De la longévité humaine et de la quantité de vie sur le globe/Partie I, chapitre III

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III.

DE LA LONGÉVITÉ HUMAINE.

Quelle est la durée naturelle, ordinaire, normale, de la vie de l’homme ? Telle est la question que je me propose d’examiner dans ce chapitre.

« L’homme qui ne meurt pas de maladies accidentelles, dit Buffon, vit partout quatre-vingt-dix ou cent ans[1].

« Si l’on fait réflexion, ajoute-t-il, que l’Européen, le Nègre, le Chinois, l’Américain, l’homme policé, l’homme sauvage, le riche, le pauvre, l’habitant de la ville, celui de la campagne, si différents entre eux par tout le reste, se ressemblent à cet égard, et n’ont chacun que la même mesure, le même intervalle de temps à parcourir depuis la naissance jusqu’à la mort, que la différence des races, des climats, des nourritures, des commodités, n’en fait aucune à la durée de la vie,… on reconnaîtra que la durée de la vie ne dépend ni des habitudes, ni des mœurs, ni de la qualité des aliments, que rien ne peut changer les lois de la mécanique qui règlent le nombre de nos années[2]… »

Buffon a raison. La durée de la vie ne dépend ni du climat, ni de la nourriture, ni de la race ; elle ne dépend de rien d’extérieur ; elle ne dépend que de la constitution intime, et, si je puis ainsi parler, que de la vertu intrinsèque de nos organes.

Tout, dans l’économie animale, est soumis à des lois fixes.

Chaque espèce a sa taille distincte. Le chat et le tigre sont deux espèces très-voisines, très-semblables par leur organisation tout entière ; cependant le chat garde toujours sa taille de chat, et le tigre sa taille de tigre.

Chaque espèce a sa durée déterminée de gestation. Dans l’espèce du lapin, la gestation dure 30 jours ; dans celle du cochon d’Inde, 60 ; la chatte porte 56 jours ; la chienne, 64 ; la lionne, 108 ; etc., etc.

Nous verrons tout à l’heure que chaque espèce a sa durée particulière d’accroissement.

Comment donc, si toutes ces choses : la taille, la gestation, l’accroissement, etc., ont leur durée réglée et marquée, la vie n’aurait-elle pas aussi la sienne ?

Buffon a également raison, lorsqu’il dit que la durée naturelle de la vie de l’homme est de quatre-vingt-dix ou cent ans. Nous voyons tous les jours des hommes qui vivent quatre-vingt-dix et cent ans. Je sais bien que le nombre de ceux qui vont jusque-là est petit, relativement au nombre de ceux qui n’y vont pas ; mais enfin, on y va. Et de ce qu’on y va quelquefois, il est très-permis de conclure qu’on y irait plus souvent, qu’on y irait souvent, si des circonstances accidentelles et extrinsèques, si des causes troublantes ne venaient à s’y opposer.

La plupart des hommes meurent de maladies ; très-peu meurent de vieillesse proprement dite. L’homme s’est fait un genre de vie artificiel, où le moral est plus souvent malade que le physique, et où le physique même est plus souvent malade qu’il ne le serait dans un ordre d’habitudes plus sereines, plus calmes, plus constamment et plus judicieusement laborieuses. « L’homme périt à tout âge, dit Buffon, au lieu que les animaux semblent parcourir d’un pas égal et ferme l’espace de la vie… Les passions et les malheurs qu’elles entraînent influent sur la santé et dérangent les principes qui nous animent ; si l’on observait les hommes, on verrait que presque tous mènent une vie timide et contentieuse, et que la plupart meurent de chagrin[3]. »

Nous venons de voir l’opinion de Buffon. De Buffon, passons à Haller. Au jugement du naturaliste, joignons le jugement du physiologiste.

« L’homme doit être placé, dit Haller, parmi les animaux qui vivent le plus longtemps, ce qui rend bien injustes nos plaintes sur la brièveté de la vie[4]. »

Il se demande d’abord quelle peut être la limite extrême de la vie de l’homme ; et son avis est que l’homme ne vit guère moins de deux siècles : Non citra alterum seculum ultimus terminas vitæ humanæ subsistit, dit-il[5].

