De la littérature politique en Allemagne/03

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DE


LA LITTERATURE POLITIQUE


EN ALLEMAGNE




III.
POESIES NOUVELLES (Neue Gedichte), par M. HENRI HEINE[1]




La poésie politique, qui s’est produite en Allemagne dans ces derniers temps avec beaucoup de bruit et d’éclat, continue d’agiter les intelligences ; elle suscite des hommes nouveaux, et attire à elle des talens déjà éprouvés ailleurs. Cette liste que nous avons ouverte ici même, il y a quelques mois, ne paraît pas sur le point de se clore, M. Hoffmann de Fallersleben, M. Dingelstedt, M. Herwegh, ne sont plus seuls à solliciter l’attention publique ; leur petite phalange grossit, tous les jours, et qui sait si ces premiers héros, si heureux et si fiers d’eux-mêmes, ne seront pas oubliés demain pour les survenans ? Les nouveaux venus, du reste, seront oubliés et dépassés à leur tour. Ce qui caractérise avant tout la situation présente de l’Allemagne, c’est l’absence d’une doctrine, d’une volonté droite et claire. Elle s’agite beaucoup, mais elle s’agite dans le vide. Or, tant que cette volonté manquera, tant que l’ancien idéal, disparu pour jamais, n’aura pas été remplacé par un idéal nouveau qui puisse régler les esprits et les conduire vers un but déterminé, les agitations se succéderont sans résultat, et l’inutile émeute d’aujourd’hui amènera inutilement l’émeute de demain.

Il faut un coup d’œil exercé pour suivre ces mouvemens de la pensée publique en Allemagne. On y rencontre sans cesse mille contradictions bizarres, et une attention superficielle serait vite déconcertée dans ce tumulte. Une chose me frappe au milieu des tentatives nouvelles de ce pays, c’est combien il subit encore l’influence de cet esprit philosophique dont il croit s’être débarrassé pour toujours. Un peuple ne renonce pas sans danger à ses traditions, à ce qui était sa force et sa vie. Depuis qu’il a rompu avec les préoccupations élevées qui faisaient sa gloire, l’esprit allemand, troublé, dépaysé, cherche sa voie et ne la trouve pas. Le jour où la haute poésie que représentaient Goethe, Schiller, Herder, Jean-Paul, a été attaquée avec colère, le jour où le spiritualisme de Fichte, de Schelling, de Hegel, a été rejeté bien loin par de jeunes et aventureux tribuns, ce jour-là commençait la profonde révolution morale dans laquelle sont engagés les peuples allemands. Que cette révolution fût nécessaire, ce n’est pas moi qui voudrais le nier ; j’ai expliqué, j’ai approuvé ici ce légitime mouvement qui ramenait les intelligences aux épreuves sévères du monde réel, et éveillait le besoin de l’action après les longues extases de la pensée. Seulement, de quelle manière se transformera le génie de l’Allemagne ? Saura-t-il, dans cette transition si périlleuse, modifier sa nature sans la mutiler, la rendre féconde sans la violer et la flétrir ? Il s’agit pour elle, en ce moment, ou de tout régénérer ou de tout perdre. Voilà la difficile situation qui est la sienne, voilà le spectacle qui attire nos regards et sollicite puissamment nos sympathies et nos études. Or, jusqu’ici l’inquiétude est permise. Le vieux génie de l’Allemagne n’est plus ; mais l’esprit de l’Allemagne nouvelle est-il né, se connaît-il, a-t-il conscience de lui-même ? Pour qu’il acquière cette conscience, la condition première, assurément, c’est qu’il ne renonce pas à ses traditions nécessaires. Vous qui voulez transformer l’esprit de votre peuple, ne commencez pas par le frapper violemment, et craignez de le détruire. On aura beau faire, au-delà du Rhin on ne pourra jamais se passer complètement de cette philosophie ; rendez-la plus humaine, plus appropriée au monde réel, plus soucieuse des intérêts présens, mais ne la répudiez pas. Il faudra toujours qu’une pensée élevée dirige ces intelligences ; sans cette lumière, elles trébucheront misérablement. Le génie allemand ne ressemble pas au génie de la France, lequel, dans de suprêmes occasions, au milieu de la ruine de ses croyances, sait trouver en lui des ressources inattendues, et réparer miraculeusement toutes ses brèches. Une telle promptitude de cœur, un sens si droit et si résolu, un si ferme esprit de conduite, n’appartiennent point aux nations germaniques, et ce sera toujours pour elles une grande imprudence de s’aventurer trop follement. On peut parler ainsi sans faire injure à un grand peuple, car c’est peut-être une vertu, après tout, de ne savoir se passer de croyances profondes. Depuis que ce guide lui a manqué, l’Allemagne s’en va au hasard, sans but, sans volonté sérieuse, prenant le bruit qu’elle fait pour un signe de force, et s’amusant à de vaines équipées au lieu d’affronter vigoureusement les épreuves décisives qui l’attendent. Voilà pourquoi je dis qu’elle subit encore, à son insu, cette condition philosophique dont elle se croit délivrée comme d’un mal, et qui est sa nature même.

Je voudrais résumer rapidement tout ce qui s’est passé depuis le commencement de cette révolution jusqu’au point où nous en sommes. C’est une histoire qui se fait sous nos yeux, mais la confusion de la mêlée nous empêche d’apercevoir distinctement les différens groupes.

On sait quelle était l’autorité de la philosophie de Hegel, combien elle avait subjugué de hautes intelligences, comme elle régnait enfin sur presque toute l’Allemagne. Jamais l’empire d’une doctrine n’avait été plus fortement établi. Hegel résumait tous les travaux de la métaphysique allemande, comme Goethe représentait toute la poésie depuis Klopstock. Cette haute poésie d’un côté, de l’autre les systèmes souverains des penseurs formèrent, pendant quelque temps, comme une patrie spirituelle où les peuples germaniques, séparés ici-bas, pouvaient enfin se rencontrer. L’unité de l’Allemagne était fondée dans l’esprit ; seulement, il fallait faire passer cette unité dans le monde réel : il fallait aussi entrer dans la vie active, après avoir épuisé tous les degrés de la contemplation. Alors parut une littérature légère, frivole, sémillante, qui prit sa gracieuse frivolité pour un témoignage de hardiesse sociale et s’en promit les plus heureux résultats. On donna à cette école le nom de jeune Allemagne, et ce jeu singulier dura quelques années avec des alternatives de succès et de défaites que j’ai racontées ici. Cependant, tandis que la poésie de la précédente période était ainsi réduite en poussière, la haute philosophie de Hegel était détruite par des hommes qui se vantaient de l’avoir rendue accessible à tous, beaucoup trop accessible en effet, puisqu’on marchait désormais sur ses débris. Ces hommes s’appelèrent la jeune école hégélienne. Ils étaient aussi emportés, aussi farouches que leurs devanciers avaient été badins et prétentieux. Ce furent les montagnards ; plus d’une exécution violente signala leur avènement, et si les prétendus girondins de la jeune Allemagne n’y périrent pas tous, s’est que leur élégante frivolité les sauva. Enfin, il y a quatre ans, on vit se lever plusieurs poètes politiques, les uns animés d’une inspiration véritable, les autres appuyés seulement sur une rhétorique médiocre, qui formèrent comme un troisième groupe assez distinct, quoique plus d’un parmi eux se rattache à la jeune école hégélienne, pet ait reçu ses encouragemens. Voilà quelle est la situation présente, voilà l’aspect général des mouvemens de l’esprit public au-delà du Rhin.

Du camp de M. Charles Gutzkow à ce groupe de poètes politiques dont le chef est M. Herwegh, la distance est grande. Les écrivains de la jeune Allemagne ont une répugnance invincible pour ceux qui les ont remplacés. Le critique le plus distingué de cette école, M. Gustave Kuhne, contrôle chaque jour avec sévérité les productions nouvelles de M. Ruge, de M. Bruno Bauer, de M. Feuerbach. M. Mundt a exprimé bien souvent en termes très nets l’aversion qu’il éprouve pour ces prétendus disciples de Hegel, et M. Gutzkow, il y deux ans, dans ses Vermischte Schriften, traitait fort amèrement M. Hoffmann de Fallersleben et ses confrères. Eh bien ! voici un évènement assez inattendu : un des écrivains qui ont eu le plus d’influence sur la jeune Allemagne, M. Henri Heine, vient de se joindre par un vif et brillant manifeste à la phalange des poètes politiques. C’est lui qui, il y a quinze années, avait commencé et hâté cette révolution morale dont j’ai rappelé les principales circonstances. Avec quelle ironie sans façon, avec quelle légèreté cavalière il interpellait ces graves écoles de philosophie, encore si imposantes alors ! Comme il sapait en riant les bases de l’édifice ! Il n’avait point de système, point de but déterminé : les partis politiques ne s’étaient pas encore formés ; sa muse n’était souvent qu’un oiseau moqueur, mais comme elle sifflait gaiement sur sa ranche ! À ce coup de sifflet aigu et goguenard, la pompeuse décoration de l’ancienne société disparut ; on vit commencer ces rapides changemens de scène que j’indiquais tout à l’heure, et M. Heine put croire qu’il avait tout conduit. Il le proclama même assez haut, si je me souviens bien. Pendant quinze ans, il a assisté, le sceptique railleur, à ce singulier spectacle ; il le regardait en souriant comme un fin connaisseur, disant un mot à celui-ci, à celui-là, écrivant une page dans la Gazette d’Augsbourg, un sonnet dans les Annales de Halle, prenant enfin un vrai plaisir de dilettante à ces émotions raffinées qu’il se donnait. Aujourd’hui, cependant, voilà qu’il revient se mêler à la lutte. Que va-t-il apporter avec lui ? saura-t-il diriger ces troupes sans discipline ? leur donnera-t-il par son talent une force nouvelle ? ou plutôt, hélas ? car c’est là son jeu le plus cher, ne va-t-il pas brouiller toutes choses et augmenter une confusion déjà si tumultueuse ?

Il est permis de croire que l’entrée de M. Henri Heine dans le camp belliqueux a été accueillie par des sentimens bien divers. La surprise, j’en suis sûr, a été grande d’abord, puis la crainte et la joie, l’orgueil et l’inquiétude, ont dû se tempérer mutuellement. Il y a quelques années, avant cet avènement hautain et bruyant de la muse politique, M. Heine était vraiment le poète des générations nouvelles. Depuis que l’école d’Uhland se taisait, l’auteur du Livre des chants s’était emparé des esprits, et comme une frivolité légère avait succédé à la sérénité du spiritualisme, cette poésie folle, capricieuse, impie, qui éclate à chaque page de ce brillant recueil, convenait merveilleusement à ces dispositions hostiles et les aiguillonnait encore. Cependant, en 1840, M. Herwegh, M. Dingelstedt et leurs amis émurent l’Allemagne de leurs chansons politiques. M. Heine parut dépassé, et peut-être l’oubliait-on déjà, lorsqu’il les rejoint d’un seul bond ; il entre dans le forum, il se jette dans la mêlée, et par les évolutions inattendues de sa capricieuse pensée, il trouble, il inquiète ses nouveaux amis, autant peut-être qu’il effraie ses adversaires. Tel est l’effet que viennent de produire au-delà du Rhin les Poésies nouvelles de M. Henri Heine.

C’est toujours un heureux évènement quand un poète revient à la pure poésie. M. Heine avait débuté, il y a plus de quinze ans déjà, par le Livre des Chants. Depuis cette époque, il avait inséré çà et là quelques vers dans les journaux, dans ses ouvrages de critique ou de voyage, dans son salon, et l’an dernier, un recueil littéraire d’une valeur médiocre, le Journal du Monde élégant, publiait en feuilletons son amusant et spirituel poème d’Atta troll. A vrai dire, il n’y avait là que des feuilles dispersées. Aujourd’hui c’est un livre, un livre nouveau, complet, une œuvre sur laquelle le poète semble fonder de grandes espérances, et où la muse vient rendre compte de son long silence à ceux qui l’avaient si bien accueillie. Qu’est-elle devenue en effet durant ces quinze années ? M. Heine a beaucoup écrit depuis ce temps, et tout n’est pas or dans ses brillantes productions. L’ardent écrivain qui nous a peint l’Allemagne depuis Luther, l’ingénieux conteur des Bains de Lucques et des Nuits florentines, a quelquefois terni, hélas ! en de fâcheuses dissipations les dons charmans de son intelligence ; il a emprunté aux étages inférieurs de notre littérature quotidienne de regrettables habitudes, gaspillant sa pensée et ne respectant pas toujours sa plume. Le livre qu’il publiait en 1840 avec ce titre arrogant Henri Heine sur Louis Boerne (Heinrich Heine uber Ludwig Boerne), contenait, au milieu de passages excellens et irréprochables, un persiflage cynique, impie, où il profanait la tombe à peine refermée de l’éminent publiciste. Que dire enfin ? Il y avait comme des taches dans sa légitime renommée, et un esprit sincère devait toujours éprouver quelque gêne en parlant de lui. Eh bien ! voici une occasion éclatante qui peut effacer bien des fautes. La muse, offensée plus d’une fois, lui aura-t-elle pardonné ? Est-ce le poète qui vient à nous ?

