De la manière de négocier avec les souverains/XXII

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Chapitre XXII
OBSERVATIONS
TOUCHANT LE CHOIX
DES NEGOCIATEURS.



Chapitre XXII.[modifier]



IL eſt important aux Princes & aux États Souverains de choiſir des ſujets agreables aux pays où il les envoyent, il faut pour cela avoir égard à la difference des gouvernement & des inclinations qui regnent dans chaque pays & ſur tout à la Religion qui y domine.

On fit dans l’un des ſiecles précedens une raillerie bien fondée ſur ce que la Cour de France avoit envoyé un Evêque en qualité d’Ambaſſadeur à Conſtantinople, & un mauvais Catholique à Rome, en la même qualité, ce qui fit dire, que l’un alloit pour convertir le Grand Turc, & l’autre pour être converti par le Pape.

Lorſqu’il arrive un nouvel Ambaſſadeur de France à Conſtantinople, les Turcs demandent d’abord à l’interprete, ſi c’eſt un Ichoglan ou un Cadi, s’il leur dit que c’est un Ichoglan, ils en ſont fort contens, mais ſi c’eſt un Cadi, ils en font beaucoup moins d’état.

Ils entendent par le terme d’Ichoglan, un homme de la Cour, les Ichoglans étant des hommes élevez dans le Serail comme des eſpeces de Pages du Grand Seigneur, & qui parviennent ſouvent ux premiers emplois, & par un Cadi ils entendent un homme d’Egliſe ou de robe, un Cadi étant chez eux un Juge qui décide les points de droit & ceux de leur religion.

Il eſt de la prudence d’un Souverain de ne pas envoyer dans un État étranger un ſujet qui s’y ſeroit rendu deſagreable & qui y auroit laiſſé de mauvaiſes intentions contre l’État où on veut l’envoyer, un pareil ſujet ſeroit peu propre à y perſuader les favorables diſpoſitions de ſon Maître, il feroit croire au contraire, qu’il n’y eſt envoyé que pour y faire des cabales à deſſein de troubler le repos de l’État.

On ne peut obliger un Prince à rappeller un Miniſtre qu’il a envoyé dans un pays étranger ; mais ſon interêt eſt d’y en envoyer un qui y ſoit agreable, ſur tout s’il a quelques affaires importantes à y menager avec le Souverain auprès duquel il l’envoye.

Il ne faut pas auſſi envoyer un Negociateur noté par des mœurs corrompuës ; de tels Repreſentans donnent dans un pays éloigné une idée déſavantageuſe du Prince qu’ils repreſentent, & ſouvent même de toute la Nation, étant naturel d’en juger ſur la conduite du Miniſtre, parce qu’on ne ſuppoſe pas qu’un Prince ou un État choiſiſſe entre les plus déreglez de ſes ſujets, un Miniſtre pour le repreſenter dans une Cour étrangere.

Cependant comme il n’y a point de regle generale qui n’ait quelque exception ; un bon buveur réüſſit quelquefois mieux qu’un homme ſobre à traiter avec les Miniſtres des Pays du Nord, pourvû qu’il ſache boire ſans perdre la Raiſon, en la faiſant perdre aux autres.

Un Prince doit encore conſidere qu’on ne juge d’ordinaire de ſes intentions & de ſes ſentimens que par ceux que fait paroître ſon Miniſtre. S’il ſe rend agreable dans le pays où il ſe trouve, & s’il s’y fait aimer & eſtimer, on y aime & on y eſtime le Maître qu’il repreſente ; s’il s’y rend odieux par un mauvais procedé & par un conduite arrogante ; déraiſonnable & ſcandaleuſe, ſon Prince court grand riſque d’y être haï.

On a vû pluſieurs fois des Miniſtres Etrangers alterer par leur mauvaiſe conduite, la bonne intelligence qui étoit entre deux Etats qui avoient un interêt reciproque à la maintenir, & on a vû ſouvent de ſages & habiles Miniſtres réünir deux Etats diviſez & engager des Princes à quitter d’anciennes liaiſons pour en prendre de nouvelles avec leur Maître, parce que ces Miniſtre avoient l’art de s’acquerir de la creance & du credit ſur l’eſprit de ces Princes, & de devenir leurs confidens & leurs amis ; c’eſt à quoi un habile Negociateue doit tâcher de réüſſir ; il faut pour cela qu’il joigne a des manieres engageantes & agreables la conduite & le procedé d’un honnête homme, toûjours veritable dans ſes promeſſes, & qu’il ne fonde jamais ſes negociations ſur de mauvaises ſubtilitez qui ne ſervetn qu’a décrier celui qui les met en œuvre.

