De la littérature politique en Allemagne/05

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De la littérature politique en Allemagne
Revue des Deux Mondes, période initialetome 10 (p. 1107-1144).
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DE


LA LITTERATURE POLITIQUE


EN ALLEMAGNE




V.

POESIES DE CHARLES BECK.

(Gedichte von Carl Beck. – Berlin 1845)




Puisqu’ils veulent décidément emprisonner la Muse dans le cercle ales questions présentes, puisqu’ils se prennent si fort au sérieux et réclament tous leur place dans le tableau de la littérature politique, continuons de leur accorder, en souriant quelquefois, cette innocente satisfaction. Aussi bien cela est nécessaire ; le tableau que nous essayons de tracer serait incomplet si nous ne groupions tous ces poètes dans l’ordre de bataille où ils se présentent à nous. Au sein de cette remuante phalange, il y a bien peu d’écrivains sans doute qui justifient le titre dont ils sont si fiers, il y en a bien peu qui soient des publicistes inspirés, des confidens poétiques de la conscience du pays. Qu’importe ? nous n’y pouvons rien. Leurs prétentions mêmes sont un fait très grave, un symptôme très sérieux qu’il est impossible de ne pas signaler. Où est le Béranger de l’Allemagne, où sont les vrais poètes, où sont les prophètes légitimes de la pensée publique ? On les attend, je le sais, et, sauf quelques strophes éloquentes, sauf quelques compositions vraiment belles, il ne paraît pas que tout ce bruit des jeunes Tyrtées de la démocratie ait été jusqu’ici bien fécond. Encore une fois, ce n’est pas une raison pour refuser de les entendre, puisqu’on les écoute si avidement au-delà du Rhin. Si ce n’est pas toujours une étude poétique qui nous est offerte, ce sont au moins de curieux documens sur l’état des esprits en Allemagne ; cet intérêt est assez considérable et peut aisément nous suffire.

Or, ces symptômes deviennent de jour en jour plus éclatans ; la bruyante cohorte se recrute sans cesse, dans tous les rangs de l’assemblée littéraire, dans toutes les provinces de l’Allemagne. Quelquefois c’est un poète attaché à des doctrines bien différentes, qui tout à coup, cédant à l’entraînement universel, change brusquement de drapeau, abandonne la place qu’il défendait, et se jette avec ses armes dans le camp des assiégeans. Le lendemain, et ce fait n’est pas moins bizarre, c’est un écrivain libéral, ardemment dévoué aux idées nouvelles, mais peu disposé pourtant par les allures mystiques de son imagination à s’enrôler, pour une guerre de partisans, dans une armée de tirailleurs ; or, le mouvement de la foule l’emporte aussi, et le voilà qui inscrit sur le recueil de ses poétiques méditations la belliqueuse devise que chacun veut absolument porter. Nous parlions hier de M. Freiligrath, nous signalions l’éclat inattendu de sa conversion politique. L’écrivain que nous allons nommer n’avait pas besoin, comme l’auteur du Loewenritt, de se faire pardonner l’insouciance de sa muse, l’indifférence de ses premiers chants, le matérialisme outré de ses brillantes fantaisies. C’était un poète ardent, ému, un rêveur enthousiaste de liberté ; il pouvait suivre franchement son inspiration naturelle, il n’avait pas à craindre les reproches de ses confrères, ses sympathies n’étaient pas douteuses ; il lui était permis de ne pas engager l’indépendance de sa muse et de marcher avec grace dans les voies où l’appelle son talent. Eh bien ! non ; il cédera aussi, il accordera ce gage qui lui est demandé, il voudra qu’on cite son nom à côté du nom de M. Herwegh ou de M. Freiligrath.

Je ne prétends pas dire qu’il y ait beaucoup de politique dans le recueil de M. Charles Beck. Non sans doute ; ce qui est singulier, c’est précisément l’ostentation avec laquelle il la produit, si peu importante qu’elle soit ; c’est le désir impatient qu’il manifeste d’être enrôlé dans la turbulente milice, quand il lui était si facile de demeurer dans des régions plus élevées, à un rang plus solitaire et plus digne d’envie. Malgré mes craintes, malgré ma défiance, j’ai lu avec empressement le volume de M. Charles Beck. Lorsque je vis l’auteur publier ses vers au milieu de tout ce bruit, je pus regretter pour son talent la résolution qu’il avait prise ; mais j’étais avide de savoir quel caractère propre, quelle nuance particulière il donnerait à son inspiration. Dans le groupe des poètes politiques, M. Freiligrath représente les efforts méritans d’un parti sérieux, M. Hoffmann de Fallersleben chante l’esprit joyeux des tavernes, M. Herwegh et M. Prutz ont emprunté à la jeune école hégélienne ses arrogantes allures, M. Henri Heine est le maître des sceptiques et des dilettanti ; chaque groupe avait ainsi son représentant, chaque compagnie avait son capitaine. Or, quel devait être le rôle de M. Charles Beck ? Cette question ne manquait pas d’intérêt, puisque nous savions déjà que le jeune écrivain était fils des poétiques contrées du Danube et qu’il appartenait à la forte race des Maghyares. Un des caractères les plus frappans de cette poésie politique, il faut bien le reconnaître, c’est le soulèvement universel et spontané qui l’a produite, ce sont les échos sonores qu’elle a éveillés aux quatre points de l’horizon. Tous ces poètes se sont levés en même temps de toutes les parties de l’Allemagne. Certes, les mouvemens de l’esprit ne se font pas toujours avec un ensemble très harmonieux chez les peuples germaniques ; la science et la liberté y varient beaucoup selon les degrés de latitude ; l’homme du sud et l’homme du nord ne se rencontrent guère sur les mêmes chemins de la philosophie et de la libre pensée. Quelle distance de Vienne à Berlin ! Eh bien !! cette unité de la patrie, qui doit être préparée par l’unité intellectuelle et qui est encore si loin d’être réalisée, il semble qu’elle existe aujourd’hui, pour un moment, dans la poésie politique. Les pays où la science est le moins libre, les peuples les plus endormis n’ont pas été plus mal représentés que les autres dans cette assemblée des trouvères ; or, voici une province nouvelle qui vient d’y envoyer son député. Nul n’a encore parlé de la Hongrie ; celui qui recevra cette mission pourra aisément demeurer original et se créer une place à part. Il y a dans cette contrée une vie inquiète qui voudrait se dégager ; les peuples qui l’habitent se réveillent l’un l’autre, la fermentation sourde et active qui travaille la grande famille slave depuis les frontières de l’empire ottoman jusqu’au cœur de la Russie, depuis l’Adriatique jusqu’au Dniéper, n’a point laissé en repos les races ardentes qui se partagent le territoire de la Hongrie ; des nationalités ennemies sont aux prises, des langues, des littératures rivales, se livrent un combat passionné, et la libre pensée, éveillée par tout ce bruit, profite de ces luttes fécondes. Je me disais que le jeune poète arrivé des bords du Danube au milieu des tribuns du nord n’aurait certainement pas négligé ces curieux sujets, et qu’il lui serait facile d’éviter les lieux communs à la mode, les banales déclamations. Ma surprise fut grande, lorsque, feuilletant le recueil de M. Beck, je vis qu’il avait trompé mon espoir. Je reconnaissais bien l’écrivain hongrois, le poète maghyare, dans cette langue inspirée, dans cette fantaisie éclatante, dans cette imagination à moitié orientale ; mais quand l’auteur arrive aux sujets purement politiques, je regrettais le caractère national que j’avais espéré y découvrir. Ouvrons ce livre toutefois, nous verrons mieux en regardant de plus près. Il faut suivre M. Beck depuis ses premiers pas, depuis ses brillans débuts, jusqu’à ce poème politique qu’il a écrit tout récemment, et dont il a voulu armer son recueil avant de le jeter dans la mêlée bruyante.

M. Charles Beck débuta, il y a sept ans déjà, en 1838, par un recueil poétique intitulé les Nuits. Ce début fut remarqué. Au milieu de ces innombrables volumes de vers que chaque printemps apporte et qui meurent long-temps avant l’automne, le recueil de M. Beck lui marqua immédiatement sa place ; on avait reconnu l’accent de la Muse. Ce livre assurément n’était pas irréprochable, la critique pouvait adresser au poète plus d’une objection sérieuse ; mais sous les bizarreries de la forme, sous l’exubérance des paroles, il était facile de sentir une pensée ardente, un cœur sincèrement ému, une ame de poète.

Pourquoi ce titre : les Nuits ? Ce ne sont pas les méditations du triste Young qui préoccupent M. Beck ; sa pensée est vaillante, son ame est fière, la muse qui l’inspire a besoin d’action et de mouvement. D’ailleurs, à ce premier titre, le poète ajoute ces mots : Chants armés de cottes de mailles ; Gepanzerte Lieder. D’où vient donc cette opposition, qui apparemment n’a pas été imaginée sans dessein ? Quel est le sens de cette bizarre antithèse ? De ces deux titres, pourquoi l’un semble-t-il indiquer je ne sais quoi de voilé et de mélancolique, tandis que l’autre sonne comme une fanfare et annonce la bataille prochaine ? Lorsque Rückert écrivait aussi des sonnets cuirassés, c’était au milieu des luttes de 1813, et il armait ses vers à la clarté du soleil. Encore une fois, quelle a été l’intention du poète ? Je ne saurais le dire ; mais si je voulais voir dans ce titre un résumé assez exact de ses qualités et de ses défauts, je n’aurais pas de peine à le découvrir. La force, l’énergie des idées ne manque pas chez M. Charles Beck, son ame est courageusement armée pour les luttes de la vie moderne ; cependant il y a plus d’ardeur que de netteté, plus d’enthousiasme que de précision dans sa pensée. Il combat, mais il combat dans la nuit ; des ombres mystérieuses l’environnent, son imagination prend toujours je ne sais quel tour mystique et oriental dont la bizarrerie, assez gracieuse parfois, contraste singulièrement avec le sujet de ses vers. Cette prétentieuse étiquette a donc l’inconvénient très grave d’éveiller tout d’abord la défiance de la critique ; dès les premières lignes, le lecteur de M. Beck adoptera dans le sens que je signale le titre énigmatique de son livre et y verra une fidèle image de l’inspiration vague et indécise du jeune poète.

Le recueil s’ouvre par un prologue assez bizarre, intitulé le Sultan. M. Beck, avant de commencer, veut loyalement nous apprendre quel est le caractère de son inspiration ; vous qui cherchez dans la poésie une douce sérénité qui apaise et rafraîchisse votre ame, fermez ce livre. Ne demandez pas à l’auteur le repos du premier amour, les rêves charmans de l’espérance, la confiante tranquillité de la foi ; ces temps sont bien loin de lui ; une muse plus sévère lui dicte ses chants. Cette muse triste, inflexible, dont la main droite est pleine de vérités douloureuses, c’est la vie, c’est le siècle où nous sommes, c’est l’esprit tourmenté du monde moderne. Tout cela serait très net, si, par un luxe bien inutile, M. Beck ne donnait à sa pensée le costume oriental qu’il affectionne


« Dieu seul est Dieu, et le poète est son prophète. Mon Coran est le livre de l’histoire du monde. Je tourne mon visage, en priant avec ferveur, du côté où le soleil se lève.

« Je suis un sultan, sombre, en proie à la tempête de mon ame ; mon armée, ce sont mes chants à la forte cuirasse ; le souci sur mon front a noué son turban aux plis mystérieux.

« Autrefois, je vivais au sein du bonheur ; le rêve de la Foi me tenait affectueusement enchaîné ; l’Amour me donnait son baiser le plus ardent ; je reposais doucement dans les bras de l’Espérance.

« Le Plaisir me tendait sa coupe de fête ; la Gloire m’appelait à elle ; j’étais ravi par l’éclat matinal de ses yeux, par la couronne qui entourait sa chevelure, par la cloche mélodieuse de sa parole.

« Tout à coup un cri, un cri terrible m’arrache aux langueurs de ces nuits brûlantes ; l’ennemi des Rêves, la Vie, se jette sur moi avec ses forces sauvages qu’on n’a jamais vaincues.

« Je vois devant moi l’armée formidable des Douleurs à sa tête, la Réalité, si pâle, si maigre ; déjà le Doute, comme un espion rusé, s’est glissé dans le camp mal gardé de mon ame.

« La tête courbée, comme si l’abîme m’attirait, frappé, blessé, je tombe à terre ; puis, avec mon souvenir, comme un boiteux sur sa béquille, je m’en retourne vers mes songes abandonnés.

« Mon regard parcourt le harem avec la rapidité d’une flèche ; l’Espérance était assise, voilée, sombre, muette ; la Foi me sembla un enfant qui s’agenouille devant une poupée bien parée.

« La Douleur, ce rude et sanglant corsaire qui rôde sur la mer silencieuse des Larmes, m’avait enlevé les deux plus belles compagnes, la Joie mélodieuse et ma féconde Imagination, veuve désormais.

« Or, je vis passer une femme ; son sein oppressé se soulevait, son œil était grand et superbe, son front était chargé de pensées. Mes amis, d’une voix inquiète, me criaient : Oh ! ne suis pas, ne suis pas la courtisane !

