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De la manière d’étudier et de traiter l’histoire naturelle

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De la manière d’étudier et de traiter l’histoire naturelle (1829)
Pillot (1p. 47-102).

PREMIER DISCOURS.

DE LA MANIÈRE D’ÉTUDIER ET DE TRAITER L’HISTOIRE NATURELLE.


Res ardua vetustis novitatem dare, novis auctoritatem, obsoletis nilorem, obscuris lucem, fastiditis gratiam, dubiis fidel, omnibus verò naturam, et naturæ suæ omnia.
(Plin., in Præf. ad Vespas.)

L’histoire naturelle, prise dans toute son étendue, est une histoire immense ; elle embrasse tous les objets que nous présente l’univers. Cette multitude prodigieuse de quadrupèdes, d’oiseaux, de poissons, d’insectes, de plantes, de minéraux, etc., offre à la curiosité de l’esprit humain un vaste spectacle, dont l’ensemble est si grand, qu’il paroît et qu’il est en effet inépuisable dans les détails. Une seule partie de l’histoire naturelle, comme l’histoire des insectes, ou l’histoire des plantes, suffit pour occuper plusieurs hommes ; et les plus habiles observateurs n’ont donné, après un travail de plusieurs années, que des ébauches assez imparfaites des objets trop multipliés que présentent ces branches particulières de l’histoire naturelle, auxquelles ils s’étoient uniquement attachés. Cependant ils ont fait tout ce qu’ils pouvoient faire ; et bien loin de s’en prendre aux observateurs du peu d’avancement de la science, on ne sauroit trop louer leur assiduité au travail et leur patience ; on ne peut même leur refuser des qualités plus élevées ; car il y a une espèce de force de génie et de courage d’esprit à pouvoir envisager, sans s’étonner, la nature dans la multitude innombrable de ses productions, et à se croire capable de les comprendre et de les comparer ; il y a une espèce de goût à les aimer, plus grand que le goût qui n’a pour but que des objets particuliers : et l’on peut dire que l’amour de l’étude de la nature suppose dans l’esprit deux qualités qui paroissent opposées ; les grandes vues d’un génie ardent qui embrasse tout d’un coup d’œil, et les petites attentions d’un instinct laborieux qui ne s’attache qu’à un seul point.

Le premier obstacle qui se présente dans l’étude de l’histoire naturelle, vient de cette grande multitude d’objets : mais la variété de ces mêmes objets, et la difficulté de rassembler les productions diverses des différents climats, forment un autre obstacle à l’avancement de nos connoissances, qui paroît invincible, et qu’en effet le travail seul ne peut surmonter ; ce n’est qu’à force de temps, de soins, de dépenses, et souvent par des hasards heureux, qu’on peut se procurer des individus bien conservés de chaque espèce d’animaux, de plantes, ou de minéraux, et former une collection bien rangée de tous les ouvrages de la nature.

Mais lorsqu’on est parvenu à rassembler des échantillons de tout ce qui peuple l’univers, lorsqu’après bien des peines on a mis dans un même lieu des modèles de tout ce qui se trouve répandu avec profusion sur la terre, et qu’on jette pour la première fois les yeux sur ce magasin rempli de choses diverses, nouvelles et étrangères, la première sensation qui en résulte est un étonnement mêlé d’admiration, et la première réflexion qui suit est un retour humiliant sur nous-mêmes. On ne s’imagine pas qu’on puisse avec le temps parvenir au point de reconnoître tous ces différents objets ; qu’on puisse parvenir non seulement à les reconnoître par la forme, mais encore à savoir tout ce qui a rapport à la naissance, la production, l’organisation, les usages, en un mot, à l’histoire de chaque chose en particulier. Cependant, en se familiarisant avec ces mêmes objets, en les voyant souvent, et, pour ainsi dire, sans dessein, ils forment peu à peu des impressions durables, qui bientôt se lient dans notre esprit par des rapports fixes et invariables ; et de là nous nous élevons à des vues plus générales, par lesquelles nous pouvons embrasser à la fois plusieurs objets différents ; et c’est alors qu’on est en état d’étudier avec ordre, de réfléchir avec fruit, et de se frayer des routes pour arriver à des découvertes utiles.

On doit donc commencer par voir beaucoup et revoir souvent. Quelque nécessaire que l’attention soit à tout, ici on peut s’en dispenser d’abord : je veux parler de cette attention scrupuleuse, toujours utile lorsqu’on sait beaucoup, et souvent nuisible à ceux qui commencent à s’instruire. L’essentiel est de leur meubler la tête d’idées et de faits, de les empêcher, s’il est possible, d’en tirer trop tôt des raisonnements et des rapports ; car il arrive toujours que par l’ignorance de certains faits, et par la trop petite quantité d’idées, ils épuisent leur esprit en fausses combinaisons, et se chargent la mémoire de conséquences vagues et de résultats contraires à la vérité, lesquels forment dans la suite des préjugés qui s’effacent difficilement.

C’est pour cela que j’ai dit qu’il falloit commencer par voir beaucoup : il faut aussi voir presque sans dessein, parce que si vous avez résolu de ne considérer les choses que dans une certaine vue, dans un certain ordre, dans un certain système, eussiez-vous pris le meilleur chemin, vous n’arriverez jamais à la même étendue de connoissance à laquelle vous pourrez prétendre si vous laissez dans les commencements votre esprit marcher de lui-même, se reconnoitre, s’assurer sans secours, et former seul la première chaîne qui représente l’ordre de ses idées.

Ceci est vrai, sans exception, pour toutes les personnes dont l’esprit est fait et le raisonnement formé : les jeunes gens, au contraire, doivent être guidés plus-tôt et conseillés à propos ; il faut même les encourager par ce qu’il y a de plus piquant dans la science, en leur faisant remarquer les choses les plus singulières, mais sans leur en donner d’explications précises ; le mystère à cet âge excite la curiosité, au lieu que dans l’âge mûr il n’inspire que le dégoût. Les enfants se lassent aisément des choses qu’ils ont déjà vues ; ils revoient avec indifférence, à moins qu’on ne leur représente les mêmes objets sous d’autres points de vue ; et au lieu de leur répéter simplement ce qu’on leur a déjà dit, il vaut mieux y ajouter des circonstances, même étrangères ou inutiles : on perd moins à les tromper qu’à les dégoûter.

Lorsqu’après avoir vu et revu plusieurs fois les choses, ils commenceront à se les représenter en gros, que d’eux-mêmes ils se feront des divisions, qu’ils commenceront à apercevoir des distinctions générales, le goût de la science pourra naître, et il faudra l’aider. Ce goût, si nécessaire à tout, mais en même temps si rare, ne se donne point par les préceptes : en vain l’éducation voudroit y suppléer, en vain les pères contraignent-ils leurs enfants ; ils ne les amèneront jamais qu’à ce point commun à tous les hommes, à ce degré d’intelligence et de mémoire qui suffit à la société ou aux affaires ordinaires ; mais c’est à la nature que l’on doit cette première étincelle de génie, ce genre de goût dont nous parlons, qui se développe ensuite plus ou moins, suivant les différentes circonstances et les différents objets.

Aussi doit-on présenter à l’esprit des jeunes gens des choses de toute espèce, des études de tout genre, des objets de toute sorte, afin de reconnaître le genre auquel leur esprit se porte avec plus de force, ou se livre avec plus de plaisir. L’histoire naturelle doit leur être présentée à son tour, et précisément dans ce temps où la raison commence à se développer, dans cet âge où ils pourroient commencer à croire qu’ils savent déjà beaucoup : rien n’est plus capable de rabaisser leur amour-propre, et de leur faire sentir combien il y a de choses qu’ils ignorent ; et, indépendamment de ce premier effet, qui ne peut qu’être utile, une étude même légère de l’histoire naturelle élèvera leurs idées, et leur donnera des connoissances d’une infinité de choses que le commun des hommes ignore, et qui se retrouvent souvent dans les usages de la vie.

Mais revenons à l’homme qui veut s’appliquer sérieusement à l’étude de la nature, et reprenons-le au point où nous l’avons laissé, à ce point où il commence à généraliser ses idées, et à se former une méthode d’arrangement et des systèmes d’explication. C’est alors qu’il doit consulter les gens instruits, lire les bons auteurs, examiner leurs différentes méthodes, et emprunter des lumières de tous côtés. Mais comme il arrive ordinairement qu’on se prend alors d’affection et de goût pour certains auteurs, pour une certaine méthode, et que souvent sans un examen assez mûr, on se livre à un système quelquefois mal fondé, il est bon que nous donnions ici quelques notions préliminaires sur les méthodes qu’on a imaginées pour faciliter l’intelligence de l’histoire naturelle. Ces méthodes sont très utiles, lorsqu’on ne les emploie qu’avec les restrictions convenables ; elles abrègent le travail, elles aident la mémoire, et elles offrent à l’esprit une suite d’idées, à la vérité composées d’objets différents entre eux, mais qui ne laissent pas d’avoir des rapports communs ; et ces rapports forment des impressions plus fortes que ne pourroient faire des objets détachés qui n’auroient aucune relation. Voilà la principale utilité des méthodes ; mais l’inconvénient est de vouloir trop allonger ou trop resserrer la chaîne, de vouloir soumettre à des lois arbitraires les lois de la nature, de vouloir la diviser dans des points où elle est indivisible, et de vouloir mesurer ses forces par notre foible imagination. Un autre inconvénient qui n’est pas moins grand, et qui est le contraire du premier, c’est de s’assujettir à des méthodes trop particulières, de vouloir juger du tout par une seule partie, de réduire la nature à de petits systèmes qui lui sont étrangers, et de ses ouvrages immenses en former arbitrairement autant d’assemblages détachés ; enfin de rendre, en multipliant les noms et les représentations, la langue de la science plus difficile que la science elle-même.

Nous sommes naturellement portés à imaginer en tout une espèce d’ordre et d’uniformité ; et quand on n’examine que légèrement les ouvrages de la nature, il paroît à cette première vue qu’elle a toujours travaillé sur un même plan. Comme nous ne connoissons nous-mêmes qu’une voie pour arriver à un but, nous nous persuadons que la nature fait et opère tout par les mêmes moyens et par des opérations semblables. Cette manière de penser a fait imaginer une infinité de faux rapports entre les productions naturelles : les plantes ont été comparées aux animaux ; on a cru voir végéter les minéraux ; leur organisation si différente, et leur mécanique si peu ressemblante, ont été souvent réduites à la même forme. Le moule commun de toutes ces choses dissemblables entre elles est moins dans la nature que dans l’esprit étroit de ceux qui l’ont mal connue, et qui savent aussi peu juger de la force d’une vérité que des justes limites d’une analogie comparée. En effet, doit-on, parce que le sang circule, assurer que la sève circule aussi ? doit-on conclure de la végétation connue des plantes à une pareille végétation dans les minéraux, du mouvement du sang à celui de la sève, de celui de la sève au mouvement du suc pétrifiant ? N’est-ce pas porter dans la réalité des ouvrages du Créateur les abstractions de notre esprit borné, et ne lui accorder, pour ainsi dire, qu’autant d’idées que nous en avons ? Cependant on a dit et on dit tous les jours des choses aussi peu fondées, et on bâtit des systèmes sur des faits incertains, dont l’examen n’a jamais été fait, et qui ne servent qu’à montrer le penchant qu’ont les hommes à vouloir trouver de la ressemblance dans les objets les plus différents, de la régularité où il ne règne que de la variété, et de l’ordre dans les choses qu’ils n’aperçoivent que confusément.