Il avait rassemblé, comme je l’ai déjà dit[6] un grand nombre d’exemples de longues vies. Les deux exemples extrêmes sont ceux de 152 ans, et celui de 169.

Je m’arrête un moment, à l’exemple de cent cinquante-deux ans, parce qu’il ne peut être révoqué en doute : il eut pour témoin Harvey.

Thomas Parre était du comté de Shrop, sur les confins du pays de Galles. Devenu fameux par son grand âge, le roi Charles Ier désira le voir. On le fit venir à la cour ; et là, pour lui faire fête, on le fit trop manger : il mourut d’indigestion. Harvey le disséqua. Tous ses viscères étaient parfaitement sains ; les cartilages de ses côtes n’étaient pas ossifiés, etc. ; il aurait pu vivre encore plusieurs années : il était mort d’accident.

Haller se demande ensuite quelle est la durée naturelle, c’est-à-dire régulière, normale, de la vie de l’homme ; il accumule les faits, et finit par conclure que cela n’est pas facile à dire : Annos definire, dit-il, erit difficilius[7].

Haller avait prodigieusement lu ; il cite beaucoup et décide peu.

Buffon avait peu lu : il se borne, en chaque genre, à deux ou trois auteurs principaux. En revanche, il leur prend tout : il cherche plus à penser qu’à s’instruire ; il étudie moins qu’il n’imagine, mais il a du coup d’œil, de l’élan, de la décision, de la hardiesse, toutes choses qui s’obscurcissent et s’effacent de plus en plus dans le savant Haller, à mesure qu’il étend son érudition et multiplie ses lectures.

Haller et Buffon admettent tous deux la possibilité des longues vies d’avant le déluge. Le fait admis, Buffon se hâte de l’expliquer par un système ; Haller se borne à citer le système de Buffon et celui de quelques autres.

On connaît le système de Buffon.

Avant le déluge, la terre était moins solide et moins compacte qu’elle ne l’est aujourd’hui, « parce que la gravité n’agissait que depuis peu de temps ; » la terre étant moins solide, toutes ses productions avaient moins de consistance ; le corps de l’homme, en particulier, était plus ductile, plus souple, plus susceptible d’extension ; il pouvait donc croître pendant plus longtemps : l’homme n’arrivait à la puberté qu’à cent trente ans, au lieu d’y arriver à quatorze ; et dès lors tout se concilie, car en multipliant ces deux nombres, cent trente et quatorze, par le même nombre, c’est-à-dire par 7, « on voit, dit Buffon, que la vie des hommes d’aujourd’hui étant de quatre-vingt-dix-huit ans, celle des hommes d’alors devait être de neuf cent dix ans[8]. »

Ce qu’il y a de singulier, c’est que Buffon, qui donne ici sérieusement ce système, parce qu’il le donne comme de lui, s’en était moqué dans Woodward, de qui il le tire.

« Quand on demande à cet auteur, dit Buffon, comment toute la terre a pu être dissoute, il répond qu’il n’y a qu’à imaginer que dans le temps du déluge la force de la gravité et de la cohérence de la matière a cessé tout à coup… Mais, lui dit-on, si la force qui tient unies les parties de la matière a cessé, pourquoi les coquilles n’ont-elles pas été dissoutes comme tout le reste ?… Il n’y a, répond-il, qu’à supposer que la force de la gravité et de la cohérence n’a pas cessé entièrement, mais seulement qu’elle a diminué assez pour désunir toutes les parties des minéraux, mais pas assez pour désunir celles des animaux[9]… »

Vers le milieu du dernier siècle, au moment où l’on jouissait le plus doucement de tous les bienfaits de la vie civilisée, on se prit d’enthousiasme pour la vie sauvage.

