De la manière de négocier avec les souverains/XIV

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Chapitre XIV
CE QUE DOIT FAIRE
UN NEGOCIATEUR
A SON ARRIVEE
DANS UNE COUR E-
TRANGERE.



Chapitre XIV.[modifier]



LOrsqu’un Negociateur eſt arrivé dans le Pays, où on l’encoyen, qu’il a donné part, ſuivant l’usage établi, & qu’il a fait connoitre le caractere dont il eſt revêtu, il doit ſe procurer le plûtot qu’il lui eſt poſſible, une Audiance particuliere du Prince, & s’y étendre principalement ſur le déſir que ſon Maître a d’entretenir avec lui une bonne amitié & correſpondance & de la lier par des nœuds plus étroits que par le paſſé, ce qu’il doit accompagner de témoignages de l’eſtime & de l’amitié de ſon Maître, pour le Prince ou pour l’Etat vers lequel il eſt envoyé, & du deſir qu’il a de contribuer à leur parfaite union.

Après avoir ſatiſfait aux premieres démarches, & aux ceremonies ulſitées en pareil cas, il doit s’appliquer à bien connoître ſon terrain, c’eſt-à-dire à obſerver avec ſoin l’état de la Cour & du gouvernement ; il faut ſur tour qu’il étudie le Prince, ſes inclinations, ſes attachemens, ſes vertus & ſes foibleſſes, afin de pouvoir dans les occaſions mettre en œuvre cette connoiſſe, il peut non ſeulement l’acquerir par lui-même s’il eſt éclairé, à cauſe de l’accès que lui donne ſon emploi auprès du Prince ; mais encore par les lumieres qu’il peut tirer des autres Miniſtres Etrangers qui ſont depuis long-temps dans la même Cour, & avec leſquels il lui eſt utile & ſouvent neceſſare de lier commerce & amitié juſqu’à un certain point.

Comme il n’y a point de Prince qui ne ſe confie à quelqu’un dans ſes plus grandes affaires, il faut que le Negociateur étudie au même temps les Miniſtres & les confidens du Prince à qui on l’envoye, qu’il découvre leurs opinions, leurs paſſions, leurs préventions & leurs interêts ; & juſqu’à quel dégrè peut aller le credit qu’ils ont ſur l’eſprit du Prince ou dans l’Etat, & quelle part ils ont dans les reſolutïons qui s’y prennent.

Lorſqu’il eſt exactement inſtruit de toutes ces choſes, il en doit faire par ſes dépêches un fidele tableau à ſon Maître, & en tirer ſes conſèquences touchant les moyens qu’il peut mettre en uſage pour faire réüſſir les affares dont il eſt chargé.

Après avoir acquis ces connoiſſances, il doit travailler à les mettre en œuvre pour s’acquerir l’inclination & l’eſtime du Prince, de ſes Miniſtres & de ſes favoris, & s’appliquer à trouver les moyens les plus propres de les rendre favorables aux interêts de ſon Maître.

Pour y parvenir, la plus ſûre & la meilleure voye qu’un habile Negociateur puiſſe prendre eſt d’examiner tous les avantages que le Prince ou l’Etat auprès duquel il ſe trouve peut tirer de l’union qu’il lui propoſe, de tâcher à l’en convaincre, de travailler ſincerement à les lui prorurer & de les faire concourir avec ceux de ſon Maître, il devient par cette voye le bie de leur amitié & de leur union, & il s’acquîert ſûrement leur eſtime & leur confiance, en faiſant proſperer leurs communs interêts.

Il peut encore quelquefois profiter des paſſions d’un Prince ou de ſes Miniſtres, comme ſont celles d’un reſſentiment pour des injures reçues ou d’une jalouſie contre quelqu’autre Puiſſlance, pour les obliger à prendre des reſolutions conformes aux interêts de ſon Maître, parce qu’alors ces paſſions prévalent ſouvent aux plus grands interêts.

C’eſt ce qui arrive plus ordinairement dans les Cours des Princes que dans les Républiques, à moins que ces dernieres ne ſoient entraînées par un petit nombre d’ambitieux qui y empietent la principale autorité, & qui ſacrifient les interêts publics à leurs vûës particulières & aux avantages qu’ils en tirent.