Car lorsque, sans s’arrêter à des connoissances superficielles, dont les résultats ne peuvent nous donner que des idées incomplètes des productions et des opérations de la nature, nous voulons pénétrer plus avant, et examiner avec des yeux plus attentifs la forme et la conduite de ses ouvrages, on est aussi surpris de la variété du dessein que de la multiplicité des moyens d’exécution. Le nombre des productions de la nature, quoique prodigieux, ne fait alors que la plus petite partie de notre étonnement ; sa mécanique, son art, ses ressources, ses désordres même emportent toute notre admiration. Trop petit pour cette immensité, accablé par le nombre des merveilles, l’esprit humain succombe. Il semble que tout ce qui peut être, est : la main du Créateur ne paroît pas s’être ouverte pour donner l’être à un certain nombre déterminé d’espèces ; mais il semble qu’elle ait jeté tout à la fois un monde d’êtres relatifs et non relatifs, une infinité de combinaisons harmoniques et contraires, et une perpétuité de destructions et de renouvellements. Quelle idée de puissance ce spectacle ne nous offre-t-il pas ! quel sentiment de respect cette vue de l’univers ne nous inspire-t-elle pas pour son auteur ! Que seroit-ce si la foible lumière qui nous guide devenoit assez vive pour nous faire apercevoir l’ordre général des causes et de la dépendance des effets ? Mais l’esprit le plus vaste, et le génie le plus puissant, ne s’élèvera jamais à ce haut point de connoissance. Les premières causes nous seront à jamais cachées ; les résultats généraux de ces causes nous seront aussi difficiles à connoître que les causes mêmes : tout ce qui nous est possible, c’est d’apercevoir quelques effets particuliers ; de les comparer, de les combiner, et enfin d’y reconnoître plutôt un ordre relatif à notre propre nature, que convenable à l’existence des choses que nous considérons.

Mais puisque c’est la seule voie qui nous soit ouverte, puisque nous n’avons pas d’autres moyens pour arriver à la connoissance des choses naturelles, il faut aller jusqu’où cette route peut nous conduire ; il faut rassembler tous les objets, les comparer, les étudier, et tirer de leurs rapports combinés toutes les lumières qui peuvent nous aider à les apercevoir nettement et à les mieux connoître.

La première vérité qui sort de cet examen sérieux de la nature, est une vérité peut-être humiliante pour l’homme : c’est qu’il doit se ranger lui-même dans la classe des animaux, auxquels il ressemble par tout ce qu’il a de matériel ; et même leur instinct lui paroîtra peut-être plus sûr que sa raison, et leur industrie plus admirable que ses arts. Parcourant ensuite successivement et par ordre les différents objets qui composent l’univers, et se mettant à la tête de tous les êtres créés, il verra avec étonnement qu’on peut descendre, par degrés presque insensibles, de la créature la plus parfaite jusqu’à la matière la plus informe, de l’animal le mieux organisé jusqu’au minéral le plus brut ; il reconnoîtra que ces nuances imperceptibles sont le grand œuvre de la nature ; il les trouvera, ces nuances, non seulement dans les grandeurs et dans les formes, mais dans les mouvements, dans les générations, dans les successions de toute espèce.

En approfondissant cette idée, on voit clairement qu’il est impossible de donner un système général, une méthode parfaite, non seulement pour l’histoire naturelle entière, mais même pour une seule de ses branches : car pour faire un système, un arrangement, en un mot, une méthode générale, il faut que tout y soit compris ; il faut diviser ce tout en différentes classes, partager ces classes en genres, sous-diviser ces genres en espèces, et tout cela suivant un ordre dans lequel il entre nécessairement de l’arbitraire. Mais la nature marche par des gradations inconnues, et par conséquent elle ne peut pas se prêter totalement à ces divisions, puisqu’elle passe d’une espèce à une autre espèce et souvent d’un genre à un autre genre, par des nuances imperceptibles ; de sorte qu’il se trouve un grand nombre d’espèces moyennes et d’objets mi-partis qu’on ne sait où placer, et qui dérangent nécessairement le projet du système général. Cette vérité est trop importante pour que je ne l’appuie pas de tout ce qui peut la rendre claire et évidente.

Prenons pour exemple la botanique, cette belle partie de l’histoire naturelle, qui par son utilité a mérité de tout temps d’être la plus cultivée, et rappelons à l’examen les principes de toutes les méthodes que les botanistes nous ont données : nous verrons avec quelque surprise qu’ils ont eu tous en vue de comprendre dans leurs méthodes généralement toutes les espèces de plantes, et qu’aucun d’eux n’a parfaitement réussi ; il se trouve toujours dans chacune de ces méthodes un certain nombre de plantes anomales, dont l’espèce est moyenne entre deux genres, et sur laquelle il ne leur a pas été possible de prononcer juste, parce qu’il n’y a pas plus de raison de rapporter cette espèce à l’un plutôt qu’à l’autre de ces deux genres. En effet, se proposer de faire une méthode parfaite, c’est se proposer un travail impossible : il faudroit un ouvrage qui représentât exactement tous ceux de la nature ; et au contraire tous les jours il arrive qu’avec toutes les méthodes connues, et avec tous les secours qu’on peut tirer de la botanique la plus éclairée, on trouve des espèces qui ne peuvent se rapporter à aucun des genres compris dans ces méthodes. Ainsi l’expérience est d’accord avec la raison sur ce point, et l’on doit être convaincu qu’on ne peut pas faire une méthode générale et parfaite en botanique. Cependant il semble que la recherche de cette méthode générale soit une espèce de pierre philosophale pour les botanistes, qu’ils ont tous cherchée avec des peines et des travaux infinis : tel a passé quarante ans, tel autre en a passé cinquante à faire son système ; et il est arrivé en botanique ce qui est arrivé en chimie, c’est qu’en cherchant la pierre philosophale que l’on n’a pas trouvée, on a trouvé une infinité de choses utiles ; et de même en voulant faire une méthode générale et parfaite en botanique, on a plus étudié et mieux connu les plantes et leurs usages : tant il est vrai qu’il faut un but imaginaire aux hommes pour les soutenir dans leurs travaux, et que s’ils étoient persuadés qu’ils ne feront que ce qu’en effet ils peuvent faire, ils ne feroient rien du tout.

Cette prétention qu’ont les botanistes d’établir des systèmes généraux, parfaits, et méthodiques, est donc peu fondée : aussi leurs travaux n’ont pu aboutir qu’à nous donner des méthodes défectueuses, lesquelles ont été successivement détruites les unes par les autres, et ont subi le sort commun à tous les systèmes fondés sur des principes arbitraires ; et ce qui a le plus contribué à renverser les unes de ces méthodes par les autres, c’est la liberté que les botanistes se sont donnée de choisir arbitrairement une seule partie dans les plantes pour en faire le caractère spécifique. Les uns ont établi leur méthode sur la figure des feuilles, les autres sur leur position, d’autres sur la forme des fleurs, d’autres sur le nombre de leurs pétales, d’autres enfin sur le nombre des étamines. Je ne finirois pas si je voulois rapporter en détail toutes les méthodes qui ont été imaginées ; mais je ne veux parler ici que de celles qui ont été reçues avec applaudissement, et qui ont été suivies chacune à leur tour, sans que l’on ait fait assez d’attention à cette erreur de principes qui leur est commune à toutes, et qui consiste à vouloir juger d’un tout, et de la combinaison de plusieurs touts, par une seule partie, et par la comparaison des différences de cette seule partie : car vouloir juger de la différence des plantes uniquement par celle de leurs feuilles ou de leurs fleurs, c’est comme si on vouloit connoître la différence des animaux par la différence de leurs peaux ou par celle des parties de la génération ; et qui ne voit que cette façon de connoître n’est pas une science, et que ce n’est tout au plus qu’une convention, une langue arbitraire, un moyen de s’entendre, mais dont il ne peut résulter aucune connoissance réelle ?

Me seroit-il permis de dire ce que je pense sur l’origine de ces différentes méthodes, et sur les causes qui les ont multipliées au point qu’actuellement la botanique elle-même est plus aisée à apprendre que la nomenclature, qui n’en est que la langue ? Me seroit-il permis de dire qu’un homme auroit plus tôt fait de graver dans sa mémoire les figures de toutes les plantes, et d’en avoir des idées nettes, ce qui est la vraie botanique, que de retenir tous les noms que les différentes méthodes donnent à ces plantes, et que par conséquent la langue est devenue plus difficile que la science ? Voici, ce me semble, comment cela est arrivé. On a d’abord divisé les végétaux suivant les différentes grandeurs ; on a dit : Il y a de grands arbres, de petits arbres, des arbrisseaux, des sous-arbrisseaux, de grandes plantes, de petites plantes, et des herbes. Voilà le fondement d’une méthode que l’on divise et sous-divise ensuite par d’autres relations de grandeurs et de formes, pour donner à chaque espèce un caractère particulier. Après la méthode faite sur ce plan, il est venu des gens qui ont examiné cette distribution, et qui ont dit : Mais cette méthode, fondée sur la grandeur relative des végétaux, ne peut pas se soutenir ; car il y a dans une espèce, comme dans celle du chêne, des grandeurs si différentes, qu’il y a des espèces de chênes qui s’élèvent à cent pieds de hauteur, et d’autres espèces de chêne qui ne s’élèvent jamais à plus de deux pieds. Il en est de même, proportion gardée, des châtaigniers, des pins, des aloès, et d’une infinité d’autres espèces de plantes. On ne doit donc pas, a-t-on dit, déterminer les genres des plantes par leur grandeur, puisque ce signe est équivoque et incertain ; et l’on a abandonné avec raison cette méthode. D’autres sont venus ensuite, qui, croyant faire mieux, ont dit : Il faut, pour connoître les plantes, s’attacher aux parties les plus apparentes ; et comme les feuilles sont ce qu’il y a de plus apparent, il faut arranger les plantes par la forme, la grandeur, et la position des feuilles. Sur ce projet, on a fait une autre méthode ; on l’a suivie pendant quelque temps : mais ensuite on a reconnu que les feuilles de presque toutes les plantes varient prodigieusement selon les différents âges et les différents terrains ; que leur forme n’est pas plus constante que leur grandeur, que leur position est encore plus incertaine. On a donc été aussi peu content de cette méthode que de la précédente. Enfin quelqu’un a imaginé, et je crois que c’est Gesner, que le Créateur avoit mis dans la fructification des plantes un certain nombre de caractères différents et invariables, et que c’étoit de ce point qu’il falloit partir pour faire une méthode ; et comme cette idée s’est trouvée vraie jusqu’à un certain point, en sorte que les parties de la génération des plantes se sont trouvées avoir quelques différences plus constantes que toutes les autres parties de la plante prises séparément, on a vu tout d’un coup s’élever plusieurs méthodes de botanique, toutes fondées à peu près sur ce même principe. Parmi ces méthodes, celle de M. de Tournefort est la plus remarquable, la plus ingénieuse, et la plus complète. Cet illustre botaniste a senti les défauts d’un système qui seroit purement arbitraire : en homme d’esprit, il a évité les absurdités qui se trouvent dans la plupart des autres méthodes de ses contemporains, et il a fait ses distributions et ses exceptions avec une science et une adresse infinies : il avoit, en un mot, mis la botanique au point de se passer de toutes les autres méthodes, et il l’avoit rendue susceptible d’un certain degré de perfection. Mais il s’est élevé un autre méthodiste, qui, après avoir loué son système, a tâché de le détruire pour établir le sien, et qui, ayant adopté, avec M. de Tournefort, les caractères tirés de la fructification, a employé toutes les parties de la génération des plantes, et surtout les étamines, pour en faire la distribution de ses genres, et, méprisant la sage attention de M. de Tournefort à ne pas forcer la nature au point de confondre, en vertu de son système, les objets les plus différents, comme les arbres avec les herbes, a mis ensemble et dans les mêmes classes le mûrier et l’ortie, la tulipe et l’épine-vinette, l’orme et la carotte, la rose et la fraise, le chêne et la pimprenelle. N’est-ce pas se jouer de la nature et de ceux qui l’étudient ? et si tout cela n’étoit pas donné avec une certaine apparence d’ordre mystérieux, et enveloppé de grec et d’érudition botanique, auroit-on tant tardé à faire apercevoir le ridicule d’une pareille méthode, ou plutôt à montrer la confusion qui résulte d’un assemblage si bizarre ? Mais ce n’est pas tout, et je vais insister, parce qu’il est juste de conserver à M. de Tournefort la gloire qu’il a méritée par un travail sensé et suivi, et parce qu’il ne faut pas que les gens qui ont appris la botanique par la méthode de Tournefort, perdent leur temps à étudier cette nouvelle méthode, où tout est changé, jusqu’aux noms et aux surnoms des plantes. Je dis donc que cette nouvelle méthode, qui rassemble dans la même classe des genres de plantes entièrement dissemblables, a encore, indépendamment de ces disparates, des défauts essentiels, et des inconvénients plus grands que toutes les méthodes qui ont précédé. Comme les caractères des genres sont pris de parties presque infiniment petites, il faut aller le microscope à la main pour reconnoître un arbre ou une plante : la grandeur, la figure, le port extérieur, les feuilles, toutes les parties apparentes, ne servent plus à rien ; il n’y a que les étamines ; et si l’on ne peut pas voir les étamines, on ne sait rien, on n’a rien vu. Ce grand arbre que vous apercevez n’est peut-être qu’une pimprenelle ; il faut compter ses étamines pour savoir ce que c’est ; et comme ses étamines sont souvent si petites qu’elles échappent à l’œil simple ou à la loupe, il faut un microscope. Mais malheureusement encore pour le système, il y a des plantes qui n’ont point d’étamines, il y a des plantes dont le nombre des étamines varie, et voilà la méthode en défaut comme les autres, malgré la loupe et le microscope[1].