Jean-Jacques Rousseau s’écria qu’il fallait arracher les pieux, combler les fossés, et revenir bien vite à la condition des bêtes, qui ne craignent que la douleur et la faim[10]. Diderot et Jean-Jacques Rousseau en dirent bien d’autres. On peut du moins citer ce que disait Buffon :

« Un sauvage absolument sauvage, tel que l’enfant élevé avec les ours dont parle Connor, le jeune homme trouvé dans les forêts de Hanovre, etc., seraient un spectacle curieux pour un philosophe : il pourrait, en observant son sauvage, évaluer au juste la force des appétits de la nature ; il y verrait l’âme à découvert, il en distinguerait tous les mouvements naturels, et peut-être y reconnaîtrait-il plus de douceur, de tranquillité et de calme que dans la sienne, peut-être verrait-il clairement que la vertu appartient à l’homme sauvage plus qu’à l’homme civilisé, et que le vice n’a pris naissance que dans la société[11] ? »

J’ai d’abord à faire remarquer que les prétendus sauvages dont parle Buffon étaient tout simplement des idiots. Blumenbach a éclairci l’histoire du jeune homme trouvé dans les forêts de Hanovre : c’était un jeune sourd-muet qui avait été chassé de la maison paternelle par une marâtre[12].

L’enfant élevé avec les ours, dont parle Connor, l’auteur fameux de la Médecine mystique, n’avait (c’est Connor lui-même qui nous le dit) ni raison, ni langage, ni même voix humaine : Neque rationis, neque loquelæ, imò neque vocis humanæ usu gaudebat[13]. Comment Buffon aurait-il pu voir à découvert l’âme de ce pauvre enfant ? Et puis, quel garant que Connor !

Tout cela n’a pas empêché Condillac de faire de longs raisonnements sur l’enfant dont parle Connor : « Un enfant élevé parmi des ours imiterait, dit Condillac, les ours en tout, aurait un cri à peu près semblable au leur, et se traînerait sur les pieds et sur les mains. Nous sommes si fort portés à l’imitation, que peut-être un Descartes à sa place n’essaierait pas seulement de marcher sur ses pieds[14]. »

Condillac va trop loin. Ici l’imitation n’a que faire : l’attitude, dans chaque espèce, ne dépend que de la conformation ; l’homme marche naturellement sur ses pieds, et, pour essayer de se tenir debout, il n’a pas eu besoin, grâce au ciel, de tout l’esprit d’un Descartes.

L’état sauvage nous est aujourd’hui parfaitement connu. Indépendamment des récits fidèles qui nous sont venus de toutes parts, nous avons vu à Paris plusieurs sauvages. J’ai pu en étudier quelques-uns.

Ces pauvres gens vivent tout nus, sans demeure, sans habitation fixe, sans autre subsistance que celle de leur chasse : quand la chasse est abondante, ils mangent beaucoup ; quand la chasse manque, ils supportent la faim tristement, avec impatience ; il leur est même arrivé quelquefois de se manger entre eux[15].

Je ne leur ai trouvé d’autres désirs que les désirs qu’inspirent des besoins physiques ; point de religion ; point de mœurs ; une curiosité stupide, quoique toujours éveillée ; des habitudes plutôt que des règles ; des liens de famille qui ne sont pas supérieurs à ceux que produit l’instinct ; le seul amour maternel toujours agissant et sa douce influence toujours respectée : « Nous sommes restés jusqu’à midi à la porte de la cabane, dit M. de Chateaubriand ; le soleil était devenu brûlant. Un de nos hôtes s’est avancé vers les petits garçons et leur a dit : Enfants, le soleil vous mangera la tête, allez dormir. Ils se sont tous écriés : C’est juste. Et, pour toute marque d’obéissance, ils ont continué de jouer…

« Les femmes se sont levées ;… elles ont appelé la troupe obstinée, en joignant à chaque nom un mot de tendresse. À l’instant les enfants ont volé vers leurs mères comme une couvée d’oiseaux[16]. »

Et cependant ces sauvages, je parle des plus absolument sauvages, comme dit Buffon, je parle des Bolécoudos[17], ces hommes sans religion, sans mœurs, sans règles ; ces hommes qui semblent avoir tout perdu de la condition humaine, ou, plus exactement, qui semblent n’en avoir encore rien acquis, ces hommes recèlent tous dans le fond du cœur le germe d’une foi cachée, et comme le pressentiment obscur d’une autre vie, car ils croient qu’ils seront transformés après leur mort en bons ou en mauvais génies, selon qu’ils se seront bien ou mal conduits, et ils ne croient point cela de leurs animaux.

