De la nature des choses (édition Nisard)/Texte entier

La bibliothèque libre.
De la nature des choses (édition Nisard)
Traduction par divers traducteurs sous la direction de Charles Nisard.
De la nature des chosesFirmin Didot (p. Titre).

LUCRÈCE

VIRGILE

VALÉRIUS FLACCUS

ŒUVRES COMPLÈTES

AVEC LA TRADUCTION EN FRANÇAIS

PUBLIÉES SOUS LA DIRECTION

DE M. NISARD

DE L’ACADÉMIE FRANÇAISE

INSPECTEUR GÉNÉRAL DE L’ENSEIGNEMENT SUPÉRIEUR


PARIS

CHEZ FIRMIN DIDOT FRÈRES, FILS ET Cie, LIBRAIRES

IMPRIMEURS DE L’INSTITUT DE FRANCE

RUE JACOB, 56


M DCCC LXVIII




NOTICE


SUR LUCRÈCE.


Suivant Eusèbe, Lucrèce naquit la seconde année de la 71e olympiade[1] ; époque où la Grèce commençait à répandre ses lumières dans l’Italie ; où Cicéron, Atticus, Catulle et J. César apparurent presque ensemble ; où le génie ambitieux qui allait asservir Rome grandissait auprès du génie littéraire qui devait la consoler de sa liberté perdue. Lucrèce appartenait à cette antique famille dont le nom avait déjà été immortalisé par l’héroïsme d’une femme[2]. Les annales du temps citent avec honneur quelques autres membres de cette famille. « Q. Lucrétius Vespillo, dit Cicéron, est un habile jurisconsulte ; mais Q. Lucrétius Ofella brille surtout dans les harangues[3]. » César enfin parle du sénateur Vespillo.

Lucrèce seul, obéissant à une maxime fondamentale de son école, demeura, comme Mécène, simple chevalier. Il n’ajouta aux titres de sa famille que le surnom de Carus, que justifie son attachement pour Memmius[4] ; noble amitié comme toutes celles qui se formèrent entre les grands et les poëtes de Rome, à la gloire des uns et des autres, et dont Horace et Virgile offrirent plus tard de si touchants exemples. On suppose que Lucrèce accompagna Memmius en Bithynie, avec Catulle et le grammairien Nicétas ; mais on ignore s’il put faire le voyage d’Athènes, alors le complément nécessaire d’une éducation libérale. On croit pourtant qu’il étudia dans le berceau de la philosophie qu’il a chantée, sous Zénon, qui fut, après Épicure, la lumière et l’honneur de l’école.

Suivant une version qui paraît au moins téméraire, un philtre que lui donna une maîtresse jalouse, altérant cette grande et vigoureuse intelligence, l’aurait précipité, jeune encore, dans une folie mêlée d’intervalles lucides, durant lesquels il aurait fait son poëme. Ainsi quelques instants de calme, quelques éclairs de raison auraient suffi pour concevoir avec tant de force et exécuter avec tant de précision le plus difficile des sujets de poésie ; ainsi un homme, partagé entre ces singulières intermittences de fièvre et de génie, aurait pu développer des théories si ardues avec tant d’ordre, de proportion et d’enchaînement. Peut-être la manière dont mourut Lucrèce a-t-elle autorisé cette conjecture. Il est trop vrai qu’à 44 ans, à cet âge où l’esprit de l’homme a acquis toute sa vigueur, ce grand poëte se donna la mort. Les uns prétendent que ce fut dans un accès de délire, triste fin pour un sage ! les autres soutiennent que le chagrin de voir Memmius tombé en disgrâce le jeta dans cette extrémité ; mais un tel chagrin semble fort extraordinaire chez un philosophe si détaché des honneurs. Il est plus vraisemblable que, fatigué du spectacle des maux qui accablaient sa patrie, il voulut se reposer dans la mort, qui était, à ses yeux, un éternel et paisible sommeil.

On a observé que Lucrèce succomba le jour où Virgile prenait la robe. Quelques-uns, outrant cette coïncidence, veulent que le poëte des Géorgiques soit né au moment où expirait le chantre de la Nature ; et cette opinion dut répandre dans l’école de Pythagore la poétique idée que Virgile était l’âme de Lucrèce, appelée à produire sous un autre corps d’autres chefs-d’œuvre.

Eusèbe, qui nous montre Lucrèce atteint de folie, ajoute que son ouvrage fut revu et publié par Cicéron ; ce qui est encore moins vraisemblable. Comment croire en effet qu’un poëte qui s’est rendu à lui-même un si noble témoignage ait douté de ses forces au point de se soumettre à la censure même d’un homme supérieur ?

Au reste, Cicéron lui-même, qu’on ne peut guère accuser de réserve dans ses confidences à la postérité, n’eût pas manqué de se faire honneur de cette marque de déférence rendue à son goût, dans le passage de ses Lettres où, parlant du poëme de Lucrèce, il y reconnaît d’éblouissantes lumières et beaucoup d’art[5].

On sait quel enthousiasme Virgile, dans ses Géorgiques, montre pour cet heureux sage qui a dépouillé la nature de ses voiles, et la mort de ses terreurs :

Felix qui potuit rerum cognoscere causas,
Atque motus omnes et inexorabile fatum.
Subjecit pedibus, strepitumque Acherontis avari !

(Georg. II.)

Ovide le loue dans des vers spirituels :

Carmina sublimis tum sunt peritura Lucreti,
Exitio terras cum dabit una dies.

Stace vante aussi la sublime fureur du poëte :

Cedet musa rudis ferocis Enni,
Et docti furor arduus Lucreti.

Peut-être même ce vers est-il l’unique raison de la folie attribuée à Lucrèce ; des interprètes téméraires ayant pris pour l’emportement d’un véritable délire cette fougue d’inspiration, cette impétuosité de génie que le mot furor exprime.

Lucrèce n’a guère moins été admiré par les modernes.

Molière surtout aimait ce poëte, qui mêle souvent, comme lui, les railleries les plus fines à la morale la plus haute.

Il essaya, dit-on, de le traduire ; mais il ne reste de son travail qu’une vive et piquante imitation, introduite dans le Misanthrope[6]. Voltaire, cet esprit si juste, et cet admirateur si vrai de tous les grands esprits, a des transports pour Lucrèce ; et, dans une lettre de Memmius à Cicéron, il s’écrie, avec sa vivacité habituelle de langage : « Il y a là un admirable troisième chant, que je traduirai, ou je ne pourrai. » Malheureusement il n’a pu, ou n’a pas voulu.

Parmi les traductions en prose, d’ailleurs peu nombreuses, qui ont été faites de ce poëme, la plus remarquable (nous pourrions dire la seule remarquable) est celle de Lagrange. Mais ce travail, qui atteste une connaissance profonde des deux langues, a surtout pour objet de faire comprendre le fond de la doctrine épicurienne ; et, pour nous montrer le philosophe, quelquefois elle fait disparaître le poëte. Peut-être est-ce rendre un hommage plus complet à Lucrèce, que d’employer toutes les ressources de la traduction à faire ressortir le poëte : car c’est bien moins pour le fond que pour l’attrait des grandes beautés poétiques qui y sont répandues, que le poëme de la Nature des choses aura toujours des lecteurs. C’est ce qu’on a tâché de faire dans cette traduction.


LUCRÈCE


DE LA NATURE DES CHOSES


LIVRE PREMIER


(1, 1) Mère des Romains, charme des dieux et des hommes, bienfaisante Vénus [1], c’est toi qui, fécondant ce monde placé sous les astres errants du ciel, peuples la mer chargée de navires, et la terre revêtue de moissons ; c’est par toi que tous les êtres sont conçus, et ouvrent leurs yeux naissants à la lumière. Quand tu parais, ô déesse, le vent tombe, les nuages se dissipent ; la terre déploie sous tes pas ses riches tapis de fleurs ; la surface des ondes te sourit, et les cieux apaisés versent un torrent de lumière resplendissante.

(1, 10) Dès que les jours nous offrent le doux aspect du printemps, dès que le zéphyr captif recouvre son haleine féconde, le chant des oiseaux que tes feux agitent annonce d’abord ta présence, puis, les troupeaux enflammés bondissent dans les gras pâturages et traversent les fleuves rapides : tant les êtres vivants, épris de tes charmes et saisis de ton attrait, aiment à te suivre partout où tu les entraînes ! Enfin, dans les mers, sur les montagnes, au fond des torrents, et dans les demeures touffues des oiseaux, et dans les vertes campagnes, (1, 20) ta douce flamme pénètre tous les cœurs, et fait que toutes les races brûlent de se perpétuer.

Ainsi donc, puisque toi seule gouvernes la nature, puisque, sans toi rien ne jaillit au séjour de la lumière, rien n’est beau ni aimable, sois la compagne de mes veilles, et me dicte ce poëme que je tente sur la Nature, pour instruire notre cher Memmius. Tu as voulu que, paré de mille dons, il brillât toujours en toutes choses : aussi, déesse, faut-il couronner mes vers de grâces immortelles.

(1, 30) Fais cependant que les fureurs de la guerre s’assoupissent, et laissent en repos la terre et l’onde. Toi seule peux rendre les mortels aux doux loisirs de la paix, puisque Mars gouverne les batailles, et que souvent, las de son farouche ministère, il se rejette dans tes bras, et là, vaincu par la blessure d’un éternel amour, il te contemple, la tête renversée sur ton sein ; son regard, attaché sur ton visage, se repaît avidement de tes charmes ; et son âme demeure suspendue à tes lèvres. Alors, ô déesse, quand il repose sur tes membres sacrés, (1, 40) et que, penchée sur lui, tu l’enveloppes de tes caresses, laisse tomber à son oreille quelques douces paroles, et demande-lui pour les Romains une paix tranquille. Car le malheureux état de la patrie nous ôte le calme que demande ce travail ; et, dans ces tristes affaires, l’illustre sang des Memmius se doit au salut de l’État.

Ouvre pourtant les oreilles, cher Memmius ! laisse là tes soucis, et abandonne-toi à la vérité. Ces dons, ces œuvres élaborées pour toi d’une main fidèle, ne les rejette point avec mépris avant de les connaître. Car je vais discuter les grandes lois qui gouvernent les cieux, les immortels, (1, 50) et te faire voir les principes dont la nature forme, nourrit, accroît toutes choses [57], et où elle les réduit toutes quand elles succombent. Pour rendre compte de ces éléments, nous avons coutume de les appeler matière, corps générateurs, semence des êtres ; (1, 60) et même nous employons le mot de corps premiers, parce que tout vient de ces substances primitives.

Car il ne faut rien imputer aux dieux qui, par la force de leur nature, jouissent dans une paix profonde de leur immortalité, loin de nos affaires, loin de tout rapport avec les hommes. Aussi, exempts de douleur, exempts de péril, forts de leurs propres ressources et n’ayant aucun besoin de nous, la vertu ne les gagne point et la colère ne peut les toucher.

Jadis, quand on voyait les hommes traîner une vie rampante sous le faix honteux de la superstition, et que la tête du monstre, leur apparaissant à la cime des nues, les accablait de son regard épouvantable, un Grec [67], un simple mortel osa enfin lever les yeux, osa enfin lui résister en face. Rien ne l’arrête, ni la renommée des dieux, ni la foudre, (1, 70) ni les menaces du ciel qui gronde ; loin d’ébranler son courage, les obstacles l’irritent, et il n’en est que plus ardent à rompre les barrières étroites de la nature. Aussi en vient-il à bout par son infatigable génie : il s’élance loin des bornes enflammées du monde, il parcourt l’infini sur les ailes de la pensée, il triomphe, et revient nous apprendre ce qui peut ou ne peut pas naître, et d’où vient que la puissance des corps est bornée et qu’il y a pour tous un terme infranchissable. La superstition fut donc abattue et foulée aux pieds à son tour, et sa défaite nous égala aux dieux.

(1, 81) Mais tu vas croire peut-être que je t’enseigne des doctrines impies, et qui sont un acheminement au crime ; tandis que c’est la superstition, au contraire, qui jadis enfanta souvent des actions criminelles et sacrilèges. Pourquoi l’élite des chefs de la Grèce, la fleur des guerriers, souillèrent-ils en Aulide l’autel de Diane du sang d’Iphigénie ? Quand le bandeau fatal, enveloppant la belle chevelure de la jeune fille, flotta le long de ses joues en deux parties égales ; (1, 90) quand elle vit son père debout et triste devant l’autel, et près de lui les ministres du sacrifice qui cachaient encore leur fer, et le peuple qui pleurait en la voyant ; muette d’effroi, elle fléchit le genou, et se laissa aller à terre. Que lui servait alors, l’infortunée, d’être la première qui eût donné le nom de père au roi des Grecs ? Elle fut enlevée par des hommes qui l’emportèrent toute tremblante à l’autel, non pour lui former un cortège solennel après un brillant hymen, mais afin qu’elle tombât chaste victime sous des mains impures, à l’âge des amours, (1, 100) et fût immolée pleurante par son propre père, qui achetait ainsi l’heureux départ de sa flotte : tant la superstition a pu inspirer de barbarie aux hommes  !

Toi-même, cher Memmius, ébranlé par ces effrayants récits de tous les apôtres du fanatisme, tu vas sans doute t’éloigner de moi. Pourtant ce sont là de vains songes ; et combien n’en pourrais-je pas forger à mon tour qui bouleverseraient ton plan de vie, et empoisonneraient ton bonheur par la crainte ! Et ce ne serait pas sans raison ; car pour que les hommes eussent quelque moyen de résister à la superstition et aux menaces des fanatiques, il faudrait qu’ils entrevissent le terme de leurs misères : (1, 111) et la résistance n’est ni sensée, ni possible, puisqu’ils craignent après la mort des peines éternelles. C’est qu’ils ignorent ce que c’est que l’âme ; si elle naît avec le corps, ou s’y insinue quand il vient de naître ; si elle meurt avec lui, enveloppée dans sa ruine, ou si elle va voir les sombres bords et les vastes marais de l’Orcus ; ou enfin si une loi divine la transmet à un autre corps, ainsi que le chante votre grand Ennius [118], le premier qu’une couronne du feuillage éternel, apportée du riant Hélicon, immortalisa chez les races italiennes. (1, 121) Toutefois il explique dans des vers impérissables qu’il y a un enfer, où ne pénètrent ni des corps ni des âmes, mais seulement des ombres à forme humaine, et d’une pâleur étrange ; et il raconte que le fantôme d’Homère, brillant d’une éternelle jeunesse, lui apparut en ces lieux, se mit à verser des larmes amères, et lui déroula ensuite toute la nature.

Ainsi donc, si on gagne à se rendre compte des affaires célestes, des causes qui engendrent le mouvement du soleil et de la lune, des influences qui opèrent tout (1, 130) ici-bas, à plus forte raison faut-il examiner avec les lumières de la raison en quoi consistent l’esprit et l’âme des hommes, et comment les objets qui les frappent, alors qu’ils veillent, les épouvantent encore, quand ils sont ensevelis dans le sommeil ou tourmentés par une maladie ; de telle sorte qu’il leur semble voir et entendre ces morts dont la terre recouvre les ossements.

Je sais que dans un poème latin il est difficile de mettre bien en lumière les découvertes obscures des Grecs, et que j’aurai souvent des termes à créer, tant la langue est pauvre et la matière nouvelle. (1, 141) Mais ton mérite, cher Memmius, et le plaisir que j’attends d’une si douce amitié, m’excitent et m’endurcissent au travail, et font que je veille dans le calme des nuits, cherchant des tours heureux et des images poétiques qui puissent répandre la clarté dans ton âme, et te découvrir le fond des choses.

Or, pour dissiper les terreurs et la nuit des âmes, c’est trop peu des rayons du soleil ou des traits éblouissants du jour ; il faut la raison, et un examen lumineux de la nature. (1, 150) Voici donc le premier axiome qui nous servira de base : Rien ne sort du néant, fût-ce même sous une main divine [156]. Ce qui rend les hommes esclaves de la peur, c’est que, témoins de mille faits accomplis dans le ciel et sur la terre, mais incapables d’en apercevoir les causes, ils les imputent à une puissance divine. Aussi, dès que nous aurons vu que rien ne se fait de rien, déjà nous distinguerons mieux le but de nos poursuites, et la source d’où jaillissent tous les êtres, et la manière dont ils se forment, sans que les dieux y aident.

(1, 160) Si le néant les eût enfantés, tous les corps seraient à même de produire toutes les espèces, et aucun n’aurait besoin de germe. Les hommes naîtraient de l’onde, les oiseaux et les poissons de la terre ; les troupeaux s’élanceraient du ciel ; et les bêtes féroces, enfants du hasard, habiteraient sans choix les lieux cultivés ou les déserts. Les mêmes fruits ne naîtraient pas toujours sur les mêmes arbres, mais ils varieraient sans cesse : tous les arbres porteraient tous les fruits. Car si les corps étaient privés de germes, se pourrait-il qu’ils eussent constamment une même source ? (1, 170) Mais, au contraire, comme tous les êtres se forment d’un élément invariable, chacun d’eux ne vient au monde que là où se trouve sa substance propre, son principe générateur ; et ainsi tout ne peut pas naître de tout, puisque chaque corps a la vertu de créer un être distinct.

D’ailleurs, pourquoi la rose s’ouvre-t-elle au printemps, pourquoi le blé mûrit-il aux feux de l’été, et la vigne sous la rosée de l’automne, sinon parce que les germes s’amassent à temps fixe, et que tout se développe dans la bonne saison, et alors que la terre féconde (1, 180) ne craint pas d’exposer au jour ses productions encore tendres ? Si ces productions étaient tirées du néant, elles naîtraient tout à coup, à des époques incertaines et dans les saisons ennemies, puisqu’il n’y aurait pas de germes dont le temps contraire pût empêcher les féconds assemblages.

D’autre part, si le néant engendrait les êtres, une fois leurs éléments réunis, il ne leur faudrait pas un long espace de temps pour croître : les enfants deviendraient aussitôt des hommes, et l’arbuste ne sortirait de terre que pour s’élancer au ciel. Et pourtant rien de tout cela n’arrive ; les êtres (1, 190) grandissent insensiblement (ce qui doit être, puisqu’ils ont un germe déterminé), et en grandissant ils ne changent pas d’espèce ; ce qui prouve que tous les corps s’accroissent et s’alimentent de leur substance première.

J’ajoute que, sans les pluies qui l’arrosent à point fixe, la terre n’enfanterait pas ses productions bienfaisantes, et que les animaux, privés de nourriture, ne pourraient multiplier leur espèce ni soutenir leur vie : de sorte qu’il vaut mieux admettre l’existence de plusieurs éléments qui se combinent pour former plusieurs êtres, comme nous voyons les lettres produire tous les mots, que celle d’un être dépourvu de germe. (1, 200) D’où vient aussi que la nature n’a pu bâtir de ces géants qui traversent les mers à pied, qui déracinent de vastes montagnes, et dont la vie triomphe de mille générations, si ce n’est parce que chaque être a une part déterminée de substance, qui est la mesure de son accroissement ? Il faut donc avouer que rien ne peut se faire de rien, puisque tous les corps ont besoin de semences pour être mis au jour et jetés dans le souple berceau des airs. Enfin un lieu cultivé a plus de vertu que les terrains incultes, (1, 210) et les fruits s’améliorent sous des mains actives : la terre renferme donc des principes ; et c’est en remuant avec la charrue les glèbes fécondes, en bouleversant la surface du sol, que nous les excitons à se produire. Car, autrement, toutes choses deviendraient meilleures d’elles-mêmes, et sans le travail des hommes.

Ajoutons que la nature brise les corps, et les réduit à leurs simples germes, au lieu de les anéantir.

En effet, si les corps n’avaient rien d’impérissable, tout ce que nous cesserions de voir cesserait d’être, (1, 220) et il n’y aurait besoin d’aucun effort pour entraîner la dissolution des parties et rompre l’assemblage. Mais comme tous les êtres, au contraire, sont formés d’éléments éternels, la nature ne consent à leur ruine que quand une force vient les heurter et les rompre sous le choc, ou pénètre leurs vides et les dissout.

D’ailleurs, si les corps que le temps et la vieillesse font disparaître périssent tout entiers, et que leur substance soit anéantie, comment Vénus peut-elle renouveler toutes les espèces qui s’épuisent ? comment la terre peut-elle les nourrir, et les accroître quand elles sont reproduites ? (1, 231) Avec quoi les sources inépuisables alimentent-elles les mers et les fleuves au cours lointain  ? et de quoi se repaît le feu des astres ? Car si tout était périssable, tant de siècles écoulés jusqu’à nous devraient avoir tout dévoré ; mais puisque dans l’immense durée des âges, il y a toujours eu de quoi réparer les pertes de la nature, il faut que la matière soit immortelle, et que rien ne tombe dans le néant.

(1, 239) Enfin, la même cause détruirait tous les corps, si des éléments indestructibles n’enchaînaient plus ou moins étroitement leurs parties, et n’en maintenaient l’assemblage. Le toucher même suffirait pour les frapper de mort, et le moindre choc romprait cet amas de substance périssable. Mais comme les éléments s’entrelacent de mille façons diverses, et que la matière ne périt pas, il en résulte que les êtres subsistent jusqu’à ce qu’ils soient brisés par une secousse plus forte que l’enchaînement de leurs parties. Les corps ne s’anéantissent donc pas quand ils sont dissous, mais ils retournent et s’incorporent à la substance universelle.

(1, 250) Ces pluies même que l’air [251] répand à grands flots dans le sein de la terre qu’il féconde, semblent perdues ; mais aussitôt s’élèvent de riches moissons, aussitôt les arbres se couvrent de verts feuillages, et ils grandissent et se courbent sous leurs fruits. C’est là ce qui nourrit les animaux et les hommes ; c’est là ce qui fait éclore dans nos villes une jeunesse florissante, ce qui fait chanter nos bois, peuplés d’oiseaux naissants. Voilà pourquoi des troupeaux gras et fatigués du poids de leurs membres reposent dans les riants pâturages, et que des flots de lait pur (1, 260) s’échappent de leurs mamelles gonflées, tandis que leurs petits encore faibles, et dont ce lait enivre les jeunes têtes, bondissent en jouant sur l’herbe tendre.

Ainsi donc, tout ce qui semble détruit ne l’est pas ; car la nature refait un corps avec les débris d’un autre, et la mort seule lui vient en aide pour donner la vie.

Je t’ai prouvé, Memmius, que les êtres ne peuvent sortir du néant, et qu’ils n’y peuvent retomber ; mais, de peur que tu n’aies pas foi dans mes paroles, parce que les éléments de la matière sont invisibles, (1, 270) je te citerai des corps dont tu seras forcé de reconnaître l’existence, quoiqu’ils échappent à la vue.

D’abord, c’est le vent furieux qui bat les flots de la mer [272], engloutit de vastes navires, et disperse les nuages ; ou qui, parcourant les campagnes en tourbillon rapide, couvre la terre d’arbres immenses, abat les forêts d’un souffle, tourmente la cime des monts, et irrite les ondes frémissantes qui se soulèvent avec un bruit menaçant. Il est clair que les vents sont des corps invisibles, eux qui balayent à la fois la terre, les eaux, les nues, (1, 280) et qui les font tourbillonner dans l’espace.

C’est un fluide qui inonde et ravage la nature, ainsi qu’un fleuve dont les eaux paisibles s’emportent tout à coup et débordent, quand elles sont accrues par ces larges torrents de pluie qui tombent des montagnes, entraînant avec eux les ruines des bois, et des arbres entiers. Les ponts les plus solides ne peuvent soutenir le choc impétueux de l’onde, tant le fleuve, gonflé de ces pluies orageuses, heurte violemment les digues : il les met en pièces avec un horrible fracas ; il roule dans son lit (1, 290) des rochers énormes, et abat tout ce qui lui fait obstacle. C’est ainsi que doivent se précipiter les vents, qui chassent devant eux et brisent sous mille chocs tout ce que leur souffle vient battre comme des flots déchaînés, et qui parfois saisissent comme en un gouffre et emportent les corps dans leurs tourbillons rapides. Je le répète donc, les vents sont des corps invisibles, puisque, dans leurs effets et dans leurs habitudes, on les trouve semblables aux grands fleuves qui sont des corps apparents.

(1, 300) Enfin, ne sentons nous pas les odeurs émanées des corps, quoique nous ne les voyions pas arriver aux narines ? L’œil ne saisit ni le froid ni le chaud ; on n’a pas coutume d’apercevoir les sons : et pourtant il faut bien que toutes ces choses soient des corps, car elles frappent les sens, et il n’est rien, excepté les corps, qui puisse toucher ou être touché.

Les vêtements exposés sur les bords où la mer se brise, deviennent humides, et sèchent ensuite quand ils sont étendus au soleil ; mais on ne voit pas comment l’humidité les pénètre, ni comment elle s’en va, dissipée par la chaleur ; (1, 310) l’humidité se divise donc en parties si petites, qu’elles échappent à la vue.

Bien plus, à mesure que les soleils se succèdent, le dessous de l’anneau s’amincit sous le doigt qui le porte ; les gouttes de pluie qui tombent creusent la pierre ; les sillons émoussent insensiblement le fer recourbé de la charrue ; nous voyons aussi le pavé des chemins usé sous les pas de la foule [316] ; les statues, placées aux portes de la ville, nous montrent que leur main droite diminue sous les baisers des passants ; (1, 320) et nous apercevons bien que tous ces corps ont éprouvé des pertes, mais la nature jalouse nous dérobe la vue des parties qui se détachent à chaque moment.

Enfin les yeux les plus perçants ne viendraient pas à bout de voir ce que le temps et la nature, qui font croître lentement les êtres, leur ajoutent peu à peu, ni ce que la vieillesse ôte à leur substance amaigrie. Les pertes continuelles des rochers qui pendent sur la mer, et que dévore le sel rongeur, échappent aussi à ta vue. C’est donc à l’aide de corps imperceptibles que la nature opère.

(1, 330) Mais il ne faut pas croire que tout se tienne, et que tout soit matière dans l’espace. Il y a du vide, Memmius ; et c’est une vérité qu’il te sera souvent utile de connaître, car elle t’empêchera de flotter dans le doute, d’être toujours en quête de la nature des choses, et de n’avoir pas foi dans mes paroles. Il existe donc un espace sans matière, qui échappe au toucher, et qu’on nomme le vide. Si le vide n’existait pas, le mouvement serait impossible ; car, comme le propre des corps est de résister, ils se feraient continuellement obstacle, de sorte que nul ne pourrait avancer, (1, 340) puisque nul autre ne commencerait par lui céder la place. Cependant, sur la terre et dans l’onde, et dans les hauteurs du ciel, on voit mille corps se mouvoir de mille façons et par mille causes diverses ; au lieu que, sans le vide, non-seulement ils seraient privés du mouvement qui les agite, mais ils n’auraient pas même pu être créés, parce que la matière, formant une masse compacte, eût demeuré dans un repos stérile.

D’ailleurs, parmi les corps même qui passent pour être solides, on trouve des substances poreuses. La rosée limpide des eaux pénètre les rochers et les grottes, (1, 350) qui laissent échapper des larmes abondantes ; les aliments se distribuent dans tout le corps des animaux ; les arbres croissent, et laissent échapper des fruits à certaines époques, parce que les sucs nourriciers y sont répandus, depuis le bout des racines, par le tronc et les branches ; le son perce les murs, et se coule dans les maisons fermées ; le froid atteint et glace les os : ce qui ne pourrait se faire, si tous ces corps ne trouvaient des vides qui leur donnent passage.

Enfin, pourquoi certains corps sont-ils de différents poids sous des volumes égaux  ? (1, 361) Si un flocon de laine contient autant de matière que le plomb, il doit peser également sur la balance, puisque le propre des corps est de tout précipiter en bas. Le vide seul manque, par sa nature même, de pesanteur. Aussi, lorsque deux corps sont de grandeur égale, le plus léger annonce qu’il y a en lui plus de vide ; le plus pesant, au contraire, accuse une substance plus compacte et plus riche.

La matière renferme donc évidemment ce que j’essaye d’expliquer à l’aide de la raison, et que je nomme le vide.

(1, 371) Mais, afin que rien ne puisse te détourner du vrai, je dois prévenir l’objection que des philosophes se sont imaginé de nous faire. Suivant eux, de même que les flots cèdent aux efforts des poissons et leur ouvrent une voie liquide, parce que les poissons laissent après eux des espaces libres, où se réfugient les ondes obéissantes, de même les autres corps peuvent se mouvoir de concert, et changer de place, quoique tout soit plein. Ce raisonnement est entièrement faux : car où les poissons peuvent-ils aller, (1, 380) si la vague ne leur fait place ? et si les poissons demeurent immobiles, où les eaux trouveront-elles un refuge ? Il faut donc ou ôter le mouvement aux corps, ou admettre qu’il y a du vide mêlé à la matière, et que la matière entre en mouvement à l’aide du vide.

Enfin si deux corps plats et larges, qui se touchent, se séparent tout à coup, il se fait entre ces deux corps un vide qui doit être nécessairement comblé par l’air. Mais quoique l’air enveloppe rapidement et inonde cet espace, tout ne peut (1, 390) se remplir à la fois ; car il faut que l’air envahisse d’abord les extrémités, et ensuite le reste. Peut-être croit-on que l’air antérieurement condensé se dilate quand les corps se séparent ; mais on se trompe, car il se fait alors un vide qui n’existait pas, et un vide qui existait se comble. D’ailleurs, l’air ne peut se condenser de la sorte ; et quand même ce serait possible, le vide lui serait encore nécessaire, je pense, pour rapprocher ses parties et se ramasser en lui-même. Ainsi, quelques détours que tu cherches pour échapper à l’évidence, (1, 400) tu es obligé enfin de reconnaître que la matière renferme du vide.

À ces arguments je pourrais en joindre beaucoup d’autres, qui donneraient un nouveau poids à mes paroles ; mais il suffit de quelques traces légères pour acheminer ton esprit pénétrant à la connaissance du reste. Car, de même que les chiens, une fois sur la piste, découvrent avec leurs narines les retraites où les hôtes errants des montagnes dorment sous la feuillée qui les cache, de même tu pourras seul et de toi-même courir de découvertes en découvertes, forcer la nature dans ses mystérieux asiles, et en arracher la vérité.

(1, 411) Si ta conviction hésite, si ton esprit se relâche, je puis facilement t’en faire la promesse, cher Memmius : des preuves abondantes, que mon esprit a puisées aux grandes sources de la sagesse, vont couler pour toi de mes lèvres harmonieuses. Je crains même que la vieillesse ne se glisse dans nos membres à pas lents, et ne rompe les chaînes de notre vie, avant que cette richesse d’arguments sur toutes choses n’entre avec mes vers dans ton oreille. Mais il faut maintenant poursuivre ce que nous avions entamé.

(1, 420) La nature se compose donc par elle-même de deux principes, les corps, et le vide où ils séjournent et accomplissent leurs mouvements divers. Le sens commun atteste que les corps existent ; et si cette croyance fondamentale n’exerce pas un empire aveugle, il n’y a aucun moyen de convaincre les esprits, quand on explique par la raison ce qui échappe aux sens. Quant à ce lieu ou à cet espace que nous appelons le vide, s’il n’existait pas, les corps ne trouveraient place nulle part, et ils ne pourraient errer en tous sens, (1, 430) comme je te l’ai démontré plus haut.

En outre, il n’est aucune substance qu’on puisse déclarer à la fois indépendante de la matière, distincte du vide, et qui offre les apparences d’une troisième nature. Car, quel que soit ce principe, pour exister, il doit avoir un volume petit ou grand ; et au moindre contact, même le plus léger, le plus imperceptible, il va augmenter le nombre des corps et se perdre dans la masse. S’il est impalpable, au contraire, si aucune de ses parties n’arrête le flux des corps qui le traversent, (1, 440) n’est-ce point alors cet espace sans matière que je nomme le vide ?

D’ailleurs, tous les êtres qui existent par eux-mêmes doivent agir, ou souffrir que les autres agissent sur eux ; ou bien il faut que des êtres soient contenus et se meuvent dans leur sein. Mais il n’y a que les corps qui puissent agir ou endurer l’action des autres, et il n’y a que le vide qui puisse leur faire place. Il est donc impossible de trouver parmi les êtres une troisième nature qui frappe les sens, ou soit saisie par la raison, et qui ne tienne ni de la matière ni du vide.

(1, 450) Car on ne voit rien au monde qui ne soit une propriété ou un accident de ces deux principes. Une propriété est ce qui ne peut s’arracher et fuir des corps, sans que leur perte suive ce divorce : comme la pesanteur de la pierre, la chaleur du feu ; le cours fluide des eaux, la nature tactile des êtres, et la subtilité impalpable du vide. Au contraire, la liberté, la servitude, la richesse, la pauvreté, la guerre, la paix et toutes les choses de ce genre, se joignent aux êtres ou les quittent sans altérer leur nature, et nous avons coutume de les appeler à juste titre des accidents.

Le temps n’existe pas non plus par lui-même [460] : (1, 460) c’est la durée des choses qui nous donne le sentiment de ce qui est passé, de ce qui se fait encore, de ce qui se fera ensuite ; et il faut avouer que personne ne peut concevoir le temps à part, et isolé du mouvement et du repos des corps.

Enfin, quand on nous parle des Troyens vaincus par les armes, et de l’enlèvement de la fille de Tyndare, gardons-nous bien de nous laisser aller à dire que ces choses existent par elles-mêmes, comme survivant aux générations humaines dont elles furent les accidents, et que les siècles ont emportées sans retour. (1, 470) Disons plutôt que tout événement passé est un accident du pays, et même du peuple qui l’a vu s’accomplir.

S’il n’existait point de matière ni d’espace vide dans lequel agissent les corps, jamais les feux de l’amour, amassés par la beauté d’Hélène dans le cœur du Phrygien Pâris, n’eussent allumé une guerre que ses ravages ont rendue fameuse, et jamais le cheval de bois n’eût incendié Pergame la Troyenne, en enfantant des Grecs au milieu de la nuit. Tu vois donc que les choses passées (1, 480) ne subsistent point en elles-mêmes, comme les corps, et ne sont pas non plus de même nature que le vide ; mais que tu dois plutôt les appeler accidents des corps, ou de cet espace dans lequel toutes choses se font.

Parmi les corps, les uns sont des éléments simples et les autres se forment de leur assemblage. Les éléments ne peuvent être rompus ni domptés par aucune force, tant ils sont solides ! Et pourtant, il semble difficile de croire que des corps aussi solides existent dans la nature, (1, 490) car la foudre du ciel perce les murs de nos demeures, ainsi que le bruit et la voix ; le fer blanchit au feu ; des vapeurs ardentes font éclater les pierres ; les flammes amollissent et résolvent la dure substance de l’or ; l’airain, vaincu par elles, fond comme la glace ; la chaleur et le froid pénètrent aussi l’argent, car nous sentons l’un et l’autre à travers les coupes que nous tenons à la main, quand on y verse d’en haut une onde limpide : tant il semble que la matière manque de solidité. Mais puisque la raison et la nature même (1, 500) nous empêchent de le croire, cher Memmius, écoute ; je vais te prouver en quelques vers qu’il y a des corps solides et impérissables, et nous les regardons comme les éléments des choses et les germes du monde, qui est formé tout entier de leur substance.

D’abord, puisque nous avons trouvé que la matière et l’étendue où elle s’agite sont deux choses opposées par leur double nature, chacune doit être indépendante, et pure de tout mélange : car il n’y a pas de matière là où s’étend le vide, (1, 510) il n’y a pas de vide là où se tient la matière. Les corps premiers sont donc solides, et manquent de vide.

D’ailleurs, puisque les corps formés par eux en renferment, il faut que de la matière solide l’enveloppe ; car on ne prouvera jamais par la saine raison que des corps recèlent et emprisonnent le vide, sans avoir de substance solide qui le contienne. Or, il n’y a que les assemblages de corps simples qui puissent enfermer et contenir le vide : de là résulte que les éléments, étant solides, (1, 520) subsistent éternellement, tandis que les autres corps tombent en ruine.

En outre, s’il n’y avait pas d’étendue sans matière, toute la nature serait solide ; et si, au contraire, il n’y avait pas de corps qui remplissent exactement l’espace qu’ils occupent, le monde formerait un vide immense. Mais la matière et l’étendue sont bien distinctes, puisque tout n’est pas plein et que tout n’est pas vide : il existe donc certains corps qui séparent le vide du plein.

Ces corps ne se brisent jamais sous un choc extérieur, (1, 530) et rien ne peut les pénétrer à fond et les dissoudre ; car ils sont inaltérables et indestructibles, comme je te l’ai montré un peu plus haut. Et, en effet, on ne conçoit pas que, sans le vide, les corps puissent se heurter, se rompre, se fendre, ou donner passage à l’humidité, au froid, et au feu plus pénétrant encore, qui consument tous les êtres. Plus un corps renferme de vide, plus ils l’attaquent profondément et le dévorent : de sorte que si les corps sont solides et manquent de vide, (1, 540) comme je te l’ai enseigné, ils doivent aussi être impérissables.

Si la matière n’était pas éternelle, le monde eût déjà retourné au néant, et le néant eût enfanté tout ce que nous voyons aujourd’hui. Mais comme j’ai prouvé aussi que rien ne sort du néant et que rien ne peut y retomber, il faut des éléments impérissables, et en qui toute chose se résout à son heure suprême, pour que la matière soit à même de réparer ses pertes. Les éléments sont donc simples et solides, et ils ont pu, à cette condition seule, durer autant que les âges, et renouveler les êtres depuis des temps infinis.

(1, 550) Enfin, si la nature n’eût mis des bornes à la fragilité des corps, les éléments de la matière, déjà brisés par les siècles [552], seraient tellement appauvris, que les êtres formés de leur assemblage ne pourraient arriver au terme de leur croissance dans un temps fixe ; car on voit que tout se ruine plus vite que tout ne se reproduit, et par conséquent le reste des âges ne suffirait pas à réparer les corps que cette longue suite de siècles maintenant écoulés (1, 560) eussent rompus et mis en poussière. Mais il est évident que leur fragilité a des limites invariables, puisque nous voyons toutes les espèces se renouveler, et atteindre dans un espace déterminé la fleur de leur âge.

Cependant, quoique les éléments soient solides, ajoutons que toutes les choses qui naissent, étant mêlées de vide, peuvent être molles comme l’air, l’eau, la terre, les chaudes vapeurs, quelle que soit la cause de leur peu de consistance. (1, 571) Mais au contraire, si les éléments étaient mous, on ne saurait expliquer comme se forme la dure substance des rocs et du fer, parce que la nature manquerait alors de base solide. Les éléments sont donc solides et simples ; et plus ils sont étroitement unis, plus les substances se montrent compactes et fortes.

Supposons même que le partage des corps soit illimité : encore faut-il que depuis une éternité (1, 580) les assemblages conservent encore des atomes qui ont échappé aux épreuves du péril. Or, puisque ces matières sont de nature fragile, il répugne qu’elles aient pu avoir une durée éternelle, éternellement tourmentée par des chocs innombrables.

Enfin, puisque la croissance des êtres a un terme, ainsi que leur existence ; puisque les lois de la nature fixent ce que tous peuvent ou ne peuvent pas ; puisque rien ne change, mais que tout demeure tellement uniforme (1, 590) que les oiseaux montrent invariablement sur leur plumage les mêmes taches qui distinguent leur espèce ; les corps doivent avoir pour base des substances inaltérables. Car si les éléments pouvaient être vaincus et altérés par une force quelconque, nous ne saurions plus ce qui peut ou ne peut pas naître, ni comment la puissance des corps a des limites infranchissables ; et les êtres ne pourraient reproduire tant de fois dans chaque race la nature, le genre de vie, les mouvements et les habitudes de leurs pères.

(1, 600) En outre, puisque la cime des atomes est un point de matière voilé aux sens, elle doit être dépourvue de parties et atteindre le terme de la petitesse. Jamais elle ne fut et jamais elle ne sera isolée, car elle ne forme que la première couche, que l’écorce d’un assemblage ; et mille parties de même nature s’amoncellent, s’amoncellent tour à tour, pour achever la masse de l’atome. Or, si elles sont incapables d’exister à part, il leur faut un enchaînement tel que rien ne puisse les arracher.

(1, 610) Les éléments sont donc simples et solides ; car ils ne se forment point par un assemblage de substances étrangères, mais ils consistent en atomes inséparables ; et forts de leur éternelle simplicité ; et la nature, se réservant les germes, ne souffre pas que ces atomes se détachent et dépérissent.

D’ailleurs, s’il n’y a aucun terme à la petitesse, les moindres corps se composeront de parties innombrables, puisque la moitié même de chaque moitié aura la sienne, et se partagera à l’infini. (1, 620) Quelle différence restera-t-il donc entre une masse énorme et un atome imperceptible ? Aucune ; car, quoique le monde soit immense, la plus petite chose contiendra autant de parties que le monde. Mais comme la saine raison se récrie et rejette une telle idée, tu es obligé de reconnaître qu’il y a certains corps qui ne peuvent plus avoir de parties, et qui sont de la plus petite nature possible ; et que si ces corps existent, ils doivent être solides et éternels.

(1, 629) Mais si, après avoir fait toutes choses, la nature avait coutume de les réduire en atomes indivisibles, elle ne pourrait plus les reproduire, parce que la matière, qui demeurerait éparse, manquerait de tout ce que doivent avoir les corps générateurs, comme les différents assemblages, le poids, les rencontres, les chocs et les mouvements à l’aide desquels tous les êtres se forment.

Ainsi donc ceux qui pensent que le feu est le seul élément des choses et que toute la nature se compose de feu, me semblent égarés loin de la saine raison. Le premier [639] qui engagea cette lutte, fut Héraclite, (1, 640) célèbre par un obscur langage plutôt parmi les esprits vides que parmi les hommes sages de la Grèce qui cherchent la vérité. Car les sots aiment et admirent surtout les idées qui se cachent sous des termes équivoques, et ils acceptent pour vrai tout ce qui flatte leurs oreilles, et tout ce qui est fardé de paroles harmonieuses.

Mais je demande comment les choses peuvent être si variées, si elles ne se composent que de feu pur : car il ne servirait à rien que les atomes de feu devinssent plus denses ou plus rares, puisque ces atomes auraient la même nature que la masse du feu. (1, 651) La chaleur serait plus vive, si les parties étaient serrées ; et plus languissante, si elles étaient écartées et lâches ; mais voilà tout ce que tu peux attendre de pareilles causes, tant il s’en faut que la diversité des êtres soit produite par un feu épais ou rare.

Et encore faudrait-il admettre que les corps renferment du vide, pour que le feu pût être ou plus rare ou plus dense. Mais comme ces philosophes, apercevant les contrariétés de leur système, ne veulent pas laisser au monde le vide pur, (1, 660) ils se perdent pour éviter un pas difficile, et ils ne voient pas que, sans le vide, tous les corps deviennent compacts et forment une seule masse, dont rien ne peut se détacher par des émissions rapides, tandis que le feu jette la chaleur et la lumière ; ce qui prouve que ses parties ne manquent pas de vide.

Peut-être croit-on que les atomes de feu peuvent s’éteindre quand ils s’amassent, et changer de nature ; mais si, en effet, aucune partie n’échappe à cette altération, toute la chaleur sera engloutie par le néant, (1, 670) et le néant seul enfantera les corps qui naissent : car tout ce qui sort de ses limites et dépouille son être se frappe de mort. Il faut donc que les atomes demeurent inaltérables, pour que les êtres ne soient pas anéantis ; et que la nature ne refleurisse point au sein du néant.

Or, puisqu’il y a des corps élémentaires qui conservent éternellement la même nature, et qui renouvellent et transforment les êtres suivant qu’ils s’y ajoutent ou s’en détachent, (1, 680) il est facile de voir que ce ne sont pas des atomes de feu ; car alors ils auraient beau se quitter, se joindre, changer de place ou changer d’ordre, ils n’en garderaient pas moins leur nature brûlante, et le feu seul pourrait naître du feu. Mais voici, selon moi, comme tout se passe : il existe des corps qui par leurs mouvements, leurs rencontres, leur ordre, leur position et leur forme, produisent le feu, et qui varient leurs productions en même temps que leur ordre, quoique pourtant ils ne tiennent ni du feu ni des autres corps dont les émanations (1, 690) atteignent et frappent nos sens.

Dire que tout est du feu, que le feu est le seul corps véritable, comme le fait Héraclite, me paraît donc une grande folie. Car il combat les sens par les sens mêmes, et il affaiblit leur témoignage, sur qui reposent toutes nos croyances, et qui lui a fait connaître ce qu’il nomme le feu. Il croit, en effet, que le feu peut être connu par les sens ; mais il ne le croit pas des autres corps, qui ne sont pourtant pas moins sensibles. Voilà ce qui me semble faux et extravagant. (1, 700) Où faut-il donc nous adresser ? Que peut-il y avoir de plus infaillible que les sens ? et, sans eux, comment distinguerions-nous le faux du vrai ?

D’ailleurs, pourquoi anéantir tous les autres corps et ne laisser que le feu dans la nature, plutôt que de nier le feu et de reconnaître tous les autres corps ? Ces deux opinions ne sont pas plus folles l’une que l’autre.

Ainsi donc ceux qui croient que le feu est le seul élément des choses, et que le monde peut être composé de feu ; et ceux qui assignent l’air comme principe générateur aux corps ; et ceux qui prétendent que l’eau (1, 710) forme les êtres de sa propre substance, ou que la terre produit tout et revêt toutes les natures, sont allés se perdre, ce me semble, bien loin de la vérité.

Ajoutons-y encore ceux qui doublent les éléments et joignent le feu et l’air à la terre et à l’eau, et ceux qui pensent que tout peut naître de ces quatre corps réunis, de la terre, du feu, de l’air et de l’onde. À la tête de ces derniers est Empédocle l’Agrigentin [717], enfanté sur les bords triangulaires de cette île que les flots azurés de la mer Ionienne baignent et embrassent de leurs replis immenses, (1, 721) et que des ondes qui bouillonnent dans un canal étroit séparent des rivages éoliens. Là se trouve la vaste Charybde ; là gronde l’Etna, qui menace d’amonceler encore ses flammes irritées, pour que de nouveaux feux jaillissent arrachés de ses flancs, et lancent encore leurs éclairs jusqu’au ciel. Cette terre toute peuplée de grandes choses, et que les nations humaines admirent et aiment tant à voir ; cette terre, si riche de productions utiles, et forte d’un épais rempart de héros, (1, 730) n’a jamais rien eu de plus illustre ni de plus sacré, de plus admirable ni de plus cher au monde, que ce grand philosophe. Aujourd’hui encore on se récrie sur les vers échappés de son esprit divin, et on proclame ses sublimes découvertes, qui laissent à peine croire que ce fut un enfant des hommes.

Mais quoique Empédocle et les autres dont j’ai parlé plus haut, et qui lui sont de beaucoup inférieurs sous mille rapports, aient trouvé avec une sagesse divine tant de belles choses, et que, du sanctuaire de leur génie, ils aient rendu des oracles plus sacrés et plus infaillibles que ceux (1, 740) que la Sibylle tire du trépied saint et des lauriers de Phébus, ils ont tous échoué sur les éléments, comme sur un écueil, et ces grands esprits y ont fait un grand naufrage. D’abord, ils admettent le mouvement et rejettent le vide du monde ; ils y laissent des substances molles et poreuses, comme l’air, le soleil, le feu, la terre, les animaux, les fruits, et cependant ils ne les mêlent pas de vide. Ensuite, ne marquant aucune fin au partage des êtres, aucun repos à leur fragilité, ils ne voient rien qui soit de moindre volume. (1, 750) Or, nous apercevons mille corps réduits à un point qui paraît à nos organes infiniment petit ; et tu peux en conclure que leurs débris invisibles aboutissent enfin au terme de la petitesse.

De plus, puisque les éléments établis par ces philosophes sont des substances molles, qui naissent et qui meurent tout entières, il faut que les êtres retournent au néant, et que le néant ressuscite la nature ; mais tu sais déjà combien ces deux choses sont bien loin de la vérité.

(1, 760) Ensuite ces éléments sont ennemis, et comme des poisons les uns pour les autres : ils doivent donc ou périr quand ils se rassemblent, ou se disperser comme se dispersent la foudre, les vents et la pluie, chassés par la tempête.

Enfin, puisque vous dites que tous les corps naissent de quatre choses, et que tous les corps y retournent après leur ruine, pourquoi ces choses peuvent-elles passer pour les éléments des autres, plutôt que les autres ne passent pour leurs éléments ? car elles se produisent tour à tour, et elles échangent sans cesse leur forme et leur nature. (1, 770) Mais si tu crois que le feu et la terre peuvent unir leur substance au souffle de l’air et à la rosée de l’onde, sans que ce mélange les altère, ils ne pourront du moins rien produire, ni être vivant, ni corps inanimé, parce que chacun déploiera sa nature dans cet amas divers, et que nous y verrons de l’air et du feu mêlés à de la terre et à de l’eau ; et il faut, au contraire, que les éléments emploient à former les êtres une substance mystérieuse et invisible, (1, 780) de peur que le principe ne se montre partout, et ne s’oppose à ce que chaque être ait sa nature propre.

Bien plus, ils font tout naître du ciel et de ses feux : le feu se change le premier en air ; l’air enfante l’eau, l’eau forme la terre ; puis la terre les reproduit tous, en remontant la chaîne, l’eau d’abord, ensuite l’air, et enfin le feu ; et ils ne cessent de se transformer ainsi, et de voyager du ciel à la terre et de la terre aux astres. Mais les éléments ne peuvent agir de la sorte, (1, 790) et il doit y avoir une substance inaltérable, pour que le monde ne retourne pas au néant : car tout ce qui sort de ses limites et dépouille son être se frappe de mort. Ainsi, puisque les corps dont je viens de parler échangent leur nature, ou ils se composent eux-mêmes de corps qui ne peuvent changer, ou la nature sera anéantie. Pourquoi donc ne pas admettre plutôt des éléments de telle sorte, qu’après avoir formé du feu, (1, 800) ils n’aient qu’à y ajouter ou à y retrancher quelques atomes, et qu’à changer de mouvement ou de place, pour en faire de l’air, et pour changer de même toutes choses en choses nouvelles ?

Mais il est évident, diras-tu, que tous les corps naissent de la terre, que tous en sont nourris, et que si le ciel ne leur verse ses pluies bienfaisantes aux instants propices, si les jeunes arbres ne fléchissent sous la rosée des nuages, si le soleil à son tour ne les caresse de ses feux et ne leur donne la chaleur, ni les moissons, ni les arbres, ni les animaux, ne peuvent croître. Sans doute : de même que si des aliments secs et des substances liquides et molles ne (1, 810) soutiennent notre corps, il dépérit, et la vie se détache des os et des nerfs en ruines. Car il est certain que nous sommes soutenus et alimentés par des substances particulières, ainsi que les différents êtres ; et ils veulent tous une nourriture différente, parce que les mille principes communs à toutes choses se combinent dans mille corps de mille façons diverses. Et souvent leur mélange, leur position, et les mouvements que tous impriment ou reçoivent, influent beaucoup sur les êtres ; (1, 820) car les mêmes éléments qui forment la terre, le ciel, la mer, les fleuves et le soleil, engendrent aussi les arbres, les moissons et les animaux ; mais ils sont mêlés à d’autres, et leur arrangement diffère.

Bien plus, dans ces vers eux-mêmes tu aperçois çà et là mille lettres, éléments communs de mille mots, et pourtant tu es obligé de reconnaître que les mots et les vers ont chacun leur sens et leur harmonie distincte, tant les éléments ont de puissance, même quand ils ne font que changer leur ordre ! Mais les éléments des corps sont plus nombreux que ceux des mots, et ils se combinent davantage pour varier les êtres.

(1, 830) Examinons maintenant l’Homœomérie d’Anaxagore [830], mot grec que la pauvreté de notre langue nous empêche de traduire : il est facile de faire connaître ce que le philosophe donne pour élément des choses, en le nommant homœomérie. Suivant Anaxagore, les os se composent de petits os, et chaque viscère de viscères déliés, imperceptibles ; le sang est formé de mille gouttes de sang, l’or de mille parcelles (1, 840) d’or, et la terre de mille terres entassées ; le feu est un amas de feu, l’eau un amas d’eau, et tous les êtres se produisent de même. Mais Anaxagore ne nous accorde pas que la matière contienne du vide, ni que le partage des corps ait des bornes : il me paraît donc se tromper également en ces deux points, et il se trompe comme ceux que nous avons cités plus haut.

Ajoutons que les éléments sont trop faibles, si on peut appeler éléments des choses qui sont de même nature que les corps, qui endurent tout ce que les corps souffrent, (1, 850) et qui périssent aussi, sans que rien les arrête sur le penchant de leur ruine. Car en est-il une qui tiendra contre une attaque violente, et qui échappera à sa perte sous les dents de la mort ? sera-ce le feu ? l’eau ? l’air ? le sang ? les os ? laquelle enfin ? Aucune, je pense, puisque toutes sont périssables comme les êtres, qui, vaincus par une force quelconque, meurent, et se dérobent à nos yeux. Mais je te rappelle que rien, ne retombe dans le néant, et que rien ne peut en naître ; ce que nous avons déjà prouvé.

D’ailleurs, puisque les éléments accroissent et nourrissent les corps, (1, 860) il est évident que les veines, le sang, les os et les nerfs sont formés de parties hétérogènes ; ou si on prétend que les aliments eux-mêmes sont des substances qui contiennent des parcelles de nerfs, des os, des veines et des gouttes de sang, on admet alors que toute nourriture, tant sèche que liquide, se compose de parties hétérogènes, puisque des os, des veines, du sang et des nerfs y sont mêlés.

En outre, si toutes les productions de la terre sont enfermées dans le sol, il faut que la terre soit composée (1, 870) de parties différentes, qui sortent tour à tour du sol. Tu peux appliquer à tout le même raisonnement et les mêmes mots : si la flamme, la fumée et la cendre sont cachées dans le bois, il faut que le bois soit composé de parties différentes, et que ces parties différentes sortent tour à tour du bois.

Il reste ici à Anaxagore un faible refuge : il s’y jette, et prétend que tous les corps renferment tous les autres, mais que les yeux ne saisissent que celui dont les éléments y dominent et sont placés à la surface, plus à portée des sens. (1, 880) Mais la saine raison repousse cette défaite car il faudrait alors que les grains, écrasés sous le choc terrible de la meule laissassent échapper des traces de sang ou de quelques autres corps qui font partie de notre substance, et que la pierre broyée sur la pierre fût aussi ensanglantée ; il faudrait, pour la même raison, que des gouttes de lait aussi pures et aussi savoureuses que le lait des brebis jaillissent des herbes ; il faudrait, quand on brise les mottes de terre, voir des herbes, des plantes, des feuilles, dispersées, enfouies toutes petites dans le sol ; (1, 890) il faudrait enfin, quand on coupe le bois, y trouver des atomes de fumée, de feu et de cendre. Mais comme les sens attestent que rien de tout cela ne se fait, on en peut conclure que les corps ne sont point ainsi mêlés aux corps, mais que tous renferment des éléments communs, et arrangés de mille façons diverses.

Cependant, me dis-tu, il arrive parfois que, sur les hautes montagnes, des arbres, contraints par un vent impétueux, entre-choquent et frottent leurs cimes, où éclot enfin une couronne de feu resplendissante. (1, 900) Sans doute ; mais il ne faut pas croire que le bois contienne du feu : il ne renferme que des atomes inflammables, qui, amassés par le frottement des arbres, allument un incendie dans les forêts. Si la flamme se cachait au sein des forêts mêmes, elle ne pourrait se contenir un instant : elle brûlerait sans cesse les arbres, et elle dévorerait les bois.

Ne vois-tu pas déjà, comme nous le disions un peu plus haut, que le mélange des atomes, leur arrangement, et les impulsions que tous donnent ou reçoivent, sont d’une extrême importance ? (1, 910) car leur moindre transposition engendre le feu du bois : ainsi les mots latins de bois et de feu ont pour base des lettres qui changent à peine de rang, quoique tous deux forment un son distinct.

Enfin, si tu ne peux expliquer tout ce qui se passe dans les corps sensibles, sans leur assigner des éléments de même nature, les principes de la matière sont anéantis, ou ils doivent avoir, ainsi que les êtres, les joues baignées de larmes amères, et les lèvres agitées par le tremblement du rire.

(1, 920) Maintenant, ô Memmius, écoute et apprends ce qui te reste à connaître. Je sais combien ces matières sont obscures ; mais de glorieuses espérances ont frappé mon âme du plus vif enthousiasme, et lui ont imprimé le doux amour des Muses. Animé de leur feu, soutenu par mon génie, je parcours des sentiers du Piérus qui ne sont point encore battus, et que nul pied ne foule. J’aime à m’approcher des sources vierges, et à y boire ; j’aime à cueillir des fleurs nouvelles, et à me tresser une couronne brillante là où jamais une Muse ne couronna un front humain : (1, 930) d’abord, parce que mes enseignements touchent à de grandes choses, et que je vais affranchissant les cœurs du joug étroit de la superstition ; ensuite, parce que je fais étinceler un vers lumineux sur des matières obscures, et que je revêts toute chose des grâces poétiques. Et ce n’est pas sans raison. Le médecin veut-il faire boire aux enfants l’absinthe amère ; il commence par enduire les bords du vase d’un miel pur et doré, afin que leur âge imprévoyant se laisse prendre à cette illusion des lèvres, et qu’ils avalent le noir (1, 940) breuvage : jouets plutôt que victimes du mensonge, car ils recouvrent ainsi les forces et la santé. De même, comme nos enseignements paraissent amers à ceux qui ne les ont point encore savourés, et que la foule les rejette, j’ai voulu t’exposer ce système dans la langue mélodieuse des Piérides, et le dorer, en quelque sorte, du miel de la poésie ; espérant retenir ton âme suspendue à mes vers, tandis que je te ferais voir toute la nature des choses avec son ajustement harmonieux et sa forme.

(1, 950) Tu sais déjà que les éléments de la matière sont solides, et voltigent éternellement, sans être vaincus par les âges : examinons à présent si la somme des atomes est bornée ou infinie ; voyons de même si le vide que nous avons trouvé dans la nature, c’est-à-dire le lieu ou espace au sein duquel les corps agissent, est terminé de toutes parts, ou s’il a une étendue et une profondeur immenses.

Le grand tout ne se termine dans aucun sens ; car autrement il aurait une extrémité. Mais un corps ne peut en avoir, je pense, (1, 960) si on voit au delà quelque chose qui le limite, et qui empêche la vue de passer outre. Or, puisqu’il faut avouer que rien n’existe au delà du monde, le monde n’a donc aucune extrémité, et par conséquent il n’a ni fin ni mesure. Peu importent les régions où tu es placé : quelque lieu que tu occupes, un espace sans bornes te restera ouvert en tous sens.

En supposant même que le grand tout finisse, si un homme va se placer au bout du monde, comme le dernier point de ses dernières limites, et que de là il jette une flèche ailée ; (1, 970) lequel aimes-tu mieux, ou que le trait, lancé avec force, aille là où il a été envoyé, et vole au loin ; ou que je ne sais quoi l’arrête, et lui fasse obstacle ? Car il faut choisir ; et, quelque parti que tu prennes, tu ne peux nous échapper, et tu es réduit à accorder au monde une étendue infinie. En effet, soit que la flèche, arrêtée par un obstacle, ne puisse achever sa course et atteindre le but, soit qu’elle passe outre, elle ne part pas de l’extrémité du monde. Je te poursuivrai ainsi ; et, dans quelque lieu que tu fixes (1, 980) des bornes, je te demanderai ce qui arrivera à la flèche. Il arrivera que, pour lui faire place, les bornes reculeront, et le monde se prolongera sans cesse.