On voit quel est le double intérêt du livre de M. Heine. Ce n’est pas seulement le pamphlétaire audacieux que nous allons interroger, c’est aussi l’artiste, c’est l’esprit charmant, l’imagination vive et délicate que nous aimions. Nous voulons sans doute juger la brusque irruption du poète dans le camp des tribuns, mais nous voulons aussi savoir si sa fantaisie a conservé la finesse et la grace qui nous charmait dans les Reisebilder. Aussi bien, avant d’arriver jusqu’à l’écrivain politique, nous rencontrons d’abord le rêveur d’autrefois, celui qui écrivait à dix-huit ans les premières pages du Livre des Chants, l’écolier amoureux qu’on ne s’attendait guère à trouver ici. M. Heine a dissimulé son joyeux pamphlet derrière toute sorte de voiles. J’aperçois d’abord des buissons embaumés d’aubépine ; c’est par ces riantes avenues qu’il faut entrer. J’entre donc, et, sans plus long préambule, je suis le poète où il voudra me conduire.

Les Poésies nouvelles s’ouvrent par une série de petites pièces toutes naïves, fines, pleines de grace, où respire la passion la plus douce et la plus chaste. Nous retrouvons sur le seuil la jeune muse qui dictait jadis au poète de si élégantes mélodies. Réveillée par un rayon de soleil, la voici qui court à travers les forêts d’Allemagne, babillant avec les oiseaux et les fleurs. Toutes ces chansons de mai ont une sève et un parfum qui leur est propre, une originalité toute vive, même après Uhland, après. Schubert, et M. Heine vraiment y excelle. La finesse du langage s’approprie merveilleusement à ces sentimens délicats, à cette fleur de l’ame qu’il sait cueillir d’une main légère. Le thème qu’il a choisi est bien vieux sans doute ; qu’importe ? c’est le thème éternel, toujours jeune, toujours nouveau ; il chante la nature adorée et les mille harmonies insaisissables que le poète et l’amant y découvrent. Je voudrais détacher un de ces fragiles trésors ; mais que deviendront les nuances de l’expression et les délicatesses du rhythme ?

Si tu as de bons yeux et que tu regardes au fond de mes chansons, tu verras une jeune belle qui s’y promène de çà, de là.

Si tu as l’oreille fine, tu peux même entendre sa voix, et son soupir, son rire, son chant, séduiront ton pauvre cœur.

Avec son regard, avec sa voix, elle te troublera comme moi-même, et rêveur printanier, rêveur amoureux, tu t’en iras errant par la forêt.


Ce frais amour qu’il porte en son cœur transfigure pour lui cette nature déjà si douce et si belle. Forêts d’Allemagne, sentiers parfumés, tout refleurit sous les pas du poète qui a retrouvé ses accens d’autrefois. Non, ce n’est pas le printemps, ce ne sont pas les tièdes rayons du soleil de mai qui font épanouir tant de fleurs ; le soleil est au fond de son ame : c’est ce tendre amour qui éclaire et réjouit le bois et la vallée ; c’est lui qui vient d’ouvrir les bourgeons de la forêt, qui fait trembler les aubépines des buissons, qui place un oiseau babillard sur chaque branche d’arbre, et distribue à son charmant orchestre la partition des matinées printanières.


Tous les arbres frémissent, tous les nids chantent. Quel est le maître de chapelle dans le verdoyant orchestre de la forêt ?

Est-ce le vanneau au gris plumage qui sans cesse cligne les yeux d’un air important ? Est-ce ce pédant qui là-haut jette son coucou à des intervalles réguliers ?

Est-ce la cigogne qui, avec gravité et comme si elle donnait le signal, lève sa longue patte, tandis que tout chante à l’entour ?

Non, c’est dans mon cœur qu’il habite, le maître de chapelle de la forêt. Je sens chaque mesure qu’il frappe, et je crois qu’il s’appelle amour.


Le poète continue ainsi à associer les plus secrets sentimens de son ame à ce riche épanouissement de l’immense nature, et comment ne pas le croire en effet ? Comment ne pas croire avec lui que sa douce pensée fait lever tous les germes des sillons, quand il cueille à chaque pas des fleurs si précieuses, et rassemble de si fraîches odeurs de renouveau pour en parfumer son livre ?

Certes, il a fallu que M. Heine fût bien habile pour nous faire oublier tant de pages moqueuses écrites hier, pour effacer l’impression de ce scepticisme railleur qui nous avait parfois si douloureusement blessés ; il lui a fallu une singulière adresse pour nous ramener avec confiance dans ces premiers sentiers où sa muse, à vingt ans, nous charmait par des graces toutes neuves. Qui aurait cru que l’auteur de tant de pamphlets sans pitié nous persuaderait, une heure seulement, de la sincérité de sa passion, et qu’on se laisserait prendre à ses chants comme à des mélodies de Schubert ? Il a gagné sa gageure. Trompés une fois, l’avertissement ne nous a pas suffi. Nous nous sommes laissé ravir par cette harmonieuse parole, et le poète va nous abandonner comme autrefois. L’abandon sera plus cruel encore que dans le Livre des Chants, l’ironie sera plus poignante et plus douloureuse. Dans ce premier recueil de M. Heine, après les douces cantilènes du commencement, quand l’auteur brisait les fleurs qu’il venait de cueillir, la poésie pourtant ne lui faisait pas défaut. Une véritable inspiration lyrique animait ces pages désolantes ; ce rire n’avait rien de vulgaire, et la raillerie atteignait souvent des proportions gigantesques. On eût dit l’ironie de Manfred, de Manfred enivré, et se livrant dans l’orgie à je ne sais quelle gaieté formidable. La transition était brusque, je le sais bien ; mais cependant la muse était là qui nous conduisait elle-même, et l’on passait, sans trop de répugnance, des calmes prairies embaumées aux tristes bruyères sauvages où s’établissait le jeune poète. Ici, au contraire, dans les Poésies nouvelles, quel contraste entre ces premiers vers et ceux qui vont suivre ! L’auteur fera succéder à la plus ravissante poésie toutes les trivialités d’une inspiration prosaïque. Nous nous égarions tout à l’heure avec M. Heine dans les frais sentiers des prairies de l’Allemagne. L’auteur avait évoqué à dessein les plus gracieuses images de cette fantaisie qui fleurit si naturellement dans les prés de la Souabe et de la Thuringe. Sous ses pas, à la voix de l’enchanteur, la rosée brillait en tremblant sur les petites fleurs bleues du sillon, l’oiseau chantait, le rossignol, amoureux de la rose, s’arrêtait pour écouter le rêveur égaré, et bientôt son doux secret, répété de branche en branche, réjouissait tous les hôtes de la forêt. Nous aussi, nous le suivions innocemment ; mais voilà qu’au détour du sentier, M. Heine nous conduit brusquement dans sa mansarde. Nous ne sommes plus en Thuringe ; les fenêtres du poète s’ouvrent, s’il vous plaît, sur la rue Poissonnière. O jeune belle qui vous promeniez çà et là dans ses vers, pourquoi avions-nous l’oreille trop fine, comme dit M. Heine ? Pourquoi votre sourire et votre voix nous ont-ils troublés ? Voici venir à côté de vous, le pied leste, le regard effronté, Angélique, Emma, Clarisse, toute une troupe joviale de créatures vulgaires.

Quelle a été l’intention de M. Heine ? A-t-il voulu placer l’un en face de l’autre le mélancolique rêveur de la Germanie et l’épicurien joyeux ? Cette idée a fourni à l’un de nos poètes une œuvre charmante, et les lecteurs de la Revue n’ont pas oublié cette idylle de M de Musset, où Rodolphe et Albert, l’un si gracieusement mélancolique, l’autre si étincelant de verve et de folie, chantent en vers alternés, comme Ménalque et Damétas, l’ineffable douceur des chastes amours et les bruyantes voluptés des sens.

J’en ai connu plus d’une et j’en sais la chanson,

disait le poète ; serait-ce là l’épigraphe que M. Heine aurait voulu inscrire sur son recueil ? Mon Dieu, non. M. Heine n’y a pas songé. C’était, après tout, un thème acceptable pour un certain genre de poésie, et qui n’eût pas été mal approprié à son talent. Cette opposition, ce contraste, délicatement traité, lui eût fourni peut-être plus d’une inspiration heureuse. Il y a deux poètes, en effet, chez M. Heine : il y a le compatriote d’Uhland et de Schubert, le doux chanteur de cantilènes, et le poète parisien qui est venu puiser à ces sources vives et sonores de Villon, de La Fontaine, de Voltaire, troublées par lui quelquefois. Eh bien ! il pouvait nous montrer ces deux hommes, il pouvait les faire chanter alternativement. Sa plume, quand il le vent bien, est assez fine, sa main assez légère pour toucher délicatement certaines nuances, et il eût fallu que, dans l’enivrement même des joies bruyantes, l’auteur eût tempéré la hardiesse de ses tableaux par les souvenirs de la poésie printanière où il excelle, par le regret de la terre natale et par ces retours amers que connaissent si bien les voluptueux. M. Heine ne l’a pas voulu. Il a pris plaisir à peindre grossièrement, l’une après l’autre, ces courtisanes de bas étage dont la liste effrontée s’allonge sans cesse sous sa plume. On cherche en vain comment le poète rachètera la crudité de ses tableaux. La délicatesse est quelquefois dans le style, jamais dans la pensée. Quand, tout ému encore de ses premières pages, je vois paraître de tels masques sans vergogne, quand ces créatures de plaisir viennent usurper la place où brillait une pure image, j’entre en une sorte de colère contre l’écrivain qui froidement s’amuse à flétrir ses inspirations les plus douces. Il me semble que les Chananéennes raillent la gracieuse enfant qui tout à l’heure dictait de si charmans vers au poète, et je ne puis m’empêcher de répéter les sévères paroles que M. Quinet écrivait ici même il y a quelques années. « J’ai vu les chastes images de Thécla, de Clara, de Marguerite, de Geneviève, qu’insultaient de grossières courtisanes. Le ricanement de l’orgie a pris la place des larmes saintes des esprits immortels, et des vices prétentieux se sont couronnés eux-mêmes de la couronne des vierges. » Seulement, ce n’est pas Thécla ou Marguerite que M. Heine laisse railler ainsi par sa muse, ce sont ses propres créations ; il faut le défendre contre lui-même.

Après que cette folle bande a défilé devant nous, l’auteur nous donne ce qu’il appelle ses poésies de circonstance, Zeitgedichte. Ce n’est plus le poète des prairies en fleurs, ni le poète libertin qui m’impatientait tout à l’heure ; cette fois, c’est le journaliste, le causeur étincelant, l’humoriste hardi et capricieux. Vraiment, j’aime mieux que M. Heine revienne à cette inspiration qui lui a souvent réussi. La douceur des premiers chants était destinée, hélas ! à mettre en relief les impiétés qui allaient suivre, jeu cruel et par trop facile, qui attriste et impatiente le lecteur ! Je préfère ses fines satires qui ne cachent point leurs flèches. Nous pourrons bien tout à l’heure lui demander compte de ses trop spirituelles railleries et discuter la valeur de cet étincelant persiflage ; mais d’abord suivons-le aussi loin qu’il voudra. Or, le voilà qui s’assied bravement chez le bourguemestre, à l’université, au pied de la chaire du docteur hégélien, chez tel critique en renom, ou chez le poète, son confrère, que je plains de tout mon cœur. Les noms propres ne l’effraieront pas, tout au contraire. M. Heine est à l’aise dans cette tâche. Il n’est pas de moqueur plus joyeux, de confident moins discret, de combattant plus agile. Personne n’a un esprit mieux aiguisé pour cette escrime légère et cruelle qui va frapper tout un peuple à l’endroit le plus tendre. Personne mieux que lui ne sait découvrir et mettre en saillie le côté bouffon des choses sérieuses. Or, qu’y a-t-il de plus sérieux que l’Allemagne ? Par ma foi, nous allons rire.