Dans l’admiration où l’on était pour l’état sauvage, on ne manqua pas de vouloir y rattacher, comme on pense bien, tous les avantages, et particulièrement le plus estimé de tous, celui de la longue vie. La vérité est pourtant que peu de sauvages meurent de leur mort naturelle ; presque tous meurent d’accidents, de faim, de coups, de blessures, de la morsure de serpents venimeux, etc.

Je reviens à la question précise de la longévité humaine.

Cette question peut être traitée de deux manières : ou historiquement, et c’est ainsi qu’Haller et Buffon l’ont traitée ; on physiologiquement, et c’est alors une question toute nouvelle.

Haller et Buffon cherchent historiquement, c’est-à-dire par l’énumération et la comparaison des faits, quel est le terme naturel, ordinaire, normal de la vie de l’homme, et ils le placent entre 90 et 100 ans. Ils cherchent ensuite, et toujours historiquement, quel est le terme extrême de la vie de l’homme, et Haller ne le place pas beaucoup en deçà de deux siècles.

Voilà pour l’étude historique. Buffon a commencé l’étude physiologique.

« La durée totale de la vie peut se mesurer, dit-il, en quelque façon par celle du temps de l’accroissement[18]… L’homme croît en hauteur jusqu’à 16 ou 18 ans, et cependant le développement de toutes les parties de son corps en grosseur n’est achevé qu’à 30 ans. Les chiens prennent en moins d’un an leur accroissement en longueur, et ce n’est que dans la seconde année qu’ils achèvent de prendre leur accroissement en grosseur. L’homme, qui est 30 ans à croître, vit 90 ou 100 ans ; le chien, qui ne croît que pendant 2 ou 3 ans, ne vit aussi que 10 ou 12 ans : il en est de même de la plupart des autres animaux[19]. »

Buffon dit ailleurs : « La durée de la vie des chevaux est, comme dans toutes les autres espèces d’animaux, proportionnée à la durée du temps de leur accroissement. L’homme, qui est 14 ans à croître, peut vivre 6 ou 7 fois autant de temps, c’est-à-dire 90 ou 100 ans ; le cheval, dont l’accroissement se fait en 4 ans, peut vivre 6 ou 7 fois autant, c’est-à-dire 25 ou 30 ans[20]. »

Buffon dit enfin : « Comme le cerf est 5 ou 6 ans à croître, il vit aussi 7 fois 5 ou 6 ans, c’est-à-dire 35 ou 40 ans[21]. »

Le vrai problème, le problème physiologique, est posé. Il s’agit de savoir combien de fois la durée de l’accroissement se trouve comprise dans la durée de la vie. Une seule chose manque à Buffon, c’est d’avoir connu le signe certain qui marque le terme de l’accroissement.

Je trouve ce signe dans la réunion des os à leurs épiphyses.

Tant que les os ne sont pas réunis à leurs épiphyses, l’animal croît : dès que les os sont réunis à leurs épiphyses, l’animal cesse de croître.

On a vu, par mon précédent chapitre[22], que, dans l’homme, cette réunion des os et des épiphyses s’opère à 20 ans.

Elle se fait, dans le chameau, à 8 ans ; dans le cheval, à 5 ; dans le bœuf, à 4 ; dans le lion, à 4 ; dans le chien, à 2 ; dans le chat, à 18 mois ; dans le lapin, à 12 ; dans le cochon d’Inde, à 7, etc., etc.

