De la manière de négocier avec les souverains/XVI

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Chapitre XVI
OBSERVATIONS
SUR LES MANIERES
DE NEGOCIER



Chapitre XVI.[modifier]



ON negocie de vive voix ou par écrit, la premiere maniere eſt d’un plus grand uſage dans les Çours des Princes, la ſeconde eſt plus uſitée quand on traite avec, des Republiques ou dans des aſſemblées comme ſont les Diettes de l’Empire, celles des Suiſſes, les conferences pour la paix & autres aſſemblées de Miniſtres chargez de pleins pouvoirs.

Il eſt plus avantageux à un habile Negociateur de negocier de vive voix, partc qu’il a plus d’occaſions de découvrir par ce moyen les ſentimens & les deſſeins de ceux avec qui il traite, & d’employer ſa dexterité à leur en inſpirer de conformes à ſes vûës par ſes inſinuations & par la force de ſes raiſons.

La pilupart des hommes qui parlent d’affaires ont plus d’attention à ce qu’ils veulent dire qu’à ce qu’on leur dit, ils ſont ſi plrins de leurs idées qu’ils ne ſongent qu’à ſe fàire écouter, & ne peuvent preſque obtenir ſur eux-mêmes d’écouter à leur tour. Ce défaut eſt particulier à nôtre Nation naturellement vive, impatiente, & qui a de la peine à arrêter l’impetuoſitè de ſon temperament ; il eſt aiſe de le remarquer dans les converſations ordinaires des François où ils parlent preſque tous à la fois & interrompent ſans ceſſe celui qui parle au lieu d’attendre à lui répondre qu’il ait achevé de s’expliquer.

L’une des qualitez la plus neceſſaire a un bon Negociateur eſt de ſavoir ecouter avec attention & avec réflécion tout ce qu’on lui veut dire, & de répondre juſte & bien à propos aux choſes qu’on lui repreſente, bien-loin de s’empreſſer à declarer tout ce qu’il ſait é tout ce qu’il deſire. Il n’expoſe d’abord le ſujet de ſa negociation que juſqu’au point qu’il faut pour ſonder le terrain, il regle ſes diſcours & ſa conduite ſur ce qu’il découvre tant par les réponſs qu’on lui fait, que par les mouvemens du viſage, par le yon & l’air dont en lui parle, & par toutes les autres circonſtances qui peuvent contribuer à lui faire penetrer les penſées & les deſſeins de ceux avec qui il traite, & après avoir connu la ſituation & la portée de leurs eſprits, l’état de leurs affaires, leurs paſſions & leurs interêts, il ſe ſert de routes ces connoiſſances pour les conduire par dégrez au but qu’il s’eſt propoſé.

C’eſt un des plus grands ſecrets de l’art de negocier que de ſavoir, pour ainſi dire, diſtiler goûte à goûte dans l’eſprit de ceux avec qui on negocie les choſes qu’on a interêt de leur perſuader.

Il y a quantité d’hommes qui ne ſe reſoudroient jamais à entrer dans une entrepriſe quoiqu’elle leur fût avantageuſe, ſi on la leur faiſoit voir d’abord dans toute ſon étenduë & avec toutes ſes ſuites, & il s’y laiſſent conduite lorſqu’on les y fait entrer ſucceſſivement, parce que le premier pas attire le ſecond, & ainſi des autres.

Comme les affaires ſont ordinairement épineuſes par les difficultez qu’il y a d’ajuſter des interêts ſouvent oppoſez entre des Princes & des États qui ne reconnoiſſent point de juges de leurs prétentions ; il faut que celui qui en eſt chargé employe ſon adreſſe à diminuer & à aplanir ces difficultez, non ſeulement par les expediens, que ſes lumièred lui doivent ſuggerer, mais encore par un eſprit liant & ſouple qui ſache ſe plier & s’accommoder aux paſſions & même aux caprices & aux préventions de ceux avec qui il traite. Un homme difficultueux & d’un eſprit dur & contrariant augmente les difficultez attachées aux affaires par la rudeſſe de ſon humeur, qui aigrit & aliene les eſprits, & il érige ſouvent en affaires d’importance des bagatelles & des prétentions malfondées, dont il ſe fait des eſpeces d’entraves qui l’arrêtent à tous momens durant le cours de ſa negociation.