Après cette exposition sincère des fondements sur lesquels on a bâti les différents systèmes de botanique, il est aisé de voir que le grand défaut de tout ceci est une erreur de métaphysique dans le principe même de ces méthodes. Cette erreur consiste à méconnoître la marche de la nature, qui se fait toujours par nuances, et à vouloir juger d’un tout par une seule de ses parties : erreur bien évidente, et qu’il est étonnant de retrouver partout ; car presque tous les nomenclateurs n’ont employé qu’une partie, comme les dents, les ongles, ou ergots, pour ranger les animaux, les feuilles ou les fleurs pour distribuer les piantes, au lieu de se servir de toutes les parties et de chercher les différences ou les ressemblances dans l’individu tout entier. C’est renoncer volontairement au plus grand nombre des avantages que la nature nous offre pour la connoître, que de refuser de se servir de toutes les parties des objets que nous considérons ; et quand même on seroit assuré de trouver dans quelques parties prises séparément des caractères constants et invariables, il ne faudroit pas pour cela réduire la connoissance des productions naturelles à celle de ces parties constantes qui ne donnent que des idées particulières et très imparfaites du tout ; et il me paroît que le seul moyen de faire une méthode instructive et naturelle c’est de mettre ensemble les choses qui se ressemblent, et de séparer celles qui diffèrent les unes des autres. Si les individus ont une ressemblance parfaite, ou les différences si petites qu’on ne puisse les apercevoir qu’avec peine, ces individus seront de la même espèce ; si les différences commencent à être sensibles, et qu’en même temps il y ait toujours beaucoup plus de ressemblances que de différences, les individus seront d’une autre espèce, mais du même genre que les premiers ; et si ces différences sont encore plus marquées, sans cependant excéder les ressemblances, alors les individus seront non seulement d’une autre espèce, mais même d’un autre genre que les premiers et les seconds, et cependant ils seront encore de la même classe, parce qu’ils se ressemblent plus qu’ils ne diffèrent : mais si au contraire le nombre des différences excède celui des ressemblances, alors les individus ne sont pas même de la même classe. Voilà l’ordre méthodique que l’on doit suivre dans l’arrangement des productions naturelles ; bien entendu que les ressemblances et les différences seront prises non seulement d’une partie, mais du tout ensemble, et que cette méthode d’inspection se portera sur la forme, sur la grandeur, sur le port extérieur, sur les différentes parties, sur leur nombre, sur leur position, sur la substance même de la chose, et qu’on se servira de ces éléments en petit ou en grand nombre, à mesure qu’on en aura besoin ; de sorte que si un individu, de quelque nature qu’il soit, est d’une figure assez singulière pour être toujours reconnu au premier coup d’œil, on ne lui donnera qu’un nom ; mais si cet individu a de commun avec un autre la figure, et qu’il en diffère constamment par la grandeur, la couleur, la substance, ou par quelque autre qualité très sensible, alors on lui donnera le même nom, en y ajoutant un adjectif pour marquer cette différence ; et ainsi de suite, en mettant autant d’adjectifs qu’il y a de différences, on sera sûr d’exprimer tous les attributs différents de chaque espèce, et on ne craindra pas de tomber dans les inconvénients des méthodes trop particulières dont nous venons de parler, et sur lesquelles je me suis beaucoup étendu, parce que c’est un défaut commun à toutes les méthodes de botanique et d’histoire naturelle, et que les systèmes qui ont été faits pour les animaux sont encore plus défectueux que les méthodes de botanique : car, comme nous l’avons déjà insinué, on a voulu prononcer sur la ressemblance et la différence des animaux en n’employant que le nombre des doigts ou ergots, des dents, et des mamelles ; projet qui ressemble beaucoup à celui des étamines, et qui est en effet du même auteur.

Il résulte de tout ce que nous venons d’exposer, qu’il y a dans l’étude de l’histoire naturelle deux écueils également dangereux : le premier, de n’avoir aucune méthode ; et le second, de vouloir tout rapporter à un système particulier. Dans le grand nombre de gens qui s’appliquent maintenant à cette science, on pourroit trouver des exemples frappants de ces deux manières si opposées, et cependant toutes deux vicieuses. La plupart de ceux qui, sans aucune étude précédente de l’histoire naturelle, veulent avoir des cabinets de ce genre, sont de ces personnes aisées, peu occupées, qui cherchent à s’amuser, et regardent comme un mérite d’être mises au rang des curieux : ces gens là commencent par acheter, sans choix, tout ce qui leur frappe les yeux ; ils ont l’air de désirer avec passion les choses qu’on leur dit être rares et extraordinaires : ils les estiment au prix qu’ils les ont acquises ; ils arrangent le tout avec complaisance, ou l’entassent avec confusion, et finissent bientôt par se dégoûter. D’autres, au contraire, et ce sont les plus savants, après s’être rempli la tête de noms, de phrases, de méthodes particulières, viennent à en adopter quelqu’une, ou s’occupent à en faire une nouvelle, et, travaillant ainsi toute leur vie sur une même ligne et dans une fausse direction, et voulant tout ramener à leur point de vue particulier, ils se rétrécissent l’esprit, cessent de voir les objets tels qu’ils sont, et finissent par embarrasser la science et la charger du poids étranger de toutes leurs idées.

On ne doit donc pas regarder les méthodes que les auteurs nous ont données sur l’histoire naturelle en général, ou sur quelques unes de ses parties, comme les fondements de la science, et on ne doit s’en servir que comme de signes dont on est convenu pour s’entendre. En effet, ce ne sont que des rapports arbitraires et des points de vue différents sous lesquels on a considéré les objets de la nature ; et en ne faisant usage des méthodes que dans cet esprit, on peut en tirer quelque utilité : car quoique cela ne paroisse pas fort nécessaire, cependant il pourroit être bon qu’on sût toutes les espèces de plantes dont les feuilles se ressemblent, toutes celles dont les fleurs sont semblables, toutes celles qui nourrissent de certaines espèces d’insectes, toutes celles qui ont un certain nombre d’étamines, toutes celles qui ont de certaines glandes excrétoires ; et de même dans les animaux, tous ceux qui ont un certain nombre de mamelles, tous ceux qui ont un certain nombre de doigts. Chacune de ces méthodes n’est, à parler vrai, qu’un dictionnaire où l’on trouve les noms rangés dans un ordre relatif à cette idée, et par conséquent aussi arbitraire que l’ordre alphabétique : mais l’avantage qu’on en pourroit tirer c’est qu’en comparant tous ces résultats, on se retrouveroit enfin à la vraie méthode, qui est la description complète et l’histoire exacte de chaque chose en particulier.

C’est ici le principal but qu’on doive se proposer : on peut se servir d’une méthode déjà faite comme d’une commodité pour étudier ; on doit la regarder comme une facilité pour s’entendre : mais le seul et le vrai moyen d’avancer la science est de travailler à la description et à l’histoire des différentes choses qui en font l’objet.

Les choses par rapport à nous ne sont rien en elles-mêmes ; elles ne sont encore rien lorsqu’elles ont un nom ; mais elles commencent à exister pour nous lorsque nous leur connoissons des rapports, des propriétés ; ce n’est même que par ces rapports, que nous pouvons leur donner une définition : or la définition, telle qu’on la peut faire par une phrase, n’est encore que la représentation très imparfaite de la chose, et nous ne pouvons jamais bien définir une chose sans la décrire exactement. C’est cette difficulté de faire une bonne définition que l’on retrouve à tout moment dans toutes les méthodes, dans tous les abrégés qu’on a tâché de faire pour soulager la mémoire : aussi doit-on dire que dans les choses naturelles il n’y a rien de bien défini que ce qui est exactement décrit ; or, pour décrire exactement, il faut avoir vu, revu, examiné, comparé la chose qu’on veut décrire, et tout cela sans préjugé, sans idée de système ; sans quoi la description n’a plus le caractère de la vérité, qui est le seul qu’elle puisse comporter. Le style même de la description doit être simple, net, et mesuré ; il n’est pas susceptible d’élévation, d’agréments, encore moins d’écarts, de plaisanterie, ou d’équivoque : le seul ornement qu’on puisse lui donner c’est de la noblesse dans l’expression, du choix et de la propriété dans les termes.