« Dors en repos au sein de la maison paternelle, dans les bras de l’habitude et de la loi prescrite ; la courtisane te perdra ; ses voluptés cruelles empoisonneront ta vie.

« Mais moi, enivré, je me confiai à elle ; elle m’enchaînait par sa douce magie, et, dans l’ivresse de notre amour, elle me chantait, la fiancée charmante, les légendes sorties de son ame de feu.

« C’est la muse du temps présent ! et ses désirs, ses amours, ses enfantemens, ses efforts, tout le travail de ses nuits inquiètes, je l’écris ici avec le sang de mon cœur. »


Cet appareil dramatique, ce sultan, ce harem, cette lutte avec le corsaire, toutes ces images de l’Orient, sont déjà fort surprenantes dans un tel sujet ; mais ce n’est là que l’introduction : l’ouvrage est divisé en quatre parties, que l’auteur appelle contes, légendes. La première de ces légendes, ce sont les Aventures d’un étudiant de Leipzig. J’insiste à dessein sur ces détails, qui nous font entrevoir dès à présent la physionomie particulière de l’auteur. Tous ces titres imprévus, incohérens, accumulés on ne sait pourquoi, attestent chez lui un goût bizarre que nous retrouverons dans les meilleures inspirations de sa muse ; et comme s’il n’y avait pas assez de singularités et de caprices dans sa poésie, il la produit avec tout le luxe d’une mise en scène fantastique.

Écoutons donc cette première légende ; il s’agit d’aventures. Aventures de guerre, d’amour et de chevalerie ? Non, aventures de l’esprit et de la pensée ; le héros est un étudiant de Leipzig, et la légende se place en 1838. Cet étudiant, c’est le jeune Hongrois qui visite les universités du nord, et qui vient cueillir le fruit à l’arbre de la science. Or, il y a beaucoup d’intérêt et de vivacité dans cette première partie du poème ; voilà bien l’éducation du poète tel qu’il va nous apparaître. Sa pensée s’ouvre à peine aux tristesses de la société moderne, et déjà on entend retentir au fond de cette ame si jeune tous les mugissemens de la tempête. M. Beck a eu raison de nous le dire : ne cherchons pas ici une poésie calme, sereine, et cette netteté qui est le vernis des maîtres ; non, c’est une inspiration impétueuse et violente. L’auteur ne débute pas par la prière, par l’amour, par l’espérance, comme font si gracieusement les ames encore toutes neuves ; sa prière, si c’en est une, est pleine d’emportement et de colère : c’est un ordre irrité, impatient. Cela est surtout exprimé dans la pièce principale du premier chant, dans les strophes qu’il intitule Promenade autour de Leipzig. Le poète a quitté la ville ; il a voulu se soustraire un instant aux vulgaires influences de la cité, aux réflexions maussades des philistins ; il court, libre et fier, par la campagne, mais quelle campagne bizarre ! Représentez-vous une toile sombre, un paysage noir, charbonné. L’orage gronde ; c’est l’ouverture de toutes les symphonies de M. Charles Beck. Chaque incident de la tempête lui rappelle l’humanité ; le sable est chassé par le vent comme un exilé qu’on poursuit ; cette forêt s’agite dans l’ouragan comme l’assemblée des peuples sous le souffle de Dieu. Ce n’est point assez ; il faut quelque chose de cabalistique : or, voici les éclairs qui tracent sur la voûte du ciel je ne sais quels signes éblouissans, indéchiffrables ; puis retentit la grande voix du tonnerre, qui épèle avec fracas le mystérieux grimoire. Avez-vous vu, parmi les paysages de Salvator, quelque toile diabolique où les rochers qui s’ébranlent, les arbres qui se brisent, toute la nature qui s’effarouche, semblent affecter vaguement des formes humaines au milieu de la tempête ? Tels sont les paysages de M. Beck. Mais pourquoi ce cadre terrible ? et que nous prépare le poète ? Je traduis les dernières strophes :


« Soudain, tous les arbres de la forêt semblent changés en soldats ; la caravane des nuages traîne sa lourde artillerie ; le brouillard, c’est la fumée de la poudre ; les vertes branches flottent comme des étendards.

« Puis la voix de la tempête jette l’ordre aux épais bataillons : En avant ! en avant ! au milieu de la mêlée ! au milieu de la bataille retentissante ! Et moi, sur l’échelle vacillante de l’orage, mon ame monte dans le vieux ciel de l’Allemagne.

« Elle veut demander à l’ancien dieu si tous ceux qui ont versé le sang de leur cœur, si tous ceux qui, sur la terre, ont porté leur croix, seront des bienheureux un jour et prendront place à sa droite.

« Or, comme elle arrive au ciel sur ses ailes enflammées, une voix retentit : Va-t’en ! va-t’en ! il dort. Reviens demain. Il est enveloppé dans ses nuages. »


Cette inspiration byronienne est familière à M. Beck, inspiration difficile à coup sûr et pleine de sérieux dangers. Combien n’a-t-on pas abusé de cette poésie lugubre ! Que de fausses tristesses ! que de désespoirs hypocrites depuis Manfred et Lara ! De tous les lieux-communs qui ont obtenu la vogue, celui-là certes est le plus déplaisant pour un cœur droit. Qui ne préférerait à tout ce luxe d’emprunt l’honnête pauvreté d’une muse sincère ? Si M. Beck échappe souvent à ce grave péril, c’est sa sincérité du moins qui le protège. Malgré ce qu’il y a de vague dans sa douleur, son cœur bat, il est ému, il souffre ; on entrevoit là une ame ardente, qui saura mieux un jour ce qu’elle désire, mais qui déjà ne peut contenir les mouvemens impétueux qui l’agitent.

La pièce qui suit, plus nette, plus ferme de dessin, est pleine de vivacité et d’intérêt. Nous sommes dans la maison de Schiller, à Gohlis, dans cette retraite hospitalière et charmante où l’auteur des Brigands trouva enfin le repos après les souffrances de son inquiète jeunesse. En visitant cette noble demeure, l’étudiant de Leipzig a vu tout à coup le poète se dresser devant lui. C’est bien l’auteur de Don Carlos et de Guillaume Tell. Seulement, comme il est pâle et accablé ! Quel abattement sur ce front généreux où rayonnait jadis la flamme intérieure ! Écoutez aussi comme sa voix est triste, comme ses paroles sont décourageantes : « J’ai été roi, dit-il à l’ardent jeune homme, mais on m’a détrôné. Qu’est-ce que la gloire ? Qu’est-ce qu’un nom immortel ? L’Allemagne m’oublie ; on m’accuse d’avoir mis sur la scène des figures idéales, des créations de ma fantaisie, et non les fortes et durables images de la réalité ; je ne suis plus qu’un faux prophète. Jeune homme, renonce à la muse qui t’enivre. Retourne chez toi, en Hongrie, sur la douce terre des Maghyares ; tu retrouveras ta fiancée ; son baiser est enflammé comme les vignes du Danube. Les jours de fête, quand le Bohémien fait résonner ses cymbales, entoure-la de tes bras, et entre avec elle dans la valse rapide. Ah ! la Muse sait embrasser aussi, mais que son baiser est amer ! » Qu’est-ce à dire ? Voilà d’étranges conseils. Est-ce l’auteur de Don Carlos que nous venons d’entendre ? Est-ce qu’il appartient aux morts illustres, à ceux qui habitent les sphères meilleures, de venir décourager leurs héritiers sur la terre ? Mais la réponse du jeune homme est bien belle ; il est plein de foi et de confiance, il console le glorieux maître, il lui montre avec orgueil la beauté nouvelle acquise par le progrès des temps à ses immortels chefs-d’œuvre : « A ta voix, ô maître ! tes idéales conceptions ont pris un corps ; elles vivent maintenant autour de nous. Wallenstein, don Posa, Guillaume Tell, nous les avons vus bien des fois ; l’un d’entre eux s’est appelé Louis Boerne. » Il y a, en effet, d’intimes et secrètes relations entre l’Allemagne présente et la période poétique du dernier siècle. On a beau renier ses ancêtres, on a beau vouloir répudier l’esprit national, il n’est pas facile de s’y soustraire à jamais. M. Beck a été bien inspiré quand il a mis en lumière cette solidarité inévitable, quand il a montré chez les successeurs de Goethe et de Schiller l’idée devenue homme, et les créations de la fantaisie des poètes réalisées dans la vie active. Vous voyez que le jeune écrivain obéit sincèrement à toutes ses émotions. Tout à l’heure, il désespérait, il appelait en vain la Providence endormie ; maintenant, c’est lui qui espère et qui croit. Il y a une sorte de naïveté charmante dans ce dialogue de Schiller et de l’étudiant, dans ces rôles gracieusement intervertis. Sans doute, le Schiller de M. Beck n’est pas vrai ; Schiller n’a point parlé ainsi, il ne lui est pas apparu si pâle et si accablé, il n’est pas venu porter le découragement dans cette ame jeune ; mais qu’importe ? laissons chanter le poète ; qu’il exprime à sa manière sa candide ardeur ; nous sommes avertis que sa tristesse est mâle, et que, si elle voile trop souvent son enthousiasme, elle ne réussira pas à le détruire.

Ces alternatives d’espoir et d’hésitation, de confiance et de doute, ces inquiétudes, ce mouvement de l’esprit, font le charme vrai et l’intérêt sérieux de ce premier chant des Nuits. Un peu plus loin, je rencontre des strophes gracieuses qui montrent ce que M. Beck pourrait faire dans ce genre de poésie calme et douce particulier à l’école des maîtres souabes :


« Plantez la jeune semence de l’arbre dans le calme sein de la terre, l’arbre qui grandit figure les scènes variées de la vie.

« C’est avec l’arbre au feuillage épais que l’on fait le berceau de l’enfant ; ce sont les fleurs de l’arbre que cueille en rêve l’adolescent amoureux.

« Les branches serviront à couronner la gloire ; elles feront aussi des lances pour la bataille, des lances pour les héroïques défenseurs de la liberté.

« Dans sa tige fidèle, on taille le pieux symbole de la croix ; c’est elle aussi qui devient la maison paternelle et qui abrite le joyeux monde de notre jeunesse.

« Et enfin, quand sa riche couronne de verdure tombe avec l’âge, le pauvre arbre dépouillé, l’arbre loyal, devient la bière où reposent les morts. »

M. Brizeux, dans les Ternaires, a chanté à peu près le même motif. Il a célébré avec noblesse le chêne de Bretagne :

De feuilles et de glands les branches sont couvertes :
Amis, chantons le chêne, honneur des forêts vertes !

Or, la différence des deux poésies est ici bien marquée et intéressante à saisir ; si je trouve beaucoup de douceur dans les vers allemands, combien il y a plus de vigueur et de solidité dans les strophes françaises ! L’idylle germanique devient un hymne plein de mouvement et de fierté. M. Brizeux, en finissant, écarte avec bonheur l’idée de la mort, et là où le rêveur des bords du Danube voit pour mission dernière le calme et le repos de la tombe, le barde breton ouvre à son chêne robuste la seconde phase d’une vie active :

Si l’âge fait tomber ce géant de Cornouaille,
Dans ses immenses flancs qu’un navire se taille :
A l’œuvre, charpentier ; puis, venez, matelots !
Le roi de la colline est aussi roi des flots.

Que M. Beck ne me reproche rien ; je ne fais pas ce rapprochement pour nuire à ses vers ; je voudrais pouvoir le comparer plus souvent aux poètes que nous aimons. Pourquoi ces pages calmes, paisibles, ne sont-elles pas plus nombreuses dans son livre ? Elles rompraient la monotonie d’une inspiration trop ambitieuse. La pièce suivante est aussi pleine de finesse, et l’adroite dissimulation avec laquelle l’auteur prépare le coup qu’il veut porter n’y ôte rien à la franchise du sentiment poétique ; je la citerai d’ailleurs, parce qu’elle se rattache à toute une série de chansons anti-romaines qui s’accroît de jour en jour dans la poésie allemande. Les vieux refrains du XVIe siècle sont repris et développés de mille façons ; les railleries de Bebel, les rudes pamphlets d’Ulric de Hutten, redeviennent une source commune où chaque poète va puiser. M. Herwegh, bien qu’il semble uniquement occupé du roi de Prusse, a trouvé cependant des accens tout aussi furieux contre ceux qu’il appelle les papistes. On sait toutes les audacieuses moqueries de M. Henri Heine. Hier encore, dans un recueil nouveau publié avec M. Prutz, dans le Deutches Taschenbuch, M. Hoffmann de Fallersleben essayait de rajeunir cette vieille plaisanterie qui n’est plus guère de notre temps. Voici les strophes élégantes et railleuses de M. Beck :

« Les premiers flocons de l’hiver venaient de tomber sur l’herbe appauvrie des champs, comme on voit les premiers cheveux blancs sur la tête d’une femme au lendemain de la jeunesse.

« Or, les images de ma fantaisie ardente brûlaient dans mon cerveau, tandis que mes pieds marchaient par la plaine couverte de neige.

« Soudain, je crus voir dans l’ombre un homme vêtu de noir, qui levait pieusement ses bras vers les étoiles brillantes.

« Est-ce un moine à qui il a été ordonné, pour expier ses fautes, d’aller pieds nus dans la neige ? Je m’approchai pour le saluer.