Tantôt ce sera, en quelques traits vivement dessinés sur la muraille, le profil d’un docteur hégélien qui bat sa grosse caisse, ainsi parle M. Heine, et ce sont ses images que j’emploie. Tantôt c’est un conseil adressé à un ami « Quoi ! vous imprimez de pareils livres ! vous ne songez donc pas aux princes, aux prêtres et au peuple ? Ah ! cher ami, vous êtes perdu. Les princes ont de longs bras, les prêtres ont de longues dents, et le peuple a de longues oreilles. » Il y a ainsi chez M. Heine toute une série de sentences qu’on pourrait recueillir et qui composeraient à l’usage de la presse allemande un cours très amusant de diplomatie goguenarde. Il vient d’avertir ses amis ; tournez la page, il les complimente. C’est un billet adressé de Paris à quelque tribun de la jeune Allemagne : « J’apprends avec plaisir que vous avez renoncé à votre enthousiasme pour Goethe, que Clara et Marguerite vous ennuient, que vous avez pris congé de Mignon, et que vous êtes devenu un Mirabeau germain. »

À la page suivante, c’est une ballade folle, joyeuse, dont le sens n’est pas facile à deviner, mais qui se termine par un tableau railleur et très compréhensible de l’Allemagne nouvelle. Il s’agit du noble chevalier Tannhaeuser. Tannhaeuser, le noble chevalier, habite depuis sept ans chez dame Vénus, dans les vertes montagnes ; mais un jour l’ennui le prend, le noble chevalier dit de grosses injures à sa dame et s’en va. Il s’en va à Rome, où le pape Urbain, sous son dais, accompagne la procession. « Saint Père, lui dit-il, délivrez-moi des tourmens de l’enfer. J’ai habité sept ans chez dame Vénus, dans les vertes montagnes ; aujourd’hui je ne puis l’oublier. Elle est si joyeuse, si folle ! ses dents sont si blanches quand elle rit ! Toutes les fois que je pense à ce rire franc et sonore, ah ! je pleure à chaudes larmes. Pour elle, je donnerais le ciel tout entier, le soleil, la lune et les étoiles. Je l’aime d’un amour qui me brûle : seraient-ce déjà les flammes de l’enfer ? » Le pape Urbain ne peut le guérir. « Mon fils, dit-il, vous êtes perdu. De tous les diables, le pire est celui que vous nommez dame Vénus. Vous êtes déjà dans l’enfer, vous êtes condamné aux flammes éternelles. » Alors le chevalier retourne en toute hâte au fond des vertes montagnes où sa dame le reçoit avec fête :


« — Tannhaeuser, mon noble chevalier, ton absence a été bien longue. Dis-moi dans quel pays tu t’es si long-temps attardé.

« — Dame Vénus, ma belle dame, je suis allé dans le pays des Welches ; j’avais des affaires à Rome ; mais vite je suis revenu vers toi.

« Rome est bâtie sur sept collines ; c’est le Tibre qui y coule. J’ai vu le pape à Rome : le pape te fait saluer.

« En revenant, j’ai vu Florence ; je suis passé par Milan, et rapidement j’ai remonté toute la Suisse.

« Quand je fus au haut du Saint-Gothard, j’entendis ronfler l’Allemagne, Elle dormait paisiblement sous la douce protection de ses trente-six monarques.

« En Wurtemberg, j’ai visité l’école des poètes souabes ; chères petites créatures ! charmantes petites bêtes ! ils étaient assis sur de petites chaises percées, avec de petits bourrelets sur leurs petites têtes.

« À Weimar, le séjour des muses, des muses veuves, j’entendis de grandes. plaintes. On pleurait, on se lamentait : Hélas ! Goethe n’est plus ! Hélas ! M. Eckermann vit encore !

« À Postdam, c’étaient de bruyantes acclamations. Qu’y a-t-il ? demandai-je tout étonné. — C’est Édouard Gans qui fait des leçons sur le XVIIIe siècle,

« La science fleurit à Goettingue ; mais elle n’y porte pas de fruits. J’y arrivai par une nuit épaisse, et ne vis de lumière nulle part.

« Dans le bagne de Celle, je ne trouvai que des Hanovriens. O Allemands ! il nous manque un bagne national et des coups de fouet en commun.

« A Hambourg, la bonne ville, habite plus d’un mauvais compagnon, et quand j’allai à la Bourse, je me crus encore au bagne de Celle.

« A Hambourg, j’ai vu Altona ; c’est aussi une belle contrée. Une autre fois, je te conterai ce qui m’est arrivé dans toutes ces villes. »


L’auteur termine ici brusquement sans nous donner le sens de sa fable ; il y en a un cependant. Le chevalier Tannhaeuser, qui dit adieu aux plaisirs de sa retraite heureuse, au franc et joyeux rire de sa dame, et qui essaie de faire pénitence à Rome, ne serait-ce point l’Allemagne au moment où le méthodisme l’envahit et l’attriste ? et le poète ne lui dit-il pas, par la voix du pape Urbain, qu’il lui est impossible de se transformer ? Qu’elle y renonce donc, et que son génie, loin de s’humilier, retourne fièrement vers les montagnes de Thuringe, dans la maison de Luther ; mais, hélas ! en revenant chez lui, le voyageur ne trouve qu’une triste population, endormie d’un lourd sommeil. Ces idées sont familières à M. Heine, et il est permis de croire que cet adieu aux retraites voluptueuses, ce pèlerinage à Rome, ce retour enfin du chevalier, ont le sens que j’entrevois. L’auteur, toutefois, ne s’est pas soucié d’éclairer nettement sa pensée ; il lui a suffi d’accompagner son voyageur depuis le Saint-Gothard jusqu’à Hambourg, et de lancer à droite et à gauche de vives épigrammes.

Un peu plus loin, si M. Dingelstedt, le veilleur de nuit, arrive à Paris, il lui demande des nouvelles de l’Allemagne. « Eh bien ! veilleur, qui veilles si bien, donne-moi des nouvelles. Que se passe-t-il là bas ? L’Allemagne est-elle libre ? » Et là-dessus il fait tenir au veilleur le plus plaisant discours du monde. « Tout va bien, répond M. Dingelstedt, rassurez-vous. Ce n’est pas comme en France, où la liberté n’existe qu’à la surface. Ces Français frivoles n’ont jamais compris la liberté. C’est l’Allemand qui sait être libre, libre au fond du cœur. Tout va bien. On nous achève la cathédrale de Cologne. Le libre Rhin, le Brutus des fleuves, on ne nous l’enlèvera jamais, car les Hollandais lui garrottent les pieds et les Suisses lui tiennent vigoureusement la tête. D’ici à quelques années, Dieu aidant, nous aurons une flotte ; alors, plus de prison ; la jeune Allemagne ira sur les galères de l’empire. Bientôt aussi disparaîtra la presse, et nous avons grand espoir que la censure sera supprimée. Tout est vraiment pour le mieux. » Qu’est-ce à dire ? M. Dingelstedt n’est-il pas, cependant, un des écrivains les plus distingués dans ce groupe des poètes politiques ? Les Chants du veilleur de nuit n’occupent-ils pas une place digne d’estime entre M. Anastasius Grün et M. Herwegh ? Pourquoi ces railleries ? Pourquoi lui faire débiter ce plaisant optimisme et l’affubler de la perruque du docteur Pangloss ? Mais n’en demandons pas si long ; M. Heine ne se soucie pas toujours d’être juste dans ses persiflages, et il ne faut pas le trop chicaner sur ses spirituelles étourderies. Ce qu’il y a de plus clair, c’est que le poète est bien décidé à démasquer joyeusement tout ce qu’il y a de vain et souvent d’emphatique dans cette poésie politique si confiante et si orgueilleuse. Il lui semble que ses confrères se prennent beaucoup trop au sérieux. Leurs grands airs de Brutus, leurs superbes allures de tribuns l’amusent singulièrement. Quoi ! tant de bruit ! quoi ! de si éloquens appels au peuple germain ! une foi si candide dans l’énergie allemande, dans les forces vives de ce peuple qu’on invoque ! On je suis bien trompé, ou cet esprit fin, subtil, voltairien, ne voit dans les vers de M. Herwegh ou de M. Dingelstedt qu’une rhétorique sonore ; tout au plus leur accordera-t-il qu’ils sont dupes de leurs honnêtes illusions.

Mais lui, soyez-en sûrs, il ne veut pas être dupe, et la crainte de le devenir lui jouera plus d’un méchant tour. Il prendra plaisir à nier ces vigoureux instincts que M. Herwegh et ses amis voudraient réveiller chez les nations germaniques ; il soufflera en riant sur ce bel idéal teutonique et le dispersera à tous les vents ; il les montrera, ces vaillans fils d’Arminius, endormis dans leur sensualité grossière ; le dirai-je ? il les mènera tout droit à la taverne, et là, il les fera boire et chanter, comme Méphistophélès, quand il enivre les joyeux compères d’Auerbach. Ou plutôt n’est-ce pas ainsi que Voltaire, à ses heures d’impatience, gourmandait les Welches ? Écoutez comme il accable son pays sous son ironique dédain :


« Nous dormons, absolument comme dormait Brutus, mais Brutus s’éveilla et plongea dans le cœur de César son froid couteau : les Romains étaient des mangeurs de tyrans.

« Nous ne sommes pas des Romains ; nous fumons du tabac. Chaque peuple a son génie, chaque peuple a sa grandeur ; c’est en Souabe qu’on fait les meilleures galettes.

« Nous sommes des Germains, de bonnes gens, de braves gens ; nous dormons du paisible sommeil des plantes, et, dès le réveil, nous avons soif, mais non pas du sang de nos princes.

« Nous sommes fidèles comme le chêne, fidèles aussi comme le tilleul ; nous en sommes fiers. Dans le pays des chênes et des tilleuls, il n’y aura jamais de Brutus.

« Nous avons trente-six maîtres (ce n’est pas trop !) ; chacun d’eux, pour défense, porte une étoile sur son cœur, et n’a rien à redouter des ides de mars.

« Nous les appelons nos pères, et patrie la terre qui leur appartient par droit d’hérédité. Nous aimons aussi la choucroute et les andouilles.

« Quand notre père se promène, nous lui tirons dévotement notre chapeau. Non, l’Allemagne, ce pieux foyer domestique, n’est pas une caverne de bandits romains. »


M. Heine aura souvent recours à ce persiflage ; ce sera sa polémique favorite de mettre en relief l’imbécillité débonnaire de son peuple, et surtout sa vie prosaïque et joviale. Vous retrouverez cette cruelle tactique dans maintes petites pièces aiguisées comme un stylet. Toutes les fois qu’il entendra ce bon peuple parler complaisamment de sa vivace énergie et se confier dans l’avenir, il lui prouvera clairement qu’il a trop bien dîné, et ces héroïques Teutons seront toujours ramenés, faut-il le dire ? à des questions de cuisine.

Mais tout cela n’est rien encore ; nous n’en sommes qu’à la préface, à l’introduction. Toutes ces petites pièces, ballades, romances, épigrammes, ne sont que l’ouverture fringante de l’opéra buffa que prépare le hardi maestro. Il est temps d’en venir à l’œuvre véritable, à l’objet important du nouveau livre de M. Heine. Ce ne seront plus seulement des caprices, mais un poème complet, un poème en vingt-sept chants, où l’auteur se donne pleine carrière et se livre à toute la verve de son humeur satirique. Il semble que M. Heine ait eu peur lui-même de son audace ; c’est peut-être pour dérouter la censure qu’il a ainsi dissimulé son œuvre, qu’il l’a cachée derrière ces feuilles légères et bigarrées. Les mélodieuses chansons du commencement, le carnaval où passent et repassent les masques de Clarisse ou d’Emma, quelques brillantes ballades éparses çà et là, les vers dont je viens de parler, tout cela vraiment composerait un assemblage trop mêlé, si le poète n’avait voulu faire passer dans la foule son spirituel et audacieux manifeste. Le livre de M. Heine a échappé aux longues dents de la censure ; le voici, ouvrons-le, et donnons à l’œuvre du brillant humoriste toute l’attention dont elle est digne. L’auteur a embrassé d’un seul coup un vaste sujet : son poème s’appelle l’Allemagne.