Dans le grand nombre d’auteurs qui ont écrit sur l’histoire naturelle, il y en a fort peu qui aient bien décrit. Représenter naïvement et nettement les choses, sans les charger ni les diminuer, et sans y rien ajouter de son imagination, est un talent d’autant plus louable qu’il est moins brillant, et qu’il ne peut être senti que d’un petit nombre de personnes capables d’une certaine attention nécessaire pour suivre les choses jusque dans les petits détails. Rien n’est plus commun que des ouvrages embarrassés d’une nombreuse et sèche nomenclature, de méthodes ennuyeuses et peu naturelles dont les auteurs croient se faire un mérite ; rien de si rare que de trouver de l’exactitude dans les descriptions, de la nouveauté dans les faits, de la finesse dans les observations.

Aldrovande, le plus laborieux et le plus savant de tous les naturalistes, a laissé, après un travail de soixante ans, des volumes immenses sur l’histoire naturelle, qui ont été imprimés successivement, et la plupart après sa mort : on les réduiroit à la dixième partie si on en ôtoit toutes les inutilités et toutes les choses étrangères à son sujet. À cette prolixité près, qui, je l’avoue, est accablante, ses livres doivent être regardés comme ce qu’il y a de mieux sur la totalité de l’histoire naturelle. Le plan de son ouvrage est bon, ses distributions sont sensées, ses divisions bien marquées, ses descriptions assez exactes, monotones, à la vérité, mais fidèles. L’historique est moins bon ; souvent il est mêlé de fabuleux, et l’auteur y laisse voir trop de penchant à la crédulité.

J’ai été frappé, en parcourant cet auteur, d’un défaut ou d’un excès qu’on retrouve presque dans tous les livres faits il y a cent ou deux cents ans, et que les savants d’Allemagne ont encore aujourd’hui ; c’est de cette quantité d’érudition inutile dont ils grossissent à dessein leurs ouvrages, en sorte que le sujet qu’ils traitent est noyé dans une quantité de matières étrangères, sur lesquelles ils raisonnent avec tant de complaisance, et s’étendent avec si peu de ménagement pour les lecteurs, qu’ils semblent avoir oublié ce qu’ils avoient à vous dire, pour ne vous raconter que ce qu’ont dit les autres. Je me représente un homme comme Aldrovande, ayant une fois conçu le dessein de faire un corps complet d’histoire naturelle ; je le vois dans sa bibliothèque lire successivement les anciens, les modernes, les philosophes, les théologiens, les jurisconsultes, les historiens, les voyageurs, les poëtes, et lire sans autre but que de saisir tous les mots, toutes les phrases qui, de près ou de loin, ont rapport à son objet ; je le vois copier et faire copier toutes ces remarques, et les ranger par lettres alphabétiques, et, après avoir rempli plusieurs portefeuilles de notes de toute espèce, prises souvent sans examen et sans choix, commencer à travailler un sujet particulier, et ne vouloir rien perdre de tout ce qu’il a ramassé ; en sorte qu’à l’occasion de l’histoire naturelle du coq ou du bœuf, il vous raconte tout ce qui a jamais été dit des coqs ou des bœufs, tout ce que les anciens en ont pensé, tout ce qu’on a imaginé de leurs vertus, de leur caractère, de leur courage, toutes les choses auxquelles on a voulu les employer, tous les contes que les bonnes femmes en ont faits, tous les miracles qu’on leur a fait faire dans certaines religions, tous les sujets de superstition qu’ils ont fournis, toutes les comparaisons que les poëtes en ont tirées, tous les attributs que certains peuples leur ont accordés, toutes les représentations qu’on en fait dans les hiéroglyphes, dans les armoiries, en un mot, toutes les fables dont on s’est jamais avisé au sujet des coqs ou des bœufs. Qu’on juge après cela de la portion d’histoire naturelle qu’on doit s’attendre à trouver dans ce fatras d’écritures ; et si en effet l’auteur ne l’eût pas mise dans des articles séparés des autres, elle n’auroit pas été trouvable, ou du moins elle n’auroit pas valu la peine d’y être cherchée.

On s’est tout-à-fait corrigé de ce défaut dans ce siècle : l’ordre et la précision avec laquelle on écrit maintenant ont rendu les sciences plus agréables, plus aisées ; et je suis persuadé que cette différence de style contribue peut-être autant à leur avancement que l’esprit de recherche qui règne aujourd’hui ; car nos prédécesseurs cherchoient comme nous, mais ils ramassoient tout ce qui se présentoit ; au lieu que nous rejetons ce qui nous paroît avoir peu de valeur, et que nous préférons un petit ouvrage bien raisonné à un gros volume bien savant : seulement il est à craindre que, venant à mépriser l’érudition, nous ne venions aussi à imaginer que l’esprit peut suppléer a tout, et que la science n’est qu’un vain nom.

Les gens sensés cependant sentiront toujours que la seule et vraie science est la connoissance des faits : l’esprit ne peut pas y suppléer, et les faits sont dans les sciences ce qu’est l’expérience dans la vie civile. On pourroit donc diviser toutes les sciences en deux classes principales, qui contiendroient tout ce qu’il convient à l’homme de savoir : la première est l’histoire civile, et la seconde l’histoire naturelle, toutes deux fondées sur des faits qu’il est souvent important et toujours agréable de connoître. La première est l’étude des hommes d’état, la seconde est celle des philosophes ; et quoique l’utilité de celle-ci ne soit peut-être pas aussi prochaine que celle de l’autre, on peut cependant assurer que l’histoire naturelle est la source des autres sciences physiques et la mère de tous les arts. Combien de remèdes excellents la médecine n’a-t-elle pas tirés de certaines productions de la nature jusqu’alors inconnues ! combien de richesses les arts n’ont-ils pas trouvées dans plusieurs matières autrefois méprisées ! Il y a plus, c’est que toutes les idées des arts ont leurs modèles dans les productions de la nature : Dieu a créé, et l’homme imite ; toutes les inventions des hommes, soit pour la nécessité, soit pour la commodité, ne sont que des imitations assez grossières de ce que la nature exécute avec la dernière perfection.

Mais sans insister plus long-temps sur l’utilité qu’on doit tirer de l’histoire naturelle, soit par rapport aux autres sciences, soit par rapport aux arts, revenons à notre objet principal, à la manière de l’étudier et de la traiter. La description exacte et l’histoire fidèle de chaque chose est, comme nous l’avons dit, le seul but qu’on doive se proposer d’abord. Dans la description, l’on doit faire entrer la forme, la grandeur, le poids, les couleurs, les situations de repos et de mouvements, la position des parties, leurs rapports, leur figure, leur action, et toutes les fonctions extérieures. Si l’on peut joindre à tout cela l’exposition des parties intérieures, la description n’en sera que plus complète ; seulement on doit prendre garde de tomber dans de trop petits détails, ou de s’appesantir sur la description de quelque partie peu importante, et de traiter trop légèrement les choses essentielles et principales. L’histoire doit suivre la description, et doit uniquement rouler sur les rapports que les choses naturelles ont entre elles et avec nous. L’histoire d’un animal doit être non pas l’histoire de l’individu, mais celle de l’espèce entière de ces animaux ; elle doit comprendre leur génération, le temps de la pregnation, celui de l’accouchement, le nombre des petits, les soins des pères et des mères, leur espèce d’éducation, leur instinct, les lieux de leur habitation, leur nourriture, la manière dont ils se la procurent, leurs mœurs, leurs ruses, leur chasse, ensuite les services qu’ils peuvent nous rendre, et toutes les utilités ou les commodités que nous pouvons en tirer ; et lorsque dans l’intérieur du corps de l’animal il y a des choses remarquables, soit par la conformation, soit par les usages qu’on en peut faire, on doit les ajouter ou à la description ou à l’histoire : mais ce seroit un objet étranger à l’histoire naturelle que d’entrer dans un examen anatomique trop circonstancié, ou du moins ce n’est pas son objet principal ; et il faut conserver ces détails pour servir de mémoires sur l’anatomie comparée.

Ce plan général doit être suivi et rempli avec toute l’exactitude possible ; et pour ne pas tomber dans une répétition trop fréquente du même ordre, pour éviter la monotonie du style, il faut varier la forme des descriptions et changer le fil de l’histoire selon qu’on le jugera nécessaire ; de même pour rendre les descriptions moins sèches, y mêler quelques faits, quelques comparaisons, quelques réflexions sur les usages des différentes parties ; en un mot, faire en sorte qu’on puisse vous lire sans ennui, aussi bien que sans contention.

À l’égard de l’ordre général et de la méthode de distribution des différents sujets de l’histoire naturelle, on pourroit dire qu’il est purement arbitraire, et dès lors on est assez le maître de choisir celui qu’on regarde comme le plus commode ou le plus communément reçu. Mais avant que de donner les raisons qui pourroient déterminer à adopter un ordre plutôt qu’un autre, il est nécessaire de faire encore quelques réflexions, par lesquelles nous tâcherons de faire sentir ce qu’il peut y avoir de réel dans les divisions que l’on a faites des productions naturelles.

Pour le reconnoître, il faut nous défaire un instant de tous nos préjugés, et même nous dépouiller de nos idées. Imaginons un homme qui a en effet tout oublié, ou qui s’éveille tout neuf pour les objets qui l’environnent ; plaçons cet homme dans une campagne où les animaux, les oiseaux, les poissons, les plantes, les pierres, se présentent successivement à ses yeux. Dans les premiers instants, cet homme ne distinguera rien et confondra tout : mais laissons ses idées s’affermir peu à peu par des sensations réitérées des mêmes objets ; bientôt il se formera une idée générale de la matière animée, il la distinguera aisément de la matière inanimée, et peu de temps après, il distinguera très bien la matière animée de la matière végétative, et naturellement il arrivera à cette première grande division, animal, végétal, et minéral ; et comme il aura pris en même temps une idée nette de ces grands objets si différents, la terre, l’air, et l’eau, il viendra en peu de temps à se former une idée particulière des animaux qui habitent la terre, de ceux qui demeurent dans l’eau, et de ceux qui s’élèvent dans l’air ; et par conséquent il se fera aisément à lui-même cette seconde division, animaux quadrupèdes, oiseaux, poissons. Il en est de même, dans le règne végétal, des arbres, et des plantes ; il les distinguera très bien, soit par leur grandeur, soit par leur substance, soit par leur figure. Voilà ce que la simple inspection doit nécessairement lui donner, et ce qu’avec une très légère attention il ne peut manquer de reconnoître. C’est là aussi ce que nous devons regarder comme réel, et ce que nous devons respecter comme une division donnée par la nature même. Ensuite mettons-nous à la place de cet homme, ou supposons qu’il ait acquis autant de connoissances et qu’il ait autant d’expérience que nous en avons : il viendra à juger les objets de l’histoire naturelle par les rapports qu’ils auront avec lui ; ceux qui lui seront les plus nécessaires, les plus utiles, tiendront le premier rang ; par exemple, il donnera la préférence, dans l’ordre des animaux, au cheval, au chien, au bœuf, etc., et il connoîtra toujours mieux ceux qui lui seront les plus familiers : ensuite il s’occupera de ceux qui, sans être familiers, ne laissent pas que d’habiter les mêmes lieux, les mêmes climats, comme les cerfs, les lièvres, et tous les animaux sauvages ; et ce ne sera qu’après toutes ces connoissances acquises que sa curiosité le portera à rechercher ce que peuvent être les animaux des climats étrangers, comme les éléphants, les dromadaires, etc. Il en sera de même pour les poissons, pour les oiseaux, pour les insectes, pour les coquillages, pour les plantes, pour les minéraux, et pour toutes les autres productions de la nature : il les étudiera à proportion de l’utilité qu’il en pourra tirer ; il les considérera à mesure qu’ils se présenteront plus familièrement, et il les rangera dans sa tête relativement à cet ordre de ses connoissances, parce que c’est en effet l’ordre selon lequel il les a acquises, et selon lequel il lui importe de les conserver.