Or, l’homme vit 90 ou 100 ans ; le chameau en vit 40, le cheval 25, le bœuf de 15 à 20 ; le lion vit environ 20 ans, le chien de 10 à 12, le chat de 9 à 10 ; le lapin vit 8 ans, le cochon d’Inde de 6 à 7, etc., etc.

Le rapport, indiqué par Buffon, touchait donc de bien près au rapport réel. Buffon dit que chaque animal vit à peu près six ou sept fois autant de temps qu’il en met à croître. Le rapport supposé était donc 6 ou 7 ; et le rapport réel est 5, ou à fort peu près.

L’homme est 20 ans à croître, et il vit cinq fois 20 ans, c’est-à-dire 100 ans ; le chameau est 8 ans à croître, et il vit cinq fois 8 ans, c’est-à-dire 40 ans[23] ; le cheval est 5 ans à croître, et il vit cinq fois 5 ans, c’est-à-dire 25 ans, et ainsi des autres.

Nous avons donc enfin un caractère précis, et qui nous donne d’une manière sûre la durée de l’accroissement : la durée de l’accroissement nous donne la durée de la vie. Tous les phénomènes de la vie tiennent les uns aux autres par une chaîne de rapports suivis : la durée de la vie est donnée par la durée de l’accroissement ; la durée de l’accroissement est donnée par la durée de la gestation ; la durée de la gestation, par la grandeur de la taille, etc., etc. Plus l’animal est grand, plus la gestation se prolonge : la gestation du lapin est de 30 jours ; celle de l’homme est de 9 mois ; celle de l’éléphant est de près de 2 ans[24], etc.

Nous ne savons rien encore sur la durée naturelle de la vie de l’éléphant.

Quelques auteurs ont écrit que l’éléphant vivait 4 ou 500 ans ; Aristote dit 200[25] ; d’autres disent 130, 140, 150 ; Buffon dit au moins  200 ; M. Cuvier dit près de 200[26] ; et M. de Blainville dit 120[27].

Ainsi, sur la durée de vie de cet animal, que M. de Blainville appelle, et avec raison, l’animal le plus extraordinaire de la création[28], et duquel Buffon a si grandement parlé : « L’éléphant est, si nous voulons ne pas nous compter, l’être le plus considérable de ce monde ; il surpasse tous les animaux terrestres en grandeur, et il approche de l’homme par l’intelligence, autant au moins que la matière peut approcher de l’esprit… Il faut se représenter que sous ses pas il ébranle la terre, que de sa main il arrache les arbres, que d’un coup de son corps il fait brèche dans un mur… Aussi les hommes ont-ils eu de tout temps pour ce grand, pour ce premier animal, une espèce de vénération… ; » sur la durée de vie de ce grand, de ce premier animal, nous ne sommes pas plus avancés que ne l’étaient les anciens.

Nous ignorons également quelle peut être la durée de vie du rhinocéros, de l’hippopotame, de la girafe, etc. ; cependant une seule observation exacte sur l’époque où se fait la réunion des os et des épiphyses dans l’éléphant, dans le rhinocéros, dans l’hippopotame, etc., nous donnerait tout de suite, et nous donnerait à coup sûr, la durée de vie de toutes ces grandes espèces.

Je trouve, dans les Transactions philosophiques, l’histoire d’un jeune éléphant qui mourut à l’âge de 28 ou 30 ans, et dont les épiphyses n’étaient pas encore soudées. Cet éléphant avait près de 30 ans, et ses épiphyses n’étaient pas soudées : on peut donc être sûr, et sûr dès ce moment-ci même, que l’éléphant vit plus de cinq fois 30 ans, c’est-à-dire plus de 150 ans.

Il ne reste plus qu’à voir s’il n’y aurait pas aussi quelque rapport général, quelque mesure commune au moyen desquels on pourrait déterminer la durée extraordinaire, la limite extrême de la vie, comme on peut en déterminer, ainsi que nous venons de le voir, la durée ordinaire par la durée de l’accroissement et par la réunion des épiphyses.