D’ailleurs, si des limites infranchissables emprisonnaient la nature de toutes parts, et que son étendue fût bornée, les corps solides, emportés par leur poids, tomberaient en masse vers le fond du monde : rien ne pourrait se faire sous la voûte du ciel, et le ciel même n’existerait pas, ainsi que la lumière du soleil, puisque toute la matière, depuis des temps infinis, eût formé, en s’affaissant, une masse inerte. (1, 991) Mais on sait, au contraire, que les éléments ne connaissent pas le repos, parce que le monde n’a pas de fond où ils puissent s’entasser et fixer leur demeure. Ils se meuvent sans cesse pour enfanter toutes choses dans toutes les parties, et les gouffres inférieurs vomissent aussi des flots de matière perpétuellement agitée.

Enfin, les yeux attestent que les corps sont limités par les corps : l’air coupe les montagnes, et les montagnes coupent l’air ; la terre borne les ondes, et les ondes embrassent la terre : (1, 1000) mais il n’existe, au delà du monde, rien qui le termine. Telles sont donc l’immensité et la profondeur du vide, que les plus grands fleuves y couleraient pendant toute la durée des âges sans le parcourir, et sans être plus avancés au terme de leur course : tant il y a d’espace ouvert aux êtres, quand on ôte de toutes parts toutes les bornes au monde !

La nature ne permet pas, d’ailleurs, que le monde puisse se borner lui-même ; car elle veut que le vide soit terminé par le corps, et le corps par le vide, pour que tous deux, en se limitant sans cesse, se prolongent à l’infini. (1, 1011) Si les corps et le vide ne se bornaient tour à tour, mais que le vide seul fût immense par sa nature, ni la terre, ni la mer, ni la voûte brillante du ciel, ni la race des hommes, ni les corps sacrés des dieux, ne pourraient subsister un instant ; car la matière, dont la masse ne serait plus assujettie, flotterait éparse dans l’immensité du vide ; ou plutôt elle n’eût jamais été assez compacte pour former les corps, parce que les atomes dispersés n’auraient pu s’unir.

(1, 1020) On ne dira pas sans doute que les éléments se soient rangés à dessein et avec intelligence chacun à leur place, ni qu’ils aient réglé de concert leurs mouvements réciproques. Mais comme, depuis tant de siècles, ces atomes innombrables se combinent de mille façons, et sont agités par mille chocs au sein du vide immense ; après avoir essayé des mouvements et des assemblages de toute sorte, ils sont enfin parvenus à cet arrangement qui a produit le monde, qui a conservé la nature durant de longues années, en assujettissant les corps à des mouvements harmonieux, (1, 1030) et qui fait que les rivières abreuvent la mer avide de leurs eaux abondantes, que la terre pénétrée des chaudes vapeurs du soleil renouvelle ses fruits, que toutes les espèces vivantes refleurissent, et que les feux errants du ciel sont alimentés : ce qui ne pourrait se faire, si les richesses inépuisables de la matière ne fournissaient pas éternellement de quoi réparer les pertes éternelles des êtres.

Quand les animaux sont privés de nourriture, leur nature s’épuise, leur corps se ruine : de même toutes les substances doivent périr, aussitôt que la matière, détournée de sa route par un accident quelconque, cesse de les alimenter.

(1, 1041) Il ne serait pas juste de dire que des chocs extérieurs assujettissent le grand assemblage du monde. Les atomes peuvent bien, à force de coups répétés, suspendre la ruine d’une partie, jusqu’à ce que d’autres accourent et complètent la masse ; mais ils sont obligés de rejaillir eux-mêmes, quand ils choquent les principes ; et ils leur donnent ainsi le temps et la place nécessaires pour fuir, errants et libres, loin du grand assemblage. Il est donc indispensable que les atomes se succèdent sans relâche : mais, pour que ces atomes mêmes suffisent à frapper tous les corps, il faut que la matière soit infinie.

(1, 1051) Surtout ne va pas croire, cher Memmius, que les êtres tendent vers le centre du monde [1051], comme le disent quelques hommes, et que par conséquent la nature subsiste sans être maintenue par des chocs extérieurs, et que les extrémités ne se détachent pas de la masse, parce que tous les corps aspirent au centre. Mais peux-tu croire que des êtres se soutiennent eux-mêmes ; que des corps pesants, qui occupent le bout opposé de la terre, tendent à gravir et demeurent à la surface, retournés comme les images que nous apercevons dans les eaux ? (1, 1060) On soutient même que des espèces vivantes errent ainsi à la renverse, incapables de tomber dans les abîmes, autant que nos corps de voler eux-mêmes à la cime des nues. Quand ces êtres voient le soleil, les étoiles nous éclairent : ils partagent avec nous la lumière et l’ombre, et leurs nuits sont égales à nos jours.

(1, 1068) Quelques insensés ont été conduits à ces erreurs et à ces fables ridicules, parce que dès leurs premiers pas ils ont fait fausse route. Car si le vide est un espace sans bornes, il ne peut avoir de milieu ; et même, si ce milieu existe, il n’y a aucune raison pour que les corps y séjournent plutôt que dans les autres parties de l’espace. (1, 1073) Toute cette étendue immense, que nous appelons le vide, doit faire place aux corps pesants partout où leur mouvement les emporte, que ce soit au milieu ou non. Il n’y a donc pas de lieu où les corps perdent leur poids, et où ils se fixent au sein du vide : le vide ne peut se soutenir, il leur cède toujours, comme le veut la nature ; (1, 1080) et ainsi il n’est pas vrai que les êtres maintiennent eux-mêmes leur assemblage, tant ils aiment le centre du monde !

D’ailleurs, on nous accorde que ce penchant n’est pas universel : la terre, les liquides, le fluide des mers, les grandes eaux des montagnes, et tous les corps qui participent à la nature terrestre, sont attirés vers le centre ; mais le souffle léger des airs et les atomes du feu en sont écartés : et ce qui fait que les astres scintillent à la voûte du ciel, et que la flamme du soleil se nourrit dans les plaines azurées, (1, 1090) c’est que la chaleur, en fuyant du centre, s’y amoncelle tout entière. De même les espèces vivantes sont alimentées par des corps échappés de la terre ; de même les arbres ne pourraient fleurir et croître, si la terre ne fournissait à chaque rameau sa nourriture. Ces philosophes avouent aussi que le firmament enveloppe le monde, (1, 1095) de peur que ses extrémités ne se détachent tout à coup, et ne se dispersent ainsi que des flammes ailées au sein du vide, et que toute la masse ne les suive ; de peur que le ciel étincelant de tonnerres ne croule sur nos têtes, que la terre ne se dérobe sous nos pieds, que les corps, ruinés eux-mêmes au milieu des ruines confuses du ciel et de la terre, (1, 1101) ne soient engloutis dans les abîmes du vide, et que bientôt rien ne demeure au monde, excepté des atomes invisibles et une immense solitude. Car, aussitôt que les moindres éléments se détachent, il y a une porte ouverte à la mort, et toute la matière ne tarde pas à s’échapper.

Si tu as bien compris ce que je viens de te dire, tu saisiras sans peine le reste ; car ces vérités éclairciront des vérités nouvelles, et dissiperont la nuit épaisse qui empêche ta vue de pénétrer au fond de la nature, tant elles jetteront de lumière les unes sur les autres.





LIVRE II.


(2, 1) Il est doux, lorsque la mer est grosse, lorsque le vent agite les ondes, de contempler du rivage la détresse des autres ; non que leurs tourments soient une jouissance pour nous, mais parce que nous aimons à voir de quels maux nous sommes exempts [4]. Les grandes batailles engagées dans la plaine réjouissent aussi la vue, quand on les voit sans péril ; mais rien n’est plus doux que de se placer aux cimes de la science [7], dans les sanctuaires inviolables que bâtit la paisible sagesse, et du haut desquels on découvre le reste des hommes (2, 10) qui errent çà et là dans la vie, cherchant un chemin à suivre ; qui luttent de génie, qui disputent de noblesse, et qui nuit et jour se consument en efforts admirables pour atteindre le faîte des richesses ou de la puissance.

Misérable humains ! cœurs aveugles !… dans quelles ténèbres et dans quels périls se passe ce peu de vie que nous avons ! Vous êtes donc sourds au cri de la nature, qui ne veut pas seulement que vous écartiez la douleur du corps, mais aussi que les âmes, libres de soucis et de terreurs aient leurs jouissances, leur bien-être ?

(2, 20) Le corps a peu de besoins : il faut peu de chose pour le garantir de la souffrance, pour lui procurer mille délices ; et souvent la nature ne demande pas davantage. Si les hommes ne possèdent pas de ces riches statues qui tiennent à leur main droite des lampes étincelantes [24], et jettent des flots de lumière sur la débauche des nuits ; si l’argent et l’or ne brillent pas dans leurs demeures ; si les lyres harmonieuses ne retentissent point sous les voûtes et les lambris dorés, ils peuvent du moins, étendus ensemble sur des herbes molles, (2, 30) au bord des frais ruisseaux et sous le feuillage des grands arbres, ils peuvent goûter à peu de frais toutes les jouissances du corps, surtout lorsque la saison est riante, lorsque le printemps émaille de fleurs les vertes prairies.

La fièvre brûlante quitte-t-elle plus vite tes membres, quand ils se tordent sur des étoffes brodées et éclatantes de pourpre, que quand il faut dormir sur la couche grossière du peuple ?

Ainsi donc, puisque ni les trésors, ni la noblesse, ni la gloire du diadème, ne profitent au corps, il faut croire que ces biens superflus ne sont pas moins inutiles à l’âme. (2, 40) Lorsque tu vois bouillonner dans la plaine tes légions innombrables, qui offrent un simulacre de bataille ; lorsque tu vois la mer écumer sous tes flottes qui se développent et manœuvrent au sein des ondes, penses-tu que la superstition timide fuit épouvantée par cet appareil ; que les terreurs de la mort se dissipent, et te laissent à jamais la paix du cœur ?

Mais, au contraire, si toutes ces forces ne sont que des jouets ridicules ; si les craintes et les inquiétudes qui poursuivent sans cesse les hommes ne s’émeuvent ni du retentissement des armes, ni des traits cruels ; si elles habitent audacieusement parmi les rois et les puissants de la terre ; (2, 50) si elles ne sont pas éblouies par le rayonnement de l’or ou la splendeur étincelante des vêtements de pourpre, pourquoi douter encore que la raison seule soit assez puissante pour les chasser ? surtout puisque nos angoisses viennent des ténèbres où la vie se passe. Car, de même que les enfants, aveuglés par la nuit, tremblent et ont peur de tout ; de même nous sommes assiégés au grand jour de mille terreurs aussi vaines que celles que les enfants se forgent au sein des ombres. Or, pour dissiper ces ténèbres et cet effroi des âmes, il ne suffit pas des rayons du soleil ni des traits enflammés du jour : (2, 60) il faut la raison, et un examen lumineux de la nature.

Je vais donc expliquer par quels mouvements les atomes forment les corps divers pour les briser ensuite, quelles force les pousse à le faire, et avec quelle vitesse ils se meuvent au sein du vide immense. Écoute, Memmius, et sois tout a mes paroles.

La matière ne peut être compacte et immobile [66], puisque nous voyons chaque substance diminuer à la longue, s’épuiser par ses pertes, et se dérober à nos yeux quand arrive la vieillesse. (2, 70) Mais la masse ne souffre pas de ce dépérissement ; car si les atomes appauvrissent les corps dont ils se détachent, ils accroissent ceux auxquels ils s’ajoutent, et la décrépitude des uns fait éclore la jeunesse des autres. Jamais les atomes ne se fixent, et c’est ainsi que la nature se renouvelle sans cesse, que les générations humaines se font place tout à tour : celles-ci croissent, celles-là dépérissent ; et bientôt les races changent, et le flambeau de la vie passe de main en main, comme la torche des coureurs.

Si tu crois que les éléments se reposent, (2, 80) et que leurs repos enfante de nouveaux mouvements, tu vas te perdre bien loin de la vérité. Car, puisque les atomes errent au sein du vide, ils doivent être ou emportés par leur propre poids, ou poussés par des corps extérieurs : souvent, en effet, les atomes se rencontrent dans leur chute, se choquent, et rejaillissent ainsi dans une direction opposée. Quoi de plus simple, puisque ce sont des corps durs, pesants, solides, et que rien ne leur fait obstacle par derrière ? (2, 88) Pour te convaincre mieux encore du mouvement universel des atomes, souviens-toi que le monde n’a pas de fond, que les atomes ne trouvent à se fixer nulle part, parce que le vide ne finit pas, et qu’il leur ouvre de tous côtés un espace sans mesure ni limite, comme tout le démontre, comme nous en avons donné des preuves irrécusables.

(2, 94) Ainsi, donc les corps élémentaires s’agitent sans repos dans les profondeurs du vide. Livrés à ce mouvement perpétuel et dont la direction varie, les uns en se choquant se rejettent à de grandes distances, les autres s’écartent moins, et s’unissent même sous le choc. (2, 99) Les atomes qui forment un amas plus compacte, qui voltigent ensemble sans se repousser à peine, parce que leurs formes inégales s’adaptent et s’entrelacent, sont la base solide des rocs et composent la dure substance du fer, ainsi que le petit nombre des autres corps de même nature. Les atomes, au contraire, qui rejaillissent au loin quand ils se frappent, et qui demeurent flottants et dispersés dans l’espace, nous donnent le maigre fluide des airs et les feux éclatants du soleil.

Bien des atomes encore flottent au hasard dans le grand vide, qui sont exclus de tous les assemblages, et qui, (2, 110) incorporés dans la masse, ne peuvent y associer leur mouvement. Nous avons toujours un exemple, un simulacre de ces corps dont je parle, placé devant les yeux. Vois le soleil qui verse sa lumière par les ouvertures de cet appartement obscur : tu apercevras mille corps déliés qui se croisent et se jouent de mille manières dans le sillon lumineux. On dirait que ces corps se livrent une bataille éternelle : ils s’attaquent et s’entre-choquent comme des escadrons ennemis, et se mêlent et se séparent pour se mêler encore. (2, 120) Tu peux ainsi te représenter ce que doit être le mouvement des atomes sans cesse ballottés dans le vide : du moins autant que les petites choses figurent les grandes, et nous amenent à les connaître.

Tu dois observer avec d’autant plus de soin ces corps qui se pressent en désordre dans un rayon de soleil, que leur agitation révèle les agitations semblables et les luttes invisibles de la matière. Car on les voit changer mille fois de route, frappés de coups imperceptibles qui les rejettent en arrière, (2, 130) les poussent à droite, les chassent à gauche, de tous côtés, en tous sens : or ces écarts ces mille détours, proviennent du choc des atomes.

En effet, les atomes commencent par se mouvoir eux-mêmes ; puis ils vont frapper les plus petits assemblages, dont les volumes sont le mieux proportionnés à leur force. Ces assemblages, emportés par le choc, ébranlent à leur tour des masses un peu plus fortes : et ainsi le mouvement qui part des atomes se propage de corps en corps, et devient enfin sensible dans ceux que nous voyons tournoyer au soleil, (2, 140) sans apercevoir toutefois ce qui les frappe, ce qui les agite.

Maintenant, ô Memmius, apprenons en peu de mots combien est rapide le mouvement des atomes. Quand l’Aurore verse ses premiers feux sur la terre ; quand les oiseaux, voltigeant au fond des bois solitaires, remplissent le ciel de leurs voix harmonieuses, tout le monde sait, tout le monde voit avec quelle promptitude le soleil, à peine levé, dore toute la nature de sa lumière naissante. Pourtant les vaporeux atomes émanés du soleil, et qui forment cette lumière, (2, 150) ne traversent point un espace vide ; car ils sont obligés de fendre la vague des airs qui retarde leur course. D’ailleurs, ces atomes ne vont pas un à un : ils se tiennent et sont agglomérés; et par conséquent ils se tirent, ils se gênent, ils se retardent eux-mêmes, outre l’obstacle qu’ils trouvent dans les résistances extérieures. Mais les éléments qui sont solides et simples, et que nul corps étranger ne peut arrêter dans le vide ; les éléments dont toutes les parties forment un seul tout, et se dirigent ensemble vers un seul endroit où leur penchant les attire, (2, 160) ne doivent-ils pas être plus rapides encore que la lumière du soleil, et se précipiter mille fois plus vite, et dévorer mille fois plus d’espace dans l’intervalle que ses feux mettent à parcourir le ciel ? Car on ne dira pas sans doute que les atomes eux-mêmes ralentissent et suspendent leurs mouvements à dessein, pour examiner toutes choses, et pour régler en conséquence leurs opérations.

Mais quelques ignorants prétendent que, sans le secours des dieux, la matière serait incapable de se plier à tous nos besoins par un arrangement harmonieux, et de faire (2, 170) que les saisons changent, que les fruits poussent, que les êtres exécutent tout ce que leur conseille la céleste volupté ; car la volupté seule, présidant à la vie, pousse les mortels à se perpétuer en accomplissant les douces choses de Vénus, afin que la race ne soit pas éteinte. Lorsque ces ignorants se figurent que les dieux ont créé le monde tout exprès pour les hommes, ils me paraissent être bien loin de la vérité. Pour moi, lors même que je ne connaîtrais pas les éléments des choses, à la seule vue du mécanisme céleste, j’affirmerais sans crainte, je prouverais sans réplique (2, 180) que la nature ne peut être l’ouvrage d’une main divine : tant elle a d’imperfections ! Je te le ferai voir plus tard, cher Memmius ; et il faut en finir d’abord avec le mouvement des atomes.

Voici, je crois, le moment de te convaincre que nulle substance ne peut monter et se soutenir en haut par sa propre force. Que la flamme ne te fasse pas illusion en ce point. Il est vrai que la flamme monte quand elle naît, et monte quand elle croît ; mais il en est de même des moissons florissantes et des arbres, quoique tous les corps pesants inclinent à tomber. (2, 190) Aussi lorsque l’incendie s’élance jusqu’au faîte d’une maison, et que le feu rapide dévore les poutres et les charpentes, ne crois pas qu’il le fasse de lui-même et sans qu’aucune force l’y pousse ; pas plus que le sang, échappé de nos veines, ne jaillit et ne se répand tout seul dans les airs. Ne vois-tu pas aussi comme l’eau rejette les masses de bois qu’on y plonge ? Plus on les enfonce toutes droites, et plus mille bras les poussent avec vigueur, avec peine, plus elle se hâte de les chasser, de les vomir, (2, 200) au point que la moitié, ou plus encore rejaillit et surnage. Et pourtant il est incontestable, je pense, que ces corps aspirent à descendre dans le vide. De même, sans doute, les flammes obéissent à des impulsions cachées et montent dans les airs, quoique leur poids résiste, quoique leur penchant les attire vers le sol. Regarde comme les feux nocturnes, qui voltigent au sommet du ciel, se perdent, en sillonnant l’espace de leur chute lumineuse, partout où la nature leur donne passage ; regarde comme les astres filent vers la terre [209]. (2, 210) Le soleil lui-même, qui est à la cime du monde, verse la chaleur en tous sens, et sème la lumière dans nos campagnes : les feux du soleil tendent donc à se précipiter ici-bas. Enfin, les éclairs traversent les nues, et la foudre jaillit et vole tantôt ici, tantôt par là ; mais elle vient presque toujours éclater sur nos têtes.

Je veux aussi te montrer que les atomes, quand ils se précipitent en droite ligne dans le vide, dévient un peu par leur propre poids, mais si peu que rien, et on ne sait quand, on ne sait où. (2, 221) Si les éléments ne changeaient pas ainsi de route, ils tomberaient épars à travers les abîmes du vide, comme les gouttes de pluie : il n’y aurait jamais eu ni rencontre ni choc, et la nature demeurerait encore stérile.

Si par hasard on croit que les atomes les plus pesants atteignent dans leur course plus rapide les atomes plus légers, et les frappent, et produisent ainsi les mouvements créateurs, on va se perdre bien loin de la vérité. (2, 230) Car il faut bien sans doute que les corps qui tombent dans l’air ou l’eau précipitent leur chute suivant leurs poids, parce que la substance fluide des eaux et la nature déliée des airs ne peuvent opposer à tous des résistances égales, et cèdent plus vite sous un poids plus lourd ; mais le vide ne peut arrêter les corps, il ne le peut jamais, il ne le peut nulle part, et il leur fait toujours place, comme le veut sa nature. Les atomes doivent donc se précipiter avec la même vitesse, quoique leur poids diffère, dans le vide qui ne leur résiste pas ; (2, 240) et il est impossible que les plus pesants tombent sur les plus légers, amènent des chocs, et varient le mouvement pour aider aux créations de la nature.

Je le répète donc, il faut que les atomes dévient un peu, mais ils ne dévient que le moins possible ; car autrement il semblerait que nous leur prêtions un mouvement oblique, ce que la vérité repousse. Les yeux attestent et nous sommes toujours à portée de voir que les corps pesants, qui tombent de haut et suivent leur propre pente, ne se meuvent pas obliquement, ainsi que tu peux le distinguer toi-même : mais est-il un œil capable d’apercevoir si les atomes ne se détournent jamais de la ligne droite ?

(2, 251) Enfin, si tous les mouvements sont enchaînés et se reproduisent toujours dans un ordre toujours invariable ; si les atomes ne leur impriment point par de légers écarts une direction nouvelle qui rompe cet enchaînement fatal, et qui empêche la cause de succéder éternellement à la cause, d’où vient ici-bas cette volonté libre, cette volonté indépendante du sort [257], qui pousse les êtres où le plaisir les appelle, qui leur fait changer de route, non pas à époque fixe (2, 260) ni en lieu déterminé, mais au gré du caprice qui les emporte ? Car il est incontestable que leur volonté, à tous, est le principe du mouvement, et la source dont il jaillit pour se répandre dans les organes. Ne remarques-tu pas, quand on ouvre tout à coup la barrière, que l’impatient coursier ne peut s’élancer aussi vite que le voudrait son âme ardente ? Il faut d’abord que l’abondante matière du corps entier s’ébranle au fond de chaque membre et s’y ramasse, afin de suivre le penchant du cœur. (2, 269) Ainsi le mouvement se forme dans les âmes, et il part de la volonté, qui le transmet aux membres et au reste du corps.

Il n’en est pas de même lorsque nous avançons poussés par un choc extérieur, et que de grandes forces nous impriment une vaste secousse : car alors il est clair que toute notre substance se meut et s’emporte malgré nous, jusqu’à ce que la volonté saisissant les membres arrête sa course. Tu le vois donc : quoique des forces étrangères nous entraînent, nous précipitent, il y a pourtant au fond de notre cœur (2, 280) une puissance qui lutte, qui fait obstacle, qui ébranle souvent à son caprice la masse du corps en agitant les articulations et les membres, qui la pousse, la retient ensuite, et la rejette dans son inertie.

Ainsi, tu es encore obligé de reconnaître qu’il y a chez les atomes, outre la pesanteur et le choc, un autre principe de mouvement qui leur donne cette puissance, puisque nous avons déjà vu que rien ne peut naître de rien. Car la pesanteur empêche sans doute que tout ne provienne du choc et des impulsions étrangères ; mais pour que les âmes ne soient pas soumises, (2, 290) quand elles agissent, à une nécessité intérieure qui les dompte en quelque sorte et les réduit à une obéissance passive, il faut un léger écart des atomes, et non pas à temps fixe ni dans un espace déterminé.

Les éléments ne furent jamais plus compacts ou plus écartés que de nos jours, parce que la matière ne subit ni accroissement ni perte. Les atomes se meuvent donc aujourd’hui comme dans les siècles passés, et le même mouvement les emportera dans les siècles à venir ; (2, 300) et, par suite, les corps qui avaient coutume de naître naîtront encore suivant les mêmes lois, et ils pourront vivre, croître, prendre des forces, autant que les lois de sa nature le permettent à chacun. Aucune force ne peut changer le monde ; car il n’est aucun endroit qui offre un refuge aux atomes échappés de la masse, ou un siège à des forces nouvelles qui puissent envahir la nature, la bouleverser, et détourner le cours du mouvement universel.

Quoique tous les éléments se meuvent, on ne doit pas être surpris (2, 310) de ce que la masse semble demeurer immobile, sauf les corps qui ont un mouvement propre. Car la nature des éléments est enfouie dans les ténèbres, hors de la portée des sens ; et, si leur essence échappe à ta vue, il faut bien qu’ils te dérobent aussi leurs agitations, puisque les corps visibles nous cachent eux-mêmes leurs mouvements à travers la distance qui nous en sépare. Souvent, en effet, les brebis qui paissent dans les gras pâturages se traînent où les appellent, où les attirent les herbes brillantes des perles de la fraîche rosée, (2, 320) tandis que les agneaux rassasiés jouent et bondissent avec grâce ; mais on ne découvre de loin que des masses confuses, immobiles, et comme des taches blanches sur une verte colline. De même, lorsque de vastes légions inondent la campagne de leurs manœuvres et feignent de se livrer bataille, les armes jettent des éclairs dans le ciel ; le sol étincelle de fer, et gémit sous la marche retentissante de cet amas de guerriers ; les montagnes, frappées de leurs cris, les renvoient aux astres ; les escadrons voltigent de toutes parts, et franchissent soudain les plaines ébranlées de leur poids et de leur course rapide : (2, 331) cependant, à les voir de certains endroits, au sommet des montagnes, on les croirait immobiles, et leur éclat semble dormir sur la terre.

Maintenant examinons la nature des atomes, et comment leurs formes diffèrent et leurs contours varient : non pas que beaucoup ne soient construits de même, mais parce que tous ne peuvent être semblables en tout, et tu ne dois pas en être surpris, car, puisque les richesses de la matière sont inépuisables, puisque les atomes ne se mesurent et ne se comptent pas, (2, 340) il est évident que tous, dans leur ensemble, ne peuvent avoir tout à fait les mêmes traits, la même physionomie. Vois la race des hommes, les êtres muets qui nagent au fond des ondes, les gras troupeaux, les bêtes sauvages, les oiseaux divers, ceux qui habitent près des eaux fécondes, au bord des rivières, des lacs ou des fontaines, et ceux qui demeurent et voltigent dans les solitudes des bois : compare tous les êtres de toutes les espèces, et tu découvriras que tous ont des formes différentes.

Autrement, les mères pourraient-elles reconnaître leurs petits, (2, 350) ou les petits leurs mères ? Et on sait pourtant que les animaux se connaissent aussi bien que les hommes. Souvent un jeune taureau meurt immolé devant les statues brillantes des dieux, au pied des autels ou brûle l’encens ; et des flots de sang coulent avec la vie de sa poitrine fumante. Que devient alors sa mère ? Privée de lui, elle parcourt les vertes forêts ; elle laisse partout les profondes empreintes de ses pieds fendus, elle promène partout ses yeux inquiets, et regarde si elle voit venir son enfant perdu : elle remplit les ombrages des bois de ses gémissements, immobile, attentive ; puis elle revient aux étables, et les visite sans cesse, sans cesse tourmentée de sa perte. (2, 361) Le tendre feuillage des saules, les herbes que féconde la rosée, les fleuves qui coulent à pleins bords, ne la charment plus et ne la détournent pas de ses inquiétudes soudaines ; la vue même des autres veaux qui bondissent dans les gras pâturages ne peut distraire son âme ni soulager sa peine : tant elle connaît bien et tant elle cherche ce qui est à elle ! Le cri de leur voix tremblante prouve que les faibles chevreaux reconnaissent aussi leurs mères armées de cornes ; les brebis distinguent le bêlement des agneaux folâtres ; et tous les jeunes êtres, guidés par la Nature, courent aux mamelles qui les nourrissent.

(2, 371) Enfin, quoique tous les grains de même nature se ressemblent, on voit pourtant que leurs contours diffèrent, ainsi que les coquillages aux mille formes qui émaillent le sol, près des rivages que vient battre la mer, et dont le sable boit les ondes expirantes. Or, puisque les atomes existent naturellement comme ces corps, et que la main des hommes ne les a pas forgés sur un même modèle, (2, 380) les atomes doivent aussi voltiger sous mille formes diverses.

Il nous est très-facile d’expliquer aussi pourquoi les feux du tonnerre sont plus pénétrants que la flamme qui naît des matières terrestres : car tu peux dire que le feu du ciel est une substance plus déliée, dont les atomes ont des formes plus fines et se glissent à travers les pores ; ce que ne peut faire la flamme du bois ou le feu des torches.

En outre, la lumière traverse la corne ; mais la corne repousse la pluie. Pourquoi, sinon parce que les atomes de lumière sont moindres que ceux qui forment le fluide bienfaisant des eaux ?

(2, 391) Quoique le vin jaillisse rapidement à travers le filtre, l’huile est paresseuse et coule à regret. Pourquoi ? Parce que les éléments de cette substance sont ou plus épais ou mieux accrochés ensemble, mieux entrelacés ; et il en résulte que chacun ne se détache pas aussi vite, lorsque chacun se répand à son tour à travers les pores du filtre.

D’ailleurs, le lait et le miel sont doux à la langue qui les savoure, quand ils coulent dans le palais ; (2, 400) mais l’absinthe, mais la centaurée sauvage sont des substances amères, repoussantes, et qui tordent la bouche. Tu peux aisément en conclure que des atomes polis et ronds produisent les saveurs agréables, tandis que les corps aigres et rudes contiennent des atomes crochus, étroitement enlacés, et qui ont coutume de forcer le passage dans nos organes, où ils pénètrent en déchirant les fibres.

Enfin, tout ce qui flatte les sens, et tout ce qui leur est pénible, provient de corps opposés par leur forme. (2, 410) Car il ne faut point croire que le bruit aigre et horrible de la scie qui siffle soit formé par des atomes polis, comme les sons harmonieux que les musiciens éveillent et façonnent avec leurs doigts agiles sur les cordes de la lyre. Ne crois pas non plus que des éléments de même forme se glissent dans les narines des hommes quand ils brûlent des cadavres infects, ou quand ils viennent de répandre le safran de Cilicie sur les théâtres, et que, près de la scène, les autels exhalent des parfums arabiques. Ne te figure pas enfin que ces couleurs bienfaisantes dont les yeux aiment à se repaître se composent de germes (2, 420) semblables aux germes de celles qui blessent la vue, qui nous arrachent des larmes, ou qui nous paraissent hideuses à voir et repoussantes. Car, pour que certaines images soient caressantes au regard qui les fixe, leurs éléments doivent être polis ; et, au contraire, les images blessantes et rudes ne sont produites que par les aspérités de la matière.

Il existe même des atomes que tu ne peux regarder comme des surfaces unies, et qui ne sont pas hérissés de crocs aigus, mais de petits angles à peine saillants, et capables de chatouiller les sens plus que de les déchirer. (2, 430) Telles sont la lie piquante du vin, et l’aunée au goût amer [430].

Enfin le feu qui brûle, le froid qui glace, mordent tous deux les sens, mais leurs dents ne sont pas faites de même : le toucher suffit pour nous en convaincre.

Car le toucher, grands dieux ! le toucher est ce qui affecte le corps, soit quand un corps extérieur y entre ; soit quand il essuie lui même des pertes qui le blessent, ou que les travaux féconds de Vénus y causent une perte plus douce : soit enfin quand les atomes se choquent au sein de la masse, la bouleversent, et que leur agitation porte le trouble dans les organes, (2, 440) comme tu le sentiras toi-même, si tu frappes avec la main quelque partie de ton corps. Ainsi donc, pour que le choc des éléments excite des impressions différentes, il faut bien que leur structure diffère.

Enfin, les corps qui nous paraissent épais et durs ne peuvent être formés que par des atomes munis de crocs, et pour ainsi dire de branches entrelacées, qui resserrent et assujettissent la masse.

Parmi ces corps et à leur tête se place le diamant, qui méprise les coups ; ensuite viennent les rocs solides, la dure substance du fer, (2, 450) et les gonds d’airain qui crient en soutenant les portes. Les substances liquides, au contraire, doivent être faites de corps polis et ronds, puisque les sucs du pavot sont tout aussi faciles à boire que des eaux pures, puisque les globules liquides ne se tiennent pas, et que tous aiment à rouler sur une pente.

Mais les corps que tu vois se dissiper si vite, comme la fumée, les brouillards et la flamme, ne peuvent avoir ni des atomes polis et ronds, ni des atomes crochus et entrelacés : (2, 460) car ils piquent les sens et pénètrent la pierre, sans former pourtant un amas compact, tel que les buissons épineux. Il est donc facile de voir que leurs éléments sont aigus, et non pas recourbés.

Si tu trouves parmi les fluides mêmes des corps aigres, comme le fluide salé des mers, il n’y a rien là qui doive te surprendre, car toute la partie fluide ne contient sans doute que des atomes polis et ronds ; mais à ces atomes ronds et polis se mêlent quelques éléments de nature blessante. Encore ces éléments ne sont-ils pas armés de crocs qui les attachent ensemble : pour être tout à la fois fluides et piquants, il faut que ce soient des globules à surface rude.

(2, 471) Si tu veux ne conserver aucun doute sur le mélange des atomes polis, et des atomes plus rudes à qui la substance des mers doit son amertume, décompose les ondes, examine les parties. Lorsque les mêmes eaux filtrent longtemps à travers le sol et vont emplir des fosses, elles deviennent plus douces [474] : leur âcreté sauvage se perd avec les éléments qui la produisent, et qui demeurent à la surface, parce que leurs aspérités les enchaînent à la terre.

A ce que je viens de t’apprendre, je vais ajouter une chose qui en dépend et qui en tire sa preuve : je veux dire que les éléments (2, 480) ont un nombre limité de formes diverses ; sinon il faudrait que le volume de quelques-uns fût immense ; car un seul élément, un élément imperceptible, ne peut varier beaucoup ses formes. Compose les atomes de parties infiniment déliées, et au nombre de trois, ou augmente-le de quelques autres. Arrange ces parties en tous sens ; place-les en haut, en bas ; mets-les à droite, remets-les à gauche : tu auras bientôt épuisé les formes que leur disposition peut imprimer à la masse. (2, 491) Si tu veux multiplier les figures, il faut y joindre des parties nouvelles ; et, par la même raison, de nouvelles parties seront encore nécessaires, si tu veux encore varier leur arrangement et leur forme. Le volume du corps augmente donc à mesure que les formes sont plus variées ; et par conséquent tu ne saurais croire que leur diversité soit infinie, sans obliger quelques atomes à un immense développement : or, comme tu le sais déjà, nul ne peut démontrer que le fait existe.

(2, 500) Autrement, les riches habits des barbares, les étoffes éclatantes de Mélibée que la Thessalie baigne dans la pourpre de ses coquillages, et les riantes couleurs qui parent la race dorée des paons, effacées bientôt par des couleurs nouvelles, tomberaient au rang des choses viles. On mépriserait aussi le parfum de la myrrhe, la saveur du miel. Un chant plus doux étoufferait le chant des cygnes, et les accords de Phébus ne retentiraient plus, sept fois harmonieux, sur les cordes de la lyre : car il naîtrait toujours des choses plus belles les unes que les autres.

Et tout pourrait aller du mieux au pire, comme nous avons dit que tout serait amélioré. (2, 510) Quelque chose de plus repoussant, et de plus repoussant encore, frapperait sans cesse les oreilles, les narines, les yeux ou la bouche. Mais puisque les corps ne changent pas de la sorte, puisque des bornes infranchissables limitent et le bien et le mal dans la nature, tu dois admettre que les formes de la matière sont aussi limitées.

Enfin, des glaces de l’hiver aux feux brûlants, il y a un espace fixé, et le retour est le même du feu à la glace. Le chaud, le froid, les vapeurs tièdes, tout est contenu entre ces deux extrêmes, et remplit graduellement leur intervalle. Les différences de la température ne sont donc pas infinies, (2, 520) puisque les chaleurs ardentes et les frimas glacés la pressent de toutes parts, et lui tracent une double limite.

De ces arguments ressort une vérité nouvelle que je vais y rattacher. Les atomes de même forme sont innombrables. En effet, comme la diversité des figures a des bornes, il faut bien que le nombre des éléments semblables soit infini : sans quoi la matière même serait bornée, ce qui ne peut être, comme nous en avons fourni des preuves.

Ces vérités une fois établies, allons plus loin, et montrons par quelques (2, 530) vers harmonieux que les atomes entretiennent la nature depuis des temps éternels, par leurs chocs éternellement répétés dans toutes les parties du vide.

Si tu vois des espèces plus pauvres, des natures moins fécondes que les autres, tu peux croire que ces races abondent en pays étrangers, et dans des terres lointaines où leur nombre se complète. Parmi les animaux de ce genre, nous remarquons surtout les éléphants à la trompe qui serpente : les Indes en sont couvertes, et un rempart d’ivoire les protège, (2, 540) les rend impénétrables, tant elles renferment de ces bêtes sauvages que nous connaissons à peine. Mais je suppose même, si tu veux, que tel ou tel être soit unique dans son espèce, que la nature le forme seul, et que son semblable ne se trouve pas dans le reste du monde. Si les atomes qui servent à le concevoir et à le produire ne sont pas innombrables, cet être même ne peut naître, ne peut croître, ne peut se nourrir. En effet, que tes yeux se représentent les éléments bornés du corps unique flottant épars dans la masse : (2, 550) de quel côté, en quel lieu, comment, par quelle force veux-tu que ces éléments se rencontrent et se joignent au milieu de cet océan immense de matière, de cette foule d’atomes étrangers ? Il leur est impossible, je pense, de former aucun assemblage. Souvent, après de nombreux et vastes naufrages, la mer écumante disperse les bancs de rameurs, les carènes, les antennes, les proues, les rames, et les mâts qui surnagent, afin que leurs banderoles flottantes attirent les yeux sur tous les rivages, et que ces leçons terribles apprennent aux mortels à fuir les embûches de la mer, sa rage puissante, ses trompeuses amorces, et à se défier même lorsque sa perfidie se cache sous un aspect riant et calme. (2, 561) De même, si tu bornes le nombre des atomes, ils demeureront à jamais épars, éternellement battus par les flots de matière qui se croisent, incapables de se rassembler, incapables de maintenir leur assemblage, de le nourrir, et de l’accroître. Les yeux attestent pourtant et que des corps se forment, et que des corps croissent quand ils sont formés : il existe donc pour toutes les espèces des éléments innombrables qui les alimentent.

(2, 570) Aussi les mouvements qui tuent ne peuvent-ils venir à bout des êtres, et les ensevelir à jamais dans la mort ; comme les mouvements qui les engendrent et les accroissent ne peuvent prolonger éternellement leur durée. Les atomes se livrent bataille, depuis le commencement des âges, avec un succès égal. Les éléments de la vie triomphent tantôt çà et là, et tantôt ils succombent : des voix expirantes se mêlent aux cris que les nouveau-nés poussent en ouvrant les yeux à la lumière ; jamais la nuit ne chasse le jour, jamais le jour ne remplace la nuit, (2, 580) sans entendre des vagissements plaintifs, entrecoupés de sanglots qui accompagnent la mort et les sombres agonies.

Un autre fait mérite que tu le graves dans ton esprit et que tu le fixes dans ta mémoire. Dans tout ce que la Nature met à la portée de nos sens, on ne voit rien qui soit formé par un seul genre de principes, rien qui ne provienne du mélange des atomes ; et plus un corps possède de qualités, de puissances distinctes, plus il indique que les espèces sont nombreuses et les figures variées.

(2, 590) D’abord, la terre contient les éléments des sources qui roulent la fraîcheur avec leurs eaux, et qui renouvellent sans cesse la mer immense. La terre contient des atomes de feu, puisque souvent le feu dévore les campagnes embrasées, puisque l’Etna vomit dans sa colère des flammes plus terribles encore. Les moissons florissantes et les arbres fertiles, qui croissent pour la race des hommes, y trouvent leurs germes, comme la tendre feuille des bois et les gras herbages que la terre fournit aux bêtes errantes des montagnes : aussi est-elle nommée la mère puissante des dieux [599], la mère des animaux et la mère des hommes.

(2, 601) Les anciens et sages poëtes des Grecs, quand ils chantent la terre, la peignent assise sur un char, et guidant la course de deux lions sous le joug. Ils enseignent ainsi que ce corps immense flotte suspendu dans le ciel, et que la terre ne peut reposer sur une terre ; les monstres attelés signifient que les bienfaits des pères doivent amollir et dompter le cœur des enfants les plus farouches. Ils lui ceignent aussi le front de la couronne murale, parce que le sol est couvert de remparts élevés et porte des villes : cet emblème dont la Mère des dieux est encore revêtue la rend formidable, quand on promène son image dans le monde. (2, 611) Les solennités antiques du mont Ida la font appeler Idéenne chez tous les peuples divers ; ils lui donnent une bande de Phrygiens pour escorte, parce que ce fut, dit-on, de la Phrygie que les moissons naissantes commencèrent à se répandre dans toutes les campagnes : ils lui assignent des prêtres mutilés [615], afin de nous avertir que ceux qui ne respectent pas la sainteté de leurs mères, et ceux en qui leurs pères trouvent des ingrats, doivent être jugés indignes de créer eux-mêmes une race vivante. La peau tendue des tambours tonne sous la main de ces prêtres ; les cymbales creuses (2, 620) et les trompes mêlent leurs sons menaçants et rauques à la flûte phrygienne [621], dont les accords irritent les âmes. Ils portent devant la statue des javelots, comme la marque d’une violente fureur, pour que les cœurs ingrats, les cœurs impies de la foule soient épouvantés et tremblent devant la puissance de la déesse.

Aussi, quand elle parcourt les grandes villes où son image muette passe sans donner aucun signe de sa muette bienfaisance, l’argent et l’airain pavent les chemins enrichis de pieuses largesses, et une neige de roses, une nuée de fleurs ombrage la Mère des dieux et son cortège. (2, 630) Alors une troupe d’hommes armés, que les Grecs nomment Curètes de Phrygie [630], dansent entrelacés, se mêlent au hasard, et bondissent en mesure, tandis que leur sang coule comme des larmes. Ils agitent, en secouant la tête, des aigrettes terribles, semblables aux Curètes quand ils étouffaient jadis les vagissements de Jupiter caché dans la Crète ; car on raconte que ces jeunes prêtres, environnant le jeune dieu de leur danse rapide, les armes à la main, choquaient en cadence le fer contre le fer, de peur que Saturne, découvrant son asile, ne le livrât à sa dent cruelle, et ne fît au cœur de sa mère une éternelle blessure. (2, 640) Voila pourquoi des gens armés accompagnent la Mère des dieux ; ou peut-être veut-on nous dire que cette déesse prescrit aux hommes de défendre par les armes et avec courage le sol natal, et de se préparer à être le soutien et la gloire de leur famille.

Quelque ingénieuses et belles que soient ces fables, elles s’écartent du vrai, la raison les repousse. Car il faut que les dieux, par leur nature même, jouissent dans une paix profonde de leur immortalité, loin du contact des choses humaines, et dans un monde séparé du nôtre : là, exempts de douleur, exempts de périls, (2, 650) ils se suffisent, ils ne demandent rien aux hommes ; la vertu ne les gagne point, et la colère ne peut les toucher. La terre, au contraire, a toujours été une masse insensible ; mais, comme les éléments de mille choses y sont enfermés, elle met au jour mille corps éclos de mille façons diverses. Au reste, si on se plaît à dire Neptune pour la mer, Cérès pour les moissons, et si on préfère le nom de Bacchus au mot propre de vin, consentons aussi à ce que la terre, cet immense globe, soit appelée la Mère des dieux, pourvu que sa vraie nature lui demeure.

(2, 660) Souvent on voit paître dans les mêmes herbages les troupeaux chargés de laine, la race belliqueuse des chevaux, et les génisses armées de cornes ; le même ciel les abrite, les mêmes sources apaisent leur soif ; et pourtant ces espèces diffèrent, elles gardent la nature qui les a produites, et chacune suit des mœurs distinctes : tant il est vrai que toutes les herbes contiennent des atomes différents, ainsi que toutes les sources. De même, parmi tous ces êtres, chacun est formé de parties analogues, les os, le sang, les veines, la chaleur, les humeurs, les entrailles, les nerfs. (2, 670) Et pourtant elles ne se rassemblent pas, parce que la forme de leurs éléments varie.

Les substances enflammées que le feu dévore doivent, au moins, nourrir dans leur sein des atomes qui leur permettent de vomir la flamme, de répandre la lumière, de faire jaillir les étincelles, et de lancer au loin la cendre brûlante. Parcours ainsi toute la nature, guidé par la raison, et tu découvriras que tout recèle les germes de mille corps emprisonnés sous mille formes.

Enfin, tu vois bien des choses qui joignent la couleur au goût, (2, 680) et le goût au parfum ; comme la plupart des offrandes que la superstition arrache, quand elle saisit honteusement les âmes. Ces matières doivent être composées de principes divers : car les odeurs se glissent par où le suc ne gagne jamais les membres, et le suc où les saveurs insinuantes trouvent aussi des voies particulières ; ce qui prouve que leurs atomes ne sont pas faits de même. Des atomes de forme diverse se réunissent donc dans les mêmes assemblages, et les corps se forment de leur mélange.

Bien plus, tu distingues partout dans mes vers mille lettres qui sont les éléments communs de mille mots ; (2, 690) et pourtant tu es obligé de reconnaître que chaque mot, chaque vers ne se compose pas des mêmes éléments. Non que ces lettres communes qui courent de vers en vers soient peu nombreuses, ou que les mêmes ne se rassemblent jamais pour produire deux mots semblables ; mais parce que tous les éléments de tous les mots ne sont pas rangés de même. De cette façon, quoique les autres corps renferment aussi mille principes communs à mille choses, il se peut néanmoins que leur masse diffère : tu aurais donc raison de dire que des atomes différents produisent la race des hommes, les moissons et les arbres fertiles.

(2, 700) Ne vas pas croire pourtant que tous les atomes puissent former des assemblages de toute sorte ; car alors il serait commun de voir naître des monstres, de voir une moitié de bête sur un corps humain, un épais feuillage sur un être vivant, des membres appartenant à la terre joints à ceux que la mer enfante, des chimères enfin vomissant la flamme de leurs bouches empestées, et que la nature nourrirait aussi dans un monde capable de tout produire. Mais il est évident que rien ne se fait de la sorte, puisque nous voyons tous les êtres, formés de germes invariables et naissant à des sources distinctes, conserver leur espèce quand ils croissent.

(2, 710) Il faut bien que leur croissance se fasse dans un ordre déterminé : car toute nourriture fournit à chacun ses atomes propres qui se distribuent dans les membres, et qui, joints au corps, y engendrent un mouvement réparateur. Au contraire, les éléments impropres sont rejetés par la nature, qui les rend au sol ; et souvent le corps humain repousse par un choc et met en fuite des corps imperceptibles, qui ne peuvent ni se mêler à la substance, ni concourir au mouvement vital, et recevoir eux-mêmes la vie.

Ne te figure pas que les animaux seuls soient assujettis à ces lois : une certaine limite sépare tous les êtres. (2, 720) En effet, comme toutes les productions de la Nature diffèrent, elles doivent avoir aussi des éléments de forme différente : non pas que bien des atomes ne soient faits de même, mais parce que tous ne peuvent être semblables en tout. Or, si les atomes ne se ressemblent pas, il faut que leurs intervalles, leurs directions, leurs assemblages, leurs poids, leurs rencontres, leurs chocs, leurs mouvements varient ; et voila ce qui non-seulement distingue les corps animés, mais ce qui sépare même la terre des océans, et ce qui nous empêche de confondre le soleil avec la terre.

(2, 730) Maintenant, ô Memmius, recueille des paroles qui sont le fruit de mon doux travail, afin de ne pas croire que les corps dont la blancheur éblouit les yeux soient formés de blancs atomes, que les corps sombres aient des germes noirs, et enfin que toute substance doive sa couleur à des éléments colorés de même. Les éléments ne possèdent ni couleur qui ressemble, ni couleur qui ne ressemble pas à celle des corps. Si tu crois que la pensée ne peut avoir de prise sur des atomes incolores, ton esprit erre loin du vrai chemin. (2, 741) Car si les aveugles-nés, sans avoir jamais aperçu la lumière du soleil, reconnaissent dès leur enfance les corps au toucher seul, et les dépouillent de toute couleur, il est évident que la raison est capable de saisir les choses qui ne sont point enveloppées de fard. Nous-mêmes enfin, lorsque nous touchons une chose dans la nuit aveugle, nous la sentons, quoique sa couleur soit insensible.

Ce que les faits attestent, je vais le prouver. Toutes les couleurs changent, et toutes se remplacent, (2, 750) ce qui ne peut arriver aux atomes. Il faut que certains corps demeurent inaltérables, ou le néant engloutirait le monde : car tout ce qui sort de ces limites, et dépouille son être, le frappe de mort. Ainsi donc garde-toi bien de colorer les atomes, de peur que le monde ne soit anéanti.

Mais si, en leur ôtant la couleur, la nature les a doués de formes diverses qui engendrent et varient toutes les nuances ; (2, 760) si leur mélange, leur arrangement et les impulsions que tous donnent ou reçoivent, ont une haute importance, tu peux expliquer aisément et vite pourquoi des corps noirs acquièrent tout à coup une blancheur éclatante, comme la mer, dont les ondes tourmentées par le vent se couvrent de blanches écumes et de la pâleur du marbre. Car tu diras : Un corps habituellement sombre, quand ses atomes se mêlent et que leur ordre (2, 770) change, quand ils se sont enrichis ou débarrassés de quelques autres, paraît aussitôt brillant et clair. Si les éléments de la mer étaient azurés, les vagues ne pourraient blanchir : car, de quelque façon que tu bouleverses leur azur, il ne passera jamais à la blancheur du marbre.

Peut-être crois-tu que des atomes de mille couleurs produisent cet éclat pur et uniforme des flots, comme souvent un carré provient de mille figures diverses qui font une seule figure. (2, 780) Mais alors puisque nous apercevons dans le carré des formes distinctes, on devrait aussi voir sur la plaine des mers, ou sur tout autre corps de couleur uniforme, mille couleurs différentes, mille nuances variées.

D’ailleurs, les figures irrégulières ne nuisent pas au tout, et permettent que la surface soit carrée ; mais la différence des couleurs empêche la masse de conserver un éclat uniforme.

(2, 788) Maintenant donc, puisque ce ne sont pas des atomes noirs et blancs qui forment le blanc et le noir, mais des atomes de forme diverse, la seule cause qui nous engage souvent à leur attribuer des couleurs est détruite. Car la blancheur naîtra plus aisément de germes incolores que du noir, ou de toute couleur opposée que sa nature repousse.

De plus, comme les couleurs ont besoin de lumière pour exister, et que les éléments échappent à la lumière, tu dois en conclure que les éléments ne sont pas enveloppés de couleur. En effet, les couleurs pourraient-elles subsister dans les ténèbres, elles qui changent à la lumière même, suivant que (2, 800) des rayons obliques ou droits les frappent et les éclairent ? Vois étinceler au soleil le collier de plumes qui entoure le cou et la gorge des colombes : quelquefois il reflète la pourpre des rubis, et quelquefois un jour différent y sème de vertes émeraudes sur un fond azuré. De même, lorsque la queue du paon est inondée de lumière, les reflets varient, suivant que les plumes sont exposées : or, si le choc de la lumière forme les nuances, il est impossible de croire que les nuances existent sans elle.

(2, 810) Et, puis, les yeux reçoivent tel choc [810] quand on les dit frappés de la couleur blanche, tel autre sous les atteintes du noir, et ainsi du reste. Or, ce qui importe dans les matières touchées, ce n’est pas le hasard des nuances, mais l’harmonie des formes : il est donc évident que les couleurs ne sont pas nécessaires aux atomes ; car leurs formes variées varient les impressions de la vue que leur contact excite.

En outre, si la nature des couleurs ne tient pas à la forme des atomes, et que des atomes de toute forme puissent avoir un éclat quelconque, (2, 820) pourquoi les corps formés par eux ne sont-ils pas de même ? pourquoi toutes les nuances ne sont-elles pas répandues dans toutes les espèces ? Il faudrait alors que les corbeaux, au milieu de leur vol, jetassent une blanche lumière de leurs ailes blanchissantes ; que le plumage des cygnes fût assombri par de noirs atomes, ou revêtu de toutes les autres couleurs, soit simples, soit mélangées.

Bien plus, à mesure que les corps sont partagés et diminuent, il est facile de voir la couleur insensiblement effacée pâlir et s’éteindre. L’or, quand on le met en poudre ; (2, 830) les étoffes étincelantes de pourpre, quand on les arrache fil à fil, perdent tout leur éclat : ainsi donc les couleurs se dissipent avant même que les parties ne retournent à la matière.

Enfin, tu nous accordes que tous les êtres ne jettent pas des sons ou des odeurs, et par conséquent tu ne les supposes pas tous odorants ni sonores : de même, comme tous ne peuvent être saisis par la vue, tu dois en conclure que les uns manquent de coloris aussi bien que les autres de parfum et de son, (2, 840) et que des esprits pénétrants se les figurent aussi bien sans couleur que sans toutes les autres qualités ou marques sensibles.

Au reste, ne crois pas que la nature dérobe seulement la couleur aux atomes : elle les soustrait au froid, aux vapeurs tièdes, aux vapeurs chaudes ; les empêche de produire le son, et ôte les sucs humides à leur maigre substance, qui ne contient et ne répand aucune senteur. Ainsi toi-même, lorsque tu veux composer un doux parfum avec la marjolaine, la fleur du nard, ou la myrrhe, ce nectar embaumé des narines, tu dois chercher, (2, 850) autant que possible, les huiles les moins odorantes et qui ne laissent échapper aucun souffle fétide, pour ne pas mêler au pur esprit des fleurs un corps infect qui puisse l’échauffer et le corrompre.

De même les atomes, quand ils forment les êtres, ne doivent employer ni odeur ni son, puisque rien ne se détache de leur substance, et que par conséquent le goût, le froid, la vapeur chaude, la vapeur tiède, ne peuvent en émaner. Tout ce qui forme la nature mortelle des corps, (2, 860) la mollesse qui les assouplit, la corruption qui les brise, le vide qui les creuse, sera nécessairement écarté des atomes, si nous voulons asseoir le monde sur des fondements impérissables, qui soient la base du salut universel, et qui empêchent toute la nature de retourner aux abîmes du néant.

Tu dois avouer aussi que les êtres qui sentent naissent pourtant de germes insensibles ; et tout ce que nous avons sous les yeux, tout ce que nous sommes à portée de connaître, loin de démentir et de combattre ce fait, semble nous y conduire par la main, et nous obliger à croire (2, 870) que des éléments inanimés, je le répète, produisent les animaux.

En effet, il est facile de voir que le ver éclot et prend vie dans la fange, lorsque des pluies intempestives engendrent la corruption dans le sol humide. Tout se transforme de même. Les eaux tournent en feuillage, les gras herbages en troupeaux ; les troupeaux changeant de nature se font hommes, et la chair humaine va souvent accroître les forces des bêtes sauvages, ou la substance des oiseaux. (2, 879) La nature forme donc avec une nourriture morte des corps vivants, et elle tire de là tous les êtres sensibles : comme du bois aride naissent les flammes ondoyantes, et comme tout se convertit en feu.

Ne vois-tu pas alors combien importent la disposition, le mélange des atomes, et les mouvements que tous impriment ou reçoivent ?

Pourquoi donc ton esprit, ébranlé par le doute, cherche-t-il des objections vaines, et refuse-t-il de croire que des corps insensibles forment un être qui sent ? Est-ce parce que les pierres, le bois et la terre, quoique mêlés ensemble, sont incapables de produire le sentiment et la vie ? (2, 891) Mais ici rappelle-toi nos arrangements : je ne veux pas dire que tous les corps générateurs enfantent au hasard et sur-le-champ des êtres organisés pour sentir. Il importe, je le répète, que les éléments de ces êtres aient telle grandeur, telle forme, tels mouvements, tel ordre, telle position ; et ces qualités manquent au bois, aux mottes de terre. Néanmoins ces corps, quand ils sont gâtés par les pluies, engendrent des vermisseaux, parce que leurs atomes, (2, 900) bouleversés alors par une circonstance nouvelle, forment un assemblage de telle sorte que des animaux doivent en naître.

Lorsque, sur la foi de quelques hommes, on donne pour élément à la sensibilité des atomes sensibles, on rend aussi les atomes mous ; car le sentiment fait partie des entrailles, des nerfs, des veines, toutes choses molles et que nous voyons formées de substance périssable.

Supposons, pourtant, que ces atomes puissent éternellement durer. Toujours est-il que tu dois les croire sensibles, ou comme partie des êtres, ou comme tout pareil aux êtres entiers. (2, 910) Or, les parties sont incapables de sentir : il le faut bien, puisque chacune repousse les impressions des autres, puisque la main détachée du corps et tous les membres à part ne conservent aucune sensibilité. Reste donc à faire des atomes autant de petits êtres. Mais alors peut-on les appeler éléments des choses ? Éviteront-ils les sentiers de la mort, eux qui sont des êtres contenus dans un être mortel, et qui ressemblent à la masse ?

Fût-ce même possible, leur concours, leur assemblage (2, 920) produira seulement un amas et une multitude de corps animés : comme les hommes, les troupeaux et les bêtes sauvages, dans leurs unions, ne peuvent engendrer que leur espèce. De cette façon, tout devrait être sensible comme nous.

Si les atomes se dépouillent de leur sensibilité propre, mais que les assemblages acquièrent une sensibilité nouvelle, pourquoi leur avoir donné ce que tu leur ôtes ? D’ailleurs, et cet exemple nous a déjà servi de refuge, puisque nous voyons les œufs se changer en oiseaux vivants, les vers éclore du sol qui fermente, gâté par des pluies intempestives, (2, 930) il est clair que le sentiment peut naître de corps insensibles.

Peut-être dira-t-on que les atomes engendrent la sensibilité qui leur manque par un changement produit avant de se manifester, comme les êtres qui naissent. Mais il me suffira de faire voir et de prouver que toute naissance vient après un assemblage, que rien ne change sans un assemblage nouveau. Le sentiment ne se forme donc pas avant le corps sensible : car les atomes jusque-là demeurent épars (2, 940) dans les airs, dans l’eau, dans le sol, ou dans ce que le sol enfante ; du moins, si la matière se rassemble, les mouvements harmonieux de la masse, nécessaires à la vie, ne sont pas encore réglés, et eux seuls allument le flambeau des sens qui veillent à la garde des êtres.

Les êtres sont-ils frappés plus fort que ne le peut endurer leur nature, le coup les abat aussitôt, et bouleverse les organes de leur âme : les éléments sont arrachés de leur place, le mouvement vital expire ; (2, 949) si bien que la masse des atomes, ébranlée dans tous les membres, brise les nœuds de la vie, la détache du corps, et la rejette par toutes les issues. En effet, que pouvons-nous attendre du choc, et que fera-t-il, à moins de tout dissiper et de tout rompre ?

Souvent aussi, lorsque le coup a moins de violence, le mouvement harmonieux de la vie triomphe par un dernier effort : il dompte la matière que soulève le choc, il apaise ses désordres, il rétablit son cours, il arrête le mouvement destructeur déjà maître du corps, et rallume les sens à demi éteints. (2, 960) Car est-il autre chose qui ranime le souffle de la vie chez les êtres quand ils sont aux portes de la mort, et qui les empêche de suivre leur penchant à la ruine ?

D’ailleurs, on souffre quand les atomes de matières, tourmentés par un choc au fond des entrailles ou des membres, se déplacent ; et quand ils retournent à leur poste, la douce volupté les accompagne. Tu peux en conclure que les éléments échappent aux atteintes du mal, et ne recueillent en eux-mêmes aucun plaisir ; (2, 969) car ils ne sont point un assemblage de ces corps élémentaires, dont les bouleversements puissent y semer la douleur ou la jouissance. La matière ne doit donc pas être sensible.