Il y a dans la maniere, de negocier une certaine d’exterité qui conſiſte à ſavoir prendre les affaires par les biais les plus faciles, ce qu’un Ancien exprime ainſi[1] : Chaque choſe, dit-il, preſente deux ances, l’une qui la rend très-aiſée à porter, & l’autre très-mal-aiſé, ne la prends point par la mauvaiſe, car c’eſt par où tu ne ſaurois ni la prendre ni la porter ; mais prends-la par le bon côté, & tu la porteras ſans peine.

Le moyen le plus ſûr de prendre la bonne ance, eſt de faire en ſorte que ceux avec qui on traite, trouvent leurs interêts dans les propoſitions qu’on leur fait & de les leur faire connoître non ſeulement par des raiſons effectives ; mais encore par des manieres agreables, en témoingant de condeſcendre à leurs ſentimens dans les choſes qui ne ſont pas eſſentiellement contraires au but où on a deſſein de les conduire ; ce qui les engage inſenſiblement à une pareille condeſcendance en d’autres choſes qui ſont quelquefois plus importantes.

Il ne ſe trouve preſque point d’hommes qui veuillent avoüer qu’ils ont tort, ou qu’ils ſe trompent, & qui ſe dépouillent entierement de leurs ſentimens en faveur de ceux d’autrui, quand on ne fait que les contredire par des raiſons oppoſées quelque bonnes qu’elles puiſſent être, mais il y en a pluſieurs qui ſont capables de ſe relâcher de quelques-unes de leurs opinions, quand on leur en accorde d’autres, ce qui ſe fait moyennent certains menagemens propres à les faire revenir de leurs préventions ; il faut pour cela avoir l’art de leur alleguer des raiſons capables de juſtifier çe qu’il ont fait ou ce qu’ils ont crû par le paſſé, afin de flater leur amour propre, & leur faire connoître enſuite des raiſons plus fortes appuyées ſur leurs interêts, pour les faire changer de ſentiment & de conduite.

Quelque déraiſonnables que ſoient la plupart des hommes, ils conſervent toûjours ce reſpect pour la raiſon qu’ils veulent que les autres hommes croyent qu’ils agiſſent conformément à ſes regles, & ils ſont capables de s’y ſoumettre quand on a l’art de la leur faire connoître, ſans bleſſer leur orgueil & leur vanité.

Les hommes s’entrecommuniquent ſouvent leur ſentimens & leur humeurs ; un homme chagrin & contrediſant excite celui avec qui il traite à lui répondre avec la même contradiction ; ainſi il faut éviter les conteſtations aigres & obſtinées avec le Princes & avec leurs Miniſtres & leur repreſenter la raiſon ſans trop de chaleur, & ſans vouloir avoir toûjours le dernier mot, & lorſqu’on s’apperçoit que leurs eſprits s’échauffent juſqu'à un certain point & ſont mal diſpoſez, il eſt de prudence de changer de matiere & de remettre à traiter de celle dont il s’agit en une occaſion plus favorable, ſoit par le changement de la conjoncture des affaires ou de la  ſituation de leur eſprit & de leur humeur qui n’eſt pas toûjours la même à cauſe de l’inegalité & de l’inconſtance natutelle aux hommes & il faut que le Negociateur contribuë par ſes ſoins & par ſes complaiſances à mettre le Prince avec qui il traite en état d’écouter, & de recevoir favorablement les choſes qu’il a à lui repreſenter, ce qui dépend ſouvent autant de la maniere de le faire que de la choſe même.

Un eſprit agreable, net & éclairé, qui a l’art de propoſer les plus grandes affaires comme des choſes faciles & avantageuſes aux parties i intereſſées & qui le ſait faire d’une maniere aiſée & inſinuante, a fait plus de la moitié de ſon ouvrage, & trouve de grandes facilitez à l’achever.

Un habile Negociateur doit encore éviter avec ſoin la ſotte vanité de vouloir ſe faire croire un homme fin & adroit pour ne pas jetter de la défiance dans l’eſprit de ceux avec qui il negocie, il doit au contraire travailler à les convaincre de ſa ſincerité, de ſa bonne-foi & de la droiture de ſes intentions, pour faire concourir les interêts dont il eſt chargé avec ceux du Prince ou de l’Etat, auprès duquel il ſe trouve comme le veritable & ſolide but, auquel doivent tendre toutes ſes negociations.