C’est un voyage. Après une absence de treize ans, le poète retourne dans sa patrie. Je traduis d’abord les premiers vers :

« C’était dans le triste mois de novembre, les jours étaient sombres, le vent arrachait aux arbres leur feuillage ; je partis pour l’Allemagne.

« Et quand je fus à la frontière, je sentis mon cœur battre plus fort, je crois même que mes yeux se mouillèrent de larmes.

« Une petite joueuse de harpe chantait. Elle chantait bien doucement et bien faux ; mais que je fus touché de son jeu !

« Elle chantait l’amour et les peines de l’amour ; elle chantait le sacrifice et le bonheur de se retrouver là haut, dans ce monde meilleur où s’évanouissent toutes les douleurs.

« Elle parlait de cette vallée de larmes où nous sommes, des joies qui se flétrissent si tôt, et de cet autre monde où l’ame transfigurée se noie dans des voluptés éternelles.

« Elle chantait cette vieille chanson du renoncement, l’épopée du ciel, avec laquelle on console, quand il pleure, le peuple, ce grand lourdaud.

« Je sais comment on s’y prend ; je connais le texte ; je connais aussi messieurs les auteurs. Je le sais, ils boivent du vin en cachette, et en public ils nous prêchent l’eau claire.

« Amis, je vais vous chanter un nouveau chant, un chant meilleur ! Nous voulons dès ici-bas, sur cette terre, atteindre le royaume céleste.

« Nous voulons être heureux sur la terre, nous ne voulons plus mourir de faim. Le ventre paresseux n’engloutira plus ce qu’ont gagné les mains laborieuses.

« Il croît assez de pain ici-bas pour tous les enfans des hommes ; il y a aussi assez de roses et de myrtes, assez de beautés et de plaisirs, et les petits pois ne nous manqueront pas non plus.

« Oui, des petits pois pour tout le monde, dès que les cosses commenceront à crever ! laissons le ciel aux anges, — et aux moineaux.

« Et quand les ailes de la mort pousseront sur nos épaules, alors nous irons vous chercher là haut et manger avec vous les tartes et la cuisine des bienheureux.

« Un chant nouveau, un chant meilleur ! il résonne comme la flûte et le violon ! le miserere n’est plus de ce temps-ci ; les cloches des morts se taisent.

« La vieille Europe est fiancée au beau génie de la liberté. Voyez-les dans les bras l’un de l’autre ; ils se noient dans ce premier baiser.

« La bénédiction des prêtres leur a manqué, mais le mariage n’est pas moins légitime. Vive le fiancé, et la fiancée, et les enfans qui naîtront d’eux ! »


Nous retrouvons ici sous cette forme poétique la fameuse théorie, si chère à M. Heine, des hommes gras et des hommes maigres. C’est dans son livre sur Louis Boerne qu’il l’a développée de la façon la plus complète et la plus amusante. Pour M. Heine, l’humanité se divise en deux parts, en deux races bien distinctes, et il n’y en a pas d’autres ; ce sont les hommes gras et les hommes maigres ; ou bien, pour employer un langage plus relevé, et c’est toujours M. Heine qui parle, il y aura d’un côté les Nazaréens et de l’autre les Grecs : les Nazaréens, c’est-à-dire, juifs ou chrétiens, tous ceux qui prêchent le renoncement aux joies de ce monde, et de l’autre côté, de l’autre côté de l’Hellespont, les Grecs, amoureux de la vie et de la beauté. Du reste, cette distinction ne date pas du christianisme, ce n’est pas seulement la différence de l’époque païenne et des siècles chrétiens ; ces deux races ont commencé avec le monde. Il y avait des Nazaréens à Athènes, et Alcibiade a rencontré plus d’un homme maigre aux soupers d’Agathon. De même aussi les Grecs, comme on sait, ne manquent pas chez les Nazaréens. Or, M. Heine est un de ces Grecs. Au fond, les principes de M. Heine n’ont rien de bien nouveau : ce sont les idées familières à l’épicuréisme moderne ; mais comme ces idées converties en de lourds systèmes, comme ce pesant attirail du fouriérisme répugnait à ce léger et charmant esprit, il a imaginé gaiement sa théorie particulière, et le voilà installé en Grèce. Un sentiment de l’art qui ne s’éteint jamais chez un poète comme M. Heine, même au plus fort de sa débauche, l’a averti à temps et préservé d’un mauvais voisinage, car tout le monde peut être fouriériste, mais n’est pas Athénien qui veut. Son voyage sera donc, si j’ose le dire après lui, le voyage d’un homme gras dans la maigre Allemagne, la course rapide d’un Grec chez les tristes Nazaréens. Ces deux hommes, le convive de Rabelais et le spirituel concitoyen d’Alcibiade, — car je ne puis me résoudre à les confondre de la sorte, ces deux hommes, nous les rencontrons tour à tour dans les vers fantasques de M. Heine. Quand son imagination sera un peu trop joyeuse, ce sera l’humoriste en bonne santé, le railleur pantagruélique ; mais la poésie fine, gracieuse, brillante, éclatera aussi par instans, et nous reconnaîtrons le sourire de la Muse sur les lèvres de l’Athénien.

Le voici donc à la frontière. Après cette petite joueuse de harpe qui chantait si doucement, mais si faux, les premiers Allemands qu’il rencontre, ce sont les douaniers du Zollverein. Le bagage du voyageur est visité sévèrement. N’aurait-il pas surtout quelque ouvrage défendu ? — Pauvres fous, leur dit le poète, c’est dans ma valise que vous cherchez ma contrebande ! vous ne la trouverez pas : elle est là, dans ma tête. Vous cherchez si je n’ai pas des aiguilles, des dentelles de Bruxelles, des objets de bijouterie, des livres de France. Ah ! ’ai dans mon esprit de petites aiguilles bien fines, bien fermes, qui vous perceront le cœur. J’apporte au fond de ma pensée de magnifiques bijoux, des diamans pour la couronne de l’avenir, des trésors pour le temple du Dieu nouveau, du grand inconnu. Et que de livres dans mon cerveau ! que de livres biffés, confisqués par la censure ! Sachez, bonnes gens, qu’il n’en est point de pire dans la bibliothèque de Satan. Je les crois même plus dangereux que les œuvres de M. Hoffmann de Fallersleben.

M. Heine a toujours au bout de sa plume un nom propre qui vient ponctuer sa phrase. On a déjà vu qu’il s’attaquait volontiers à ses confrères. M. Hoffmann de Fallersleben, ce chansonnier inoffensif, même dans ses colères, et d’une gaucherie assez aimable, arrive vraiment très à propos après la bibliothèque du diable. Qu’il se console ; il n’est pas le seul que piqueront les aiguilles de M. Heine. Je tourne la page, et j’aperçois M. Charles Mayer que notre homme prend à partie, en arrivant à Aix-la-Chapelle. Que vient faire là M. Charles Mayer, un gracieux élève de cette école d’Uhland poursuivie avec tant de cruauté et d’injustice par l’auteur des Reisebilder ? À quel propos M. Heine amène-t-il son nom ? À propos de Charlemagne. Il nous conduit devant le tombeau du grand empereur franc, devant l’inscription fameuse, Carolo Magno, et nous prie de ne pas confondre Charlemagne avec M. Charles Mayer. « Après tout, ajoute-t-il, j’aime mieux être un tout petit poète et vivre à Stuttgart que d’avoir été Charlemagne et d’être enseveli à Aix-la-Chapelle, car Aix-la-Chapelle est bien ennuyeux. » M. Heine ne voulait qu’une transition, et il abandonne M. Charles Mayer pour courir sus aux Prussiens. C’est là surtout ce qui lui déplaît à Aix-la-Chapelle, c’est la garnison prussienne, ce sont ces officiers au col raide, aux allures maussades, ces soldats avec leurs mouvemens à angle droit, ces moustaches disciplinées militairement, et puis le nouvel uniforme, le nouveau casque avec ses prétentions chevaleresques et un air moyen-âge qui réjouira, dit-il. toute l’école romantique, M. Tieck et M. Uhland. Je voudrais citer quelques vers de ce chapitre, qui est fort amusant ; mais le poète m’entraîne, et voici déjà qu’il entre à Cologne.

Êtes-vous allé à Cologne ? Vous êtes-vous promené dans ses rues noires ? Avez-vous visité le dôme ? Avez-vous vu la grue encore debout sur les tours inachevées, et le chœur avec les arcades, les statues dans les niches, les ogives ciselées, les colonnettes qui s’élancent ? Un pieux respect vous saisit quand vous entrez dans ces murs si sombres. Malgré l’aspect monacal de la ville, l’émotion qu’elle inspire est douce. Toutes ces églises son vénérables, Sainte-Ursule, Saint-Pierre, Saint-Martin. D’ailleurs, un seul souvenir est demeuré là qui domine tous les autres. Quelque opinion qu’on ait sur l’art du moyen-âge, c’est ici qu’a été entrepris le chef-d’œuvre par excellence, le monument incomparable de cet art, et certes, si jamais le passé a demandé grace au présent d’une manière suppliante, c’est bien à Cologne par toutes les voix désespérées de cette cathédrale qu’on n’achèvera pas. Je n’ai pas besoin de renoncer aux idées de mon temps pour comprendre sans peine le sincère enthousiasme des Allemands, leur amour passionné de ces belles contrées, leur attachement pieux à ces grands souvenirs. Ce dôme de Cologne, ces flots silencieux du Rhin, ont été chantés par bien des poètes en Allemagne ; hommes du nord ou du midi, protestans ou catholiques, docteurs piétistes ou docteurs hégéliens, tous étaient d’accord sur ce texte. Il y a eu des strophes inspirées et des lieux communs sans valeur : qu’importe ? Du plus grand au plus petit, chacun a voulu chanter ce sujet sacré, afin de baptiser et de bénir sa muse. C’était une œuvre de piété : que pouvait-on demander davantage ? J’ai lu beaucoup de ces vers, et j’en lirai volontiers beaucoup d’autres. Surtout j’écouterai avidement M. Heine lorsque, après treize années d’exil, cette brillante imagination retrouvera les grands spectacles de la patrie :


« J’arrivai à Cologne le soir, fort tard. J’entendis mugir le Rhin ; l’air de l’Allemagne me souffla au visage, et je sentis son influence…

« Sur mon appétit. Je mangeai une omelette, du jambon, et comme le jambon était fort salé, il fallut bien boire du vin du Rhin.

« Le vin du Rhin brille toujours comme de l’or dans une coupe romaine toute verte, et si vous en prenez quelques gouttes de trop, cela vous monte au nez.

« Oui, au nez, un picotement si doux ! quelles délices ! on ne peut s’en lasser. Or, ce fut le vin du Rhin qui me poussa dehors, par la nuit obscure, au milieu des rues retentissantes.

« Les maisons de pierre me regardaient, comme si elles eussent voulu me conter des légendes du temps qui n’est plus, des histoires de la sainte ville de Cologne.

« Oui, c’est ici que le clergé jadis a mené sa pieuse vie ; c’est ici que régnaient ces hommes obscurs décrits par Ulric de Hutten.

« C’est ici que les nonnes et les moines dansèrent le cancan du moyen-âge ; ici Hochstraten, le Menzel de Cologne, écrivait ses dénonciations empoisonnées.

« C’est ici que la flamme du bûcher a dévoré des livres et des hommes. Pendant ce temps-là, les cloches sonnaient et l’on chantait le Kyrie eleison.

« Mais voyez ! voyez, à la clarté de la lune, ce colossal compagnon qui se dresse tout noir et tout endiablé ! C’est le dôme de Cologne.

« Il devait être la bastille de l’esprit, et les rusés papistes pensaient : dans cette prison de géant se consumera le génie de l’Allemagne.