Les gens de grande qualité ſont propres aux Ambaſſades, parce que leurs noms impoſent & les font reſpecter ; mais quelque reſpect qu’on ait pour leur rang & pour leur naiſſance, ils ont encore beſoin d’un bon entendement, de ſavoir & d’experience pour bien conduire une negociation importante, & ils ſont ſujets à ſe tromper, lorſqu’ils croyent comme font pluſieurs de cette eſpece qu’on ne doit rien refuſer à leur qualité.

Il a déja été dit qu’ils ſont plus propres à une Ambaſſade extraordinaire qui n’eſt fondée que ſur quelque ceremonie d’éclat & paſſagere, qu’à une Ambaſſade où il s’agit de traiter d’affaires difficiles & de longue diſcuſſion, à moins qu’ils n’ayent avec eux d’habiles collegues qui les déchargent de ce détail, & il faut en ce cas y employer les meilleurs ouvriers, comme l’on fait dans toutes les autres profeſſions, ſans choiſir exactement ceux qui ont les plus grands noms & les plus belles alliances.

Il ne faut pas auſſi y employer des ſujets d’une naiſſance aſſez baſſe pour les faire mépriſer, ou qui ayent eu des emplois trop bas qu’on puiſſe leur reprocher. Philippe de commines remarque judicieuſement la faute que fit le Roi Louis XI. d’envoyer Olivier le Daim ſon Barbier, à la Princeſſe de Bourgogne à Gant, & comme il fut mérpiſé & penſa y être tué aulieu de reüſſir dans ſa negociation.

Un jeune Negociateur eſt d’ordinaire préſomptueux, vain, leger & indiſcret, & il y a du riſque à le charger d’une affaire de conſequence, à moins que ce ne ſoit un ſujet d’un merite ſingulier & dont l’heureux naturel ait prévenu les dons de l’âge & de l’experience.

Un vieillard eſt chagrin, difficultueux, trouvant à redire à tout, blâmant les plaiſirs qu’il ne peut plus prendre, peu propre à s’inſinuer dans les bonnes graces d’un Prince & de ſes Miniſtres, & hors d’état d’agir par la lenteur & les incommoditez attachées à la vieileſſe.

L’âge médiocre eſt le plus propre aux negociations, parce qu’on y trouve l’experience, la diſcretion & la moderation qui manquent aux jeunes gens, & la vigueur, l’activité & l’agrêment, qui abandonnent les veillards.

Un homme de lettres eſt beaucoup plus propre qu’un homme ſans etude à faire un bon Negociateur ; il ſait parler & répondre juſte ſur tout ce qu’on lui dit ; il parle avec connoiſſance des droits des Souverains, il explique ceux de ſon Prince, il les appuye par des faits & par des exemples qu’il ſait citer bien à propos ; pendant qu’un ignorant ne ſait alleguer pour toute raiſon que la volonté ou la puiſſance de ſon Maître & les ordres qu’il en a reçûs, qui ne font pas de loi auprès des Princes & des Etats libres & independans, leſquels cedent ſouvent aux remontrances judicieuſes d’un homme ſavant & éloquent.

Les Negociateurs ignorans & remplis de la grandeur de leur Maître ſont encore fort ſujets à prendre ſon nom en vain, c’eſt-à-dire à le citer mal-à-propos dans les choſes qui ne regardent point ſes interêts, pour autoriſer leurs paſſions particulieres, aulieu qu’un ſage Negociateur évite de compromettre le nom & l’autorité de ſon Prince, & ne le cite jamais que bien à propos.

On a vû des Negociateurs qui menaçoient de la part du Roi leur Maître tous ceux qui n’approuvoient pas leurs dérèglemens & leur mauvaiſe conduite.

La ſcience des faits & de l’hiſtoire eſt une des principales parties de l’habileté d’un Negociateur, parce que les raiſons étant ſouvent problematiques, la plûpart des hommes ſe conduiſent par les exemples & ſe déterminent ſur ce qui a été fait en pareil cas.

Un Negociateur ſans étude eſt ſujet à tomber dans pluſieurs inconveniens par l’obſcurité & par la mauvaiſe conſtruction de ſes diſcours & de ſes dépêches. Il ne ſuffit pas de bien penſer ſur une affaire, il faut ſavoir expliquer ſes penſées correctement, clairement & intelligiblement, & il faut qu’un Miniſtre ait de la facilité à bien parler en public & à bien écrire, ce qui eſt très-rare & très-difficile à un homme ſans étude.