Cet ordre, le plus naturel de tous, est celui que nous avons cru devoir suivre. Notre méthode de distribution n’est pas plus mystérieuse que ce qu’on vient de voir : nous partons des divisions générales, telles qu’on vient de les indiquer, et que personne ne peut contester ; ensuite nous prenons les objets qui nous intéressent le plus par les rapports qu’ils ont avec nous ; de là nous passons peu à peu jusqu’à ceux qui sont les plus éloignés et qui nous sont étrangers ; et nous croyons que cette façon simple et naturelle de considérer les choses est préférable aux méthodes les plus recherchées et les plus composées, parce qu’il n’y en a pas une, et de celles qui sont faites, et de toutes celles que l’on peut faire, où il n’y ait plus d’arbitraire que dans celle-ci, et qu’à tout prendre il nous est plus facile, plus agréable, et plus utile, de considérer les choses par rapport à nous que sous aucun autre point de vue.

Je prévois qu’on pourra nous faire deux objections : la première, c’est que ces grandes divisions que nous regardons comme réelles ne sont peut-être pas exactes ; que, par exemple, nous ne sommes pas sûrs qu’on puisse tirer une ligne de séparation entre le règne animal et le règne végétal, ou bien entre le règne végétal et le minéral, et que dans la nature il peut se trouver des choses qui participent également des propriétés de l’un et de l’autre, lesquelles par conséquent ne peuvent entrer ni dans l’une ni dans l’autre de ces divisions.

À cela je réponds que s’il existe des choses qui soient exactement moitié animal et moitié plante, ou moitié plante et moitié minéral, etc., elles nous sont encore inconnues, en sorte que dans le fait la division est entière et exacte ; et l’on sent bien que plus les divisions seront générales, moins il y aura de risque de rencontrer des objets mi-partis qui participeroient de la nature des deux choses comprises dans ces divisions : en sorte que cette même objection que nous avons employée avec avantage contre les distributions particulières, ne peut avoir lieu lorsqu’il s’agira de divisions aussi générales que l’est celle-ci, surtout si l’on ne rend pas ces divisions exclusives, et si l’on ne prétend pas y comprendre sans exception, non seulement tous les êtres connus, mais encore tous ceux qu’on pourroit découvrir à l’avenir. D’ailleurs, si l’on y fait attention, l’on verra bien que nos idées générales n’étant composées que d’idées particulières, elles sont relatives à une échelle continue d’objets, de laquelle nous n’apercevons nettement que les milieux, et dont les deux extrémités fuient et échappent toujours de plus en plus à nos considérations ; de sorte que nous ne nous attachons jamais qu’au gros des choses, et que par conséquent on ne doit pas croire que nos idées, quelque générales qu’elles puissent être, comprennent les idées particulières de toutes les choses existantes et possibles.

La seconde objection qu’on nous fera sans doute c’est qu’en suivant dans notre ouvrage l’ordre que nous avons indiqué, nous tomberons dans l’inconvénient de mettre ensemble des objets très différents : par exemple, dans l’histoire des animaux, si nous commençons par ceux qui nous sont les plus utiles, les plus familiers, nous serons obligés de donner l’histoire du chien après ou avant celle du cheval ; ce qui ne paroît pas naturel, parce que ces animaux sont si différents à tous autres égards, qu’ils ne paroissent point du tout faits pour être mis si près l’un de l’autre dans un traité d’histoire naturelle : et on ajoutera peut-être qu’il auroit mieux valu suivre la méthode ancienne de la division des animaux en solipèdes, pieds-fourchus, et fissipèdes, ou la méthode nouvelle de la division des animaux par les dents et les mamelles, etc.

Cette objection, qui d’abord pourroit paroître spécieuse, s’évanouira dès qu’on l’aura examinée. Ne vaut-il pas mieux ranger non seulement dans un traité d’histoire naturelle, mais même dans un tableau ou partout ailleurs, les objets dans l’ordre et dans la position où ils se trouvent ordinairement, que de les forcer à se trouver ensemble en vertu d’une supposition ? Ne vaut-il pas mieux faire suivre le cheval, qui est solipède, par le chien, qui est fissipède, et qui a coutume de le suivre en effet, que par un zèbre qui nous est peu connu, et qui n’a peut-être d’autre rapport avec le cheval que d’être solipède ? D’ailleurs, n’y a-t-il pas le même inconvénient pour les différences dans cet arrangement que dans le nôtre ? Un lion, parce qu’il est fissipède, ressemble-t-il à un rat, qui est aussi fissipède, plus qu’un cheval ne ressemble à un chien ? Un éléphant solipède ressemble-t-il plus à un âne, solipède aussi, qu’à un cerf, qui est pied-fourchu ? Et si on veut se servir de la nouvelle méthode, dans laquelle les dents et les mamelles sont les caractères spécifiques et sur lesquels sont fondées les divisions et les distributions, trouvera-t-on qu’un lion ressemble plus à une chauve-souris qu’un cheval ne ressemble à un chien ? ou bien, pour faire notre comparaison encore plus exactement, un cheval ressemble-t-il plus à un cochon qu’à un chien, ou un chien ressemble-t-il plus à une taupe qu’à un cheval[2] ? Et puisqu’il y a autant d’inconvénients et des différences aussi grandes dans ces méthodes d’arrangement que dans la nôtre, et que d’ailleurs ces méthodes n’ont pas les mêmes avantages, et qu’elles sont beaucoup plus éloignées de la façon ordinaire et naturelle de considérer les choses, nous croyons avoir eu des raisons suffisantes pour lui donner la préférence, et ne suivre dans nos distributions que l’ordre des rapports que les choses nous ont paru avoir avec nous-mêmes.

Nous n’examinerons pas en détail toutes les méthodes artificielles que l’on a données pour la division des animaux : elles sont toutes plus ou moins sujettes aux inconvénients dont nous avons parlé au sujet des méthodes de botanique ; et il nous paroît que l’examen d’une seule de ces méthodes suffit pour faire découvrir les défauts des autres : ainsi nous nous bornerons ici à examiner celle de M. Linnæus, qui est la plus nouvelle, afin qu’on soit en état de juger si nous avons eu raison de la rejeter, et de nous attacher seulement à l’ordre naturel dans lequel tous les hommes ont coutume de voir et de considérer les choses.

M. Linnæus divise tous les animaux en six classes ; savoir, les quadrupèdes, les oiseaux, les amphibies, les poissons, les insectes, et les vers. Cette première division est, comme l’on voit, très arbitraire et fort incomplète, car elle ne nous donne aucune idée de certains genres d’animaux, qui sont cependant peu considérables et très étendus, les serpents, par exemple, les coquillages, les crustacés : et il paroît au premier coup d’œil qu’ils ont été oubliés ; car on n’imagine pas d’abord que les serpents soient des amphibies, les crustacés des insectes, et les coquillages des vers. Au lieu de ne faire que six classes, si cet auteur en eût fait douze ou davantage, et qu’il eût dit les quadrupèdes, les oiseaux, les reptiles, les amphibies, les poissons cétacés, les poissons ovipares, les poissons mous, les crustacés, les coquillages, les insectes de terre, les insectes de mer, les insectes d’eau douce, etc., il eût parlé plus clairement, et ses divisions eussent été plus vraies et, moins arbitraires ; car, en général, plus on augmentera le nombre des divisions des productions naturelles, plus on approchera du vrai, puisqu’il n’existe réellement, dans la nature que des individus, et que les genres, les ordres, et les classes, n’existent que dans notre imagination.

Si l’on examine les caractères généraux qu’il emploie, et la manière dont il fait ses divisions particulières, on y trouvera encore des défauts bien plus essentiels : par exemple, un caractère général comme celui pris des mamelles pour la division des quadrupèdes, devroit au moins appartenir à tous les quadrupèdes ; cependant depuis Aristote on sait que le cheval n’a point de mamelles.

Il divise la classe des quadrupèdes en cinq ordres : le premier, anthropomorpha ; le second, feræ ; le troisième, glires ; le quatrième, jumenta ; et le cinquième, pecora ; et ces cinq ordres renferment, selon lui, tous les animaux quadrupèdes. On va voir par l’exposition et l’énumération même de ces cinq ordres, que cette division est non seulement arbitraire, mais encore très mal imaginée ; car cet auteur met dans le premier ordre l’homme, le singe, le paresseux, et le lézard écailleux. Il faut bien avoir la manie de faire des classes pour mettre ensemble des êtres aussi différents que l’homme et le paresseux, ou le singe et le lézard écailleux. Passons au second ordre qu’il appelle feræ, les bêtes féroces. Il commence en effet par le lion, le tigre ; mais il continue par le chat, la belette, la loutre, le veau marin, le chien, l’ours, le blaireau, et il finit par le hérisson, la taupe, et la chauve-souris. Auroit-on jamais cru que le nom de feræ en latin, bêtes sauvages ou féroces en françois, eût pu être donné à la chauve-souris, à la taupe, au hérisson ; que les animaux domestiques, comme le chien et le chat, fussent des bêtes sauvages ? et n’y a-t-il pas à cela une aussi grande équivoque de bon sens que de mots ? Mais voyons le troisième ordre, glires, les loirs. Ces loirs de M. Linnæus sont le porc-épic, le lièvre, l’écureuil, le castor, et les rats. J’avoue que dans tout cela je ne vois qu’une espèce de rat qui soit en effet un loir. Le quatrième ordre est celui des jumenta, ou bêtes de somme. Ces bêtes de somme sont l’éléphant, l’hippopotame, la musaraigne, le cheval, et le cochon ; autre assemblage, comme on voit, qui est aussi gratuit et aussi bizarre que si l’auteur eût travaillé dans le dessein de le rendre tel. Enfin le cinquième ordre, pecora, ou le bétail, comprend le chameau, le cerf, le bouc, le bélier, et le bœuf : mais quelle différence n’y a-t-il pas entre un chameau et un bélier, ou entre un cerf et un bouc ? et quelle raison peut-on avoir pour prétendre que ce soient des animaux du même ordre, si ce n’est que, voulant absolument faire des ordres, et n’en faire qu’un petit nombre, il faut bien y recevoir des bêtes de toute espèce ? Ensuite, en examinant les dernières divisions des animaux en espèces particulières, on trouve que le loup-cervier n’est qu’une espèce de chat, le renard et le loup une espèce de chien, la civette une espèce de blaireau, le cochon-d’Inde une espèce de lièvre, le rat d’eau une espèce de castor, le rhinocéros une espèce d’éléphant, l’âne une espèce de cheval, etc. ; et tout cela parce qu’il y a quelques petits rapports entre le nombre des mamelles et des dents des animaux, ou quelque ressemblance légère dans la forme de leurs cornes.

Voilà pourtant, et sans y rien omettre, à quoi se réduit ce système de la nature pour les animaux quadrupèdes. Ne seroit-il pas plus simple, plus naturel, et plus vrai, de dire qu’un âne est un âne, et un chat un chat, que de vouloir, sans savoir pourquoi, qu’un âne soit un cheval, et un chat un loup-cervier ?