Quoi ! pour que les animaux sentent, il faut accorder le sentiment aux atomes ? Ainsi, les éléments propres à la race des hommes sont agités par le tremblement du rire ; la rosée des pleurs baigne leur visage, leurs joues ; ils sont habiles à parler sur la substance des êtres, et ils cherchent à voir leur propre base. (2, 980) Car, puisque ces atomes ressemblent à des hommes, il leur faut aussi des corps élémentaires : autre corps, autres germes ; et ainsi de suite, sans que tu oses jamais interrompre la chaîne. Je te suivrai sans relâche, pour imposer, à tout être que tu auras doué de la parole, du rire, de la sagesse, des atomes doués de même. Mais si nous ne voyons là que des idées folles et le comble de la sottise ; si on peut rire sans atomes qui rient ; si on peut raisonner avec sagesse, parler avec éloquence, sans atomes éloquents ni sages, pourquoi les êtres qui sentent ne seraient-ils pas également (2, 990) formés par un mélange de corps insensibles ?

Enfin, nous sommes tous nés du ciel ; nous avons tous le ciel pour père : du ciel tombent les eaux pures ; et quand les gouttes pénètrent au sein de la terre bienfaisante, cette mère féconde des êtres, elle produit les grasses moissons, les arbres fertiles, la race des hommes ; elle produit toutes les espèces vivantes : car elle leur fournit la pâture dont tous les corps se nourrissent, et où ils puisent avec la douce vie les germes de leur postérité. Aussi mérite-t-elle ce nom de mère que les hommes lui donnent. (2, 999) Or, tout ce qui vient du sol y retourne ; tout ce que les airs nous envoient remonte vers le ciel, et les airs le recouvrent. La mort anéantit les êtres, et non pas les atomes ; elle ne fait que rompre leur assemblage, pour les assembler encore de mille façons diverses : aussi les êtres changent-ils sans cesse de forme, de couleur ; et dès que le sentiment les anime, le sentiment leur échappe. Juge donc combien importent le mélange, la disposition, les mouvements réciproques des atomes ; (2, 1010) et crois à leur éternité, quoique nous voyions à la surface des choses une matière flottante qui semble ne recevoir la vie que pour la perdre. Quoi de plus essentiel, dans ces vers mêmes, que la combinaison et la place des lettres assemblées ? Car les mêmes qui désignent le ciel, la mer, les fleuves, la terre, le soleil, expriment aussi les moissons, les arbres, les animaux : sinon toutes, au moins la plupart, se retrouvent en mille mots, et leur position seule les distingue. Les atomes agissent de même sur les corps ; (2, 1020) et quand leur intervalle, leur direction, leurs rapports, leur poids, leurs chocs, leurs mouvements, leur ordre, leur place, leur forme changent, les corps doivent aussi changer.

À présent, ô Memmius, sois attentif à la voix de la sagesse : car des vérités inconnues brûlent de se faire jour à tes oreilles, et la nature se montre sous une face nouvelle. Mais est-il des choses si simples qui ne soient, au premier aspect, difficiles à croire ? De même, les hommes ne voient rien de si magnifique, de si admirable, que leur admiration ne finisse par diminuer à la longue.

(2, 1030) Le brillant azur du ciel, la lumière flottante des astres épars dans le vide, la lune, le soleil aux feux éclatants, les émeuvent à peine. Mais suppose que ces astres, encore dérobés aux mortels, leur apparaissent tout à coup et les surprennent : est-il alors un spectacle plus merveilleux, et que les peuples eussent osé moins attendre ? Je ne puis le croire, tant ils exciteront le ravissement des hommes ! Au lieu que maintenant on se lasse de les voir, on ne daigne plus jeter un regard sur les dômes éblouissants du ciel.

(2, 1040) Ainsi donc ne rejette pas de sages idées, parce que leur forme nouvelle te fait ombrage. Pèse-les plutôt avec intelligence : si elles te semblent vraies, rends les armes ; attaque-les, si tu les trouves fausses. La raison me guide : comme des espaces sans fin existent au delà des remparts du monde, mon esprit cherche ce que renferment ces lieux, où la pensée aime tant à plonger un regard avide ; et mon esprit est libre de voler où son essor le pousse.

Établissons d’abord que de toutes parts, en tous sens, de chaque côté, en haut, en bas, le tout universel (2, 1050) manque de bornes : nous avons prouvé le fait, il parle de lui-même, la nature du vide le met en lumière. Mais alors, si nous sommes environnés de ces étendues sans limites, où des atomes sans nombre ni mesure voltigent de mille façons, agités par un mouvement éternel, est-il vraisemblable, peut-on croire que notre ciel et notre globe terrestre soient leur seul ouvrage, que ces milliers de corps élémentaires demeurent oisifs au delà du monde ? surtout quand on pense que le monde sort des mains de la nature ; que les atomes, sans impulsion ni règle, ni but, ont engagé mille batailles aventureuses et stériles, (2, 1061) avant de former enfin ces assemblages rapides qui sont devenus la base des grands êtres, comme la terre, les ondes, le ciel, les espèces vivantes. Je le répète donc, et tu dois en convenir, il existe dans les autres parties du vide des amas pareils à celui que tient embrassé le vaste réseau des airs.

En outre, quand les atomes abondent, quand ils ont un espace libre, quand aucun obstacle ne les arrête, les atomes agissent nécessairement, et composent des êtres. (2, 1070) Or, si la masse des éléments est telle que toute la vie des hommes ne suffise point à les compter, et si tous ont part à cet élan, à cette nature capable de les amonceler en tous lieux, comme nos atomes sont amoncelés ici-bas, il faut avouer que les autres régions contiennent aussi des mondes, des peuples divers, et des animaux de toute sorte.

Ajoutons que la Nature ne produit pas de corps uniques dans leur espèce, qui naissent isolés, qui croissent solitaires : tous appartiennent à quelque famille, tous ont mille semblables. (2, 1080) Les animaux le prouvent, et tu le remarqueras surtout chez les bêtes errantes des montagnes, chez la race des hommes au double sexe, chez le peuple muet des ondes, et chez les êtres qui volent. Aussi, pour la même raison, es-tu forcé de reconnaître que la terre, le ciel, le soleil, la lune, la mer, tous les corps enfin ne sont pas uniques, mais plutôt infinis en nombre ; car leur existence doit avoir aussi des bornes infranchissables, et ils se composent de substance qui naît et meurt, aussi bien que les espèces les plus fécondes.

(2, 1090) Si tu te pénètres bien de ces vérités, aussitôt la Nature te paraît libre : plus de maîtres superbes ; elle seule fait tout, et de son propre fond, sans que les dieux y mettent la main. Car, je vous atteste, divinités saintes, âmes tranquilles, et qui passez dans un calme sans fin une vie sans orage, qui de vous est capable de gouverner le tout immense, de tenir avec mesure les fortes rênes du vaste univers ? Qui peut faire que mille cieux tournent ensemble, que leurs feux échauffent et fécondent mille terres ? (2, 1099) Qui peut être sans cesse répandu dans toute la nature, pour étendre le sombre voile des nuages sur la face riante des airs, et les ébranler avec la foudre retentissante ? La foudre jaillit-elle de vos mains quand elle renverse vos temples, quand elle va se perdre dans les solitudes où sa fureur éclate, quand ses traits aveugles passent auprès des coupables, et donnent la mort aux innocents qui ne la méritent pas ?

Après la naissance du monde [1105], dès que se leva le jour où furent engendrés la terre, les ondes, le soleil, de nombreux atomes, ajoutés au dehors, enveloppèrent et enrichirent la masse. Ces germes émanaient du grand Tout qui les amoncela pour accroître les eaux, les terres ; pour élargir les palais du ciel ; pour hausser leurs voûtes, (2, 1110) les écarter du sol, et reculer au loin la cime des airs. Car ils jaillissent de toutes parts sous mille chocs qui les distribuent aux corps analogues, et les unissent à leur espèce : l’eau attire l’eau, la terre se nourrit de substance terrestre, le feu engendre le feu, l’air alimente l’air. Achevant enfin son œuvre, la Nature conduit les êtres au terme de leur croissance ; ce qui arrive, quand le suc vital introduit dans les pores égale le fluide qui se perd : (2, 1120) alors les progrès de la vie cessent, et la nature puissante met un frein aux envahissements des corps.

Ainsi donc ceux que tu vois atteindre par un développement heureux et insensible le dernier échelon de la maturité engloutissent plus d’atomes qu’ils n’en rejettent. Les aliments y trouvent partout des voies faciles ; les pores ne sont pas assez larges pour que les pertes abondent, et la masse dépense moins que sa nourriture ne lui donne. Sans doute de nombreux atomes découlent et se retirent des êtres, il faut en convenir ; mais un nombre plus grand encore les remplace, tant que les êtres ne sont pas au faite de leur croissance. (2, 1130) Car alors ils dépérissent : les forces de la maturité se brisent peu à peu, et les corps ruinés tournent à la décrépitude. Plus ils ont de volume, plus ils occupent de place, quand ils cessent de croître, plus ils se dissipent de tous côtés, en tous sens, et plus ils jettent de matière. Les aliments circulent avec peine dans les canaux de la vie. Des atomes écumants débordent à larges flots, et ils épuisent la Nature, qui ne suffit pas à nourrir leurs pertes, à réparer leurs ruines. Il est donc juste que la mort vienne : les masses appauvries succombent à des attaques étrangères, (2, 1140) parce que leur vieillesse manque de nourriture, parce que les éléments extérieurs ne cessent de battre, de tourmenter, et de rompre les corps dont ils viennent toujours à bout.

Un jour aussi les vastes remparts du monde seront emportés [1145], abattus, et tomberont en poudre. Car il faut que les aliments renouvellent, que les aliments assujettissent, que les aliments soutiennent tout assemblage. Mais en vain nourrissent-ils le monde : ses pores étroits contiennent trop peu de sucs, et la Nature ne peut rassasier sa faim immense.

(2, 1150) Déjà commence la décrépitude des âges. La terre fatiguée produit à peine des animaux chétifs, elle qui créa toutes les espèces, elle qui enfanta jadis des monstres énormes. Je ne crois pas, en effet, que les êtres soient descendus par une chaîne d’or des hauteurs du ciel dans nos campagnes [1155] ; ou que la mer et ses ondes, qui battent les rocs, leur aient donné la vie [1156] : mais ils la doivent à cette terre qui les nourrit encore de sa substance.

D’ailleurs, elle créa pour les premiers hommes, elle créa spontanément et leur offrit elle-même les riantes moissons, les vignobles et les gras pâturages, (2, 1160) doux enfants du sol, qui de nos jours poussent et grandissent à peine sous des mains actives. On use des bœufs, on consume des hommes, et à peine suffisent-ils à la terre paresseuse : tant les fruits dépérissent et ont besoin de travail pour croître ! Déjà le vieux laboureur, secouant la tête, gémit de ses efforts perdus, de ses sueurs inutiles ; et quand il compare son temps aux temps passés, il vante le bonheur de son père. Triste comme lui, épuisé comme sa vigne, le vigneron (2, 1170) accuse de même les temps qui changent ; il tourmente le ciel, il crie sans cesse que les générations antiques, occupées seulement des dieux, tiraient une subsistance facile de leur humble domaine, quoique chacun eût moins de terre que nous : mais il ne sait pas que la vieillesse dévore lentement les êtres, et que le monde court à sa perte, déjà fatigué par les âges.





LIVRE III.


(3, 1) Toi qui, le premier, as su faire jaillir de ténèbres si épaisses une lumière si vive, nous éclairant sur les intérêts de la vie, je te suis, honneur du peuple grec, et déjà sous mon pied je couvre, je presse la trace de tes pas : non que je veuille tenter la lutte ; mais, épris de ta sagesse, je brûle de t’imiter. Vit-on jamais hirondelle le disputer aux cygnes ? Le chevreau, tremblant des membres, peut-il rien faire qui vaille le généreux effort du coursier robuste ? Toi seul inventas ces choses, et tu es un père qui nous laisses (3, 10) tes leçons en héritage : dans tes œuvres, illustre sage, comme dans les bois fleuris que dépouillent les abeilles rongeuses, nous aspirons tout le suc de tes paroles, où l’or, où l’or pur éclate, et qui sont à jamais dignes de la vie éternelle !

Car aussitôt que le cri de ta raison divulgue cette nature des choses échappée de ton intelligence divine, les terreurs des âmes se dissipent [18], les barrières du monde s’écartent, et je vois tout s’accomplir au milieu du vide. Alors réapparaissent dans leur sainteté les immortels, et leurs paisibles demeures : (3, 20) elles ne sont exposées, ni à la secousse des vents, ni aux averses des nues, ni aux souillures de la neige condensée par un froid aigu, et qui tombe toute blanche ; car un ciel sans nuages les enveloppe, les inonde toujours de sa riante lumière. La nature des dieux suffit à leurs besoins, et en aucun temps aucun souci ne ronge la paix de leur âme. Mais je ne découvre pas, en face du ciel, les voûtes infernales ; et pourtant la terre ne dérobe point à mes vastes regards tout ce qui se passe, sous nos pieds, au fond du vide. En examinant ces choses, une céleste volupté, un saint effroi me pénètrent, de voir que, sous ta main puissante, (3, 30) la Nature s’illumine et s’ouvre tout entière, dépouillée de ses voiles.

Après avoir enseigné ce que sont les éléments de toutes choses, et sous combien de formes diverses ils tourbillonnent d’eux-mêmes, en proie à une agitation éternelle, et comment tout peut naître de leur assemblage, je crois que désormais il faut éclaircir dans mes vers la nature des esprits, des âmes, et replonger au néant cette peur de l’Achéron, qui trouble jusque dans le fond de ses sources la vie des hommes, en y répandant partout la sombre teinte de la mort, et qui ne (3, 40) laisse pas de jouissances pures et limpides.

Souvent, il est vrai, des hommes proclament que les maladies et une vie infâme sont plus à craindre que les abîmes du trépas : ils savent que les âmes sont de la même nature que le sang [43], ou même que l’air, suivant leur bon plaisir, et ils n’ont que faire de nos enseignements. Mais tu vas reconnaître que ces fières paroles leur échappent moins par conviction que par gloire : vois les mêmes hommes chassés de leur patrie, rejetés bien loin de la vue des autres, souillés de honteuses accusations, (3, 50) accablés enfin de toutes les misères… Ils vivent ; et, en quelque lieu que le malheur les pousse, ils enterrent leurs morts, ils immolent des brebis noires, ils sacrifient aux dieux mânes ; et ces amertumes ne font que rendre leur esprit plus ardent à la superstition. Il faut donc attendre les épreuves du péril pour examiner un homme, et la mauvaise fortune pour le connaître ; car alors le cri de la vérité part enfin de nos poitrines : le masque tombe, l’homme reste.

Enfin, la soif de l’or et la passion aveugle des honneurs [59], (3, 60) qui poussent les misérables humains à franchir les limites du droit, instruments ou complices des crimes, et à se consumer nuit et jour en efforts immenses pour atteindre le faîte des richesses : ces plaies de la vie ne sont alimentées presque que par la peur de mourir. Car le mépris infâme, la dure misère, semblent incompatibles avec une existence douce et assurée : ils se tiennent, en quelque sorte, devant les portes de la mort. Aussi les hommes, emportés par de fausses alarmes, veulent-ils sans cesse les fuir et les repousser sans cesse : (3, 70) le sang de leurs concitoyens engraisse donc leur fortune ; leurs mains avides entassent et les trésors et les meurtres ; ils suivent avec une joie cruelle le triste convoi de leurs frères, ils détestent et craignent la table de leurs proches !

La même cause, la même peur dessèche les envieux. Ils voient des hommes qui peuvent tout, des hommes qui attirent les yeux et marchent tout brillants de gloire ; eux, au contraire, ils se roulent dans les ténèbres et la boue : leurs plaintes éclatent alors ; et la plupart meurent pour acquérir un nom, une statue. (3, 79) Souvent même la crainte de mourir dégoûte les humains de vivre, de voir la lumière : ces âmes désespérées recourent à la mort, oubliant que la source de leurs peines est cet effroi que la mort inspire ; que lui seul attaque leur honneur, lui seul brise les nœuds de leur amitié, lui seul bouleverse toutes les choses saintes : car souvent des hommes trahissent et leur pays et leur chère famille, pour échapper aux gouffres du Tartare.

Comme les enfants qui tremblent et que tout effraye dans la nuit aveugle, nous sommes assiégés, au grand jour, de mille terreurs non moins vaines que celles (3, 90) que les enfants timides se forgent au sein des ombres. Or, pour dissiper cet effroi des âmes et ces ténèbres, il ne suffit pas des rayons du soleil, ou des traits éblouissants du jour : il faut la raison, et un examen lumineux de la nature.

J’affirme d’abord que l’esprit des hommes, ou, comme nous l’appelons souvent, leur intelligence, qui est le siège du jugement et le guide de la vie, ne forme pas moins une portion de leur être que la main, le pied, ou les yeux, ne sont des parties du tout vivant.

En vain une foule de sages croient-ils que le sens intellectuel n’a point une, demeure particulière, (3, 100) mais que c’est une disposition vivifiante de la masse, nommée par les Grecs Harmonie [101], parce que, sans être nulle part, il anime tout ; et comme nous disons un corps plein de santé, quoique la santé ne soit pas une partie du corps, ils refusent au sens intellectuel une place fixe. Mais ils se détournent et se perdent, ce me semble, loin du vrai. Souvent le corps, enveloppe visible, souffre, quand la joie règne dans la partie cachée ; souvent, au contraire, (3, 110) les tourments du cœur accompagnent à leur tour les jouissances du corps : ainsi que, chez un malade, la douleur attaque le pied sans atteindre la tête.

D’ailleurs, lorsque les membres cèdent au doux abattement du sommeil, et que le corps étendu repose lourd et insensible, il y a en nous un second être que mille mouvements agitent alors, et qui éprouve les tressaillements de la joie ou de vaines inquiétudes.

Maintenant veux-tu savoir que les corps renferment aussi des âmes, et ne demeurent pas toujours en harmonie ? (3, 120) Souvent il nous arrive de perdre la moitié du corps, et la vie ne quitte pas le reste ; mais quelques atomes de chaleur qui se dissipent, un souffle que nos bouches rejettent, la chassent tout à coup des os et des veines. Tu peux en conclure que tous les atomes ne sont pas également occupés, également propres à soutenir la vie ; mais que les éléments de l’air ou de la vapeur chaude travaillent mieux à la fixer dans les membres. Le corps renferme donc une chaleur, un souffle vital, qui abandonnent les membres où la mort pénètre.

(3, 131) Puisque nous avons découvert la vraie nature de l’esprit et de l’âme, comme partie des hommes, rends aux Grecs leur Harmonie, mot emprunté aux bois harmonieux de l’Hélicon, ou pris ailleurs, et appliqué par eux à une chose qui manquait sans doute de terme propre. Quel que soit ce mot, qu’ils le gardent ; et toi, écoute le reste de mes paroles.

Je dis à présent que l’esprit et l’âme sont inséparables et font une même substance. Mais le jugement, que nous appelons esprit ou intelligence, en est pour ainsi dire la tête, et règne sur le corps entier. (3, 141) Il a sa demeure au milieu de la poitrine. C’est là, en effet, que bondissent la peur, le saisissement, ou la joie caressante : c’est donc là que l’intelligence, que l’esprit habite. Le reste de sa substance, l’âme, disséminée dans la masse, lui obéit et se meut quand il lui fait signe, quand il la pousse. Lui seul a conscience de soi et jouit de son être, sans que rien émeuve ni le corps ni les âmes : et comme les yeux ou la tête souffrent les atteintes du mal sans que tout le corps endure le même supplice, (3, 150) de même le chagrin le blesse, la joie le ranime, tandis que son autre moitié dort au fond des membres, et que nul changement ne la trouble. Mais quand une peur trop forte bouleverse l’esprit, on la voit se communiquer à l’âme dans tous les organes : la sueur inonde les corps qui pâlissent, les mots se brisent sur la langue, la voix expire, les yeux se troublent, les membres défaillent, et souvent même la peur terrasse les hommes. Il est donc facile de voir (3, 160) le lien qui joint l’esprit à l’âme : l’âme que l’esprit a frappée frappe le corps à son tour et le pousse.

La même raison indique que tous deux sont de nature corporelle. Car ils agitent les membres et les arrachent au sommeil ; ils altèrent le visage des hommes, ils maîtrisent et bouleversent tout leur être ; mais ils ne peuvent agir sans toucher, ni toucher sans corps : avouons donc que l’esprit et l’âme sont une substance corporelle.

D’ailleurs ils souffrent avec le corps, (3, 170) ils partagent ses impressions. Ne le vois-tu pas ? un trait cruel fend les os, les nerfs, et pénètre sans attaquer la vie : quel abattement succède ! le sol nous attire, tomber est doux, et la chute plonge nos âmes dans un vertige combattu par une vague résolution de se lever. Il faut donc que les esprits soient de la nature des corps, si un corps, si un dard les atteint et les blesse.

Mais alors de quelle substance, de quels éléments se forment-ils ? je vais en rendre compte.

(3, 180) J’avance d’abord que c’est un amas délié d’atomes imperceptibles : pour te convaincre de ce fait, observe que tu ne vois rien agir aussi vite que les intelligences décident et opèrent. Elles surpassent donc en vitesse tout ce que la Nature met à portée de nos yeux. Or, pour être si légères, elles doivent avoir des germes ronds et du moindre volume, de sorte que le moindre choc les ébranle, les agite. (3, 190) Les eaux coulent, un rien les soulève, parce que leurs atomes sont roulants et fins ; au contraire, la substance plus compacte du miel épanche moins vite ses ondes paresseuses, parce que tout est mieux enchaîné, parce que la masse se compose de parties moins lisses, moins déliées, et moins rondes. Un souffle contenu et faible dissipe cet amas de graines qui couronne le pavot ; mais sur un monceau de pierres ou de lances (3, 200) il ne peut rien. Donc, plus les atomes sont fins et lisses, mieux ils se remuent et courent ; au contraire, plus on les trouve pesants et rudes, mieux ils tiennent en place.

Or, puisque nous avons vu combien les âmes sont agiles, elles ne peuvent avoir que des éléments déliés, polis, et ronds. Ami, retiens ce fait, tu le trouveras utile ; car il te viendra mille fois en aide.

Voici encore qui montre la nature des âmes, (3, 210) la délicatesse des atomes qui en forment le tissu, et le peu de place que tiendra leur assemblage, si on peut les entasser. Sitôt que le calme de la mort envahit les hommes, que leur esprit et leur âme se sont échappés, on ne voit pas le corps perdre de son poids ou de son volume : la mort lui laisse tout, hors le sentiment et la chaleur vitale.

Toute la substance des âmes doit être faite de corps imperceptibles, et attachés aux veines, aux entrailles, aux nerfs, si elles abandonnent la masse (3, 220) sans appauvrir le contour et la surface des membres, ni en diminuer le poids. Ainsi, quand le bouquet du vin et le doux esprit des parfums se dissipent dans les airs, ou que des corps perdent leur suc, la substance même paraît-elle plus maigre, devient-elle moins lourde ? Non, parce que le goût et le parfum naissent de mille petits atomes, épars dans la masse.

Je le répète donc, et on le voit sans peine, la fine nature des esprits, des âmes, (3, 230) veut des éléments imperceptibles, puisque leur fuite ne dérobe rien au poids des êtres.

Et pourtant, gardons-nous de croire que ce soit une nature simple [232]. Avec la vie s’échappe un léger souffle, mêlé de vapeur chaude, que l’air accompagne ; car elle ne peut exister sans air, et la chaleur est une matière si pauvre que mille germes aériens circulent nécessairement au milieu de ses pores.

Voici déjà trois éléments trouvés dans les âmes : et pourtant ils ne suffisent pas à nous rendre sensibles ; (3, 240) car la raison ne peut admettre que de tels corps impriment à notre sensibilité ce mouvement qui roule les idées dans nos intelligences. Il faut donc ajouter une quatrième substance. Elle n’a aucun nom dans aucune langue. Rien de plus mobile, de plus délié ; rien qui se compose d’atomes plus fins et plus lisses. Elle donne le mouvement aux sens, et le propage dans les membres : car, étant faite des moindres atomes, elle se meut la première ; la chaleur et le souffle, agent imperceptible, reçoivent alors un élan vital ; l’air part ensuite, ensuite tout s’ébranle : (3, 250) le sang bat, et les entrailles acquièrent une sensibilité qui trouve son dernier asile dans les os et la moelle, soit que le plaisir ou que la fièvre du mal les agite. Toutefois, il est impossible que le mal y pénètre, que les souffrances aiguës percent les os, sans bouleverser tout au point que la vie n’ait plus de refuge, et que les débris de l’âme s’échappent par toutes les issues. Mais habituellement ces douloureuses agitations expirent à la surface : voilà ce qui permet aux hommes de conserver la vie.

(3, 259) Maintenant que je veux expliquer le mélange des quatre natures, et cet arrangement harmonieux qui les anime, mes efforts échouent contre la pauvreté de notre langue. Néanmoins je vais, autant que je le puis, effleurer ces matières.

Leurs atomes se mêlent, se croisent sous des impulsions réciproques, de façon que nul ne puisse se détacher des autres, et isoler sa puissance. Ce sont mille forces que meut un corps unique. De même que, chez un être quelconque, tu distingues le parfum, la couleur, le goût, quoique ces trois éléments forment un seul assemblage ; (3, 270) de même la chaleur, l’air et le souffle, mystérieux agent, se combinent et font une même substance, joints à cette force mobile qui leur communique le germe du mouvement, et à qui nos entrailles doivent les premiers tressaillements de la vie. Car elle se cache tout au fond des êtres, loin des yeux, et le corps ne possède rien qui soit mieux enfoui : en un mot, c’est l’âme des âmes. La double puissance des âmes et des esprits, mêlée dans tous les organes, est invisible, parce que ses éléments sont fins et rares : (3, 280) de même la petitesse des atomes nous dérobe cette force sans nom, âme des âmes, qui règne sur le corps entier. Il faut que le souffle, la chaleur, et l’air, se confondent ainsi pour agir dans les membres, et que chacun soit inférieur aux autres, ou les domine : sinon, ils ne peuvent former un seul tout ; leur action isolée ne fait que détruire le sentiment, et la vie se rompt avec leur assemblage.

(3, 289) Aussi est-ce la chaleur qui envahit les âmes, quand elles bouillonnent de colère, et que la flamme jaillit des yeux étincelants. Aussi est-ce le souffle glacé qui accompagne la peur, et lui sert à jeter le frisson dans les membres ou les nerfs qui tressaillent. Aussi un air tempéré forme-t-il ces natures qui joignent le calme du cœur à la sérénité du visage. Au contraire, le feu abonde chez les êtres au cœur vif, et que tout irrite, que tout enflamme ; surtout chez les lions à la fougue terrible : leurs poitrines frémissantes éclatent à force de rugir, et ne peuvent emprisonner les flots de leur colère. (3, 300) Les froides âmes des cerfs contiennent plus de vent : un souffle froid et rapide traverse leurs entrailles, et imprime le tremblement aux membres. Un air plus doux anime la substance des bœufs ; ils ne connaissent ni les feux ardents de la colère, ni ses fumées qui sont comme la nuit des âmes, ni les traits de la peur qui glacent et engourdissent : ils tiennent le milieu entre les cerfs et les lions farouches.

Il en est ainsi des hommes. La culture polit quelques âmes ; mais leur organisation y laisse toujours de fortes empreintes. (3, 311) Et ne crois pas déraciner si profondément le vice, que tel ou tel résiste, soit aux emportements des colères fougueuses, soit aux atteintes trop rapides de la peur, soit aux faiblesses de son âme trop endurante. Mille traits encore, mille traits ineffaçables distinguent et les natures et les mœurs qui en sont la suite. Je ne puis en expliquer ici les causes secrètes, ou multiplier les noms des atomes autant que leurs formes, qui engendrent cette diversité.

(3, 320) Voici pourtant, il me semble, ce que je peux affirmer : les natures dominantes qui ne sont pas étouffées par la voix de la raison laissent de si faibles germes, que rien ne nous empêche de vivre dans un calme digne des immortels.

Ainsi donc, tout le corps emprisonne cette substance, qui, à son tour, veille sur lui et en est la sauvegarde. Car tous deux ont même racine, tous deux se tiennent, et on voit que leur séparation entraîne leur perte. Comme, dans les grains de l’encens, il n’est pas facile d’extraire l’odeur, sans détruire la matière, (3, 330) tu arracheras difficilement aussi du corps entier l’essence de l’esprit et de l’âme, sans anéantir la masse : tant leurs principes, étroitement unis dès la naissance, leur ont fait une vie commune ! Isolés, réduits à leur propre force, les esprits et les corps sont évidemment incapables de sentir ; tandis que leur action réciproque, leur mouvement harmonieux, amassent et allument le feu de la vie dans les entrailles.

En outre, jamais nos corps ne sont engendrés ou ne croissent tout seuls ; et, leur âme morte, tu ne les vois pas survivre. (3, 340) Non, ils ne ressemblent point à ce fluide, à l’eau, qui rend la vapeur chaude que le feu lui donne, sans que ces pertes détachent ou altèrent sa propre substance ; non, je le répète, les membres que leur âme délaisse, ne peuvent endurer ce veuvage : ruinés eux-mêmes, ils dépérissent et se corrompent. La liaison des esprits et des corps naît avec les êtres : ils apprennent ensemble le mouvement vital ; inséparables jusque dans les entrailles maternelles, le divorce ne saurait être que leur fléau et leur ruine. Si donc leur existence tient aux mêmes causes, vois (3, 350) quel rapport enchaîne leur double nature.

Du reste, si on ne veut pas que les corps sentent, si on croit que les âmes, mêlées à toute leur substance, se chargent de produire ce tressaillement que nous appelons sensibilité, on attaque des choses éclatantes et réelles. Le corps sent-il, ou non ? Eh ! qui prouvera le fait, sinon le fait lui-même dont le témoignage nous éclaire ? Mais une fois leur âme congédiée, nos corps tout entiers demeurent insensibles ; sans doute : vivants, ils perdent mille choses qui ne sont point à eux seuls ; et ils en perdent encore, quand ils sont chassés de la vie.

(3, 360) Quant à soutenir que les yeux, incapables de voir [360], sont comme des portes ouvertes par où nos âmes regardent, cela est difficile, puisque ce sont eux, au contraire, dont la sensibilité pousse les âmes, et les attire, les entraîne vers les images qui la frappent. Souvent même tu ne peux fixer un corps éclatant, et sa lumière trouble la lumière de tes yeux : or, des portes se troublent-elles, et le mal entre-t-il dans nos fenêtres ouvertes ? En outre, si les yeux servent de portes, il faut que leur perte, débarrassant les âmes, augmente la vue ; car elle nous ôte des barrières.

(3, 371) Ne va pas non plus alléguer ici les saintes opinions du grand Démocrite, quand il affirme que les éléments des âmes et des corps, attachés un par un, sont entremêlés tour à tour, et enchaînent ainsi la masse. Car si le germe des esprits est plus fin que la substance des entrailles, du corps, il est moins abondant, il est pauvre, disséminé dans les organes ; et voici tout ce dont tu peux répondre : plus sont déliés les atomes qui se précipitent en nous, (3, 380) et dont le choc excite les tressaillements de la vie, plus les germes de nos âmes demeurent écartés. Sent-on le contact de la poussière sur les membres, ou cette farine qui assiège la peau et y est incrustée ? Sent-on la rosée des nuits, le fil si mince des araignées qui nous enlacent au passage, leur dépouille flétrie tombée sur nos têtes, la plume des oiseaux, et la fleur ailée du chardon, si légère que la chute devient un effort pour elle ? Sent-on glisser un insecte qui rampe ? (3, 390) Sent-on les faibles empreintes que laisse chaque pas du moucheron, ou de tout être semblable ? Presque jamais : tant il faut remuer de nos atomes avant que la sensibilité et le trouble ne se communiquent aux âmes qui sont éparses dans tous les organes du corps, et avant que leurs germes, dont les coups se perdent à de si larges intervalles, ne s’amassent, ne se choquent et ne rejaillissent ensemble.

Pour empêcher la vie de rompre ses barrières, les esprits ont plus de force que les âmes : ce sont les rois de la vie. Sans eux, sans les intelligences, le corps ne peut garder (3, 400) un seul instant un seul atome des âmes, leurs compagnes dociles, qui les suivent et retournent dans les airs, abandonnant les membres au froid de la mort. Il demeure, vivant, au contraire, tant que son intelligence, son esprit lui reste. Eût-on coupé, déchiré, mutilé tout ce qui les enveloppe : ce tronc humain eût-il perdu de son âme, fût-il dépouillé de ses membres, il vit, il respire le souffle vivifiant des cieux ; et, pourvu que son âme ne lui soit pas arrachée tout entière, la moindre parcelle retient et enchaîne la vie. De même, quand on ravage le tour des yeux sans attaquer la prunelle, (3, 410) la vue garde son activité, son énergie. Pourtant, si tu endommages tout le globe lumineux, si tu mets à nu et que tu isoles la prunelle même, leur perte n’en sera pas moins inévitable. Surtout que le fer ne ronge pas ce milieu de l’œil, qui est si peu de chose ; car la lumière disparaît tout à coup, et la nuit se lève, le reste des orbites fût-il éclatant et sain. Voilà quel accord unit sans cesse les esprits et les âmes.

Maintenant, afin de te convaincre que les esprits, que les âmes fragiles naissent et meurent avec les êtres [418], (3, 420) je prépare des vers, fruits de mes longues recherches, de mes douces fatigues, et dignes de ta belle vie. Pour toi, aie soin de comprendre leur double nature sous un même nom ; et si, pour épargner un mot, je ne nomme que les âmes, et que je te les montre périssables, applique tout aux esprits sur ce point où un même sort les enchaîne.

D’abord, je te le répète, les âmes sont un mince tissu de petits atomes, et se composent de matière beaucoup plus fine que la substance liquide des eaux, le brouillard ou la fumée. Car elles sont mille fois plus agiles, (3, 430) et un choc plus faible les meut plus vite ; les apparences mêmes de la fumée, du brouillard, y suffisent : ainsi, lorsque dans un rêve nous voyons se dresser un autel qui exhale la vapeur et que la fumée couronne, ce sont évidemment de simples images qui nous frappent. Or, une fois que les vases sont en pièces, le fluide sort en jaillissant, et va se perdre ; le brouillard et la fumée se dissipent dans les airs : crois donc que les âmes se répandent aussi, que leur essence meurt encore plus vite, (3, 440) que plus vite se rompt leur assemblage, quand elles fuient arrachées de nos membres. En effet, si le corps, pulvérisé sous un choc ou amaigri par le sang ôté des veines, ne peut contenir son âme, dont il est en quelque sorte le vase, comment espérer de la voir contenue par les airs ? Un corps plus maigre que le nôtre sera-t-il une barrière pour elle ?

De plus, elle naît avec le corps, et les sens attestent que tous deux croissent, que tous deux vieillissent ensemble. Vois les enfants : la délicatesse de leur corps tremblant et faible répond à leur intelligence chétive. (3, 450) Puis, quand ils acquièrent une maturité robuste, le jugement grandit avec leur âme, dont la vigueur augmente. Mais sitôt que le choc puissant des années brise le corps, émousse les forces, abat les membres, la raison chancelle, l’esprit et la langue s’embarrassent : tous les organes dépérissent et manquent à la fois. Il faut bien alors que tout ce qui est de la nature des âmes se dissipe, comme la fumée dans les hautes régions des airs ; elles que nous voyons partager la naissance, partager les accroissements du corps, et qui, je le répète, succombent du même coup à la fatigue des ans.

(3, 460) Ajoutons un autre fait sensible. De même que les maladies cruelles attaquent le corps et que la douleur le travaille, nos âmes sont dévorées par les inquiétudes, le chagrin ou la peur. Elles doivent donc avoir part à la mort.

Que dis-je ? Souvent une maladie du corps les met en déroute, les égare : le trouble des idées, la folie du langage le prouvent. Souvent une léthargie les accable, les jette dans un assoupissement profond et interminable ; les paupières tombent, le front chancelle. Là, elles ne peuvent entendre les cris ou reconnaître le visage de ceux qui les rappellent au jour, (3, 470) et les environnent, la joue baignée de larmes. Avoue-le donc, elles tombent en ruines, ces âmes que gagne la contagion du mal. Car la douleur et la maladie sont deux artisans de mort : que de victimes ont pu déjà nous en convaincre !

Enfin, quand les fumées actives du vin pénètrent un homme, que son feu se répand et circule dans les veines, il appesantit les membres, il embarrasse le pied chancelant et la langue paresseuse ; l’âme est noyée de vapeurs, les yeux flottent ; les cris, les sanglots, les querelles éclatent, (3, 480) et avec eux tous les autres effets de la débauche. Pourquoi ces troubles, à moins que les attaques violentes du poison ne bouleversent habituellement nos âmes au fond des membres ? Or, tout désordre, tout embarras jeté dans un être, annonce qu’il ne faut que les atteintes d’un ennemi plus rude pour achever sa perte, et ravir son immortalité.

Souvent même, devant nos yeux, un homme dompté par la force du mal, et comme frappé de la foudre, tombe : il écume, gémit et tressaille des membres ; il extravague ; ses nerfs se raidissent, il se tord avec un souffle tourmenté, (3, 490) inégal, et fatigue son corps à le retourner sans cesse. C’est que la fougue du mal, répandue dans les organes, soulève les tempêtes de son âme, comme sur une mer écumante les ondes bouillonnent au choc impétueux des vents. Ces plaintes, la douleur les arrache, quand elle blesse les membres, quand elle chasse tous les éléments du son, qui se précipitent en foule par les voies accoutumées et les remparts de la bouche. Le délire vient de ce que l’esprit et l’âme sont bouleversés par ce fléau, dont le venin isole, partage, disperse leur action, comme tu le sais déjà. (3, 501) Puis, sitôt que le mal remonte vers sa source, que le flot rongeur des matières empoisonnées rentre dans le lit qui le cache, le malade, chancelant encore, se soulève : peu à peu il recouvre les sens et reprend possession de son âme.

Cet organe que des maux si terribles agitent au fond du corps, et qui souffre là de si cruels déchirements, espères-tu que, dépouillé du corps, il puisse subsister au grand air et parmi les orages ?

Et puis, nous voyons les âmes guérir comme les corps malades ; (3, 510) nous voyons que les remèdes peuvent en venir à bout : ce qui est un nouvel indice de leur existence périssable. Car il faut accroître, déplacer, ou appauvrir tant soit peu la masse des atomes, si tu entreprends, si tu essayes de modifier un esprit, ou que tu cherches à dompter une substance quelconque. Mais ce qui est immortel ne souffre ni transposition, ni accroissement, ni perte, puisque tout être qui sort de ses limites, et dépouille sa nature première, la frappe de mort.

(3, 520) Ainsi ton âme, je le répète, donne des signes de mortalité, soit que des maux la troublent ou que des remèdes la calment : tant la raison et la vérité heurtent un faux système, lui coupent toutes les issues, et le repoussent avec un dilemme qui confond le mensonge.

Souvent, enfin, nous voyons un homme s’en aller peu à peu. Il perd membre par membre le sentiment et la vie. Le pied commence : ses doigts, ses ongles deviennent livides. Puis, il meurt avec la jambe. Puis, les froides empreintes de la mort gagnent successivement le reste. (3, 530) Or, comme les âmes sont aussi morcelées, et que leur existence ne demeure pas tout entière, tu dois les croire périssables. Diras-tu : Elles peuvent se replier au sein des membres, et concentrer leurs atomes sur un même point, qui absorbe tout le sentiment du corps ? Mais un lieu qui contient un amas si riche de matière vivante déploie nécessairement une sensibilité plus exquise. Ce lieu, où est-il ? Nulle part : il faut donc, comme nous le disions, que nos âmes en lambeaux se dispersent hors de nous ; et, par conséquent, elles meurent.

Bien plus, si je veux admettre ton idée fausse, (3, 540) si je leur accorde le pouvoir de se ramasser dans le corps des hommes qui abandonnent le jour, et qui expirent en détail, tu seras pourtant obligé de convenir que les âmes sont mortelles. Peu importe comment elles meurent, et si elles sont éparpillées au vent ou étouffées en masse, puisque chez un homme le sentiment expire peu à peu dans tous les organes, et que dans tous la vie diminue, diminue sans cesse.

D’ailleurs, elles font partie du corps humain, elles ont leur poste fixe, leur asile déterminé, comme les oreilles, les yeux, et les autres sens qui gouvernent la vie. (3, 550) Mais les yeux, la main ou les narines, isolés du reste, sont incapables de sentir et de vivre ; la corruption gagne bientôt ces matières abandonnées : de même les esprits ne peuvent exister à part et sans les hommes, sans le corps, qui en est au moins le vase, si on ne trouve pas de rapports plus intimes entre deux substances qui se tiennent enchaînées.

À cette liaison elles doivent leur force, leur activité, et la jouissance de la vie. (3, 559) Un esprit sans corps, un esprit abandonné à sa nature, peut-il engendrer le mouvement vital ? Un corps sans âme peut-il avoir quelque durée, ou faire usage de sens ? Non : comme les yeux que tu déracines et que tu isoles du corps entier, perdent la vue ; de même les âmes, réduites à elles-mêmes, se montrent impuissantes. Car tant que leurs atomes, mêlés à la substance des veines, des entrailles, des os, des nerfs, et emprisonnés par la masse, ne sont pas libres de rejaillir à de vastes intervalles, elles se contiennent et se plient (3, 569) au mouvement vital : mouvement qui leur est impossible dans le vide des airs, où la mort les rejette, parce que les obstacles tombent devant elles. Autant dire que l’air seul enfante les corps animés, si les âmes y maintiennent leur assemblage, si elles y bornent leur essor au mouvement accompli jusque-là dans les nerfs et dans le corps lui-même. Je le répète donc, après la ruine de leur enveloppe, du corps, et la perte du souffle vital, il faut avouer que le sentiment se dissipe chez les esprits comme chez les âmes, puisque leur existence tient aux mêmes causes.

Enfin, si nos corps, incapables de supporter leur (3, 580) fuite, tombent en lambeaux fétides, comment douter que ces essences vives, chassées du fond de leur asile, ne jaillissent éparses, comme la fumée ? Ce bouleversement des êtres qui croulent, et ne sont plus que ruine, que poussière, ne vient-il pas de ce que leurs fondements se dérobent avec les âmes écoulées par les membres, et les issues tortueuses, et les pores qui sillonnent la chair ? Ainsi tout indique que ces matières sont en pièces quand elles sortent du corps, et que mille déchirements intérieurs précèdent le jour (3, 590) où elles se répandent et nagent sur la vague des airs.

Bien plus, elles habitent encore le sanctuaire de la vie, que déjà mille secousses ont paru les abattre, les rompre dans tous nos organes : elles donnent au visage cette langueur du moment suprême, et les membres flottent, prêts à tomber du corps que le sang abandonne. Voilà, par exemple, ce que nous appelons se trouver mal, ou perdre ses esprits, alors que tous sont en émoi, et cherchent à ressaisir le dernier fil de l’existence. Car il y a un ébranlement qui énerve nos esprits, nos âmes, (3, 600) et ils partagent la défaillance du corps : ils succomberaient donc à des attaques un peu plus vives.

Eh bien ! crois-tu que rejetés du corps, et sans force quand ils volent sans obstacle ni rempart, ils puissent avoir, non plus toute la durée des âges, mais un instant, un seul instant de vie ?

Jamais on ne voit de mourants qui sentent leur âme fuir tout entière de toutes parts, ou remonter d’abord vers les embouchures de la gorge. Non, ils savent que la défaillance lui vient aux endroits marqués pour la demeure, (3, 610) comme les autres organes sont anéantis dans leur siège. Si la mort épargnait nos intelligences, gémiraient-elles, à son approche, de tomber en ruines ? Elles aimeraient plutôt à sortir, à quitter leur enveloppe, comme le serpent, ou le cerf que les ans déchargent de son bois immense.

Enfin la pensée, le jugement, essence des âmes, ne viennent jamais à la tête, ni dans le pied ou la main. Ils occupent chez tous un même point, ils sont à demeure fixe. Pourquoi, sinon parce que tous les organes ont un lieu affecté à leur naissance ? Là, ils sont capables de quelque durée ; (3, 620) là, ces mille puissances dominent, absorbent les membres, et empêchent que leur ordre soit jamais interverti : tant la succession des êtres est invariable ! La flamme peut-elle jaillir des ondes, ou la glace naître du feu ?

En outre, si les âmes sont des natures impérissables, si elles ont la force de sentir, isolées du corps, il faut, je pense, les enrichir de cinq organes. Autrement, on ne peut se figurer les âmes du Tartare qui errent au bord de l’Achéron. Aussi les peintres et les écrivains de la vieille race (3, 630) nous les représentent-ils armées de sens. Mais il est impossible que les yeux, les narines, la main ou la langue subsistent à part, même dans un esprit ; et les oreilles ne peuvent, à elles seules, ni percevoir le son, ni vivre.

Puis, comme tout notre corps éprouve les tressaillements de la vie, comme nous voyons que tout y a part aux âmes ; si une force quelconque donne rapidement au milieu et le tranche, le sépare tout à coup, il faudra que nos âmes, rejaillissant au loin, se déchirent avec le tronc en deux moitiés éparses. (3, 640) Or, tout être qui se rompt et se disperse proteste lui-même contre son immortalité.

Souvent, dit-on, un char hérissé de faux et brûlant de carnage, dans la mêlée, coupe si précipitament les membres, que tu vois palpiter à terre les débris des hommes, alors que leur pensée, leur essence vive demeure insensible au mal, tant le mal est rapide ! Le feu du combat absorbe les intelligences. Tout ce qui reste du corps, elles le précipitent dans la bataille meurtrière. (3, 649) Les uns ignorent la perte de leur main gauche que les chevaux emportent avec le bouclier, au tranchant des roues et des faux dévorantes ; un autre, dans la fougue des escalades, ne sent pas que sa droite lui tombe. Tel essaye de soulever une jambe qui manque, sans voir le pied mourant qui remue les doigts à quelques pas sur la terre. Là, une tête, séparée du tronc encore vivant et chaud, a dans la poussière même le front animé, les yeux ouverts, et n’exhale la vie qu’avec les restes de son âme.

Bien plus : un serpent qui darde la langue te menace de sa queue, de son corps aux longs replis. Veux-tu que le fer partage chaque bout en mille tranches ? (3, 660) On voit aussitôt ces débris épars, saignant encore du coup qui les mutile, se tordre, baigner la terre de leur venin ; et la tête se retourne pour attaquer et mordre son propre lambeau, avec un transport de rage que ses blessures allument.

Dira-t-on que chaque fragment a son âme, son âme tout entière ? Mais alors un seul être contenait plusieurs âmes. Donc, tu as rompu la seule qui habitât un corps unique ; donc, il faut croire que tous deux meurent, puisque mille déchirements les épuisent tous deux.

(3, 670) En outre, si l’âme est une essence qui demeure immortelle [670], si elle se glisse au fond du corps naissant, pourquoi ne gardes-tu aucun souvenir de ta vie passée, des choses que tu as faites, et ne peux-tu en fixer la trace ? Car si les puissances de ton âme sont altérées au point que la mémoire de ses propres actes lui échappe tout entière, ce bouleversement ne me semble pas déjà fort éloigné de la mort. Ainsi, tu dois le reconnaître, celle qui était jadis a péri, et celle de maintenant fut maintenant créée.

(3, 679) Quoi ! le corps est déjà formé lorsque cet agent si vif y pénètre, et nous sommes en train de naître, nous avons le pied sur le seuil de la vie ! Mais alors convient-il que tu le voies grandir, au milieu du sang, avec le tronc et les membres ? Non ; il est dans une cage : il doit y vivre seul, et de son propre fond, et pour lui-même, quoique le sentiment inonde tout le corps. Aussi, je te le répète, ne crois pas que les âmes soient exemptes de naître, que la mort les affranchisse de ses lois ; ou bien, il est invraisemblable que ces étrangères, insinuées dans nos membres, y forment une liaison si étroite, si complète, si évidente. (3, 691) Car elles se lient tellement avec les entrailles, les veines, les nerfs, les os, que les dents elles-mêmes participent à la sensibilité : tu le vois dans leurs maladies, et quand elles tressaillent agacées par des eaux froides, ou quand elles broient avec le pain un caillou qui les blesse. Mêlées au tissu du corps, les âmes ne peuvent évidemment fuir tout entières, et se détacher sans blessures des os, des nerfs, des articulations.

Les crois-tu, par hasard, un fluide que nous versent les airs, et qui pénètre, qui inonde le corps ? (3, 700) Raison de plus pour que toutes se répandent avec lui et succombent. Tout fluide se dissout, et par conséquent il meurt. Les voilà donc disséminées par tous les pores ; et comme la nourriture s’épuise dans les articulations et les membres où elle circule, comme son essence fournit une matière nouvelle, de même les âmes, quoique tout entières quand elles envahissent le corps naissant, se brisent aussi quand elles coulent, quand mille canaux distribuent à la masse leurs particules, dont se forment ces âmes de seconde nature, nouvelles reines du corps, et filles (3, 710) des autres qui meurent éparpillées dans nos membres.

Ainsi, tu le vois, leur nature ne les dérobe ni au jour de la naissance, ni au jour de la mort.

En outre, laissent-elles, ou non, quelques germes dans le corps inanimé ? Si des restes y demeurent, elles ne peuvent se donner pour immortelles, quand elles sont appauvries et entamées dans leur fuite. Mais si elles emportent tout, échappées sans blessures, si un cadavre ne garde pas la moindre partie de leur être, pourquoi les entrailles qui se gâtent exhalent-elles des vers ? (3, 720) Pourquoi un essaim immense d’insectes, privés de sang et d’os, bouillonne-t-il dans les chairs gonflées [720] ?

Si tu admets que des âmes extérieures se glissent au sein de chaque vermisseau, et occupent chaque corps, sans réfléchir par quel hasard des milliers se rassemblent au lieu qui en a rejeté une seule, encore faut-il apparemment que tu examines, que tu débattes ce point : Les âmes vont-elles à la chasse des éléments du ver, pour se bâtir une demeure ; ou se logent-elles dans un corps tout fait ? (3, 730) Or, pourquoi ce travail, cette peine ? Leur motif ne me frappe pas : elles qui, voltigeant loin du corps, échappent aux angoisses du mal, du froid et de la faim ; car ces fléaux, ainsi que la mort, attaquent surtout la chair, et un esprit ne les endure tous que par son contact avec elle. Pourtant, je le veux bien, il leur est avantageux de construire leur asile ; mais le peuvent-elles ? Je ne vois pas comment. Ainsi donc elles ne fabriquent point un corps et des membres. Ont-elles, au moins, la ressource de pénétrer dans un corps tout fait ? Non ; car elles ne peuvent y adhérer par une chaîne si fine que les impressions se partagent et se gagnent.

(3, 741) Enfin, pourquoi les emportements fougueux sont-ils perpétués avec la race cruelle du lion, et avec le renard la ruse ? Pourquoi la fuite, la peur et le tressaillement sont-ils le patrimoine du cerf ? Pourquoi toutes les espèces de ce genre se dessinent-elles, sitôt que la vie commence, par la forme comme par les habitudes, sinon parce que les âmes ont aussi leur germe, leur race, leur essence déterminée qui partage les accroissements de la chair ? Si elles étaient impérissables, si elles changeaient de corps, quel désordre dans les mœurs des êtres ! (3, 750) Souvent un chien d’Hyrcanie fuirait la rencontre du cerf au bois terrible ; le vautour fendrait les airs d’une aile tremblante, à l’arrivée de la colombe ; et la raison, quittant les hommes, passerait aux espèces sauvages, aux bêtes.

Car un faux raisonnement abuse ceux qui veulent que les âmes, immortelles quoique changeantes, se plient à la nature des corps. Tout changement amène la dissolution, et par suite la mort qui accompagne le bouleversement, désordre des parties. Les âmes seront donc exposées à se rompre dans les membres, et le corps les enveloppera tout entières dans sa ruine.

(3, 760) Si on prétend que celles des hommes se fixent toujours dans le corps humain, encore faut-il me dire pourquoi de sages elles deviennent folles, pourquoi l’enfant est sans prudence, et le poulain d’une cavale inhabile aux généreux efforts du coursier robuste : sinon, parce que les âmes ont leur germe, leur race, leur essence déterminée, qui partage les accroissements du corps. Ou bien, dans un jeune corps, se font elles jeunes et tendres ? Voilà ton seul refuge ; mais alors il faut reconnaître la mortalité des âmes : car, pour essuyer une telle révolution dans les membres, elles dépouillent leur existence, leur sensibilité première.

(3, 770) Comment leur essence pourra-t-elle, se fortifiant avec le corps, avec lui atteindre la douce fleur de l’âge, si elles ne sont pas ses compagnes de naissance ? Pourquoi aussi aspirent-elles à quitter nos membres vieillis ? Ont-elles peur de se voir emprisonnées dans une chair corrompue, ou que leur demeure, fatiguée par les ans, ne les écrase dans sa chute ? Mais un immortel ne court aucun danger.

Ainsi, dès que Vénus joint les bêtes, et que les bêtes enfantent, les âmes sont à leur poste. O le plaisant spectacle ! Ces immortelles briguent un corps qui meurt, (3, 780) et un innombrable nombre se hâtent, se disputent à qui aura le pas sur les autres ; à moins que, par une sage convention, la première qui accourt au vol ne se glisse la première ; ce qui empêche toute bataille.

Enfin, il ne peut y avoir un arbre, dans le ciel, un nuage dans les abîmes de la mer, un poisson vivant au milieu des campagnes, du sang dans les veines du bois, ou des sucs dans la pierre ; tout a un lieu distinct et fixe pour séjourner et croître. De même la nature ne peut enfanter un esprit sans corps, un esprit pur, (3, 790) qui existe loin du sang et des veines. Car, autrement, ces essences libres habiteraient indistinctement la tête, les épaules, le talon, et auraient coutume de naître dans un endroit quelconque, plutôt que de rester au fond du même corps, du même vase. Mais si, dans ton propre corps, il est évident et sûr que des lois invariables fixent un lieu où existent et croissent séparément ton esprit et ton âme, à plus forte raison nieras-tu que leur assemblage puisse subsister ou naître loin du corps. Avoue donc que la ruine du corps entraîne la perte des âmes, qui se déchirent avec la masse.

(3, 801) Joindre ce qui meurt à ce qui est immortel, leur imputer un accord et des impressions communes, est une folie. Car est-il opposition plus vive, plus tranchée, plus inconciliable, que de voir un esclave de la mort et un immortel, un être sans fin, essuyer de concert les rudes tempêtes de la vie ?

D’ailleurs, pour que les êtres soient éternellement durables, il leur faut une matière solide, qui brave les coups, (3, 809) et ne laisse pénétrer aucun germe de dissolution entre le tissu étroit des parties, comme les atomes dont nous avons indiqué plus haut la nature. Ils peuvent avoir aussi la même durée que les âges, quand ils échappent aux atteintes, comme le vide qui demeure toujours impalpable, qui ne reçoit pas la moindre blessure du choc ; ou quand ils ne sont environnés par aucun espace libre, dans lequel un corps puisse se dilater et se répandre, comme le tout universel, le tout impérissable, qui hors de soi ne trouve ni étendue pour la fuite, ni atomes dont la rencontre, dont les assauts terribles viennent le pulvériser. (3, 820) Or, nous avons vu que les intelligences ne sont pas un corps de nature solide, puisque le vide se mêle à tout assemblage. Elles sont encore moins un vide pur. Elles ne manquent pas de corps ennemis : du tout immense jaillissent mille tourbillons orageux qui peuvent abattre le monde des âmes, ou les exposer à mille désastres. Enfin, elles ont toujours des espaces, des gouffres inépuisables pour y dissiper leur essence, pour y essuyer des attaques mortelles. Donc, les portes de la mort ne leur sont pas fermées.

(3, 830) Dira-t-on, comme preuve nouvelle de leur immortalité, que les enceintes les plus reculées de la vie sont leur asile, leur rempart, et que jamais ennemi de leur salut ne pénètre jusqu’à elles, ou que du moins ses atteintes fugitives sont repoussées avant que le ravage ne se fasse sentir ? Ce raisonnement est loin de la vérité : car, outre les maux du corps dont elles souffrent aussi, l’avenir y jette ses angoisses desséchantes, les tourments de la peur, la fatigue des inquiétudes ; et une faute passée les ronge. (3, 840) Ajoute ce délire qui est propre aux âmes, et leur oubli des choses. Ajoute ces léthargies, dont les sombres vagues nous engloutissent.

Qu’est-ce donc que la mort ? a-t-elle rien qui touche les hommes, quand ils savent leur âme de nature périssable ? Jadis, avant de naître, nous ne sentions aucune blessure de voir les Carthaginois inonder et battre nos murailles, alors que tous les êtres, au retentissement des armes qui bouleversaient le monde, frissonnèrent épouvantés sous la haute voûte des cieux, et furent incertains du peuple chez qui allait tomber le souverain empire des hommes sur la terre et sur l’onde ! (3, 850) La même paix accompagne le néant, après le divorce du corps et de l’âme, qui forment le tout harmonieux de la vie. Non, il ne saurait y avoir pour nous, qui aurons cessé d’être, ni événement, ni impression sensible : non, la terre dût-elle se mêler à la mer, et la mer au ciel !

Admettons que les esprits, les âmes demeurent sensibles, bien que leur essence vive soit arrachée du corps : que nous en revient-il, à nous qui ne faisons une masse vivante que par l’ajustement et l’alliance du corps et de l’âme ? (3, 859) Le temps peut ramasser nos atomes que la mort éparpille, rétablir leur assemblage, leur ordre primitif, et nous rendre la douce lumière de la vie, sans que ce bienfait nous atteigne : la chaîne de nos souvenirs une fois rompue, nous ne ressentons ni intérêt pour notre vieil être, ni inquiétude pour ceux que les âges tireront encore de nos ruines. Car lorsque tu envisages le temps immense qui comble les abîmes du passé, et ensuite les agitations si variées de la matière, tu dois te figurer sans peine (3, 870) que les germes ont eu mille fois les mêmes arrangements que de nos jours : et pourtant la mémoire ne peut rattacher le fil de ces existences, qui sont entrecoupées de mille courses aventureuses et étrangères au mouvement vital.

Un homme réservé à un sort amer et misérable doit conserver la vie, pour que le malheur ait prise sur elle. Si donc il y échappe par la mort, et si cet homme, sujet aux infortunes, ne peut redevenir un assemblage tel que nous le sommes, à cause de son existence passée, tu vois que la mort nous affranchit de toute crainte. (3, 880) Le mal atteint-il ceux qui ne sont pas ? Est-on autrement que si on ne fût jamais né, quand on échange sa vie mourante pour une mort immortelle ?

Aussi, lorsque tu entends un homme se plaindre de ce que son propre corps, une fois éteint, soit abandonné aux vers, englouti par la flamme, dévoré par les bêtes, sache-le bien, ces plaintes sont un faux écho de son âme, que des inquiétudes secrètes aiguillonnent. Il a beau se défendre de croire que la mort épargne les sens. Oui, je doute que son cœur tienne la promesse de ses lèvres, (3, 890) et se retranche, se déracine tout entier de la vie, sans y oublier encore quelques restes de lui-même. Car quiconque se représente le jour où les oiseaux et les bêtes le déchireront, au sein de la mort, a pitié de soi : incapable de partager son être, et d’abandonner sa triste dépouille, il s’imagine que c’est lui ; il s’y attache, et l’empoisonne d’une sensibilité pénible. De là son indignation à l’idée qu’il est une créature mortelle ; il ne voit pas que, dans sa vraie mort, il ne peut y avoir un autre lui-même qui assiste vivant à sa perte, (3, 900) debout à sa chute, pleurant son corps que la dent ou le feu ravage. Car si, une fois mort, il souffre dans la gueule des bêtes qui mordent et arrachent sa chair, je ne trouve pas qu’il y ait une souffrance moins aiguë à brûler sur un lit ardent de flammes, à étouffer enseveli dans le miel [904], à roidir glacé par la froide surface de sa couche de marbre, ou à être broyé sous nos pas, qui foulent et appesantissent la terre.