Haller cite deux exemples de vie extrême, l’un de 152 ans, l’autre de 169 ; et c’est sur ces deux exemples-là qu’il se fonde, comme nous avons vu, pour dire que l’homme, lorsqu’il prolonge sa vie jusqu’à la dernière limite, ne vit guère moins de deux siècles.

Buffon nous raconte, avec un soin tout particulier, l’histoire d’un cheval qui vécut 50 ans ; et cette petite histoire est pleine de détails curieux.

Le duc de Saint-Simon vendit, en 1734, à l’évêque de Metz, son cousin, un cheval âgé de 10 ans ; l’évêque de Metz (Saint-Simon) étant mort en 1760, l’évêque, son successeur, garda le cheval, et continua à le faire travailler sans aucun ménagement jusqu’en 1766. On s’aperçut alors que le cheval avait besoin d’être ménagé : on le fit travailler un peu moins, mais on le fit toujours travailler. Jamais l’animal ne fut laissé oisif. On lui avait fait faire un petit tombereau de moitié moins grand que les tombereaux ordinaires. Il traînait d’abord ce tombereau depuis la pointe du jour jusqu’à l’entrée de la nuit ; il ne le traîna plus ensuite que durant quelques beures. Enfin, le 24 février 1774, dans le moment où on venait de l’atteler, il se laissa tomber au premier pas qu’il voulut faire et mourut.

« Voilà donc, dit Buffon, dans l’espèce du cheval, l’exemple d’un individu qui a vécu cinquante ans, c’est-à-dire le double de la vie ordinaire de ces animaux : ainsi l’analogie confirme en général ce que nous ne connaissions que par quelques faits particuliers, c’est qu’il doit se trouver dans toutes les espèces, et par conséquent dans l’espèce humaine comme dans celle du cheval, quelques individus dont la vie se prolonge au double de la vie ordinaire, c’est-à-dire à cent soixante ans au lieu de quatre-vingts. Ces priviléges de la nature sont, à la vérité, placés de loin en loin pour le temps, et à de grandes distances dans l’espace : ce sont les gros lots dans la loterie universelle de la vie ; néanmoins ils suffisent pour donner aux vieillards, même les plus âgés, l’espérance d’un âge encore plus grand[29]. »

Ces réflexions nie semblent très-justes, et d’autant plus qu’il est facile d’ajouter au fait cité par Buffon plusieurs autres faits semblables.

Le chameau vit ordinairement de 40 à 50 ans, mais il peut vivre jusqu’à 100, et c’est Aristote qui nous le dit[30]. Le lion vit ordinairement 20 ans, mais il peut vivre jusqu’à 40 et même jusqu’à 60 : « Leonem vidi, dit Haller, quadragenarium, qui sexagesimo anno obiit[31]; » je trouve plusieurs exemples de chiens qui ont vécu 20, 23 et 24 ans ; je trouve des exemples de chats qui en ont vécu 18 et 20, etc.

Je ne connais rien de certain touchant la durée de vie des oiseaux.

Hésiode attribue à la corneille, dit Pline, neuf fois notre vie, au cerf quatre fois la vie de la corneille, et trois fois la vie du cerf au corbeau : Hesiodus… cornici novem nostras attribuit ætates, quadruplum ejus cervis, id triplicum corvis[32].

Voici le commentaire de Buffon sur ce passage de Pline : « En prenant, dit-il, l’âge d’homme seulement pour 30 ans, ce serait neuf fois 30 ou 270 ans pour la corneille, 1,080 pour le cerf, et 3,240 pour le corbeau. En réduisant l’âge d’homme à 10 ans, ce serait 90 ans pour la corneille, 360 pour le cerf, et 1080 pour le corbeau, ce qui serait encore exorbitant. Le seul moyen de donner un sens raisonnable à ce passage, c’est de rendre le γενεά d’Hésiode et l’ætas de Pline par année ; alors la vie de la corneille se réduit à 9 années, celle du cerf à 36, et celle du corbeau à 108, comme il est prouvé par l’observation[33]. » Buffon est bien libre de commenter Hésiode et Pline comme il lui plaît ; mais au moins devait-il nous dire sur quels faits il se fonde pour assurer que les cent huit ans du corbeau sont prouvés par l’observation.