Il faut encore qu’il n’efecte pas de faire trop le capable en décidant en dernier reſſort ſur tout ce qui ſe preſente, ce qui n’eſt propre qu’à lui attirer de l’averſion & de l’envie, s’il a une veritable habileté, & à le tourner en ridicule s’il donne plus qu’il n’en a effectivement. Il lui eſt bien plus avantageux de cacher une partie de ſes lumieres, & il doit toûjours dire modeſtement ſes ſentimens en les appuyant de bonnes & ſolides raiſons, ſans mépriſer celles d’autrui.

Il ne faut pas auſſi qu’il laiſſe prendre de l’aſcendant ſur lui par certains hommes avantageux qui tâchent d’abuſer de la complaiſance & de la docilité de ceux qui n’ont pas aſſez de vigueur pour leur reſiſter.

Si un Négociateur ſert un grand Prince dont la puifſance donne de la jalouſie à ſes voiſins, il doit beaucoup plus vanter ſa modération que fes forces, & n’en parler que comme d’un moyen propre à ſoûtenir la juſtice de ſes droits, & non pas à aſſujettir les Princes & les peuples libres à ſes volontez.

C’eſt le propre des menaces d’aigrit les eſprits, elles pouſſent ſouvent un Prince ou un État inferieur à des extremitez auſquelles il ne ſeroit pas porté ſi on lui avoit repreſenté les choſes avec douceur ; cela vient de ce que tous les hommes ſont vains & ſacrifient ſouvent de ſolides interêts à leur vanité.

Lorſqu’un Prince ſuperieur a de veritables ſujets de ſe plaindre d’un inferieur & qu’il veut en tirer raiſon pour en faire un exemple, il faut que le coup accompagne ou ſuive immediatement la menace, & il ne faut pas que ſes Negociateurs lui en laiſſent jamais rien appercevoir par leurs diſcours, afin de ne lui pas donner le tems & le pretexte de ſe mettre à couvert des coups qu’on lui deſtine, en prenant des liaiſons avec d’autres Puiſſances ennemies ou jalouſes, ce qu’il choiſit preſque toûjours plûtôt que de ſe ſoumettre aux volontez de celui qui le menace.

La plûpart des Miniſtres des grands Princes ont pour maxime d’éviter de donner par écrit les intentions de leurs Maître, & ils préferent toûjours de les expoſer de vive voix, parce qu’ils ont plus de facilité à interpreter ce qu’ils ont dit ſelon les diverſes conjonctures qui ſe preſentent, que ce qui eſt contenus dans des Memoires. Il y a encore une autre raiſon qui les détermine à n’en point donner ; c’eſt que le Miniſtre qui le reçoit en peut faire des uſages préjudiciables au Prince de la part duquel ils ſont donnez en les communiquant à des Miniſtres du parti oppoſé pour en tirer des avantages de leur part, ou pour faire ſes conditions meilleures, il ne peut faire le même uſage des propoſitions qu’on lui fait de vive voix, parce qu’il n’en ſauroit donner de preuve certaine.

Cependant il y a des occaſions où il eſt difficile de s’exempter de donner des propoſitions ou de réponſes par écrit ; mais il eſt bon pour éviter le mauvais uſage qu’on en peut faire de n’en donner que le plus tard qu’ili eſt poſſible, & lorſqu’on eſt ſur le point de conclure un Traité, après en avoir reglé le principales conditions.

Il faut qu’un habile Negociateur ſe charge du ſoin d’en rediger les articles, parce que celui qui les met par écrit a l’avantage d’y pouvoir exprimer les conditions dont on eſt convenu dans les termes les plus favorables aux interêts de ſon Maître, ſans qu’ils contreviennent aux choſes reſoluës entre les parties, & lorſqu’un Negociateur ne peut pas obtenir de le dreſſer, c’eſt à lui à examiner avec ſoin les expreſſions des articles qu’on lui preſente, afin d’empêcher qu’on n’y en introduiſe d’équivoques dont le ſens puiſſe être interpreté au déſavantage des droits de ſon Prince.

  1. C’eſt Epictete dans ſon Manuel