« Alors vint Luther, et il jeta son grand cri : Halte ! Depuis ce jour, la construction du dôme est abandonnée.

« On ne l’achèvera pas, et cela est bien. Ainsi inachevé, c’est le monument de la force de l’Allemagne et de sa mission protestante.

« Pauvres sots du Domverein, vous voulez de vos faibles mains continuer l’œuvre interrompue ! vous voulez achever la vieille prison !

« . Ah ! pauvres fous, vous aurez beau faire la quête, vous aurez beau mendier chez les hérétiques et même chez les juifs, tout cela ne servira de rien.

« Le grand Franz Liszt jouera bien inutilement sa musique au bénéfice du dôme, et un roi plein de talent y perdra ses déclamations.

« On ne l’achèvera pas, le dôme de Cologne, quoique les sots de la Souabe aient envoyé pour la construction tout un vaisseau rempli de pierres.

« On ne l’achèvera pas, malgré les cris des corbeaux et des hiboux qui regrettent la nuit du passé et nichent dans les hautes tours des églises.

« Un jour même viendra où, loin de l’achever, on fera de la nef une écurie. »


Je m’arrête, et peut-être ai-je déjà trop soulevé le voile. De toutes les surprises que M. Heine nous ménage si plaisamment à chaque pas, celle-là est assurément la plus imprévue. Il lui a fallu une véritable audace pour affronter si décidément toutes les colères que cette page va soulever dans son pays. Ulric de Hutten a tiré l’épée contre Hochstraten et M. Menzel : les hommes obscurs vont reprendre leur correspondance et n’épargneront pas le hardi poète. Pour nous, qui pouvons juger M. Heine sans passion, que dire ? Le faut-il blâmer d’avoir ainsi offensé les souvenirs et les affections de tout un peuple ? Mais, je l’avoue, on ne nous a guère disposés en ce moment à nous enthousiasmer pour les cathédrales. Il m’est impossible d’oublier qu’en Allemagne, comme chez nous, en réhabilitant le moyen-âge, on a servi la cause des hommes du passé, sous quelque nom qu’ils se cachent. Le poète fait bien d’avertir son peuple. S’il le voit se prendre d’une admiration sentimentale pour ces siècles condamnés et que l’on voudrait faire revivre, c’est son droit de le mettre en garde contre les pieuses affections dont il sera dupe ; c’est son devoir de le ramener à un sentiment plus sévère de la réalité. Sous la folle gaieté de ses paroles, sa pensée est sérieuse, et je l’accepte. Seulement, la forme de ces avertissemens, dira-t-on, est irrespectueuse et cruelle. Mon Dieu ! oui, le bien et le mal se rencontrent sans cesse dans les vers de M. Heine, et la tâche de son commentateur n’est pas facile. Cependant ici, sauf quelques paroles que je voudrais retrancher, le ton léger et fantasque de tout l’ouvrage me semble une suffisante excuse pour les irrévérences du poétique humoriste. Je n’ai pas le courage d’insister, et ce n’est pas moi qui voudrais combattre sous la bannière de M. Menzel.

Quand M. Heine, à la fois souriant et irrité, a achevé son apostrophe à la cathédrale de Cologne, il arrive par les rues tortueuses jusqu’au pont de bateaux du Rhin, et là il doit bien un salut au grand fleuve. « Salut, ô mon père ! que de fois sur la terre d’exil j’ai pensé à toi avec confiance, avec amour ! » Mais le vieux fleuve est triste et raconte douloureusement au poète ce qui lui est arrivé depuis treize ans. A Biberich, il y a quelques années, les habitans du duché de Nassau roulèrent dans ses eaux un amas de pierres pour construire une digue. Quel dur affront ! comme ces pierres insolentes l’ont blessé ! comme elles étaient lourdes ! moins lourdes pourtant que les vers de M. Nicolas Bekker. La sotte chanson et le sot écrivain ! ce souvenir l’impatiente et l’irrite. Quoi ! faire du Rhin une chaste vierge, une pure jeune fille, quand les Français savent si bien le contraire ! il s’arrache de dépit sa barbe grise. Le voilà ridicule à jamais, le voilà compromis politiquement :


« Car le jour où les Français reviendront, je serai forcé de rougir devant eux, moi qui si souvent, avec larmes, ai prié le ciel qu’il nous les renvoie !

« Je les ai toujours tant aimés, ces chers petits Français ! Chantent-ils, dansent-ils toujours comme autrefois ? portent-ils des culottes blanches ?

« Je les reverrais bien volontiers, mais je crains qu’ils ne me persiflent à cause de cette chanson maudite.

« Alfred de Musset, ce gamin de Paris, viendra peut-être à leur tête en battant du tambour, et il me tambourinera d’atroces plaisanteries. »

Ainsi se plaignait le pauvre vieillard ; il ne pouvait se consoler. Je lui adressai maintes paroles encourageantes pour lui redonner du cœur :

« Ne crains pas, mon père, la raillerie moqueuse des Français. Ce ne sont plus les Français d’autrefois. Ils ne portent plus les mêmes culottes blanches.

« Maintenant ils font de la philosophie, ils parlent de Kant, de Fichte, de Hegel ; ils fument et boivent de la bière ; il y en a même qui jouent aux quilles.

« Ils deviennent philistins comme des Allemands, et seront pires que nous bientôt. Ce ne sont plus les fils de Voltaire, ils sont du côté d’Hengstenberg. -

« Alfred de Musset, j’en conviens, est encore un terrible gamin ; mais ne crains rien, nous saurons bien lui lier sa maudite langue. »

On voit que le poète ne nous épargne pas. Puisqu’il se trouve aux bords du Rhin, entre l’Allemagne et la France, il profite de l’occasion et lance ses flèches sur les deux rives : raillerie affectueuse après tout, car il nous aime, et on le lui a assez durement reproché dans son pays pour que nous devions ne pas l’oublier. Il y a d’ailleurs plus d’un bon conseil dans son persiflage, et quand il nous reproche d’être partisans d’Hengstenberg, le chef du méthodisme allemand, quand il nous reproche d’avoir renié Voltaire, je ne saurais trop que lui répondre. Je ne réponds rien non plus pour M. de Musset, que l’auteur met brusquement en scène avec un sans-façon un peu trop germanique ; c’est une affaire à régler entre poètes, et si le brillant auteur de Mardoche veut rendre un jour à M. Heine, qui l’a souvent imité, ses railleries pleines d’humour, ce sera un correspondant plus digne de lui que M. Nicolas Bekker.

Nous pensions être bien loin du dôme de Cologne. Pour ma part, je me félicitais d’avoir échappé à un sujet si périlleux, car, en voyant M. Heine le prendre sur ce ton d’ironie et de colère, savais-je jusqu’où s’emporterait sa verve ? Par bonheur, une moquerie légère, une poésie fantasque et gracieuse avait voilé ses hardiesses, et il m’était permis de passer outre, lorsque le poète nous ramène brusquement à la cathédrale. Avant de dire adieu à Cologne, il faut que ses rancunes, longuement amassées, fassent explosion, il faut que sa haine du joug monacal éclate d’une manière terrible.

Il fait nuit : la lune, qui vient de se lever, projette sur le pavé des rues silencieuses les ombres bizarres des vieilles maisons. Tandis que le poète regagne son toit, il aperçoit derrière lui, à la clarté de la lune, un homme enveloppé dans son manteau et qui le suit pas à pas. « Socrate, dit M. Heine, avait un démon dont les conseils ne lui manquaient jamais ; Paganini était toujours accompagné d’un spiritus familiaris qui lui apparaissait sous mille formes ; Napoléon, aux heures solennelles de sa vie, voyait auprès de lui un homme rouge. Moi-même, quand je travaille le soir, j’aperçois souvent derrière ma table un compagnon grave et silencieux. Il est d’une stature gigantesque, ses yeux luisent comme deux étoiles. Enveloppé dans son manteau, il tient à la main quelque chose qui brille d’une manière étrange, et, j’ai cru quelquefois entrevoir que c’était une hache de bourreau. Il demeure toujours à une certaine distance, et semble craindre de troubler mon travail. Il y avait long-temps qu’il n’était venu me visiter, et c’est lui que je revis tout à coup dans les rues de Cologne. » Or, le mystérieux compagnon suit toujours le poète à travers le labyrinthe des petites rues ; on dirait d’une ombre ou d’un esclave. Quand le maître marche, il marche, et s’arrête quand il s’arrête. Alors le poète impatienté « Qui es-tu ? s’écrie-t-il. Je te vois toujours paraître à l’heure où des pensées profondes m’agitent et quand ce sont les destinées de l’humanité qui font battre mon cœur. Parle, que caches-tu là sous ton manteau, et que veux-tu enfin ? » Le compagnon lui répond gravement : « Ne te fâche pas, je t’en prie ; ne m’exorcise pas, et prends garde de devenir emphatique. Je ne suis ni un fantôme du passé, ni un fossoyeur. J’ai peu de goût pour la rhétorique et je n’entends pas grand’chose à la philosophie. Je suis un esprit pratique. Or, sache-le ce que ton esprit conçoit, c’est moi qui l’accomplis. Les années peuvent s’écouler ; je ne me décourage pas, jusqu’à ce que j’aie réalisé ta pensée. Tu penses, j’agis ; tu es le juge, je suis le bourreau ; aveu, l’obéissance d’un esclave, j’exécute toutes tes sentences, fussent-elles iniques. A Rome, on portait la hache devant le consul ; tu as aussi ton licteur, mais on te porte la hache par derrière. C’est moi qui suis ton licteur, et je marche toujours après toi avec ma hache étincelante. »

Il y a un peu de mélodrame dans ce début, et M. Heine l’a senti quand il se fait recommander fort à propos de ne pas tourner à l’emphase. C’est aussi pour cela qu’il s’arrête tout court, sans oser nous dire ce que va faire son terrible licteur et pourquoi sa hache est aujourd’hui si nette, si luisante, si bien aiguisée. Au chapitre suivant, nous trouvons le poète dans son lit. « Qu’on repose doucement, dit-il, dans ces lits d’Allemagne ! Ah ! c’est là que la patrie est libre, heureuse, triomphante ! Que de songes, que de rêves dans ces doux lits de plume ! » et, s’appropriant un mot bien connu de Jean-Paul, il est heureux de penser que, si la terre appartient aux Français et aux Russes, si la mer est anglaise, les Allemands, maîtres des nuages, sont les légitimes souverains de l’empire des songes. Là-dessus, il s’endort comme si les anges le berçaient. Or, savez-vous quel doux rêve lui apportent les anges ? Il rêve qu’il marche encore à travers les rues sonores de la ville, accompagné de son noir licteur. Il est las, accablé, ses genoux plient, mais je ne sais quelle force inconnue le pousse toujours plus loin. Son cœur bat avec violence, son cœur se brise, et ses doigts se teignent du sang de sa plaie. Si de ses doigts ensanglantés il touche en passant une de ces vieilles maisons, la cloche des morts y sonne tout à coup, doucement, tristement. La lune, d’instans en instans, devient plus pâle, et les nuages passent en galopant, comme des chevaux noirs, sur sa face troublée. Il marche toujours avec son étrange serviteur, et arrive sur la place du Dôme. La porte de la cathédrale est ouverte : ils entrent. Un silence de mort règne sous les voûtes. Çà et là brillent quelques lampes allumées, pour mieux faire ressortir la profonde obscurité des longues galeries. Il s’avance toujours le long des piliers jusqu’à l’endroit où étincellent, au milieu des cierges, l’or, l’argent, les pierres précieuses. C’est la chapelle où dorment les reliques des rois Mages. Singulier prodige ! il sont assis tous les trois sur leurs sarcophages de marbre, trois squelettes, affublés d’ornemens bizarres, avec leurs couronnes sur leurs crânes hideux, leurs sceptres entre leurs doigts décharnés, et exhalant à la fois une odeur de pourriture et d’encens. Tout à coup un des rois prend la parole et fait un long discours en trois points, expliquant au poète pourquoi il lui demande son respect, premièrement parce qu’il est mort, secondement parce qu’il est roi, troisièmement parce qu’il est saint. « La harangue, dit le poète, me toucha peu ; je lui répondis : Cela prouve seulement que tu appartiens au passé de trois façons. Allons ? tous les trois, partez ! Votre place est au fond de la tombe. Les trésors de cette chapelle seront consacrés au présent, à ceux qui vivent. La joyeuse cavalerie de l’avenir va camper ici. Allons, délogez ! car si vous ne partez de bonne grace, je vous ferai chasser à coups de massue. » Cela dit, il se tourne vers son compagnon, dont la hache jetait dans l’ombre de formidables lueurs. Le licteur s’approche, et gravement, froidement, sans pitié, il met en pièces les pauvres squelettes. « Chaque coup, ajoute l’auteur, retentissait sous les voûtes avec un bruit épouvantable. Je sentis des flots de sang couler de ma poitrine, et je m’éveillai en sursaut. »