« O mes mauvais yeux ! c’était un saule. Et ses bras ? deux branches. Et l’homme vêtu de noir ? le tronc avec sa noire et dure écorce.

« Un arbre ! un moine ! tous deux ils lèvent hypocritement les bras, mais leurs pieds sont attachés à la terre, à la terre grossière et sombre. »


Le second chant, la seconde légende, est la partie la plus intéressante du recueil. Après ces premiers bégaiemens de sa muse, nous allons savoir ce que veut le jeune poète, à quels principes, à quelles croyances, il a consacré sa plume. Tout à l’heure, dans son entretien avec Schiller, il vantait avec enthousiasme un écrivain, un publiciste célèbre, Louis Boerne. Il disait que l’esprit des figures idéales créées par l’auteur de Don Carlos avait passé dans l’ame des hommes nouveaux ; il voyait dans Louis Boerne un marquis de Posa, un Guillaume Tell, un héros de la pensée moderne. Ces poétiques sympathies, sur lesquelles il faudrait sans doute s’expliquer, mais qui sont parfaitement acceptables dans des strophes enthousiastes, M. Beck va les reprendre d’une manière plus nette et plus décidée : tout ce chant est consacré à l’éminent publiciste.

Ce ne sont pas les idées de Louis Boerne célébrées en vers harmonieux ; ce n’est point une série d’hymnes démocratiques, comme on pourrait le redouter. M. Prutz, M. Herwegh, je le crains, n’eussent pas fait autre chose ; nous aurions eu les feuilles éloquentes du journaliste découpées en strophes sonores. M. Beck est plus hardi et plus fier. Il écrit un drame, et un drame ému, passionné, très bizarre souvent, mais étincelant çà et là de beautés neuves et fortes. Le héros est assis dans sa pauvre chambre de travail, comme Faust dans son laboratoire, comme Manfred dans son château des Alpes. Je n’affirmerai pas que ces images soient tout-à-fait d’accord avec la réalité du sujet, qu’une telle transfiguration poétique convienne bien à la personne de son héros ; mais ce point admis, cette concession faite, le poète nous entraîne, et nous le suivons jusqu’au bout. La première scène est intitulée le chaos. C’est une scène de délire ; en proie au tourment de sa pensée, épuisé par ses longues veilles, par ses espérances déçues, par ses désirs inassouvis, le héros de M. Beck commence par injurier le ciel. La nuit est sombre ; les éclairs brillent ; le tonnerre gronde au loin avec fracas. C’est au milieu de ce tumulte de la nature que l’esprit révolté du penseur cède au délire qui l’agite et jette à Dieu ses reproches indignés ; il l’accuse de haïr le genre humain. Peu à peu cependant, son cœur s’apaise ; il songe à ses jours écoulés, à tous les desseins généreux qui ont enthousiasmé sa jeunesse ; alors, se rappelant qu’il est né juif, qu’il est seul, qu’il n’a point de frères, il recommence sa plainte, mais avec calme, avec une sorte d’attendrissement plein de noblesse. « Tu ne m’as pas donné de patrie, ô mon Dieu ! tu m’as fait naître d’une race que je hais ; oui, je la hais, non pas parce qu’elle est maudite, mais parce que son cœur ne bat pas et qu’elle ne sait que chercher de l’or dans l’immonde poussière où elle vit. Alors j’ai voulu trouver une patrie en Allemagne ; j’ai appelé des frères, mais ils ne pouvaient s’unir à moi ; trop de préjugés, trop de rancunes, trop de haines séculaires nous séparaient. Souvent une voix secrète, dans mes rêves, me criait : « Sois chrétien ! va te jeter au pied de la croix ! voilà le Sauveur, celui qui unit, celui qui réconcilie les nations divisées. » J’ai voulu le faire, ô mon Dieu ! mais ils ne m’ont pas cru. Et puis, tu le sais, mon cœur se révoltait. Quoi donc ? est-ce que je dois demander grace ? est-ce que je n’ai pas droit à la justice ? Non, non, je ne me soumettrai point. Leurs livres nous condamnent ; eh bien ! écrivons une nouvelle bible. » Louis Boerne prend la plume, et il écrit.

Le premier chapitre de son livre, ce sera la Création. Qui donc va créer ? qui va produire un monde ? Le penseur, le poète. Le poète est Dieu, s’écrie le chercheur enthousiaste ; c’est lui qui de rien peut faire sortir un nouvel univers. Que ses pensées jaillissent de son esprit en feu, que des croyances meilleures soient enfantées par son cœur embrasé d’amour, et que la face de la terre soit changée ! Mais il ne suffit pas que son intelligence travaille, qu’elle conçoive, qu’elle jette au milieu des hommes de sublimes enseignemens ; hélas ! personne ne l’entend ; il n’a pas de disciple, il ne rencontre pas une volonté qui veuille s’unir à la sienne, pas un cœur résolu qui se dévoue à prêcher sa foi. Ce n’est pas tout encore : ces idées, ces principes, ces dogmes nouveaux qu’il a répandus dans le monde, non-seulement ils n’ont pu trouver une ame qui les aime, mais errans par la terre entière, repoussés partout, insultés, persécutés, les voilà, ces pauvres fils de son cœur, les voilà qui reviennent sous le triste toit du poète, et qui l’entourent en poussant des gémissemens. « Pourquoi nous as-tu trompés ? Pourquoi nous as-tu dit : Allez ! allez ! votre visage est plus beau que celui des anges ; et quand les hommes vous verront dans votre pureté sans tache, ils s’agenouilleront devant vous ? Pourquoi nous as-tu dit : La terre est votre fiancée ; elle vous attend, elle vous appelle ? Ah ! nous n’avons trouvé en tout lieu que le dédain et l’outrage ; nos pieds se sont déchirés aux ronces des chemins, et jamais une porte hospitalière ne s’est ouverte pour nous accueillir, jamais nous n’avons pu reposer notre tête sous le toit d’un ami. Mieux valait pour nous ne pas voir la lumière du jour, et dormir éternellement dans la nuit de ton cœur. » - Cette scène singulière est vraiment belle dans les vers de M. Charles Beck ; il y a là, on ne peut le nier, une étrange poésie que l’auteur de Manfred ne désavouerait pas. Il semble voir ces esprits divins, ces anges immortels, ces fils d’une pensée inspirée, emplissant de leurs cris lamentables la retraite solitaire du philosophe. Oublions qu’il s’agit d’un journaliste, d’un écrivain que nous avons connu, d’un patriote ardent, généreux sans doute, mais très spirituel et très fin, et à qui s’appliquent fort mal de telles inventions lugubres ; oublions Louis Boerne, et que ce soit, si vous voulez, une création idéale, une figure toute poétique. Dans ce petit nombre d’hommes puissans qui ont remué le monde par les idées, dans le cortége choisi des grands réformateurs, des prophètes, des philosophes sublimes, quel est celui qui n’a pas senti s’accomplir toutes les péripéties terribles de ce drame intérieur ? Quel est celui qui n’a pas vu les enfans de sa pensée inquiète revenir à lui désolés, découragés, les pieds meurtris, le cœur blessé à mort ? La mère qui voit son enfant mourir de faim sur son sein amaigri n’est pas plus désespérée. Ce n’est pas là cependant la plus poignante douleur ; il y a un mal plus terrible, et qui va jusqu’à empoisonner dans l’ame du penseur les sources les plus secrètes de la vie morale c’est quand il arrive à douter de lui-même, car ces exilés qui l’entourent ne se plaignent pas seulement ; de la plainte, ils passeront tout à l’heure à l’insulte ; ils lui diront, et c’est M. Beck qui les fait encore parler dans cette profonde et poétique scène : « Pourquoi donc nous as-tu mis au monde ? Esprit orgueilleux et égoïste, tu n’as pas songé que tu devrais pourvoir à l’existence de ces malheureux êtres que tu créais. O homme faible et lâche, il ne fallait pas entreprendre une tâche si haute, toi qui n’as pas le courage et le génie nécessaire pour l’accomplir jusqu’au bout ! » Alors raillé par ses enfans, accablé par cette terrible ironie, il se reniera lui-même, il confessera sa faute, il se dépouillera humblement de cette flamme sainte que l’enthousiasme allumait sur son front ; il dira : « Oui, j’ai eu tort. J’ai voulu imiter Dieu, j’ai voulu créer, insensé que je suis ! Je le sens bien aujourd’hui, mais trop tard : je ne suis qu’un homme faible et présomptueux, un misérable ouvrier sans génie et sans cœur. » Mais, en même temps qu’il renonce à ses hardis projets, que de plaintes il adressera à cet enthousiasme qui l’a séduit ! « O poésie ! ô magicienne ! C’est toi qui as fait naître de ma pensée ces pauvres créatures que le monde rejette. Tu es venue à moi si belle et le front si charmant ! J’ai pris les dons que tu m’apportais, j’ai cru que tu voulais parer ma jeunesse. Ta robe, ô Déjanire, m’a brûlé le cœur ! »

Tout ce combat invisible a été étudié, analysé, décrit avec une vivacité émue qui fait honneur au poète. M. Beck a trouvé des accens pleins de passion et d’énergie pour peindre ces âcres voluptés et ces douleurs cuisantes de la réflexion solitaire aux prises avec une tâche grandiose. Ce qui va suivre est moins heureux : jusqu’ici nous n’avons vu que la préface, l’introduction ; maintenant le héros de M. Beck, échappé au découragement qui l’accablait, se décide enfin à écrire cette bible nouvelle qu’il nous a promise. Il faut la feuilleter rapidement.

Chaque chapitre de cette bible meilleure porte en effet un titre emprunté à l’Écriture ; mais le récit, détourné du sens qu’il avait dans le texte consacré, devient un symbole sous lequel se produisent hardiment les prédications socialistes de Louis Boerne. Toute cette partie rappelle l’Évangile des Laïques de M. de Sallet. On sait comment M. de Sallet (nous en avons parlé ici même) a contrefait l’Évangile dans un poème bien connu en Allemagne ; le récit de saint Luc, transformé par l’auteur, devient le texte de l’enseignement hégélien ; chaque scène, chaque épisode du divin livre, chaque phrase du sermon de la montagne est librement interprétée, et se change en une prédication que pourraient prononcer M. Strauss ou M. Feuerbach. C’est à peu près ce qu’a fait M. Beck ; seulement, au lieu de M. Strauss, c’est Louis Boerne qui fournit les idées nouvelles ; au lieu de la philosophie hégélienne, ce sont les théories sociales du célèbre publiciste qui sont substituées sans façon aux paroles des livres saints. Il y a pourtant quelque chose de plus dans le poème de M. Charles Beck. M. de Sallet reproduisait avec une fidélité souvent pleine de grace le récit de saint Luc ou de saint Jean, et il se contentait d’y ajouter un poétique commentaire, afin de s’approprier les belles paraboles du lac de Nazareth, les scènes sublimes du jardin des Oliviers. Le héros de M. Beck est plus aventureux ; il lui arrive maintes fois de rectifier ouvertement la Bible ; il la recommence, il la corrige, il en veut faire une contrepartie audacieuse. Son titre est certainement justifié ; c’est tout-à-fait une bible nouvelle, une réfutation poétique de Moïse et des prophètes. Il prend parti pour l’impie contre le juste, pour Cham contre Noé, pour l’homme contre Jéhova. L’homme chassé du ciel par l’épée flamboyante de l’archange, c’est l’apôtre de la liberté poursuivi par le génie du mal ; Cham raillant la nudité de son père, c’est le hardi réformateur qui signale les misères de sa patrie. Vous reconnaissez là, dès les premières pages, un jeu d’esprit qui va se prolonger sans fin. Si l’audace de l’auteur lui inspire çà et là des strophes éloquentes, abandonné bientôt par l’inspiration et forcé de mener jusqu’au bout sa gageure, il aura recours à des inventions ridicules et à de vulgaires antithèses.

On a traité bien des fois, depuis cinquante ans, le sujet choisi par M. Charles Beck. De grands poètes, des romanciers aventureux, se sont donné une tâche toute semblable à la sienne. Comment se fait-il que tous aient échoué là précisément où vient de succomber l’auteur des Nuits ? Quand il fallait dépeindre l’orage intérieur d’une ame qui veut créer un dogme nouveau, ils étaient émus, éloquens ; mais dès qu’ils ont essayé de conclure, dès qu’ils ont dû donner enfin cette révélation précieuse, pas un d’entre eux n’a su trouver ce trésor tant promis. C’est là le défaut commun à tant d’œuvres si différentes d’ailleurs ; c’est là que viennent échouer Faust et Manfred, tout aussi bien que Spiridion et Consuelo. Il est plus facile de soupçonner par l’imagination les sublimes tourmens de ces hardis novateurs que de publier soi-même les lois, les dogmes, les vérités qu’ils auraient découvertes. On s’est beaucoup trop persuadé dans ces derniers temps que la poésie pouvait se substituer aisément à la philosophie, et que les élans irréfléchis de l’imagination valaient mieux, pour découvrir le vrai, que les efforts patiens et les conquêtes régulières de la pensée. N’est-ce pas le thème favori de l’auteur des Feuilles d’Automne, et ces prétentions superbes n’ont-elles pas été récemment produites à l’Académie avec cette pompe un peu trop vide qui est familière à M. Hugo ? En lisant les vers de M. Beck, j’attendais avec impatience le moment décisif, la révélation des vérités annoncées si complaisamment ; hélas ! le héros de M. Beck m’a trompé comme m’avaient trompé déjà les orgueilleuses créations de la poésie moderne. J’assiste au travail passionné de ces vaillans esprits que vous mettez en scène, je suis témoin des secrètes souffrances, des angoisses douloureuses qui ont pâli leurs fronts ; mais quand je cherche le livre de leur pensée, quand je veux feuilleter ces pages d’or destinées à changer le monde, je vois trop clairement que ce livre n’existe pas. Vous avez peint Moïse sur le Sinaï, vous m’avez dit ses entretiens avec les cieux embrasés, ses extases et ses craintes, ses doutes et ses ravissemens, tout le drame inquiet de cette ame qui s’agite sous le souffle du Dieu jaloux ; mais quand votre Moïse descend de la montagne, ses mains sont vides, vous n’avez pas su lui donner les tables d’airain où la loi nouvelle est écrite avec du feu.