On a donné le nom d’Orateurs aux Ambaſſadeurs, pour exprimer qu’il faut qu’ils ſachent bien parler ; mais l’éloquence d’un Ambaſſadeur doit être fort differente de celle de la Chaire & du Barreau, ſes diſcours doivent être plus pleins de ſens que de paroles, ſans y affecter des termes trop recherchez, il faut qu’il accommode ſon diſcours à ceux auſquels il l’adreſſe & que tout ce qu’il dit concoure à la fin qu’il ſe propoſe, qui eſt chargé de leur repreſenter & de les déterminer à prendre les reſolutions qu’il deſire, ce qui eſt la preuve de la vraye éloquence

S’il parle à un Prince, il faut qu’il le faſſe ſans élever ſa voix, mais du ton d’une convention ordinaire, d’un air modeſte & reſpectueux & d’un ſtile concis, après avoir bien peſé & examiné les expreſſions dont il ſe ſert, les Princes n’aiment pas les longs diſcours ni les grands par leurs, un habile Negociateur ne doit pas tomber dans ce deffaut, qui ne convient qu’à des Ecoliers ou à des pedans, la ſageſſe & les longs diſcours ſe trouvent rarement enſemble.

Quand un Miniſtre parle devant un Senat ou à une République, il lui eſt permis d’être plus fleuri & plus étendu, mais s’il eſt trop long, on peut lui appliquer la réponſe que les Lacedemoniens firent aux Ambaſſadeurs des l’iſle de Samos, qu’ils avoient oublié le commencement de leur harangue, qu’ils n’en avoient pas écouté la ſuite, & que rien ne leur en avoit plu que la fin. Voulant dire qu’en la finiſſant, ils avoient ceſſé de les ennuyer.

Un Negociateur doit conſiderer qu’étant l’organe par lequel ſon Prince ou ſon État s’explique, il le doit faire avec force, avec juſteſſe & avec dignité.

Un homme de lettres ſe garde plûtot qu’un ignorant d’être trompé dans ſes traitez ; il fait débrouiller les ſophiſmes, les propoſitions captieuſses & les expreſſions équivoques de ceux avec qui il traite.

Un homme ignorant eſt très-blâmable de s’engager dans ces emplois, & d’attendre à s’en inſtruire qu’il ſoit parvenu à les obtenir, c’eſt ſonger à ſe faire forger des armes quand il faut combattre.

Il y a des Courtiſans qui mépriſent les Sciences, parce qu’ils ne les connoiſſent pas, & qui ſoûtiennent avec confiance qu’on n’a beſoin que d’un bon ſens naturel, pour être capable d’entrer dans les plus grands emplois, ce qu’ils appuyent par l’exemple de quelques gens ſans étude, qui ont fait connoitre leur capacité dans les affaires les plus difficiles ; on demeure d’accord qu’un grand ſens eſt la premiere qualité d’un Miniſtre ; mais les Sciences & les connoiſſances acquiſes jointes à un beau genie naturel le font marcher d’un pas plus ferme & plus ſûr dans toute ſa conduite, & il y a autant de difference entre un homme d’eſprit qui a du ſavoir & un autre homme d’eſprit qui n’en a pas qu’entre un diamant brut & un diamant poli & bien mis en œuvre, qui doit ſa principale beauté & ſon plus grand éclat à l’art qui l’a perfectionné.

Un homme de bon ſens ne peut pas tirer tout de ſon propre fonds, ni lever toutes les difficultez qui ſe preſentent par ſes ſeules lumieres naturelles ; il a beſoin de les fortifier par les exemples de ce qui s’eſt fait en pareil cas, par la connoiſſance des droits & des interêts publics & particuliers, & d’une ſuite de faits deſquels dépendent la plûpart des affaire qui ſe traitent, & qui ne s’apprennent que par une longue experience, & ſi quelqu’un a réüſſi par la ſeule force de ſon genie, ſans étude & ſans connoiſſance des affaires publiques, c’eſt un exemple ſi rare qu’il ne peut & ne doit pas tirer à conſequence, ni faire choiſir un ignorant pour lui confier le ſoin d’une negociation importante, ſi on ne veut ſe mettre en danger de la voir échoüer entre ſes mains.

Les grandes Cours ne rempliſſent pas toûjours leurs Ambaſſades de leurs meilleurs ſujets, & elles ſe contentent d’y en envoyer de mediocres qui les ſollicitent & les obtiennent, pendant que les bons eſprits & les genies ſuperieurs qui ſeroient ſi utiles dans ces emplois les évitent aulieu de les rechercher, pour s’attacher auprès de la perſonne du Prince, parce que les récompenſes y ſont beaucoup plus grandes & plus frequentes & que l’on y oublie ſouvent les abſens, ce qui leur fait regarder une Ambaſſade comme un honorable exil.