NI. Heine a beau placer cette scène au milieu d’un rêve, une telle scène est odieuse, un tel rêve est impie. Il a beau trouver, en terminant, des paroles de commisération pour ses victimes et voir le sang couler de son cœur déchiré, cette invention a quelque chose de brutal qu’on ne saurait excuser. Je sens au fond de mon ame une aversion aussi franche que celle de M. Heine pour les restaurations du passé, pour le retour de la barbarie féodale ou monacale ; je ne demande pas mieux que de voir arriver gaiement, enseignes déployées, cette brillante cavalerie de l’avenir dont il parle, si cela signifie le progrès toujours plus rapide des idées de justice, de vérité, de liberté, le triomphe régulier de l’ère nouvelle que 89 a inaugurée dans le monde ; mais je ne veux pas que le poète, même dans un rêve fantastique, prépare la litière des chevaux sur les autels détruits, dans les chapelles outragées. Son licteur n’est pas un soldat de la société nouvelle ; c’est le représentant des vieilles rancunes scandinaves et germaniques qui apparaissent çà et là avec une vigueur indomptée chez cet écrivain, d’ailleurs si gracieux et si fin. Déjà, vers les dernières pages du Livre des Chants, il nous avait peint sur une toile sinistre les divinités du Nord escaladant les cieux chrétiens, les nains bossus, les kobolds hideux, difformes, terrassant à coups de poing les divins anges aux ailes de soie, enfin toute la théogonie brutale des pays glacés se ruant, comme une invasion de Huns, dans le merveilleux paradis de Dante. Déjà, il y a quelques années, dans ses brillantes fantaisies historiques sur l’Allemagne, il annonçait, au moment de conclure, une révolution effroyable qui viendrait du Nord ; il appelait au combat ces mêmes divinités scandinaves, dont il dispose selon ses caprices, et ne nous montrait-il pas le dieu Thor armé de son marteau gigantesque, et tout prêt à démolir les cathédrales ? Ce n’était pas assez de l’annoncer, il a voulu réaliser ses prédictions ; il a aiguisé la hache de son licteur. Maintenant que les colères du poète germain ont été si durement satisfaites, il faut espérer que nous ne retrouverons plus de pareilles inventions dans ses livres. Certes, ce n’est point là la vocation de cet esprit charmant, et, malgré toutes les ressources d’une plume tour à tour gracieuse et énergique, il n’échappe jamais complètement à l’emphase du mélodrame, quand il ordonne à sa muse ces massacres de septembre.

Toutes ses affaires réglées à Cologne, le poète repart. La poste prussienne l’emmène du côté de Hambourg. La matinée est triste, une grise et pluvieuse matinée aux approches de l’hiver. Est-ce pour cela que le poète est si gai ? En dépit de ces nuages, en dépit de cette brume froide et pénétrante, il est plus joyeux que jamais. Toutes ces petites villes qu’il traverse, Mulheim, Hagen, réveillent chez lui bien des souvenirs et l’amusent singulièrement. À table d’hôte, la cuisine allemande lui inspire des plaisanteries sans fin ; les poulets, dans le plat, le reconnaissent ; il y a des dindons à la broche qui lui adressent de longs discours. Comme cette oie grasse a une physionomie débonnaire ! comme elle le regarde avec une expression affectueuse ! Peut-être, pense-t-il, m’a-t-elle connu autrefois, quand nous étions jeunes tous deux. Elle avait sans doute le cœur très tendre, mais sa chair est bien dure. Des dindons et des oies, l’auteur passe aux Westphaliens d’une façon fort impertinente et sans la moindre transition. Ses camarades d’université étaient tous des Westphaliens, buvant sec, mangeant salé, amis à toute épreuve, et, quoique fort gras, très disposés à la mélancolie.

Ainsi va notre voyageur, assez peu difficile, cette fois, sur le choix de ses plaisanteries, et il arrive à la forêt de Teutobourg, au champ de bataille où Hermann défit les légions de Varus et légua un glorieux souvenir à la Germanie. Voici quelques-unes des réflexions inspirées au poète par l’héroïque forêt nationale


« Si Hermann n’avait pas gagné la bataille avec ses blondes hordes germaines, la liberté allemande aurait péri, et nous serions devenus Romains

« La langue romaine, les mœurs romaines régneraient chez nous. Il y aurait des vestales même à Munich, et les Souabes s’appelleraient Quirites !

« Hengstenberg serait aruspice et fouillerait dans les entrailles des bœufs. Neander serait augure et consulterait le vol des oiseaux.

« Raumer ne serait pas un lump (gueux) allemand ; ce serait un lumpazius romain, et Freiligrath ferait des vers sans rimes, comme autrefois Horazius Flaccus.

« Le grand mendiant, le père Jahn, s’appellerait aujourd’hui Grobianus. Me Hercule ! Massmann parlerait latin, Marcus Tullius Massmannus.

« Les amis de la vérité se battraient dans l’arène avec des lions, des hyènes et des chakals, au lieu de se battre avec des chiens dans les petits journaux.

« Schelling serait un Sénèque et mourrait comme lui, et nous dirions à Lornélius : Cacatum non est pictum.

« Dieu soit loué ! Hermann a gagné la bataille, les Romains ont été chassés, Varus est mort avec ses légions, et nous sommes restés Allemands.

« Nous sommes restés Allemands, nous parlons allemand, comme on le parlait jadis. L’âne s’appelle âne et non asinus, et les Souabes sont demeurés des Souabes.

« Raumer est resté un gueux d’allemand dans notre langue du nord : Freiligrath fait des vers qui riment, et ce n’est pas du tout un Horace.

« O Hermann ! c’est à toi que nous devons cela ! C’est pourquoi on t’a élevé un monument à Dettmold. Moi-même, j’ai souscrit. »


Il y a beaucoup d’esprit assurément dans tous ces vers ; mais si M. Heine est seul dans son parti, si de tous les poètes ses confrères, pas un, je dis parmi les plus ingénieux et les plus hardis, ne voudrait combattre à ses côtés, nous pouvons maintenant le comprendre sans peine. C’est surtout par ce ton cavalier, par cette façon irrévérencieuse de toucher aux sujets sacrés du pays, que M. Heine s’est aliéné ses compatriotes. A l’entendre parler d’une manière si leste, on a pu se demander plus d’une fois s’il était encore Allemand. En vain s’annonçait-il comme le plus audacieux soldat de la jeune armée, en vain lançait-il au plus fort des bataillons ennemis ses flèches rapides, on ne savait trop si l’on pouvait compter sur lui ; on ne connaissait pas son drapeau. Si l’humoriste capricieux, indiscipliné, échappait naturellement aux théories des critiques et des historiens littéraires, les différens groupes politiques ne pouvaient pas davantage se rendre compte de ses contradictions bizarres, de ses évolutions imprévues. Ce n’est pas tout : à ces continuelles fantaisies d’une imagination trop pétulante ajoutez (piquant et singulier contraste !) les ruses, les finesses, les expédiens très spirituels d’un écrivain diplomate qui soigne sa gloire avec une sollicitude parfaite, qui se ménage, sinon des amis, du moins des alliés (alliés d’un jour, d’une heure, qu’importe ?), qui vous environne, vous enveloppe, et moitié riant, moitié sérieux, vous empêche de savoir si vous devez lui tendre on lui retirer votre main, qui écrivait hier dans les Annales de Halle, aujourd’hui dans la Gazette d’Augsbourg, tout cela sans trahison, je veux le croire, et seulement par la naturelle vivacité de cette chose légère qu’on appelle un poète, un dilettante, un humoriste ; ajoutez, dis-je, à la nature prompte et ailée de sa muse cette diplomatie de tous les instans, et vous saurez pourquoi ses compatriotes sont souvent si embarrassés quand il s’agit de marquer sa place.

M. Heine a dû s’en préoccuper plus d’une fois. Ces idées lui sont venues surtout le jour où il célébrait à sa manière la forêt de Teutobourg, et je les trouve gaiement exprimées dans le chant qui suit. Quoi donc ? oser railler les souvenirs de la vieille Allemagne, quand tous les poètes politiques s’efforcent de réveiller l’esprit altier de ces grandes époques où la Germanie était une et vigoureuse ! Que diront ses confrères ? que diront M. Dingelstedt, M. Prutz, M. Herwegh ? Ils diront : Qui es-tu enfin ? es-tu des nôtres ou du camp ennemi ? es-tu chien ? es-tu loup ? Voilà, j’imagine, à quoi songeait notre voyageur, quand tout à coup, au milieu de la forêt, la chaise de poste craque, l’essieu se brise, il faut s’arrêter. Tandis que le postillon court au village voisin, le poète s’enfonce dans la forêt. La nuit est profonde. Il fait quelques pas sous les arbres, et soudain de longs hurlemens retentissent autour de lui. Ce sont les loups affamés, leurs yeux flamboient dans l’ombre. — Certainement, dit le poète, ils avaient su que je devais passer par là ; c’est pour moi qu’ils illuminaient la forêt, c’est pour moi qu’ils chantaient en chœur. Je pris donc une pose convenable et m’exprimai ainsi d’une voix émue :


« Frères loups, je suis heureux de me trouver aujourd’hui dans cette assemblée où tant de nobles cœurs viennent hurler au-devant de moi avec amour.

« Ce que j’éprouve en ce moment est inexprimable. Ah ! cette heure si belle demeurera éternellement dans mon souvenir.

« Je vous remercie de la confiance dont vous m’honorez et que vous m’avez conservée fidèlement dans toutes les épreuves difficiles.

« Frères loups, ne doutez pas de moi ; ne vous laissez pas prendre aux discours de ceux qui prétendent que je suis passé du côté des chiens ;

« Que je suis un apostat, et que bientôt je serai conseiller aulique à la cour des moutons. Réfuter de tels bruits était au-dessous de ma dignité.

« La peau de mouton dans laquelle je m’enveloppe quelquefois pour me réchauffer ne m’a jamais porté, croyez-moi, à rêvasser pour le bonheur des moutons.

« Je ne suis ni mouton, ni chien, ni conseiller aulique, ni aigrefin ; je suis loup. Mon cœur est un cœur de loup ; mes dents, des dents de loup.

« Je suis loup et toujours je hurlerai avec les loups. Adieu, comptez sur moi, et aidez-vous vous-mêmes afin que Dieu vous aide ! »

« Voilà le discours que je leur adressai sans la moindre préparation. M. Kolb l’a inséré, mais en le défigurant, dans la Gazette d’Augsbourg. »


C’est de cette manière railleuse que le poète répond à ceux qui doutent de lui. Railleuse ou non, la réponse a son importance. Décidément, le voilà enrôlé dans l’armée des loups. Il pourra bien ne pas être toujours un soldat très discipliné, il fera la guerre selon son caprice, il aura une façon particulière de hurler, mais enfin ses compagnons sont prévenus, et il faudra lui pardonner.