« Pour lui, désormais, ni joyeux accueil dans sa famille, ni épouse si bonne, ni enfants si doux qui accourent à ses baisers, se les ravissent, et pénètrent son âme d’une volupté muette ; (3, 910) il ne soutiendra plus, ni sa gloire déjà florissante, ni ses proches : triste victime d’un triste sort, un seul jour, un jour odieux lui enlève toutes ces récompenses de la vie ! » Voila ce que disent les hommes. Ils n’ajoutent pas : « Ces biens ne laissent aucun regret qui assiège sa tombe. » Si cette vérité entre dans nos intelligences, éclate dans nos paroles, elle dissipera de vives angoisses et mille terreurs des âmes. Mais non : tu vas dormir pendant le reste des âges, comme tu dors sur un lit, exempt de toutes les agitations maladives ; et nous, devant cet horrible bûcher qui a fait de toi un peu de cendre, (3, 920) nous sommes insatiables de lamentations, et aucun jour ne vient arracher de nos poitrines ce deuil éternel ! Or, je le demande, si tout se réduit à un assoupissement, à un simple repos, est-ce donc une perte si amère qu’il faille éternellement sécher dans les larmes ?

Voilà ce que font les hommes jusque sur la couche du festin ; tenant des coupes, et le front ombragé par une couronne de fleurs, ils s’écrient du fond de l’âme : « Quelles courtes jouissances pour les chétifs humains ! Elles fuient déjà, et on ne peut les rappeler ensuite. » — Comme si, à leurs yeux, le premier fléau de la mort (3, 930) était une soif aride qui brûle, qui dévore leurs misérables restes, ou que tout autre besoin y survécût. Non, ils ne cherchent point à recouvrer leur vie, leur être, quand les esprits et les corps dorment du même sommeil. Peu leur importe que ce soit un éternel assoupissement : ils ne sont jamais atteints de regrets pour eux-mêmes. Encore nos membres reposent-ils sans que les atomes soient égarés bien loin du mouvement vital ; car, à peine tiré du sommeil, un homme reprend possession de soi. Il faut en conclure que la mort est moins encore pour nous, (3, 940) si elle peut être moins que rien. En effet, les désordres de la matière qui accompagnent notre fin sont plus graves ; et aucun ne se réveille, ne se lève, dans ces froides interruptions de la vie.

Enfin, suppose que la Nature tout à coup parle, et gourmande ainsi un des nôtres : « Mortel, qu’as-tu donc de si triste pour t’abandonner à une douleur si amère ? pourquoi accueilles-tu la mort avec des gémissements et des larmes ? Si tu as passé jusque-là une douce existence, si tous les avantages ne furent point accumulés dans un vase sans fond, (3, 950) qui les a répandus et dissipés sans charme, que tardes-tu ? Convive rassasié de la vie, va-t’en [951], et résigne-toi, pauvre fou, à dormir en paix. Si, au contraire, toutes les jouissances se perdent écoulées de ton âme, si l’existence ne t’offre qu’aspérités, pourquoi veux-tu entasser encore de misérables jours, encore sans fruit, et que tu consumeras sans joie ? Ne vaut-il pas mieux achever ta vie, pour achever tes peines ? Car enfin, je suis au bout de mes œuvres, et ne puis rien inventer qui te plaise : tout demeure toujours le même. La vieillesse ne flétrit pas ton corps, tes membres (3, 960) ne succombent point à la fatigue des ans : Eh bien ! tu ne verras jamais que les mêmes choses, ton existence dût-elle triompher de mille siècles, ou plutôt échapper à la mort. » Que répondre, sinon que la nature nous fait une juste querelle, et plaide la cause de la vérité ?

Et si le trépas arrache des lamentations trop vives à un être misérable, n’est-il pas encore plus juste qu’elle l’attaque, et lui crie d’une voix irritée : « Insatiable gouffre, débarrasse-nous de tes larmes, étouffe tes plaintes ! » — Et à cet homme si âgé, à ce vieillard qui ose se plaindre : « Tu as épuisé toutes les joies, et tu sèches de désirs ! (3, 970) à qui la faute ? sans cesse tu aspires à ce qui te manque, tu dédaignes ce que tu as : ton existence coule donc sans être ni complète ni douce, et la mort imprévue se dresse à ton chevet, avant que tu ne sois prêt à partir, assouvi et plein de toutes choses. Lâche pourtant ces biens, qui ne sont plus de ton âge ; cède-les à ceux qui ont grandi : allons, fais de bonne grâce ce qui est nécessaire. » — Oui, elle dit vrai : ses reproches, ses attaques sont justes. Oui, la vieillesse recule toujours, chassée par la fleur renaissante des êtres ; et il faut que tous se renouvellent les uns des autres. Aucun ne tombe dans l’abîme, dans le sombre Tartare. (3, 980) Ces matières sont indispensables à la croissance des races futures, qui elles-mêmes ne feront que traverser la vie pour te suivre. Ce qui fut avant toi a donc succombé, ou succombera de même. La chaîne des existences se prolonge sans interruption : nul ne devient possesseur de la vie, tous en font usage.

Regarde même le passé. A-t-il rien qui nous intéresse, ce temps infini, antérieur à notre naissance ? La nature nous le présente comme le miroir des âges, qui viendront après notre mort. De terribles images nous apparaissent-elles ? Y voit-on quelque chose de triste ? (3, 990) Le plus doux sommeil est-il aussi calme ?

Bien plus, ces tourments que les âmes, dit-on, essuient au fond des enfers, ce sont tous les fléaux de notre vie. Crois-tu à la fable de ce vaste rocher dont la menace épouvante, au milieu des airs, le malheureux Tantale, glacé par de fausses alarmes ? Dis plutôt que la vaine crainte des dieux assiège les vivants, et que les mortels redoutent ce que le hasard peut faire tomber sur eux.

Crois-tu que les oiseaux pénètrent dans Titye, étendu au bord de l’Achéron ? Non, certes ; il est impossible que, durant tous les âges, ils trouvent à fouiller sous sa vaste poitrine, (3, 1000) quel que soit le prolongement de ce corps immense. Dût-il, en y jetant ses membres, occuper non-seulement neuf arpents, mais encore toute la surface du globe, il ne suffira point à essuyer une douleur éternelle, et à fournir de sa propre chair une éternelle pâture. Non, le vrai Titye, pour nous, est un homme tombé dans l’amour, et que ses mille vautours déchirent, que rongent les inquiétudes, les angoisses, ou que tout autre souci honteux met en pièces.

Nos yeux rencontrent encore Sisyphe dans la vie. Le voilà qui s’obstine à demander au peuple les faisceaux, les haches cruelles, (3, 1010) et qui revient toujours vaincu et triste. Briguer le pouvoir, qui est une chose vaine, sans jamais l’atteindre ; endurer pour lui mille peines si rudes, n’est-ce pas rouler sur une montagne, avec effort et contre sa pente, un rocher qui, déjà au faîte, retombe précipitamment, et gagne la rase campagne ?

Ensuite repaître continuellement la faim des âmes, et ne jamais emplir ou rassasier leur ingrate nature ; comme les saisons qui, ramenées par le cercle des ans, nous apportent mille productions, mille charmes, (3, 1020) sans nous assouvir avec toutes ces moissons de la vie : voilà, je pense, ce que les hommes racontent de ces vierges, à la fleur de l’âge, qui entassent une eau fugitive dans un vase percé, incapable de se remplir. Quant à Cerbère, et aux Furies, et à la nuit éternelle, et au Tartare, dont les gorges vomissent un horrible bouillonnement de flammes, ils n’existent nulle part, ils ne peuvent exister : mais il y a, dans cette vie, de grands supplices qui épouvantent les grands crimes, ou les expient du moins, comme la prison, le terrible saut du rocher, (3, 1030) les verges, les bourreaux, le chevalet, la poix, les lames, les torches. Et, à défaut de ces peines, les terreurs anticipées de la conscience nous aiguillonnent, nous dévorent sous des lanières brûlantes ; et comme les âmes ne voient pas quel doit être le terme des misères, la fin des châtiments, elles tremblent encore plus que la mort ne les aggrave. Voilà comment les insensés se font un enfer de la vie.

Tu peux aussi te répéter souvent : « Ancus lui-même, le bon Ancus, a fermé les yeux à la lumière [1038]. » Et pourtant il valait bien mieux que toi, misérable ! (3, 1040) Comme lui, tous les rois et les puissants du monde ont succombé, eux qui avaient de grandes nations sous leur commandement.

Celui-là même qui se fraya autrefois une route dans la mer immense [1042], qui fit marcher ses légions sur un abîme, qui leur apprit à franchir à pied les gouffres amers, et qui brava sous les bonds insultants de ses chevaux le vain murmure des ondes, a perdu le jour, et son corps expirant a répandu son âme.

Scipion, ce foudre de guerre, la terreur de Carthage, a rendu ses ossements à la terre, comme le dernier des esclaves.

Ajoute ceux qui inventèrent les sciences et tous les charmes de la vie ; (3, 1050) ajoute les compagnons des Muses : Homère, qui règne sur eux sans partage, ne dort-il pas du même sommeil que les autres ?

Enfin Démocrite, quand sa vieillesse, déjà mûre pour la tombe, l’avertit des langueurs de son âme qui s’oubliait elle-même, alla au-devant de la mort, et lui offrit volontairement sa tête.

Épicure lui-même s’éteint, au couchant de la vie : Épicure, dont le génie plana au-dessus des hommes, et éclipsa tous les astres, comme le soleil levant, ce roi des airs !

Et tu hésites, et tu meurs avec indignation, toi qui as déjà une vie morte, ne vivant que pour te voir mourir, (3, 1060) toi qui uses dans le sommeil la plupart de tes heures ; qui dors éveillé, la vue toujours pleine de songes ; qui portes au fond du cœur le trouble des vaines alarmes, et qui souvent ne peux démêler ton propre mal, quoique tourmenté par un affreux vertige de soucis, et de flottantes irrésolutions qui étourdissent, qui égarent ton âme !

Si les hommes, quand ils se montrent sensibles au poids qui charge leur esprit et le fatigue, savaient aussi pénétrer la cause de cet accablement, et pourquoi un tel amas de misères écrase leurs poitrines, (3, 1070) ils ne vivraient pas comme font la plupart sous nos yeux ! Que veulent-ils ? Aucun ne le sait, ils le cherchent toujours ; ils se remuent : espèrent-ils donc secouer ce fardeau ?

Souvent un homme, fatigué du logis, abandonne sa vaste demeure pour y rentrer aussitôt ; car il ne trouve rien de mieux au dehors. Puis il lance ses chevaux et court précipitamment à sa terre, comme pour voler au secours de son toit qui brûle. Mais à peine touche-t-il le seuil, que déjà il bâille ; ou bien il tombe dans le sommeil, sous le poids des ennuis, et cherchant à oublier ; (3, 1080) ou même il reprend sa course, et va revoir la ville [1080].

Tous se fuient de la sorte. Leur arrive-t-il de ne pouvoir échapper ? captifs malgré eux, ils se détestent, parce que ce sont des malades qui ne saisissent pas la cause de leur mal. Si on y voyait clair, on quitterait toutes choses pour s’appliquer d’abord à connaître la nature ; car c’est une éternité, et non pas une heure, qui nous embarrasse : c’est l’état où demeureront les hommes pendant le reste des âges qui suivent la mort.

Enfin pourquoi, dans les incertitudes du péril, (3, 1090) un ardent et fol amour de la vie nous cause-t-il tant d’alarmes ? Il faut, mortel, il faut que ton existence finisse : tu ne peux éviter le seuil de la mort.

Au reste, comme nous séjournons éternellement parmi les mêmes choses, tu as beau vivre, tu ne te forges pas de nouveaux plaisirs. Non ; mais tant que les objets de nos désirs sont encore loin de nous, ils nous semblent bien au-dessus du reste : puis, nous les tenons à peine que nous aspirons à un autre bien ; et nous sommes toujours haletants de la soif de vivre, quoique toujours incertains du sort que nous amènent les jours à venir, et des hasards qui accourent avec eux, et de la fin qui nous menace.

(3, 1100) D’ailleurs, en prolongeant ta vie, tu n’ôtes rien à la durée de ta mort, et tu ne peux entamer ce néant, ou parvenir à être moins longtemps sa proie. Vis donc, et que devant toi mille siècles se couchent : cette mort n’en demeurera pas moins éternelle ; et il y aura un aussi long assoupissement pour l’homme qui a éteint sa vie avec le soleil d’hier, que pour cet autre qui a disparu il y a des mois, il y a des années.




LIVRE IV.


(4, 1) Je parcours les sentiers des Muses qui ne sont point encore battus, et que nul pied ne foule. J’aime à m’approcher des sources vierges, et à y boire ; j’aime à cueillir des fleurs nouvelles, et à me tresser une couronne brillante là où jamais une Muse ne couronna le front humain : d’abord, parce que mes enseignements touchent à de grandes choses, et que je vais affranchissant les cœurs du joug étroit de la superstition ; ensuite, parce que je fais étinceler un vers lumineux sur un sujet obscur, et que je revêts tout des grâces poétiques. (4, 10) Ce n’est pas sans raison. Les médecins, pour engager les enfants à boire la repoussante absinthe, commencent par enduire les bords du vase d’un miel pur et doré, afin que leur âge imprévoyant se laisse prendre à cette illusion des lèvres, et qu’ils avalent ce noir breuvage, jouets plutôt que victimes du mensonge ; car ils recouvrent ainsi la vigueur et la santé. De même, comme nos leçons paraissent amères à ceux qui ne les ont point encore savourées, (4, 20) et rebutent la foule, j’ai voulu, empruntant la voix harmonieuse des Muses, les dorer en quelque sorte du miel de la poésie : j’essaye de retenir ton âme suspendue à nos vers, jusqu’à ce que toute la Nature lui apparaisse, et qu’elle sente l’importance de nos études.

Tu sais déjà ce que sont les éléments de toutes choses, et sous combien de formes diverses ils tourbillonnent d’eux-mêmes, en proie à une agitation éternelle ; (4, 29) tu as vu la nature des âmes, et à quoi tient leur énergie quand elles sont ajustées aux corps, et quels déchirements les font retomber en atomes : maintenant abordons ce qui a essentiellement trait à ces matières. Il existe des objets que nous appelons images. Espèces de membranes enlevées à la surface des corps, elles voltigent çà et là dans les airs, elles assiègent nos veilles, elles épouvantent nos cœurs même durant la nuit, alors que nous apercevons des spectres étranges, et les fantômes de ceux qui ont perdu le jour : (4, 40) horribles visions, qui nous arrachent souvent aux langueurs du sommeil. Ainsi ne va pas croire que ce soient là des âmes échappées du Styx, des ombres qui errent parmi les vivants ; ou que la mort laisse subsister une partie de nous-mêmes, une fois que la double nature des esprits et des corps meurt éparpillée en ses propres atomes.

Je répète donc que les assemblages exhalent à leur cime des apparences, des figures déliées, qui en sont comme les membranes, et on peut dire les écorces ; car elles ont un aspect et une forme semblables (4, 50) au corps qui a répandu ces flottantes images.

Elles ne se dérobent point aux intelligences les plus épaisses, surtout puisque le monde des sens nous offre mille corps qui émanent : les uns jaillissant épars des assemblages en ruines, comme la fumée que jette le bois, ou la vapeur du feu ; les autres, tissu fin et serré, comme ces rondes tuniques de peau que les cigales ôtent un jour d’été, et ces molles enveloppes qui se détachent à fleur de corps du veau naissant, et la robe que la couleuvre laisse sur les épines où elle glisse : car tu vois souvent (4, 60) les buissons enrichis de ces dépouilles que le vent agite. Si le fait a lieu, toute surface doit envoyer aussi de subtiles images. Ces lourds débris tombent-ils des êtres, plutôt que de fines émanations ? Pourquoi ? Tu demeures bouche close. Surtout puisque la cime des assemblages, pleine de corps imperceptibles, peut les rejeter sans détruire leur ordre, leur forme, leurs traits, et beaucoup plus vite ; car leur petit nombre diminue les obstacles, et ils sont rangés en tête.

(4, 70) Oui, certes, nous voyons bien des êtres qui soulèvent et chassent leur matière, non-seulement du fond de leurs entrailles, mais encore des superficies telles que la couleur. Ainsi font habituellement ces voiles jaunes, bruns et rouges [73], qui, étendus sur les mâts et les poutres dans nos vastes amphithéâtres, y font bouillonner la vague de leurs plis tremblants. Toute l’assemblée du cirque qu’ils dominent, et tout ce qui en est la parure, les grands, les dames, les immortels, se colorent, et semblent ondoyer d’un éclat mobile. Mieux on ferme les abords, (4, 80) les barrières, et mieux on intercepte les feux du jour, plus on augmente le charme riant des teintes qui baignent la salle.

Or, puisque ce fard émane de la surface des toiles, il faut que tous les corps lancent aussi de frêles images : car elles sont aussi dardées par la surface.

Voici déjà quelques traces certaines de ces formes partout répandues, minces contours qui demeurent séparément invisibles.

En outre, le parfum, la fumée, la vapeur, et toutes les essences analogues, jaillissent éparses des assemblages, (4, 90) parce que, soulevées du fond, elles arrivent au jour par des voies tortueuses qui les brisent, et que les embouchures par où elles tâchent de sortir, une fois chassées, ne sont pas droites. Mais la couleur, écorce fine que jettent les surfaces, ne trouve rien qui la puisse déchirer, étant à nu, et comme sur le front des êtres.

Enfin, ces images que les miroirs, les ondes et toute surface brillante nous offrent, étant semblables aux corps, doivent provenir de formes qui en émanent. (4, 100) Car pourquoi tombe-t-il des êtres mille débris échappés de leur matière sensible, plutôt que de fines émanations ? Je le répète, tu demeures bouche close. Il existe donc de subtiles images, ayant la forme plus que la nature des corps, invisibles quand elles sont éparses, mais qui, incessamment foulées par mille chocs, rejaillissent ensemble du miroir aux yeux. Vois-tu un autre moyen qui leur permette de subsister, et de reproduire tous les êtres ?

Apprends ici de quelle fine matière se composent les images : (4, 110) surtout puisque leurs germes sont mille fois plus écartés de nos sens, plus imperceptibles que les êtres qui commencent à franchir les bornes de la vue. Mais d’abord examine, sous une forme palpable, la délicatesse des éléments de toutes choses : quelques mots y suffisent.

Déjà, parmi les êtres, il y en a de si menus que le tiers de leur corps ne se verrait pas. Que penses-tu donc que soit un intestin, le globe de l’œil ou du cœur, les membres, les articulations ? Quelle petitesse ! Songe maintenant aux atomes (4, 120) qui doivent être la base de leur esprit et de leur âme : vois-tu comme tous sont fins et grêles ?

Les corps qui exhalent de piquantes odeurs, l’absinthe au goût affreux, le panace, la rude aurone et la triste centaurée, à la moindre secousse que tu leur imprimes, éveillent une idée encore vive de ces apparences qui errent à milliers de mille façons, dépourvues d’énergie, d’action sensible, et dont la petitesse, relativement aux corps, est inexprimable : aucune langue ne peut en rendre compte.

(4, 130) Mais ne va pas croire que ces images vagabondes soient toujours la dépouille des êtres. Non ; il en existe qui, spontanément écloses, s’établissent elles-mêmes dans la région céleste nommée les airs. Revêtues de mille formes, elles nagent à la cime des nues, essences fluides qui changent incessamment d’aspect, et dont les contours se plient à mille ressemblances. Les exemples sont faciles. Vois grossir un amas de nuages qui troublent la face riante du monde, caressant les airs de leur molle agitation. Tantôt il semble que des fantômes de géants (4, 140) traversent le ciel, et prolongent au loin leur ombre ; tantôt de vastes montagnes, et des rochers qui tombent de leurs flancs, précèdent le soleil ou flottent derrière : puis vient un monstre qui traîne, qui amasse de nouveaux orages.

Disons maintenant avec quelle facilité, quelle vitesse les images se forment, et leur écoulement, leur chute, leur fuite perpétuelle des êtres. Il monte toujours, à fleur de corps, une substance que dardent les assemblages, et qui, arrivant aux choses extérieures, traverse les unes, surtout le vêtement ; mais que les aspérités du roc ou la dure essence du bois, quand elle les heurte, (4, 150) déchirent et empêchent de renvoyer aucune forme. Si elle ne rencontre que des matières brillantes, compactes, et en tête le miroir, il ne se passe rien de semblable : car elle ne peut les franchir comme des étoffes ; et, avant de la rompre, le corps uni a soin de la dérober à sa perte. De là ce rejaillissement des images qui nous frappent. Si rapide, si imprévu que soit le choc du miroir que tu poses devant un être quelconque, tu vois apparaître la forme : reconnais donc le flux perpétuel des surfaces qui envoient de minces tissus [158], de frêles images. (4, 160) Aussi ces formes naissent-elles en foule dans un court espace, et il est juste de leur accorder une prompte origine. Il faut que la moindre durée fasse tomber du soleil un torrent de lumière, pour emplir incessamment la nature : la même raison exige que chaque moment emporte des corps mille simulacres éparpillés de mille façons, de mille côtés divers ; car, en quelque sens que nous tournions le miroir, les objets se reproduisent avec leur couleur et leur forme.

(4, 169) Souvent la pureté limpide du ciel est troublée si vite par un désordre si vaste, si épouvantable, que toutes les ténèbres semblent abandonner le Styx, et remplir les profondes cavernes des airs : tant les nuages amassent une nuit lugubre, tant les sombres fantômes de la peur apparaissent et planent sur nos têtes ! Mais leurs images, que sont-elles, relativement à eux-mêmes ? Qui peut le calculer ou le dire ?

Maintenant le vol rapide qui emporte les images, et leur agilité à fendre la vague des airs, à dévorer un long espace dans un court intervalle, (4, 180) de quelque côté que leur essor divers les pousse, nous inspirent quelques vers dont le charme surpasse le nombre, comme un souffle harmonieux du cygne l’emporte sur le vaste cri dont les grues parsèment le vent à la cime des nuages.

D’abord, on peut remarquer souvent que les essences légères, et qui ont pour base de fins atomes, sont agiles. Vois, par exemple, la lumière du soleil et sa vapeur chaude. Leur vitesse tient aux imperceptibles germes dont elles sont faites. Ils se chassent eux-mêmes, ils n’hésitent point à franchir les vides de l’air : un choc les poursuit, les excite ; (4, 190) car le rayon succède vivement au rayon, les éclairs aiguillonnent et perpétuent la fuite des éclairs. Par la même raison, il faut que les images puissent traverser en un moment des espaces incommensurables ; tout le démontre : leur petitesse, ce mobile qui assiège, qui bat, qui pousse leurs derrières ; et enfin le tissu si maigre de ces émanations si libres de pénétrer tous les assemblages, et comme de filtrer entre les pores du vent.

(4, 199) Quoi ! des atomes enfouis que rejettent les entrailles des êtres, comme la lumière du soleil et sa vapeur chaude, n’absorbent qu’un point de la durée, quand on voit leurs flots se répandre dans toute l’étendue, envahir la terre, les ondes, et baigner les hauteurs du ciel : tant leur essor est prompt, et leur aile légère ! Mais alors ceux qui occupent la cime, prêts au départ, une fois livrés à un élan que nul obstacle ne retarde, combien ne doivent-ils pas aller plus vite, plus loin, et franchir un espace plus vaste, dans cet intervalle que met un rayon de soleil à dévorer les cieux !

(4, 210) Voici un exemple plus frappant encore de cette rapidité qui entraîne les images. Dès que tu exposes le cristal des eaux à la face riante des nuits étoilées, aussitôt les astres, flambeaux étincelants du globe, répondent au miroir. Vois-tu dès lors avec quelle promptitude leur image tombe des régions célestes aux régions de la terre ? Je le répète donc, ces merveilles nous obligent à reconnaître des émanations qui frappent, qui harcèlent les yeux [218], et qui sont un écoulement perpétuel des mêmes assemblages. (4, 220) Le froid émane des eaux courantes ; la chaleur, du soleil ; et du bouillonnement des vagues, un sel qui ronge les murailles autour de la plage. Mille sons divers ne cessent de flotter au vent. Enfin, une vapeur au goût salé attaque nos lèvres, quand nous sommes au bord de la mer ; et l’absinthe qu’on délaye, qu’on mélange devant nos yeux, nous blesse de son amertume. Tant il est vrai que toute chose vomit une matière flottante qui se répand de toutes parts, en tous sens : ni trêve ni repos qui interrompe le flux des êtres, puisque nos organes sont toujours en éveil, et que toujours (4, 230) ils peuvent voir, ou sentir, ou entendre mille retentissements.

En outre, comme nos doigts, maniant une forme dans les ténèbres, la reconnaissent pour la même qui se voit à la blanche lumière du jour, une cause semblable doit émouvoir le tact et la vue. Mais alors, si nous explorons la nuit un carré qui nous affecte, le jour peut-il envoyer à nos regards autre chose que son image carrée ? Les images sont donc le germe de la vue ; rien de plus clair, et sans elles tous les corps demeurent invisibles.

(4, 240) Je dis maintenant que ces images tourbillonnent et jaillissent éparses de tous côtés ; mais les yeux seuls étant capables de voir, il arrive que là où le regard se tourne, mille corps y donnent avec leur couleur et leur forme. La distance même nous est révélée par les images, qui ont soin de marquer leur intervalle ; car, à peine dardées, elles battent et foulent les airs qui sont entre nos yeux et elles. Ce courant glisse tout entier sur nos prunelles, (4, 250) les balaye en quelque sorte, et passe. Voilà comment nous apercevons toutes les distances : l’abondance du vent que chassent les images, la longueur du souffle qui effleure nos yeux, est la mesure de leur écartement. Admire l’extrême vitesse de ces opérations, qui montrent à la fois de quelle nature sont les êtres, et à quel intervalle.

Ne sois pas étonné de voir les corps nous apparaître, quand les images qui nous frappent ne sont point isolément visibles. (4, 260) Battus par un vent qui se déchaîne peu à peu, inondés par un froid aigu, avons-nous coutume de sentir tour à tour les premiers atomes du froid ou du vent ? Non, ils agissent en masse : nous les voyons heurter nos membres, comme si nous endurions le choc de quelque matière sensible. Nos doigts, quand ils rencontrent une pierre, ne touchent que la surface, que la couleur, écorce fine : est-ce donc la couleur qui les affecte ? non, ils sentent la dureté enfouie dans les entrailles de la pierre.

(4, 270) Sache maintenant pourquoi les images se peignent au delà du miroir ; car, évidemment, elles semblent fort reculées. Oui, comme de véritables corps nous apparaissent derrière nos portes, qui laissent le champ ouvert au regard, et lui font apercevoir mille choses éloignées du seuil. Deux airs, deux courants prolongent ainsi la vue. Nos yeux reçoivent d’abord le vent qui est en deçà des portes, ensuite les portes elles-mêmes qui arrivent de chaque côté, ensuite les atteintes du jour extérieur, et un second air que suivent les objets réels de cette vue lointaine. (4, 280) De même, sitôt que le miroir décoche son image pour atteindre nos organes, elle bat et refoule les vents intermédiaires, longue colonne qui se fait sentir avant elle. Mais à peine le miroir nous frappe-t-il, que nos propres images, déjà échappées, y arrivent, y échouent ; et, rejaillissant à nos yeux, elles précipitent, elles roulent un autre tourbillon, et nous le montrent avant de se faire voir elles-mêmes. Voilà comment elles paraissent si écartées du miroir. (4, 290) Je le répète donc, nos adversaires ne peuvent crier merveille, de voir le rejaillissement des images à la surface du miroir expliqué par les deux airs ; car ils assignent au même fait la même cause.

Mais pourquoi le miroir représente-t-il à gauche le côté droit de nos membres ? Parce que les images, quand elles gagnent et heurtent la surface polie, ne reculent pas sans altération. Elles se retournent pour fuir, comme si on appuyait sur un pilier de bois un masque de terre qui ne fût point encore sec, (4, 299) et que la face, demeurée pure, quoique refoulée par le choc, vînt se peindre derrière : tu verrais aussitôt ce qui occupait la droite passer à gauche, ce qui était à gauche envahir la droite.

Souvent aussi les images, renvoyées de miroir en miroir, offrent cinq ou six fois la même ressemblance. Toute reculée, tout enfouie que soit une chose, fût-elle de travers, elle peut encore jaillir de sa retraite profonde sous les rayonnements obliques de plusieurs glaces, qui la font apercevoir dans la salle : tant les images étincellent de miroir en miroir ! (4, 310) Celles qui émanent de gauche rebondissent à droite ; puis, elles se tournent de nouveau, et reprennent le même sens.

Bien plus, tout miroir à facettes recourbées comme le flanc humain renvoie sans intervertir : soit que les images, promenées de facettes en facettes, nous arrivent après une double conversion ; soit que, dans le trajet, elles roulent sur elles-mêmes, instruites par la courbure du miroir à nous tourner la face.

Les images semblent aussi marcher avec nous, (4, 320) suivre nos pas, imiter nos gestes. Voici pourquoi. Dès que tu abandonnes un coin du miroir, aucune ne peut en rejaillir : la nature voulant que toutes émanent et rebondissent à angles égaux.

Nos yeux redoutent et fuient la vue des corps éclatants. Le soleil aveugle même ceux qui osent le regarder en face : tant il a de force, tant les images que sa hauteur précipite violemment à travers un ciel pur heurtent et bouleversent le frêle tissu des yeux ! (4, 330) Et puis, souvent un vif éclat brûle le regard, parce que mille germes de feu y sont contenus, et blessent les yeux où ils pénètrent.

En outre, tout est jaune pour un homme tourmenté de la bile, parce que son corps vomit une foule de pâles atomes, qui rencontrent les images ; et aussi, parce que l’œil est mêlé de ces germes dont le reflet contagieux imprime sa pâleur à toutes choses. Dans les ténèbres, nous apercevons ce que le jour éclaire : voici pourquoi. Aux noirs brouillards de l’air environnant (4, 340) qui assiège, qui occupe d’abord les conduits ouverts de l’œil, succède tout à coup une lumineuse blancheur, un vent qui nettoie pour ainsi dire les yeux, et dissipe les sombres vapeurs du premier souffle ; car il est mille fois plus agile, plus fin, plus énergique. Dès que sa lumière remplit et ouvre les sentiers que bouche le vent obscur, les images qui s’épanouissent étalées au jour le suivent, et harcèlent la vue. Du grand jour au contraire, les yeux ne peuvent agir sur les ténèbres, (4, 350) parce que le vent épais et sombre, qui arrive le second, emplit les pores, obstrue les voies, et arrête le mouvement des images que sa nuit emprisonne.

Pourquoi les tours carrées des villes, que nous examinons de loin, nous semblent-elles rondes ? Parce que, de loin, tous les angles se montrent obtus ; ou, pour mieux dire, ne se voient pas. Leur impression, leur coup expire, sans atteindre le foyer de notre vue : car l’abondance de l’air que traverse leur image (4, 360) les soumet à un choc perpétuel qui les émousse, les rend insensibles ; et alors ils nous apparaissent comme des amas de pierres arrondies, moins distincts pourtant que les véritables corps à forme ronde que tu as sous les yeux, et dont ils ne présentent que les vagues esquisses.

On dirait même que nos ombres bondissent au soleil, et, attachées à nos traces, imitent nos gestes : si on pouvait croire que du vent obscur fût capable de suivre les pas et de reproduire les mouvements, les attitudes des hommes. Car rien ne forme ce que nous avons coutume de nommer ombre, sinon un air privé de jour. (4, 370) Oui, la lumière du soleil abandonne tour à tour chaque point du sol, où notre marche lui fait obstacle ; puis, elle revient emplir la place que nous avons quittée. Voilà comment il se fait que les mêmes ombres paraissent errer toujours à la suite du corps. En effet, puisque les rayons étincelants ne cessent de se répandre, pour se dissiper ensuite, semblables à une laine dévidée dans le feu, il est naturel que la terre soit aussitôt vide que pleine de ce flot lumineux, qui balaye les sombres nuages.

(4, 380) Et pourtant je suis loin de reconnaître que les yeux se trompent. Il ne leur appartient que de voir où sont les lumières, les ombres. Mais ces lumières sont-elles toujours les mêmes, ou non ? Ces ombres passent-elles d’un lieu à un autre ? sont-elles plutôt ce que nous avons dit ? Il faut que ton intelligence, que ta raison en décide. Les yeux ne peuvent approfondir la nature des choses : ainsi, ne va pas leur imputer la faute du jugement.

Le vaisseau qui nous entraîne dans sa course paraît immobile ; tandis que ceux qui demeurent à la rade, nous croyons les voir passer, (4, 390) et voir fuir à la poupe les collines, les plaines que rase notre vaisseau, emporté sur les ailes de ses voiles.

Il semble que tous les astres dorment attachés à la voûte des airs, et tous obéissent à un mouvement perpétuel : car ils se lèvent, et ils gagnent un coucher lointain, après que leur globe resplendissant a mesuré les cieux. Le soleil et la lune partagent aussi leur immobilité apparente, quoique les faits eux-mêmes en attestent la marche.

Entre ces montagnes qui apparaissent au loin, jaillissant des gouffres humides, une flotte s’ouvrirait un libre passage : (4, 400) et pourtant leurs cimes enchaînées n’offrent à l’œil qu’une île immense.

Les enfants voient tourbillonner les salles et bondir les colonnes, quand ils cessent de tourner sur eux-mêmes : illusion si forte, qu’ils ont peine à croire que tout l’édifice ne les menace pas d’un écroulement.

Sitôt que la nature se met à faire jaillir la pourpre de ses feux tremblants, et la dresse sur les montagnes ; ces montagnes, on dirait que le soleil les couronne, les touche, les brûle lui-même de son flambeau : elles dont nous éloignent à peine deux mille jets d’arc, (4, 410) souvent même cinq cents courses de javelots ! Mais, entre le soleil et elles, de vastes océans se déploient sous les vastes campagnes des airs, et il y a un intervalle de mille régions, que mille peuples occupent avec mille races de bêtes sauvages.

Un amas d’eau, profond d’un seul pouce, vient-il à séjourner entre les pavés de nos rues ? il laisse nos yeux se précipiter dans le sol, avec un essor aussi vaste que les gouffres du ciel ouverts sur nos têtes ; et il nous offre, sous la terre, le merveilleux spectacle des nuages, du firmament, et du corps que ses profondeurs recèlent.

(4, 421) Passes-tu un fleuve ? arrête la fougue de ton cheval, et détourne le regard vers les ondes rapides : ce cheval immobile, tu le vois emporté de travers par une force qui le pousse vivement contre la pente de l’eau ; et, de quelque côté que tu jettes les yeux, tout partage cet élan, et semble flotter de la sorte.

Vois ce portique qui allonge ses flancs symétriques, et repose debout sur une file de colonnes égales. Si, du faîte, tu examines toute cette longueur, (4, 430) elle se réduit en un cône dont le sommet diminue peu à peu : le toit gagne la base, les côtés se joignent, et aboutissent à la mince et imperceptible arête du cône.

Sur mer, un nocher croit apercevoir dans les ondes et le berceau et la couche du soleil, qui vient y ensevelir sa lumière. Oui, parce que la vue ne rencontre que les flots et le ciel. Tu ne peux donc imputer aux sens aucune faiblesse.

Dans le port, les hommes sans expérience de la mer ne voient que des navires aux agrès boiteux heurter et fendre les ondes. Car la partie des rames qui dépasse le sel humide des flots (4, 440) est droite, droite comme le haut du gouvernail ; mais toute celle qui entre, qui plonge dans le fluide, courbée, tordue, semble rejaillir horizontalement, et, ainsi détournée, flotte presque sur la cime des vagues.

La nuit, alors que de légers nuages traversent le ciel, emportés par le vent, les fanaux étincelants du monde paraissent aller contre les nues que domine leur essor, et contre la voie que toute raison leur impose.

Si nos doigts, appliqués à un seul œil, le pressent en dessous, ils affectent le sens, au point que la vue (4, 450) semble doubler tout ce que nous apercevons. Elle double nos lustres couronnés de flammes resplendissantes ; elle double les meubles féconds de nos appartements : elle double le visage des hommes au double corps.

Enfin, quoique le doux abattement du sommeil enchaîne nos membres, ensevelisse nos corps dans un calme profond, il nous semble pourtant que ces membres veillent et remuent. Aveuglés par la nuit obscure, nous croyons voir le soleil et la lumière du jour. Enfermées dans un étroit espace, nous gagnons des cieux, des mers, des fleuves, des monts nouveaux, (4, 460) et nos pas dévorent les campagnes. Mille retentissements peuplent cet austère silence qui enveloppe la nuit, et mille réponses jaillissent de nos lèvres muettes.

Une foule de choses étranges nous apparaissent encore, qui cherchent à entamer le crédit de nos sens. Vains efforts ! la plupart des illusions tiennent aux conjectures que nos intelligences y ajoutent, et qui établissent comme vu ce que ne voient pas les sens. Car on a bien du mal à dégager un fait palpable des incertitudes que le concours rapide du jugement y mêle.

(4, 470) Enfin, un homme qui nous croit incapables de rien savoir ignore lui-même si on peut connaître le fait sur lequel il appuie son ignorance. Je rejette tout débat avec un fou qui marche la tête renversée. Pourtant, je lui accorde cette notion. Encore demanderai-je par quel hasard lui, qui ne voit aucune réalité dans les choses, a su approfondir la nature du mot savoir et du mot ignorer. Quel instinct lui a donné le sentiment du vrai, du faux ? et à quelle marque distingue-t-il ce qui est incertain ou sûr ?

(4, 479) Tu apercevras bientôt que la connaissance du vrai a son germe dans les organes, que le témoignage des sens est irrécusable. Car il nous faut un guide, dont la bonne foi et le jugement énergique suffisent au triomphe du vrai sur le faux. Or, qui peut inspirer une foi plus vive que les sens ? Est-ce la raison qui ose combattre leurs avis, elle qui serait fille de leurs écarts, elle qui leur doit toute son existence ? Si les organes mentent, la raison entière devient un mensonge. Les oreilles sont-elles capables de reprendre les narines, le toucher de reprendre les oreilles ? Le toucher lui-même sera-t-il gourmandé par les saveurs de la bouche, démenti par les narines, confondu par les yeux ? (4, 490) Non, je ne le crois pas. Ils ont tous reçu leur puissance distincte, leur énergie propre. Donc il est nécessaire que les êtres mous, brûlants ou glacés, nous paraissent tels ; il est nécessaire que la couleur aux mille nuances, et les qualités jointes à la couleur, affectent un sens à part : à part, comme le goût qui travaille la bouche, comme le berceau des odeurs, comme le berceau du son. Ainsi les organes sont incapables de surprendre mutuellement leurs fautes ; incapables aussi de se corriger eux-mêmes, puisque notre foi en eux doit être toujours égale. (4, 500) Ainsi toutes leurs conjectures sont éternellement vraies.

Si la raison ne peut démêler pourquoi une masse, carrée de près, semble ronde de loin, il vaut mieux encore, blessant la raison, assigner des causes mensongères à cette double forme, que de voir les choses évidentes nous glisser des mains, entamer ainsi la base de nos croyances, et arracher les fondements sur lesquels reposent la vie, le salut des hommes. Oui, leur raison ne croulera pas toute seule, leur existence même va tomber en ruine, s’ils n’osent, sur la foi des sens, (4, 510) éviter les précipices et tous les objets à fuir, pour embrasser les objets contraires. Ne vois donc que des flots de paroles inutiles dans toutes les attaques préparées contre les sens.

En architecture, si on emploie d’abord une règle fausse, si l’équerre trompeuse s’écarte de l’angle droit, et que le niveau pèche du moindre côté, il faut que tout le bâtiment soit de travers, incorrect, vicieux, affaissé, penché, sans aplomb, sans harmonie : quelques endroits sembleront aspirer à une chute, bientôt essuyée par la masse, (4, 520) que trahissent les erreurs fondamentales du plan. De même tout jugement, né de sensations fausses, ne peut être que faux et vicieux.

Maintenant, pour expliquer de quelle façon les autres sens exercent chacun leur sensibilité propre, nous avons déblayé la route.

D’abord le son et la voix se font entendre dès que leur corps se glisse dans nos oreilles, et va heurter le sens : car il faut bien admettre la nature corporelle de la voix et du son, eux qui ébranlent nos organes. Aussi écorchent-ils souvent le gosier, et la fuite du cri irrite-t-elle les artères. (4, 530) Voici pourquoi. Lorsque les germes de la voix, déchaînés trop abondamment pour des issues étroites, se mettent à fuir, ils comblent les embouchures de la gorge, qui deviennent rauques, et endommagent les voies par où ils gagnent les airs. Or, pour nous blesser, il est incontestable que le son et la parole veulent être des essences corporelles.

Et puis tu sais que de matière nous ôtent, et que de nerfs, que de vigueur usent les conversations soutenues, allongées, depuis les feux naissants (4, 540) de l’aurore jusqu’aux ombres de la nuit obscure : surtout quand les cris accompagnent ce flux de paroles. Ainsi la voix forme nécessairement un corps, puisque de longs discours appauvrissent notre substance.

Les oreilles ne reçoivent pas des atomes de même forme, quand gronde le sourd éclat des trompettes mugissantes, ou la conque recourbée des barbares ; où serpentent de rauques bourdonnements ; et lorsque, dans les vallées de l’Hélicon, un cygne tourmenté par la mort roule le flot plaintif de sa voix mélancolique ?

Les sons arrachés de notre corps, (4, 550) et que nous envoyons par la bouche, notre langue, mobile ouvrière de la parole, les articule, et l’inflexion des lèvres concourt à les façonner. La rudesse de la voix tient à la rudesse de ses éléments, et sa douceur est engendrée par les plus doux atomes.

Si un court espace sépare le berceau de la voix du lieu où elle vole, les paroles elles-mêmes doivent être claires, et les articulations distinctes ; car la voix garde ses inflexions, elle garde sa forme. Mais si elle parcourt un trop long intervalle, (4, 560) l’abondance de l’air confond nécessairement les mots, et bouleverse la voix qui le fend de son aile. Il en résulte que tu peux entendre le bruit, et non distinguer le sens des paroles : tant le son arrive confus et embarrassé !

En outre, souvent un mot, échappé du héraut, frappe les oreilles de tout un peuple. Une seule voix est donc éparpillée tout à coup en mille voix, puisqu’elle se distribue à mille organes, et y imprime des mots aux formes nettes, au retentissement distinct. (4, 570) Une partie de ces voix, qui ne rencontrent pas les oreilles mêmes, passent et expirent sans fruit, disséminées au vent. D’autres, heurtant une masse solide, pierres rebondissantes, envoient un son qui nous abuse ; car il n’est que l’image d’une parole.

Une fois éclairé sur ce point, ami, tu peux te rendre compte, tu peux expliquer aux autres pourquoi, dans les solitudes, les pierres renvoient exactement et la forme et l’ordre des mots, lorsqu’on cherche ses compagnons égarés sous l’ombre des montagnes, et qu’une voix retentissante appelle leur troupe dispersée. J’ai entendu même six ou sept paroles rejaillir d’un endroit (4, 580) à qui on en jetait une seule : tant elles se multipliaient à bondir de collines en collines !

Les peuples voisins de ces lieux y font habiter les satyres et les nymphes. Ils parlent aussi de faunes ; et tous affirment que leurs bruissements nocturnes, leurs ébats folâtres troublent le morne silence des bois. Et des cordes harmonieuses y résonnent, avec ces douces plaintes que répand la flûte sous le doigt du chanteur, et les enfants des campagnes sont avertis au loin, lorsque Pan secoue la couronne de pin, rempart de son front qui tient à moitié des bêtes, (4, 590) et que sa lèvre recourbée, volant sur des pipeaux ouverts, épanche les intarissables accords de sa muse champêtre. Que de prodiges, à les entendre ! Craignant de paraître relégués dans une solitude que les dieux mêmes abandonnent, ils forgent de merveilleuses histoires ; ou bien un autre motif les guide : car les oreilles des hommes ne sont que trop avides de fables.

Au reste, ne sois pas étonné si de tel endroit qui arrête la vue, qui nous dérobe les corps visibles, il nous arrive des sons assez éclatants pour fatiguer nos oreilles. (4, 600) Nous apercevons bien des hommes qui causent à travers les portes fermées. Oui, parce que la voix franchit sans blessure des issues tortueuses ; mais les images s’y refusent. Elles se déchirent, à moins de couler tout droit, comme dans les pores du verre que fend le vol des moindres apparences.

En outre, la voix se distribue de tous côtés, parce que le son engendre le son. Aussitôt qu’il éclate, il se multiplie, comme l’étincelle de feu va s’éparpiller en mille étincelles. Aussi la voix remplit-elle tout aux alentours, (4, 610) même les enfoncements cachés, que son éclat ébranle. Au contraire les images, à peine dardées, volent en droite ligne. Voilà pourquoi l’œil est incapable de franchir les barrières, tandis que le son extérieur nous arrive. Encore la voix, émoussée quand elle perce les murs, est-elle confuse quand elle gagne nos oreilles ; et on voit que le retentissement nous frappe plus que les mots eux-mêmes.

Les instruments du goût, le palais et la langue, sont d’un mécanisme plus compliqué et d’une explication plus rude.

D’abord, nous sentons un goût dans la bouche [619] (4, 620) lorsque nos dents expriment le suc de la nourriture, comme une main qui presse et dessèche une éponge imbibée d’eau. Les matières exprimées circulent ensuite dans les interstices du palais, dans les voies tortueuses et les mille pores de la langue. Alors, pour peu que les sucs flottants aient des germes lisses, leurs douces atteintes caressent mollement toutes les fibres sous les voûtes humides et ruisselantes de la bouche. Les autres, au contraire, piquent et déchirent les organes où ils jaillissent, suivant la mesure de leur aspérité.

Ensuite, les jouissances du goût finissent au palais : (4, 630) une fois que les sucs, descendus par la gorge, coulent épars dans les membres, aucune volupté ne les accompagne. Et peu importe la nature des aliments qui vont enrichir ta substance, pourvu que les matières absorbées se cuisent, que tu puisses les distribuer au corps, et entretenir dans ton estomac le cours des humeurs digestives.

Maintenant expliquons pourquoi le suc nourricier agit diversement sur divers êtres ; pourquoi un corps amer et repoussant, au goût des uns, ne laisse pas de sembler exquis à d’autres ; pourquoi enfin ces différences, ces oppositions si vives, que les uns trouvent un aliment où les autres voient un poison énergique. (4, 640) Ainsi le serpent, atteint de notre salive, dépérit et s’achève lui-même de ses propres morsures ; ainsi l’ellébore, poison mortel aux hommes, accroît l’embonpoint des chèvres et des cailles.

Veux-tu en démêler la cause ? Rappelle-toi ce que nous avons dit plus haut sur les mille combinaisons qui enchaînent les atomes dans les êtres. Or, comme tous les animaux qui se nourrissent ont mille différences extérieures, et que la coupe des membres, la surface qui borne leur assemblage, tient à leur espèce, (4, 650) les germes doivent avoir la même condition, la même variété de formes. Et si les germes diffèrent, il est indispensable que les ouvertures, les canaux que nous appelons des pores, varient dans tous les membres, et jusque dans le palais et la bouche : les uns doivent être plus étroits, les autres plus larges ; il existe nécessairement des carrés et des triangles, des ronds, et mille polygones de mille sortes. Ne faut-il pas, en effet, que la combinaison et le mouvement des atomes varie la structure des pores, et que les ouvertures soient modifiées par le tissu qui les enveloppe ? (4, 660) Donc, lorsque tu vois un mets exquis pour les uns et amer pour les autres, sa douceur tient aux atomes qui roulent, caressants et lisses, dans les conduits du palais ; au lieu que les âcres impressions du même corps accompagnent les formes rudes et les crocs aigus dont il perce la gorge.

Cet exemple nous amène facilement à expliquer toutes choses. Ainsi, lorsqu’un débordement de la bile a provoqué la fièvre, ou qu’une autre cause déchaîne la fougue du mal, tout le corps est aussitôt bouleversé, tous les éléments se déplacent : (4, 670) il en résulte que les atomes de nourriture, jadis appropriés au sens, ne lui conviennent plus, et qu’il s’accommode mieux des autres, qui, en y pénétrant, sont aptes à causer un sentiment amer. Car les deux espèces se combinent dans la substance du miel [673], comme nous te l’avons souvent montré plus haut.

A présent écoute de quelle façon les odeurs gagnent et frappent les narines : je vais le dire. D’abord, il faut des corps innombrables qui roulent, qui vomissent le flot de mille parfums ; et tu dois admettre que les odeurs sont partout émanées, partout jaillissantes, partout répandues. Mais leur affinité pour les êtres varie (4, 680) comme les formes élémentaires ; et voilà pourquoi, au sein des airs, le miel attire de si loin les abeilles, et un cadavre les vautours ; pourquoi les chiens, une fois leur nez subtil au vent, nous guident sur la trace des bêtes au pied fourchu ; pourquoi enfin les gardiennes du Capitole, les oies au blanc plumage, éventent la piste lointaine des hommes.

Ainsi tel odorat, donné à tel être, le conduit vers sa nourriture propre, le rejette loin du noir poison ; et cet instinct conserve toutes les espèces vivantes.

Quant aux odeurs mêmes qui vont assaillir les narines, (4, 690) il se peut que les unes aient un essor plus vaste que les autres ; mais aucune ne court aussi loin que le son, que la parole, ni surtout (ai-je besoin de le dire ?) que les images qui frappent les yeux et provoquent la vue. Car elles marchent errantes et lourdes ; et encore loin du but elles expirent peu à peu, éparpillées sur la molle vague des airs. Pourquoi ? D’abord, elles s’arrachent péniblement aux entrailles des êtres. Car les odeurs ne débordent, ne fuient point à la cime : toutes les substances le prouvent, alors que rompues, que broyées, que minées par le feu, elles jettent de plus fortes exhalaisons.

(4, 700) Ensuite, tu peux voir que leurs atomes sont moins fins que ceux de la parole ; car elles sont exclues des murailles, que percent aisément la voix et le son. De là vient que le corps odorant lui-même nous offre moins de facilité pour découvrir son asile : ses impressions se glacent, à force de traîner dans les airs, et ne volent point au sens avec de nouvelles toutes chaudes. Aussi les chiens, souvent égarés, vont-ils quêtant à la piste.

Du reste, cela ne se voit que dans les parfums ou dans le monde des saveurs. Toutes les couleurs (4, 710) ont-elles un rapport si harmonieux avec tous les organes, que les unes ne soient plus douloureuses à voir que les autres ?

Bien plus, dès que le coq [712], chassant la nuit au battement de ses ailes, appelle le jour de sa voix éclatante, les lions agiles sont incapables de lui tenir tête, de le regarder en face : tant ils songent alors à la fuite ! Oui, parce que la substance du coq renferme certains atomes qui, une fois dardés à l’œil des lions, percent les fibres, et y causent une douleur assez vive pour abattre ces fiers courages. (4, 720) Et pourtant les mêmes atomes ne blessent aucun homme : soit que nos yeux les repoussent, ou que, trouvant à leur entrée même des issues libres, ils ne puissent endommager par un long séjour aucune partie des organes.

Poursuis, et vois maintenant la nature des impressions, la source des idées qui arrivent aux intelligences : quelques mots suffisent [724].

J’affirme d’abord que toute sorte d’images errent à milliers de mille façons, et de toutes parts, en tous sens : images si déliées, que leur rencontre dans les airs suffit pour les attacher ensemble, comme les feuilles d’or, ou les fils d’araignée. (4, 730) Car les formes qui envahissent les yeux, qui harcèlent la vue, sont bien moins délicates que leur tissu, à elles, qui entrent par tous les vides du corps, qui ébranlent la fine matière des âmes, et qui provoquent leur sensibilité.

Aussi voyons-nous apparaître des centaures, et des formes de scylles, et des gueules de cerbères, et les fantômes des morts qui ont leurs ossements sous la terre. Ces apparitions tiennent aux images partout répandues, et dont les unes naissent spontanément au milieu des airs, dont les autres échappent à tous les assemblages, (4, 740) ou qui sont un effet bizarre de ces espèces réunies. Car il est impossible que les images de centaures soient faites de matière vivante, puisque la matière ne créa jamais un tel monstre ; mais quand une forme de cheval rencontre par hasard la forme des hommes, elles se joignent sans peine, comme nous avons dit plus haut, à cause de leur fine nature, de leur tissu imperceptible.

Toutes les apparences du même genre naissent de la même façon ; et comme tu as vu que ces images déliées sont aussi mobiles que légères, un seul de leurs coups ébranle facilement nos intelligences, (4, 750) qui ont elles-mêmes une légèreté et une finesse merveilleuses.

Ce fait que je rapporte, veux-tu en apprécier la justesse ? Écoute. Si nous apercevons les mêmes choses avec l’esprit et l’œil, il faut bien que tous deux soient affectés de même. Or, tu sais que des lions, par exemple, ne m’apparaissent qu’à l’aide d’images qui vont assaillir mes yeux : tu le vois donc, mon intelligence sera également frappée de ces apparences de lion, ou de tout autre corps, qui sont aussi nettes pour elle que pour les yeux ; seulement, elle reçoit de plus fines images.

De même, quand le sommeil s’est répandu dans nos membres, (4, 760) les intelligences ne veillent encore que pour essuyer ces mêmes fantômes, qui assiègent nos veilles : au point que nous croyons être sûrs de voir un homme qui a échangé la vie pour la mort, et qui appartient à la terre. La Nature nous impose ces illusions, parce que tous les sens dorment engourdis au fond des membres, et ne peuvent combattre le mensonge par la vérité. En outre, la mémoire languit abattue par le sommeil, et ne dément pas nos âmes, lorsque cette proie de la mort et de la tombe leur apparaît encore vivante.

(4, 770) Au reste, ne sois point émerveillé de voir que les images se meuvent, et agitent avec harmonie leurs bras et le reste des membres ; car le sommeil nous offre de ces formes mobiles. Voici comment. Les images, tour à tour évanouies et remplacées par de nouvelles formes aux attitudes nouvelles, semblent avoir changé de gestes. Oui, leur succession doit être fort rapide : tant leurs pieds sont agiles, leurs sources abondantes, et tant la moindre durée sensible voit jaillir de ces parcelles, qui alimentent leur fugitif assemblage !

Il faut encore résoudre mille questions, éclaircir mille points, (4, 780) si on veut expliquer nettement les choses.

On demande, surtout, pourquoi nos esprits forment tout à coup les idées que nos caprices leur imposent [781]. On demande si les images, esclaves de notre volonté, accourent à son premier appel ; et si, dès que les ondes, la terre, le ciel enfin, ou les assemblées, les pompes, les festins, les batailles, nous font envie, la Nature nous apprête, nous fournit au moindre mot toutes ces images. Et encore faut-il songer que dans la même région, dans le même lieu, les autres imaginations évoquent mille pensées contraires !

(4, 790) Quoi ! les spectres, enfants de nos rêves, qui joignent à un pas harmonieux la souplesse des membres, la souplesse des bras tour à tour agités, et qui vont sous nos yeux répétant ces gestes que leur pied accompagne, savent-ils donc bondir avec art ? Errent-ils alors, pour que la nuit favorise ces doctes ébattements ? Ou bien en est-il des images comme des paroles, et nos sens embrassent-ils à la fois une série dont les intervalles nous échappent, quoique la raison admette leur existence ? Sans doute. (4, 799) Voilà pourquoi nos yeux rencontrent toujours et partout des images toutes prêtes ; voilà pourquoi, tour à tour évanouies et remplacées par de nouvelles formes aux nouvelles attitudes, elles semblent avoir changé de gestes.

Mais leur essence fine, pour être nettement aperçue, veut des intelligences attentives.

Aussi toutes les images se perdent, hormis celles que nous évoquons nous-mêmes. Or, nous sommes toujours prêts et enclins à voir les choses qui ont rapport à nos idées : elles nous apparaissent donc.

(4, 809) Ne vois-tu pas que nos yeux même, quand ils envisagent un corps délié, se préparent et se fixent ? Autrement, la vue ne saurait être perçante. Et encore remarques-tu que, faute de tourner leur attention sur mille choses apparentes, nos intelligences les voient dans un éternel et profond éloignement. Émerveille-toi donc ensuite, si toutes les images nous échappent, hormis celles dont la pensée nous absorbe ! Souvent alors nous agrandissons démesurément les formes, et nous courons de nous-mêmes au piège des illusions.

Souvent aussi les images qui se renouvellent ont changé (4, 820) de sexe : nous avions une femme dans les bras, et tout à coup nous y apercevons un homme ! Leur figure, leur âge subit encore mille vicissitudes, que le sommeil et le défaut de mémoire travaillent à rendre moins étranges.

Il est ici un système vicieux et faux, que tu dois éviter avec horreur et fuir avec effroi. Oui, garde-toi de croire que le flambeau des yeux étincelle tout exprès pour la vue ; que le pied sert de fondement à la colonne flexible des jambes, afin que nos pas allongés dévorent la route ; (4, 830) que les bras, vigoureux assemblage de muscles, et les mains, ces deux ministres du corps, furent destinés à satisfaire tous les besoins de la vie.

Toutes ces fausses interprétations de la Nature bouleversent la raison. Le corps ne renferme point un seul organe qui naisse pour nous servir ; mais, une fois né, chacun y trouve son emploi. Voyait-on, avant que le flambeau des yeux fût allumé ? discourait-on, avant de posséder une langue ? Non, ce fut elle qui vint longtemps avant (4, 840) la parole ; les oreilles existaient déjà, que nul retentissement ne se faisait entendre ; tous les membres enfin ont dû, ce me semble, précéder leur usage : donc, il leur est impossible de croître pour notre service.

Au contraire, ces batailles où la main seule déchirait les corps, ensanglantait les membres, furent de beaucoup antérieures au vol des flèches étincelantes ; et la Nature poussa les hommes à éviter les blessures, avant que l’art n’eût ajouté au bras gauche le rempart d’un bouclier.

Abandonner le corps fatigué au sommeil, (4, 850) est chose bien autrement vieille que les molles étoffes de nos lits ; et on étancha la soif, avant que la coupe ne prit naissance.

Oui, on peut admettre que nous ayons imaginé, en vue de leur usage, toutes les choses suggérées par les enseignements de la vie pratique. Mais les autres, qui ont commencé par naître, nous ont découvert ensuite leur utilité ; et parmi elles nous distinguons surtout les organes, les membres. Je le répète donc, il est impossible que tu oses les croire formés à titre de serviteurs utiles.

(4, 859) Pourquoi nous étonner encore si la nature physique de tout animal est avide de nourriture ? Ne sait-on pas que les assemblages perdent mille flots de matière par mille débordements ? Les animaux surtout, eux que le mouvement agite. Les sueurs arrachent et emportent une foule de germes profondément enfouis ; une foule sont exhalés par nos bouches haletantes de fatigue. Ces pertes appauvrissent le corps, et minent toute la substance des êtres : épuisement que la douleur accompagne. Voilà pourquoi ils absorbent la nourriture qui, éparpillée dans les vides, étaye les membres, ranime les forces, et (4, 870) comble le gouffre de la faim ouvert dans les muscles et les veines. De même, le breuvage circule dans tous les endroits qui implorent son humidité : ces mille tourbillons de vapeur chaude qui embrasent nos estomacs, un fluide bienfaisant les dissipe, les éteint comme du feu ; et il empêche leurs desséchantes ardeurs de consumer nos membres. Ainsi la soif haletante, balayée par ce flot, abandonne le corps ; ainsi on apaise le cri de la faim.