Malgré ces reproches qui ne sont que trop justifiés, malgré la faiblesse des deux dernières parties de ce livre des Nuits, il reste dans les deux premiers chants assez de mérites réels, assez d’inspirations vigoureuses pour expliquer le succès du jeune écrivain et l’accueil empressé qu’il trouva dès son entrée dans l’assemblée des poètes. Uri critique aimable et spirituel, M. Gustave Kühne, signala dès 1838 ce début brillant ; il marqua à M. Beck une place fort enviable à côté de M. Anastasius Grün, et oubliant de signaler les imperfections, les lacunes, qui me choquaient tout à l’heure, il prenait plaisir à mettre en relief le caractère sérieux, l’éclat mystique, l’imagination orientale du poète hongrois. L’étudiant de Leipzig représentait assez bien, en effet, cette partie sérieuse de la jeunesse allemande que ne pouvait satisfaire le cruel persiflage de M. Henri Heine. M. Henri Heine et Louis Boerne, ce sont, comme on sait, les deux coryphées, les deux chefs de bande qui depuis vingt ans ont exercé le plus d’influence, au-delà du Rhin, sur les générations nouvelles. Tous deux ils ont préparé les voies à l’école qu’on a appelée la jeune Allemagne, ils sont tous deux des écrivains pleins de finesse et d’esprit, mais l’un était aussi sérieux, aussi convaincu, que l’autre était sceptique et irréfléchi. « Ce pauvre Boerne était beaucoup trop grave, trop chaste et trop puritain, dit quelque part M. Heine ; c’était tout-à-fait un homme maigre. » En s’attachant, comme un disciple enthousiaste, au souvenir de Boerne, M. Beck se faisait une place distincte dans le groupe de la jeune Allemagne, il n’attaquait pas directement M. Heine, il se contentait de lui adresser, dans le premier chant de son livre, ces tercets plaintifs :


« Pendant les jours moitié clairs, moitié obscurs, de mon enfance, bien souvent, dans la maison paternelle, j’entendis ma nourrice qui disait :

« Ceux qui ont versé le sang pendant leur vie sont condamnés à courir, à s’agiter sans repos, esprits sombres aux visages mornes.

« Je ne comprenais pas le sens de ses paroles ; mais aujourd’hui que l’expérience, cette rude nourrice, m’a allaité de plaisirs et de peines, je puis voir ce rêve changé en réalité.

« C’est toi, poète, qui as versé le sang ; tu as brisé les cœurs avec tes pensées lugubres ; les inventions de ta fantaisie ont fait pâlir bien des visages.

« Puis, tu clouas le cercueil de ton propre cœur. Poète, je te compare à cet arbre qui fleurit quand l’orage lui arrache ses feuilles !

« Oui, tu fus pour toi-même un juge inflexible ; tu réduisis ton cœur en cendres, et dans ces cendres tu cherchas les étincelles de ta poésie.

« Voilà ce que tu as fait, le monde doit le reconnaître ; tu as chassé violemment l’ange de la paix, afin de courir, ô fantôme lugubre, dans les ombres de la nuit.


Le fervent disciple de Louis Boerne eût été plus sévère sans doute, si ces vers eussent été composés deux ans plus tard, après que M. Henri Heine eut écrit sur son noble rival le livre cruel que ses amis regretteront toujours avec larmes. C’était assez cependant pour indiquer d’une façon très nette les sympathies de l’auteur ; M. Beck accordait au poète du Livre des Chants quelques strophes brillantes où le reproche et la plainte s’unissaient avec grace, et il s’enthousiasmait pour Louis Boerne au point d’idéaliser les traits de son maître dans ce tableau de fantaisie que nous venons de juger. Nous avons blâmé cette transfiguration démesurée, cette perspective impossible, et le mystérieux cadre où M. Beck a placé sa chimère. C’était l’erreur d’une imagination jeune qui n’a pas appris à se contenir et qui ne sait pas encore reproduire, avec un idéal sobre et vrai, l’exacte image de la réalité. Dans la récente édition de ses poésies complètes, M. Beck a supprimé presque entièrement les deux chants dont nous avons signalé les fautes. Les divisions par trop singulières, les titres bizarres, les étiquettes prétentieuses, ont disparu ; plus de légendes, de contes, de nuits mystérieuses ; il reste une série de pièces éloquentes sur Louis Boerne, celles que nous citions plus haut, celles que nous admirions en faisant seulement quelques faibles réserves, et elles se terminent avec bonheur par de très belles strophes sur la mort du généreux publiciste.

L’année même où avait paru le poème des Nuits, en 1838, M. Charles Beck publiait un recueil nouveau qui attestait un progrès rapide, un talent plus mûr, plus ferme et débarrassé déjà des premières hésitations du début. Le Poète voyageur, Der fahrende Poet, voilà le titre de ce volume. C’est en Allemagne que le pèlerin suit les pas de sa muse. Ce pèlerin est plein de foi et d’ardeur. Nous ne recommencerons pas, soyez-en sûrs, le voyage moqueur de celui qui raillait hier tous les souvenirs de sa patrie, et qui, du Rhin jusqu’à Hambourg, dans la cathédrale de Cologne, dans la forêt de Teutobourg, au pied du mont Kyffhaeuser, ne songeait qu’à irriter par d’impitoyables sarcasmes le paisible tempérament des nations germaniques. Ce ne sera pas même, comme dans les Chants du Veilleur de nuit, le pèlerinage d’un poète politique cherchant des occasions pour sa verve chagrine. Malgré la mélancolie souvent aimable de M. Dingelstedt, malgré la distinction de son talent, on sent, et je l’ai dit l’année dernière, que l’auteur se laisse trop facilement aller à des colères préparées d’avance, à des invectives préméditées. Tel n’est pas le voyage de M. Charles Beck. L’aspect des lieux qu’il visite, le caractère de la contrée, les traits principaux des peuples qu’il interroge, se reproduisent habilement dans ses tableaux. Comme l’auteur rencontre assez de couleurs variées, assez de nuances éclatantes, assez de contrastes poétiques dans les lieux qu’il parcourt, il renonce à ces effets chimériques, à ce merveilleux apprêté qui offusquait trop souvent son imagination dans le poème des Nuits. Il est bon que les poètes voyagent ; ce commerce avec la nature et avec les mouvans tableaux des civilisations différentes a été profitable au disciple de Louis Boerne. Le souffle vivace des montagnes, les vents embaumés des prairies ont chassé les fantômes qui obsédaient son intelligence. Je ne sais quoi de frais et de naturel circule dans son imagination purifiée, et si la plainte s’exhale de ses chants, ce n’est pas cette mélancolie maladive qui énerve l’ame ; c’est une mâle tristesse qui rappelle plutôt les voyages de l’auteur des Jambes, les tableaux que M. Barbier traçait dans le Pianto et dans Lazare, quand M. Barbier donnait encore de beaux vers.

Le poète nous mène d’abord en Hongrie ; il va revoir le lieu où il est né, le pays qu’habitent ses frères. Il faut qu’il s’arrache à ses sombres pensées, à ses nuits sans sommeil. Vous voyez clairement le lien qui unit ce poème à celui que nous venons de lire. « Non, non, dit l’étudiant de Leipzig, je ne vivrai pas comme un moine, éternellement emprisonné dans ma cellule. J’entends au fond de mon cœur un carillon de cloches joyeuses qui me réveille et sonne pour moi l’heure du départ. » Voilà qui est bien dit ; j’aime beaucoup ce joyeux carillon, et je voudrais qu’il retentît de même chez tous les faiseurs d’élégies philosophiques, chez tous les sectaires ténébreux, surtout chez ces incorrigibles rêveurs qui ne peuvent s’éveiller à la lumière du monde moderne. Jamais on n’a eu plus besoin de cet appel sonore ; poètes politiques, romanciers socialistes, ultramontains de boudoir cru de sacristie, il faudrait pour eux tous que le bon sens, dès la matinée, sonnât ainsi la cloche, et que ce signal les fit descendre dans les rues de la ville, en face du soleil, au milieu du spectacle de la vie réelle. Lui, c’est vers sa terre natale qu’il s’en va gaiement. Son pays lui apparaît dans toute sa beauté ; il songe à la terre des Maghyares, aux vignes du Danube qui fleuriront bientôt sous le soleil de juin ; il songe à tant de souvenirs rassemblés sur ce petit coin de terre et à cette poésie orientale qui la décore. Que d’images s’éveillent dans son esprit ! Attila et Rome ! les soldats de Mahomet et les fils héroïques de la Pologne ! et là-bas, du côté où le soleil se lève, n’a-t-il pas vu passer les blancs turbans des cavaliers turcs ? Singulier hasard ! ce poète qui tout à l’heure s’obstinait à imiter Manfred, il s’est arraché courageusement au péril, il a fui lord Byron, et voilà qu’il le retrouve encore sur sa route. Qu’il continue pourtant : je crains moins pour sa muse les séductions du Giaour et de la Fiancée d’Abydos. L’influence du sol natal le protégera, et de joyeuses rencontres lui vaudront mieux que les souvenirs des poètes qu’il aime.

L’entrée du jeune Hongrois dans son pays a beaucoup de mouvement et de grace. Voyez comme il monte gaiement en croupe du premier paysan qu’il trouve sur son chemin ! « Brave homme, je suis ton frère, et je retourne au pays ; prends-moi sur ton cheval. » Il monte, et voilà nos cavaliers qui arrivent au village. Qu’il s’assoie au foyer, qu’il prenne place à la table hospitalière ; s’il cause politique avec son hôte ; son langage sera franc et net ; il sera bien forcé d’éviter le luxe des paroles et de renoncer aux fantastiques chimères. Ces naïfs entretiens seront moins périlleux pour lui que les mystérieux monologues de ses Nuits. Cependant il y a souvent une ironie amère dans cette bonhomie affectée par le poète. S’il veut, d’une voix simple et triste pourtant, hasarder un mot de liberté, s’il laisse tomber en passant quelque réflexion chagrine, l’hôte lui répond brusquement « Eh ! qu’as-tu donc, camarade ? Pourquoi es-tu si sombre ? Pourquoi ce regard de travers ? As-tu aperçu dans la broussaille l’œil ardent du loup fixé sur toi ? Pour Dieu ! laisse-nous vivre en repos. Viens boire avec nous ; la taverne fume, et le vin brille dans la bouteille. » Il s’assied en effet, il se mêle à la foule ; l’auberge s’emplit peu à peu, et le vin, la danse, le bruit des cymbales, mettent en mouvement les joyeux compagnons. Notre voyageur ne songe plus guère à parler politique ; le missionnaire oublie sa bonne nouvelle ; l’étudiant reparaît, l’étudiant classique, aux longs cheveux blonds, au cœur naïf et qui s’éprend dès le premier regard. Je préfère beaucoup, s’il faut le dire, à toutes les dissertations qu’il nous promettait en partant, les vives et charmantes causeries avec la fille de l’hôtelier :

«  O jeune fille de l’hôte, quelle mélancolie ton regard amoureux m’a jetée dans l’ame ! Tu verses le vin dans les verres et le feu dans les cœurs, et, gaiement occupée, tu t’en vas ainsi de table en table. Les tresses de tes cheveux dansent follement autour de ta tête, entourés avec grace d’un rouge bandeau. Oh ! viens près de moi, oh ! donne-moi ta main. »


Elle vient donc sans façon ; longues causeries, doux entretiens, lieux communs mille fois répétés et toujours nouveaux, mélange de tristesse aimable et de gaieté naïve, le poète consacre tout cela dans des pages pleines de fraîcheur. Mais l’idylle ne garde pas toujours ce calme poétique. Voici venir un orchestre de bohémiens ; les cymbales frémissent, le tambour de basque agite ses grelots sonores. Appelé par toutes ces voix bruyantes, par le cri sauvage des cymbales, par le grincement du cuivre, le couple amoureux va se mêler à la foule haletante, et l’églogue si gracieusement commencée se termine dans une bacchanale éperdue. On dirait la vigoureuse fantaisie d’un Téniers hongrois, une kermesse de zingalis dans quelque taverne du Danube.