On peut juger par cet échantillon de tout le reste du système. Les serpents, selon cet auteur, sont des amphibies ; les écrevisses sont des insectes, et non seulement des insectes, mais des insectes du même ordre que les poux et les puces ; et tous les coquillages, les crustacés, et les poissons mous, sont des vers ; les huîtres, les moules, les oursins, les étoiles de mer, les sèches, etc., ne sont, selon cet auteur, que des vers. En faut-il davantage pour faire sentir combien toutes ces divisions sont arbitraires, et cette méthode mal fondée ?

On reproche aux anciens de n’avoir pas fait des méthodes, et les modernes se croient fort au dessus d’eux parce qu’ils ont fait un grand nombre de ces arrangements méthodiques et de ces dictionnaires dont nous venons de parler : ils se sont persuadés que cela seul suffit pour prouver que les anciens n’avoient pas, à beaucoup près, autant de connoissances en histoire naturelle que nous en avons. Cependant c’est tout le contraire, et nous aurons dans la suite de cet ouvrage mille occasions de prouver que les anciens étoient beaucoup plus avancés et plus instruits que nous ne le sommes, je ne dis pas en physique, mais dans l’histoire naturelle des animaux et des minéraux, et que les faits de cette histoire leur étoient bien plus familiers qu’à nous, qui aurions dû profiter de leurs découvertes et de leurs remarques. En attendant qu’on en voie des exemples en détail, nous nous contenterons d’indiquer ici les raisons générales qui suffiroient pour le faire penser, quand même on n’en auroit pas des preuves particulières.

La langue grecque est une des plus anciennes et celle dont on a fait le plus long-temps usage. Avant et depuis Homère on a écrit et parlé grec jusqu’au treizième ou quatorzième siècle, et actuellement encore le grec corrompu par les idiomes étrangers ne diffère pas autant du grec ancien que l’italien diffère du latin. Cette langue, qu’on doit regarder comme la plus parfaite et la plus abondante de toutes, étoit, dès le temps d’Homère, portée à un grand point de perfection, ce qui suppose nécessairement une ancienneté considérable avant le siècle même de ce grand poëte ; car l’on pourroit estimer l’ancienneté ou la nouveauté d’une langue par la quantité plus ou moins grande des mots et la variété plus ou moins nuancée des constructions. Or, nous avons dans cette langue les noms d’une très grande quantité de choses qui n’ont aucun nom en latin ou en françois : les animaux les plus rares, certaines espèces d’oiseaux, ou de poissons, ou de minéraux, qu’on ne rencontre que très difficilement, très rarement, ont des noms, et des noms constants dans cette langue ; preuve évidente que ces objets de l’histoire naturelle étoient connus, et que les Grecs non seulement les connoissoient, mais même qu’ils en avoient une idée précise, qu’ils ne pouvoient avoir acquise que par une étude de ces mêmes objets ; étude qui suppose nécessairement des observations et des remarques : ils ont même des noms pour les variétés ; et ce que nous ne pouvons représenter que par une phrase, se nomme dans cette langue par un seul substantif. Cette abondance de mots, cette richesse d’expressions nettes et précises, ne supposent-elles pas la même abondance d’idées et de connoissances ? Ne voit-on pas que des gens qui avoient nommé beaucoup plus de choses que nous, en connoissoient par conséquent beaucoup plus ? Et cependant ils n’avoient pas fait comme nous des méthodes et des arrangements arbitraires : ils pensoient que la vraie science est la connoissance des faits, que pour l’acquérir il falloit se familiariser avec les productions de la nature, donner des noms à toutes, afin de les faire reconnoître, de pouvoir s’en entretenir, de se représenter plus souvent les idées des choses rares et singulières, et de multiplier ainsi des connoissances qui, sans cela, se seroient peut-être évanouies, rien n’étant plus sujet à l’oubli que ce qui n’a point de nom : tout ce qui n’est pas d’un usage commun ne se soutient que par le secours des représentations.

D’ailleurs, les anciens qui ont écrit sur l’histoire naturelle étoient de grands hommes, et qui ne s’étoient pas bornés à cette seule étude : ils avoient l’esprit élevé, des connoissances variées, approfondies, et des vues générales ; et s’il nous paroît, au premier coup d’œil, qu’il leur manquât un peu d’exactitude dans de certains détails, il est aisé de reconnoître, en les lisant avec réflexion, qu’ils ne pensoient pas que les petites choses méritassent une attention aussi grande que celle qu’on leur a donnée dans ces derniers temps ; et quelque reproche que les modernes puissent faire aux anciens, il me paroît qu’Aristote, Théophraste, et Pline, qui ont été les premiers naturalistes, sont aussi les plus grands à certains égards. L’Histoire des Animaux d’Aristote est peut-être encore aujourd’hui ce que nous avons de mieux fait en ce genre, et il seroit fort à désirer qu’il nous eût laissé quelque chose d’aussi complet sur les végétaux et sur les minéraux ; mais les deux livres des plantes, que quelques auteurs lui attribuent, ne ressemblent pas à ses autres ouvrages, et ne sont pas en effet de lui[3]. Il est vrai que la botanique n’étoit pas fort en honneur de son temps : les Grecs, et même les Romains, ne la regardoient pas comme une science qui dût exister par elle-même et qui dût faire un objet à part ; ils ne la considéroient que relativement à l’agriculture, au jardinage, à la médecine, et aux arts : et quoique Théophraste, disciple d’Aristote, connût plus de cinq cents genres de plantes, et que Pline en cite plus de mille, ils n’en parlent que pour nous en apprendre la culture, ou pour nous dire que les unes entrent dans la composition des drogues, que les autres sont d’usage pour les arts, que d’autres servent à orner nos jardins, etc. ; en un mot, ils ne les considèrent que par l’utilité qu’on en peut tirer, et ils ne se sont pas attachés à les décrire exactement.

L’histoire des animaux leur étoit mieux connue que celle des plantes. Alexandre donna des ordres et fit des dépenses très considérables pour rassembler des animaux et en faire venir de tous les pays, et il mit Aristote en état de les bien observer. Il paroît par son ouvrage qu’il les connoissoit peut-être mieux et sous des vues plus générales qu’on ne les connoît aujourd’hui. Enfin, quoique les modernes aient ajouté leurs découvertes à celles des anciens, je ne vois pas que nous ayons sur l’histoire naturelle beaucoup d’ouvrages modernes qu’on puisse mettre au dessus d’Aristote et de Pline ; mais comme la prévention naturelle qu’on a pour son siècle pourroit persuader que ce que je viens de dire est avancé témérairement, je vais faire en peu de mots l’exposition du plan de leurs ouvrages.

Aristote commence son Histoire des Animaux par établir des différences et des ressemblances générales entre les différents genres d’animaux ; au lieu de les diviser par de petits caractères particuliers, comme l’ont fait les modernes, il rapporte historiquement tous les faits et toutes les observations qui portent sur des rapports généraux et sur des caractères sensibles ; il tire ces caractères de la forme, de la couleur, de la grandeur, et de toutes les qualités extérieures de l’animal entier, et aussi du nombre et de la position de ses parties, de la grandeur, du mouvement, de la forme de ses membres, des rapports semblables ou différents qui se trouvent dans ces mêmes parties comparées, et il donne partout des exemples pour se faire mieux entendre. Il considère aussi les différences des animaux par leur façon de vivre, leurs actions et leurs mœurs, leurs habitations, etc. Il parle des parties qui sont communes et essentielles aux animaux, et de celles qui peuvent manquer et qui manquent en effet à plusieurs espèces d’animaux. Le sens du toucher, dit-il, est la seule chose qu’on doive regarder comme nécessaire, et qui ne doit manquer à aucun animal ; et comme ce sens est commun à tous les animaux, il n’est pas possible de donner un nom à la partie de leur corps dans laquelle réside la faculté de sentir. Les parties les plus essentielles sont celles par lesquelles l’animal prend sa nourriture, celles qui reçoivent et digèrent cette nourriture, et celles par où il rend le superflu. Il examine ensuite les parties de la génération des animaux, celles de leurs membres et de leurs différentes parties qui servent à leurs mouvements et à leurs fonctions naturelles. Ces observations générales et préliminaires font un tableau dont toutes les parties sont intéressantes ; et ce grand philosophe dit aussi qu’il les a présentées sous cet aspect pour donner un avant-goût de ce qui doit suivre, et faire naître l’attention qu’exige l’histoire particulière de chaque animal, ou plutôt de chaque chose.

Il commence par l’homme, et il le décrit le premier, plutôt parce qu’il est l’animal le mieux connu, que parce qu’il est le plus parfait ; et, pour rendre sa description moins sèche et plus piquante, il tâche de tirer des connoissances morales en parcourant les rapports physiques du corps humain : il indique les caractères des hommes par les traits de leur visage. Se bien connoître en physionomie seroit en effet une science bien utile à celui qui l’auroit acquise ; mais peut-on la tirer de l’histoire naturelle ? Il décrit donc l’homme par toutes ses parties extérieures et intérieures, et cette description est la seule qui soit entière : au lieu de décrire chaque animal en particulier, il les fait connoître tous par les rapports que toutes les parties de leur corps ont avec celles du corps de l’homme : lorsqu’il décrit, par exemple, la tête humaine, il compare avec elle la tête de différentes espèces d’animaux. Il en est de même de toutes les autres parties ; à la description du poumon de l’homme, il rapporte historiquement tout ce qu’on savoit des poumons des animaux ; et il fait l’histoire de ceux qui en manquent. De même, à l’occasion des parties de la génération, il rapporte toutes les variétés des animaux dans la manière de s’accoupler, d’engendrer, de porter, et d’accoucher, etc. ; à l’occasion du sang, il fait l’histoire des animaux qui en sont privés ; et suivant ainsi ce plan de comparaison, dans lequel, comme l’on voit, l’homme sert de modèle, et ne donnant que les différences qu’il y a des animaux à l’homme, et de chaque partie des animaux à chaque partie de l’homme, il retranche à dessein toute description particulière ; il évite par là toute répétition, il accumule les faits, et il n’écrit pas un mot qui soit inutile : aussi a-t-il compris dans un petit volume un nombre presque infini de différents faits, et je ne crois pas qu’il soit possible de réduire à de moindres termes tout ce qu’il avoit à dire sur cette matière, qui paroît si peu susceptible de cette précision, qu’il falloit un génie comme le sien pour y conserver en même temps de l’ordre et de la netteté. Cet ouvrage d’Aristote s’est présenté à mes yeux comme une table de matières, qu’on auroit extraite avec le plus grand soin de plusieurs milliers de volumes remplis de descriptions et d’observations de toute espèce : c’est l’abrégé le plus savant qui ait jamais été fait, si la science est en effet l’histoire des faits ; et quand même on supposeroit qu’Aristote auroit tiré de tous les livres de son temps ce qu’il a mis dans le sein, le plan de l’ouvrage, sa distribution, le choix des exemples, la justesse des comparaisons, une certaine tournure dans les idées, que j’appellerois volontiers le caractère philosophique, ne laissent pas douter un instant qu’il ne fût lui-même bien plus riche que ceux dont il auroit emprunté.