Mais comment se fait-il que nous puissions, à notre gré, nous jeter en avant, ou imprimer au corps un mouvement oblique ? (4, 880) quel agent a coutume de pousser une masse si lourde ? Je vais le dire : toi, écoute mes paroles.

Les apparences de la marche s’offrent d’abord à notre esprit qu’elles ébranlent, je l’ai dit, je le répète. La volonté agit alors ; car elle ne se met jamais à l’œuvre avant que les intelligences examinent ce qu’elles veulent, et ce premier aperçu est une image. Ainsi donc, une fois que la résolution de partir, de marcher, agite l’esprit, il frappe aussitôt la vive essence des âmes par toute la masse, dans les articulations et les membres : (4, 890) contact facile, puisque les deux substances sont enchaînées. L’âme, à son tour, attaque le corps ; et voilà comme, peu à peu, toute la machine s’émeut et s’ébranle.

D’ailleurs, ces ébranlements amaigrissent le corps ; et il faut bien que l’air, essence toujours mobile, gagne les ouvertures, inonde les vides, et circule dans les moindres parties de notre substance. Tu vois donc que deux mobiles nous emportent, comme le vent et la voile chassent les navires.

Ici encore ne va pas crier merveille, (4, 900) parce que des corps imperceptibles roulent un corps énorme, et que nos lourdes masses tournent à leur gré. Le vent, fluide subtil et maigre, précipite bien avec de vastes efforts de vastes navires ; et, si impétueux que soit leur essor, une seule main les conduit, un seul gouvernail leur imprime mille détours. Armées de grues et de poulies, les machines remuent et enlèvent sans peine des fardeaux immenses.

Maintenant, de quelle façon le doux sommeil verse-t-il le repos aux membres, et chasse-t-il les inquiétudes de nos poitrines ? (4, 910) Je veux l’exposer en quelques vers, dont le charme surpasse le nombre. Un souffle harmonieux du cygne l’emporte sur le vaste cri dont les grues parsèment le vent à la cime des nuages : toi, apporte-nous de fines oreilles et un esprit perçant, afin de t’épargner mille révoltes contre nos paroles, et cette aversion, cette horreur pour la vérité, qu’inspire le fol aveuglement de ses propres erreurs.

D’abord le sommeil a lieu quand les âmes se décomposent au sein des membres, et qu’une partie de leur essence a été vomie au dehors, tandis que l’autre se ramasse, se concentre dans les profondeurs de la masse. (4, 920) Alors, alors enfin nos membres paraissent déliés et flottants. Car il est incontestable que le sentiment est dû au travail des âmes ; et à peine le sommeil y met-il empêchement, que nous devons croire les âmes bouleversées, chassées de leur asile. Non pas tout entières : autrement le corps demeurerait engourdi par les glaces éternelles de la mort, faute de garder une parcelle de leur substance cachée dans les organes ; feu qui dort enfoui sous un monceau de cendres, étincelle qui rallume le sentiment au fond des membres, invisible foyer qui jette tout à coup la flamme.

(4, 930) Mais la cause de ce nouvel état, et la source de ce bouleversement des âmes, de cette langueur du corps, je vais te les découvrir : ne me laisse pas jeter mes paroles au vent.

La surface des corps essuyant par son voisinage le contact des airs, elle doit être battue, ébranlée de mille coups : aussi la peau, et même des écailles ou un cuir épais, enveloppent-ils presque tous les assemblages. De même, la respiration expose leur intérieur à un choc, quand ils aspirent ou rejettent le souffle. (4, 940) Ces deux atteintes que la masse subit à la fois, cet ébranlement qui remonte par des canaux imperceptibles jusque vers les éléments et la base même de notre substance, ruinent peu à peu les membres. Car les atomes de l’esprit et du corps se troublent, se déplacent, et font que les âmes nous échappent en partie, que le reste va se cacher au fond des êtres, ou, éparpillé dans la masse, ne peut y rester uni et fournir sa part au mouvement vital, les réunions comme les voies étant interrompues par la Nature. (4, 950) Le sentiment, que ces révolutions étouffent, gagne les profondeurs du corps. Tout appui manque sous nos organes : la défaillance nous prend, et une langueur générale des membres. Les bras, les paupières tombent ; les jarrets succombent à un lourd affaissement, et la vigueur se brise.

Ensuite nos repas amènent le sommeil, parce que la nourriture nous affecte comme l’air, quand elle circule dans nos veines. Et même cet assoupissement des hommes rassasiés ou las a mille fois plus de pesanteur. Car les atomes, rompus de travail, essuient de vastes bouleversements ; (4, 960) et ce désordre veut que nos âmes se jettent plus avidement au fond des membres, que leur fuite soit plus abondante, que mille déchirements intérieurs les éparpillent encore davantage.

Les choses qui nous attachent même quand elles sont accomplies, les occupations qui absorbent et exercent le plus nos intelligences, le sommeil a coutume de nous les imposer encore. Les avocats plaident, et interprètent les lois ; les généraux engagent et affrontent les batailles ; les marins soutiennent une guerre déclarée par les vents ; (4, 970) et nous aussi, un doux travail nous enchaîne : toujours, toujours interroger cette Nature, que nous exposons toute nue dans la langue de nos pères !

Tous les arts, comme tous les penchants, nous fixent ainsi, et peuplent nos rêves de leurs illusions. Vois les hommes assidûment occupés du théâtre plusieurs jours de suite : lors même que ces images ne frappent plus leurs sens avides, il est rare que leur intelligence ne garde pas des ouvertures libres, par où elles savent y remonter. Oui, durant quelques jours les mêmes prestiges assiègent (4, 980) leurs regards, et jusque dans leurs veilles ils croient apercevoir des corps bondissants, des membres agiles et souples. Ce pur accent des lyres, des cordes à la voix harmonieuse, leurs oreilles le boivent encore. La même foule leur apparaît avec toutes les pompes resplendissantes de la scène.

Tant la volonté, le goût et la nature du travail habituel ont de force, non-seulement chez les hommes, mais encore chez les bêtes ! Le sommeil qui abat les membres du coursier généreux, empêche-t-il que la sueur et une haleine précipitée (4, 990) ne marquent ses brûlants efforts pour disputer la palme ? Les barrières semblent ouvertes, et pourtant il repose.

Que de fois les chiens du chasseur, mollement assoupis, remuent tout à coup les jambes, aboient soudain, et aspirent à plusieurs reprises les airs, comme pour y saisir la trace des bêtes ! Déjà éveillés, ils poursuivent encore mille fantômes de cerfs, ils les voient abandonnés à la fuite ; puis enfin ils reviennent à eux, et secouent ces douces illusions. Les jeunes dogues, race caressante, habituée au logis, (4, 1000) tressaillent, et arrachent vivement leur corps de la terre, comme si des traits, des visages nouveaux inquiétaient leur vue. Plus le germe des images est rude, plus elles doivent irriter le sommeil.

Les oiseaux de mille couleurs partent tout à coup la nuit, et agitent les bois sacrés de leur aile retentissante, lorsque des vautours semblent leur apporter la guerre, les batailles, au sein de leur mol assoupissement, et voler à leur poursuite.

De même nos intelligences, accoutumées à de vastes enfantements, exécutent et soutiennent de grandes choses jusque dans nos rêves. (4, 1010) Les rois emportent des villes, on les prend, ils engagent la mêlée, ils poussent le cri des malheureux égorgés sur place. Mille autres combattent, à qui leurs blessures arrachent des gémissements ; ou, comme si leurs membres palpitaient sous la dent des tigres, des lions cruels, ils remplissent tout de lamentations. Beaucoup révèlent alors de terribles mystères, et dénoncent leurs propres attentats. Beaucoup essuient la mort. Beaucoup croient tomber de hautes montagnes sur la terre : leurs corps frissonnent épouvantés, et au réveil leur âme, frappée de vertige, (4, 1020) se remet à peine des émotions soulevées par ces tempêtes de la chair.

Les hommes altérés se voient au bord de fleuves, de sources ravissantes, que leur gosier absorbe presque tout entières. Que de fois un enfant, enchaîné par le sommeil, a cru lever sa robe devant un réservoir, un bassin ! et le flot impur, jaillissant du corps, souille les étoffes resplendissantes que fournit Babylone.

Puis, quand les vives humeurs de sa jeunesse commencent à bouillonner dans les pores, que la sève croît et mugit avec les ans, mille formes venues de mille corps extérieurs lui offrent, (4, 1030) messagères lascives, de beaux visages, de fraîches couleurs, qui ébranlent et irritent les organes tout gonflés de semence, qui suppléent à mille douces opérations, qui excitent de longs épanchements, et qui ensanglantent la robe des vierges.

Elles vont solliciter le fluide générateur au fond de nos membres, je le répète, sitôt que les années mûrissent les forces ; et, comme les organes divers sont harcelés par divers mobiles, la semence des hommes ne fermente que sous des influences humaines. À peine renvoyée de ses demeures, elle traverse les membres, les articulations, tout le corps enfin, (4, 1040) et se ramasse dans les nerfs qui lui sont affectés. Là, elle frappe les organes mêmes de la génération. Irrités par elle, les organes se gonflent ; ils aspirent à rejeter ce qui provoque leur fatal emportement, et nos âmes tendent vers le corps qui les a blessées d’amour. Oui, elles gagnent habituellement la source même du coup : notre sang inonde les douces ennemies qui nous frappent, et, vaincues dans nos bras, elles sont accablées de sa pourpre jaillissante !

Ainsi donc un homme, percé des flèches de Vénus que lance soit un enfant à la molle beauté, (4, 1050) soit une femme qui darde l’amour par tous ses membres, court aux êtres qui le blessent, avide de joindre, de mêler à leur essence les flots de ses voluptueuses écumes : car le désir fougueux est un pressentiment de la jouissance. Voilà ce que nous entendons par Vénus, ce que nous avons nommé Amour. Voilà comment il épanche dans nos âmes cette goutte de volupté, qui tourne sitôt en inquiétudes glaciales, puisque les êtres chéris, dans leur absence, nous laissent de vives images et un doux nom toujours retentissant à nos oreilles.

(4, 1059) Mais on doit fuir ces images, écarter de soi tout ce qui alimente de folles envies, détourner le cours de son intelligence, répandre sans choix une sève trop abondante, loin de la retenir, enchaîné par un seul amour, et de fomenter un germe de soucis, de tourments inévitables. Car, une fois nourrie, la plaie s’aigrit et s’enracine : chaque jour augmente nos fureurs, appesantit nos misères, à moins que de nouveaux coups n’étourdissent les premières blessures, à moins que de fugitives, de vagabondes amours ne les cicatrisent encore fraîches, ou que nous puissions tourner ailleurs les mouvements de nos âmes.

Un homme qui évite l’amour, ne renonce point à sa douce moisson. (4, 1070) Au contraire, sans essuyer les peines, il recueille les fruits. Car, évidemment, les pures voluptés attendent plutôt les âmes saines que de misérables fous. Aux heures mêmes de la possession, les amants promènent, égarent de mille côtés leurs flottantes ardeurs : leurs yeux, leurs mains ne savent de quel trésor jouir avant les autres ; ils pressent violemment les charmes où ils fondent ; ils blessent un faible corps, et leur dent fatigue ces lèvres meurtries de leurs baisers. Tant leurs jouissances sont imparfaites, tant un aiguillon caché les anime contre tous les appas qui engendrent et soulèvent ces rages amoureuses ! (4, 1080) Mais Vénus amortit la douleur au sein du plaisir, et y mêle la douce volupté qui combat les morsures.

Hélas ! on espère que la source même de nos ardeurs peut en éteindre les flammes : espoir que la nature dément et repousse. Cette passion est la seule dont une jouissance complète redouble les embrasements et la fougue terrible. La nourriture, le breuvage que nos membres absorbent, y envahissent des places fixées ; aussi apaise-t-on facilement cet amour du pain et des ondes. (4, 1090) Mais la beauté, la fraîcheur, notre corps ne peut en jouir que par des formes légères ; et encore le vent nous dispute ces maigres espérances. Ainsi, dans le sommeil, un homme brûlé de soif cherche vainement un fluide capable de rafraîchir ses membres : il ne boit que des images jaillissantes ; il a beau se tourmenter, un torrent inonde ses lèvres, et il a soif encore ! Telle, dans l’amour, Vénus se joue des amants par de stériles images. Leurs yeux ne peuvent se rassasier du corps qui les enchaîne, ni leurs mains arracher une parcelle de ces molles beautés, (4, 1100) où elles errent irrésolues.

Enfin, quand les membres enlacés cueillent la douce fleur des jeunes amours, que les corps tressaillent aux approches des jouissances, et que la déesse va ensemencer le champ maternel, ces étreintes sont encore plus avides : ils confondent leur haleine, leurs bouches humides, que presse la dent fougueuse. Vains efforts ! ils ne peuvent entamer ces charmes, ou engloutir et répandre leur corps dans le corps adoré. Car on voit que leurs âmes brûlent et essayent de le faire : tant ils aiment les nœuds étroits de Vénus, (4, 1110) sitôt que leurs membres amollis fondent aux ardeurs du plaisir [1110] ! Enfin, les sucs irritants jaillissent des nerfs où ils sont amoncelés ; la fougue se calme, mais pour un instant : bientôt les emportements renaissent, et la même fureur agite les hommes, qui essayent de toucher au but où ils aspirent. Hélas ! ils ne trouvent aucun moyen qui dompte le fléau, et une blessure cachée les ronge dans ces incertitudes.

Ajoute que la fatigue dévore les nerfs, et amène le dépérissement ; ajoute que nous passons la vie sous le fouet des autres. Cependant les fortunes s’écroulent, on engage ses biens ; (4, 1120) le devoir languit, et la réputation frappée chancelle. Car on brille de parfums, et du riant éclat des chaussures de Sicyone ; de grandes émeraudes aux vertes lumières sont emprisonnées dans l’or [1123] ; on use continuellement la pourpre, fatiguée de boire les sueurs amoureuses ; les richesses bien acquises de nos pères ne sont plus que rubans et parures, ou se convertissent en robes brodées par Scio et Alinde. Les festins étincelant de riches étoffes, de mets exquis, les jeux, les débauches, les odeurs, les couronnes, les guirlandes, on les prodigue ; (4, 1129) mais en vain. Un goût amer empoisonne la source même du plaisir, et les fleurs cachent des épines : soit que les remords aiguillonnent ces existences oisives, et ruinées par les voluptés impures ; soit que des mots équivoques, lancés par une femme, percent nos âmes éprises, et y demeurent, y couvent en traits de feu ; ou que ses regards nous semblent trop mobiles, trop occupés des autres, et nous révèlent une perfidie dans un sourire.

Encore ces maux accompagnent-ils un amour heureux et sans partage. Que sera donc un amour sans espoir ni aliment ? Ouvre les yeux, et tu apercevras (4, 1140) des tourments innombrables. Aussi vaut-il mieux y pourvoir de la façon enseignée plus haut, et entrer en garde contre tout appât. Car éviter les pièges est chose plus facile que de se dérober aux lacs, une fois pris, et de rompre les nœuds puissants de Vénus.

Et pourtant, quoique saisi et enlacé, on peut échapper au fléau, si on ne se met pas en travers soi-même, si on ne ferme point les yeux sur les vices de cœur ou les imperfections physiques de celle qui enflamme nos désirs. Car la plupart des hommes, dans leurs transports aveugles, imaginent (4, 1150) et accordent aux femmes mille beautés qui ne sont point à elles. Vicieuses ou difformes, elles leur paraissent éblouissantes de charmes, et dignes des plus éclatants hommages. Et ils se raillent les uns des autres. « Apaisez Vénus, qui vous afflige de ces honteuses amours, » disent-ils, les malheureux, sans voir leurs propres et lamentables infortunes [1155] !

De noires amantes sont dorées comme le miel [1156]. Infectes et sales, elles négligent la parure. Louches, elles ont, comme Pallas, un œil au flottant azur. Sèches et roides, ce sont des biches ; imperceptibles naines, de véritables Grâces, élégantes merveilles ; énormes colosses, de majestueuses et imposantes beautés. (4, 1160) Elles bégayent, et parlent mal : doux embarras ! Elles ne soufflent mot : aimable pudeur ! Elles sont impétueuses, bavardes, insoutenables : quel feu pétillant ! Tombent-elles de maigreur, elles sont adorables de finesse ; sèchent-elles de la toux, elles ne sont que languissantes. Un corps massif, aux larges appas, devient une Cérès allaitant Bacchus. Un nez camus rappelle les Sylvains, les Faunes, et de grosses lèvres sont le trône du baiser. Faire le dénombrement de toutes ces illusions, est chose trop longue.

Supposons même que tous les charmes éclatent sur leur visage, que tous leurs membres exhalent Vénus. Mais elles ne sont point uniques ; mais on a bien vécu avant de les connaître ; (4, 1170) mais elles partagent les vils besoins des plus immondes. Hélas ! elles sont infectées par elles-mêmes, et leurs femmes en déroute se cachent pour éclater de rire.

Cependant un adorateur rebuté inonde leur seuil de larmes, de fleurs, de guirlandes, de parfums, et imprime de lamentables baisers à ces portes orgueilleuses. Enfin il entre ; mais, au passage, le moindre souffle blesse-t-il ses narines ? prompt à fuir, il cherche des prétextes honnêtes ; ces plaintes, longtemps méditées et jaillies du cœur, expirent à ses lèvres : (4, 1179) il voit et accuse sa démence, lui qui enrichissait une mortelle des biens que sa nature lui refuse. Nos déesses le savent. Aussi enveloppent-elles d’un épais rideau ces coulisses de la vie, quand elles veulent nous retenir, nous enrôler sous les bannières amoureuses. Vains efforts ! Arrêtent-elles la pensée, qui va illuminer ces mystères et dépister ces ridicules ? Elles ont beau être gracieuses, adorables : on ne se résigne point à faire la part des infirmités humaines.

Au reste, leurs soupirs ne sont pas toujours de voluptueux mensonges, quand elles enlacent et rivent leur corps au corps des hommes, (4, 1190) et que leur bouche ruisselante pompe le baiser sur nos lèvres. Non, elles obéissent souvent à leur instinct, et, avides de joies communes, elles nous excitent à fournir la carrière des amours. Pourquoi les oiseaux, les bêtes sauvages, les génisses, les brebis, les juments, succombent-elles aux feux du mâle, sinon parce que leurs corps eux-mêmes brûlent, fermentent, débordent, et aiment à repousser les coups de son ardeur bondissante ?

Ne vois-tu point, ô Memmius, des êtres que les jouissances communes enveloppent des mêmes nœuds, au prix des mêmes tortures ? Ainsi, dans nos carrefours, les chiens qui aspirent à rompre leur union, (4, 1200) et qui dirigent leur ardent et vigoureux effort en sens contraire, demeurent assujettis par les fortes chaînes de Vénus. Affronteraient-ils ces maux, si un appas connu, une volupté mutuelle ne les attirait au piège qui les tient enlacés ? Je le répète donc, les jouissances se partagent.

Et lorsque Vénus mêle nos semences, que les femmes aspirent et engloutissent vivement le germe des hommes, la ressemblance du fruit avec les mères ou les pères tient à la sève qui domine. Mais les enfants que tu vois unir et fondre sur un même visage les traits de chaque parent, (4, 1210) naissent de leur matière, de leur sang à tous deux : car les deux semences que Vénus aiguillonne jaillissent entre-choquées par de mutuelles ardeurs, qui concourent à rendre leurs batailles égales.

Il peut arriver même que ces enfants ressemblent à un aïeul, ou soient les vives images de leurs premiers ancêtres. Voici pourquoi. La substance des époux recèle sous mille combinaisons mille germes, héritage transmis de pères en pères, et qui vient de la souche. Vénus emploie ces purs atomes à diversifier les figures, (4, 1220) à reproduire les traits et même la voix, la chevelure des familles, essences qui ont une base déterminée tout comme nos visages, nos corps et nos membres. La sève paternelle travaille donc à la race des femmes, et du corps des mères il ne jaillit que des hommes ; car si tout enfantement suppose les deux germes, encore la ressemblance du fruit marque-t-elle le suc qui abonde davantage : ressemblance si éclatante, soit chez les enfants des hommes, soit chez les rejetons des femmes.

Il est faux que la puissance divine, refusant à quelques hommes le germe créateur, (4, 1230) et une douce famille qui les salue du nom de père, condamne leurs tristes jours à une Vénus stérile. La plupart le croient ; et, désespérés, ils inondent les autels de sang, ils y entassent les offrandes, pour que des sucs abondants fécondent les épouses. Mais ils fatiguent en vain les dieux et les oracles ; car la stérilité résulte de leur germe trop épais, ou trop clair et trop fluide. Trop clair, il ne demeure pas attaché aux réservoirs : il fond, recule, se perd, et avorte. (4, 1240) Trop épais, il jaillit à flots compactes, et on ne le darde pas assez loin : il ne peut se glisser au but ; ou même, quand il perce les voies, ce germe se mêle difficilement au germe des femmes. Oui, aux concerts de Vénus, l’harmonie des organisations diffère. Tel homme charge mieux tel sein que les autres, et une femme ne reçoit pas de tous le fardeau qui appesantit ses membres. Beaucoup ont langui paresseuses sous de nombreux hymens, et trouvent ensuite des époux qui les fécondent, qui les enrichissent des joies de la maternité. (4, 1250) Et les hommes chez qui de fécondes épouses demeuraient stériles rencontrent à peine des natures analogues, que des enfants croissent, doux appui autour de leur vieillesse.

Tant il importe que les deux germes opèrent un mélange créateur, que les sucs fluides se marient aux sucs épais, et les épais aux fluides ! Ici, le choix des aliments qui nous soutiennent est fort grave ; car les uns épaississent dans les membres la sève qui est amaigrie, délayée par les autres. Il faut même regarder comment tu organises la douce volupté. (4, 1260) On croit généralement que les animaux, les quadrupèdes nous offrent le modèle des attitudes les plus fécondes : car une fois les poitrines à plat et le rein exhaussé, les canaux pompent aisément la sève. Vénus ne demande point aux femmes un mouvement élastique. Non ; elles empêchent et contrarient la conception, si leurs joyeux bondissements répondent aux coups des hommes, si, de toute la force de leur poitrine assouplie par l’amour, elles aspirent le flot qui doit les rendre fécondes. Elles ôtent le soc égaré du sillon, elles écartent du but le jet créateur. (4, 1270) Aussi nos courtisanes exploitent-elles ces agitations, tant pour éviter le doux fardeau et ne pas tomber enceintes, que pour assaisonner leur vénus infâme. Mais nos épouses ont-elles besoin de ces raffinements ?

Il arrive parfois que, sans intervention divine ni flèche de Vénus, une femme sans beauté, inspire de longs amours. Sa conduite, des mœurs faciles, et un soin exquis de sa personne, nous habituent facilement à passer nos jours avec elle.

En général, l’habitude est l’intermédiaire de l’amour : (4, 1280) car, si faibles que soient des coups éternellement répétés, ils domptent enfin et ruinent les êtres. Ne vois-tu pas que les moindres gouttes, tombées des nues, creusent le roc où leur humidité séjourne ?





LIVRE V.


(5, 1) Quel être peut avoir au cœur des inspirations si hautes que ses accents répondent à la magnificence du sujet, à ses grandes découvertes ? ou des paroles assez fortes pour exalter dignement le sage qui nous laissa mille biens inestimables, fruits de ses recherches, conquêtes de son intelligence ? Aucun mortel, je crois. Car si on veut un langage qui atteigne la majesté bien connue de ses œuvres, ce fut un dieu, oui, un dieu, illustre Memmius, celui qui le premier trouva ce plan de conduite, (5, 10) maintenant appelé sagesse ; celui dont l’industrieuse pensée tira la vie de tant d’orages et de si épaisses ténèbres, pour l’établir dans un port si tranquille, au sein d’une lumière si éclatante !

Compare ce bienfait à quelques vieilles inventions divines. Cérès apporta, dit-on, aux mortels les fruits de la terre ; Bacchus fit jaillir le nectar des vignes : mais leurs dons étaient-ils nécessaires au maintien de la vie ? La renommée cite des nations qui vivent sans les posséder encore ; tandis que, sans un cœur pur, il leur est impossible de bien vivre. Nouvelle raison de croire que ce fut un dieu, (5, 20) celui dont émanent ces douces consolations de la vie, répandues chez les grands peuples, et qui maintenant encore charment les âmes.

Si on met au-dessus les exploits d’Hercule, certes on s’égare loin de la vérité. Quel mal nous feraient aujourd’hui le lion de Némée et le gouffre de sa gueule immense, l’horrible sanglier d’Érymanthe, ou enfin le taureau de Crète, et le fléau de Lerne, cette hydre hérissée d’un rempart de couleuvres au dard empoisonné ? Qu’aurions-nous à craindre de la triple poitrine du triple Géryon ? Et les chevaux de Diomède, soufflant le feu par les narines, (5, 30) près de la Thrace, sur les côtes Bistoniennes, au pied de l’Ismare, nous gêneraient-ils si fort, ainsi que les formidables griffes des oiseaux d’Arcadie, hôtes du Stymphale ? Et le farouche gardien qui veille sur les pommes d’or étincelantes des Hespérides, ce serpent au regard terrible, au corps énorme, dont les replis embrassent le tronc de l’arbre, serait-il capable de nuire, relégué sur les plages de l’Océan, au bord de ces tristes mers où nul Romain ne se hasarde, et que le barbare même n’ose affronter ?

Tous les monstres semblables jadis étouffés, à défaut de vainqueur, existeraient encore ; que pourraient-ils nous faire ? (5, 40) Rien, que je sache. Car aujourd’hui même les bêtes sauvages pullulent à foison ici-bas ; elles agitent et peuplent de mille terreurs les bois, les hautes montagnes, les forêts profondes ; mais ces lieux, qui nous empêche de les éviter ?

Au contraire, si l’on n’a point un cœur pur, que de combats, que de périls il faut essuyer malgré soi ! Quels soucis rongeurs, quelles inquiétudes, quels déchirements cause la passion ! Que de craintes ! Et l’orgueil, la débauche, l’emportement, que de ravages ne font-ils pas, ainsi que le luxe, la paresse ?

(5, 50) Et un homme qui a dompté tous ces fléaux, qui les extirpe du cœur avec les seules armes de la parole, ne sera pas jugé digne d’être mis au rang des dieux ! Surtout quand cet homme nous parle toujours des immortels eux-mêmes en termes divins, et que sa voix nous découvre la nature des choses.

Attaché à ses traces, je vais poursuivre mes raisonnements, et enseigner combien il est nécessaire que tous les êtres se bornent à une durée que fixent les conditions de leur existence, sans pouvoir enfreindre les lois immuables du temps. (5, 60) Ainsi, en première ligne, nous avons trouvé la nature des âmes : elles se composent de matières qui naissent avec nous, elles ne peuvent fournir sans atteinte de longues années ; et dans le sommeil, mille fantômes les abusent, puisque nous croyons apercevoir un homme qui a cessé de vivre.

Pour achever, le développement du système me conduit à faire voir que le monde, amas de substance périssable, naît et succombe. Je dirai comment la rencontre des atomes a formé la terre, le ciel, la mer, les astres, le soleil, (5, 70) et le globe de la lune ; quels sont les êtres qui ont existé réellement, et ceux que la terre ne porta jamais. Je dirai comment le besoin de nommer les choses accoutuma les hommes à un échange de paroles articulées, et comment fut insinuée dans les âmes cette peur des immortels, sainte barrière qui défend, par tout le globe, les temples, les fontaines et les bois sacrés, les autels et les statues des dieux.

J’expliquerai aussi par quelle force la Nature plie et gouverne la marche du soleil et les révolutions de la lune, (5, 79) pour t’empêcher de croire qu’ils accomplissent librement et à leur gré leurs courses éternelles entre le ciel et la terre, qu’ils se prêtent eux-mêmes à la croissance des fruits, des animaux, ou qu’ils roulent sous une main divine. Car les hommes les mieux éclairés sur la vie paisible des immortels viennent-ils à s’étonner comment tout a lieu ici-bas, et surtout les phénomènes qui éclatent au-dessus de nos têtes dans les campagnes des airs, ils retombent aussitôt dans leurs vieilles superstitions, ils évoquent des maîtres impérieux, et leur attribuent la toute-puissance : pauvres fous (5, 90) qui ignorent quelle chose peut ou ne peut pas être, quelle loi borne la puissance des corps et leur trace de profondes limites.

Au reste, pour que nous cessions de t’arrêter aux prémisses, examine d’abord les ondes, la terre, le ciel : leur triple nature, leurs trois corps, ô Memmius, ces trois aspects si divers, ces trois vastes tissus, un jour livrera tout à la destruction ; et cette lourde machine du monde, demeurée tant de siècles inébranlable, s’écroulera.

Il ne m’échappe pas combien c’est une idée merveilleuse et neuve que la ruine future du ciel et de la terre, (5, 100) et combien j’aurai de peine à y réduire les intelligences. C’est ce qui arrive, quand on offre à l’oreille une vérité jusqu’alors inconnue, sans pouvoir la mettre sous les yeux, ni la faire toucher du doigt, ces deux voies de la persuasion les plus sûres, et qui aboutissent de plus près au cœur humain, au sanctuaire de la pensée. Je parlerai cependant : peut-être les faits eux-mêmes viendront-ils appuyer mes discours ; peut-être verras-tu avant peu la Nature bouleversée sous les affreuses tempêtes du sol. Puisse la Fortune, qui gouverne tout, éloigner ce désastre ! Puisse la raison, plutôt que l’événement, t’apprendre (5, 110) que le monde vaincu peut s’abîmer avec un horrible fracas !

Mais, avant que je ne révèle sa destinée par un oracle plus saint et plus infaillible que ceux que la Sibylle tire du trépied d’or et des lauriers d’Apollon, écoute de sages et consolantes paroles. Je ne veux pas que, sous le frein de la superstition, tu ailles croire que la terre, le soleil, le ciel, la mer, la lune, essences divines, sont impérissables, et que pour cela tu invoques mille supplices contre le forfait épouvantable de ces nouveaux Géants, (5, 120) qui ébranlent avec leurs systèmes les remparts du monde, qui veulent éteindre le soleil, flambeau des airs, et qui impriment le sceau de la mort à des choses immortelles. Ah ! ne sont-elles pas bien éloignées de la nature céleste, bien indignes de figurer parmi les dieux, ces masses qui offrent plutôt l’image d’une vie morte et insensible ?

Car il est impossible d’admettre que l’âme et l’intelligence s’accommodent d’habiter un corps quelconque. (5, 129) De même qu’il ne peut y avoir un arbre dans l’air, un nuage dans les flots salés, un poisson vivant au sein des campagnes, du sang dans les veines du bois, ou des sucs dans la pierre, mais que tout a un lieu distinct et fixe pour séjourner et croître : de même la Nature ne peut enfanter un esprit sans corps, un esprit pur, qui existe loin du sang et des veines. Car, autrement, ces essences libres habiteraient indistinctement la tête, les épaules, le talon, et auraient coutume de naître dans un endroit quelconque, plutôt que de rester au fond du même corps, du même vase. (5, 139) Mais si, dans ton propre corps, il est évident et sûr que des lois invariables fixent un lieu où existent et croissent séparément ton esprit et ton âme, à plus forte raison nieras-tu que leur assemblage puisse subsister loin du corps et de toute forme vivante, dans la poussière des glèbes, dans les feux du soleil, dans l’onde, dans les hautes campagnes des airs. Possèdent-elles donc une sensibilité divine, ces matières incapables même de recevoir les tressaillements de la vie ?

Il n’est rien, non plus, qui autorise à croire que les saintes demeures des immortels se trouvent dans une partie du monde. Ces dieux, natures fines, et loin de la portée (5, 150) de nos sens, à peine nos intelligences les entrevoient-elles. Or, échappant au contact et à la rencontre des mains, ils ne peuvent rien toucher qui nous soit perceptible ; car les êtres impalpables ne touchent point eux-mêmes. Ainsi leur demeure sera tout autre que les demeures humaines, et subtile comme leur essence. Je te le prouverai, dans la suite, par de larges développements [156].

Dire que les immortels ont voulu disposer pour les hommes cette belle nature du monde, qu’il faut par conséquent y admirer l’admirable ouvrage d’une main divine, (5, 160) et la croire éternelle, impérissable ; crier à l’attentat contre tout effort qui ébranle dans ses fondements ce que l’antique sagesse des dieux a établi jusqu’à la fin des âges pour les races humaines, et contre toute parole qui le tourmente, qui le bouleverse de fond en comble ; imaginer enfin et répandre toutes les fables de ce genre, Memmius, est une folie. Quoi ! notre reconnaissance procure-t-elle donc à ces âmes bienheureuses et immortelles de grands avantages, qui les excitent à travailler pour le compte des hommes ? Quel attrait nouveau a pu inspirer si tard à ces existences si paisibles (5, 170) le désir de quelque changement ? Ceux-là doivent aimer une position nouvelle, que leur ancien sort incommode ; mais des êtres à qui le temps passé n’a fait aucune blessure dans le cours d’une vie florissante, quel besoin eût allumé en eux cette passion de la nouveauté ? Est-ce que, par hasard, leur existence languissait dans les ténèbres et l’abattement, jusqu’au jour où brilla la fleur naissante du monde ? Pour nous, enfin, quel mal y aurait-il eu à ne pas naître ? Car, une fois né, un être quelconque doit vouloir rester au monde, tant que les douces jouissances y retiennent son âme ; (5, 180) mais s’il n’a jamais goûté à cet amour de la vie, s’il ne fut jamais au nombre des vivants, que lui importe de n’être pas créé ?

Et le type de la création, et l’idée même de l’homme, où ces dieux l’ont-ils puisée [182] ? Comment ont-ils su et envisagé dans leur intelligence ce qu’ils voulaient faire ? Eussent-ils connu l’énergie des atomes, et ce que peuvent leurs différentes combinaisons, sans la Nature qui a fourni son propre modèle ? Car, depuis le temps immémorial que les atomes, battus par mille chocs de mille sortes, (5, 190) et accoutumés à un vif essor que leur poids aiguillonne, forment toutes les alliances, essayent tous les arrangements capables de féconder leur assemblage, il n’est pas étonnant qu’ils aient enfin rencontré un ordre, établi un cours tel que celui où s’opère et se renouvelle aujourd’hui encore la grande masse des êtres.

Pour moi, lors même que je ne connaîtrais pas les éléments des choses, rien qu’à voir le mécanisme céleste, j’affirmerais sans crainte, je prouverais sans réplique (5, 199) que la Nature ne peut être l’ouvrage d’une main divine, tant elle a d’imperfections.

D’abord, tout l’espace que le vaste tourbillon des cieux enveloppe est avidement rongé par les montagnes et les forêts des bêtes sauvages, ou envahi par des rocs et des marais immenses, et la mer enfin, large ceinture qui entrecoupe les terres. Les ardeurs brûlantes ou l’éternelle chute des frimas dévorent presque deux zones qu’elles ôtent aux mortels. Ce qui reste de terrain, la Nature, par sa propre énergie, le couvrirait de ronces, sans la vigoureuse résistance de l’homme, que les besoins de sa vie accoutument à gémir sur un infatigable râteau, (5, 210) et à presser, à fendre la terre de sa charrue. Si on ne retourne point avec le soc les glèbes fécondes, et qu’un bouleversement du sol n’excite pas la végétation, elle ne peut jaillir toute seule dans les airs limpides. Encore souvent le fruit de nos pénibles travaux, alors que toute la plaine se couvre de feuilles et de fleurs, est-il brûlé aux feux trop ardents que le soleil verse des hauteurs du ciel, ou étouffe sous des pluies, des gelées inattendues, ou ravagé par le souffle furieux et la tourmente des vents.

Et la race terrible des bêtes sauvages, (5, 220) fléau de l’espèce humaine, d’où vient que la Nature se plaît à la nourrir et à l’accroître sur la terre et dans l’onde ? Pourquoi les saisons nous apportent-elles des maladies ? Pourquoi la mort erre-t-elle sur nos têtes, avant l’âge mûr pour la tombe ?

Semblable au marin qu’ont rejeté les ondes cruelles, l’enfant demeure couché sur la terre, nu, sans parole, dénué de tous les secours qui aident à vivre, sitôt que la Nature le vomit avec effort des entrailles maternelles au berceau de la lumière. Il remplit les lieux de ses lugubres vagissements ; et il a bien raison, lui qui a tant de maux encore à traverser dans la vie ! Mais les troupeaux divers, petits ou grands, et les bêtes féroces, croissent sans peine : (5, 230) ils n’ont pas besoin de hochets, et aucun n’exige qu’une tendre nourrice lui bégaye des paroles caressantes ; la température ne les oblige point à changer de vêtements, et il ne leur faut ni armes, ni hautes murailles, pour défendre ce qui est à eux, puisque la terre elle-même et l’industrieuse Nature fournissent si abondamment à tous les besoins de tous ces êtres.

D’abord, comme la substance de la terre, des ondes, et l’haleine légère du vent, et la brûlante vapeur du feu, qui composent évidemment la grande masse des êtres, sont elles-mêmes formées de matières qui naissent et périssent, (5, 240) on doit croire que le monde tout entier participe de leur essence. Car, lorsque nous voyons un ensemble dont les parties et les membres sont des corps nés et revêtus de formes mortelles, nous apercevons presque du même regard et la mort et la naissance de cet ensemble. Moi donc qui vois les membres énormes et les parties du monde se consumer et renaître, je puis être sûr que la terre, le ciel ont eu un commencement et auront une fin.

Ici ne songe point à me reprendre, Memmius, quand je donne le feu et la terre pour des essences mortelles, (5, 250) que je ne crains pas de faire périr les airs, les ondes, et que je les ressuscite tous sous une croissance nouvelle. D’abord, une partie de la terre, éternellement brûlée de mille soleils et battue de mille pieds, exhale des nuages de poussière et de légers brouillards, que le vent impétueux éparpille dans les airs. Une partie même des glèbes fond et retombe en eau sous les pluies ; et les fleuves, en rasant leurs rives, les rongent. Mais tout corps qui alimente les autres répare bientôt ses pertes. Or, il est évident et incontestable (5, 260) que la terre est à la fois le berceau et la tombe commune des êtres : il faut donc qu’elle s’use tour à tour, et s’enrichisse d’un nouvel accroissement.

Pour croire les mers, les fleuves, les sources toujours pleins d’une onde renouvelée et jaillissant d’un cours intarissable, a-t-on besoin de paroles ? Les torrents qui roulent par toute la terre n’en sont-ils pas une preuve assez forte ? Néanmoins des pertes empêchent que la matière fluide ne devienne trop abondante : soit que des vents orageux, balayant les flots, les appauvrissent, ou que le soleil, au faîte des airs, entame leur tissu avec ses rayons ; (5, 269) soit que la masse des eaux circule dans la terre, ce filtre qui ôte le sel empoisonné, tandis que les atomes purs remontent vers le berceau des fleuves, s’y amassent tous, et de là épanchent leur douceur nouvelle dans les campagnes, où la route, une fois tracée, guide le pas limpide des ondes.

Parlons maintenant de l’air, et des innombrables vicissitudes que sa masse entière essuie d’heure en heure. Car toute essence, écoulée des corps, va s’engloutir au vaste océan des airs. Si, en échange, les airs ne rendaient aux corps une substance qui répare ces écoulements ruineux, tout serait déjà rompu et changé en air. (5, 280) Ainsi les corps ne cessent d’engendrer l’air, et l’air retourne perpétuellement à l’essence des corps, puisque nous voyons chez tous un flux perpétuel.

De même cette source féconde des torrents de lumière, le soleil, de ses hauteurs, arrose sans cesse le ciel de clartés toujours fraîches, et remplace vivement sa lumière par une lumière nouvelle ; car ses premiers éclairs meurent aux lieux où ils tombent. En veux-tu la preuve ? Sitôt que des nuages viennent se mettre devant le soleil, et que leur interposition coupe pour ainsi dire les rayons du jour, toute la partie inférieure se dissipe à l’instant, (5, 290) et l’ombre gagne la terre du côté où se portent les nues. Cet exemple te montre que les corps ont toujours besoin d’un éclat nouveau, que tout jet lumineux expire, et que rien ne peut être vu au soleil, à moins que le berceau du jour ne fournisse continuellement à ses pertes.

Bien plus, nos flambeaux terrestres, soleils des nuits, ces lampes suspendues, ces torches étincelantes d’un vif éclat et grasses d’une épaisse fumée, s’empressent aussi, à l’aide de la chaleur, de jeter lumière sur lumière [299]. Leurs feux tremblants se hâtent, (5, 300) se hâtent toujours, et on ne voit pas de lieux entrecoupés sous une lueur interrompue : tant chaque rayon de feu succombe rapidement à une mort que précipite la naissance rapide des flammes nouvelles ! Aussi faut-il croire que le soleil, la lune, les étoiles dardent la lumière par des émissions successives, et que leurs premiers rayonnements ne cessent de se perdre, loin de les regarder comme des forces inaltérables.

Enfin, ne remarques-tu pas que les pierres elles-mêmes sont vaincues par l’âge ? que les hautes tours s’écroulent, que les rochers tombent en poudre ? que la fatigue des ans mine les temples et les statues des immortels, (5, 310) sans que toute leur divinité puisse reculer le terme du destin, ou aller contre les lois de la Nature ?

Ne voit-on pas tomber aussi les monuments des hommes ? Ils semblent aspirer eux-mêmes à la vieillesse. Ne voit-on pas les rocs arrachés rouler du haut des montagnes, incapables de soutenir et de braver le puissant effort du temps, même du temps limité ? Car un déchirement subit ne jetterait point à bas des corps qui eussent demeuré jusque-là éternellement impassibles, sans que la tourmente des âges parvînt à les rompre.

Vois de toutes parts, vois au-dessus de nos têtes cet espace qui (5, 320) presse la terre de ses vastes embrassements. Suivant quelques hommes, il engendre toutes choses et reçoit les débris des morts ; il est donc un amas énorme de substance, née de substance périssable. Car tout être qui accroît et alimente les autres diminue nécessairement ; et il augmente de nouveau, lorsque des corps y pénètrent.

De plus, si la terre et le ciel n’ont pas eu d’origine, d’enfantement, et qu’ils aient vécu de toute éternité, pourquoi, avant la guerre de Thèbes et les funérailles de Troie, d’autres poëtes n’ont-ils pas chanté d’autres exploits ? Pourquoi tant de hauts faits ont-ils tant de fois péri ? Et pourquoi (5, 330) les monuments éternels de la renommée n’en ont-ils pas gardé la fleur ?

Quant à moi, je pense que l’univers est dans sa jeunesse, la Nature dans sa fraîcheur, et que leurs commencements ne datent pas de bien loin. Aussi voit-on quelques arts se polir encore de nos jours, et de nos jours encore suivre leur développement : c’est d’aujourd’hui que mille progrès enrichissent la navigation [334] ; c’est d’hier que les musiciens ont inventé leurs douces harmonies. Enfin, le système de la nature, ce plan du monde, est une découverte récente ; et on ne m’a trouvé qu’en cet âge, moi qui, le premier entre tous, ai su l’introduire dans la langue de nos pères.

Si par hasard tu crois que les mêmes choses existaient jadis, (5, 340) mais que les générations humaines ont succombé aux vapeurs brûlantes, que les villes se sont abîmées dans une grande tempête du monde, que sous des pluies continuelles les fleuves dévorants ont inondé le sol, englouti les hautes murailles, tu n’en seras que mieux vaincu, et obligé d’admettre que la terre et le ciel marchent aussi à leur perte. Car au moment où ces fléaux, ces périls épouvantables tourmentaient les êtres, si une cause de mort plus terrible se fût abattue sur eux, ils eussent précipité au loin, dans un immense désastre, leurs ruines immenses. Les hommes même, pourquoi se jugent-ils mortels, (5, 350) sinon parce que des maladies les gagnent, eux qui ressemblent aux êtres déjà chassés de la vie par la Nature ?

D’ailleurs, pour que les êtres soient éternellement durables, il leur faut une matière solide qui brave les coups, et ne laisse pénétrer aucun germe de dissolution entre le tissu étroit des parties, comme les atomes dont nous avons indiqué plus haut la nature. Ils peuvent avoir aussi la même durée que les âges quand ils échappent aux atteintes, comme le vide qui demeure toujours impalpable, qui ne reçoit pas la moindre blessure du choc ; (5, 360) et quand ils ne sont environnés par aucun espace libre dans lequel un corps puisse se dilater et se répandre, comme le tout universel, le tout impérissable, qui hors de soi ne trouve ni étendue pour la fuite, ni atomes dont la rencontre, dont les assauts terribles viennent le pulvériser. Or, nous avons vu que le monde n’est pas une substance de nature solide, puisque le vide se mêle à tout assemblage. Il est encore moins un vide pur. Il ne manque pas de corps ennemis : du tout immense jaillissent mille tourbillons orageux qui peuvent entraîner la chute de notre univers, (5, 370) ou lui apporter mille désastres. Enfin, il a toujours des espaces, des gouffres inépuisables, pour y semer les débris de ses remparts, pour y essuyer des attaques mortelles. Donc, les portes de la mort ne sont pas fermées au ciel, ni au soleil, ni à la terre, ni aux eaux profondes ; non : ces gouffres béants les attendent, ouverts dans toute leur immensité.

Tu es donc obligé aussi de reconnaître que ces mêmes corps ont pris naissance. Car des substances mortelles (5, 379) eussent été incapables de braver éternellement, jusqu’à nos jours, l’irrésistible force d’un temps immense.

Et puisque les vastes membres du monde engagent entre eux une lutte si acharnée, dans l’emportement d’une guerre impie ; ne vois-tu pas que ces longues batailles peuvent avoir une fin ? lorsque, par exemple, le soleil et toute sa vapeur chaude, buvant toutes les essences humides, demeureront les maîtres. Et ils essayent de le faire ; mais jusqu’ici leur effort n’a pu en venir à bout : tant les fleuves ont d’abondance ! Eux-mêmes, du profond abîme des mers, ils menacent tout d’un engloutissement. C’est en vain ; car les vents balaient (5, 390) et appauvrissent les flots, car le soleil, rayonnant à la cime des airs, entame leur tissu ; et ils espèrent dessécher toute l’eau, avant qu’elle touche au but de son entreprise. Respirant la guerre, et d’une ardeur, d’une force égale, tous s’acharnent à l’envi pour ces grands intérêts. Une fois, cependant, le feu a été vainqueur ; une fois, dit-on, l’eau régna dans les campagnes.

Oui, le feu a vaincu et tout consumé au loin de ses embrasements, lorsque le vif et dévorant essor des chevaux du Soleil, égaré de ses routes, emporta Phaéton à travers les cieux et les terres. (5, 400) Mais le père des êtres, le tout-puissant, ému d’une colère violente, et frappant tout à coup de la foudre cet illustre téméraire, le précipita de son char ici-bas. Le Soleil accourut au bruit de sa chute, releva l’éternel flambeau du monde, réunit ses chevaux épars, les attela encore tremblants, et ranima l’univers en reprenant sa course et son empire accoutumé. Telle est, du moins, la fable chantée par les vieux poëtes de la Grèce ; fable qui s’écarte trop de la vérité. Le feu triomphe, quand les atomes de sa matière jaillissent, des gouffres immenses, plus nombreux que les autres ; (5, 410) ensuite leur énergie tombe, vaincue par une force quelconque : sinon toutes choses périssent, dévorées au vent de la flamme.

Ce fut de même que les ondes amoncelées eurent, dit-on, leur jour de victoire, lorsque tant d’hommes s’engloutirent dans les flots. Mais sitôt qu’une autre puissance écarta et mit en déroute cette masse d’eau soulevée de l’abîme, les pluies cessèrent, et les fleuves adoucirent leur emportement.

Enfin, comment la rencontre des atomes a-t-elle jeté les fondements de la terre, du ciel, des mers profondes [417], du soleil, et des courses de la lune ? Je vais l’exposer avec ordre.

(5, 420) Assurément ce n’est pas à dessein, ni avec intelligence, que les atomes se sont établis chacun à leur place ; et ils n’ont pas concerté leurs mouvements réciproques. Mais, depuis le temps immémorial que ces corps élémentaires, battus par milliers de mille chocs, et accoutumés à un élan que leur poids aiguillonne, forment toutes les alliances, essayent tous les résultats de tous les arrangements possibles, il arrive que leur cours éternel et leur éternel essai de mille mouvements, de mille combinaisons, (5, 430) unissent enfin les atomes, dont les assemblages rapides deviennent enfin la base des grands êtres, comme la terre, les ondes, le ciel, et les espèces vivantes

On ne voyait pas encore le disque du soleil, au vol sublime et ruisselant de lumière. On ne voyait pas les flambeaux de l’univers immense, ni l’Océan, ni le ciel, ni la terre, ni l’air, ni enfin aucune chose semblable aux choses d’aujourd’hui ; mais un orageux désordre, et un amas confus. Bientôt les parties commencèrent à s’écarter, et les essences de même nature à se joindre : le monde se débrouilla ; (5, 440) il eut ses membres distincts, il rangea séparément de vastes êtres et y mêla tous les atomes chez qui la discorde, soulevant des batailles, troublait encore les intervalles, les directions, les rapports, la pesanteur, les chocs, les alliances, les mouvements, parce que leurs formes inconciliables et leurs traits divers empêchaient tout assemblage durable, tout mouvement harmonieux. Ainsi les hauteurs du ciel jaillirent loin du sol ; ainsi le fluide des mers isola son immensité, et l’isolement purifia aussi les feux de l’éther.

(5, 450) Car, dans l’origine, les atomes de terre, essence lourde et embarrassée, s’amoncelèrent au centre, ou envahirent les parties basses. Plus leur enlacement fut vif et compacte, plus il exprima de ces germes dont se forment la mer, les astres, le ciel, la lune, le soleil, et la vaste ceinture du monde : toutes choses qui ont une semence beaucoup plus lisse, plus ronde, plus fine que la terre. Aussi la terre poreuse et maigre laissa-t-elle jaillir d’abord atome par atome, et monter aux cimes, l’air, (5, 460) essence de feu, qui emporta mille feux encore d’une aile rapide. Souvent, lorsque les herbes joignent aux perles de la rosée la pourpre du soleil et l’or de sa lumière matinale ; que les lacs et les fleuves intarissables exhalent un léger brouillard ; que la terre paraît elle-même fumante, nous voyons toutes ces vapeurs, amassées dans les hauteurs du ciel, y étendre leur épais rideau. De même ce léger fluide de l’air, une fois épaissi, devint une barrière qui emprisonna les êtres, (5, 470) et, répandu au loin sur toute la face du monde, l’enveloppa toute de ses vastes embrassements.

Ensuite vint la naissance du soleil, de la lune, des astres dont les globes roulent au milieu de l’air, entre les deux extrêmes, et que ni la terre ni le ciel immense n’ont attirés à eux, parce qu’ils n’étaient ni assez pesants pour tomber au fond, ni assez légers pour jaillir dans les hautes campagnes du monde. Cependant ils occupent le milieu, essences vives qui s’agitent, et forment des parties animées de la masse. (5, 479) Ainsi, chez les hommes, quelques membres demeurent immobiles, tandis que les autres se meuvent.

Ces matières une fois dégagées, la partie du sol où s’étend aujourd’hui la plage azurée du vaste océan s’affaissa tout à coup, et creusa les gouffres de l’onde salée. De jour en jour, plus les bouillonnements de l’air et les rayons du soleil, blessant de mille coups la surface nue de la terre, la chassent, la refoulent et l’amoncellent vers son centre, plus il arrache de son corps une sueur amère, dont les flots enrichissent l’Océan et les campagnes ondoyantes ; (5, 490) et plus aussi elle rejette par milliers ces atomes de vent et de feu, qui forment de leur vol épais et dressent, loin de la terre, les dômes éblouissants du ciel. Les plaines s’abaissent, et la pente des hautes montagnes grimpe dans les airs ; car il est impossible que les rocs éprouvent un affaissement, ou que toutes les parties descendent au même niveau. Ainsi la lourde masse du sol, épaississant ses atomes, s’affermit sur sa base ; ainsi, en quelque sorte, toute la vase du monde tomba, pesante, vers le bas, et s’arrêta au fond, comme la lie.

Alors la mer, alors le vent, alors le ciel même, le ciel resplendissant, (5, 500) demeurèrent purs, avec des atomes limpides, et une légèreté plus grande chez les uns que chez les autres. Le ciel, de tous le plus agile, le plus limpide, se répand au-dessus de la couche des airs ; et il ne mêle pas sa limpidité aux corps qui altèrent le souffle du vent. Il abandonne ces régions aux bouleversements de la tourmente, au désordre, à l’inconstance de l’orage ; tandis que lui-même roule ses vagues de feu d’un essor prompt et invariable. Que le ciel puisse flotter avec enchaînement et harmonie, les eaux de la mer le proclament, elles qui bouillonnent sous un flux réglé, éternellement soumises à un cours éternellement uniforme.

(5, 510) Chantons maintenant la cause du mouvement des astres. D’abord, si c’est l’énorme globe du ciel qui tourne, il faut admettre que deux courants d’air extérieur le pressent à chaque pôle, le maintiennent et l’emprisonnent. L’un jaillit d’en haut, et attaque les cimes où roulent et brillent les flambeaux éternels du monde, l’autre souffle du bas, afin de soutenir le globe. Nous voyons les fleuves faire tourner ainsi les roues et les seaux des machines.

Il se peut encore que ces fanaux étincelants se meuvent au sein du firmament immobile : (5, 520) soit que les astres, flots bouillonnants de l’impétueux éther, enfermés et cherchant à fuir, tourbillonnent, et agitent leurs feux errants par toute l’immensité de la voûte céleste ; soit que l’air extérieur, débordant je ne sais où, pousse ses flammes à un mouvement circulaire ; soit, enfin, que, libres de se traîner eux-mêmes vers les aliments qui appellent, qui invitent leurs pas, ils dévorent çà et là tous les atomes de feu répandus dans le ciel. Établir au juste la manière dont ils se gouvernent ici-bas est chose difficile. Je me borne à enseigner tout ce qui peut avoir et tout ce qui a vraiment lieu, au sein du vide immense, dans ces mille mondes engendrés sous mille lois diverses ; (5, 530) et je ne m’attache qu’à une exposition nette des causes nombreuses que l’univers peut fournir au mouvement des astres. Parmi ces causes, néanmoins, une seule, comme toujours, doit assurer leurs révolutions : mais laquelle de toutes ? voilà ce que ne peut décider sitôt un homme qui avance pas à pas.

Pour que la terre repose, immobile, au centre du monde [535], il faut que sa pesanteur diminue et s’évanouisse insensiblement ; il faut que l’extrémité inférieure ait pris une essence nouvelle, étant unie et incorporée, depuis la naissance des âges, aux parties de l’air où elle trouve sa base. (5, 540) De là vient qu’elle ne leur est point à charge, que les airs ne fléchissent pas sous elle. De même les membres d’un homme ne le chargent pas ; la tête ne pèse point au cou, et les pieds ne sentent pas le faix de la masse. Au contraire, tout poids extérieur qui nous est imposé nous incommode, fût-il beaucoup moindre que nous : tant il faut considérer ce que peuvent toutes choses ! Ainsi donc la terre n’est point une étrangère, venue du dehors, et lancée tout à coup dans un air étranger pour elle. Également conçue dès l’origine du monde, (5, 550) elle en est une partie déterminée, comme tu vois que les membres sont une partie de nous-mêmes.

D’ailleurs, ébranlée soudain par un vaste coup de tonnerre, elle ébranle de son agitation tout ce qui est au-dessus d’elle. Or, pourrait-elle le faire, si elle n’était enchaînée aux parties aériennes du monde et au ciel ? Oui, ces essences se tiennent et ont, depuis la naissance des âges, les mêmes racines, les mêmes nœuds, les mêmes accroissements.

Regarde le corps humain : ce poids énorme n’est-il pas soutenu par la fine et vive essence de l’âme ? C’est que tous deux sont unis et attachés ensemble. (5, 560) Et qui pourrait, d’un saut agile, soulever le corps, sinon l’âme vive qui gouverne les membres ?

Vois-tu maintenant toute l’énergie d’une frêle nature, quand elle est jointe à un être pesant, comme l’air au sol, et l’âme au corps.

Le disque et l’ardent foyer du soleil ne peuvent être beaucoup plus grands ou beaucoup moindres que nos organes nous les montrent [565]. Car de si loin que les feux attirent encore nos regards, et envoient à nos membres le souffle de la vapeur chaude, tout l’espace que dévore le jet de flamme ne les entame point, (5, 570) et à l’œil la masse n’en est pas plus resserrée. Donc, puisque la chaleur du soleil et ses torrents de lumière parviennent à nos sens, et illuminent la terre, il en résulte que nous devons apercevoir aussi sa forme, ses contours, de telle sorte que la vérité ne permette ni de l’accroître, ni de l’appauvrir.

Et la lune, soit qu’elle roule inondant l’espace d’un éclat emprunté, soit qu’elle darde la lumière de sa propre essence, ne marche point avec une plus vaste figure que son disque visible ne le fait juger à nos yeux. Car tous les objets qu’une vue lointaine saisit (5, 580) à travers une épaisse couche d’air, brouillent plutôt leur image qu’ils n’amoindrissent leur contour. Il faut donc que la lune, qui nous offre une apparence claire et nette de sa forme, et qui dessine jusqu’aux traits de son visage, nous apparaisse dans toute sa grandeur à la cime des airs.

Enfin, pour connaître tous ces feux qui éclatent dans le ciel, examine tous les feux de terre. Tant que leur éclat est net et leur flamme distincte, les contours ne varient guère que sous des accroissements ou des pertes insensibles, quelle que soit la distance : (5, 590) tu peux en conclure que les astres diminuent ou augmentent à peine du plus faible, du plus insaisissable volume.

Et ne va pas crier merveille, de voir un soleil si étroit envoyer une lumière si vaste que ses écoulements remplissent les eaux, les terres, le ciel, et que tout soit baigné de son ardente vapeur. Car il est possible qu’au sein du monde entier ce soit l’unique et intarissable fontaine ouverte, d’où jaillissent les torrents de lumière, parce que de tous les endroits du monde tous les atomes de feu y réunissent, y amoncellent leurs flots épais, (5, 600) de telle sorte que cette mer brûlante déborde par un seul canal. Ne vois-tu pas souvent un mince ruisseau arroser de larges prairies, engloutir les campagnes ?

Il se peut encore que, sans avoir beaucoup de feu, le soleil envahisse l’air et le dévore de ses embrasements, si l’air est d’une nature complaisante, avide, et prompte à s’allumer au contact d’une faible ardeur. C’est ainsi qu’on voit, au sein des moissons et du chaume, une étincelle répandre l’incendie.

Peut-être même le soleil, autour des cimes que dore sa lampe resplendissante, (5, 610) possède-t-il un amas de feux dont les ardeurs cachées, sans se trahir par aucun éclat, dardent la chaleur, et augmentent à ce point la force de ses rayons.

Il n’y a pas, non plus, de voie directe et simple pour expliquer comment il va des régions de l’été au Capricorne, dont il tourne la froide barrière, et comment de là il ramène son char à la borne où le Cancer l’arrête ; et comment aussi on voit la lune parcourir en un mois ces espaces qui usent un an de la marche du soleil. Non, je le répète, une cause unique et simple n’est point assignée à ces merveilles.