Je ne sais trop quelle a été l’intention de l’auteur lorsqu’il a peint avec une fougue un peu désordonnée ces bruyantes scènes de taverne. A-t-il cru frapper le peuple que les vulgaires plaisirs consolent trop aisément de la misère et arrachent aux préoccupations élevées ? et quand le poète y cède lui-même, a-t-il voulu montrer l’influence funeste de cette atmosphère énervante ? Je ne saurais l’affirmer précisément, car M. Beck n’est pas toujours clair, mais pourtant je n’y vois pas d’autre sens. Or, si c’est là ce qu’il a voulu, cette ironie n’est guère à sa place. Les choses ne se passent pas ainsi dans une mission sincère, dans une prédication sérieusement autorisée ; on n’y voit pas de ces découragemens subits. Je m’assure que si notre poète avait eu quelque utile enseignement à faire entendre, on lui eût prêté plus d’attention. Évitons ces désespoirs factices, évitons cette ironie malfaisante. On ne vous a pas écouté, on n’a pas compris vos conseils, et tout à coup vous avez recours à cette insolente raillerie, à ce découragement prétentieux. Prenez garde ; êtes-vous bien sûr que vos auditeurs soient si coupables ? Vous croyez-vous bien le droit de les accuser si vite ? Ne serait-ce pas que vous leur avez mal parlé ou que vous n’aviez rien à leur dire ?

C’est ici que je regrette, dans le tableau de M. Beck, toute une partie importante qu’il a négligée. Je touche aux dernières pages, je les tourne avidement, et je cherche l’endroit où le poète nous parlera des luttes intérieures qui agitent la Hongrie ; mais M. Beck a gardé obstinément le silence sur ces curieuses questions. Je ne sais, en vérité, comment expliquer un tel oubli. Puisqu’il était en quête de matières politiques, celle-là, à coup sûr, devait attirer sa plume, et elle avait tout naturellement sa place dans un tableau poétique de ces contrées. Bohêmes et Hongrois, Tchèques et Maghyares, sont aux prises, depuis plusieurs années déjà, sur le champ de bataille de l’intelligence. Au milieu du mouvement qui travaille la grande famille slave, la Hongrie a vu se former des partis ardens qui se disputent des droits également sacrés. Quand la Bohême ranima chez elle le sentiment national, quand elle s’efforça de ressusciter sa vieille langue, sa vieille littérature, l’enthousiasme des Slaves de Bohême dut pénétrer dans les pays voisins et communiquer les mêmes espérances, les mêmes ambitions, à leurs frères de Hongrie. C’est ce qui arriva en effet, et la lutte qui s’engagea dure encore et durera longtemps. Qui l’emportera du Slave ou du Maghyare ? Nul ne le sait encore ; mais sur ce terrain la lutte est permise aux poètes, aux publicistes, aux orateurs, et déjà, de part et d’autre, on a entendu d’éclatans défis et de généreuses paroles. Il semblait même qu’un poète maghyare ne pût reculer devant ces débats ; les Slaves ont un chanteur inspiré, l’enthousiaste et intrépide Kollar, dont les vers sont des provocations que nul poète n’a encore relevées. Si M. Beck n’avait pas voulu prendre parti dans ces querelles si vives, s’il respecte les droits légitimes des Bohèmes, il pouvait cependant trouver dans le vaillant spectacle de ces deux races qui se réveillent une occasion bien naturelle pour de sévères paroles. Les poètes autrichiens n’y ont pas manqué ; l’auteur anonyme des Promenades d’un second poète viennois a salué loyalement les manifestations hostiles d’un peuple qui veut se soustraire à l’influence autrichienne et reconquérir ses traditions nationales. Encore une fois, je ne puis comprendre que ce sujet ait été négligé par M. Beck : son poème, écrit en 1838, au commencement de ces luttes, a été remanié et refait par lui l’année dernière ; mais ni dans l’un ni dans l’autre il n’y a trace de ces vives questions. Ce n’est pas moi sans doute qui recommanderai à M. Beck les sujets politiques ; mais, puisqu’il les cherche, des questions nettes, précises, valent mieux que les lieux communs et les vagues déclamations. Tout cela se passe d’ailleurs sur un théâtre tellement littéraire, le sujet est si présent, l’émotion si sincère, les réclamations des Bohèmes si pressantes, qu’il semblait impossible de se soustraire à un tel défi, et que le tableau tracé par le poète en demeure nécessairement incomplet.

Qui va là ? Un cavalier sur son cheval noir a frappé aux portes de la ville. « Compagnon, lui crie le douanier, où cours-tu si vite ? attache ton cheval à ce poteau et tu pourras entrer. » À ce brusque début du second chant, il est clair que nous ne sommes plus en Hongrie ; cette ville, c’est Vienne ; le cavalier, c’est le poète ; le cheval noir, c’est sa pensée rapide. Ici l’on ne pense pas, ces mots sont écrits sur toutes les avenues de la ville impériale. On ne pense pas tout haut ; mais, tout bas, cependant, au fond des cœurs, la pensée marche et creuse ses chemins cachés. N’est-ce pas de ce pays que sortirent les belles strophes du Poète viennois ? n’est-ce pas ici que M. de Zedlitz écrivait la Couronne des Morts ? n’est-ce pas sous ce ciel que M. Nicolas Lenau exhalait ses chants avec une si noble tristesse ? Tandis que la poésie, dans l’Allemagne du nord, s’abandonnait à une ironie cruelle, à je ne sais quelle imitation de Candide et de Zadig, elle est toujours demeurée grave et plaintive dans ce pays ; là, en effet, si quelque poète s’enhardit à penser, si quelque libre esprit s’associe au mouvement de la raison moderne, il est seul, il n’a pas d’auditoire, et ce contraste, cette solitude, doit produire nécessairement dans ses vers une douce et naturelle mélancolie. C’est un caractère de la littérature autrichienne contemporaine, et il en faut tenir compte. M. Charles Beck a indiqué ce côté du tableau dans la seconde pièce, dans ces vifs et touchans souvenirs de jeunesse, lorsque, dans cette ville même, au milieu de ses amis, il s’initiait par l’étude aux problèmes des sociétés nouvelles. Nobles heures de l’adolescence ! premier enthousiasme de la pensée ! premier appel du siècle où l’on vit ! voix matinale et franche qui arrache l’ame aux séductions du passé, et lui rappelle les mots du poète latin :

… Quem te Deus esse
Jussit, et humana qua parte locatus es in re
Disce.


Le poète s’en va donc s’informant de ses anciens amis ; mais hélas ! les retrouvera-t-il encore ? Non, il n’est plus temps. C’est l’éternelle histoire des cœurs ; quelle audace, à vingt ans, dans une vive intelligence ! quelle ardeur de réformes ! quelles espérances ambitieuses ! Dix ans plus tard, on a accepté le train du monde, et l’on dort paisiblement dans la maison ruineuse qu’on avait tenté d’abattre. Si cela est vrai partout, si les heures de l’enthousiasme sont si rapides, même dans les pays où fermentent les sources de la vie intellectuelle, que sera-ce sur cette terre immobile ! A vrai dire, je ne regrette pas beaucoup le découragement des amis du poète et ce précoce abandon de leurs espérances, car M. Beck ne nous dit pas quels étaient les projets, les ambitions de nos jeunes rêveurs : c’est toujours le même vague que j’ai déjà blâmé ; mais j’explique, je raconte la marche de sa pensée, sauf à résumer tout à l’heure mes observations et mes reproches.

Puisqu’il ne retrouve plus les anciens compagnons de sa libre pensée, qu’il aille trouver les philistins, et qu’il suive le peuple de Vienne dans son carnaval de toute l’année ; il nous donnera un tableau vif et joyeux de ces fêtes étourdissantes qui entretiennent le long sommeil de l’ame. D’abord, montons avec lui sur la tour, nous verrons mieux l’aspect de cette foule bizarre : quel singulier mélange de toutes les nations ! quel rendez-vous du Midi et de l’Orient ! Comment se fait-il qu’un tel mouvement n’amène pas l’échange fécond des idées, et ne relève pas la fortune morale de ce pays ? C’est que ces échanges ici n’ont point cours ; ces commerçans ne sont point riches de ce côté, et ce n’est pas la pensée qu’ils apportent avec eux. Voyez-vous le turban du musulman ? Là, c’est le pauvre Dalmate, ici, un capucin de Venise, plus loin, un moine espagnol. Un seul est grave, c’est le Bohème, triste et muet, pauvre peuple à qui on a volé sa langue ; mais sa tristesse disparaît dans le mouvant tableau de la mascarade. Tous les costumes, toutes les robes, passent et repassent, turbans blancs, caftans verts, le bonnet rouge du Dalmate, la casaque blanche de l’Arménien. Comment s’étonner, pense le poète, de la folle gaieté de cette ville ? Elle porte un habit d’arlequin.

C’est pour cela qu’il va chercher là-bas, sous les arbres, la baraque de Polichinelle. Polichinelle est viennois, depuis qu’il a quitté Bergame. Nodier eût réclamé sans doute contre une telle hérésie, mais bientôt il eût reconnu dans son héros ce mérite de plus, celui de représenter exactement le pays où il parle. Le Polichinelle de Vienne, gai, railleur, mais sans malice, convient parfaitement au peuple autrichien :


« Inoffensif, enfantin, joyeux, ainsi vit ce peuple, d’une vie aussi calme que celle des plantes. Son petit cœur est ouvert jusqu’au fond, et son plus ardent essor est bien vite comprimé. L’hospitalité bienveillante habite sur son seuil ; il appelle volontiers l’étranger à son foyer, à sa table. Là, en face de la bouteille, son babil court et gazouille, comme une source vive qui ne tarit pas. Puis, il vous montrera avec un sentiment d’orgueil tous les trésors du foyer de ses pères ; il vous conduira ensuite dans les rues de la ville, au milieu de la foule, dans le train bruyant de la place publique. Il aime aussi à se faire conter tout bas ce qui se passe dans le monde. Alors son œil bleu brille comme un rayon de soleil, et la plaisanterie, toujours prête, s’échappe de sa bouche ; mais elle ne s’élance pas de haut en bas comme l’éclair, ’ce n’est pas non plus la flèche qui va frapper la poitrine ; c’est un elfe léger qui joue avec les cœurs, c’est un arlequin fantasque qui se jette la tête la première au milieu de la cohue. Regardez-le : il va poursuivre ce passant à mine renfrognée, ou réveiller celui-ci qui rêve ; il agace les précieuses, il agace les filles de joie, mais, tout en se moquant, il n’oublie pas de causer d’amour. Enfin, quand il est las d’avoir taquiné Dieu et les papes, quand il s’est moqué de l’empereur lui-même, il meurt un matin d’un éclat de rire inextinguible. »

Cependant, quelle est cette musique qui chante gaiement sous les arbres ? C’est la vraie musique viennoise, ce sont les valses de Strauss et de Lanner. Jeunes et vieux s’enivrent à ces fontaines ensorcelées. Strauss et Lanner, voilà les maîtres, les prophètes, les apôtres, voilà les orateurs tout puissans qui prêchent ici et qui enseignent la foule. « Ah ! ce ne sont pas eux, dit le poète, qui arment la vertu d’une cuirasse d’airain et qui l’envoient à la bataille ; non, ils éveillent la douce sensualité, et elle, tout aussitôt, comme une jeune vivandière, belle, charmante, elle pénètre dans le camp ennemi et verse aux sentinelles vigilantes la boisson perfide qui les endort. » Lui-même, il est près de céder aux molles séductions, et son chant va se terminer par des strophes amoureuses. Il aperçoit devant lui une fille adorée, celle que tous les poètes ont célébrée à vingt ans, la muse des premiers jours, la muse naïve, confiante, qui reproche au poète son abandon. « Reste ici, lui dit-elle, où vas-tu ? Pourquoi me quitter ? Voici Pâques, voici le printemps ; viens pleurer avec moi au pied de la croix, au pied de l’autel où je te conduisais tout enfant. » Ainsi chante la douce muse éplorée ; mais non, ce n’est pas elle qui parle ainsi, ce n’est que son ombre ; elle est morte depuis long-temps dans le cœur du poète, et si son fantôme s’est réveillé un instant, c’est aux sons de cette musique trop douce qui endort la sévère pensée et désarme la libre intelligence. Adieu, lui dit le poète, et il l’ensevelit pieusement une seconde fois.

M. Dingelstedt, dans les Chants d’un Veilleur de nuit, a signalé aussi, mais avec bien plus de vigueur, l’énervante mollesse de Vienne. On connaît, en Allemagne, ces beaux vers du veilleur :

Wie bleich, wie hold, wie schmachtend hingegossen
Sie daliegt, die gefaehrliche Sirene !

« Comme elle est pâle, et charmante, et plongée dans une langueur voluptueuse, la dangereuse sirène, ses yeux noirs à demi fermés par les songes, sa tête appuyée sur le penchant des montagnes ! Il y a dans l’air je ne sais quelle attente douce et provoquante ; entendez-vous l’appel des rossignols ? Les sources chantent gaiement dans les jardins, les arbres murmurent Viens, oh ! viens près de moi.