Pour remedier à cet inconvenient, les Princes & les Etats qui veulent être bien ſervis dans les Pays Etrangers doivent attacher & faire ſuivre des honneurs & des recompenſes aux ſervices qu’on leur a rendus dans ces emplois ſi importans au bien de leurs affaires, & avoir égard aux dépenſes que leurs Miniſtres ſont obligez d’y faire pour ſoûtenir l’honneur de leur caractere & aſsûrer le ſuccès de leurs deſſeins ; mais comme les Princes ont un interêt eſſentiel de bien recompenſer leurs bons Miniſtres ; ils ont le même interêt de punir les mauvais, & de ſe bien perſuader que les châtimens & les récompenſes ſont les plus ſolides fondemens d’un bon gouvernement.

Il faut encore que le Prince faſſe connoitre qu’il a de la confiance en ceux qu’il envoye, s’il veut que les paroles qu’ils portent en ſon nom ſoient conſiderées, car il eſt fort difficile à un Negociateur d’acquerir du credit dans une Cour Etrangere, ſi l’on n’y eſt perſuadé qu’il en a auprès de ſon Prince & de ſes principaux Miniſtres.

Il eſt très-utile à un habile Prince d’avoir toûjours à ſa ſuite un certain nombre de bons Negociateurs bien choiſis & bien inſtruits des affaires publiques & de les y entretenir par des penſions ou par d’autres bienfaits, pour être toûjours prêts à le ſervir dans les affaires qui lui ſurviennent. Il n’eſt pas temps de les chercher au hazard, de les mal choiſir lorſqu’il en a beſoin ; & la difference qu’il y a entre un bon ouvrier & un mediocre eſt plus grande & plus importante en cette profeſſion qu’en aucune autre.

La nature des affaires qu’il y a à traiter doit encore être fort conſiderée dans le choix des ſujets que l’on y employe, ſi c’eſt une affaire ſecrete, un particulier habile & ſans éclat eſt beaucoup plus propre à la faire réüſſir qu’un homme plus qualifié, & il faut dans ces occaſions avoir beaucoup plus d’égard au genie qu’a la fortune de celui qu’on y employe.

La qualité d’Ambaſſadeur entraîne avec elle beaucoup d’embaras à cauſe du grand train dint il faut que les Ambaſſadeurs ſoient accompagnez, des ceremonies & des rangs qu’ils ſont obligez d’obſerver, de leurs entrées, de leurs Audiences publiques & de toutes leurs démarches qui les expoſent ſans ceſſe à la vûë du public, & les font obſerver de trop près, il faut d’ordinaire moins de tems à un Envoyé pour conclure l’affaire dont il eſt chargé, qu’a un Ambaſſadeur pour preparer ſon équipage, il y a eu ſouvent des Ambaſſadeurs d’Eſpagne, qui après avoir été nommez employent pluſieurs années à ſe diſpoſer à partir.

La plûpart des grande affaire ont été concluës par des Miniſtres envoyez ſecretement. La paix de Munſter l’une des plus difficiles & des plus univerſelles qui ait été traitée n’a pas été le ſeul ouvrage de tant d’Ambaſſadeurs qui y ont travaillé, un confident du Duc Maximilien de Baviere envoyé ſecretement à Paris en regla les principales conditions avec le Cardinal Mazarin ; le Duc de Baviere étoit alors étroitement lié avec l’Empereur, cependant cet habile Prince connût qu’il étoit de l’interêt de ſa Maiſon de ne la pas laiſſer livrer à la diſcretion de la Maiſon d’Autriche, & qu’il avoit beſoin de l’amitié & de la protection de la France, pour conſerver à ſes ſucceſſeurs la dignité Electorale & le haut palatinat qu’il avoit acquis durant la guerre ; & lorſqu’il fut convaincu de cet interêt, il entraina l’Empereur & tout l’Empire, & les détermina à conclure la paix avec la France, la Suede & leurs Alliez, ſuivant le projet qui en fut fait à Paris.

La paix des pirenées a été concluë par les deux premiers Miniſtres de France & d’Eſpagne ſur le traité qui avoit été fait a Lyon, entre le Cardinal Mazarin & Pimentel Envoyé ſecret du Roi d’Eſpagne.

Et la paix de Ryſwick a été traitée & reſoluë par des negocations ſecretes, avant que d’être concluë en Hollande en l’année 1697.