La précaution n’était pas inutile, car, dès le chapitre suivant, l’auteur va revenir à sa polémique habituelle, et choisir pour texte de ses spirituelles railleries les souvenirs historiques les plus chers à la nation allemande. C’était d’abord la cathédrale de Cologne, tout à l’heure c’était la forêt de Teutobourg, ce sera maintenant le grand empereur de la maison de Souabe, Frédéric Barberousse. M. Heine commence d’une manière très respectueuse ; il a retrouvé les plus doux accens de cette poésie naïve qui est souvent si gracieuse sous sa plume. Tandis que les chevaux l’emmènent à travers les plaines brumeuses, tandis que le postillon sonne du cor, les refrains des chansons de son enfance s’éveillent et chantent au fond de son cœur. Il songe à sa bonne vieille nourrice, qui savait toutes les légendes du temps passé et qui les contait si bien. Il y avait une fois une fille de roi assise toute seule sur la bruyère ; ses longs cheveux brillaient comme l’or ; hélas ! elle était captive. On l’avait réduite aux travaux de la basse-cour ; la belle princesse aux cheveux d’or gardait les dindons ! Ou bien c’était l’histoire de Barberousse, qu’elle racontait si gravement, si pieusement. Barberousse n’est pas mort ; il habite en Thuringe, dans une caverne du mont Kiffhaeuser. Là est son écurie avec ses chevaux sans nombre, sa grande salle avec tous ses chevaliers, son arsenal avec les armes luisantes : lui-même, dans la quatrième salle, il attend, grave et silencieux, que l’heure du combat soit venue. Alors il criera de sa voix retentissante : A cheval ! à cheval ! Les trompettes sonneront, les épées brilleront, les chevaux henniront, et l’empereur ira châtier les bandits qui ont assassiné au fond d’une basse-cour la noble fille du roi, la belle Germania aux cheveux d’or. M. Heine excelle dans ces vieilles légendes, les refrains d’autrefois s’adaptent sans pastiche à des vers très habilement appropriés, et ces contes de bonne femme deviennent entre ses mains de petits chefs-d’œuvre de grace et de fantaisie. Tout en songeant de la sorte aux histoires de sa nourrice, le voyageur, doucement bercé, s’endort, et vous pensez bien qu’il va retrouver Barberousse dans son rêve. Seulement, l’empereur n’est pas assis sur sa chaise de pierre, et n’a point cet air auguste et vénérable que lui donne la légende. Le poète et l’empereur se promènent familièrement dans les grandes salles, causant, discutant, et Barberousse montre à son hôte tous ses trésors, toutes ses curiosités, avec le naïf enthousiasme d’un antiquaire. Ici, ce sont des armes magnifiques ; puis, voici les chevaliers : ils dorment, mais tous sont là, et pas un ne manquerait à l’appel. Ce sont les chevaux qui manquent. L’empereur en a fait chercher par toute la terre ; on les attend d’un jour à l’autre ; quand le nombre sera complet, alors seulement il sortira de sa caverne et commencera la bataille. « Eh ! lui dit M. Heine, pourquoi attendre ainsi ? S’il vous manque des chevaux, montez sur des ânes ; mais, pour Dieu ! ne tardez pas davantage. — Patience ! répond en souriant le vieil empereur ; Rome n’a pas été construite en un jour, et chi va piano va sano. » L’entretien est familier, comme on voit. M. Heine a voulu préparer et amener peu à peu toutes les irrévérences qui vont suivre. L’empereur, les mains derrière le dos, se promène toujours de long en large avec son hôte, comme ferait un roi constitutionnel ; il lui demande avidement des nouvelles, car depuis la guerre de sept ans il n’a rien su de ce qui se passe dans le monde. Qu’est devenu le roi de France Louis XV ? Qu’est devenue la Dubarry ? — La Dubarry, répond l’autre avec une gravité imperturbable, a vécu fort en joie pendant le règne de Louis XV, et elle était déjà très âgée quand on la guillotina. Louis XV est mort tranquillement dans son lit, mais son successeur Louis XVI a été guillotiné avec la reine Antoinette. La reine montra un grand courage, comme il convenait à son rang, mais la Dubarry pleurait et criait lâchement devant la guillotine. — Pour l’amour de Dieu ! quel langage parlez-vous, s’écrie Barberousse, et que signifient ces termes inconnus ? Alors le poète lui explique ce que c’est que la guillotine ; il insiste complaisamment, avec une indifférence glaciale, avec un burlesque sang-froid, et n’a garde d’omettre aucun détail. L’empereur à la fin perd patience et traite son hôte de butor et de malappris ; le poète aussi se fâche, et rien n’est plaisant comme cet étrange dialogue : « Ma foi, monsieur Barberousse, dit-il en éclatant, je regrette les politesses que je vous ai faites. Vous n’êtes qu’une vieille fable. Nous saurons nous passer de vous. Les républicains riraient bien, s’ils voyaient à notre tête un fantôme du passé avec une couronne et un sceptre. Restez dans votre caverne. Tout bien considéré, nous n’avons pas besoin d’empereur. »

Continuons : nous arrivons à Minden, triste et noire forteresse. Il est nuit déjà, et les lourdes portes se referment derrière le voyageur, ainsi que les portes d’une prison. Il se sent triste comme Ulysse lorsque Polyphème roula son énorme rocher à l’entrée de la caverne. Les auberges de Minden sont aussi sombres que la ville ; le poète y dormira tristement, et les armes prussiennes qu’il aperçoit sur le fond du ciel de lit lui inspireront des rêves lugubres. L’aigle noire, l’aigle au bec crochu, viendra lui manger le cœur. Partons vite de Minden. Nous voici dans la petite principauté de Buckebourg, dont le poète emporte environ la moitié à la semelle de ses souliers. Nous sommes bientôt chez le roi de Hanovre, chez ce lord tory, condamné à gouverner une province d’Allemagne et qui regrette la vie de Londres ; pour se désennuyer, il daigne exécuter de temps à autre quelques coups d’état, et faire chauffer des remèdes pour ses chiens malades. Enfin, nous entrons à Hambourg, et ce sera le terme de notre voyage.

A moitié ruinée, à moitié rebâtie, la ville est bien triste à voir. Le voyageur n’y retrouvera pas les lieux auxquels se rattachent les souvenirs de sa jeunesse. Hélas ! ce sont les seules plaintes vraiment sincères qui se soient échappées de son cœur depuis le Rhin jusqu’à l’Elbe. Où est la maison de celle qui lui a souri la première ? Qu’est devenue l’imprimerie où il a fait imprimer les Reisebilder ? Mais il semble que le poète ait honte de son émotion, et déjà il a retrouvé ce sourire sardonique dont il abuse trop souvent. Il se fait conter tous les détails de l’incendie ; il écoute avec une attention religieuse, il recueille toutes les plaintes, et il y en a de singulières. « Les églises ont été dévorées par les flammes. La bourse a été brûlée, la bourse où nos pères, durant des siècles, ont trafiqué les uns avec les autres, le plus honnêtement qu’ils ont pu ; mais Dieu soit loué ! on a ouvert des souscriptions pour nous jusque dans les pays les plus éloignés. C’est une bonne affaire en définitive, et qui a bien rapporté huit millions. On nous donnait aussi des vivres. Nous prenions tout. On nous envoyait des vêtemens, des lits, du pain, de la viande… Le roi de Prusse voulait même nous envoyer ses troupes. » Or, quand M. Heine a entendu jusqu’au bout ses concitoyens, il les harangue à sa façon : « Bonnes gens, rebâtissez vos maisons ; mais prenez garde, votre cuisine se gâte. Nous salez trop votre soupe, et vos carpes sont mal apprêtées, etc. »

Mais il est temps d’arriver au dénoûment (s’il y en a un) de ce bizarre et joyeux imbroglio, car, après tant de caprices, après tant de satires ingénieuses, de plaisanteries souvent mêlées, de fantaisies brillantes, étincelantes, nous sommes impatiens d’apprendre quel sera le dernier mot du poète et s’il saura conclure. Or, dans les derniers chapitres, nous assistons avec lui à un souper chez M. Julius Campe, son éditeur. M. Campe est le libraire par excellence de l’Allemagne du nord, comme M. Cotta est le libraire de l’Allemagne du midi. M. Campe, dans sa ville libre, est l’éditeur de la jeune Allemagne, l’éditeur de Louis Boerne, de M. Heine, de M. Wienbarg ; il est bien juste qu’il joue un rôle dans le poème de son spirituel protégé. Le souper est joyeux, animé, et le poète exprime plaisamment son bonheur.


« Je mangeai et bus de bon appétit, et pensai au fond de mon cœur : « Campe est vraiment un grand homme ; c’est la fleur des éditeurs !

« Un autre éditeur m’eût peut-être laissé mourir de faim ; mais lui m’a donné même à boire. Je ne l’oublierai jamais.

« Je remercie Dieu dans le ciel, qui a créé la liqueur de la vigne et m’a donné pour éditeur Julius Campe. »


Après le souper, après les bruyantes causeries, l’auteur, animé par le vin du Rhin, s’en va cherchant sa porte à travers les rues mal éclairées. Au coin d’un carrefour, une femme l’arrête ; elle est grande, et vêtue d’une longue tunique blanche. Je supprime plusieurs détails fâcheux ; M. Heine installerait volontiers les muses là on les conduisait Regnier. Cette femme, c’est Hammonia, la déesse protectrice d’Hambourg ; elle dit au poète de la suivre et monte dans sa mansarde. Là, avant de lui donner ses conseils, avant de lui communiquer ses inspirations, elle commence par lui exprimer ses sympathies enthousiastes, par lui dire quelles glorieuses espérances elle a fondées sur son génie. M. Heine se met en scène sans façon, et je remarque que c’est un des endroits les plus sérieux de son livre. J’en suis fâché, je l’avoue. Le spirituel humoriste a commis là un oubli sans excuse. Après avoir tant raillé ses confrères, il eût été piquant qu’il songeât à lui-même ; puisqu’il avait disposé dans de petites niches parfaitement ornées de si plaisantes caricatures, j’aurais aimé que la sienne eût sa place dans cette galerie et pût en faire les honneurs. Au lieu de cela, nous aurons un appel à son génie, un dithyrambe, quelque chose comme une ode à Olympio. La déesse lui dit très-sérieusement que de tous les poètes d’Allemagne, Klopstock a été autrefois son enfant le plus cher, mais qu’aujourd’hui l’auteur d’Atta Troll lui a succédé dans son amour. Elle lui montre son portrait suspendu dans la petite chambre ; il est couronné de lauriers. Seulement, elle lui reproche d’avoir si souvent offensé sa patrie. Le poète s’excuse et explique sa conduite. Enfin, après de longues conversations, après de mutuelles confidences, elle le supplie de ne pas retourner à Paris, chez ce peuple immoral, dans cette atmosphère de corruption et d’impiété. Pour le décider, elle va lui dévoiler l’avenir de l’Allemagne ; mais d’abord il faut qu’il jure de ne jamais révéler ce secret terrible : oui, terrible, en effet, car l’auteur revient ici à ses prédictions de haine et de vengeance implacable. La même inspiration qui lui dictait la scène de Cologne ou les dernières pages de ses fantaisies sur l’Allemagne reparaît tout à coup avec une indomptable énergie. Le poète a beau dire qu’il se taira, qu’il ne révélera rien, il en dit assez pour porter l’effroi dans les ames inoffensives de son pays, et ce demi-silence qu’il garde ajoute encore à la mystérieuse horreur de ses lugubres inventions. « Je ne puis révéler ce que je vis, s’écrie-t-il, mais je fus saisi d’épouvante et de dégoût. Quand la déesse eut soulevé le voile, une odeur empestée me prit à la gorge. C’était comme si l’on eût remué des restes infects au fond de trente-six sépulcres. Saint-Just a bien dit, je le sais, qu’on ne guérissait point les grandes maladies avec de l’huile de rose, mais cette abominable odeur était pire que tout ce que j’aurais pu imaginer. Je ne pus la supporter plus long-temps et je m’évanouis. » Quand il se réveille, la déesse est auprès de lui, inspirée, exaltée. Elle le supplie de rester en Allemagne, elle l’aime comme elle n’a jamais aimé aucun poète. En même temps il lui semble, dans son enthousiasme, qu’elle entend déjà l’avènement joyeux des temps qui vont venir. Les crieurs de nuit chantent des sérénades, des chansons d’hyménée ; les rues s’illuminent de torches, de flambeaux, et le peuple danse sur les places. La description de la fête continue ainsi, et comme le poète est agité par le vin fumeux de sa colère, comme sa parole est brusque, éclatante, comme il fait retentir à nos oreilles toute cette musique, tous ces tam-tams, tous ces tambours de basque, il nous abandonne au milieu des saturnales, étourdis, aveuglés, ivres enfin comme cette grave Hammonia qu’il a changée en bacchante.