« Les veilleurs de Saint-Étienne sont endormis ; le fleuve a imposé silence à ses flots. Comme la triste et rigide matinée est loin encore ! Comme la nuit est longue pour le plaisir qui a brisé son frein ! Vienne a laissé tomber son dernier vêtement ; elle a détaché sa verte ceinture ; voyez briller libre et sans voiles le marbre éclatant de ses épaules, et ses bras, et son sein, qu’elle offre nus à tous les désirs !

« Voyez ! A travers les jalousies baissées, la lune, curieuse, se glisse ; on entend frémir dans les arbres comme des gouttes de pluie, on entend des pas furtifs, des baisers voluptueux, et des cœurs embrasés qui s’étreignent ! Une mer d’amour bat de ses flots brûlans la vallée enivrée ! La voûte du ciel se change en un rideau ; Vienne devient une prêtresse de Vénus.

« O courtisane, qui, derrière tes rideaux, célèbres toute la nuit tes fêtes lubriques, et qui, le matin, d’un air de Madeleine, vas chanter hypocritement tes absolve au fond du confessionnal, tu ne sais qu’irriter une existence à laquelle manque la force et la consécration de l’esprit. Tu la plonges dans les joies grossières, parce qu’elle n’est animée d’aucun essor sublime.

« Oui, tu es belle avec ta couronne de roses, quand la fleur du désir brille sur ta joue, et que tu passes, au milieu de la danse rapide, ardemment pressée sur la poitrine des jeunes hommes ! Oui, se bercer sur ton sein dans l’oubli du monde, se balancer dans ce port que forment tes bras si doux, et céder enfin au vertige que donnent tes sorcelleries, oui, c’est là un sort que les dieux eux-mêmes ont envié !

« Moi, je te fuis, ô femme, pour ne pas m’agenouiller devant toi, pour ne pas grossir le nombre de ceux qui t’adorent ! Tu ne m’attireras pas sur ta couche de pourpre, ô femme de Putiphar ! Laisse mon manteau !… Je vois flotter devant mes yeux, au milieu d’une chaste lumière, l’image de la fiancée de mon ame. »


Puis, après ces vigoureuses peintures d’une plume chastement cynique, le poète réveillait en lui la pensée, l’enthousiasme, toutes les nobles maîtresses de sa vie ; il faisait resplendir l’image de son pur amour, et partait en jetant à la sirène un énergique défi. Ce sont aussi les adieux de M. Beck, et il nous entraîne dans l’Allemagne du nord, du côté des montagnes de la Thuringe.

Weimar ! Weimar ! arrêtons-nous : voici la maison de Goethe. C’est ici que siégèrent les dictateurs, ces rois de la poésie germanique ; c’est d’ici que la pensée sortait toute radieuse pour illuminer l’Allemagne. Quelle fraîche matinée ! Avril vient de réveiller l’immense nature ; les marguerites refleurissent dans le champ du maître ; entrons dans la demeure sacrée, allons nous asseoir à la table du poète, allons saluer le berceau de ses filles immortelles et baiser la trace de leurs pas. Mais le pieux pèlerin a hésité tout à coup sur le seuil : quelle est cette figure sévère qui lui apparaît ? Quel est ce juge chagrin dont le reproche silencieux l’arrête, au moment d’entrer, par la porte d’ivoire, dans le royaume des songes ? Il a reconnu son ami, son directeur, celui qu’il chantait hier, à Leipzig, avec tant de candeur et d’enthousiasme. Le disciple fidèle de Louis Boerne devait, en effet, rencontrer son maître sur le seuil ; n’est-ce pas Louis Boerne qui, un des premiers, a protesté, au nom du sentiment national, contre l’indifférence olympienne du dictateur ? N’est-ce pas lui qui a écrit en termes bizarres ce jugement irrité sur l’auteur de Faust : « Goethe a une force d’empêchement prodigieuse ; c’est une cataracte dans l’œil de l’Allemagne. Depuis que je sens, je hais Goethe, et depuis que je pense, je sais pourquoi je le hais. » Il faut donc, avant de pénétrer dans le sanctuaire, que le pieux visiteur justifie son culte, et qu’il essaie de fléchir les mânes indignés de son ami. Puis il entre, et s’arrête devant la table du poète :


« Table antique ! autel sacré ! si tu pouvais me faire entendre un écho de ce temps qui fut si court, je serais illuminé par les clartés du ciel ! un seul écho de la divine assemblée qui trônait ici, table ronde des héros du chant et des prophètes de la lumière ! Ah ! le siècle était suspendu à leur bouche ; il écoutait avec recueillement la bonne nouvelle, et les pressentimens des jours meilleurs. Eux, cependant, ils étaient debout, aux portes de l’avenir, et ils répandaient les bénédictions. D’une main vigoureuse, ils plantaient l’arbre de la vie auprès de notre berceau ; hélas ! le fruit et la fleur, tout a gelé subitement pendant la froide nuit. »

« O table sainte ! autel abandonné ! aucune voix ne sort de ton sein engourdi. Le temps a chassé les muses charmantes, bien loin, bien loin de toi, dans des sentiers déserts, au milieu d’épaisses ténèbres. Elles errent, en se lamentant, au fond des solitudes. Chacune d’elles s’en va, seule, couverte d’un voile. L’une n’entend pas ce que l’autre a chanté, il n’y a que l’écho qui réponde à leur plainte. »

« Mais qui es-tu, ô sublime figure ? Ta tête, qu’enveloppe le flot de ta chevelure d’or, s’incline avec grace sur ta poitrine fatiguée. Un désir brûlant agite ta lèvre. Puis, les rayons du matin, l’éclat du printemps de la poésie, montent tout à coup sur tes joues pâles. Tes yeux brillent comme deux lacs bleus où deux soleils vont doucement s’éteindre. Je vois s’arrondir ton noble front, où s’allument les éclairs de ta fantaisie, où les idées, comme une assemblée de rois, siègent fièrement sur leurs trônes augustes. O Schiller ! Schiller ! de tous ces esprits au puissant essor, nul n’a senti battre un cœur plus grand dans une plus ardente poitrine. Tu as été le prophète éternellement jeune qui, d’une main hardie, portait en avant la bannière de la liberté ! Tu étais prodigue de ton sang ; les plus intimes trésors de ton amour, les forces les plus ardentes de ta vie, tu les répandais pour le monde, et le monde acceptait le sacrifice, froidement, avec calme, car il ne comprenait pas la profondeur de ta peine ; il n’écoutait que la mélodie des sphères célestes, quand retentissait à ses oreilles ce flot de poésie que tu avais gonflé de tes meilleures larmes ! »

On voit bien, par ces généreuses paroles, que toutes les sympathies de M. Charles Beck sont pour Schiller. C’est Schiller qui occupe le premier plan de sa toile ; c’est Schiller qu’il rencontre à chaque pas dans la maison de Goethe. Un peu plus loin, les deux poètes sont comparés à deux montagnes sublimes : l’un est un glacier puissant, majestueux, habité par les aigles, l’autre un volcan toujours en feu et qui se dévorera lui-même. On comprend sans peine que l’esprit ardent de M. Beck préfère le volcan au glacier, et c’est sans doute cette préoccupation de l’auteur qui a nui à son œuvre. Son tableau de Weimar, très brillant en de certaines parties, est plus souvent maigre et timide ; l’auteur n’a pas tenu ses promesses ; malgré cette belle matinée printanière qui l’invitait avec grace, l’inspiration n’est pas venue, ou, du moins, ce nom de Goethe, ces grands souvenirs, cette assemblée auguste des demi-dieux de la poésie, éveillent en nous l’idée d’une toile splendide devant laquelle pâlit l’insuffisante ébauche du jeune artiste.

J’aime mieux peut-être le dernier chant qui a pour sujet la Wartbourg. Ce pèlerinage, moins en honneur que celui de Weimar, ne laisse pas au fond de l’ame de moins fécondes impressions. Il y a dans ces belles vallées de Thuringe tout un ensemble d’idées et de souvenirs qui parlent bien haut. Une vie singulière, cachée d’abord, s’y découvre peu à peu, car, et c’est là un rare privilège, cette contrée a reçu comme une double beauté, la beauté qui plaît au peintre et celle qui ravit le penseur, la beauté visible, et, si cela peut se dire, une sorte de distinction morale qu’elle tient de sa destinée dans le cours des tiges. Il y a au-delà du Rhin des montagnes plus belles, des paysages plus splendides ; il n’y en a pas que l’histoire de la pensée germanique ait parés avec plus de grace. L’histoire a été pour ce pays un artiste amoureux des purs contours et des lignes savantes ; elle lui a fait une destinée régulière dont l’harmonieux développement semble l’œuvre d’une prédilection attentive. Trois grandes époques, trois époques décisives dans la vie de la pensée allemande, ont laissé là des souvenirs ineffaçables qui, éclairés l’un par l’autre, s’unissant et se complétant, forment, pour ainsi parler, une composition parfaite. Au XIIIe siècle, la poésie confiante des minnesingers, et, trois cents ans plus tard, le hardi et terrible réveil de la raison moderne, voilà sans doute d’assez glorieux témoignages ; enfin, dans ces derniers temps, le nom de la Wartbourg n’est-il pas naturellement associé à celui du poète profond et tendre qui plaça dans ces lieux le sujet de son roman, et qui, plein d’amour et de hardiesse, essayait de réconcilier dans son ame affectueuse ces deux souvenirs ennemis, ces deux traditions contraires du génie de l’Allemagne ? Henri d’Ofterdingen, Luther, Novalis, entre ces trois noms si différens s’enferme toute la suite d’une histoire qui est écrite à chaque pas sur les montagnes de Thuringe. Voilà pourquoi vous n’y admirez pas seulement la nature chantée par les poètes, mais aussi cette beauté invisible révélée tout à coup à votre esprit, et vous dites, en changeant le mot de Fénelon, que c’est là un horizon fait à souhait pour le plaisir de la pensée.

Ce n’est pas là pourtant ce qui a le plus frappé M. Charles Beck ; avant de partir pour la Wartbourg, il s’était dit qu’il y chercherait surtout Luther, et, en effet, il ne voit dans toute la contrée que l’énergique figure du moine saxon. Tout ce qui a précédé, tout ce qui a suivi la révolte du XVIe siècle, disparaît pour le pèlerin. Quand il monte à la Wartbourg, quand il arrive au château par le sentier de la forêt, il est bien forcé cependant de rencontrer d’autres traces que celles des pas de Luther ; il ne peut échapper au souvenir de sainte Élisabeth, il ne peut oublier la lutte célèbre des maîtres chanteurs, Wolfram et Henri, Schreiber et Klingsohr ; mais non, il détourne les yeux, et s’il se rappelle le moyen-âge, ce sera seulement à l’occasion des nombreuses légendes qui peuplent aussi la forêt et la montagne. Or, parmi ces récits populaires, il choisira les plus sombres, les plus terribles ; tout occupé de Luther, il veut justifier son audacieuse entreprise ; il insistera donc sur ces histoires sanglantes, sur la barbarie de ces temps farouches, sur l’iniquité monacale ; puis, quand il aura achevé sa triste peinture, il fera tout à coup apparaître le docteur de Wittenberg et lui criera : Tu as été l’Oreste des siècles nouveaux ; c’est toi, ô vengeur, qui as frappé de mort ta mère criminelle et condamnée !

Je ne sais pourquoi, en lisant ces vers, je me rappelle plus vivement cette belle matinée de mars où je montais au château de la Wartbourg. J’étais arrivé la veille à Eisenach avec un ami, avec un voyageur épris, comme moi, de ces contrées charmantes. Dès le lever du jour, M. X. Marmier m’emmenait du côté des montagnes, et nous suivions les détours de la forêt où se cache l’illustre retraite. Le printemps commençait à couvrir les branches de bourgeons verts et tendres ; la vie s’éveillait dans l’immense nature. Je ne sais quoi de calme et de pacifique enchantait cette matinée radieuse, Nous n’avions certes pas un grand effort à faire pour ouvrir nos ames à toutes les impressions du pays. Les souvenirs des chantres d’amour et celui de Luther J’associaient sans haine dans notre pensée. Nous les retrouvions d’ailleurs dans le château lui-même ; ici, c’est la chambre de sainte Élizabeth ; plus loin, voilà la salle des chevaliers où la tradition place le poétique combat des minnesingers ; un peu plus loin encore, dans cette chambre étroite, en face des montagnes de Thuringe, les yeux tournés vers le nord, Luther écrivait sa traduction de la Bible. Il n’y avait rien dans ces souvenirs si différens qui pût contrarier nos intelligences, Je comprenais qu’elle avait été l’inspiration de Novalis quand il unissait, avec tant de douceur, ces traditions opposées, et pacifiait au fond de son ame deux époques ennemies. Pourquoi recommencer, en effet, ces luttes stériles ? Il y a dans les vers de M. Beck un sentiment vivace des droits du monde nouveau, et je l’en félicite ; mais, pour vanter le libre réveil du XVIe siècle, fallait-il que le poète mutilât son tableau ? S’il en eût montré tous les aspects avec calme, avec grandeur, cette impartialité, si facile aujourd’hui, eût été le meilleur signe de la victoire. Que maintenant encore, sur bien des points, il soit nécessaire de combattre, cela est trop évident ; mais là, sur ce terrain du passé, n’est-ce pas une faute grave ? Prenez garde : celui qui veut recommencer sans cesse ces luttes désormais finies ne paraît pas croire assez fermement que l’esprit moderne ait triomphé.