Fontenelle nous raconte tranquillement, car, en ce genre, il avait à peu près le droit de ne s’étonner de rien, l’histoire d’un perroquet qui vécut, dit-il, près de cent vingt ans.

Ce perroquet avait été apporté à Florence, en 1633, par la grande-duchesse de la Rovère d’Urbin, lorsqu’elle y vint épouser le grand-duc Ferdinand ; et cette princesse dit alors que ce perroquet était l’ancien de sa maison : il vécut à Florence près de cent ans.

« Quand on ne lui donnerait, sur les paroles de la grande-duchesse, dit Fontenelle, qu’environ vingt ans de plus, il aurait donc vécu près de cent vingt ans. Ce n’est peut-être pas le plus long terme de la vie de ces animaux ; mais au moins est-il sûr, par cet exemple, qu’ils peuvent aller jusque-là[34]. »

« Le cygne a l’avantage, dit Buffon, de jouir jusqu’à un âge extrêmement avancé de sa belle et douce existence : tous les observateurs s’accordent à lui donner une très-longue vie ; quelques-uns même en ont porté la durée à trois cents ans, ce qui sans doute est fort exagéré ; mais Willughby, ayant vu une oie qui, par preuve certaine, avait vécu cent ans, n’hésite pas à conclure de cet exemple que la vie du cygne peut et doit être plus longue, tant parce qu’il est plus grand, que parce qu’il faut plus de temps pour faire éclore ses œufs, l’incubation dans les oiseaux répondant au temps de gestation dans les animaux, et ayant peut-être quelque rapport au temps de l’accroissement du corps, auquel est proportionnée la durée de la vie. Or, le cygne est plus de deux ans à croître, et c’est beaucoup, car dans les oiseaux le développement entier du corps est bien plus prompt que dans les animaux quadrupèdes[35]. »

Willughby conclut donc la longue vie du cygne de la vie de cette oie qui avait vécu cent ans, par preuve certaine. Cette preuve certaine des cent ans de l’oie rappelle un peu les cent huit ans du corbeau, prouvés par l’observation, dont Buffon nous parlait tout à l’heure[36].

On sait, d’une manière vague, que les poissons vivent très-longtemps. On pourrait le conclure, d’ailleurs, de la seule mollesse de leur squelette. Quant à des observations exactes et à des faits précis, on n’en compte guère.

« J’ai vu, dit Buffon, des carpes chez M. le comte de Maurepas, dans les fossés de son château de Pontchartrain, qui ont au moins cent cinquante ans bien avérés, et elles m’ont paru aussi vives et aussi agiles que des carpes ordinaires[37]. »

Duhamel, qui écrivait quelques années après Buffon, se borne à dire : « Les carpes des fossés de Pontchartrain, qui sont les plus grosses et les plus anciennes que je connaisse, ont sûrement plus d’un siècle[38]. » C’est toujours un siècle d’avéré, pour parler comme Buffon. La vie séculaire d’un animal aussi petit que la carpe est assurément un fait physiologique très-remarquable.

On voit combien toute cette matière est neuve, quoique si pleine d’intérêt. Il faudra chercher dans les oiseaux, dans les poissons, dans les reptiles, quelle est la proportion de durée entre l’accroissement et la vie totale. Et très-probablement cette proportion sera un peu différente de ce qu’elle est dans les mammifères.

Je m’en tiens ici à la classe des mammifères : c’est la seule qu’embrassent encore les études que je commence ; c’est d’ailleurs la plus voisine de l’homme.

Il est de fait, il est de loi, c’est-à-dire d’expérience générale dans cette classe, que la vie extraordinaire peut s’y prolonger au double[39] de la vie ordinaire.

De même que la durée de l’accroissement multipliée un certain nombre de fois, multipliée cinq fois, donne la durée ordinaire de la vie, de même cette durée ordinaire multipliée un certain nombre de fois, multipliée deux fois, donne la durée extrême.