Pline a travaillé sur un plan bien plus grand, et peut-être trop vaste : il a voulu tout embrasser, et il semble avoir mesuré la nature et l’avoir trouvée trop petite encore pour l’étendue de son esprit. Son Histoire naturelle comprend, indépendamment de l’histoire des animaux, des plantes, et des minéraux, l’histoire du ciel et de la terre, la médecine, le commerce, la navigation, l’histoire des arts libéraux et mécaniques, l’origine des usages, enfin toutes les sciences naturelles et tous les arts humains ; et ce qu’il y a d’étonnant c’est que dans chaque partie Pline est également grand. L’élévation des idées, la noblesse du style, relèvent encore sa profonde érudition : non seulement il savoit tout ce qu’on pouvoit savoir de son temps, mais il avoit cette facilité de penser en grand qui multiplie la science ; il avoit cette finesse de réflexion, de laquelle dépendent l’élégance et le goût, et il communique à ses lecteurs une certaine liberté d’esprit, une hardiesse de penser, qui est le germe de la philosophie. Son ouvrage, tout aussi varié que la nature, la peint toujours en beau : c’est, si l’on veut, une compilation de tout ce qui avoit été écrit avant lui, une copie de tout ce qui avoit été fait d’excellent et d’utile à savoir ; mais cette copie a de si grands traits, cette compilation contient des choses rassemblées d’une manière si neuve, qu’elle est préférable à la plupart des ouvrages originaux qui traitent des mêmes matières.

Nous avons dit que l’histoire fidèle et la description exacte de chaque chose étoient les deux seuls objets que l’on devoit se proposer d’abord dans l’étude de l’histoire naturelle. Les anciens ont bien rempli le premier, et sont peut-être autant au dessus des modernes par cette première partie, que ceux-ci sont au dessus d’eux par la seconde ; car les anciens ont très bien traité l’historique de la vie et des mœurs des animaux, de la culture et des usages des plantes, des propriétés et de l’emploi des minéraux, et en même temps ils semblent avoir négligé à dessein la description de chaque chose. Ce n’est pas qu’ils ne fussent très capables de la bien faire : mais ils dédaignoient apparemment d’écrire des choses qu’ils regardoient comme inutiles, et cette façon de penser tenoit à quelque chose de général, et n’étoit pas aussi déraisonnable qu’on pourroit le croire ; et même ils ne pouvoient guère penser autrement. Premièrement, ils cherchoient à être courts et à ne mettre dans leurs ouvrages que les faits essentiels et utiles, parce qu’ils n’avoient pas, comme nous, la facilité de multiplier les livres et de les grossir impunément. En second lieu, ils tournoient toutes les sciences du côté de l’utilité, et donnoient beaucoup moins que nous à la vaine curiosité ; tout ce qui n’étoit pas intéressant pour la société, pour la santé, pour les arts, étoit négligé : ils rapportoient tout à l’homme moral, et ils ne croyoient pas que les choses qui n’avoient point d’usage fussent dignes de l’occuper ; un insecte inutile dont nos observateurs admirent les manœuvres, une herbe sans vertu dont nos botanistes observent les étamines, n’étoient pour eux qu’un insecte ou une herbe. On peut citer pour exemple le vingt-septième livre de Pline, reliqua herbarum genera, où il met ensemble toutes les herbes dont il ne fait pas grand cas, qu’il se contente de nommer par lettres alphabétiques, en indiquant seulement quelqu’un de leurs caractères généraux et de leurs usages pour la médecine. Tout cela venoit du peu de goût que les anciens avoient pour la physique ; ou, pour parler plus exactement, comme ils n’avoient aucune idée de ce que nous appelons physique particulière et expérimentale, ils ne pensoient pas que l’on pût tirer aucun avantage de l’examen scrupuleux et de la description exacte de toutes les parties d’une plante ou d’un petit animal ; et ils ne voyoient pas les rapports que cela pouvoit avoir avec l’explication des phénomènes de la nature.

Cependant cet objet est le plus important, et il ne faut pas s’imaginer, même aujourd’hui, que dans l’étude de l’histoire naturelle on doive se borner uniquement à faire des descriptions exactes, et à s’assurer seulement des faits particuliers. C’est, à la vérité, et comme nous l’avons dit, le but essentiel qu’on doit se proposer d’abord : mais il faut tâcher de s’élever à quelque chose de plus grand et de plus digne encore de nous occuper ; c’est de combiner les observations, de généraliser les faits, de les lier ensemble par la force des analogies, et de tâcher d’arriver à ce haut degré de connoissances où nous pouvons juger que les effets particuliers dépendent d’effets plus généraux, où nous pouvons comparer la nature avec elle-même dans ses grandes opérations, et d’où nous pouvons enfin nous ouvrir des routes pour perfectionner les différentes parties de la physique. Une grande mémoire, de l’assiduité, et de l’attention, suffisent pour arriver au premier but : mais il faut ici quelque chose de plus ; il faut des vues générales, un coup d’œil ferme, et un raisonnement formé plus encore par la réflexion que par l’étude ; il faut enfin cette qualité d’esprit qui nous fait saisir les rapports éloignés, les rassembler et en former un corps d’idées raisonnées, après en avoir apprécié au juste les vraisemblances et en avoir pesé les probabilités.

C’est ici où l’on a besoin de méthode pour conduire son esprit, non pas de celle dont nous avons parlé, qui ne sert qu’à arranger arbitrairement des mots, mais de cette méthode qui soutient l’ordre même des choses, qui guide notre raisonnement, qui éclaire nos vues, les étend, et nous empêche de nous égarer. Les plus grands philosophes ont senti la nécessité de cette méthode, et même ils ont voulu nous en donner des principes et des essais : mais les uns ne nous ont laissé que l’histoire de leurs pensées, et les autres la fable de leur imagination ; et quelques uns se sont élevés à ce haut point de métaphysique d’où l’on peut voir les principes, les rapports, et l’ensemble des sciences ; aucun ne nous a sur cela communiqué ses idées, aucun ne nous a donné des conseils, et la méthode de bien conduire son esprit dans les sciences est encore à trouver : au défaut de préceptes, on a substitué des exemples ; au lieu de principes, on a employé des définitions ; au lieu de faits avérés, des suppositions hasardées.

Dans ce siècle même, où les sciences paroissent être cultivées avec soin, je crois qu’il est aisé de s’apercevoir que la philosophie est négligée, et peut-être plus que dans aucun autre siècle ; les arts qu’on veut appeler scientifiques ont pris sa place ; les méthodes de calcul et de géométrie, celles de botanique et d’histoire naturelle, les formules, en un mot, et les dictionnaires, occupent presque tout le monde : on s’imagine savoir davantage, parce qu’on a augmenté le nombre des expressions symboliques et des phrases savantes, et on ne fait point attention que tous ces arts ne sont que des échafaudages pour arriver à la science, et non pas la science elle-même ; qu’il ne faut s’en servir que lorsqu’on ne peut s’en passer, et qu’on doit toujours se défier qu’ils ne viennent à nous manquer, lorsque nous voudrons les appliquer à l’édifice.

La vérité, cet être métaphysique dont tout le monde croit avoir une idée claire, me paroît confondue dans un si grand nombre d’objets étrangers auxquels on donne son nom, que je ne suis pas surpris qu’on ait de la peine à la reconnoître. Les préjugés et les fausses applications se sont multipliés à mesure que nos hypothèses ont été plus savantes, plus abstraites, et plus perfectionnées ; il est donc plus difficile que jamais de reconnoître ce que nous pouvons savoir, et de le distinguer nettement de ce que nous devons ignorer. Les réflexions suivantes serviront au moins d’avis sur ce sujet important.

Le mot de vérité ne fait naître qu’une idée vague, il n’a jamais eu de définition précise ; et la définition elle-même, prise dans un sens général et absolu, n’est qu’une abstraction qui n’existe qu’en vertu de quelque supposition. Au lieu de chercher à faire une définition de la vérité, cherchons donc à faire une énumération ; voyons de près ce qu’on appelle communément vérités, et tâchons de nous en former des idées nettes.

Il y a plusieurs espèces de vérités, et on a coutume de mettre dans le premier ordre les vérités mathématiques : ce ne sont cependant que des vérités de définitions ; ces définitions portent sur des suppositions simples, mais abstraites, et toutes les vérités en ce genre ne sont que des conséquences composées, mais toujours abstraites de ces définitions. Nous avons fait les suppositions, nous les avons combinées de toutes les façons, ce corps de combinaisons est la science mathématique ; il n’y a donc rien dans cette science que ce que nous y avons mis, et les vérités qu’on en tire ne peuvent être que des expressions différentes, sous lesquelles se présentent les suppositions que nous avons employées : ainsi les vérités mathématiques ne sont que les répétitions exactes des définitions ou suppositions. La dernière conséquence n’est vraie que parce qu’elle est identique avec celle qui la précède, et que celle-ci l’est avec la précédente, et ainsi de suite, en remontant jusqu’à la première supposition ; et comme les définitions sont les seuls principes sur lesquels tout est établi, et qu’elles sont arbitraires et relatives, toutes les conséquences qu’en en peut tirer sont également arbitraires et relatives. Ce qu’on appelle vérités mathématiques se réduit donc à des identités d’idées, et n’a aucune réalité : nous supposons, nous raisonnons sur nos suppositions, nous en tirons des conséquences, nous concluons : la conclusion ou dernière conséquence est une proposition vraie, relativement à notre supposition ; mais cette vérité n’est pas plus réelle que la supposition elle-même. Ce n’est point ici le lieu de nous étendre sur les usages des sciences mathématiques, non plus que sur l’abus qu’on en peut faire : il nous suffit d’avoir prouvé que les vérités mathématiques ne sont que des vérités de définitions, ou, si l’on veut, des expressions différentes de la même chose, et qu’elles ne sont vérités que relativement à ces mêmes définitions que nous avons faites : c’est par cette raison qu’elles ont l’avantage d’être toujours exactes et démonstratives, mais abstraites, intellectuelles, et arbitraires.

Les vérités physiques, au contraire, ne sont nullement arbitraires, et ne dépendent point de nous ; au lieu d’être fondées sur des suppositions que nous ayons faites, elles ne sont appuyées que sur des faits. Une suite de faits semblables, ou, si l’on veut, une répétition fréquente et une succession non interrompue des mêmes événements, fait l’essence de la vérité physique : ce qu’on appelle vérité physique n’est donc qu’une probabilité, mais une probabilité si grande, qu’elle équivaut à une certitude. En mathématique on suppose ; en physique on pose et on établit. Là ce sont des définitions ; ici ce sont des faits. On va de définitions en définitions dans les sciences abstraites ; on marche d’observations en observations dans les sciences réelles. Dans les premières on arrive à l’évidence, dans les dernières à la certitude. Le mot de vérité comprend l’une et l’autre, et répond par conséquent à deux idées différentes : sa signification est vague et composée, il n’étoit donc pas possible de la définir généralement ; il falloit, comme nous venons de le faire, en distinguer les genres afin de s’en former une idée nette.

Je ne parlerai pas des autres ordres de vérités : celles de la morale, par exemple, qui sont en partie réelles et en partie arbitraires, demanderoient une longue discussion qui nous éloigneroit de notre but, et cela d’autant plus qu’elles n’ont pour objet et pour fin que des convenances et des probabilités.