Je m’étonne que M. Charles Beck ait mérité ce reproche, car son poème se termine par de très beaux vers sur l’unité future, sur la paix, sur la réconciliation du genre humain. Je suis heureux de pouvoir louer sans restriction ces hymnes éloquens ; le poète est bien inspiré quand il montre chez tous les peuples, chez toutes les races, cher toutes les religions, l’avènement prochain de cette croyance qui s’appelle la liberté, le droit, l’humanité. S’il faut absolument chanter des hymnes politiques, chantez ces dogmes, c’est-à-dire ce qu’il y a de plus pur et de plus élevé dans les principes de 89, et vous serez bien sûrs d’être dans le vrai ; chantez ce droit nouveau, ces principes si féconds, ces sentimens de fraternité humaine qui ne contrarient certainement ni le catholicisme, ni le protestantisme, mais qui, arrachant les hommes à leurs dissentimens stériles, leur ouvrent, dans l’ordre des choses terrestres, une foi commune et une commune patrie. Je traduis les derniers vers de M. Beck :


« Le guide me montre les murailles de la pauvre chambre où agissait ta pensée, où souvent, comme saint George le chevalier, tu joignais en priant tes mains loyales, avec toute la vigueur allemande. Pourquoi a-t-on placé ici ces ornemens frivoles ? pourquoi tout ce faux clinquant dans ce silencieux ermitage ? La vérité habite une chambre pauvre et nue.

« C’est ici, à cette table, que tu écrivais souvent, à cette table qui chancelle aujourd’hui comme un autel brisé. Les nuages passaient devant tes fenêtres ; l’aigle faisait son nid sur les créneaux, et, comme toi, il regardait dans la plaine du haut de sa demeure escarpée. Comme le monde te paraissait petit et misérable ! comme le ciel te paraissait proche ! Alors le chant s’échappait de tes lèvres par torrens, tantôt avec le bruit du tonnerre, comme les premiers symptômes de l’orage avant la ruine de Sodome et de Gomorrhe, tantôt avec une douceur infinie et dans le ton naïf de la Bible, quand tu célébrais les merveilles de la création ! Pourtant, tu n’as pas vaincu le doute, tu n’as pas brisé cette fleur sauvage qui balance encore son calice empoisonné dans le sanctuaire profané de nos cœurs. Herbe maudite, elle pousse à chaque porte de la maison de Dieu ! Un couple, ravi d’amour, s’achemine vers l’église, mais la discorde se glisse à l’autel des fiançailles ; un oui a retenti doucement, pur comme le son argentin d’une cloche, mais la discorde dresse la tête et dit en sifflant : Non !

« Oh ! voyez ! un nouveau temple sera construit ! une foi sérieuse et aimable y sera annoncée, une foi divine, qui s’appelle la réconciliation ! Le révélateur de cette foi, c’est l’histoire universelle ; la Bible nouvelle, ce sont les annales du monde ; elle resplendit au milieu de l’éblouissante aurore de la liberté et du soleil couchant des temps qui s’en vont. Chaque feuille est scellée avec des larmes ; sur chacune d’elles se reflètent les cieux, et l’humanité l’a signée de son sang. Oui, tout le sang qui coule encore, oui, tous les héros qui sont tombés dans la lutte, sont les victimes qui ont scellé le pacte de la réconciliation future. »

C’est ainsi que se termine le poème de M. Charles Beck ; c’est là le terme de son voyage. L’auteur est allé cherchant toujours la libre pensée ; parti des bords du Danube, il a traversé Vienne, et fuyant les molles séductions, il est arrivé dans l’Allemagne du nord, dans cette forte Allemagne saxonne ; c’est là qu’il s’est arrêté en face de la maison de Goethe, au pied de la retraite de Luther. Cette composition ne manque pas d’énergie, et si le développement des idées était plus ferme, si la pensée dans les détails était moins vague, moins incertaine, si le souvenir de Childe-Harold ne poursuivait trop souvent M. Beck, son poème le placerait au premier rang parmi les jeunes poètes lyriques qui aspirent à recueillir l’héritage des maîtres. M. Beck avait d’abord eu l’intention d’appeler son poème le Childe-Harold allemand, il y a renoncé, et le livre a paru sous un titre plus modeste. Cependant la prétention est encore trop visible çà et là ; ces exclamations continuelles, ces apostrophes passionnées, ce style interrompu, brisé, me rappellent presque à chaque page les préoccupations secrètes de l’auteur ; on voit trop les ruses de l’écrivain qui voudrait s’assimiler la mélancolie superbe et les dédaigneuses allures du poète anglais.

Depuis les deux ouvrages que nous venons d’analyser, M. Charles Beck avait donné seulement, en 1841, une tragédie de Saül, qui est moins un drame qu’une belle étude lyrique d’après la Bible ; nous aurons occasion d’y revenir en parlant du théâtre actuel de l’Allemagne et de tous les efforts que fait la jeune école pour relever la scène de Schiller. Enfin, l’année dernière, parut un poème nouveau, la Résurrection, poème politique, disait-on, lu avec beaucoup de succès dans plusieurs villes de Prusse à un auditoire sympathique, contrarié quelque temps par la censure de Berlin, et publié seulement après les retranchemens obligés. J’ai lu avec une vive curiosité cette œuvre nouvelle du jeune poète ; on vantait partout l’élévation du sujet et l’art d’une composition savante ; il me tardait d’apprendre si l’auteur des Nuits avait enfin résolu, comme on l’annonçait, le difficile problème de la poésie politique, et si, échappant aux déclamations du journal, il avait conduit la Muse sur les hauteurs.

Le poème de M. Beck est très court ; c’est un hymne, une scène poétique de quelques pages ; l’auteur l’a publié avec ses œuvres précédentes qui paraissent réunies en un seul volume ; la Résurrection forme en quelque sorte une conclusion, un couronnement, qui résume assez bien, en effet, les qualités et les défauts de l’auteur. Mais ce n’est pas la seule nouveauté que renferme le recueil complet de M. Beck : à la suite des deux poèmes que nous avons jugés tout à l’heure, l’auteur a placé toute une série de gracieuses mélodies et de ballades éclatantes où se révèle un côté nouveau de son talent. Ce sont de petites pièces élégantes, fines, pleines de douceur et de mélancolie, qu’on peut rattacher à l’école charmante des poètes souabes. Si M. Beck ne se croyait pas appelé à des destinées plus graves, il pourrait un jour prendre une place honorable dans ce groupe aimé. A la fraîcheur délicate, à la tendresse naïve de la pensée, s’ajoute encore chez lui quelque chose de sauvage et de fier qui rappelle le poète hongrois. Ce serait là sa marque originale, son signe distinctif dans l’assemblée des gracieux trouvères. L’école des maîtres souabes aurait un allié dans ce chantre de Hongrie, et les échos du Danube renverraient des notes sonores aux coteaux du Necker. Après ces douces chansons, que l’auteur appelle chansons tranquilles (Stille Lieder), voici de belles ballades, des mélodies hongroises, qui rappellent tantôt la manière d’Uhland, tantôt les compositions dramatiques de M. Freiligrath. Ce ne sont pas cependant les calmes sujets familiers au poète charmant qui a chanté la fille de l’orfèvre. Uhland a célébré et mis en lumière toute l’existence allemande dans sa chère contrée ; comme dans la libre vie du moyen-âge germanique, où toutes les confréries, tonneliers, menuisiers, chasseurs, poètes, avaient leurs formules poétiques, il y eut aussi des chants pour tous les enfans de l’Allemagne, pour le fermier assis sur sa porte, pour la jeune fille à sa fenêtre, pour l’étudiant qui dit adieu à l’université, pour le voyageur de nuit qui traverse à cheval les plaines de la Souabe, pour la douce faucheuse si active, si empressée au travail, pour la fille de l’orfèvre ou de l’aubergiste, pour le soldat, pour le bon camarade qui meurt à son rang. Le poète hongrois n’a pas de si calmes tableaux à nous présenter ; sa toile est plus sombre ; c’est presque toujours le bandit de la montagne, ou bien, dans les retraites mystérieuses de la forêt, une bande de bohémiens, et le sabbat aux sons des cymbales. Si quelque chose de plus doux, si l’amour, si la passion éclate dans ses vers, ce sera au milieu de circonstances lugubres, et dans le cadre assombri du drame. Je citerai, par exemple, la ballade touchante et terrible qu’il intitule la Petite Rose (das Roeslein). Un jeune gentilhomme est conduit au supplice ; il a tué de sa main le tyran de la patrie. Voyez comme il marche bravement à la mort, au milieu de la foule accourue pour la fête sanglante ! Il sourit, et une petite rose toute fraîche brille à sa boutonnière. Cependant, à une fenêtre, il a aperçu une belle créature, une belle jeune fille couverte d’un voile noir. Ah ! dit-il, je n’ai pas encore aimé, mais voilà celle que j’aime ! Et, détachant la petite rose, il la lui fait porter par son valet. Il regarde, il regarde toujours, inquiet, tremblant, jusqu’à ce qu’il voie briller la fleur dans les mains de la jeune fille ; puis il s’avance vers le bourreau et tend sa tête à la hache.

Or, ces ballades, ces histoires poétiques, ces petits drames vifs et animés, ces chansons rêvées le long du Danube, ne sont placés là que pour expliquer le réveil du poète, ce qu’il appelle la Résurrection. Voici comment s’ouvre le poème :

« C’était en Autriche. Je vis un peuple de joyeuse humeur, le visage empourpré, inaccessible aux soucis, et pareil à l’enfant qui, le jour où sa mère est morte, mange en riant les gâteaux au repas des funérailles. Des chants gazouillaient autour de moi. Au milieu des vagues sonores de la musique, mon esprit s’endormait dans les bras de l’amour et sacrifiait sa virilité.

« Cependant, là, dans le pays des chênes, s’agitaient de vaillans poètes, majestés du chant par la grace de Dieu. A leurs pieds étaient des chaînes brisées. Ils contemplaient la déesse outragée de la liberté dans le buisson ardent de l’inspiration. Leur chant portait un lion dans ses armes. Ils menaient, par bandes nombreuses, ils menaient les esprits à la bataille de la délivrance ; ils demandaient à voir le grand soleil qu’on a emprisonné ; ils demandaient le pain de l’éternelle vie, la libre respiration de la pensée.

« Mais, silence ! silence ! mon cœur ne roulait plus comme autrefois ses vagues fécondes, et le serpent de mon ame, l’inerte mélancolie, me prêchait ainsi : « Majestés du chant ! dis-tu. Ah ! ce sont des esclaves qui jouent mélodieusement avec leurs fers. Toi-même, tu l’as dit un jour : Le marteau de la rime ne brise aucune chaîne ; aucune barrière ne peut être incendiée par les éclairs de notre fantaisie. — Oublie les Allemands…, oublie l’humanité ; que t’importe la querelle des peuples et des rois ? Ce sont des enfans qui s’amusent. Les vois-tu ? le visage barbouillé de suie, armés de balais, ils font de gros yeux, et s’imaginent être des Goliaths parce qu’ils se haussent sur la pointe des pieds. Ils changent leur frêle voix argentine en une basse-taille qui gronde ; ils voudraient se harceler, s’effrayer mutuellement, ils se regardent, et comme ils ont peur les uns des autres, les voilà qui se sauvent bien vite dans leurs cachettes, les fiers Brutus, les terribles Césars ! »


La voix du découragement qui parle en ces termes au cœur de M. Beck caractérise assez bien, sans que l’auteur le veuille, la poésie politique dont il s’agit, et je ne sais si les confrères de M. Beck auront été très charmés de voir accuser si nettement leur jeu puéril, leur ambitieux orgueil ; mais ce n’est pas là ce que le poète a prétendu dire son découragement ne dure pas ; une voix plus hardie va le réveiller, et il prendra lui-même cette lyre qu’il vient de railler avec un bon sens si alerte. Nous sommes aux premiers jours de mai ; l’ange de la résurrection entre dans la chambre du rêveur et lui dit de l’accompagner sur le sommet de la montagne. « Je le suivis, ajoute M. Beck, comme Hamlet suit l’esprit. »

