la religion si peu connue des anciens Guèbres, et ce sera une richesse de plus que nous devrons à l’Inde, devenue la patrie des descendans des mages[3], qui, à peine sortis des montagnes de la Perse, virent bientôt reparaître autour d’eux leurs ennemis les musulmans.

En traçant ce rapide aperçu de l’histoire de la langue et de la littérature nées de l’invasion mahométane, notre but était d’attirer l’attention sur un idiome parlé par la population entière de l’Hindostan et par un assez grand nombre de familles de toutes les provinces, et de montrer que, depuis cinq siècles, il a été assez cultivé pour prendre rang parmi ceux de l’Asie malgré son origine bâtarde. Il a eu sur la langue ancienne de l’Inde la même influence que l’islamisme, dont il est l’organe, sur la religion primitive, représentée par le sanscrit ; on peut le regarder comme l’image d’un peuple composé désormais d’élémens bien divers, d’un pays où la mosquée lève ses minarets ornés du croissant parmi les pagodes chargées de statues monstrueuses. Bien qu’il ait sa place à la suite des idiomes appartenant à la famille musulmane, il se rattache encore à la véritable souche indienne, pareil en cela à la langue anglaise saxonne par ses racines et romanisée par la conquête normande. Survivant jusqu’au-delà du Gange à la dynastie des Mogols, il est un éclatant témoignage de l’établissement de la religion du prophète au sein et presque sur les ruines d’une croyance qui se perd dans la nuit des temps. C’est la voie par laquelle se sont répandues à travers un pays plein de légendes mystérieuses et sombres les traditions plus fraîches de la Perse et de l’Arabie ; c’est enfin le lien qui rattache l’Inde par tous les points aux célèbres et lointaines contrées que baignent le Nil et l’Euphrate.


Théodore Pavie.
  1. Ce poète distingué passa plus de soixante ans à voyager et à écrire ; il visita plusieurs fois Delhi, fut fait prisonnier par les croisés et employé par eux aux fortifications de Tripoli de Syrie. La biographie de Saadi a été donnée, avec de curieux détails et un portrait fait dans l’Inde, par M. Garcin de Tassy, professeur à l’école des langues orientales, dans un remarquable article inséré au no de janvier 1843 du Journal Asiatique. On trouve des renseignemens nombreux et variés sur le sujet qui nous occupe dans un savant ouvrage du même professeur, intitulé Histoire de la littérature hindoue et hindoustani. Le premier volume, publié en 1839, renferme une nomenclature et une biographie succincte de plus de sept cents écrivains classés par ordre alphabétique ; le second, qui doit paraître prochainement, contiendra de nombreux extraits des principaux ouvrages écrits dans les deux dialectes modernes de l’Inde.
  2. La traduction de ce passage est empruntée à un savant ouvrage déjà cité, l’Histoire de la littérature hindoue et hindoustani, par M. Garcin de Tassy.
  3. Les familles parsis, peu nombreuses, mais influentes par leur fortune, viennent de créer un fonds pour la publication d’ouvrages écrits en anglais, en langues orientales anciennes ou en gouzarati, qui est leur idiome moderne ; le plus riche de ces sectateurs de Zoroastre, sir Djamsetji, a souscrit à lui seul pour la somme de trois lacks de roupies (750,000 fr.).