Voici le dernier chant. Le poète est plus calme, il s’adresse à la jeunesse, il lui dira un jour ce qu’il a vu chez Hammonia, mais quand le règne de l’hypocrisie sera terminé. Laissons venir les jours heureux où l’on parlera avec franchise ; laissons grandir la race meilleure qui pourra tout entendre.

Jam nova progenies coelo demittitur alto.


Cette génération est née, et son jour n’est pas loin. Du reste, tout ce que le poète vient de chanter ne doit pas nous causer d’effroi, ni surtout nous donner de lui une opinion défavorable. Son cœur est plein d’amour, et ce sont les graces elles-mêmes qui ont accordé sa lyre ; cette lyre est d’ailleurs celle de son ancêtre, c’est la lyre d’Aristophane, le favori des muses. Dans ce dernier chapitre, qui aura peut-être effrayé le lecteur, il n’a fait qu’imiter et modifier légèrement la conclusion des Oiseaux, la meilleure comédie du poète athénien. M. Heine nous déduit ainsi tous les argumens de son plaidoyer dans une conversation familière, élégante, qui repose un peu après le bruit de la bacchanale. Puis il continue à parler d’Aristophane en vers charmans, avec une grace parfaitement appropriée. S’il préfère les Oiseaux, il aime pourtant les Guêpes, et remarque que cette pièce a été récemment traduite en allemand et jouée sur le théâtre de Berlin, par ordre du roi. Le roi de Prusse aime les Guêpes d’Aristophane, mais bien a pris à Aristophane d’être né à Athènes il y a deux mille ans ; le roi de Prusse aurait moins de goût pour lui, s’il vivait maintenant à Berlin. Là-dessus, M. Heine s’interrompt tout à coup, et, se tournant vers le roi, il lui adresse ces vers hautains qui terminent son poème :


« O roi ! je ne te veux point de mal et je te donnerai un conseil : honore les poètes des temps passés, mais ménage les poètes de ton siècle.

« N’offense pas les poètes vivans ; ils ont des flammes et des armes plus terribles que la foudre de ce Jupiter qu’ils ont créé.

« Offense les dieux, les anciens et les nouveaux, toute la clique de l’olympe et là haut le grand Jéhova. — Seulement, n’offense pas les poètes

« Les dieux, je le sais, punissent rigoureusement les méfaits des humains. Le feu de l’enfer est assez ardent. C’est là qu’on doit cuire et rôtir.

« Pourtant il y a des saints dont les prières arrachent le pécheur aux flammes. Quelques aumônes aux églises, quelques messes, et l’on obtient leur suprême intervention.

« Et puis, à la fin des siècles, le Christ doit venir, il brisera les portes de l’enfer ; et le jugement aura beau être sévère, plus d’un compagnon lui échappera.

« Mais il y a des enfers dont il est impossible d’être délivré. Là toutes les prières sont vaines, et la miséricorde du sauveur du monde est impuissante.

« Ne connais-tu pas l’enfer de Dante, ses tercets redoutables ? Celui que le poète y a emprisonné, aucune divinité ne le sauvera ;

« Aucune divinité, aucun sauveur ne le délivrera de ces flammes qui chantent ! Prends garde que nous ne te condamnions à un pareil enfer. »


En résumant tout son poème dans cette altière apostrophe, dans ce défi si direct et ces provoquantes menaces, M. Heine vient de rompre d’une manière éclatante avec son passé, avec ces habitudes de diplomatie qu’on lui a souvent reprochées amèrement. Quelque jugement que l’on porte sur le mérite et la convenance de ces vers, il faut reconnaître que l’auteur ne peut être accusé de ruse et de dissimulation. Autrefois, dans ses plus grandes hardiesses, il s’échappait toujours par on ne sait quels défilés invisibles ; la fantaisie, l’humour, les mille caprices de sa verve le dérobaient sans cesse, et cet allié insaisissable, indisciplinable, inspirait plus de haine à ses amis que de terreur à ses adversaires. Cette fois, le poète a voulu parler net. La nouveauté de son livre est surtout dans la franchise, dans l’audace virile de deux ou trois passages principaux que j’ai signalés.

La publication de ce poème est donc, à de certains égards, un fait notable. Il y a là plus qu’un évènement littéraire. Les journaux du pouvoir chercheront sans doute à diminuer l’effet que doivent produire ces pages audacieuses ; la harangue du loup, pour emprunter les images de M. Heine, sera défigurée dans la Gazette d’Augsbourg ; mais l’action de ce poème ne saurait être médiocre. Seulement, quelle sera cette influence ? Le poète qui s’adresse si fièrement au roi de Prusse, qui prête un secours si direct à M. Herwegh et à ses amis, aura-t-il fortifié ce jeune bataillon ? Le talent brillant qu’il leur apporte saura-t-il servir efficacement la cause commune ? Les secours de M. Heine ne sont-ils pas quelquefois dangereux, et cette raillerie impitoyable infligée indistinctement à tous les souvenirs du pays, ce fantasque persiflage qui frappe à l’étourdie alliés et adversaires ne devra-t-il pas agiter sans profit l’esprit public, déjà, si troublé ? Ne devra-t-il pas déconcerter un parti incertain, mal sûr de lui-même, et qui avait plutôt besoin d’une direction et d’un bon conseil ? Il est impossible de ne pas soulever ces doutes quand on considère la situation présente de l’Allemagne.

Cette situation est triste, douloureuse, et plus grave qu’on ne se l’imagine. En Prusse, un règne qui s’annonçait avec des intentions libérales s’engage de plus en plus dans une direction toute contraire, et s’aliène chaque jour les sympathies qu’il avait excitées d’abord. On parle d’une constitution qui doit être prochainement octroyée, mais les journaux de l’Allemagne se taisent encore sur ce grave sujet. Attendons, avant d’apprécier l’importance et les suites probables de cette révolution. Il faut pour cela connaître la nature du contrat ou de la donation royale ; il faut savoir si ce ne sera point une fiction vaine comme dans les états du midi, comme en Bavière et en Wurtemberg. Je m’arrête, et je veux juger seulement la situation actuelle. Or, les illusions ne sont plus possibles : la fermentation sourde qui travaille les peuples allemands éclate de loin en loin et jette une lueur sinistre sur l’état des esprits. L’opposition grossit en silence, et bientôt on pourra voir d’un côté toutes les forces vives de la nation, et de l’autre un gouvernement soupçonné, qui rêve un nouveau moyen-âge, une organisation de castes et de privilèges, au moment même où l’esprit moderne s’éveille dans l’ame de ses peuples. Pour cacher ce vide qui se fait tous les jours autour du trône, le roi réunit à Berlin une assemblée d’hommes éminens ; la science et les arts y ont des représentans illustres, mais tous ces hommes appartiennent au passé, ce sont les tories des lettres et de la philosophie. Cependant une jeune génération entre dans la vie, ardente, avide, et cherche en vain de quel côté viendra le secours. C’est surtout un point d’appui qui manque. Je ne parle plus seulement de la Prusse, mais de l’Allemagne tout entière. Il manque une croyance, une foi, une direction enfin, une direction ferme et honnête qui règle ces mouvemens inquiets de la pensée publique. Le protestantisme, ébranlé par la critique théologique, a abandonné, depuis la mort de Schleiermacher, la position élevée que cette noble intelligence avait prise, et la peur des théories hégéliennes l’a précipité dans un méthodisme ténébreux. Le catholicisme de Munich, dédaigné par la science du Nord comme un ennemi sans valeur, exhale son impuissante colère dans les poétiques divagations du vieux Goerres. La philosophie, si grande, si impérieuse il y a vingt ans, est tombée en poussière, et le riche patrimoine de Hegel est dissipé par des écoliers émancipés en d’interminables orgies. Dans ce dénûment universel, une seule chose reste encore, le rire fantasque, l’ironie fine, subtile, affectée souvent. L’oiseau bleu des contes de fée voltige sur toutes ces ruines et chante coquettement ses cantilènes moqueuses. Les hommes qui s’intéressent aux destinées de l’Allemagne voudraient trouver autre chose dans ce pays ; ils lui souhaitent de se préparer plus fortement aux épreuves qu’elle est appelée à subir ; ils pensent enfin que, dans cette périlleuse transformation des idées et des croyances, il y aurait une belle place à prendre pour une littérature hardie et droite, libérale et maîtresse d’elle-même, pour un groupe de fermes esprits qui dirigeraient utilement cette opposition à la fois turbulente et timide, avide et irrésolue.

J’ai déjà exprimé ce vœu à propos des poètes démocratiques auxquels M. Heine vient de se joindre par son éclatant manifeste. La lecture de son livre me confirme dans ma pensée. On ne peut nier l’esprit qui étincelle dans les Poésies nouvelles de M. Heine ; j’y trouve, assurément, beaucoup plus de talent, d’originalité, que dans les vers de M. Prutz ou de M. Herwegh ; mais y a-t-il quelque chose de plus si je cherche l’influence possible et la direction salutaire à imprimer aux esprits ? Non, il y a moins peut-être ; M. Heine blesse trop cruellement l’Allemagne pour la pouvoir diriger. Vous avez perdu toute confiance dans votre pays ; lui aussi, il se défie de vous. Sur ce point-là, vraiment, M. Heine est incorrigible ; il a beau se réconcilier avec les loups qu’il rencontre dans la forêt, il a beau se faire admonester par la déesse Hammonia et s’humilier devant ses remontrances, à la première occasion soyez sûr qu’il recommencera de plus belle. Le poète, à de certains momens, s’aperçoit qu’il est seul ; il voit qu’il a mis son auditoire en fuite ; n’est-ce pas pour cela qu’il appelle cette génération meilleure, cette race franche et joyeuse, laquelle succédera aux hommes maigres et pourra l’entendre jusqu’au bout ? A la bonne heure ! seulement ce peuple nouveau court grand risque de n’être plus l’Allemagne. Or, puisque l’Allemagne existe et que M. Heine est un de ses plus spirituels écrivains, il vaudrait mieux peut-être se faire aimer d’elle et ne point gâter par tant d’étourderie une verve si brillante, un si vrai talent.

Quand je lis ces ingénieuses et folles satires, ces amusantes espiègleries, ces farces joyeuses qui plaisent aujourd’hui à la muse politique de l’Allemagne, je ne puis m’empêcher de songer à la Satire Ménippée. Voilà aussi une verve bouffonne, des tableaux bizarres, de grotesques mascarades ; pourtant sous ces masques, quel groupe décidé, déterminé ! quelle discipline ! quelle fermeté de vues ! le tiers-état est là tout entier, et son pamphlet ainsi armé devait gagner la bataille. Ici, dans les satires de M. Heine, où est la harangue de d’Aubray ? Je la cherche en vain. Que l’ingénieux poète veuille bien y réfléchir, ou plutôt, puisqu’il a choisi pour maître l’auteur des Oiseaux et des Guêpes, qu’il prenne garde de se tromper sur le génie d’Aristophane. Aristophane n’est pas seulement l’esprit le plus vif et le plus gai, l’imagination la plus gracieuse et la plus bouffonne ; dans ses farces immortelles, on retrouve sans cesse le citoyen, on sent battre un cœur résolu et qui sait bien ce qu’il veut. Ce n’est pas lui que feraient dévier à chaque ligne les caprices de la plume. Au contraire, malgré quelques pages composées nettement, c’est là le défaut du poème que je viens d’analyser. Ce défaut, je le sais, est quelquefois une grace chez le dilettante aimable : soit ; mais il faut renoncer alors à l’influence que M. Heine se promet d’une façon si hautaine. Celui qu’un souffle emporte comme une feuille légère, que deviendra-t-il pendant la tempête ? M. Heine est un des plus charmans poètes de l’Allemagne, un de ses plus brillans esprits ; il sera un écrivain politique le jour où les muses de son pays pourront lui accorder ce témoignage que l’auteur des Oiseaux se rend à lui-même dans ses anapestes : « Si quelqu’un des vieux poètes comiques avait voulu nous obliger à réciter ses vers sur le théâtre, il ne l’eût pas obtenu de nous facilement ; mais celui-ci mérite que nous fassions cela pour lui, car il déteste les mêmes choses que nous, il ne craint pas de dire ce qu’il croit juste, et, d’un cœur courageux, il marche contre les vents et les orages. »


SAINT-RENÉ TAILLANDIER.

  1. Hambourg, 1844.