Voici le printemps, dit le céleste compagnon. Jamais la nature n’a été plus belle ; jamais la vie n’a été plus féconde et plus glorieuse. La guerre doit cesser entre l’amour et la haine, entre le doute et la foi. Il faut que la poésie recouvre tout et pacifie les ames. Comme on lie dans un champ une gerbe de fleurs, il faut que le poète lie entre eux le seigneur et l’esclave, le maître et l’élève, le puissant et le faible, et qu’il offre cette gerbe sacrée à l’Éternel. — Après ces belles espérances, après ce but lointain poétiquement entrevu, voici les conseils qui viennent : « Tu vivras sur les montagnes ; tu apprendras à connaître le Dieu que tu as oublié ; il te parlera dans les mille voix de la nature, dans le frémissement des végétations nouvelles, dans le bruit des sources rafraîchissantes, dans le libre développement des plantes salutaires qui croîtront sous tes pieds, et tu prêteras, avec l’alouette, le serment des poètes entre les mains du Créateur. Ne te mêle point au tumulte des partis ; tu seras comme le libre torrent ; le torrent n’appartient pas à cette rive ou à l’autre, il coule entre les deux rives, et toutes deux il les féconde. Ne crains pas les railleries ; on se moquera de toi parce que tu es mon disciple fidèle, mais sois fort et ne me renie pas. Je suis l’esprit sacré à qui Dieu a donné la tête du Christ et le regard enflammé de Byron. Je m’appelle la Plainte, la Douleur du monde, et aussi la Résurrection. » Malgré ces tranquilles paroles, malgré ces conseils de calme et de recueillement, l’archange de paix, qui s’inquiète peu de la logique, met aux mains de son disciple l’épée de feu, l’épée des combats. — Je le sais, tu as un vieux père qui t’aime, et ses larmes t’arrêteront ; les pieuses inquiétudes de ta mère te feront hésiter sur le seuil de la route ; la douce voix de ta bien-aimée voudra enchaîner tes pas, mais tu marcheras cependant. — Puis, ce sont enfin les instructions long-temps attendues, et le programme que doit suivre le disciple obéissant. Voici l’instant décisif et périlleux. Il est facile d’évoquer l’archange, il est facile de monter avec lui sur la montagne ; un poète comme M. Beck ne sera jamais embarrassé pour trouver des images éclatantes ; ses couleurs seront hardies, son tableau sera poétique et attachant, mais quand il faudra donner la parole au révélateur, quand il faudra mettre dans sa bouche l’enseignement nouveau, la loi sublime, le dogme apporté des cieux, c’est là que la pensée du poète commencera d’hésiter. Tout à l’heure, dans ce premier poème des Nuits, il avait su peindre en traits énergiques la douleur de son héros, le travail inquiet de son intelligence ; cependant, au moment de révéler son secret, au moment de produire son trésor, le poète imprudent était pris au dépourvu, et les pages étourdiment promises, les pages de la bible nouvelle demeuraient vides. Eh bien ! ce même accident lui arrive sur la montagne. Ne croyez pas toutefois que l’archange de M. Charles Beck reste court et paraisse le moins du monde embarrassé ; au contraire, il parle beaucoup, il parle fort longuement, et quelquefois en assez bons termes. Seulement, dans cette longue prédication, dans ces hymnes enflammés qu’il jette au disciple avide, il serait difficile de rencontrer une idée neuve, et surtout un principe bien décidé, une doctrine nette et féconde. L’ange de M. Beck sait mieux attaquer le passé que diriger le présent et pressentir l’avenir. Il peindra avec une tristesse souvent éloquente les misères d’un monde qui n’est plus ; il recommencera cette plainte un peu surannée, et s’écriera avec enthousiasme :


« Louez le Seigneur ! la nuit s’en va. Les ombres séjournent encore dans la vallée, mais les sommets des montagnes resplendissent déjà des clartés qui vont réveiller le monde, et la lumière voyage vite ! Louez le Seigneur ! la nuit s’en va. Regarde derrière toi en frémissant, ô jeune siècle, jeune siècle plein d’amour, regarde les œuvres fumantes de la haine. Regarde en frémissant le domaine de ton passé barbare, tout peuplé de spectres ! Regarde au fond de ces jours où la Pensée, ce chevalier hardi, était jetée par la Ruse au fond des cachots, où on lui coupait, comme à un moine, sa libre chevelure ! »


C’est l’archange qui parle ainsi, mais, encore une fois, il s’exprime avec moins de netteté, lorsque, cessant de maudire, il chante les jours qui viendront et la félicité des siècles meilleurs. Surtout le ton mystique ne convient guère, il faut le dire, aux réformes souvent vulgaires qu’il annonce. C’est le privilège des archanges de parler par métaphores, et, depuis saint Jean, la langue apocalyptique est l’idiome naturel de ces messagers de l’infini. Je ne demande pas mieux que le poète donne à l’ange du monde nouveau, s’il le peut, toute la sublimité mystérieuse de l’Apocalypse ; mais forcer cet idiome souverain à revêtir magnifiquement les médiocres idées de la polémique quotidienne, on conviendra vraiment que c’est le traiter avec trop d’irrévérence. Quand la prédication de M. Charles Beck n’est pas extrêmement vague et indécise, elle est commune et recourt aux plus vulgaires préceptes. Il est fort bien de recommander aux rois les fondations utiles, les hôpitaux, les asiles pour les pauvres ; rien de mieux sans doute, rien de plus humain, mais on ne voit pas qu’il fût nécessaire, pour arriver à ce grand résultat, d’appeler à son aide toutes les machines de la poésie épique et de convoquer avec fracas le ciel et la terre. Ces choses pouvaient se dire plus simplement ; sans parler debout sur une montagne, avec une robe de lumière et les cheveux flottans au vent, un écrivain modeste pouvait s’élever jusqu’à cette idée. Que l’ange conseille aux souverains de mieux rétribuer les arts et la science, c’est encore une pensée fort louable, mais ce détail de ménage vient assez mai à propos au milieu des prophéties enthousiastes. Je vois aussi qu’il leur enjoint de mettre des impôts sur le luxe, sur le jeu, sur la toilette des femmes ; tout cela est plus sage que poétique, et le contraste d’une forme si ambitieuse avec la simplicité si bourgeoise des idées impatiente continuellement le lecteur. La loi de Moïse était rédigée dans une forme plus populaire, et elle contient, M. Beck l’avouera, des règles plus importantes. Certes, le Sinaï du monde nouveau pouvait mieux inspirer un poète ardent, et je m’assure que l’archange des sociétés modernes trouverait, pour glorifier le présent et préparer l’avenir, des formules plus élevées, des commandemens plus sublimes.

M, Beck n’est pas de notre avis ; il se satisfait plus aisément ; quand le messager céleste a fini de parler, le disciple se sent comme sanctifié par cette merveilleuse révélation. L’archange a disparu, et le poète s’en retourne chez lui, dans sa retraite, au milieu des montagnes. Au loin retentissent les cloches et les chants. Un paysan, la tête nue, baisait une croix à l’angle de la route ; lui, il baisait, dit-il, au fond de sa pensée, le rêve d’or du libre avenir. Puis son ame ravie s’élève vers Dieu ; son cœur, oppressé d’amour, déborde en prières ; il prie Dieu pour le bonheur de l’humanité, il offre au Créateur toute une part de sa vie : « Prends-la, ô mon Dieu ! donne-la au père qui veille sur son enfant, donne-la à l’homme utile qui sert ses semblables, donne-la à ceux qui guérissent les corps souffrans, à ceux qui guérissent les ames blessées ; donne-la aux êtres privilégiés pour qui l’existence est heureuse et douce ! Brise l’argile de mon corps, mais que mon ame retourne dans ton sein éternel, jusqu’au jour où elle en sortira de nouveau pour animer de son étincelle vivifiante le cœur d’un homme digne de ce nom, la volonté d’un grand chef, d’un législateur populaire, d’un réformateur bienfaisant ! » C’est au milieu de ces élans passionnés que se termine le poème mystique de M. Beck.

L’auteur, on le voit bien, s’est efforcé d’échapper aux inconvéniens très graves que présente la poésie politique dont l’Allemagne est aujourd’hui si éprise. Comment consacrer par des chants les espérances, les désirs impérieux d’une société qui s’agite ? Comment entreprendre une telle tâche sans que la Muse doive en souffrir, sans que sa dignité souveraine y soit blessée, sans que la prêtresse devienne l’écho, non pas des trépieds sacrés, mais d’un bureau de journal ? Voilà la grande difficulté. Élever le bruit confus de la foule jusqu’à la dignité de l’art, s’inspirer librement du spectacle des choses présentes, et donner, en de sérieux symboles, une consécration idéale de la pensée populaire, telle serait la mission de ce poète. M. Beck a tenté généreusement l’aventure ; il a évité souvent les détails personnels, les préoccupations étroites, les petites questions d’hier et d’aujourd’hui, tout ce qui fait que les vers de M. Prutz ou de M. Herwegh ressemblent mainte fois à des articles découpés en strophes retentissantes. Il s’est prudemment défié de la rhétorique des gazettes, et il a invoqué la poésie ; seulement la poésie n’a pas toujours répondu. Son instinct lui disait que, pour éviter l’écueil, pour éviter le fâcheux voisinage des questions vulgaires, la Muse devait être conduite par lui sur les cimes élevées. Peut-être a-t-il pris ce conseil un peu trop à la lettre quand il a placé son ange sur le haut de la montagne ; qu’importe ce cadre poétique, si vous ne savez le remplir ? qu’importe que vous imaginiez une scène d’épopée, si vos héros, sous leurs vêtemens radieux, cachent un cœur stérile, sous leur langage éclatant une pensée bourgeoise ?

La mystique élévation de la forme, l’insuffisance des idées, voilà le caractère de la poésie politique de M. Charles Beck. On ne peut nier qu’il y ait beaucoup d’ardeur, beaucoup de sincérité dans l’inspiration du poète, mais la pensée y a trop peu de part. Le cœur chez M. Beck devance toujours la réflexion. C’est un noble défaut, je le sais ; mais enfin c’est un défaut grave, surtout chez un écrivain qui veut parler à la foule. Son enthousiasme l’emporte vers les hauteurs ; malheureusement, comme la méditation n’a pas été appelée à féconder les instincts généreux de son ame, il est forcé de se taire quand il arrive, ou de balbutier une thèse d’écolier. Je suis bien sûr que l’archange des sociétés modernes n’a pas tenu à M. Beck le faible et bizarre discours qu’il lui prête, mais j’imagine qu’il aurait pu lui parler ainsi : « Vous avez un sentiment très vif de l’esprit nouveau qui anime l’humanité, vous ne regrettez pas le passé, vous comprenez ce que vaut le temps où la Providence vous a fait naître ; mais prenez garde de vous contredire, ayez soin de ne pas démentir votre foi par une mélancolie d’emprunt, par une tristesse prétentieuse et funeste. Ne dites pas que je m’appelle la Plainte, la Douleur, et que j’apparais aux penseurs avec la tête du Christ et l’œil de Byron ; je reconnais là votre imagination ambitieuse qui se soucie trop peu de la netteté des idées. Je n’ai point la douceur infinie de Jésus, et je ne puis me passer de son aide pour remplir les ames aimantes ; il m’a été ordonné d’être grave, sévère, et d’élever la raison des hommes. Quant à Byron, si sa fierté sublime a étonné les cœurs et donné une gloire immortelle à sa muse, gardez-vous pourtant de l’imiter ; il faut moins de mélancolie, moins de dédain, pour conduire les temps où nous sommes. Cette tristesse amère appartient aux époques déchirées, non pas à la société nouvelle dont vous parlez, car celle-là doit se régler avec force et avoir enfin conscience d’elle-même. »

Il lui dirait encore, et ici il ne s’adresserait plus seulement à M. Charles Beck, mais à tous les poètes, à tous les romanciers, à tous les rêveurs : « Vous voulez chanter l’avenir, vous voulez peindre une société plus libre, plus juste, plus conforme à l’idéal divin que poursuit l’humanité ; or, prenez garde que vos descriptions, que vos détails, souvent vulgaires, ne défigurent les espérances, les pressentimens des ames. Vous êtes trop facilement portés à croire que vous assistez, par le privilège de la Muse, aux conseils de Dieu. Si vous voulez absolument célébrer les jours qui viendront, je n’y trouve rien à blâmer ; c’est une foi salutaire de penser que le bien est devant nous, et non pas, comme le veulent les faibles esprits, dans un passé chimérique dont le regret énerverait les cœurs ; mais ne vous leurrez pas non plus d’espérances impossibles. Il suffit de le faire en quelques mots. Un grand poète a dit de nos jours :

« Regardez en avant et non pas en arrière,
« Le courant roule à Jéhova !


« De tels accens disent tout. Ou bien encore, sans décrire follement une société imaginaire, il vous est permis d’élever les esprits vers ce but suprême de bien et de justice qui doit être continuellement poursuivi dans ce monde, et de vous écrier, comme le poète de Mantoue :

« Aspice, venturo laetantur ut omnia soeclo.
« O mihi tam longae maneat pars ultima vitae,
« Spiritus et, quantum sat exit tua dicere faeta !
« Non me carminibus vincet nec Thracius Orpheus,
« Nec Linus.


« Après cela, si vous m’en croyez, vous n’insisterez pas davantage vous avez éveillé au fond des cœurs le pressentiment d’un avenir que vos descriptions affaibliraient. Quant à ceux qui veulent me peindre, moi, l’ange des sociétés nouvelles, et faire resplendir ma face aux yeux du monde, ils trouveraient sans doute dans cette œuvre une occasion glorieuse. Les poètes, les peintres du passé ont consacré leur amour et leur foi dans de magnifiques symboles ; le poète puissant qui mettrait dans mon ame, dans mon regard, dans ma parole, toute la noblesse sévère, toute l’austère grandeur que je tiens de la raison humaine enfin libre et maîtresse d’elle-même, ce poète-là pourrait créer une figure sublime. Mais nul n’a encore soupçonné assez distinctement ma beauté invisible, immatérielle, comme Dante et Raphaël apercevaient en eux-mêmes les traits de Béatrice et de la vierge de Foligno. Il faudrait, pour m’honorer dignement, la main de ces grands artistes. »


SAINT-RENÉ TAILLANDIER.