L’évidence mathématique et la certitude physique sont donc les deux seuls points sous lesquels nous devons considérer la vérité ; dès qu’elle s’éloignera de l’une ou de l’autre, ce n’est plus que vraisemblance et probabilité. Examinons donc ce que nous pouvons savoir de science évidente ou certaine ; après quoi nous verrons ce que nous ne pouvons connoître que par conjecture, et enfin ce que nous devons ignorer.

Nous savons ou nous pouvons savoir de science évidente toutes les propriétés, ou plutôt tous les rapports des nombres, des lignes, des surfaces, et de toutes les autres quantités abstraites ; nous pourrons les savoir d’une manière plus complète à mesure que nous nous exercerons à résoudre de nouvelles questions, et d’une manière plus sûre à mesure que nous rechercherons les causes des difficultés. Comme nous sommes les créateurs de cette science, et qu’elle ne comprend absolument rien que ce que nous avons nous-mêmes imaginé, il ne peut y avoir ni obscurités ni paradoxes qui soient réels ou impossibles, et on en trouvera toujours la solution en examinant avec soin les principes supposés, et en suivant toutes les démarches qu’on a faites pour y arriver ; comme les combinaisons de ces principes et des façons de les employer sont innombrables, il y a dans les mathématiques un champ d’une immense étendue de connoissances acquises et à acquérir, que nous serons toujours les maîtres de cultiver quand nous voudrons, et dans lequel nous recueillerons toujours la même abondance de vérités.

Mais ces vérités auroient été perpétuellement de pure spéculation, de simple curiosité, et d’entière inutilité, si on n’avoit pas trouvé les moyens de les associer aux vérités physiques. Avant que de considérer les avantages de cette union, voyons ce que nous pouvons espérer de savoir en ce genre.

Les phénomènes qui s’offrent tous les jours à nos yeux, qui se succèdent et se répètent sans interruption et dans tous les cas, sont le fondement de nos connoissances physiques. Il suffit qu’une chose arrive toujours de la même façon, pour qu’elle fasse une certitude ou une vérité pour nous ; tous les faits de la nature que nous avons observés, ou que nous pourrons observer, sont autant de vérités : ainsi nous pouvons en augmenter le nombre autant qu’il nous plaira, en multipliant nos observations ; notre science n’est ici bornée que par les limites de l’univers.

Mais lorsqu’après avoir bien constaté les faits par des observations réitérées, lorsqu’après avoir établi de nouvelles vérités par des expériences exactes, nous voulons chercher les raisons de ces mêmes faits, les causes de ces effets, nous nous trouvons arrêtés tout à coup, réduits à tâcher de déduire les effets d’effets plus généraux, et obligés d’avouer que les causes nous sont et nous seront perpétuellement inconnues, parce que nos sens étant eux-mêmes les effets de causes que nous ne connoissons point, ils ne peuvent nous donner des idées que des effets, et jamais des causes ; il faudra donc nous réduire à appeler cause un effet général, et renoncer à savoir au delà.

Ces effets généraux sont pour nous les vraies lois de la nature : tous les phénomènes que nous reconnoîtrons tenir à ces lois et en dépendre, seront autant de faits expliqués, autant de vérités comprises ; ceux que nous ne pourrons y rapporter, seront de simples faits qu’il faut mettre en réserve, en attendant qu’un plus grand nombre d’observations et une plus longue expérience nous apprennent d’autres faits, et nous découvrent la cause physique, c’est-à-dire l’effet général dont ces effets particuliers dérivent. C’est ici où l’union des deux sciences mathématique et physique peut donner de grands avantages : l’une donne le combien, et l’autre le comment des choses ; et comme il s’agit ici de combiner et d’estimer des probabilités pour juger si un effet dépend plutôt d’une cause que d’une autre, lorsque vous avez imaginé par la physique le comment, c’est-à-dire lorsque vous avez vu qu’un tel effet pourroit bien dépendre de telle cause, vous appliquez ensuite le calcul pour vous assurer du combien de cet effet combiné avec sa cause ; et si vous trouvez que le résultat s’accorde avec les observations, la probabilité que vous avez deviné juste, augmente si fort, qu’elle devient une certitude, au lieu que sans ce secours elle seroit demeurée simple probabilité.

Il est vrai que cette union des mathématiques et de la physique ne peut se faire que pour un très petit nombre de sujets : il faut pour ceîa que les phénomènes que nous cherchons à expliquer, soient susceptibles d’être considérés d’une manière abstraite, et que de leur nature ils soient dénués de presque toutes qualités physiques ; car pour peu qu’ils soient composés, le calcul ne peut plus s’y appliquer. La plus belle et la plus heureuse application qu’on en ait jamais faite, est au système du monde ; et il faut avouer que si Newton ne nous eût donné que les idées physiques de son système, sans les avoir appuyées sur des évaluations précises et mathématiques, elles n’auroient pas eu, à beaucoup près, la même force : mais on doit sentir en même temps qu’il y a très peu de sujets aussi simples, c’est-à-dire aussi dénués de qualités physiques que l’est celui-ci ; car la distance des planètes est si grande, qu’on peut les considérer les unes à l’égard des autres comme n’étant que des points. On peut en même temps, sans se tromper, faire abstraction de toutes les qualités physiques des planètes, et ne considérer que leur force d’attraction : leurs mouvements sont d’ailleurs les plus réguliers que nous connoissions, et n’éprouvent aucun retardement par la résistance. Tout cela concourt à rendre l’explication du système du monde un problème de mathématique, auquel il ne falloit qu’une idée physique heureusement conçue pour la réaliser ; et cette idée est d’avoir pensé que la force qui fait tomber les graves à la surface de la terre, pourroit bien être la même que celle qui retient la lune dans son orbite.

Mais, je le répète, il y a bien peu de sujets en physique où l’on puisse appliquer aussi avantageusement les sciences abstraites, et je ne vois guère que l’astronomie et l’optique auxquelles elles puissent être d’une grande utilité : l’astronomie par les raisons que nous venons d’exposer, et l’optique parce que la lumière étant un corps presque infiniment petit, dont les effets s’opèrent en ligne droite avec une vitesse presque infinie, ses propriétés sont presque mathématiques ; ce qui fait qu’on peut y appliquer avec quelque succès le calcul et les mesures géométriques. Je ne parlerai pas des mécaniques, parce que la mécanique rationnelle est elle-même une science mathématique et abstraite, de laquelle la mécanique pratique, ou l’art de faire et de composer les machines, n’emprunte qu’un seul principe par lequel on peut juger tous les effets en faisant abstraction des frottements et des autres qualités physiques. Aussi m’a-t-il toujours paru qu’il y avoit une espèce d’abus dans la manière dont on professe la physique expérimentale, l’objet de cette science n’étant point du tout celui qu’on lui prête. La démonstration des effets mécaniques, comme de la puissance des leviers, des poulies, de l’équilibre des solides et des fluides, de l’effet des plans inclinés, de celui des forces centrifuges, etc., appartenant entièrement aux mathématiques, et pouvant être saisie par les yeux de l’esprit avec la dernière évidence, il me paroît superflu de la représenter à ceux du corps : le vrai but est, au contraire, de faire des expériences sur toutes les choses que nous ne pouvons pas mesurer par le calcul, sur tous les effets dont nous ne connoissons pas encore les causes, et sur toutes les propriétés dont nous ignorons les circonstances ; cela seul peut nous conduire à de nouvelles découvertes, au lieu que la démonstration des effets mathématiques ne nous apprendra jamais que ce que nous savons déjà.

Mais cet abus n’est rien en comparaison des inconvénients où l’on tombe lorsqu’on veut appliquer la géométrie et le calcul à des objets dont nous ne connoissons pas assez les propriétés pour pouvoir les mesurer : ou est obligé dans tous ces cas de faire des suppositions toujours contraires à la nature, de dépouiller le sujet de la plupart de ses qualités, d’en faire un être abstrait qui ne ressemble plus à l’être réel ; et lorsqu’on a beaucoup raisonné et calculé sur les rapports et les propriétés de cet être abstrait, et qu’on est arrivé à une conclusion tout aussi abstraite, on croit avoir trouvé quelque chose de réel, et on transporte ce résultat idéal dans le sujet réel ; ce qui produit une infinité de fausses conséquences et d’erreurs.

C’est ici le point le plus délicat et le plus important de l’étude des sciences : savoir bien distinguer ce qu’il y a de réel dans un sujet de ce que nous y mettons d’arbitraire en le considérant, reconnoître clairement les propriétés qui lui appartiennent et celles que nous lui prêtons, me paroît être le fondement de la vraie méthode de conduire son esprit dans les sciences ; et si on ne perdoit jamais de vue ce principe, on ne feroit pas une fausse démarche, on éviteroit de tomber dans ces erreurs savantes qu’on reçoit souvent comme des vérités : on verroit disparoître les paradoxes, les questions insolubles des sciences abstraites ; on reconnoîtroit les préjugés et les incertitudes que nous portons nous-mêmes dans les sciences réelles ; on viendroit alors à s’entendre sur la métaphysique des sciences ; on cesseroit de disputer, et on se réuniroit pour marcher dans la même route à la suite de l’expérience, et arriver enfin à la connoissance de toutes les vérités qui sont du ressort de l’esprit humain.

Lorsque les sujets sont trop compliqués pour qu’on puisse y appliquer avec avantage le calcul et les mesures, comme le sont presque tous ceux de l’histoire naturelle et de la physique particulière, il me paroît que la vraie méthode de conduire son esprit dans ces recherches, c’est d’avoir recours aux observations, de les rassembler, d’en faire de nouvelles, et en assez grand nombre pour nous assurer de la vérité des faits principaux, et de n’employer la méthode mathématique que pour estimer les probabilités des conséquences qu’on peut tirer de ces faits ; surtout il faut tâcher de les généraliser et de bien distinguer ceux qui sont essentiels de ceux qui ne sont qu’accessoires au sujet que nous considérons ; il faut ensuite les lier ensemble par les analogies, confirmer ou détruire certains points équivoques par le moyen des expériences, former son plan d’explication sur la combinaison de tous ces rapports, et les présenter dans l’ordre le plus naturel. Cet ordre peut se prendre de deux façons : la première est de remonter des effets particuliers à des effets plus généraux, et l’autre de descendre du général au particulier : toutes deux sont bonnes, et le choix de l’une ou de l’autre dépend plutôt du génie de l’auteur que de la nature des choses, qui toutes peuvent être également bien traitées par l’une ou par l’autre de ces manières. Nous allons donner des essais de cette méthode dans les discours suivants, de la Théorie de la Terre, de la Formation des Planètes, et de la Génération des Animaux.

  1. Hoc verò systema, Linnæi scilicet, jam cognitis plantarum methodis longè vilius et inferius non solùm, sed et insuper nimis coactum, lubricum et fallax, imò lusorium deprehenderim, et quidem in tantùm, ut non solùm quoad dispositionem et denominationem plantarum enormes confusiones post se trahat, sed et vix non plenaria doctrinæ botanicæ solidioris obscuratio et perturbatio indè fuerit metuenda. (Vaniloq. Botan. Specimen refutatum à Sîegesbeck. Petropoli, 1741.)
  2. Voyez Linnæus, Syst. nat., pages 65 et suiv.
  3. Voyez le Commentaire de Scaliger.