(5, 620) On peut surtout admettre, comme vraisemblables, les saintes opinions du grand Démocrite. Plus les astres sont voisins de la terre, moins ils sont emportés dans le tourbillon du ciel. En effet, ce rapide et ardent essor languit et s’épuise vers l’extrémité inférieure : aussi le soleil reste-t-il peu à peu en arrière avec les astres les moins hauts, étant lui-même bien au-dessous des étoiles resplendissantes ; et la lune encore davantage. Plus son humble révolution s’écarte du ciel, et incline vers la terre, (5, 630) moins elle peut lutter de vitesse avec les flambeaux du monde ; et plus elle tourbillonne d’une course lente et molle, elle qui est inférieure au soleil, plus les astres qui roulent autour d’elle l’atteignent et la dépassent. Il arrive de là qu’elle semble rejoindre d’un pas agile chacun des astres, parce que les astres reviennent à elle.

Voici un autre fait possible. Des régions opposées du monde, s’élancent alternativement et à des époques réglées deux courants d’air, qui poussent le soleil des signes de l’été aux froides carrières du Capricorne, (5, 640) puis le rejettent des ténèbres glacées de l’empire du froid aux demeures du feu et aux signes brûlants. Il faut croire de même que la lune, que ces roulantes étoiles dont les vastes cercles embrassent de longues années, flottent d’une extrémité à l’autre sous la double et alternative impulsion de l’air. Ne remarques-tu pas que des vents opposés contrarient les nuages, et emportent diversement leurs couches amoncelées ? Pourquoi, dans l’immense tourbillon de l’éther, les astres seraient-ils moins capables de jaillir sous deux tempêtes opposées ?

La nuit enveloppe la terre de ses grandes ombres, (5, 650) parce que le soleil, après une longue marche, touche la borne du ciel, et, languissant, exhale ses feux épuisés par la route, amortis par la vague épaisse de l’air ; ou bien parce que la même force qui a soutenu le disque au-dessus de la terre le contraint à rouler sous elle.

De même, à un instant fixé, Matuta conduit la rose et jeune Aurore dans l’empyrée, et ouvre les portes de la lumière : soit parce que ce même soleil qui était sous terre remonte, et de loin s’empare du ciel, tandis qu’il essaye à l’embraser de ses rayons ; (5, 659) soit parce qu’à une heure déterminée il s’amasse habituellement des feux et mille germes ardents, qui fournissent au soleil une lumière toujours renaissante et fraîche. Ainsi l’on raconte que des hautes cimes de l’Ida brillent, à l’aube du jour, des flammes éparses qui s’amoncellent bientôt en un seul globe, et forment un disque.

Il n’est rien pourtant qui doive te surprendre dans le concours si exact de ces atomes de feu, qui réparent l’éclat usé du soleil. Que de choses ne voit-on pas s’accomplir à époque fixe dans tous les êtres ! Le jour est marqué (5, 670) où les arbres fleurissent ; il est marqué le jour où ils dépouillent la fleur. À jour marqué aussi l’âge veut que les dents nous tombent, que l’enfant d’hier se couvre d’un tendre duvet, fleur de l’adolescence, et qu’une barbe molle s’épanche de sa joue. Enfin la foudre, la neige, les pluies, les nuages, les vents, n’ont pas lieu à des époques trop incertaines de l’année. Car, une fois que les causes premières sont établies, que les effets suivent la même pente depuis la naissance du monde, tout arrive dans un ordre de succession invariable.

Divers motifs permettent que les nuits entamées fondent sous la croissance du jour, (5, 680) et que la durée lumineuse soit amoindrie par les envahissements de la nuit. Il se peut que le même soleil, traçant au-dessus et au-dessous de la terre des courbes inégales, découpe les campagnes de l’éther, et tranche le monde en deux parties inégalement éclairées ; mais le feu qu’il dérobe à l’une, il le reporte et l’ajoute à l’autre hémisphère, où il retourne : puis, enfin, il arrive au signe du ciel qui est comme le nœud de l’année, puisqu’il enchaîne d’une égale durée l’éclat des jours et l’ombre des nuits. Car, entre le vent du nord et le vent du midi, il est un point où le ciel tient à une même distance ces deux limites, (5, 690) grâce à l’inclinaison du cercle planétaire, où le soleil dévore une année dans sa marche traînante, et d’où il verse ses feux obliques sur les cieux et les terres. Ainsi le démontre ce plan des hommes qui ont dépeint toutes les régions du ciel, embellies de tous les astres rangés dans leur ordre. — Il se peut encore que l’air, plus épais dans certaines parties, arrête l’éclat tremblant du soleil, qui peut à peine le fendre et gagner son berceau : voilà pourquoi les nuits d’hiver sont longues et paresseuses à fuir, jusqu’à ce que le diadème étincelant du jour apparaisse ! — (5, 700) Il est possible même que les saisons influent tour à tour sur la vitesse de ces brûlants atomes qui amassent leurs vagues, et font jaillir le soleil à un point déterminé.

La lune doit peut-être son éclat aux rayons du soleil qui la frappent. Aussi, de jour en jour, tourne-t-elle vers nous une surface lumineuse d’autant plus grande qu’elle s’écarte plus du globe de l’astre, jusqu’au moment où, placée en face de lui, elle brille dans toute la plénitude de sa belle lumière, et, se levant radieuse et haute, elle le regarde se coucher. Il faut ensuite que, de la même façon, elle retire peu à peu et cache sa lumière, à mesure que son orbite la ramène de l’autre bout du zodiaque vers les feux du soleil. (5, 711) Voilà ce qu’ils font de la lune, ces hommes qui ne voient en elle qu’un ballon roulant sous le disque solaire ; et, à ce point de vue, ils ont assurément la vérité dans la bouche.

Mais qui empêche la lune de tourner avec sa lumière propre, et de fournir elle-même les diverses phases d’un éclat mobile ? Car il peut y avoir un autre corps qui l’accompagne flottant auprès d’elle, et qui lui fasse obstacle, qui lui fasse ombre sous mille aspects : corps invisible, parce qu’il marche dépourvu de lumière.

Elle peut rouler encore sous la forme d’une boule ronde (5, 720) dont la blanche lumière ne teint qu’une moitié à la fois, et qui engendre ses phases diverses en faisant tourner son globe. D’abord elle dirige vers nous le côté enrichi d’une teinte de feu, et son œil immense, tout grand ouvert. Ensuite, elle retourne peu à peu et nous dérobe la face lumineuse de son orbe. Tel est le système que les Chaldéens de Babylone essayent d’opposer victorieusement à la science des astronomes : comme si les deux opinions qui luttent n’avaient point une vraisemblance égale, et qu’on osât embrasser l’une plutôt que l’autre.

(5, 730) Enfin, est-il donc impossible qu’une lune nouvelle soit enfantée chaque jour, avec une suite réglée de formes et d’aspects divers, et que chaque jour la lune d’hier expire devant une autre qui naît de sa cendre et s’empare de son trône ? On est fort en peine d’argumenter à l’encontre, et de faire triompher sa parole, lorsqu’on voit tant de choses s’accomplir avec tant d’ordre.

Le Printemps accourt, et Vénus avec lui : messager du Printemps, à leur tête marche le Zéphyre ailé ; sous leurs pas Flore, riante déesse, parsème au loin la route qu’elle inonde des plus belles couleurs, des plus doux parfums ; (5, 740) vient ensuite l’aride Chaleur, escortée de la poudreuse Cérès, et du souffle des vents étésiens. Puis arrive l’Automne : Évoé ! Évoé ! Bacchus l’accompagne. Puis les tempêtes jaillissent, et les vents orageux, le Vulturne à la voix retentissante, et l’Auster chargé de foudre. Puis, enfin, le solstice nous apporte les neiges, nous ramène les gelées engourdissantes, suivi bientôt de l’Hiver, et du Froid qui claque des dents. Faut-il donc t’émerveiller de voir la lune si exacte à naître, si exacte à mourir, puisque tant de choses ont lieu si exactement aux mêmes époques ?

(5, 750) Crois bien aussi que la défaillance du soleil et les obscurcissements de la lune prêtent à mille explications. Quoi ! tu demandes comment la lune peut nous exclure des feux du soleil, et comment elle lui voile la terre de son front sublime, qui oppose un disque aveugle aux rayons étincelants ; et tu ne crois pas que le même effet puisse venir d’un autre corps, qui roule éternellement privé de lumière !

Pourquoi enfin ne pas admettre que le soleil, à des époques fixes, laisse tomber à peine ses feux languissants, et ranime bientôt sa lumière, quand il a franchi au sein des airs ces régions, ennemies de la flamme, (5, 760) qui étouffent un moment ses lueurs expirantes ?

Et si la terre peut à son tour ravir les clartés de la lune, en tenant le soleil plongé sous elle, tandis que l’astre des mois flotte dans son ombre épaisse et conique : pourquoi ne veux-tu pas qu’un autre corps se glisse sous la lune, roule par-dessus le globe du soleil, et intercepte ses rayons, ses torrents de lumière ?

Et même, si la lune brille d’un éclat qui lui est propre, l’empêcheras tu d’avoir ses propres langueurs dans certaines parties du monde, quand elle traverse les régions ennemies de sa propre clarté ?

(5, 770) J’ai maintenant expliqué par quelles lois tout s’accomplit dans le vaste azur du vaste monde : nous avons pu reconnaître quelle force, quelle loi produit les évolutions variées du soleil et les phases de la lune ; comment leurs feux, voilés tout à coup, expirent, et plongent la terre dans une nuit inattendue ; comment ils semblent fermer et ouvrir de nouveau leur œil resplendissant, qui enveloppe le monde de sa blanche lumière. Je reviens donc à l’enfance du monde, à la tendre jeunesse de nos campagnes et j’examine ce que leur fécondité naissante osa mettre d’abord au berceau du jour, (5, 780) et confier au souffle incertain des vents.

La première espèce créée fut l’herbe et son verdoyant éclat dont la terre revêtit les collines ; et dans toute la campagne, les prairies étincelèrent de ces vertes couleurs ; et les différents arbres, une fois la bride lâchée, luttèrent de vigueur à pousser, et à se répandre dans les airs ! Comme la plume, le duvet et le poil naissent d’abord sur les membres des quadrupèdes ou sur les corps à l’aile rapide, de même le sol encore vierge fit jaillir des herbes et des broussailles. Puis, il enfanta les êtres (5, 790) par milliers de mille genres, et sous mille combinaisons ; car il est impossible que les animaux de la terre soient tombés du ciel, ou sortis des gouffres salés. Aussi la terre mérite-t-elle bien le nom de mère commune, puisque tous les êtres sont nés de la terre.

Aujourd’hui encore, de la terre jaillissent une foule d’animaux, engendrés par les pluies et la chaude vapeur du soleil. Est-il donc étonnant que ses créations fussent plus abondantes, plus vastes, alors que l’air et le sol, encore jeunes, excitaient leur développement ?

Dans l’origine, la race ailée et les oiseaux de mille couleurs (5, 800) quittaient l’œuf, éclos sous l’haleine du printemps ; comme de nos jours, aux feux de l’été, les cigales dépouillent elles-mêmes leurs frêles tuniques de peau, afin de chercher la nourriture et la vie.

Ce fut alors que la terre vomit ses premières générations humaines [803]. La chaleur et l’humidité abondaient au sein des campagnes. Aussi, quand elles rencontraient un endroit propice, formaient-elles des embryons d’abord enracinés aux flancs de la terre. Et sitôt que les germes, à ce point de maturité, âge de la naissance pour les enfants, rompaient leur enveloppe, fuyant ces demeures humides, et altérés d’air, la Nature dirigeait vers eux les pores du sol, (5, 810) et le forçait à répandre de ses veines ouvertes un suc pareil au lait : ainsi, maintenant les femmes qui enfantent se gonflent de cette douce liqueur, parce que le torrent des sucs alimentaires roule vers les mamelles. Les enfants trouvaient leur nourriture dans la terre, leur vêtement dans la chaleur, leur couche dans l’épais et tendre duvet du gazon.

Le monde, dans sa jeunesse, ne déchaînait encore ni les froids rigoureux, ni les ardeurs excessives, ni le souffle puissant des airs : tous ces fléaux eurent aussi leur naissance, leurs accroissements.

Je le répète donc, elle porte justement ce nom de mère (5, 820) si bien gagné, la terre qui a enfanté la race des hommes, et qui, dans un espace presque fixé, a répandu de son sein tous les animaux qui bondissent çà et là sur les hautes montagnes, et les mille oiseaux de l’air aux mille formes diverses. Mais comme les enfantements doivent avoir un terme, elle s’arrête, semblable à une femme épuisée par l’âge. Oui ; car l’âge bouleverse toute l’essence du monde, et il faut que toutes choses passent d’un état à un autre. Rien ne demeure constant à soi-même : tout flotte, tout change sous les révolutions que la Nature lui impose. (5, 830) L’un s’en va en poussière, et succombe aux langueurs des ans ; l’autre s’accroît, et sort du rang des choses viles. Ainsi, je le répète, l’âge bouleverse la face entière du monde ; il faut que tout passe d’un état à un autre, et perde l’énergie qu’il a, pour acquérir une force qui lui manque.

Dans ses laborieux efforts, la terre produisait aussi une foule de monstres, formes étranges, assemblages de membres bizarres : comme l’androgyne, qui tient de l’un et l’autre sexe, écarté de l’un et l’autre. Des êtres manquant de pieds, dépourvus de mains ; des êtres sans parole ni bouche, des aveugles sans visage, se rencontrèrent ; (5, 840) et des corps unis tout entiers par un enchaînement des membres, et qui ne pouvaient rien faire, ni aller nulle part, ni éviter le mal, ni prendre ce que leurs besoins voulaient.

Tous les monstres et les phénomènes de ce genre, la terre les créa ; mais en vain : la Nature coupa court à leurs accroissements, et les empêcha d’atteindre à la fleur si désirée de l’âge, de trouver leur nourriture, ou de se joindre par les douces choses de Vénus. Car, nous le voyons, il faut que mille détails concourent à permettre la reproduction et la durée des races : il faut d’abord qu’elles aient une pâture ; ensuite il faut qu’une semence fertile, répandue dans les nerfs, (5, 850) puisse jaillir des membres qui se fondent ; et que la femelle endure les approches du mâle, et que l’harmonie des organes forme le nœud des jouissances communes.

Aussi des espèces nombreuses ont-elles dû succomber alors, incapables de se propager et de faire souche. Celles que tu vois jouir encore du souffle vivifiant des airs, la ruse, la force, la vitesse, les protègent et les conservent depuis la naissance des âges ; il y en a même beaucoup qui, par leur utilité, se recommandent à la vie éternelle, et se confient à notre garde.

(5, 860) Dès l’origine, la race fougueuse des lions, espèce cruelle, fut défendue par le courage ; le renard par la ruse, le cerf par la fuite. Mais les chiens au sommeil léger, au cœur fidèle, et toute la génération des bêtes de somme, et les troupeaux chargés de laine, et la famille des bœufs, tous ces êtres, Memmius, s’abandonnèrent à la protection de l’homme. Car, avides de fuir les bêtes sauvages, ils vinrent y chercher la paix et une nourriture abondante, acquise sans trouble : bienfaits dont nous payons leurs services. Ceux que la Nature privait de toute ressource, (5, 870) sans aucune force pour la vie indépendante, ni aucun don utile qui engageât les hommes à veiller sur le repos et la subsistance de leur espèce ; ceux-là étaient la proie, le gain des autres, languissant abattus et enchaînés par un destin misérable, qui aboutissait à la mort où la Nature plongeait toute la race.

Quant aux Centaures, ils ne vécurent jamais, et ne peuvent jamais vivre. Il est impossible que cette double nature, ce double corps, et cet assemblage de membres hétérogènes qui combinent leur double puissance, demeurent en équilibre. (5, 870) Voici de quoi convaincre les plus épaisses intelligences.

Trois ans à peine révolus, le cheval impétueux est dans toute sa fleur ; mais non pas l’enfant : à cet âge, que de fois il cherche encore dans ses rêves les mamelles gonflées de lait ! Puis, sitôt que le cheval, au bout de ses forces, au déclin de ses années, voit défaillir ses membres languissants que la vie abandonne, alors seulement l’enfance fleurit aux approches de sa jeunesse, et un tendre duvet ombrage ses joues. Ne va donc pas croire qu’un homme mêlé à la semence du cheval robuste puisse engendrer un Centaure capable de vivre, (5, 890) ou des Scylles au corps à demi marin, entourés de chiens furieux, et tous les monstres pareils, dont les membres offrent une discorde si éclatante. Car ils ne gagnent ensemble ni la fleur des ans, ni la cime des forces, ni le terme de la vieillesse ; la même Vénus ne les embrase pas : leurs habitudes diffèrent, et des mets semblables ne flattent point leurs organes, puisque les troupeaux à longue barbe s’engraissent de la ciguë, où l’homme ne trouve qu’un poison énergique.

(5, 899) Et puisque, de tout temps, les flammes brûlent et consument le corps fauve des lions, aussi bien que toutes les espèces formées ici-bas de sang et de viscères, comment aurait-il pu y avoir un être, triple corps à lui seul, lion par en haut, dragon par en bas, et au milieu ce que nous appelons chimère, dont la gueule vomit du fond des entrailles une flamme dévorante ?

Ainsi quiconque, ne s’appuyant que sur ce vain mot de nouveauté, avance que la jeunesse de la terre et la fraîche origine du ciel ouvraient les portes de la vie à de semblables animaux, est libre, par le même système, de nous conter mille fables. Qu’il affirme qu’en ce temps-là des fleuves d’or baignaient partout les campagnes, (5, 910) que tous les arbres pour fleurs avaient des perles ; ou bien que l’homme naissait avec un tel essor dans les membres qu’il pouvait franchir la vaste mer de ses vastes enjambements, et de ses mains faire tourbillonner autour de sa tête le globe entier des cieux ! Non, l’abondance des germes contenus dans le sol, au moment où la terre fit jaillir les premiers animaux, n’est pas un signe qu’il ait pu se produire des êtres, mélangés, assemblages de membres divers. Car aujourd’hui même que les herbes de toute sorte, les fruits, les arbres poussent si abondamment de la terre féconde, (5, 920) encore sont-ils incapables de naître enchaînés : loin de là, tous se développent à leur manière ; tous conservent les traits distincts, empreints du sceau ineffaçable de la Nature.

La race humaine, alors éparse dans les campagnes, était beaucoup plus dure, comme elle devait l’être, enfantée par les dures entrailles de la terre. La charpente des os était plus vaste, plus solide ; des nerfs plus robustes attachaient les muscles : l’homme n’était sensible ni aux surprises du froid ou de la chaleur, ni à la nouveauté des aliments, ni à aucun fléau du corps.

Durant mille révolutions du soleil autour des cieux, (5, 930) il traînait partout sa vie à la manière des bêtes errantes. Il n’y avait point encore de bras vigoureux qui maniât le soc recourbé, point d’homme qui sût travailler le sol avec le fer, enfouir dans la terre de jeunes arbrisseaux, ou élaguer sous la faucille le feuillage vieilli des grands arbres. Ce que leur donnait le soleil ou la pluie, ce que la terre répandait elle-même, suffisait, humble don, pour apaiser le cri de leur estomac. Le plus souvent, ils entretenaient leur corps sous les chênes aux glands fertiles, (5, 940) ces arbousiers que tu vois, durant nos hivers, mûrir avec une teinte de pourpre, la terre les engendrait alors innombrables, et plus grands que les nôtres : enfin, dans sa fleur de jeunesse, le monde produisit encore mille choses, nourriture grossière, mais abondante pour les tristes humains.

Les fleuves et les sources les invitaient à étancher leur soif ; comme, aujourd’hui, les torrents qui roulent des hautes montagnes appellent au loin, de leur voix éclatante, les bêtes altérées. Et puis, ils trouvaient dans leurs courses et envahissaient les asiles champêtres des nymphes : là, elles déchaînaient leurs eaux jaillissantes, longs épanchements qui lavaient les rocs, les rocs humides, ruisselants de la mousse verdoyante, (5, 950) ou qui d’un vif et bouillonnant essor allaient gagner la plaine.

Ils ne savaient pas encore dompter les choses avec le feu, ni employer des peaux, et vêtir leur corps de la dépouille des bêtes : ils habitaient les bois, le creux des montagnes, les grandes forêts ; et ils cachaient dans les broussailles leurs membres incultes, obligés de fuir les coups du vent ou la pluie.

Incapables de songer au bien commun, ils ignoraient entre eux l’usage des lois et des mœurs réglées. La proie que le hasard offrait à chacun, chacun s’en emparait, instruit par la Nature à se conserver et à vivre pour lui-même.

(5, 960) Vénus unissait dans les bois les corps des amants ; car toute femme cédait soit à un penchant mutuel, soit au brutal emportement et à la passion furieuse de l’homme, soit à l’appas de ses dons : quelques glands, des arbouses, des poires choisies.

Se fiant à la vigueur extraordinaire de leurs mains et de leurs pieds, ils poursuivaient les animaux féroces des bois ; ils venaient à bout de la plupart, et ne se cachaient que pour en éviter un petit nombre. Pareils aux sangliers couverts de soies, quand la nuit les surprenait, ils étendaient leurs membres tout nus sur la terre, (5, 970) en s’enveloppant de rameaux et de feuilles.

Et ils n’erraient point avec de grandes lamentations dans les campagnes, épouvantés et cherchant le jour et le soleil au milieu des ombres ; mais silencieux, et ensevelis dans le sommeil, ils attendaient que le flambeau de l’aurore vînt dorer le ciel de sa rose lumière. Car, accoutumés dès l’enfance à voir naître alternativement le jour et les ténèbres, ils n’avaient pas lieu de s’étonner qu’ils pussent le faire, ou de craindre qu’une nuit éternelle s’emparât du monde, lui ôtant à jamais la lumière du soleil. (5, 980) Ils étaient bien autrement inquiétés par les bêtes sauvages, qui rendaient souvent le repos fatal à ces tristes humains : chassés de leur demeure, ils se réfugiaient sous un abri de pierre, à l’approche d’un sanglier écumant ou d’un lion fougueux ; et, pleins d’alarmes, au milieu de la nuit, ils cédaient à ces terribles hôtes leur couche de feuillage.

Pourtant, alors, le troupeau des hommes ne quittait guère en plus grand nombre que de nos jours, au milieu des pleurs, la douce lumière de la vie. Sans doute chacun, plus exposé aux surprises des bêtes féroces, leur offrait une vivante pâture, consumé par leur dent, (5, 990) et remplissait les bois, les montagnes, les forêts de lamentations, en voyant ses entrailles ensevelies toutes vives dans une tombe vivante. Sans doute ceux que dérobait la fuite, le corps à demi rongé, et couvrant leurs plaies affreuses de leurs mains tremblantes, appelaient la mort avec des cris épouvantables, et perdaient enfin la vie dans d’horribles convulsions, faute de secours, faute de connaître ce que demandaient leurs blessures.

Mais un seul jour ne livrait point à la destruction des milliers d’hommes rassemblés sous les étendards ; mais les tempêtes des mers ne brisaient pas contre les écueils les navires et leur équipage. (5, 1000) Déchaînées par mille fureurs aveugles, stériles, impuissantes, elles apaisaient innocemment leurs vaines menaces. Vainement aussi les ondes souriaient-elles sous le masque trompeur du calme : leurs pièges ne séduisaient aucun mortel, et la navigation, art fatal, dormait encore dans les ténèbres. Alors les membres succombaient aux langueurs de la disette ; aujourd’hui c’est l’abondance qui les plonge dans l’abîme. Jadis les hommes s’empoisonnaient eux-mêmes par ignorance ; maintenant c’est un art d’empoisonner les autres.

Puis, quand ils eurent trouvé l’usage des cabanes, des peaux et du feu ; (5, 1010) quand la femme, unie à l’homme, devint sa compagne ; que les chastes joies de la Vénus domestique leur furent connues, et qu’ils virent une famille née de leur sang, le genre humain commença dès lors à s’amollir. Le feu empêcha que les corps, déjà sensibles au froid, pussent l’endurer aussi bien sous le toit immense des cieux ; l’amour diminua les forces ; et les enfants, par leurs caresses, domptèrent aisément le cœur farouche des pères. Alors, dans les habitations voisines, on se mit à lier amitié ensemble, et ne se faire ni injure ni violence : (5, 1020) on se recommanda les enfants et le sexe des femmes par les cris et le geste ; des bégayements confus exprimèrent qu’il était juste d’avoir pitié des faibles. Sans doute la concorde ne pouvait encore régner partout ; mais la plupart, cœurs honnêtes, demeuraient fidèles à ses lois : autrement, l’espèce humaine eût déjà péri tout entière, incapable d’amener jusqu’à nous la série des générations.

Bientôt la Nature poussa les hommes à émettre des sons divers, et le besoin leur arracha des noms pour les choses : (5, 1029) à peu près comme l’impuissance de sa langue réduit l’enfant au geste, quand elle lui fait montrer du doigt ce qui frappe ses yeux : car tout être sent bien qu’il peut user des forces de sa nature. Le jeune taureau, avant que des cornes ne viennent à lui poindre sur le front, attaque dans sa fureur et presse son ennemi avec elles. Les petits des panthères, les lionceaux combattent déjà des ongles, des pattes et de la gueule, que les dents et les ongles sont à peine formés. Enfin, nous voyons toute la jeune race des oiseaux se confier à ses ailes, et leur demander un appui encore tremblant. (5, 1040) Aussi, croire que jadis un seul homme distribua les noms aux choses, et que ce fut pour les autres la source des mots, est une folie : par quel hasard cet homme saurait-il désigner tous les corps de sa voix, émettre tous les sons de sa langue, tandis que les autres nous en ont paru incapables ? D’ailleurs, si les autres n’eussent point échangé des paroles, où donc en aurait-il puisé la connaissance ? Le besoin même, le premier guide qui a dû lui faire voir et comprendre le but de ses efforts, qui le lui a donné ? (5, 1049) Et puis, seul contre tous, avait-il la force de les soumettre, de les réduire, de leur apprendre malgré eux les noms des choses ? Comment les instruire, comment engager ces intelligences sourdes au travail nécessaire ? Rudes et impatients, les hommes n’eussent jamais souffert qu’on leur fatiguât vainement l’oreille de sons inconnus.

Est-il si merveilleux, après tout, que le genre humain, doué d’une voix et d’une langue si énergiques, marquât les objets de sons divers sous diverses impressions ? Les troupeaux eux-mêmes, les troupeaux sans parole et les espèces sauvages ont bien coutume de pousser un cri différent et varié, (5, 1060) quand la crainte, la douleur ou la joie les envahissent : le fait est clair, on peut aisément le reconnaître.

Lorsque les molosses irrités grondent, et que le souple frémissement de leur vaste gueule met à nu leurs dents redoutables, leur rage ne découvre point ses armes menaçantes avec un son pareil à leurs aboiements, qui éclatent enfin et remplissent les airs. De même, quand ils se mettent à caresser leurs petits avec la langue, quand ils les agacent de leurs pattes, et que leur dent contenue les effleure comme pour les engloutir sous des morsures innocentes, le cri joyeux de leur tendresse ne ressemble (5, 1070) ni à leurs plaintes quand ils hurlent dans la solitude, ni à leurs sanglots quand ils fuient, en rampant, les coups.

On voit aussi que les hennissements du cheval diffèrent, alors que, dans la fleur de ses jeunes années, il bondit au milieu des cavales, frappé des aiguillons de l’Amour aux ailes rapides ; ou que ses larges naseaux frémissent au retentissement des armes ; ou que sans motif il hennit en agitant ses membres.

Enfin, toute la race ailée et les oiseaux de mille couleurs, les vautours, les orfraies, les plongeons des mers qui cherchent leurs aliments et leur vie dans les flots salés, (5, 1080) jettent à d’autres instants d’autres cris que ceux avec lesquels ils combattent pour leur nourriture, et se disputent une proie. La température même communique ses vicissitudes au chant rauque des antiques corneilles, et de ces bandes de corbeaux qui appellent, dit-on, les averses des nues, ou qui parfois implorent le souffle des vents.

Or, si la différence des impressions force les animaux, quoique muets, à émettre différents cris, combien n’est-il point encore plus simple que les premiers hommes aient pu désigner par mille sons mille choses diverses ?

(5, 1090) Ici, pour ne pas te faire tout bas une demande sans réponse, sache que, dans l’origine, la foudre vint apporter le feu aux mortels, et ouvrir la source des embrasements sur la terre. Car on voit bien des matières, ensemencées du feu céleste, vomir une flamme resplendissante, dès que le trait du ciel les allume. Néanmoins, quand la cime touffue des arbres, agitée par le vent, échauffe ses rameaux que heurtent les rameaux voisins, la force du choc lui arrache des étincelles ; souvent même, la flamme jaillit et bouillonne sous le frottement mutuel des branches. (5, 1100) Voilà deux choses qui peuvent avoir donné le feu aux hommes.

Ensuite, le soleil leur apprit à cuire la nourriture, à l’amollir aux chaudes vapeurs de sa flamme ; parce que, sous leurs yeux, mille fruits des campagnes s’adoucissaient, vaincus par les coups de son ardeur brûlante. Puis, de jour en jour, guidés par les intelligences supérieures et les têtes les plus fortes, ils modifiaient leur subsistance et leur vie, à l’aide du feu et d’inventions nouvelles.

Les rois commencèrent à bâtir des villes, à fonder des citadelles, boulevard et asile pour eux-mêmes. Ils divisèrent les troupeaux, les champs ; et ils tinrent compte, dans ce partage, (5, 1110) de la beauté, de la force et de l’intelligence. Car la beauté florissait alors, et la force pouvait beaucoup ; plus tard, la richesse fut imaginée, l’or découvert, et ils ôtèrent sans peine leur éclat à ceux qui étaient beaux et forts, puisque la vigueur et la beauté même s’attachent le plus souvent au parti du plus riche.

Quand la saine raison gouverne les existences, vivre content de peu est un trésor inestimable : car à qui se borne, rien ne manque. Mais les hommes ont voulu être puissants et illustres, (5, 1120) afin d’asseoir leur fortune sur une base impérissable, et de se ménager une vie tranquille au sein de l’opulence. Vain espoir ! En luttant pour atteindre le faîte des honneurs, ils ont rendu la voie périlleuse ; et une fois à la cime, l’envie les frappe encore comme la foudre, et précipite leur grandeur humiliée dans le sombre Tartare. Aussi vaut-il mieux obéir en paix, que d’aspirer au gouvernement d’un empire et à la possession d’un trône. Laisse-les donc se fatiguer d’un effort inutile, et suer le sang à se débattre sur le chemin étroit de l’ambition, (5, 1130) puisque l’envie, à l’exemple de la foudre, embrase les hauteurs et tout ce qui dépasse le reste ; puisque ces hommes ne jugent que par la bouche des autres, et que leurs désirs naissent de faux récits plutôt que de leurs impressions mêmes ; éternelle folie de notre temps comme du temps à venir, comme du temps écoulé.

Ainsi, quand on eut massacré les rois, on renversa dans la poussière l’ancienne majesté du trône et l’orgueil du sceptre ; le brillant insigne des têtes les plus hautes roula ensanglanté sous les pieds de la foule, pleurant ses beaux honneurs détruits : tant on écrase avec joie l’objet d’une peur trop vive !

(5, 1140) Les affaires retournaient donc aux mains de la populace, de la dernière lie ; chacun tirait à soi le pouvoir et le rang suprême. Bientôt quelques hommes instruisirent les autres à créer des magistratures, à établir le droit commun, à reconnaître des lois : car le genre humain, las d’une vie pratiquée sous l’empire de la force, et tout languissant de haines meurtrières, n’aspirait plus qu’à tomber dans l’étroite chaîne des lois et de la justice. Oui, ces ardeurs de vengeance que la colère poussait au delà des bornes fixées maintenant par des lois équitables, dégoûtèrent les hommes des mœurs violentes. (5, 1150) Aussitôt la peur des châtiments empoisonne les jouissances de la vie : tout coupable se voit enlacer par ses violences, ses injustices, qui retombent habituellement sur celui dont elles partent. Désormais le repos et le calme ne sont pas faciles à quiconque trouble, par ses attentats, l’accord de la paix universelle. Il a beau tromper l’œil des dieux et des hommes, il ne doit pas compter sur un éternel mystère ; car on dit que souvent des paroles, échappées dans les rêves ou dans la fièvre du mal, ont trahi bien des hommes, et mis en lumière des crimes longtemps cachés.

(5, 1160) Maintenant quelle cause a pu répandre les dieux chez les grandes nations, remplir les villes d’autels, et travailler à l’institution de ces solennités religieuses, qui de nos jours sont en honneur dans les affaires et les circonstances importantes ? D’où naît aujourd’hui encore parmi les hommes ce pieux effroi qui élève sans cesse de nouveaux temples sur toute la face du globe, et qui oblige les peuples d’y courir aux jours de fête ? Il est facile d’en expliquer la cause.

La voici. Déjà les générations humaines, dans les rêves de leur esprit éveillé, (5, 1170) et plus encore dans le sommeil, apercevaient des figures divines, éclatantes de beauté sous un étrange développement de la taille. Ces images, ils leur attribuaient le sentiment, à les voir agiter leurs membres, et jeter de superbes paroles en harmonie avec leur majestueuse beauté et leur vigueur immense. Et ils leur accordaient une vie éternelle, à cause de leur éternelle apparition sous une forme et une grâce inaltérable ; ou simplement parce que ces natures, douées de forces énormes, ne leur semblaient point aisées à vaincre par une force quelconque. Aussi croyait-on leur sort bien plus heureux que le nôtre, puisque la crainte de la mort ne tourmentait aucune d’elles : (5, 1180) et aussi parce que, dans le sommeil, on leur voyait accomplir bien des choses merveilleuses, qui ne leur coûtaient pas la moindre fatigue.

D’ailleurs, un ordre immuable présidait à l’arrangement du ciel et aux révolutions de l’année : témoin du fait, et incapable d’en pénétrer la cause, l’homme n’avait d’autre refuge que de remettre tout aux mains des immortels, et de faire tout plier sous leur empire.

Il leur donna le ciel pour séjour et pour temple, parce que c’est au ciel que nous voyons flotter la nuit et la lune, la lune et le jour, la nuit et ses astres mélancoliques, (5, 1190) ces flambeaux errants, ces flammes volantes, et les nues, le soleil, les pluies, la neige, les vents, la foudre, la grêle, et ces frémissements rapides, et cette grande voix du tonnerre à la menace retentissante.

O misérable race des humains ! quand ils ont imputé aux dieux de telles actions, quand ils leur ont prêté de si âpres colères, quelle source de gémissements ouverte pour eux mêmes ! Que de plaies pour nous, que de larmes pour nos descendants !

La piété ne consiste point à être vue sans cesse tournant un front voilé devant une pierre, à s’approcher de tous les autels, à prosterner son corps abattu sur la terre, à étendre ses mains ouvertes (5, 1200) vers le sanctuaire des dieux, à inonder l’autel du sang des animaux, à enchaîner les vœux aux vœux ; non : celui-là est pieux, qui sait tout envisager d’une âme tranquille. Car lorsque nous examinons les hauteurs du ciel, les dômes immenses du monde, les étoiles qui brillent clouées au firmament, et que la marche du soleil ou de la lune frappe notre pensée, alors s’éveille dans notre cœur une inquiétude jadis étouffée par d’autres tourments, mais qui commence à relever la tête : y aurait-il par hasard une toute-puissance divine qui roulât sous des impulsions variées la blanche lumière des astres ? (5, 1210) Nos intelligences, si pauvres de bonnes raisons, hésitent, et se demandent avec trouble : Le monde a-t-il eu un commencement ? Aura-t-il une fin, jusqu’à laquelle ses barrières et sa marche silencieuse peuvent résister à la fatigue ? Ou bien, enrichi par une main divine d’une éternelle durée, est il capable de franchir éternellement les âges, et de braver le puissant effort de leur cours interminable ?

En outre, quel homme n’a point l’âme resserrée par la crainte des dieux, et les membres rampants sous la peur, alors que le sol, embrasé par les coups horribles de la foudre, bondit, et que de vastes retentissements parcourent le ciel ? (5, 1220) Les nations ne tremblent-elles pas ? Et les rois superbes, ne les voit-on pas se coller avec effroi aux statues des dieux, craignant que l’heure formidable ne soit enfin venue d’expier quelque action infâme, ou quelque orgueilleuse parole ?

Et quand l’irrésistible force du vent, déchaînée au sein de l’onde, balaye sur la plaine des mers un général avec sa flotte, et ses puissantes légions, et ses éléphants, ne cherche-t-il point à désarmer par ses vœux les immortels ? Sa tremblante prière n’appelle-t-elle pas le calme des vents et un souffle favorable ? (5, 1230) C’est en vain : saisi par le rapide tourbillon, il n’en est pas moins emporté vers l’écueil mortel. Tant il est vrai qu’une puissance inconnue écrase les fortunes humaines, et semble fouler aux pieds les brillants faisceaux et les haches cruelles, qui servent de jouet à ses caprices !

Enfin, lorsque toute la terre remue sous nos pas, que les villes ébranlées tombent, ou chancellent et menacent ruine, est-il étonnant que les générations humaines se rabaissent elles-mêmes, et souffrent ici-bas de grandes puissances, des forces merveilleuses, de ces dieux enfin à qui on laisse gouverner toutes choses ?

(5, 1240) Mais achevons. Le cuivre, l’or, le fer, les masses d’argent, la pesanteur du plomb, furent trouvés dans les hautes montagnes, là où de vastes forêts avaient péri sous les embrasements du feu : soit que le ciel y eût dardé la foudre ; soit que les hommes, se livrant la guerre au fond des bois, eussent porté la flamme chez l’ennemi, afin de l’épouvanter ; ou que, séduits par la bonté du terrain, ils voulussent s’ouvrir de grasses campagnes, et les rendre propres à leur nourriture ; ou enfin que ce fût pour tuer les bêtes, et s’enrichir de leur dépouille. Car on fit la chasse à l’aide des fosses et du feu, (5, 1250) avant qu’on n’eût des filets pour entourer les bois, et des chiens pour les battre.

Au reste, quelle que fût la cause de ces embrasements qui, avec un bruit horrible, dévoraient les forêts jusque dans leurs racines, et dont les feux cuisaient en quelque sorte la terre, de ses veines brûlantes jaillissait un ruisseau d’argent et d’or, de plomb et de cuivre, qui s’amassait dans les cavités du sol. Plus tard les hommes, voyant la masse coagulée reluire sur la terre, l’enlevaient, saisis par le charme d’un aspect brillant et lisse. Et comme ils la voyaient aussi empreinte de la même forme (5, 1260) que les cavités dont elle portait la trace, il leur vint dans l’idée que, fondue à la chaleur, elle saurait prendre toutes les apparences et courir d’un état à un autre ; qu’à force de la battre, il était possible d’en allonger le bout en pointes aiguës, d’une extrême finesse ; qu’elle servirait ainsi d’armes ou d’instruments pour abattre les forêts, polir les matériaux, équarrir et raboter le bois, ou le creuser, le percer et le fendre.

On destinait d’abord au même usage l’or et l’argent, aussi bien que la robuste matière et la dévorante énergie du cuivre ; (5, 1270) mais en vain : leur puissance fléchissait vaincue par l’effort, et ils étaient moins propres à essuyer la dure fatigue. Aussi le cuivre fut-il estimé davantage ; et l’or gisait à l’écart, à cause de son inutilité, lui dont le tranchant s’émoussait au moindre choc. Aujourd’hui le cuivre est déchu à son tour, et l’or lui a ravi ses premiers honneurs ; tant la révolution des âges change la destinée des choses ! Celle qui avait du prix voit le terme de sa gloire : une autre lui succède, et jaillit de la fange ; plus enviée chaque jour, et brillante d’éloges que sa possession attire, elle jouit d’un merveilleux éclat parmi les hommes.

(5, 1280) Maintenant, comment la substance du fer fut-elle découverte ? Tu peux sans peine, cher Memmius, le démêler toi-même.

Les premières armes furent les mains, les ongles, les dents, et aussi des pierres ; des fragments d’arbres, des branches ; puis, quand on eut connu la flamme, le feu, on trouva bientôt le fer et le cuivre. Le cuivre précéda le fer : on l’employa d’abord, parce que la nature en est plus souple, et la masse plus abondante. On travaillait le sol avec le cuivre ; avec le cuivre on soulevait les tempêtes de la guerre, on semait au loin de larges blessures, (5, 1290) on ravissait les troupeaux et les champs ; car tout être nu et sans armes cédait facilement à des mains armées. Ensuite l’épée de fer s’introduisit peu à peu ; la faux d’airain ne fut plus que la forme honteuse d’un instrument impur : on se mit à déchirer les campagnes avec le fer, et le sort des batailles flotta sous des chances égales.

On sut monter en armes sur les flancs du cheval, plier son essor au frein, et combattre de la main droite, avant de se hasarder aux périls de la guerre sur un char à deux coursiers ; et on les attela par couples, avant de joindre deux couples ensemble, (5, 1300) avant de bondir tout armé sur un char muni de faux. Puis les éléphants chargés de tours, monstres énormes qui ont pour main un serpent flexible, apprirent des Carthaginois à endurer les blessures, et à répandre le trouble dans les vastes bataillons de Mars. Ainsi la triste discorde engendra l’un après l’autre chaque fléau des nations en armes, et ajouta de jour en jour aux terreurs de la guerre.

On essaya même des taureaux pour ce fatal emploi ; on essaya de lancer contre l’ennemi la rage des sangliers. Les Parthes envoyèrent devant eux de formidables lions, (5, 1310) avec des gardiens armés, maîtres terribles, qui devaient les gouverner et les retenir à la chaîne. Vain espoir ! Échauffées par le carnage de la mêlée, ces bêtes farouches troublaient indistinctement les escadrons, secouant partout leurs crinières effroyables ; et les cavaliers ne pouvaient apaiser l’âme des chevaux épouvantés de leurs rugissements, ni les tourner avec le frein contre l’ennemi. Les lionnes furieuses bondissaient de toutes parts : elles attaquaient en face ceux qui venaient à elles, saisissaient par derrière ceux qui y pensaient le moins, (5, 1320) et les enlaçaient pour les abattre, pour les vaincre de leurs coups, en s’attachant à eux par d’irrésistibles morsures et des griffes recourbées. Les taureaux jetaient en l’air ceux de leur parti, et les écrasaient ensuite ; leur corne labourait le flanc et le ventre des chevaux, et ils soulevaient la terre dans leur fougue menaçante. Les sangliers tuaient aussi leurs alliés sous leurs dents vigoureuses, baignaient de leur propre sang les traits, les traits rompus sur eux-mêmes, et, pleins de rage, semaient au loin les débris confus des cavaliers et des fantassins. Vainement les chevaux se détournaient-ils pour fuir la dent meurtrière, (5, 1330) ou se dressaient-ils en frappant l’air de leurs pieds : tu les aurais vus, le jarret coupé, s’abattre, et couvrir la terre de leur chute pesante. Les animaux même qui semblaient le mieux domptés avant la guerre s’échauffaient dans l’action par les blessures, les cris, la fuite, les alarmes, le tumulte, et il était impossible d’en ramener aucun ; toutes ces espèces de monstres se dispersaient : aujourd’hui encore, que de fois les éléphants, maltraités par le fer des batailles, s’enfuient, après avoir donné à leurs maîtres mille preuves de leur colère !

(5, 1340) Voilà ce que faisaient les hommes ; mais je ne puis me résoudre à croire que leur intelligence fût incapable de pressentir et de voir quel mal affreux devait en rejaillir sur eux tous : ou bien affirme que c’est là un aveuglement commun à ces mille mondes engendrés sous mille lois diverses, plutôt que de le restreindre à un seul globe déterminé. Ils agissaient de la sorte, moins dans l’espoir de vaincre, que de fournir à l’ennemi un sujet de larmes, en périssant eux-mêmes, quand ils se défiaient de leur nombre, ou qu’ils manquaient d’armes.

On forma le vêtement avec des nœuds, avant de le tisser : (5, 1350) le tissu vint après le fer, puisque c’est à l’aide du fer qu’on prépare la toile, et qu’on ne peut obtenir autrement ces rouleaux si polis, ces navettes, ces fuseaux et ces verges retentissantes.

La Nature força les hommes, avant la race des femmes, à travailler la laine ; car le sexe mâle l’emporte de beaucoup par l’art et l’industrie. Puis enfin, sous les reproches des austères laboureurs, ils abandonnèrent cette tâche aux mains de la femme, pour essuyer eux-mêmes de robustes travaux, pour endurcir leurs bras et leurs membres à la dure fatigue.

(5, 1360) Le modèle de l’ensemencement et l’origine de la greffe leur vinrent encore de la Nature, cette mère de toutes choses. Les baies et les glands tombés sous les arbres fournissaient, aux époques voulues, un essaim de jeunes rejetons : de là, ils se plurent à confier aux branches des souches étrangères, et à enfouir de nouveaux arbustes dans le sol des campagnes.

Puis ils essayaient tour à tour mille formes de culture pour leurs doux sillons, et ils voyaient les fruits sauvages de la terre s’adoucir à force de soins et de tendres ménagements. Chaque jour, ils repoussaient les forêts vers la cime des montagnes, (5, 1370) et les obligeaient de céder la basse région à la culture, afin d’avoir aux flancs des collines et dans la plaine des prairies, des lacs, des ruisseaux, des moissons, de joyeux vignobles, et afin qu’une ligne d’oliviers au feuillage d’azur pût interrompre la vue çà et là, répandue sur les hauteurs, les vallées ou les plaines. Ainsi, de nos jours, tu aperçois mille grâces variées dans les campagnes, où notre main parsème le doux ornement des fruits, et que des arbres fertiles bordent de leur riante ceinture.

Imiter avec sa bouche la voix limpide des oiseaux, (5, 1379) fut en usage parmi les hommes bien avant ces accords qui soutiennent un vers harmonieux, et charment les oreilles. Le sifflement du Zéphyre dans le creux des roseaux, leur enseigna d’abord à enfler des chalumeaux agrestes et vides. Ensuite, peu à peu, ils apprirent ces douces plaintes que répand la flûte sous le doigt du chanteur ; la flûte, inventée au fond des bois inaccessibles, des grandes forêts, sous les ombrages des montagnes, dans les solitudes des pasteurs, et au sein des célestes loisirs.

Voilà comme la marche des années dévoile successivement tous les arts, et comme l’intelligence les fait jaillir au berceau de la lumière.

Ces inventions flattaient leur âme, et les ravissaient, (5, 1390) quand ils étaient assouvis de nourriture ; car tout plaît alors. Souvent, couchés ensemble sur l’herbe molle, près d’un ruisseau, à l’ombre d’un grand arbre, ils goûtaient à peu de frais toutes les jouissances du corps ; surtout lorsque la saison était riante, lorsque le printemps émaillait de fleurs les vertes prairies. Alors venaient habituellement les jeux, les conversations, les doux éclats de rire ; la muse des champs régnait alors. (5, 1400) Alors enfin une gaieté folâtre les invitait à ceindre leur front et leurs épaules de couronnes tressées, de fleurs et de feuillage, à s’avancer sans mesure, en remuant lourdement leurs membres, et à frapper d’un pied retentissant cette terre, leur mère commune : de là naissaient les rires, les joies bruyantes, parce que ces jeux étaient choses nouvelles, et partant merveilleuses. Ils veillaient même, et se consolaient du sommeil perdu en tirant mille sons de leur voix, en la pliant à mille accords, et en promenant sur les chalumeaux une lèvre recourbée. Transmises jusqu’à nous, ces habitudes charment encore les veilles ; et peut-être sait-on mieux distinguer la mesure : mais on ne recueille point de son art une jouissance plus vive (5, 1410) que celle goûtée jadis par la race sauvage des enfants de la terre.

Car tant que nous ne connaissons rien de plus agréable, ce qui est sous notre main nous plaît entre toutes choses, et nous semble la plus belle de toutes. Puis une découverte nouvelle, toujours la meilleure, fait tort aux anciennes, et change nos impressions sur elles. Ainsi nous vint la haine du gland ; ainsi furent abandonnées les premières couches, amas de gazon et de feuilles. La peau déchut à son tour, on méprisa ce vêtement des bêtes ; et pourtant je doute qu’on en eût trouvé l’usage, sans allumer l’envie : le premier qui le porta dut rencontrer la mort au sein des embûches ; (5, 1420) sa dépouille sanglante périt arrachée par des mains avides, et on ne put en recueillir les fruits.

Alors ce furent des peaux de bêtes, aujourd’hui c’est l’or et la pourpre qui tourmentent de mille soucis la vie des hommes, et la fatiguent de guerres : aussi, à mes yeux, la faute qui pèse sur nous est-elle plus grave ; car, sans les peaux, le froid était un épouvantable supplice pour le corps nu des enfants de la terre : mais pour nous, quel mal y a-t-il donc à ne point avoir un vêtement de pourpre tissu d’or, hérissé de broderies, pourvu que nos étoffes grossières soient capables de nous garantir ? Ainsi la race des hommes, sans cesse travaillée par de vaines agitations, (5, 1430) consume la vie en soins inutiles ; et cela, parce qu’elle ne connaît aucun terme à la possession, et que la vraie limite du plaisir lui échappe. Voilà ce qui insensiblement a poussé nos existences jusque sur les gouffres humides ; voilà ce qui a soulevé les vastes tempêtes de la guerre.

Toujours éveillés sous le dôme mobile des cieux immenses, le soleil et la lune, par la révolution de leurs feux, montrèrent aux hommes le cercle que parcourent les années, et l’ordre invariable dont l’invariable loi gouverne toutes choses.

Déjà on vivait sous le puissant abri des tours, (5, 1440) et la culture se partageait le sol en morceaux distincts.

Un essaim de voiles couvrait la mer, florissante du commerce des parfums. On fit des traités, on eut de secourables alliances. Les poëtes se mirent à chanter et à transmettre les belles actions ; la découverte des lettres ne remontait guère plus haut. Aussi, de tout ce qui fut avant elles, notre siècle ne peut rien apercevoir, à moins que la raison ne lui en découvre quelques traces.

Les navires, les instruments de la culture, les murailles, les lois, les armes, les routes, les vêtements, en un mot toutes les commodités de la vie, comme aussi toutes ses délices, (5, 1450) les vers, la peinture, l’art industrieux des statues : tout nous fut enseigné de jour en jour par une lente civilisation et par l’expérience d’un génie infatigable, mais qui avance pas à pas.

Ainsi la marche des années découvre successivement les choses, et la raison les fait jaillir au berceau de la lumière. Ainsi l’homme voyait augmenter peu à peu l’éclat des arts, qui atteignaient enfin à leur cime resplendissante !





LIVRE VI.


(6, 1) La première ville qui a répandu chez les misérables humains les fruits nourrissants de la terre, c’est la fameuse Athènes [1] : c’est elle qui renouvela leur existence, qui la soumit à des lois ; c’est elle enfin qui leur apporta les douces consolations de la vie, le jour où elle enfanta cet homme chez qui on a trouvé une intelligence si haute, cet homme dont la bouche fut autrefois la source de toutes les vérités, et qui, maintenant éteint, grâces à ses divines découvertes, voit sa gloire antique, semée par tout l’univers, s’élever jusqu’aux cieux !

(6, 9) Quand cet homme remarqua que les mortels avaient acquis presque tout ce que demandent les besoins de leur subsistance, et tout ce qui peut asseoir leur vie sur une base tranquille : l’abondance des richesses, l’autorité des honneurs et de la gloire, l’éclat que donne la bonne renommée des enfants ; et que néanmoins les angoisses dévoraient leur âme au fond de ses retraites : il comprit alors pourquoi ils éclataient en ces furieuses et tristes lamentations ; il comprit que le vase, gâté lui-même, corrompait aussi tous les biens extérieurs répandus et amoncelés dans ses flancs ; (6, 20) il y aperçut tantôt comme des éclats ou des fentes qui lui ôtaient à jamais le moyen de se remplir, et tantôt il le vit empoisonner de son goût amer tout ce que son intérieur avait reçu.

Il purifia donc les âmes, en y versant la vérité de ses lèvres : il mit des bornes au désir et à la crainte ; il nous expliqua la nature du bien suprême que nous cherchons tous, et nous montra le sentier le plus court, la route la plus directe, pour y atteindre ; il nous apprit quels sont les maux attachés partout aux essences mortelles, (6, 30) maux qui jaillissent et accourent de mille façons, soit par un effet du hasard, soit par une force que déchaîne la Nature, et enfin quelles portes il convient de leur fermer. Il prouva aussi que souvent les hommes roulent, au fond de leurs poitrines, un torrent de vaines et lamentables inquiétudes. Car, de même que les enfants tremblent et que tout les effraye dans la nuit aveugle, de même nous sommes assiégés, au grand jour, de terreurs aussi fausses que celles que les enfants timides se forgent au sein des ombres. Or, pour dissiper cet effroi des âmes et ces ténèbres, il ne suffit pas (6, 40) des rayons du soleil, ou des traits éblouissants du jour : il faut la raison, et un examen lumineux de la Nature. Aussi me vois-tu plus ardent à suivre la chaîne de mes enseignements.

Tu as appris que les dômes du monde sont périssables, que la substance du ciel naît et meurt, que tous les êtres qui se forment ou doivent se former dans son enceinte, tombent en dissolution : écoute maintenant le reste de mes paroles, toi dont les applaudissements m’excitent à remonter sur un char déjà illustré au vent de la gloire, afin que de nouveaux obstacles se convertissent encore pour moi en une faveur nouvelle.

(6, 50) Les autres phénomènes que les mortels aperçoivent ici-bas et au ciel, en tenant leurs âmes suspendues par l’effroi, les humilient sous la crainte des dieux, les abaissent et les courbent vers la terre, parce que l’ignorance de la cause les oblige à faire hommage de l’effet à la puissance des immortels et à leur accorder un plein empire sur les choses dont ils ne peuvent démêler l’origine, et que pour cela ils imputent à une intervention céleste. Car les hommes même qui sont bien éclairés sur la vie paisible de ces immortels, viennent-ils à s’étonner (6, 60) comment toutes choses peuvent avoir lieu, et surtout celles qui éclatent sur leurs têtes dans les campagnes des airs, ils retombent aussitôt dans leur vieille superstition, ils évoquent des maîtres impérieux, ils leur attribuent la toute-puissance : pauvres fous, qui ignorent ce qui peut ou ne peut pas être, et comment l’énergie des corps a un terme, une limite profonde et infranchissable ! Aussi errent-ils, emportés par leur aveuglement.

Si tu ne rejettes point de ton âme, si tu ne chasses pas bien loin ces idées qui outragent les dieux, et qui sont étrangères au calme de leur existence, (6, 70) leur majesté sainte que tu auras amoindrie t’épouvantera de mille apparitions. Non que ces hautes puissances ne soient inviolables, non que leur ressentiment couve de terribles vengeances : mais toi-même, toi qui es libre de reposer en paix, tu t’imagineras qu’ils roulent dans leur sein les flots orageux de la colère ; tu n’apporteras jamais un cœur tranquille au sanctuaire des immortels ; et ces images que leurs membres sacrés envoient à nos intelligences, comme des messagères de la beauté divine, ton âme ne pourra les accueillir avec une paisible sérénité.

Vois quelle sera désormais ta vie. (6, 80) Pour écarter de nous ces maux à l’aide de la plus éclatante sagesse, outre les mille vérités déjà parties de ma bouche, il en reste mille encore, qu’il faut embellir de l’élégance des vers. Je dois rendre compte des affaires d’en haut et du ciel ; je dois chanter les tempêtes et la foudre resplendissante, leurs effets, et la cause de leur emportement : de peur que, tremblant et hors de toi, tu ne partages le ciel en diverses régions [86], et que tu ne t’inquiètes d’où le feu ailé a pris l’essor, où il s’est tourné ensuite, comment il a franchi les enceintes, et comment il en a dérobé sa flamme victorieuse ; (6, 90) phénomènes que les hommes, faute d’en apercevoir la cause, attribuent à la puissance divine.

Oh ! tandis que je hâte ma course vers la blanche marque assignée pour terme à ma carrière, ouvre-moi le chemin, Muse ingénieuse, ô Calliope, toi qui délasses les hommes et charmes les dieux, afin que j’aille sur tes pas cueillir avec gloire une couronne immortelle.

D’abord, le tonnerre ébranle la voûte azurée du ciel, quand les nuages qui volent à la cime du monde sont entrechoqués par le combat des vents. Car le retentissement ne part jamais des régions sereines ; (6, 100) mais les endroits où les nues flottent en bataillons plus épais frémissent habituellement sous de plus vastes murmures.

En outre, les nuages ne peuvent être ni des masses aussi denses que les pierres et le bois, ni des essences aussi fines que le brouillard et la fumée légère. Sinon ils devraient, comme la pierre, tomber sous l’accablement de leur poids inerte ; ou, comme la fumée, dépourvus de consistance, ils ne pourraient emprisonner la froide neige et les averses de la grêle.

Ils jettent aussi, dans les plaines immenses du ciel, un son pareil au craquement de ces voiles tendues dans nos larges amphithéâtres, (6, 110) et balancées entre les mâts et les poutres. Quelque fois la nue s’emporte, déchirée par un souffle impétueux, et imite l’aigre cri du papier : sorte de bruit qu’on reconnaît encore dans les éclats de la foudre, de même que celui d’une étoffe suspendue ou d’un feuillet qui s’envole, et que les coups du vent font tourbillonner et gémir dans les airs,

Car il arrive parfois que les nuages, ne pouvant se heurter de front, se côtoient plutôt, et, dans leur essor contraire, se rasent les flancs tout du long. De là vient qu’un son sec froisse l’oreille, et se prolonge interminable, (6, 120) jusqu’au moment où les nues se dégagent d’une région trop étroite.

Il est un autre motif pour que la Nature tressaille, bondissant au formidable choc du tonnerre ; pour que, soudain rompue, la vaste barrière des abîmes de ce monde semble voler en éclats. Que de fois un vent impétueux, amoncelant ses orages, s’engouffre tout à coup dans les nues, y demeure captif ! et là, ses tourbillons bouleversent tout de plus en plus, et creusent le milieu en épaississant les bords. Puis, enfin, la masse ébranlée cède à sa violence, à ses assauts furieux, et un horrible craquement annonce sa fuite retentissante. (6, 130) Qui s’en étonne ? La moindre vessie, gonflée d’air, jette comme lui un son bruyant par une explosion soudaine.

On explique autrement encore le bruit du vent qui souffle à travers les nuages. Car on voit souvent marcher des nuages hérissés de mille branches, de mille aspérités. Ils retentissent alors comme, dans les épaisses forêts que traverse l’haleine du Caurus, sifflent les feuilles et résonnent les rameaux.

Quelquefois même l’emportement d’un souffle irrésistible perce le nuage, et le crève en l’assaillant de front. Ce que peuvent les vents là-haut, l’expérience nous l’enseigne (6, 140) ici-bas sur la terre, où ils sont plus modérés, et où cependant ils emportent les arbres les plus hauts, et les dévorent jusqu’au fond de leurs racines.

Il y a aussi des flots dans les nuages ; et en se brisant ils poussent un long murmure, comme les fleuves profonds ou la vaste mer, déchirée par le bouillonnement de ses vagues.

Le même fait a lieu lorsque le brûlant essor de la foudre tombe de nuage en nuage. Si l’eau abonde chez le dernier qui reçoit la flamme, il la noie aussitôt avec un cri épouvantable : tel, au sortir de la fournaise ardente, le fer incandescent siffle, dès que nous le plongeons tout près de là dans une onde glacée.

(6, 150) Si, au contraire, le nuage qui reçoit le feu est aride, il brûle, et un vaste fracas accompagne un embrasement subit. Ainsi la flamme se répand au sein des montagnes à la chevelure de lauriers, et y promène sous les tourbillons du vent sa course dévorante. Car il n’est rien que le feu pétillant consume avec un bruit plus terrible que l’arbre de Delphes, consacré à Phébus.