Un premier siècle de vie ordinaire, et presque un second siècle, un demi-siècle au moins, de vie extraordinaire, telle est donc la perspective que la science offre à l’homme. Il est bien vrai que, pour parler comme les anciens, ce grand fonds de vie, la science nous l’offre plus en puissance qu’en acte, plus in posse quam in actu ; mais lui fût-il donné de nous l’offrir en acte, les plaintes de l’homme cesseraient-elles ? « Commencez par m’apprendre, dit Micromégas, combien les hommes de votre globe ont de sens ? — Nous en avons soixante et douze, répond l’habitant de Saturne, et nous nous plaignons tous les jours du peu… — Je le crois bien, dit Micromégas, car dans notre globe nous en avons près de mille, et il nous reste encore je ne sais quel désir vague… »


Séparateur

  1. T. II, p. 76. — J’avertis que je cite toujours l’édition de Buffon, que je donne en ce moment. Le lecteur y trouvera plus d’une note qui se rapporte au sujet que je traite dans ce chapitre.
  2. T. II, p. 76.
  3. T. II, p. 334.
  4. Elementa physiologiæ, tom. VIII. lib. xxx, p. 95.
  5. Ibid., t. VIII, lib. xxx, p. 95.
  6. Page 41.
  7. Elementa physiologiæ, tom. VIII. lib. xxx, p. 96.
  8. T. II, p. 76.
  9. T. Ier, p. 98.
  10. Disc. sur l’inégalité, etc.
  11. T. II, p. 201.
  12. Voyez mon Éloge historique de Blumenbach.
  13. Evangelium medici, seu medicina mystica : De suspensis naturæ legibus, sive de miraculis, p. 133.
  14. « … Je n’avance pas de simples conjectures. Dans les forêts qui confinent la Lithuanie et la Russie, on prit, en 1694, un jeune homme d’environ dix ans qui vivait parmi les ours… » Essai sur l’origine des conn. hum., 1re partie, sect. iv, ch. ii.
  15. Même il m’est arrivé quelquefois de manger
    Le berger.
    La Fontaine.
  16. Lettre écrite de chez les sauvages de Niagara.
  17. Un jeune voyageur, M. Porte, avait amené du Brésil deux Bolécoudos, un homme et une femme. Il m’a laissé sur celle peuplade des notes très-curieuses, mais qui sont loin d’être complètes. M. Porte est retourné chez les Bolécoudos ; et l’histoire naturelle peut espérer de bonnes observations de ce voyageur exact et sincère.
  18. Le judicieux Aristote avait déjà dit : « Ce que l’on rapporte de la longue vie des cerfs n’est appuyé sur aucun fondement : la durée de la gestation et celle de l’accroissement du jeune cerf n’indiquent rien moins qu’une très-longue vie. » Hist. des Anim., liv. vi, ch. xxix.
  19. T. II. p. 74.
  20. Hist. du Cheval.
  21. Hist. du Cerf.
  22. Pag. 50.
  23. Aristote, Hist. des Anim., liv. vi, ch. xxvi, dit 50 ans ; il dit 30, liv. viii, ch. ix.
  24. Elle est d’environ vingt mois.
  25. Hist. des Anim., liv. viii, ch. ix.
  26. Ménag. du mus. nat., p. 107 (édit. in-12).
  27. Ostéograph., éléph., p. 74.
  28. Ibid., p. 88.
  29. T. II, p. 237.
  30. Hist. des Anim., liv. viii, chap. ix.
  31. Elem. physiol., tom. VIII, lib. xxx, p. 93.
  32. Plin., lib. vii, cap. xliii.
  33. Histoire du Corbeau.
  34. Hist. de l’Acad. des scienc., ann. 1747, p. 57.
  35. Histoire du Cygne.
  36. Voyez, ci-devant, la page 102.
  37. T. I, p. 593.
  38. Traité des Pèches, 2e partie, p. 35.
  39. Expressions de Buffon. Voyez la page 99.