Souvent, enfin, le craquement sonore de la glace et la chute de la grêle font retentir les profondeurs des grandes nuées : car lorsque le vent les entasse, ces montagnes de nuages, étroitement condensées, se brisent enfin et tombent, mêlées de grêle.

(6, 160) L’éclair brille quand le choc des nuages en arrache mille semences de feu, ainsi que le caillou frappé par le caillou ou par le fer ; car alors aussi la lumière jaillit, et la flamme répand d’éblouissantes étincelles.

Mais le bruit du tonnerre gagne l’oreille après que l’œil a vu l’éclair, parce que les impressions de l’ouïe sont moins agiles que celles de la vue. Veux-tu t’en convaincre ? Regarde de loin un homme qui abat sous le double tranchant de la hache les vains accroissements d’un arbre : tu aperçois le coup avant que le son ne fende les airs. (6, 170) De même, l’éclair nous frappe avant que le tonnerre nous arrive, quoique l’un parte avec l’autre, et naisse de la même cause, du même choc.

Peut-être, si les nues dorent l’espace d’une lumière à l’aile rapide, si la tempête darde un vif et ondoyant éclat, faut-il l’imputer au vent qui s’empare d’un nuage, et qui, à force de s’y rouler, comme tu l’as vu, le creuse en épaississant les bords. Mais sa propre agitation l’échauffe ; car la brûlante vitesse du mouvement allume toutes choses, et on voit une balle de plomb, qui va tourbillonner au loin, se fondre. (6, 180) Ainsi embrasé, à peine a-t-il fendu la sombre nuée, qu’il éparpille, en les arrachant pour ainsi dire de force, les semences de feu qui engendrent l’éblouissant éclair de la foudre. Le bruit vient ensuite, moins prompt à solliciter nos oreilles que ces images qui frappent au seuil de notre vue. Tout ceci a lieu, quand des nuages épais dressent et amoncellent leurs hautes cimes avec un merveilleux essor.

Et ne te fais point illusion, parce que d’ici-bas tu vois plutôt leur étendue, que la hauteur où ces monceaux jaillissent. (6, 189) Examine les nues dès que le vent les emportera, semblables à des montagnes qui se croisent dans les airs, ou lorsque, sous le calme profond des vents, tu apercevras ces monts immenses entassés les uns sur les autres, et pressés par ceux qui dorment au faîte : alors tu en connaîtras la masse énorme ; Alors tu verras des espèces de cavernes, bâties de rocs suspendus. Une fois que, déchaînant leur tempête, les vents les ont remplies, indignés contre la nue qui les emprisonne, ils éclatent en vastes murmures, et grondent comme des bêtes farouches dans leur cage : ils poussent à chaque bout de la nuée de longs frémissements ; (6, 200) ils vont tourbillonnant partout à la recherche d’une issue ; ils arrachent mille germes de feu du flanc des nuages, ils les amassent, ils roulent un torrent de flamme dans le creux de ces fournaises, et enfin, rompant la nue, ils s’échappent au sein d’une lumière resplendissante.

Une des causes qui attirent sur la terre l’éclat doré de ce feu vif et limpide, tient aux atomes brûlants dont les nuages contiennent nécessairement une foule ; car lorsqu’ils n’ont aucune humidité, ils étincellent presque toujours d’une couleur de flamme. Et il faut bien, en effet, que la lumière du soleil (6, 210) leur fournisse de quoi gagner cette rougeur et vomir le feu. Aussi, lorsque les impulsions du vent amassent, resserrent et pressent les nuages, elles en expriment ces germes qui débordent, et font éclater à nos yeux les couleurs de la flamme.

L’éclair brille encore, quand les nuages s’appauvrissent trop au sein des cieux. Car si, dans leur marche, le vent les ouvre, les dissout à coups légers, il entraîne forcément la chute des atomes qui engendrent l’éclair ; et l’éclair part, sans que de noires alarmes, ni le moindre retentissement, ni aucun tumulte, l’accompagnent.

Quant à l’essence qui est la base (6, 220) de la foudre, ses coups même, la trace de ses embrasements, la forte vapeur que ces marques exhalent, tout enfin la proclame ; car tout indique que c’est là du feu, et non pas du vent ou de l’eau.

D’ailleurs, elle va souvent allumer le toit des maisons, et sa flamme agile règne jusque dans nos demeures. Feu subtil entre tous les feux, la Nature lui a donné pour substance les plus fins atomes aux plus imperceptibles mouvements, afin que rien ne lui pût résister. Car la foudre puissante traverse les murs, comme le cri et la voix ; elle traverse le roc, elle traverse l’airain. (6, 230) Elle fond en un instant le cuivre et l’or. Elle force même le vin à se répandre sans que le vase se brise, parce que sa chaleur, introduite sans peine dans les pores, relâche le tissu et amaigrit les flancs du vase ; puis. elle se glisse jusque dans le vin, et en disperse les atomes par une dissolution rapide : ce que ne pourrait faire, dans l’espace d’un siècle, la vapeur du soleil, elle qui darde si bien ses traits étincelants. Tant la foudre a plus d’activité, plus d’énergie, et plus d’empire !

Mais qui engendre la foudre, et d’où est-elle née (6, 240) avec un tel emportement, que, d’un coup, elle puisse fendre les tours, abattre les maisons, arracher les poutres et les charpentes, ébranler et détruire les monuments des hommes, anéantir les hommes eux-mêmes, étendre çà et là des troupeaux entiers, et se livrer à mille violences de ce genre ? Je vais résoudre la question, et je cesse de t’arrêter aux prémisses.

Il faut croire que la foudre naît de ces masses de nuages si épaisses et si hautes, puisque jamais un ciel serein ou de minces nuées ne la vomissent. Ce fait incontestable, l’évidence même nous l’apprend. (6, 250) Car, au moment de l’orage, les nues amoncelées voilent la face entière du ciel, et il semble que tous les noirs brouillards abandonnent l’Achéron, pour remplir les vastes cavernes de l’air : tant ces nuages amassent une nuit lugubre, où les sombres fantômes de la peur se dressent et planent sur nous, alors que les tempêtes commencent à préparer leurs foudres !

Que de fois encore, au sein de la mer, une nuée obscure, et semblable à un fleuve de poix tombé du ciel, s’abat sur l’onde, marche enveloppée d’une ombre immense, et traîne avec elle une noire tempête, grosse d’ouragans et de foudre, (6, 260) de vent et de feu, qui gonflent la nue ; au point que, sur la terre même, les hommes s’épouvantent et gagnent l’abri de leurs toits. Elles ne doivent pas être moins profondes, ces tempêtes de nuages amassées sur nos têtes ; car elles n’engloutiraient point la terre dans de si épaisses ténèbres, s’il n’y avait alors mille nuées bâties sur mille autres qui interceptent le soleil ; car elles ne pourraient, en fondant ici-bas, nous accabler de ces pluies abondantes qui déchaînent les fleuves au sein des campagnes inondées, si elles n’entassaient point leurs hautes cimes dans les airs.

Là, tout regorge de vent et de flamme : (6, 270) aussi l’éclair et de sourds frémissements éclatent-ils de toutes parts. En effet, comme je l’ai dit plus haut, les nuages recèlent dans leurs cavités d’innombrables germes de feu, qu’ils empruntent nécessairement aux rayons du soleil et à son ardente vapeur. Alors, dès que ce même vent qui les a ramassés dans un point quelconque du ciel arrache de leur sein mille brûlants atomes, et va se mêler à ce feu ; ses tourbillons, enfermés dans leurs entrailles, y roulent et ils aiguisent les traits de la foudre au sein de ces fournaises embrasées. Car il s’allume pour deux raisons : sa propre (6, 280) vitesse l’échauffe, ainsi que le contact de la flamme. Puis, quand sa vive essence a pris feu d’elle-même, ou que la flamme y porte sa dévorante impétuosité, la foudre est mûre en quelque sorte : elle crève soudain la nue, elle part, et l’emportement de ses feux enveloppe tout l’espace de lueurs étincelantes. Ensuite vient un si épouvantable retentissement, que les dômes du ciel, tout à coup fendus, semblent tomber en éclats sur nos têtes. Enfin la terre, violemment ébranlée, bondit, et de longs murmures parcourent l’abîme. Car alors presque toutes les nuées orageuses tressaillent du même choc, et frémissent ensemble ; (6, 290) secousse qui engendre de si violentes, de si larges averses, que le ciel paraît se fondre tout en eau, et par sa chute nous ramener au déluge. Tant est vaste le fracas qui accompagne le déchirement de la nue, la tourmente du vent, et le jet éblouissant de la foudre !

Il se peut même que le souffle furieux du vent extérieur traverse, de haut en bas, un nuage déjà fort et mûr. Ainsi percé, le nuage laisse tomber aussitôt ce tourbillon de feu à qui la langue de nos pères donne le nom de Foudre. Le même fait a lieu dans toutes les parties de la nue où le vent porte sa colère.

(6, 300) Il arrive parfois aussi que son essence vive, quoique dardée sans flamme, prenne feu néanmoins, quand elle franchit un long espace pour venir à nous. Car elle perd dans sa course quelques atomes volumineux, moins propres à fendre l’air ; et de l’air même elle détache, elle emporte des germes imperceptibles, qui engendrent le feu sous un vol rapide. De même, ou peu s’en faut, un long trajet rend la balle de plomb brûlante, parce qu’au sein de l’air elle jette mille de ses froids atomes, pour y recueillir mille atomes de feu.

Souvent encore la force même du choc embrase la nue (6, 310) que bat un vent glacé, un vent parti sans flamme. Oui, parce que la violence de ses coups fait jaillir tous les éléments de la vapeur chaude de ses propres flancs, aussi bien que des matières qui reçoivent le choc. Ainsi, du caillou heurté par le fer, volent les étincelles ; et le fer, avec sa froide essence, n’empêche pas que les germes de ce brûlant éclat s’amassent sous le coup. Voilà comme doivent s’embraser de la foudre tous les corps d’une nature complaisante et propre à la flamme. Au reste, il est difficile que le vent soit une matière tout à fait glacée, (6, 320) lui qui tombe si violemment de si haut ; crois plutôt que, si la course ne lui a pas fait prendre feu, il nous arrive du moins tiède et mêlé de chaleur.

Le vif essor de la foudre, ses coups violents, et la chute rapide qui te l’apporte, viennent de ce que sa rage, d’abord emprisonnée dans la nue, s’y amoncelle, et tente de vastes efforts pour s’échapper. Puis, quand le nuage ne peut contenir ses emportements qui débordent, le trait part : aussi vole-t-il merveilleusement vite, prompt comme les matières lancées par de robustes machines.

(6, 330) Ajoute que la foudre se compose de germes fins et lisses : avec une telle nature, il est difficile que rien lui fasse obstacle ; car elle fuit et se coule par les moindres vides des moindres issues. Elle trouve donc peu de résistances qui arrêtent ou embarrassent ses pas, et voilà ce qui accélère son élan, son vol rapide.

Ensuite, la Nature veut que tous les corps pesants aspirent à descendre. Mais une fois que le choc se joint au poids, leur vitesse redouble, leur impétuosité augmente. C’est donc plus impétueusement et plus vite que la foudre dissipe tous les obstacles qui s’offrent à ses coups, et qu’elle poursuit sa route.

(6, 340) Enfin, quiconque, fournit un long essor doit acquérir une vitesse toujours accrue par la marche, toujours enrichie de forces nouvelles qui ajoutent à la vigueur du choc. Car alors toute la masse des germes, obligée de tendre vers un but unique, réunit pour une même course ses mille tourbillons épars.

Peut-être même, dans son vol, la foudre tire-t-elle de l’air quelques atomes dont les coups allument encore sa brûlante rapidité [346].

Elle traverse bien des corps sans leur faire de mal, sans les endommager au passage, quand elle trouve des pores où coulent ses feux limpides. (6, 350) Mais un grand nombre se brisent, parce que les atomes de la foudre heurtent les atomes mêmes qui en maintiennent le tissu.

Elle dissout aisément l’airain, et fait tout à coup bouillonner l’or ; parce que, subtil assemblage de germes fins et lisses, elle n’a aucune peine à s’y glisser, et ne s’y glisse que pour détacher tous les nœuds et rompre tous les liens.

C’est surtout à l’automne, et quand la saison fleurie du printemps éclot, que la foudre ébranle le vaste palais du ciel, semé de brillantes étoiles, et le globe entier de la terre. (6, 360) Car l’hiver glacé manque de feu ; et les chaleurs amènent la défaillance des vents, qui épaississent moins le sombre corps des nues. Il faut donc que la température demeure suspendue entre ces deux extrêmes, pour que les mille causes du tonnerre se réunissent. Alors, en effet, l’orageuse incertitude de l’année mêle le froid et la chaleur, ces deux artisans nécessaires de la foudre, seuls capables de produire la discorde du monde, et ces immenses bouleversements où l’air furieux bouillonne de vents et de flammes. Les premiers feux joints aux dernières glaces, voilà ce que sont les jours de printemps : il est donc inévitable (6, 370) que ces deux natures opposées se combattent, et que des troubles en accompagnent le mélange. Le cercle des saisons unit encore les dernières chaleurs aux premiers froids, époque connue sous le nom d’automne ; et là encore les hivers, sont aux prises avec les étés dévorants. Aussi peut-on appeler ces temps les guerres de l’année ; et il n’est pas étonnant qu’alors la foudre éclate sans cesse, et que le déchaînement des orages bouleverse les cieux, puisque deux forces s’agitent en batailles incertaines, d’une part la flamme, de l’autre le vent, et l’eau des nues qui s’y mêle.

C’est là vraiment apercevoir l’essence même de la foudre, (6, 380) et démêler la cause de ses ravages : on ne le fait point, quand on va relire les vaines prédictions des Étrusques, quand on y cherche la trace d’une volonté secrète des immortels, quand on s’inquiète d’où part le feu ailé, où il se tourne ensuite, comment il franchit les enceintes, comment il en dérobe sa flamme victorieuse, et enfin quels maux amène le coup de la foudre tombée des cieux.

Si c’est Jupiter et les autres dieux qui ébranlent avec un horrible fracas les dômes étincelants du ciel, et qui dardent le feu au gré de leur caprice, (6, 390) pourquoi ne voit-on pas ceux qui ne savent point se garder du crime, la poitrine percée de leurs coups, exhaler leur flamme vengeresse, terrible leçon pour les mortels ? Pourquoi, au contraire, l’homme dont l’âme n’est chargée d’aucune bassesse, quoiqu’innocent, roule-t-il enlacé dans les nœuds de ces flammes, tout à coup saisi par le tourbillon du feu céleste ?

Pourquoi vont-ils assaillir des lieux solitaires, où ils se consument en efforts inutiles ? Est-ce pour accoutumer leurs bras et fortifier leurs muscles ? Pourquoi, aussi, laissent-ils les traits du père des cieux s’émousser sur la terre ? Pourquoi lui-même le souffre-t-il, au lieu de se ménager des armes contre ses ennemis ?

(6, 400) Pourquoi enfin Jupiter ne lance-t-il jamais la foudre, ne répand-il jamais sa menace retentissante, quand toute la face du ciel est pure ? Attend-il qu’elle soit voilée de nuages, pour descendre au sein de la tempête, et y ajuster ses coups de plus près ? Mais pourquoi les darder contre la mer ? Qu’a-t-il à gourmander les ondes, ces masses liquides, ces campagnes flottantes ?

En outre, s’il veut que nous évitions le coup de la foudre, pourquoi hésite-t-il à nous la faire voir, quand elle part ? Veut-il, au contraire, nous surprendre, nous accabler de ses feux : alors pourquoi ce tonnerre qui éclate du même côté, afin de nous prémunir contre la foudre ? (6, 410) Pourquoi ces ténèbres, ces frémissements, ces murmures déchaînés avant elle ?

Et puis, comment admettre que ses traits volent de toutes parts à la fois ? Or, oseras-tu prétendre que jamais un seul instant ne voit naître plusieurs coups ? Quoi de plus ordinaire, quoi de plus inévitable ? Comme les averses des nues tombent sur mille régions, ainsi la foudre doit jaillir de mille points en même temps.

Pour achever, d’où vient que sa flamme ennemie met en poudre les sanctuaires des dieux, et les brillantes demeures consacrées à lui-même ? D’où vient qu’il brise les belles statues des immortels, (6, 420) que la violence de ses coups ravit tous leurs charmes à ses propres images ? D’où vient encore qu’il s’attaque le plus souvent aux lieux élevés, et que la cime des montagnes nous offre surtout la trace de ses feux ?

Ces explications rendent désormais faciles à connaître les météores que les Grecs nomment prestères [424], à cause de leurs suites, et la force qui les envoie tomber des hautes régions dans la mer. Car on les voit de temps à autre, semblables à une colonne détachée, fondre du ciel sur les ondes : autour d’eux la mer émue bouillonne, échauffée par un souffle impétueux ; (6, 429) et les navires que surprend ce désordre courent un grand péril au sein de la tourmente. Voilà ce qui arrive parfois, alors que la rage du vent, incapable de rompre le nuage dont elle s’empare, l’abaisse pourtant, du haut des cieux vers les flots : espèce de colonne qui tombe peu à peu, masse que l’effort d’un bras robuste semble précipiter des airs pour l’étendre sur les eaux. Puis, quand il la crève, le vent rapide jaillit de ses flancs, et gagne la mer, où il excite dans les vagues un étrange bouillonnement. Car, à force de rouler ses tourbillons, il descend, et entraîne dans sa chute le nuage, corps obéissant et souple ; (6, 440) à peine a-t-il enfoncé dans l’abîme la masse orageuse, qu’il se déchaîne tout entier au sein de l’onde, qu’il soulève de toutes parts et fait bouillir la mer retentissante.

Quelquefois aussi une colonne de vent s’enveloppe elle-même de ces nues, dont elle ramasse les germes en les détachant de l’air, et imite ces prestères que laisse tomber le ciel. Une fois que la trombe est venue s’abattre et se rompre ici-bas, elle vomit un horrible tourbillon, et se livre à l’orage. Mais elle est fort rare sur la terre, où les montagnes lui font nécessairement obstacle ; et le même phénomène éclate plus souvent (6, 450) au sein de la mer, qui ouvre à l’horizon une vaste et libre étendue.

Les nuages se forment, lorsque ces innombrables germes à surface rude qui voltigent dans les hauteurs du ciel s’amassent tout à coup, enlacés par de faibles nœuds, mais pourtant capables de maintenir leur assemblage. Ce premier tissu engendre de minces nuées, qui bientôt se prennent elles-mêmes, se lient et s’amoncellent, et en s’amoncelant s’accroissent, et bondissent aux vents, si bien que la tempête finit par y soulever sa rage.

(6, 459) Voici un autre fait encore. Plus la cime des montagnes est voisine du ciel, plus la fumée jaunâtre des nuages et leur épais brouillard couronnent fréquemment ces hauteurs. Sans doute. Car aussitôt que la substance des nues se forme, quoique trop déliée pour être visible, les vents la portent et la rassemblent au faîte des monts. Là enfin ces nues, réunies en masses plus abondantes, plus compactes, plus serrées, nous apparaissent, et semblent monter de ce faîte dans les airs. Que les hauteurs soient exposées aux vents, tout le déclare, les faits eux-mêmes, et ce que nous ressentons à gravir de hautes montagnes.

(6, 470) En outre, la Nature dérobe aussi à toute l’étendue des mers une foule d’atomes : les vêtements suspendus au bord du rivage le proclament, alors que l’humidité s’y attache. Tu vois donc que mille essences, capables d’accroître les nues, jaillissent aussi du bouillonnement des flots salés ; car, en ce point, tous les corps humides sont de la même famille.

De tous les fleuves encore, ainsi que de la terre, on voit s’élever un brouillard et une écume qu’ils exhalent, qu’ils poussent en l’air comme une haleine, qui enveloppent le ciel de leurs sombres voiles, et qui, (6, 480) insensiblement amoncelés, fournissent d’épais nuages. Car ils sont aussi pressés d’en haut par la vague étincelante de l’éther qui les foule en quelque sorte, et qui étale sous le riant azur le noir tissu des orages.

Il est possible même que des germes extérieurs viennent s’ajouter à l’assemblage de ce monde, pour y engendrer ces nues et ces tempêtes flottantes. Car je t’ai appris déjà, l’innombrable nombre des atomes, et l’infinie profondeur de la masse universelle, et le vol rapide des corps élémentaires, et leur promptitude habituelle à franchir d’incommensurables espaces. Est-il donc étrange que souvent (6, 490) la nuit et la tempête couvrent si vite de si grandes montagnes, et pendent à la fois sur la terre et l’onde, puisque de toutes parts tous les pores du ciel, et en quelque sorte toutes les veines du monde immense offrent aux éléments mille entrées et mille issues toujours ouvertes ?

Sache maintenant de quelle façon la pluie se ramasse dans les entrailles des nues, et lâche ces averses qui tombent sur la terre : je vais te l’expliquer. Le point que j’emporterai d’abord, le voici : une foule de semences liquides montent avec les nuages de tous les corps ; et ces deux essences, (6, 500) la nue et l’eau que la nue renferme, croissent ensemble, de même que le sang, la sueur, et les autres fluides des membres, partagent les accroissements du corps humain. Les nuages gagnent encore beaucoup d’humidité sur la mer, alors que le vent les y porte comme des flocons de laine suspendus. Tous les fleuves leur envoient également de l’eau. Puis, une fois les semences liquides réunies à milliers de mille façons, et accrues de toutes parts, les nues condensées aspirent à leur chute (6, 510) pour deux motifs : un vent impétueux les opprime, et l’abondance même de ces nuages, dont les cimes entassées se foulent, se pressent, en fait jaillir la pluie.

En outre, dès que le vent amaigrit les nues, ou que, frappées de la chaleur du soleil, elles tombent en ruines, l’eau des pluies s’échappe et ruisselle goutte à goutte, comme une cire qui fond et coule abondamment sous une flamme ardente.

Mais il y a de violentes averses, quand les nues amoncelées cèdent à la double violence de leur poids et du vent qui les heurte.

Les pluies continuent et demeurent longtemps inépuisables, (6, 520) lorsque des milliers de germes fluides, lorsque des monceaux de nuages qui crèvent les uns sur les autres, accourent de tous les points de l’horizon, et que la terre fumante exhale et renvoie partout d’humides vapeurs.

Alors, quand les rayons du soleil brillent opposés à l’averse des nues, les couleurs de l’arc-en-ciel apparaissent au sein de la noire tempête [524].

Quant aux autres choses qui ont leur naissance, qui ont leurs accroissements à part, et à toutes celles qui s’amassent dans les nues, oui, toutes, je le répète, la neige, les vents, la grêle, les durs frimas, (6, 530) ces grandes et fortes gelées qui durcissent les grandes eaux, ces freins, ces empêchements qui arrêtent de toutes parts les fleuves ; ton esprit avide peut aisément découvrir et envisager de quelle façon elles arrivent et quelle cause les engendre, du moment que tu connais bien la vertu des atomes.

Poursuis maintenant, et vois ce qui amène les bouleversements du sol [535]. Avant tout, aie soin de te convaincre que les profondeurs comme le haut de la terre sont remplis de cavernes où le vent habite ; que mille lacs, mille gouffres chargent ses flancs, ainsi que des rocs et des pierres déchirées : (6, 540) crois encore que, sous la face du globe, roulent impétueusement bien des fleuves cachés, qui emportent des roches englouties. La force des choses exige que la terre soit partout la même.

Ce principe fondamental une fois établi, les hautes régions du sol tremblent, alors que de vastes écroulements bouleversent ses entrailles, où la vieillesse abat d’immenses cavernes. Car alors des montagnes entières tombent, et de grandes secousses répandent soudain de longs tressaillements. Il le faut bien, puisque les chariots ébranlent, au bord de la route, nos demeures émues de leur faible poids, (6, 550) et que les maisons bondissent encore là où des chars rapides font rouler leurs roues retentissantes.

Il arrive aussi que, par l’effet de grands éboulements de terre dans des mares profondes, le bouillonnement de l’eau fait vaciller le sol qui lui sert de lit ; de même un vase ne peut rester immobile, tant que le fluide balance à l’intérieur sa vague incertaine.

En outre, dès que le vent, amassé dans les cavités inférieures du sol, en assiège sur un point les profondes cavernes, (6, 560) la terre se penche du côté où la presse l’impétuosité du vent. Les demeures, bâties à la surface, cèdent avec elle : plus elles montaient vers le ciel, plus elles fléchissent et plus la même pente les entraîne. Les poutres courent en avant, déjà suspendues, déjà prêtes à la chute. Et l’on a peur de croire que la nature réserve au vaste monde l’heure fatale, l’heure de sa perte, quand on voit de si énormes masses de terre s’abîmer ! Ah ! si les vents ne reprenaient parfois haleine, aucun frein ne pourrait empêcher les êtres de courir à la mort. (6, 570) Mais tour à tour ces vents languissent et redoublent ; ils se rallient en quelque sorte, et, revenus à la charge, ils battent en retraite : aussi voit-on la terre menacée plus souvent que frappée de ruine. Elle se courbe un instant, se redresse ensuite, et ne perd son équilibre que pour rentrer dans son assiette. Voilà pourquoi nos demeures chancellent de haut en bas ; mais le haut plus que le milieu, le milieu plus que le bas, et le bas si peu que rien. De vastes ébranlements sont occasionnés encore par la grande et forte haleine de quelque vent, soit extérieur, soit formé dans la terre (6, 580) dont il envahit les gouffres. C’est d’abord au sein de ces immenses cavernes que ses frémissements éclatent, que roulent ses tourbillons ; puis enfin, lorsque sa dévorante impétuosité force le passage, il ouvre les entrailles de la terre, et creuse de larges abîmes. Ce fléau attaqua, près de la Syrie, la ville de Sidon ; et on le vit à Égine, dans le Péloponnèse : toutes deux furent abattues par ces éruptions du vent et ces tempêtes du sol. De grandes secousses ont encore plongé sous la terre bien de hautes murailles, et une foule de villes ont péri, abîmées dans la mer avec leurs citoyens. (6, 591) Lors même que ce vent ne jaillit point au dehors, un souffle fougueux et plein de rage circule dans les mille pores de la terre, espèce de frisson qui excite le tressaillement. Ainsi, quand le froid pénètre et secoue les membres, il faut que, malgré eux, les membres tremblants grelottent. Une double terreur agite donc les habitants des villes : ils craignent la chute des toits sur leur tête ; ils craignent que sous leurs pieds la Nature ne démolisse tout à coup les cavernes du sol, que ses déchirements n’ouvrent au loin un gouffre immense, (6, 600) et que pour l’emplir elle ne veuille y confondre ses immenses débris.

Oui, on a beau croire que le ciel et la terre demeurent inviolables, confiés à la garde du principe immortel de vie ; souvent encore, lorsque ces terribles dangers nous pressent, les aiguillons de la peur trouvent accès dans nos âmes : il semble que la terre se dérobe sous nos pas, emportée vers l’abîme ; que la grande masse des êtres, partout défaillante, va suivre sa chute, et faire du monde un amas confus de ruines.

Il faut maintenant expliquer pourquoi la mer ignore tout accroissement. D’abord, on s’étonne que la nature n’en augmente jamais le volume, (6, 610) lorsque des eaux si abondantes y tombent, lorsque tous les fleuves y accourent de toutes parts. Ajoute les pluies errantes des nues, et ces tempêtes au vol rapide, qui arrosent et baignent les ondes comme les terres ; ajoute les sources propres à l’Océan : eh bien ! pour accroître sa masse, ces torrents font à peine l’effet d’une seule goutte d’eau. Est-il donc étonnant que la mer n’ajoute point à son immensité ?

Et puis, l’ardente vapeur du soleil lui ôte beaucoup de substance ; car nous voyons les étoffes, où l’humidité ruisselle, sécher au feu de ses rayons. (6, 620) Or, mille océans déploient à nos yeux l’immense tapis des ondes. Ainsi, quoique le soleil n’enlève à chaque point qu’un atome d’humidité, dans un espace si vaste les pertes sont énormes.

Les vents eux-mêmes, les vents peuvent appauvrir la matière fluide, quand ils balayent la plaine des eaux ; puisque souvent on les voit, dans l’intervalle d’une nuit, sécher nos rues, et durcir la molle fange en une croûte épaisse.

Je te l’ai appris, en outre les nuages gagnent beaucoup d’humidité qu’ils pompent à la grande surface des mers, (6, 630) et qu’ils répandent sur toute l’étendue du globe, quand la pluie tombe ici-bas et que le vent apporte les orages.

Enfin, la terre étant une substance poreuse dont la masse, tout entière unie, environne l’Océan d’une large ceinture, de même que ses veines portent à la mer une onde jaillissante, elle doit recevoir aussi l’écoulement des flots salés. Oui, le sel emprisonné y passe comme dans un filtre : la matière humide remonte sous terre jusqu’au berceau des fleuves, s’y amasse toute, et de là épanche sa douceur nouvelle au sein des campagnes, où la route, une fois tracée, guide le pas limpide des ondes.

(6, 640) Maintenant, pour quelle raison les gorges du mont Etna exhalent-elles parfois de si épais tourbillons de flamme ? Je vais le dire. Car ce ne fut point un fléau déchaîné par les immortels, cette tempête de feu qui régna jadis dans les plaines de la Sicile, et qui attira les regards des peuples voisins, quand ils virent étinceler la voûte fumante du ciel, et que, le cœur plein d’effroi, ils se demandèrent avec angoisse quelle révolution préparait la Nature !

Ici, Memmius, il faut que d’un coup d’œil profond et vaste tu enveloppes le monde dans toute son immensité, (6, 650) pour te ressouvenir que la grande masse des choses est un gouffre inépuisable, et pour t’apercevoir qu’auprès d’elle les cieux à part ne sont qu’un atome, qu’un point imperceptible, et moindre par rapport à l’ensemble que l’homme par rapport à la terre. Si tu envisages clairement ce juste principe, si tu en vois la lumière toute manifeste, bien des prodiges cesseront de t’émerveiller.

Déjà, qui de nous s’étonne, alors que les membres d’un homme s’ouvrent aux embrasements de la fièvre, ou que toute autre maladie ravage le corps ? En effet, tout à coup le pied s’enfle, une douleur aiguë (6, 660) saisit les dents, se jette même sur les yeux ; le feu sacré s’allume, il se glisse dans le corps, il brûle toutes les parties qu’il gagne, et coule d’un membre à l’autre. Sans doute ; car il existe des semences de toutes choses, et la terre et le ciel répandent assez de germes vicieux, pour fournir à la violence du mal un immense développement. Il faut donc supposer, de même, que les abîmes de l’infini envoient au ciel et à la terre assez d’atomes pour que des ébranlements soudains fassent bondir le sol, pour que de rapides tourbillons parcourent les terres, les ondes, (6, 670) pour que les feux de l’Etna débordent et embrasent le ciel. Oui, ce fait a lieu, et les dômes célestes s’enflamment. Les averses de la tempête jaillissent aussi à flots plus épais, quand la semence des eaux se porte plus abondamment au sein de l’air.

Mais, dira-t-on, cet orageux incendie de l’Etna est trop vaste ! Oui : comme un fleuve est immense aux yeux de quiconque n’a jamais rien aperçu de plus grand ; comme un homme, comme un arbre, comme tous les êtres de toutes sortes, quand ils surpassent tout ce que nous avons vu, nous paraissent le type de la grandeur. Et pourtant ces objets réunis, et avec eux le ciel, la terre, les ondes, (6, 680) ne sont rien auprès de la grande masse des masses tout entière !

Expliquons cependant de quelle manière cette flamme, tout à coup irritée, s’exhale des grandes fournaises de l’Etna. D’abord, toute la substance intérieure de la montagne est creuse, et ne s’appuie guère que sur des cavernes de rochers. Or, tous ces antres contiennent du vent, et par suite de l’air, puisque le vent n’est que l’agitation de l’air qui s’emporte. Quand cet air a pris feu, et que déchaîné autour des rochers il les échauffe de ses atteintes furieuses, ainsi que la terre, et arrache de leur sein un jet de flamme ardent et rapide, (6, 690) il monte tout droit vers les gorges de la montagne, il se répand à la cime, il fait tourbillonner au loin l’incendie, au loin il sème la cendre brûlante, il roule un épais et sombre torrent de fumée, et lance en même temps des rochers d’une pesanteur étrange. N’hésite point à reconnaître ici les violences d’un souffle orageux.

D’ailleurs, sur presque tout le pied de la montagne, la mer brise ses ondes et lâche sa vague bouillonnante. Du bord de cette mer aux plus hautes gorges du volcan courent des antres souterrains. Oui, tu dois le reconnaître, la force même des choses exige que cet intervalle soit franchi par une ligne de cavernes, où la mer afflue sans obstacle (6, 700) pour se dégorger à l’autre bout : voilà ce qui fait jaillir la flamme, ce qui pousse les rochers en l’air, ce qui soulève des nuages de sable. Car ils trouvent au faîte des ouvertures que les habitants du lieu nomment cratères, et que nous appelons gorges ou bouches.

Il est encore d’autres phénomènes, à l’explication desquels une cause unique ne suffit point : il leur en faut plusieurs, quoique entre toutes il n’y en ait qu’une de véritable. Si tu aperçois de loin le cadavre d’un homme étendu sans vie, il est bon que tu énumères toutes les causes possibles de mort, afin de nommer l’unique cause de la sienne. A-t-il succombé au fer, au froid, (6, 710) à la maladie, au poison ? Tu ne peux le décider au juste ; mais tu sais bien qu’il a dû être victime de quelque fléau de ce genre. De même, voilà tout ce que nous avons à dire pour expliquer mille choses.

L’été voit grossir peu à peu et se répandre dans les campagnes un seul fleuve d’ici-bas, le Nil, ce bienfaiteur de l’Égypte entière. Pourquoi la baigne-t-il ordinairement au milieu des chaleurs ? Peut-être dans l’été les aquilons, qui prennent à cette époque le nom de vents étésiens, soufflent-ils contre ses embouchures ; de manière que leur haleine, contrariant sa marche, lui fait obstacle, refoule ses ondes, comble son lit, et l’oblige à s’arrêter. (6, 720) Il est incontestable que ces vents se précipitent à l’encontre du fleuve ; car ils accourent du pôle aux étoiles glacées, tandis que le fleuve part des ardentes régions de l’Auster, où la chaleur noircit et brûle les races humaines, et que son berceau est au centre même du jour.

Il peut arriver encore qu’un vaste amas de sable forme à l’embouchure une digue contre les flots, alors que la mer, bouleversée par le vent, y roule des sables. De cette manière, l’issue du fleuve est moins libre, et il trouve un essor moins facile à la pente de ses eaux.

(6, 730) Il est possible aussi que les pluies tombent plus abondamment à la source du Nil, quand le souffle des vents étésiens précipite de ce côté toutes les nues des airs. Chassées vers les régions du midi, elles s’amassent, s’épaississent enfin à la cime des monts, et tombent accablées de leur propre poids.

Peut-être enfin les hautes montagnes de l’Éthiopie fournissent-elles à ces débordements, alors que leurs blanches neiges roulent dans la plaine, fondues aux rayons du soleil, cet œil immense du monde !

Vois maintenant ce que sont ces endroits, ces lacs nommés Avernes : (6, 740) je vais en expliquer l’essence et la base.

D’abord ce nom d’Avernes qu’on leur donne s’appuie sur un fait ; car ils sont funestes à tous les oiseaux. Ceux que leur vol amène directement au-dessus de ces lieux oublient d’agiter la rame, de tendre la voile de leur aile ; leur tête flotte languissamment, et ils sont précipités à terre, si la nature du lieu le permet, ou dans l’eau, si au dessous d’eux l’Averne étend ses lacs. Il y a près de Cumes un endroit de ce genre, où des montagnes, pleines de soufre et enrichies de sources chaudes, exhalent une âcre fumée.

(6, 750) On en voit un autre dans les murs d’Athènes, au sommet de la citadelle, près du temple de la bienfaisante Pallas. Jamais les corneilles à la voix rauque n’osent y aborder au vol, pas même quand les offrandes fument sur les autels : tant elles fuient avec effroi, non pas la terrible colère de Pallas allumée par leur vigilance, suivant les poëtes de la Grèce, mais la nature du lieu, qui travaille de son propre fond à les écarter !

La Syrie offre encore, dit-on, un lieu semblable. À peine les animaux y ont-ils porté leurs pas, que la seule force du terrain les abat violemment, les abat (6, 760) tout à coup, comme si on les immolait aux dieux Mânes.

Tous ces phénomènes s’accomplissent sous l’empire d’une loi naturelle ; et leur cause, leur origine sont assez éclatantes pour nous épargner de croire qu’une porte de l’Orcus soit ouverte dans ces régions, et ensuite que les dieux Mânes entraînent par là nos âmes sur les bords de l’Achéron, comme souvent, dit-on, la narine du cerf au pied ailé attire hors de ses retraites la flexible race des serpents. Combien la vérité repousse ces fables ! pour t’en instruire, j’essaye de traiter à fond la matière.

(6, 770) D’abord, je te l’ai dit souvent et je te le répète, la terre contient sous mille formes des éléments de toutes sortes. Beaucoup sont propres à nourrir la vie ; beaucoup engendrent des maladies, et ne savent que hâter la mort. Et puis, nous avons montré plus haut que toutes les existences ne s’accommodent point également des mêmes choses, parce que la nature, le tissu des assemblages, et les formes élémentaires, varient. Que de sons ennemis coulent dans l’oreille ; que d’odeurs en pénétrant l’odorat l’irritent de leur rudesse ; (6, 780) que de corps enfin dont le contact est à éviter, dont la vue est à craindre, dont la saveur est fâcheuse !

Au reste, tu peux voir combien d’objets causent à l’homme de pénibles impressions, qui blessent et incommodent ses organes. D’abord, à certains arbres est affecté un si dangereux ombrage, qu’il excite de vives douleurs à la tête, quand on repose étendu sur l’herbe au pied de ces arbres.

Il existe même, sur les hautes cimes de l’Hélicon, un arbre qui tue l’homme avec l’horrible parfum de sa fleur. Tous ces poisons jaillissent de la terre, (6, 790) parce que mille semences de mille corps, réunies de mille façons, chargent ses flancs, qui vomissent à part les différentes espèces.

Un flambeau nocturne, à peine éteint, blesse-t-il les narines de ses âcres odeurs, il nous endort aussitôt jusqu’à nous faire tomber, comme ce mal rapide qui a coutume de nous abattre, de nous envoyer à terre.

L’âpre castoréum assoupit encore la femme qui succombe, et d’une main défaillante laisse échapper son brillant ouvrage, si l’odeur l’a saisie au moment où elle paye son tribut de chaque mois.

Bien d’autres essences portent la langueur dans les ressorts des membres, et vont ébranler l’âme au fond de ses retraites.

(6, 800) Enfin, si on demeure longtemps au bain chaud, et que plongé dans le vase on ruisselle d’une eau bouillante, quand on est plein de nourriture, avec quelle facilité la vie s’écroule au milieu de l’onde !

Avec quelle facilité aussi l’énergique et pernicieuse odeur du charbon se glisse dans le cerveau, si on ne boit de l’eau avant qu’elle n’y monte !

Et quand elles ont envahi, échauffé toutes les pièces d’une maison, les fumées du vin portent aux nerfs une sorte de coup mortel.

Ne vois-tu point aussi naître et s’amasser dans la terre le soufre, et le bitume à l’odeur fétide ? Enfin, quand on poursuit les veines d’argent ou d’or, (6, 810) et que, le fer à la main, on fouille les profondeurs cachées du sol, quelles funestes vapeurs jaillissent des entrailles de la mine ! Que d’exhalaisons malfaisantes au séjour de ces riches métaux ! et quel visage, quel teint ils donnent aux hommes ! Ne vois-tu point, ou n’as-tu pas entendu dire avec quelle promptitude ils y meurent d’ordinaire, et combien la vie manque nécessairement d’abondance pour ceux que la grande force des lois enchaîne à ce terrible ouvrage ? Il faut donc que le sol écumant jette toutes ces vapeurs, et les répande dans la vaste et libre étendue de l’air.

Voilà comment les Avernes doivent envoyer à l’oiseau (6, 820) une essence mortelle, qui s’élève de la terre aux cieux, et qui va empoisonner une certaine partie de l’atmosphère. À peine l’oiseau y est-il porté par ses ailes, enlacé aussitôt et comme saisi de l’invisible poison, il tombe en ligne directe vers l’endroit d’où monte l’infect bouillonnement ; et, après sa chute, la fatale énergie de cette même écume lui ôte des membres tous les restes de la vie. Car la première attaque n’excite en lui qu’une sorte de vertige ; puis, quand il est précipité dans la source même du venin, il faut encore qu’il y vomisse l’âme, (6, 830) parce que les exhalaisons meurtrières l’environnent en abondance.

Il se peut aussi que, de temps à autre, cette énergie et ce bouillonnement de l’Averne dissipent tout l’air qui est entre l’oiseau et le sol, de manière que l’intervalle soit presque abandonné au vide. Alors, quand l’oiseau qui vole passe directement au-dessus de ces lieux, ses ailes fatiguées en vain lui manquent tout à coup, et chacune voit trahir son effort inutile. Ne pouvant trouver un appui que son aile lui refuse, il tombe : son poids l’entraîne, la Nature le veut ; et une fois étendu au milieu du vide, (6, 840) il répand son âme par toutes les issues du corps.

L’eau des puits gagne de la fraîcheur en été, parce que la chaleur appauvrit le sol, et que si la terre possède quelques atomes de feu, elle se hâte de les rejeter dans les airs. Ainsi donc, plus la chaleur frappe la terre, plus elle glace le fluide que la terre recèle. Mais quand le froid à son tour la presse, la ramasse, la durcit, il arrive que cet épaississement refoule dans les puits toute la vapeur chaude que portent les flancs du sol.

On dit que, près du temple d’Hammon, il y a une source froide tant que brille le jour, (6, 850) et chaude tant que règne la nuit [849]. Les hommes s’émerveillent trop de cette fontaine. Ils croient qu’un soleil pénétrant l’échauffe sous terre d’un feu rapide, dès que la nuit enveloppe le monde de ses épouvantables voiles ; opinion qui s’écarte bien loin de la vérité. Quoi ! le soleil travaille la surface nue des ondes, sans venir à bout de la rendre chaude quand sa lumière nous domine, quand elle possède de si vives ardeurs ; et il pourrait au fond de la terre, ce corps si épais, faire bouillir la matière humide, et lui communiquer son ardente vapeur ! (6, 860) Lui surtout qui est à peine capable d’insinuer à travers les murs de nos maisons les traits brûlants de sa flamme.

Mais où donc est la cause de ce phénomène ? La voici. Une terre moins compacte que le reste du sol embrasse la fontaine, et mille germes de feu avoisinent la substance de l’onde. Aussi, quand les ombres humides de la nuit engloutissent la terre, la terre aussitôt, glacée jusqu’au fond des entrailles, se contracte ; et alors, comme si on la pressait avec la main, elle vomit dans la source tout ce qu’elle peut avoir de brûlants atomes, et fait que l’eau ardente au toucher écume de vapeur. (6, 870) Mais une fois que les rayons naissants du soleil ouvrent les pores, et amaigrissent le flanc des campagnes, où pénètrent de bouillantes fumées, les éléments du feu regagnent leurs anciennes demeures, et la terre recouvre toute la chaleur des eaux. Voilà pourquoi la source fraîchit à la lumière du jour.

En outre, le soleil frappe les ondes de ses rayons, et plus le jour augmente, plus un feu tremblant écarte les germes humides : il en résulte que tous les atomes de feu appartenant à ces eaux leur échappent. De même souvent elles rejettent le froid contenu dans leur sein, et brisent la glace dont elles relâchent les nœuds.

(6, 880) Il est encore une source froide [880], au-dessus de laquelle l’étoupe qu’on y met prend feu aussitôt, et vomit la flamme. Par un effet semblable une torche, allumée dans cette onde, y nage étincelante au gré du vent qui la pousse. C’est que l’eau renferme d’innombrables semences de vapeur chaude, et qu’en outre la terre elle-même, où la source repose, doit y faire monter partout de brûlants atomes, qui s’exhalent au-dehors et gagnent les airs, sans être toutefois assez vifs pour échauffer la fontaine.

(6, 889) De plus, une fois ces atomes répandus hors du sol, une force cachée les oblige de franchir tout à coup les ondes, et de se rassembler à la surface. Ainsi, dans la mer Aradienne, on voit sourdre un filet d’eau douce, qui écarte autour de lui les flots salés ; mille autres plages de l’Océan fournissent une ressource utile à la soif des marins, en vomissant une onde pure au sein de l’onde amère : de même ces éléments peuvent jaillir à travers la fontaine et s’élancer jusqu’à l’étoupe. Quand ils sont réunis et attachés au corps de la torche, ils s’allument sans peine aussitôt, parce que les étoupes et les torches elles-mêmes tiennent emprisonnées une foule de semences ardentes.

(6, 901) Ne vois-tu point aussi qu’une mèche de lin qu’on vient d’éteindre, approchée d’un flambeau nocturne, se rallume avant d’avoir touché la flamme ? Et la torche de même. Et bien d’autres matières, frappées de la vapeur chaude, s’embrasent de loin, avant que le feu ne les pénètre sous un choc immédiat. Or, on peut croire que le même fait a lieu dans la source.

Pour achever, maintenant je vais dire quelle loi de la Nature veut que le fer obéisse à l’attrait de cette pierre que les Grecs, dans leur langue, appellent magnétique [908], (6, 910) parce que c’est au pays des Magnésiens qu’elle a pris naissance.

Cette pierre fait l’admiration des hommes. Oui, car elle forme souvent une chaîne d’anneaux qui se tiennent eux-mêmes suspendus. Tu peux quelquefois les voir, au nombre de cinq ou de plus encore, descendre en une série flottante au vent, qui l’agite d’une légère haleine. L’un tient à l’autre, s’y attache en dessous ; et ils ne connaissent entre eux d’autre appui, d’autre nœud que la pierre : tant elle propage au loin l’empire d’un attrait irrésistible !

Dans les phénomènes de ce genre, mille principes doivent être bien établis, avant que le fait même ne reçoive d’explication. (6, 920) C’est par d’interminables détours qu’il faut gagner le but. Aussi j’implore de toi une oreille et une âme attentives.

D’abord, tous les objets que nous apercevons sèment et répandent à flots intarissables des essences qui frappent l’œil, qui excitent la vue. Les odeurs jaillissent perpétuellement de certains assemblages ; comme le froid émane des eaux vives, la chaleur du soleil, et du bouillonnement des vagues un sel qui ronge les murailles autour de la côte. Mille sons divers ne cessent de couler dans l’espace. Enfin, une vapeur au goût salé attaque souvent nos lèvres, (6, 930) quand nous sommes au bord de la mer ; et l’absinthe qu’on broie, qu’on mélange devant nos yeux, nous blesse de son amertume. Tant il est vrai que tous les corps vomissent un flux de matière qui coule de toutes parts, en tous sens ! Cet écoulement a lieu sans trêve, ni repos, ni intervalle, puisque nos sens demeurent toujours en éveil, et que toujours on peut tout voir, tout respirer, ou entendre mille retentissements.

Ensuite, je te rappellerai à quel point la substance des corps est poreuse : vérité qui étincelle au début de mes vers ; notion qui a trait à une foule de choses, (6, 940) mais qui touche surtout au phénomène dont j’attaque ici l’explication. Il faut donc établir qu’à la portée de l’homme il n’y a que des corps mêlés de vide.

D’abord, il arrive dans les grottes que les pierres de la voûte épanchent, comme une sueur, de l’eau qui ruisselle goutte à goutte. Des sueurs nous baignent ainsi le corps entier. La barbe croît, et le poil jaillit des membres, des articulations. La nourriture circule éparpillée dans toutes nos veines : elle va entretenir et accroître les extrémités même du corps, et jusqu’au bout des ongles. Le froid à son tour et la vapeur chaude pénètrent l’airain ; (6, 950) nous le sentons ; nous sentons encore qu’ils nous gagnent à travers l’argent et l’or, quand nous tenons une coupe pleine. Nos murs enfin, nos murs de pierre, s’ouvrent à l’aile rapide du son : l’odeur y coule, le froid aussi, et l’ardeur du feu. Que dis-je ? Cette ardeur traverse même la dure essence du fer, à l’endroit où la cuirasse fait le tour du cou et l’emprisonne. Des influences malsaines nous envahissent également de l’extérieur ; et la tempête échappée de la terre et du ciel, on dit avec raison qu’elle va se perdre dans le ciel et la terre : car le monde ne renferme que des corps au tissu poreux.

(6, 960) Ajoute qu’il n’est pas donné à toutes les matières que jettent les assemblages, de produire les mêmes impressions, ni de former avec toutes choses les mêmes alliances.

Le soleil cuit et dessèche la terre, mais il résout la glace ; mais les hautes neiges amoncelées sur les hautes montagnes, ses rayons les obligent de fondre ; et la cire, exposée à son ardente vapeur, devient liquide. Le feu est prompt aussi à faire couler l’airain, à dissoudre l’or ; mais il contracte la peau, la chair, et les ramasse. Les eaux fluides durcissent à leur tour le fer qui sort de la fournaise ; (6, 970) mais la chair et la peau, que durcit la chaleur, y sont amollies. Les chèvres à la barbe longue aiment tant l’olivier, qu’il semble ruisseler pour elles de nectar et d’ambroisie : or, il n’est pas d’arbre qui pousse une feuille plus amère au goût des hommes. Enfin, le pourceau fuit la marjolaine, et craint tous les parfums ; car les porcs hérissés de soies trouvent un venin énergique dans ces odeurs, qui opèrent quelquefois en nous une sorte de retour à la vie. La fange, au contraire, la fange, qui est pour nous si affreuse, leur paraît si charmante, qu’ils s’y roulent et s’y engloutissent avec une ardeur insatiable.

(6, 980) Avant d’aborder le point en question, il me reste encore, je pense, une chose à dire. Les corps divers ayant de nombreux interstices, il faut que ces interstices soient diversement organisés : il faut que chacun ait une nature et offre une voie particulière. Oui, car les animaux possèdent des sens distincts, et chaque organe ne reçoit que l’objet qui lui est propre. Ne vois-tu point, en effet, que le son a d’autres routes que le goût des sucs nourrissants, que l’haleine embaumée des odeurs ? De plus, autres sont les corps répandus à travers l’airain, (6, 990) autres ceux qui pénètrent le bois, autres ceux qui fendent l’or : ne le vois-tu point aussi ? Et par l’argent il s’écoule autre chose que par le verre, puisque le verre s’ouvre à l’image, et l’argent à la chaleur. Et puis, les émanations franchissent plus ou moins vite les mêmes pores. Ainsi le veut la nature de ces routes variées de mille façons, comme je viens de le montrer plus haut, par la différence de l’organisation et du tissu dans les êtres.

Une fois que ces idées fondamentales reposent affermies sur leur base, et nous préparent le terrain d’avance, le reste est facile : tout s’éclaircit, (6, 1000) et l’on voit apparaître la cause qui attire l’essence du fer.

D’abord il faut que de l’aimant jaillissent une foule d’atomes, sorte de vapeur écumante qui bat et dissipe tout l’air interposé entre la pierre et le métal. Dès qu’ils ont balayé cet espace, et qu’un grand vide se fait dans l’intervalle, aussitôt les éléments du fer y glissent, y tombent encore réunis ; de telle sorte que l’anneau même suit l’impulsion, et se précipite en masse. Car il n’y a point de corps que ses germes embarrassent davantage par un enchaînement plus étroit, plus solide, (6, 1010) que le fer robuste, essence glaciale qui excite le frisson. Il n’y a donc rien d’étrange à dire que cette foule de corps élémentaires ne peuvent se répandre du fer et gagner le vide, sans que l’anneau tout entier les suive. Il les suit, en effet, jusqu’à ce qu’il rencontre la pierre elle-même, et que d’invisibles nœuds l’y attachent. Ce phénomène s’accomplit en tous sens : à quelque endroit que se forme le vide, soit de côté, soit en haut, les atomes voisins se portent à l’instant vers l’espace libre. Songe que des chocs extérieurs les y poussent ; (6, 1020) car ils ne peuvent spontanément et à eux seuls monter dans les airs.

Il est un autre motif qui leur rend cet essor plus facile. Dès que l’appauvrissement de l’air placé en tête de l’anneau y débarrasse, y vide l’intervalle, il arrive soudain que l’air opposé chasse, en quelque sorte, et roule l’anneau par derrière. L’air, en effet, ne cesse de battre les corps qu’il environne. Mais alors s’il ébranle le fer, c’est qu’il a un point de l’étendue qui est vide, et qui ouvre ses flancs au métal. (6, 1029) Cet air dont je parle, fluide subtil qui coule par les mille pores du fer jusque dans ses moindres atomes, le meut et le précipite : comme le vent qui enfle la voile des navires, il aide et favorise l’élan d’un corps inerte.

Enfin, tous les êtres doivent avoir de l’air dans leur substance, puisque leur substance est poreuse, et que l’air les enveloppe, les baigne de toutes parts. Or, celui que les entrailles du fer recèlent, y flotte tourmenté d’une agitation perpétuelle ; et en s’agitant, il est incontestable qu’il frappe l’anneau, qu’il en soulève l’intérieur, et qu’enfin il se jette avec lui du côté où le fer s’emporte (6, 1040) déjà, et s’empare du vide ouvert à ses efforts.

Il arrive quelquefois aussi que la nature écarte le métal de cette pierre, et l’accoutume tantôt à la fuir, tantôt à la suivre.

J’ai vu même des anneaux de Samothrace reculer en bondissant, et des parcelles de fer tressaillir avec fureur dans un vase d’airain, sous lequel on avait mis une pierre magnétique : tant il semble que le fer brûle d’échapper à l’aimant, dès que l’airain s’interpose entre eux, et tant la discorde éclate aussitôt ! Voici pourquoi sans doute. La vapeur émanée de l’airain a pris les devants, et occupe toutes les ouvertures du fer ; (6, 1050) celle de l’aimant, qui vient ensuite, trouve les voies remplies, et ses canaux ordinaires lui manquent. Elle est donc réduite à heurter, abattre d’une vague orageuse l’impénétrable tissu : c’est ainsi qu’elle repousse et agite à travers l’airain un corps qui, sans l’airain, court d’habitude s’engloutir en elle.

Ne va point t’émerveiller, à ce propos, si l’exhalaison de la pierre n’a pas la vertu d’imprimer à toutes choses le même élan. Quelques-unes demeurent inébranlables sous leur poids, comme l’or. D’autres, matières si lâches que cette vapeur y passe sans obstacle, n’offrent aucune prise à l’impulsion : (6, 1060) la substance du bois est évidemment de ce genre. Mais le fer, essence qui tient le milieu entre ces deux natures, à peine absorbe-t-il quelques parcelles d’airain, qu’il se voit ébranler au choc du torrent magnétique.

Encore ces phénomènes ne sont-ils pas si étrangers au reste des corps, que mille faits analogues ne me fournissent de quoi citer mille liaisons extraordinaires.

Tu vois d’abord que la chaux seule joint un amas de pierres, que la seule colle de taureau enchaîne la matière des planches ; et un défaut du bois ouvre leurs veines plus souvent (6, 1070) que la colle ne relâche ses nœuds.

La vigne ose mêler sa liqueur jaillissante à l’eau des fontaines ; ce que ne peuvent ni la poix trop lourde, ni l’huile trop légère.

L’éclat du coquillage de pourpre se marie et s’incorpore à la laine, au point d’en être à jamais inséparable : oui, dût-on employer les flots de Neptune à déteindre l’étoffe ; oui, toute la mer dût-elle la baigner de toutes ses ondes !

Enfin, un corps unique soude l’or à l’or, et le cuivre se voit unir au cuivre par l’étain.

Que d’alliances pareilles je puis trouver encore ! mais à quoi bon ? (6, 1080) Tu n’as aucun besoin de ces longs détours ; et moi, il ne convient pas que j’y dépense tant d’efforts inutiles. Mieux vaut embrasser mille choses en quelques mots. Lorsque des corps, des tissus, se rencontrent avec de si harmonieuses oppositions que les saillies des uns répondent aux cavités des autres, leur union est parfaite. Il peut arriver aussi que des espèces d’anneaux ou de crochets les enlacent, les tiennent mutuellement enchaînés ; et voilà quel doit être surtout le lien de l’aimant et du fer.

Maintenant expliquons la cause des maladies, et de quelle source (6, 1090) peuvent naître tout à coup ces influences malsaines, qui répandent au loin la mortalité sur la race des hommes et sur les troupeaux de bétail. D’abord, je te l’ai enseigné plus haut : s’il y a mille espèces de semences favorables à notre vie, mille autres au contraire, qui engendrent la maladie et la mort, volent nécessairement ici-bas. Quand le hasard les amasse, quand elles troublent la pureté du ciel, les airs deviennent malsains. Ces tempêtes de maladies, ces pestes, un climat lointain nous les envoie, comme les nuages et les brouillards, à travers la haute voûte des cieux ; ou bien elles jaillissent (6, 1100) et montent de la terre même dont les entrailles humides se gâtent, une fois battues de pluies et de chaleurs intempestives.

Ne vois-tu pas, aussi, que le changement d’air et d’eau porte atteinte à ceux qui voyagent loin de leur patrie et de leurs foyers ? Il faut l’imputer aux vives oppositions de la température. Quelle différence, en effet, nous offre le ciel des Bretons et celui de l’Égypte, où penche l’axe du monde ! quelle différence dans l’air, du Pont à Gadès, et jusque chez les races humaines noircies par de brûlantes chaleurs ? (6, 1109) Outre les quatre vents et les quatre zones qui distinguent à nos yeux ces quatre régions, de larges abîmes séparent évidemment la couleur, le visage des peuples, et les espèces de maux qui envahissent chacune.

Il est une maladie, l’éléphantiasis, qui s’engendre sur les bords du Nil, au cœur de l’Égypte, et nulle part ailleurs.

Dans l’Attique, les jambes sont attaquées ; et l’œil, au pays des Achéens. D’autres lieux sont funestes à d’autres parties, à d’autres membres : cette disposition tient aux variétés de l’air.

Ainsi, quand un ciel lointain, qui se trouve être un poison pour nous, se déplace ; quand un air ennemi nous gagne de sa vague ondoyante, (6, 1120) il se traîne peu à peu, comme le brouillard ou les nues ; et toute l’atmosphère où il passe, il la trouble, et l’oblige à changer de nature. C’est ce qu’il fait encore, lorsqu’enfin il arrive dans la nôtre : il la gâte, il la rend pareille à lui-même et contraire à nous.

Engendré soudain, ce mal nouveau, cette peste va fondre sur les eaux, ou pénètre les moissons et les autres aliments des hommes, et la pâture des bêtes ; ou même sa fatale énergie demeure suspendue dans les airs ; et quand notre haleine aspire leur souffle ainsi mélangé, il faut bien que nos corps engloutissent aussi le venin. (6, 1130) Souvent la contagion atteint jusqu’aux bœufs, jusqu’aux troupeaux bêlants que le mal appesantit. Peu importe donc que nous allions nous-mêmes en des climats funestes, et que nous changions le manteau des airs qui nous enveloppe ; ou bien que la Nature nous amène soit un air corrompu, soit quelque autre dont l’usage ne nous est point habituel, et dont l’irruption soudaine peut nous porter atteinte.

Un fléau de ce genre, de mortelles vapeurs désolèrent jadis les campagnes où régna Cécrops : les chemins furent dépeuplés, et la ville épuisée d’habitants. (6, 1140) Car une peste née au loin, et venue des confins de l’Égypte, après avoir franchi de vastes cieux et la plaine flottante des mers, s’abattit enfin sur le peuple de Pandion ; et tous aussitôt devenaient en foule la proie de la maladie et de la mort.

D’abord un feu dévorant se portait à la tête, les deux yeux étincelaient d’ardentes rougeurs. La gorge elle-même, noire à l’intérieur, suait du sang ; des ulcères resserraient en l’obstruant le chemin de la voix, et le sang ruisselait aussi de la langue, cette interprète de l’âme, affaiblie de ses blessures, lourde, paresseuse, et rude au toucher.

(6, 1150) Puis, quand le torrent du mal, descendu par la gorge, inondait la poitrine et se répandait au cœur attristé des malades, alors toutes les barrières de la vie s’ébranlaient à la fois.

De la bouche roulaient, avec l’haleine, ces odeurs fétides qu’exhalent en se gâtant les cadavres abandonnés. L’âme entière dépouillée de sa force, et tout le corps, languissaient, touchant déjà au seuil de la mort. Ces insupportables douleurs avaient pour compagnes assidues les inquiétudes, les angoisses, les plaintes mêlées de gémissements ; et des sanglots redoublés nuit et jour, (6, 1160) obligeant les nerfs et les membres à se tordre sans cesse, brisaient enfin par de nouvelles fatigues leurs ressorts déjà fatigués.

Cependant tu n’aurais vu, à fleur de corps, aucune extrémité trop brûlante ; la main y rencontrait plutôt une impression de tiédeur, quoiqu’en même temps le corps entier fût rougi et marqué du feu des ulcères, pareil au feu sacré qui se répand sur nos membres. Mais la partie intérieure de l’homme s’embrasait jusqu’à la moelle des os ; et la flamme bouillonnait dans l’estomac, comme dans une fournaise. (6, 1170) Pas un des malades n’eût enduré l’usage de la plus mince, de la plus légère étoffe : tous abandonnaient leurs membres, brûlés par la fièvre du mal, au vent, au froid ; une partie même à l’onde glacée des fleuves, où ils précipitaient leurs corps nus. Beaucoup s’élancèrent jusqu’au fond des puits, et y vinrent tomber la bouche béante. Une soif dévorante, insatiable, les y plongeait ; et pour elle les torrents étaient comme des gouttes d’eau.

Le mal n’avait point de relâche : les corps gisaient épuisés de fatigue ; la médecine bégayait à peine dans une muette épouvante, tant elle voyait de malades (6, 1180) rouler un œil ardent, au sein de longues et pénibles insomnies ! Bien d’autres signes annonçaient la mort : l’âme bouleversée par la tristesse et l’effroi ; le sourcil dur et froncé ; l’air hagard et farouche ; les oreilles inquiètes et toujours pleines d’un sinistre tintement ; l’haleine tantôt précipitée, tantôt lente et forte ; une sueur qui ruisselait à flots brillants du cou ; une salive claire, appauvrie, teinte d’une couleur de safran, chargée de sel, et qu’une toux rauque chassait avec peine de la gorge. Les nerfs se contractaient aux mains, les membres tressaillaient ; (6, 1190) du bout des pieds, enfin, le froid étendait à pas lents et sûrs ses envahissements. À l’approche du moment suprême, ils avaient encore les narines serrées, la pointe du nez aiguë et mince, les yeux caves, les tempes creuses, la peau froide et rude, la bouche convulsivement ouverte, le front tendu et saillant. Bientôt après, la mort roidissait leurs membres immobiles ; et quand le soleil avait huit fois blanchi les cieux de sa lumière, ou neuf fois allumé son flambeau, ils rendaient l’âme.

Si quelques-uns, comme le fait arriva, échappaient à cette mort, parce que les plaies hideuses de leurs entrailles vomissaient un torrent de matières noires, (6, 1200) cependant le poison et le trépas les attendaient encore. Que de fois, au milieu de vives douleurs à la tête, un sang corrompu remplissant les narines jaillissait à grands flots ! et par cette voie s’écoulait toute la vigueur, toute la substance des hommes.

Évitaient-ils ce flux impétueux de sang empoisonné, la maladie se jetait alors sur les nerfs, les articulations, et jusque sur les organes générateurs du corps. Aussi les uns, craignant le terrible seuil de la mort, vivaient-ils en abandonnant au fer la dépouille de leur virilité. D’autres, sans pieds ni mains, tenaient encore (6, 1210) à la vie ; une foule se privaient de leurs yeux : tant était vive cette peur de mourir imprimée dans leur âme ! Quelques malheureux enfin se prirent à oublier toutes choses, au point de ne plus se reconnaître eux-mêmes.

Quoique la terre fût jonchée de cadavres entassés sur cadavres et manquant de sépulture, la race des oiseaux et les bêtes sauvages s’en écartaient d’une fuite rapide, pour éviter d’infectes odeurs : ou bien elles goûtaient à peine ces restes, que déjà elles languissaient aux approches de la mort.

Et même, en ces tristes jours, on ne voyait guère d’oiseaux apparaître, ni d’animaux nuisibles (6, 1220) sortir des forêts : la plupart, frappés de la maladie, expiraient languissamment. Les chiens surtout, les chiens fidèles, étendus dans toutes les rues, y vomissaient avec effort leur âme, sous les assauts du mal qui arrachait la vie de leurs membres.

On menait à la hâte d’innombrables funérailles que nul n’accompagnait. Rien ne fournissait un remède général et sûr ; car ce qui avait permis à l’un d’aspirer encore le souffle vivifiant des airs, d’apercevoir encore la voûte des cieux, perdait l’autre et amenait sa ruine.

Mais de toutes ces calamités voici la plus affreuse, (6, 1230) la plus lamentable : à peine saisi du fléau, on se voyait déjà condamné à mourir ; et, dans le triste abattement d’une âme défaillante, on gisait immobile, n’envisageant plus que la mort, et l’on expirait sur la place.

Oui, car l’avide contagion du mal ne cessait point un seul instant de gagner les uns après les autres, comme des troupeaux chargés de laine ou des bœufs mugissants. Voilà surtout ce qui entassait funérailles sur funérailles. En effet, tous ceux qui fuyaient la couche des malades, trop attachés à la vie, trop effrayés de la mort, (6, 1240) étaient bientôt punis par une mort aussi triste que honteuse, délaissés eux-mêmes, manquant de secours, et à leur tour victimes de l’Abandon. Ceux au contraire qui assistaient les autres, succombaient et à la contagion, et à la fatigue que les obligeaient de subir une noble pudeur, et la prière caressante, la voix plaintive des mourants. Aussi étaient-ce les meilleurs des hommes qui essuyaient ce beau trépas.

Luttant d’efforts pour ensevelir sans relâche tout un peuple des siens, on revenait enfin brisé par les larmes et le deuil. Alors la plupart tombaient au lit sous le poids du chagrin ; et il était impossible de trouver un homme que ni la maladie, (6, 1250) ni la mort, ni le deuil, n’eût frappé à cette cruelle époque.

Le pâtre, le bouvier, et le guide robuste de la charrue, sentaient aussi de mortelles langueurs. Au fond des chaumières se pressaient des corps étendus, victimes du fléau et de la misère. Ici tu aurais vu des parents jetés sans vie sur les restes sans vie de leurs enfants ; là des fils expirant sur le cadavre de leur père et de leur mère !

Cette désolation fut en grande partie répandue des campagnes dans la ville, et apportée par une foule de laboureurs (6, 1260) qui, aux premières atteintes du mal, y affluèrent de tous côtés. Les maisons, les places disparaissaient toutes sous leurs flots épais, et la mort y amoncela facilement les cadavres.

Un grand nombre tombaient de soif au milieu des rues, et leurs corps, roulant au pied des fontaines jaillissantes, y demeuraient étendus, et suffoqués par une onde trop douce à leur gorge avide. Dans tous les endroits publics, sur tous les chemins, on voyait aussi des corps à demi éteints, aux membres languissants, horribles de saleté, couverts de lambeaux, aux chairs gâtées et en ruines, aux os revêtus à peine d’une peau livide, (6, 1270) que les plaies hideuses des entrailles et la corruption avaient déjà presque engloutie !

Enfin la mort, amoncelant ces dépouilles inanimées jusque dans le sanctuaire des immortels, chargeait incessamment de cadavres tous les édifices sacrés, que les gardiens des temples remplissaient de leurs hôtes. Car alors la religion et les divinités saintes étaient peu considérées : la douleur du moment avait plus de force.

On ne conservait plus, dans la ville, ces solennelles habitudes dont la pieuse cité accompagna toujours les funérailles. Le peuple courait çà et là tout bouleversé ; et chacun, (6, 1280) livré à ses propres ressources, ensevelissait tristement son ami.

Un mal si imprévu, et la dure misère, leur inspiraient même bien des violences. Ils plaçaient à grands cris leurs parents sur des bûchers construits pour d’autres, ils y mettaient le feu ; et souvent ils engageaient des luttes sanglantes, plutôt que d’abandonner leurs cadavres.





SOMMAIRES

DU POËME DE LA NATURE DES CHOSES.


LIVRE I.


Lucrèce commence par invoquer Vénus, qui peuple la nature. — Il dédie ensuite son poëme à Memmius. — Il loue et défend Épicure. — Exposition du système. Axiome fondamental : Rien ne sort du néant, et rien n’y retourne. — Il existe des corps trop déliés pour être sensibles, mais que l’esprit conçoit. — Ces atomes forment, avec le vide, la base unique du monde. Toute chose étrangère à ces deux principes est une propriété ou un accident de l’un ou de l’autre. — Les atomes doivent être parfaitement solides, infiniment petits, indivisibles et éternels. — C’est à tort qu’Héraclite donne pour élément au monde le feu ; d’autres philosophes, l’air, la terre ou l’eau ; et Empédocle ces quatre substances. — Anaxagore ne réussit pas mieux avec son homœomérie. — Les atomes sont innombrables, le vide sans bornes, le Grand Tout infini : il est donc ridicule de croire que l’univers ait un centre, où tombent les corps pesants.





LIVRE II.


Après un brillant éloge de sa philosophie, Lucrèce revient aux atomes, et traite de leurs qualités. — 1o Le mouvement, attesté par la formation des êtres. — Les atomes, que la pesanteur entraîne dans le vide, tombent avec une rapidité incroyable ; mais, pour expliquer la naissance des corps et surtout des corps libres, il faut soumettre leur chute à une légère déviation qui amène des rencontres, des chocs, des alliances. — Railleries contre les ignorants qui évoquent une providence divine, comme si un mouvement éternel ne suffisait point à la nature. — 2o Forme des atomes. Tous ne sont pas construits de même, puisque les corps qui en proviennent affectent diversement nos organes. — Il y a des éléments ronds, carrés, anguleux, rudes, polis, crochus… etc. Le nombre de ces formes est borné ; mais les atomes eux-mêmes sont innombrables. — Quant aux autres qualités, comme le goût, la couleur, le froid ou le chaud, ils n’en possèdent aucune ; et ils ne sont qu’une matière insensible, quoiqu’ils engendrent le sentiment et la vie. — Avec le mouvement et la forme seule, ces atomes, dont la masse infinie vole éternellement au sein de l’immensité, y sèment une foule de mondes que de nouveaux tourbillons alimentent, que des pertes appauvrissent ensuite, et qui ont, comme les animaux et les plantes, leur croissance, leur maturité, leur dépérissement et leur ruine.




LIVRE III.


Invocation à Épicure. — Si la crainte de la mort empoisonne la vie humaine, c’est qu’on ignore la nature de l’âme. — Or l’âme est une partie réelle du corps, et non pas une harmonie, comme l’ont avancé quelques philosophes grecs. — De l’esprit. C’est la plus vive, la plus énergique essence de l’âme. Il réside au cœur, tandis que l’âme proprement dite est répandue dans les membres. — L’âme et l’esprit sont de nature corporelle. — Ils ont pour base le plus mince tissu des atomes les plus déliés, les plus lisses, et se composent de quatre substances : l’air, le souffle, la chaleur, et une autre qui par sa délicatesse échappe même au langage, et qui est comme l’âme des âmes. — Ces quatre principes se combinent et agissent ensemble, mais de telle sorte que l’un ou l’autre prédomine et influe sur le caractère. — L’esprit et l’âme sont inséparables. — Démocrite croit que les éléments de l’âme et du corps s’entrelacent un par un : il se trompe ; l’âme anime le corps, sans y être mêlée. — Au reste, elle naît et succombe avec lui. La métempsycose est une fable ridicule. — Pourquoi donc craindre la mort, qui ne laisse rien après elle ? — Les supplices de l’enfer ne sont qu’une image allégorique des tourments que l’homme se crée dans la vie. — Reproches de la Nature à ceux qui se plaignent de mourir.





LIVRE IV.


Exorde renouvelé du premier chant. — Le poëte veut expliquer ici tout le mécanisme des sensations et des idées par les images, formes pures, apparences légères, dont les unes émanent des corps, dont les autres s’engendrent elles-mêmes dans l’espace, et qui arrivent aux intelligences par le canal des sens. — Il faut d’abord que les sens nous inspirent la plus haute confiance. Ils sont infaillibles : le jugement seul nous trompe. — Le contact des simulacres ou images que ces organes nous transmettent excite diversement les impressions — de la vue— de l’ouïe — du goût — de l’odorat. — Quant aux idées, elles viennent de ces images encore plus frêles, plus imperceptibles, qui ne cessent d’éclore dans les airs, et qui s’insinuent à travers nos membres jusqu’au fond de nos âmes. — Les organes de l’homme ne furent point créés en vue de ses besoins. — Origine du sommeil. Explication des songes. — Ils nous apportent des images voluptueuses. — De l’amour, et des maux qu’il entraîne.





LIVRE V.


Magnifique éloge d’Épicure. — Théorie sur le monde. — Ce n’est point une essence divine. Il ne peut être non plus l’ouvrage des dieux, car il est plein d’imperfections ; ni leur séjour, car il est exposé à la ruine. — Il a eu un commencement, et il aura une fin, parce qu’il se compose de substances périssables qui se livrent une guerre éternelle. — De sa formation. Comment il se débrouilla peu à peu, et devint une masse harmonieuse et distincte, par la superposition des quatre éléments. — Du cours des astres. Exposition des nombreux systèmes sur leur mouvement. — Du soleil et de la lune : leur volume, leurs phases, leurs éclipses. — Décroissement périodique des jours et des nuits. — Du monde naissant. Il enfante tour à tour les plantes, les arbres, les oiseaux, les quadrupèdes, les hommes. — Peinture de la société humaine à son berceau. — Origine de la propriété, du langage, du gouvernement, de la guerre, de la religion. — Développement lent et graduel de l’industrie, des arts, et des sciences.





LIVRE VI.


Éloge d’Athènes, le berceau de la sagesse, la patrie d’Épicure. — Pour rassurer les hommes qui attribuent les bouleversements du ciel à la colère divine, Lucrèce prouve que tous les météores ont des causes naturelles. — Du tonnerre, des éclairs et des nuages. Les dieux lanceraient-ils la foudre sur des têtes innocentes, sur leurs propres autels ? — Origine des trombes marines et terrestres, des ouragans, de la pluie, de l’arc en ciel. — Pourquoi la mer ne déborde pas. — Éruptions de l’Etna. — Crues périodiques du Nil. — Des exhalaisons meurtrières que jettent les terrains nommés Avernes. — Des vapeurs empoisonnées qui émanent du sol, se répandent dans l’air, et sèment au loin des maladies contagieuses. — Peste d’Athènes.




NOTES


SUR LE POËME DE LA NATURE DES CHOSES.


LIVRE PREMIER.


v. 1. Æneadum genetrix, hominum Divomque voluptas, Alma Venus. Quelques critiques n’ont vu qu’une grave inconséquence dans cette magnifique invocation. Ils la reprochent au poëte, comme un hommage involontaire qu’il rend à la Divinité. Ce reproche n’est pas sérieux : Lucrèce explique clairement son idée par ces vers du premier livre :

Quando alio ex alio reficit Natura, neque ullam
Rem gigni patitur, nisi morte adjutam aliena.

Vénus et Mars personnifiaient, en mythologie, la force qui tue et la force qui engendre : voilà pourquoi Lucrèce implore l’une pour tempérer l’autre. Au reste, il faut reconnaître en lui un double caractère. Comme poëte, il semble adopter quelquefois les idées théologiques de son temps ; comme philosophe, au contraire, il s’arme contre elles, et les combat de toute sa force. Sans cette distinction, plusieurs endroits de son poëme deviennent inintelligibles. Celui-ci, par exemple :

Usque adeo res humanas vis abdita quædam
Obterit, et pulchros fasces, sœvasque secures
Proculcare ac ludibrio sibi habere videtur !

Quelle est donc cette irrésistible et mystérieuse puissance ? On est tenté de croire qu’il y a sous ce mot vague un pressentiment du Dieu unique, du Dieu chrétien.

v. 57. Omnis enim per se Divom natura, necesse est. Lucrèce parle ici des intermondes, intermondia, où Épicure avait relégué les dieux. Il voulut ainsi les soustraire au péril d’être enveloppés dans les ruines du monde, disent Cicéron et Sénèque ; mais ils n’ont pas vu que, d’après le système de l’école, ces espaces intermédiaires n’étaient point un abri sûr, puisque c’était là justement que devaient se répandre les débris de l’univers.

Ne volucri ritu flammarum, mœnia mundi
Diffugiant subito, magnum per inane soluta.

Le véritable but d’Épicure était d’ôter à ces dieux le gouvernement de notre monde, en les plaçant hors de la sphère des événements humains.

Semota ab nostris rebus, secretaque longe.

v. 67. Primum Graius homo mortaleis tollere contra Est oculos ausus. Ce Grec fameux était Épicure. Il naquit, suivant les uns, à Gargette, bourg de l’Attique ; suivant les autres, à Samos, l’an 341 avant l’ère chrétienne. Sa famille est inconnue. Il s’adonna jeune encore à l’étude de la sagesse, qu’il puisa dans les écrits d’Anaxagore, de Démocrite, d’Archélaüs, le maître de Socrate, et qu’il enseigna d’abord à Mitylène, puis à Lampsaque. Il vint ensuite ouvrir une école dans Athènes. La pureté de ses mœurs, la hauteur de ses enseignements, et le charme de sa philosophie douce et naturelle, lui attirèrent bientôt de nombreux disciples ; mais il excita en même temps la haine jalouse des stoïciens, qui ne reculèrent devant aucun moyen pour le perdre. Il fut accusé comme Socrate. Plus heureux que cet illustre sage, il triompha de l’envie comme du fanatisme, et sa gloire en devint plus éclatante.

Vivre selon la nature, jouir dans la mesure de ses forces, rechercher avant tout ce calme, ce bien-être que procure la paix du cœur, unie aux lumières de l’intelligence, telle était en substance la doctrine d’Épicure. On sait combien sa morale a été depuis indignement méconnue et honteusement défigurée.

Il mourut à l’âge de 72 ans, des atteintes d’une lente et douloureuse maladie qu’il avait contractée dans sa jeunesse.

v. 118. Ennius ut noster cecinit. Ennius fut le premier qui éleva la poésie latine jusqu’à l’épopée. Il composa en outre des annales, des satires, des comédies, des tragédies, etc. ; mais il nous reste à peine quelques fragments de ses ouvrages. Le style en est barbare et rude comme l’époque où il vécut : il a pourtant de la hauteur, et il s’illumine çà et là d’un éclair de génie. Ovide l’a peint en ces termes :

Ennius, ingenio maximus, arte rudis.

Stace le caractérise plus énergiquement encore :

Musa rudis ferocis Enni.

v. 156. Quas ob res, ubi viderimus nil posse creari De nihilo. On regarde cet axiome fondamental, Ex nihilo nihil, comme un principe universellement adopté par les anciens. Cicéron écrit, dans son livre sur la Divination : Erit aliquid quod ex nihilo oriatur, aut in nihilum subito occidat ? Quis hoc physicus dixit unquam ? Aristote reconnaît aussi que tous les physiciens sont unanimes sur ce point : « ὀμογνωμονοῦσι τῆς δόξης ἄπαντες οἴ περὶ φυσέως. » Voici enfin les paroles de Burnet : Creatio et annihilatio, hodierno sensu, sunt voces fictitiæ neque enim occurrit apud Græcos, Hebræos el Latinos vox ulla singularis, quæ vim istam olim habuerit. On ajoute même que saint Jérôme regarde comme synonymes les mots creare, condere, formare. Cependant, si quelques philosophes d’autrefois n’eussent point admis l’idée d’une création absolue, telle que l’entendent les modernes, pourquoi Lucrèce se serait-il cru obligé d’établir le principe contraire sur tant de preuves ? Pourquoi tout cet appareil, pour démontrer une vérité universellement consentie ? D’ailleurs, que veut dire Sénèque, lorsqu’il met en problème si Dieu a fait lui-même la matière, ou s’il a travaillé sur une matière préexistante ? Materiem ipse situ formet, an data utatur ? Nat. Quæst., lib I, in præf.

v. 251. Postremo pereunt imbres, ubi eos pater Æther. Les anciens, dans leur vive et brillante imagination, donnaient une forme et un rôle à toutes les parties de la nature. Suivant eux, l’air était le père commun de tous les êtres : de là cette expression de pater Æther.

v. 272. Principio, venti vis verberat incita pontum. Cette magnifique description des ravages du vent a servi de modèle à Virgile, Géorg. liv. i, v. 316 sqq.

v. 316. Strataque jam volgi pedibus detrita viarum Saxea conspicimus. Ici le poëte nous fait entendre qu’aux portes de Rome étaient placées les statues des dieux tutélaires, dont la foule baisait en passant la main droite. Cicéron, dans un de ses plaidoyers contre Verrès, rapporte aussi que, sur une place d’Agrigente, la statue d’Hercule avait le menton usé par les nombreux hommages de ce genre qu’elle recevait à chaque instant.

v. 460. Tempus item per se non est. Le temps a été la première divinité de la théologie païenne, à cause du caractère d’infinité qu’il semble porter avec lui. Saturne, le ciel ou le temps, étaient un seul et même dieu, un vieillard terrible, sous la faux duquel tombaient indistinctement tous les êtres. Le temps fut donc personnifié. On lui donna un corps et des parties qui étaient le passé, le présent et l’avenir. On le regarda comme un être réel, distinct, mais dépendant du monde qui était né avec lui, et qui devait avoir la même fin ; en sorte que, ce monde détruit, il faudrait qu’un autre temps prît naissance et vînt présider à un autre univers. C’est contre cette opinion extravagante que s’arme ici Lucrèce, persuadé que le temps est une idée purement abstraite, une forme imaginaire sous laquelle l’esprit envisage la suite des événements.

…… Transactum quid sit in ævo,
Tum quæ res instet, quid porro deinde sequatur.

v. 552. Denique, si nullam finem natura parasset Frangundeis rebus. La divisibilité de la matière est une question importante et vivement débattue. Thalès, Pythagore, Aristote, Chrysippe, Descartes, soutiennent qu’elle se partage à l’infini ; Leucippe, Démocrite, Épicure, Lucrèce, Gassendi, adoptent l’idée contraire. Entre tant et de si hautes autorités, la décision n’est pas facile. Toutefois les objections de Lucrèce nous ont paru d’autant plus fortes, que de nos jours la science leur prête un appui incontestable. Si, comme on le voit à l’aide du microscope, la nature ne développe les êtres qu’en travaillant sur des germes, il faut bien que les divisions actuelles de la matière soient bornées.

v. 639. Heraclitus init quorum dux prœlia primus. Héraclite, qui enseignait la philosophie de Pythagore dépouillée de ses voiles, exerça d’abord la première magistrature d’Éphèse, sa patrie. Dégoûté du gouvernement par la méchanceté des hommes, il s’ensevelit dans la retraite, pour y verser d’intarissables larmes sur leurs maux et leurs vices. Après avoir refusé l’invitation de Darius qui l’appelait à sa cour, il mourut à 60 ans, d’une hydropisie. Ce langage obscur que notre poëte lui reproche, le fit appeler Σϰοτεινὸς, le ténébreux. Sa physique entière repose sur cet axiome : que le feu est le principe de tout ; le principe des âmes, qui ne sont que des particules ignées ; le principe des corps, dont les éléments sont des molécules de feu simples, éternelles, inaltérables et indivisibles. Ces atomes ignés ont formé l’air, en se condensant ; un air plus dense encore a produit l’eau ; une eau plus compacte a engendré la terre. L’âme n’étant que du feu, Héraclite en concluait que le comble du malheur était de se noyer, parce qu’alors l’âme s’éteint et qu’on meurt tout entier : opinion singulière qui pénétra jusque dans le christianisme ; car Synédius, évêque de Ptolémaïs au quatrième siècle, avoue qu’au moment de faire naufrage sur les côtes de la Libye, cette idée lui causa de vives appréhensions. Héraclite eut quelques disciples ; entre autres Platon, qu’il forma jeune encore à l’étude de la philosophie.

v. 717. Quorum Agragantinus cum primis Empedocles est. Empédocle, fils de Méthon, d’une noble famille d’Agrigente, s’illustra comme philosophe, comme poëte et comme historien. Il vécut en même temps qu’Euripide, vers la 84e olympiade, environ 404 ans av. Jésus-Christ. Ainsi qu’Homère, il eut l’honneur de voir ses poésies chantées publiquement. Sa vie est peu connue, et de ses ouvrages il ne reste que des fragments cités par Aristote et Diogène Laërce. On raconte qu’il se précipita lui-même dans un cratère de l’Etna.

v. 830. Nunc et Anaxagoræ scrutemur ὁμοιμέρειαν. Anaxagore, né à Claxomène dans une haute position, abandonna tout, honneurs et richesses, pour étudier la nature. Socrate, Périclès, Euripide, furent ses disciples, et illustrèrent d’un triple éclat son école. Le premier de tous, suivant Aristote, il attribua l’arrangement du monde à une Intelligence ; idée magnifique, qu’il gâta lui-même en reconnaissant une matière préexistante, sur laquelle cette intelligence n’avait aucun droit. La tendance religieuse de ses enseignements, qui lui avait valu le surnom de Νοῦς ou mens, ne put le soustraire à une accusation d’impiété ; et, chose à peine croyable ! l’homme qu’on accusait d’impiété pendant sa vie eut des autels après sa mort. Anaxagore est le premier philosophe qui ait publié des livres.

v. 1051. Illud in his rebus longe fuge credere, Memmi. C’est le système des antipodes que réfute ici Lucrèce.





LIVRE II.


v. 4Quibus ipse malis careas, quia cernere suave est. Au lieu de mettre, comme la plupart des traducteurs : « La vue des maux dont nous sommes exempts nous est douce, » on a cru rendre le véritable sens de ce vers en traduisant : « Nous aimons à voir de quels maux nous sommes exempts. » C’est là une idée moins égoïste, moins cruelle.

v. 7. Sed nil dulcius est, bene quam munita tenere. Voltaire, dans une épître à mad. Du Châtelet, a traduit ce morceau :

Heureux qui, retiré dans le temple des sages,
Voit en paix sous ses pieds se former les orages ;
Qui contemple de loin les mortels insensés,
De leur joug volontaire esclaves empressés.
Inquiets, incertains du chemin qu’il faut suivre.
Sans penser, sans jouir, ignorant l’art de vivre,
Dans l’agitation consumant leurs beaux jours,
Poursuivant la fortune et rampant dans les cours !
O vanité de l’homme ! ô faiblesse ! ô misère !

v. 24. Si non aurea sunt juvenum simulacra per ædeis, Lampadas igniferas. Ces beaux vers ont frappé Virgile, qui a peint le même tableau avec de nouvelles couleurs dans le second livre des Géorgiques :

O fortunatos nimium, sua si bona norint,
Agricolas, quibus ipsa, procul discordibus armis,
Fundit humo ! facilem victum justissima tellus,
Si non ingentem foribus domus alta superbis
Mane salutantum totis vomit ædibus undam,
Nec varios inhiant pulchra testudine postes,
Illusasque auro vestes, Ephyreiaque æra,
Alba neque Assyrio fucatur lana veneno,
Nec casia liquidi corrumpitur usus olivi.
At secura quies, et nescia fallere vita,
Dives opum variarum ; at latis otia fundis,
Speluncæ, vivique lacus : at frigida Tempe,
Mugitusque boum, mollesque sub arbore somni,
Non absunt ; illic saltus et lustra ferarum,
Et patiens operum exiguoque assueta juventus.

Nous renvoyons, pour l’intelligence de ce morceau, à la traduction de Virgile que contient ce volume.

v. 66. Nam certe non inter se stipata cohæret Materies. Lucrèce combat ici Aristote, qui supposait la matière inerte, comme il la croyait sans forme, et qui attribuait à cette inertie même toutes les transformations de la nature. Épicure, au contraire, veut que la matière soit frappée d’une éternelle agitation.

…… Nimirum nulla quies est
Reddita corporibus primis per inane profundum.

v. 209. Non cadere in terram stellas et sidera cernis ? Ce n’est point pour se prêter à l’opinion populaire que Lucrèce fait tomber les étoiles : il ne parle pas ici en poëte, mais en physicien. Comme Épicure était persuadé que le soleil, la lune, les astres, ne sont pas plus gros qu’ils ne nous le paraissent, il en concluait que ces vapeurs enflammées, que nous voyons tomber pendant la nuit, sont de véritables étoiles. Il ne faudrait donc pas traduire ici le mot stellas par feux nocturnes.

v. 257. Unde est hæc, inquam, fatis avolsa voluntas. Il est impossible de se figurer comment la liberté humaine repose sur la déclinaison des atomes. Cette déclinaison est-elle nécessaire ou accidentelle ? Si elle est nécessaire, comment la liberté peut-elle en être le résultat ; si elle est accidentelle, par quoi est elle déterminée ? Qu’est-ce d’ailleurs que ce mouvement oblique que Lucrèce établit, par la seule raison qu’il lui est indispensable pour expliquer la formation des êtres ? On voit que c’est là un côté faible, un point vulnérable du système d’Épicure ; et les attaques ne lui ont pas manqué. Nous n’essayerons pas de résoudre le problème. Remarquons seulement avec quel art Lucrèce noue le fil imperceptible de ces raisonnements, et avec quels merveilleux efforts de poésie il cherche à éblouir, à entraîner la conviction qui hésite.

v. 430. Fæcula jam quo de genere est, inulæque sapores. Il s’agit ici de deux assaisonnements. La fécule (fæx) était d’un goût piquant, et faite, comme son nom l’indique, avec la lie acide du vin. L’aulnée était une sauce extraite des racines à la fois douces et amères d’une plante ainsi nommée.

v. 474. Humor dulcis, ubi per terras crebrius idem Percolatur. Les anciens croyaient que les eaux de la mer, filtrées à travers le sol, alimentaient les sources des fleuves.

v. 599. Quare magna Deum Materque ferarum. La plupart des philosophes croyaient que les espèces vivantes, ainsi que les dieux, devaient l’existence à la terre ; et les peuples de l’antiquité ont presque tous divinisé cette mère commune. La manière dont Lucrèce interprète les allégories de ce culte est ingénieuse, et pleine de la plus noble philosophie, de la plus haute morale, quoique souvent un peu forcée.

v. 615. Gallos attribuunt. Les Galles étaient des prêtres de Cybèle, dont la Phrygie inondait l’empire romain. Les anciens nous les ont représentés comme des vagabonds, des fanatiques et des misérables, dont on avait souvent à craindre la fureur. Ils portaient l’image de la mère des dieux ; ils allaient quêter pour elle ; on dit même qu’ils connaissaient toutes les ressources de la nécromancie, qu’ils jouaient des gobelets, et qu’ils prédisaient l’avenir.

v. 621. Et Phrygio stimulat numero cava tibia menteis. Le mode phrygien est un des quatre principaux modes de la musique grecque ; c’est aussi l’un des plus antiques. Le caractère en était vif, impétueux, fier, ardent et terrible. Aussi était-ce, suivant Athénée, sur le ton ou mode phrygien qu’on sonnait de la trompette, et qu’on jouait des autres instruments militaires. Ce mode, inventé, dit-on, par le Phrygien Marsyas, tient le milieu entre le lydien et le dorien, sa finale étant à un ton de distance de l’un et de l’autre.

v. 630. Hic armata manus, Curetas nomine Græcei Quos memorant Phrygios. On regarde les Curètes comme les plus anciens ministres de la religion païenne. Livrés à la contemplation, ces prêtres étaient en Crète ce que les Mages furent en Perse, les Druides dans la Gaule, et les Saliens à Rome. On leur attribue l’invention de quelques arts. Dans leurs cérémonies, ils dansaient tout armés au bruit des cris tumultueux, des tambours, des flûtes, des sonnettes. Ils frappaient avec des épées sur des boucliers, et semblaient s’animer d’une fureur divine, qui épouvantait un peuple crédule. Il y en avait en Crète, en Phénicie, en Phrygie, à Rhodes, et par toute la Grèce. Ils se livraient à une douleur effrénée, et se mutilaient même en l’honneur de Cybèle, désespérée de la mort d’Atys. Ils observaient enfin des jeûnes si rigoureux, qu’ils s’interdisaient jusqu’à l’usage du pain.

v. 810. Et quoniam plagæ quoddam genus excipit in se Pupula. Ce vers est remarquable en ce qu’il montre qu’Épicure ne regardait la vue que comme un tact d’une certaine espèce. Les autres sensations sont également rapportées au tact dans le quatrième livre. Le tact est donc, pour cette école, le sens par excellence, le plus général de tous. En effet, parmi les êtres qui ont ou auxquels nous attribuons la sensibilité, il y en a qui paraissent privés de la vue, d’autres qui semblent dépourvus d’ouïe ou d’odorat ; mais il n’y en pas un seul à qui la nature ait refusé le tact. Voilà sans doute pourquoi Lucrèce s’écrie plus haut avec tant d’enthousiasme :

Tactus enim, tactus, proh Divom numina sancta !
Corporis est sensus.

v. 1105. Multaque post mundi tempus genitale. Les commentateurs de Lucrèce, et Gassendi lui-même, n’ont point remarqué ce passage autant qu’il méritait de l’être ; il sert à expliquer plusieurs endroits de la philosophie corpusculaire. Épicure croyait que non-seulement notre monde, mais encore tous les autres, dont il supposait le nombre infini, étaient environnés d’éléments extérieurs, comme notre globe est environné par l’air. Ces éléments, placés dans les intervalles des mondes, les alimentaient en s’incorporant à leur substance, et en réparaient les pertes. Ils empêchaient aussi, à l’aide d’une pression extérieure, les atomes constitutifs de chaque monde de rompre leur assemblage, et de se disperser dans le vide.

v. 1145. Sic igitur magni quoque circum mœnia mundi Expugnata dabunt labem. Presque toutes les écoles de philosophie reconnaissaient, non-seulement que le monde courait à sa perte, mais encore qu’il approchait de son terme. Platon annonçait le dépérissement de ses forces ; Sénèque se plaisait dans cette lugubre contemplation, et le christianisme saisit avidement ce dogme terrible. Saint Cyprien a dit comme Lucrèce : Jam scire debes mundum non illis viribus stare quibus ante steterat, nec eo robore valere quo ante prævalebat. De là ces calculs, ces prédictions qui épouvantèrent successivement tous les âges ; prédictions sans cesse démenties, sans cesse renaissantes, et que les générations humaines se transmettaient comme une sorte de terreur périodique !

v. 1155. Aurea de cælo demisit funis in arva. Ce vers fait allusion à une fable racontée par Homère dans le huitième livre de l’Iliade. Cette fable, d’après Platon, n’est qu’une belle et ingénieuse allégorie du soleil, dont les rayons, semblables à une chaîne d’or, font descendre la vie et la fécondité sur l’univers.

v. 1156. Nec mare, nec fluctus, plangentes saxa, crearunt. Lucrèce réfute ici l’opinion, longtemps accréditée, que les hommes étaient nés de l’Océan. Platon regardait cette doctrine comme très-ancienne ; c’était celle de Thalès. De là toutes ces fables adoptées par les poëtes. Homère fait naître tous les dieux de l’Océan :

Ὠϰεανόν τε, θεῶν γένεσιν, καὶ μητέρα Τηθύν.

Voilà l’origine de la fable de Vénus sortant de l’écume des ondes, et l’étymologie du nom de Rhéa (ῥέω), cette déesse de l’âge d’or ; c’est encore par là qu’on peut expliquer le culte que presque tous les peuples de la terre ont rendu à l’eau.



LIVRE III.


v. 18. Apparet Divom numen, sedesque quietæ. Cette peinture du séjour des dieux rappelle un morceau de l’Odyssée, ch. VI : « Lorsque Minerve, dit Homère, eut cessé de parler à la jeune Nausicaa, elle disparut et remonta au séjour immuable des dieux, où règnent la paix et la sécurité, que ne troublent jamais les vents, que jamais n’altère la pluie, que jamais n’attristent la neige et les frimas. »

v. 43. Et se scire animæ naturam, sanguinis esse. Lucrèce fait allusion au système d’Empédocle, qui regardait nos âmes comme le plus pur de notre sang. Empedocles autem censet animum esse cordi suffusum sanguinem. Cic, Tuscul., quæst. i. C’est peut-être dans le même sens que Virgile dit, Én. liv. IX : Purpuream vomit ille animam. C’était encore l’opinion de Critias, au rapport d’Aristote ; et cette opinion se retrouve jusque dans la Bible. — « Gardez-vous, dit Moïse aux Juifs, de manger du sang, car le sang des bêtes leur tient lieu d’âme. C’est pourquoi vous ne mangerez pas leur âme avec leur chair. » Hoc solum cave, ne sanguinem comedas : sanguis enim eorum pro anima est : et idcirco non debes animam comedere cum carnibus. Deut., cap. xii, v. 23.

v. 59. Denique avarities et honorum cæca cupido. Ce morceau de morale est magnifique ; mais on l’a souvent admiré sans l’entendre ; et l’application, il est vrai, en est difficile à saisir. On a peine à concevoir comment la crainte de la mort fait naître l’avarice, l’ambition, l’envie, tous les vices enfin, et subjugue les cœurs au point d’inspirer à quelques hommes le dégoût de la vie et la résolution de se tuer. Pour comprendre ces idées, il faut se pénétrer des fables de l’ancienne mythologie ; et ce passage, bien loin d’être regardé comme une vaine déclamation, paraîtra plein de sens et de philosophie. Le mépris, la pauvreté et l’ignominie formaient, d’après un axiome fondamental du paganisme, le cortège de la mort. Ce furent donc ces fausses inductions, tirées de la religion païenne, qui engendrèrent tous les crimes si éloquemment décrits par Lucrèce. Voilà pourquoi Virgile, à la porte des enfers, avec le Deuil, les Soucis, la Vieillesse, la Maladie, place la Faim et la Pauvreté.

Vestibulum ante ipsum, primisque in faucibus Orci
Luctus et ultrices posuere cubilia Curæ ;
Pallentesque habitant Morbi, tristisque Senectus,
Et Metus, et malesuada Fames, ac turpis Egestas
Terribiles visu formæ !

v. 101. Ἁρμονίαν Graiei quam dicunt. Quelques philosophes grecs regardaient le corps de l’homme comme un assemblage harmonieux d’organes, comme un vaste instrument dont le jeu enfantait la pensée ou l’âme. Voilà ce qu’ils appelaient Harmonie. Il est singulier que Lucrèce attaque avec tant de violence ce système, qui n’est, à tout prendre, qu’une conséquence fort naturelle de l’épicuréisme. Car enfin, puisque Épicure, pour produire les couleurs, les sons, les odeurs… etc., n’admettait pas une espèce de corps particuliers, une substance exclusivement consacrée à cet usage, mais croyait au contraire que les mêmes atomes diversement arrangés produisaient les couleurs, les sons, les odeurs… etc., il ne devait pas, pour expliquer la pensée, admettre une essence à part, une matière sensible et pensante : il devait faire résulter des atomes mêmes du corps la pensée, qu’il regardait comme une simple modification d’un tout matériel. Au moins, sous cette forme, l’erreur eût été logique.

v. 232. Nec tamen hæc simplex nobis natura putanda est. Il est impossible d’admettre cette bizarre et inintelligible théorie de l’âme humaine. Qu’est-ce, en effet, que le souffle, sinon l’air mis en agitation ? Et qu’est-ce que la chaleur, sinon la modification d’un corps chaud ? Il semble pourtant que Lucrèce en fasse des êtres à part, et qu’il veuille réaliser les formes d’Aristote. Voilà jusqu’où s’égare une philosophie sans expérience, qui tourmente, qui raffine et qui volatilise, en quelque sorte, la matière, avant d’atteindre à l’idée d’une essence immatérielle.

v. 360. Dicere porro oculos nullam rem cernere posse. Lucrèce attaque ici Épicharme et Aristote, qui croyaient que l’âme avait seule le don de la vue, et que les yeux n’étaient pour elle que de simples ouvertures. Νοῦς ὁρῇ, νοῦς ἀϰούει, dit Aristote.

v. 418. Nunc age, nativos animantibus et mortalies Esse animos. Il est incontestable qu’un grand nombre de philosophes anciens reconnurent l’immortalité de l’âme. Mais cette idée, trop haute pour être prostituée à une foule incapable de porter ses regards vers un magnifique avenir, demeura longtemps enfermée dans le sanctuaire. Platon fut le premier qui osa la divulguer et la répandre. L’enthousiasme qu’elle excita dès son apparition prouve combien elle parut douce et séduisante. Cet enthousiasme tenait du fanatisme, du délire. À peine Cléombrote d’Ambracie sait-il que son âme est immortelle, qu’il se précipite du haut d’une tour, comme pour atteindre d’un bond à la vie future. Les disciples du philosophe Hégésias, à Cyrène, se tuent de même. Enfin, la nouvelle doctrine cause une si effroyable épidémie, qu’elle dépeuple les États, et qu’un roi, Ptolémée Philadelphe, est obligé d’en interdire l’enseignement. Qu’arriva-t-il alors ? La politique crut devoir autoriser les fables redoutables du Tartare, du Styx, de l’Achéron, des Furies, de Cerbère, qui étaient l’antidote naturel du dogme de l’immortalité. On regarda le suicide comme un crime puni dans l’autre vie :

Proxima deindo tenent mæsti loca, qui sibi lethum
Insontes peperere manu, lucemque perosi
Projecere animas.
 Virg., En., v.

Ces lugubres images firent tomber une exaltation dangereuse ; et la foule demeura plus calme, partagée entre la terreur et l’espérance.

v. 670. Præterea, si immortalis natura animai Constat, et in corpus nascentibus insinuatur. Il est curieux d’observer ici que le raisonnement de Lucrèce est confirmé par une décision du concile de Trente. L’âme, a dit le concile, s’introduit dans le corps au moment où il est formé, et elle se forme elle-même au moment de s’y introduire. Animam creando infundi, et infundendo creari. Une pareille conformité semble moins étonnante, quand on songe que Lucrèce argumente en cet endroit avec autant de justesse que de profondeur. Si l’âme est immortelle, elle ne doit pas avoir d’origine ; et si elle n’a pas d’origine, si elle existe de toute éternité, pourquoi ne garde-t-elle aucun souvenir de ce qu’elle fut autrefois ?

v. 720. Atque unde animantum copia tanta, Exos et exsanguis, tumidos perfluctuat artus ? Lucrèce est d’accord sur ce point avec une grande partie de nos physiciens modernes, dont les expériences les plus positives ont démontré que la corruption engendre de petits animaux. Souvent l’étymologie d’une expression nous révèle la nature de l’objet pour lequel elle a été créée : ainsi les mots fœtens et fœtus, dont l’un exprime l’odeur d’un corps qui se gâte, et l’autre un être vivant qui commence à se former, ont évidemment une étymologie commune.

v. 904. Aut in melle situnt suffocari. Quelquefois les anciens ont enseveli les cadavres dans le miel. Démocrite voulait que l’on conservât ainsi tous les morts.

v. 951. Quur non, ut plenus vitæ conviva, recedis ? On connaît la belle et touchante imitation que notre poëte Gilbert nous a laissée de cette image.

Au banquet de la vie, infortuné convive,
      J’apparus un jour, et je meurs ;
Je meurs ! et, sur la tombe où lentement j’arrive,
      Nul ne viendra verser des pleurs.

v. 1038. Lumina sis oculis etiam bonus Ancu’ reliquit. Ancus Martius, quatrième roi de Rome, fils d’une fille de Numa. Son caractère, dit Tite-Live, était un mélange de celui de Numa et de celui de Romulus. Il mourut l’an de Rome 138, après un règne de vingt-quatre ans.

v. 1042. Ille quoque ipse, viam qui quondam per mare magnum. Xerxès Ier, cinquième roi de Perse, et second fils de Darius.

v. 1080. Aut etiam properans urbem petit atque revisit. Horace a imité ce passage dans la satire VII :

Non horam tecum esse potes ; non otia recte
Ponere, etc.

Boileau, à son tour, reprend l’idée d’Horace, et se l’approprie par les détails qu’il y ajoute :

Un fou rempli d’erreurs, que le trouble accompagne,
Et malade à la ville ainsi qu’à la campagne,
En vain monte à cheval, pour tromper son ennui :
Le chagrin monte en croupe, et galope avec lui.





LIVRE IV.


v. 73. Et volgo faciunt id lutea russaque vela. Les théâtres des Romains étaient tendus de rideaux, de tapisseries, de voiles, dont les uns servaient à orner la scène, d’autres à la spécifier, d’autres à la commodité des spectateurs. Ceux qui servaient d’ornement étaient les plus riches, et ceux qui spécifiaient la scène représentaient toujours quelque chose de la pièce qu’on jouait. Les voiles tenaient lieu de couverture, et l’on s’en servait pour la seule commodité des spectateurs, afin de les garantir des ardeurs du soleil. Catulus, le premier, imagina de revêtir tout l’espace du théâtre et de l’amphithéâtre de voiles étendus sur des cordages qui étaient attachés à des mats de navire, ou à des troncs d’arbres fichés dans les murs. Ces mêmes voiles devinrent dans la suite un objet de luxe. Lentulus Spinther en fit faire de lin d’une finesse jusqu’alors inconnue. Néron non-seulement les fit teindre en pourpre, mais y ajouta des étoiles d’or, au milieu desquelles il était peint monté sur un char ; le tout travaillé avec tant d’adresse et d’intelligence, qu’il paraissait comme un Phébus qui, modérant ses rayons, ne laissait se glisser qu’un demi-jour agréable.

v. 158. Perpetuo fluere ut noscas e corpore summo Texturas rerum tenuies. On aurait droit de demander à Lucrèce comment les émanations abondantes et continues n’épuisent pas promptement les corps ; mais Épicure répond qu’il se fait un échange continuel d’émanations réciproques, et qu’au moyen de ces compensations alternatives, l’épuisement se fait moins sentir ; il y a d’ailleurs un autre exemple plus favorable à ce système : ce sont les corps odorants, auxquels l’émanation de leurs parfums pendant des siècles ne fait point éprouver d’altération sensible.

v. 218. … Quæ feriant oculos, visumque lacessant. Il faut remarquer combien la théorie des anciens, sur la vision, était ingénieuse ; Lucrèce nous la développe avec beaucoup de clarté et d’élégance. Les détails minutieux sont relevés par les charmes d’une poésie pittoresque et gracieuse ; il est impossible de rassembler plus de difficultés, et de les vaincre plus heureusement.

Il est curieux de comparer le mécanisme que les anciens supposaient pour opérer l’action de la vue, au système supposé par les modernes. Les stoïciens pensaient que de l’intérieur de l’œil s’élancent à sa surface des rayons visuels, qui poussent l’air, le compriment et l’appliquent contre les objets extérieurs. De sorte que, dans leur système, il se fait une espèce de cône, dont le sommet est à la surface de l’œil, et la base posée sur l’objet aperçu. Or, disent-ils, de même qu’en tenant à la main un bâton, on est instruit, par l’espèce de résistance qu’on éprouve, de la nature du corps touché, s’il est dur ou mou, poli ou raboteux, si c’est de la boue ou du bois, de la pierre ou une étoffe ; de même la vue, au moyen de cet air ainsi comprimé, est instruite de toutes les qualités de l’objet qui sont relatives à la vue, s’il est blanc ou noir, beau ou difforme, etc.

Selon Aristote, la chose se passait tout différemment : c’était la couleur même des objets extérieurs qui excitait, et, pour employer ses propres termes, qui réduisait à l’acte la faculté d’être éclairé, qui appartient à l’air, perspicuum actu ; et à l’aide d’une propagation non interrompue dans l’air interposé entre l’objet et l’œil, l’organe était mis en vibration par son moyen, le sensorium intérieur étant ébranlé, d’où s’ensuivait la perception des objets. Ainsi, dans les principes de ce philosophe, l’air fait la fonction du bâton, comme chez les stoïciens ; mais c’est l’objet extérieur qui est la main, et l’œil qui est le corps touché. Chaque explication est donc ici l’inverse de l’autre. Dans la première, le mécanisme de la vision commence par l’œil, et se termine aux objets extérieurs, par le véhicule de l’air ; dans la seconde, il commence par les objets extérieurs, et se termine à l’œil, aussi par le véhicule de l’air.

Les pythagoriciens réunissaient dans leur explication ces deux mécanismes si opposés. Ils croyaient que les rayons visuels, élancés de l’œil, allaient frapper les objets extérieurs, et qu’ils étaient de là réfléchis vers l’organe. C’étaient des espèces de messagers députés par l’œil vers les objets extérieurs, et qui, à leur retour, faisaient leur rapport à l’organe.

Dans les principes d’Épicure, tout se passait par des simulacres, des images, des effigies substantielles, qui, en venant frapper l’œil, y excitaient la vision. C’était là que se bornait tout le mécanisme. Il n’était pas nécessaire que les simulacres traversassent les différentes humeurs des yeux, qu’ils ébranlassent la rétine, qu’ils affectassent le sensorium, puisque l’âme, selon la doctrine d’Épicure, était dans les yeux comme dans le sensorium.

Dicere porro oculos nullam rem cernere posse…

Les modernes expliquent ainsi le mécanisme de la vision. Ils conviennent tous qu’elle se fait par des rayons de lumière, réfléchis des différents points des objets reçus dans la prunelle, réfractés et réunis dans leur passage à travers les tuniques et les humeurs qui conduisent jusqu’à la rétine ; et qu’en frappant ainsi, ou en faisant une impression sur les points de cette membrane, l’impression se propage jusqu’au cerveau, par le moyen des filets correspondants du nerf optique.

v. 619. Principio, sucum sentimus in ore, cibum quom Mandundo exprimimus. L’explication que le poëte fait ici de la sensation du goût est exactement conforme à celle qu’en donnent les physiologistes modernes ; ils partent du même principe que Lucrèce ; mais ils ont poussé plus loin les détails anatomiques, et les procédés chimiques sur la décomposition des corps savoureux.

v. 673. Utraque enim sunt in mellis commixta sapore. Ce vers n’est que la répétition de ce que le poëte a dit ailleurs.

v. 712. Quin etiam gallum… Chez les Perses, les Guèbres, et depuis chez les chrétiens, le coq a toujours joué un rôle dans les fables sacrées : de là sans doute s’est transmise l’opinion populaire que l’aspect d’un coq fait fuir les lions. Pline a dit : « Galli.... terrori sunt etiam leonibus, ferarum generosissimis. » (Hist. Nat., lib. x, c. 21.)

v. 724. Quæ moreant animum res, accipe ; et unde, Quæ veniunt, veniant in mentem, percipe paucis. Le nouveau genre de simulacres adopté par Lucrèce, pour expliquer la génération des idées, ne présente rien de satisfaisant ; c’est la suite du système général des émanations d’Épicure. Toute cette théorie est bien faible : aussi est-ce surtout de ce côté que les détracteurs d’Épicure l’ont attaqué. Au surplus, cette matière fut toujours l’écueil de presque tous les raisonneurs ; les idées innées de Descartes, l’harmonie préétablie de Leibnitz, et les idées divines de Malebranche, ne prêtent pas moins au ridicule que les simulacres d’Épicure.

v. 781. Quæritur inprimis quare, quod quoique libido Venerit… Voici le raisonnement du poëte, dont la marche est un peu brusque et difficile à suivre. On lui demande comment il se peut que les simulacres destinés à la pensée viennent, aussitôt que nous le voulons, présenter à notre esprit les images des objets de toute espèce. Il répond qu’il y a une foule innombrable de ces simulacres ; que chaque instant est divisé en un grand nombre d’autres instants insensibles, auxquels correspond une infinité de simulacres de toute espèce, sans cesse attentifs à nos ordres, et que nous n’avons que la peine de les choisir : car enfin, ajoute-t-il, il n’est pas plus nécessaire que la nature forme exprès des simulacres, quand nous voulons penser, qu’il n’est nécessaire qu’elle leur ait appris les règles de la danse, quand nous les voyons en songe déployer leurs bras, mouvoir leurs membres avec souplesse, etc. Ces deux phénomènes sont la suite du même mécanisme, et s’expliquent par la multitude étonnante de simulacres qui se succèdent en nous sans interruption. Mais, objecte-t-on encore à Épicure, s’il y a un si grand nombre de simulacres, pourquoi n’avons-nous pas au même instant une foule innombrable d’idées de tous les genres ? C’est, répond Lucrèce, que ces simulacres ne sont aperçus que quand l’âme y fait attention, se contendit acute ; sans cela ils sont perdus pour elle. Il en est des yeux de l’âme comme de ceux du corps, qui ne voient que les objets vers lesquels ils se dirigent.

v. 1110. Membra voluptatis dum vi labefacta liquescunt. Lucrèce partageait les opinions des anciens sur la sécrétion du fluide séminal, et pensait, ainsi qu’Épicure et Démocrite, que toutes les parties du corps payaient un tribut dans l’acte de la génération, et contribuaient à la sécrétion de la liqueur fécondante. Cette opinion des anciens philosophes était également celle du vieillard de Cos, puisqu’il disait : Genituram secerni ab universo corpore et ex solidis mollibusque partibus ; et ex universo totius corporis humido, pronuntio.

« Cette idée, dit un physiologiste contemporain, cette idée sur la participation de tous les organes à la sécrétion du sperme, et sur l’existence de cette humeur toute formée dans le sang, est aujourd’hui abandonnée par les physiologistes modernes, quoiqu’elle semble d’abord la plus naturelle et être le résultat de l’observation des phénomènes divers qui précèdent et suivent l’acte de la reproduction. En effet, toutes les parties du corps participent à l’état convulsif et spasmodique des organes générateurs, et éprouvent, en même temps que ces derniers, des secousses plus ou moins violentes, et une sorte de frémissement voluptueux qui annonce l’instant de l’éjaculation. La nature semble concentrer alors toutes ses forces vers le même point, et avoir oublié toutes ses fonctions, pour ne s’occuper que de celles qu’elle doit remplir dans l’acte important de la fécondation.

« Après une sensation aussi vive, et cette espèce de convulsion générale, accompagnée de jouissances portées à leur comble, les forces vitales paraissent nous avoir abandonné. Un profond accablement, un sentiment de tristesse et de lassitude physique, suivi d’une douce mélancolie qui est loin d’être sans charme, semblent nous annoncer que toutes les parties de notre être se sont épuisées dans un si grand effort, et qu’une portion de nous-mêmes s’est échappée, pour aller vivifier un autre individu.

« Cette opinion de Lucrèce et des philosophes de l’antiquité, que le fluide séminal était sécrété en même temps par tous les membres, ne peut plus être admise aujourd’hui, qu’on a prouvé, par un grand nombre d’investigations anatomiques et d’expériences aussi concluantes que multipliées, que les humeurs sécrétées n’existaient pas toutes formées préalablement dans le sang, mais qu’elles se font dans les glandes pendant l’acte de la sécrétion.

« Descartes, et la secte nombreuse des médecins mécaniciens, considéraient les organes sécréteurs comme des espèces de cribles chargés de séparer du sang une humeur quelconque, qui n’était que les molécules constituantes du sang, diversement séparées. Les physiologistes vitalistes, parmi lesquels il faut ranger en première ligne Bordeu, Bichat, et la plupart des modernes, ont depuis longtemps fait justice de cette théorie toute mécanique, et ont surtout prouvé, d’une manière concluante, que la liqueur spermatique n’était pas toute formée dans le sang et sécrétée par les testicules, mais bien que ces organes étaient des instruments chargés de fabriquer le sperme, et de le sécréter ensuite. S’il en était autrement, les analyses chimiques et les examens les plus scrupuleux auraient démontré l’existence dans le sang de quelques atomes du fluide prolifique, et, d’une autre part, la sécrétion devrait être continuelle, et ne pas exiger, pour avoir lieu, l’influence d’un stimulus particulier, et la réunion de certaines conditions et des époques déterminées de la vie.

« C’est donc dans le parenchyme du testicule que le sperme est formé, et ensuite séparé de lui. Cette action toute moléculaire ne tombe pas sous le sens, et ne peut par conséquent être décrite ; elle reste inconnue dans son essence aussi bien que toute autre action de la nature ; et comme elle est exclusive aux êtres vivants, on doit se contenter de savoir qu’elle ne peut s’expliquer par aucune loi, mais que c’est sous l’influence d’un stimulus chimique, mécanique ou mental, que les organes génitaux entrent en action, et que lorsque l’irritation est portée à un certain degré, les testicules sécrètent la liqueur, qui, transmise par les canaux déférents dans les vésicules séminales, est dardée par jets plus ou moins rapides. »

v. 1123. Teriturque thalassina vestis. Thalassina vient du mot grec θάλασσα, mare. Le poëte parle d’une étoffe couleur de mer. C’est une de ces expressions qui n’ont de valeur que dans la langue où l’usage les a introduites.

v. 1155. Nec sua respiciunt miserei mala maxuma sæpe. Molière, qui avait essayé de traduire Lucrèce, a conservé de son travail une imitation de ce passage, qu’il a placée dans sa comédie du Misanthrope. V. la Notice sur Lucrèce.

v. 1156 Nigra μελίχροος est … Les mots grecs que Lucrèce a intercalés dans ce passage étaient en quelque sorte des expressions latinisées par l’usage chez les jeunes voluptueux ; elles avaient une valeur de convention qu’il nous est impossible d’apprécier exactement.




LIVRE V.


v. 156. Quæ tibi posterius largo sermone probabo. On ne voit pas que, dans le reste du poëme, Lucrèce ait rempli cette promesse ; il parle en effet des dieux, de leurs attributs, de leur puissance, mais il ne donne pas sur ce noble sujet une dissertation complète. Ce passage a fait penser à plusieurs commentateurs que son ouvrage était resté incomplet. Mais je crois qu’il faut s’en rapporter à l’opinion de Gassendi : l’ensemble du poëme de Lucrèce est complet ; sa mort prématurée est la seule cause des répétitions et des négligences qui en altèrent les beautés.

v. 182. Exemplum porro gignundis rebus, et ipsa Notities hominum, Diis unde est insita primum ? C’était pour combattre cette objection d’Épicure, que Platon avait imaginé ces idées éternelles, ces archétypes incréés, enfin ce monde insensible qui avait servi de modèle à la Divinité pour la formation d’un monde sensible.

v. 299. Suppeditare novum lumen, tremere ignibus instant. Lucrèce donne ici une image de l’émission de la lumière, telle que les modernes l’ont conçue : si elle n’est pas entièrement vraie, elle est du moins très-ingénieuse, puisque l’expérience des siècles et la science n’ont rien appris de plus sur cette opération de la nature.

v. 334. Nunc addita navigieis sunt Multa. À l’époque où Lucrèce écrivait, les anciens n’avaient que très-rarement étendu leur navigation au-delà du grand lac que nous nommons la Méditerranée. Ils ne parlaient de l’océan Atlantique que comme d’une mer inconnue, dont presque aucun navigateur n’avait osé affronter les flots, au delà desquels on ne supposait aucune région habitable. Cependant, quelques années plus tard, Sénèque prédit les progrès de la navigation ; il va même jusqu’à prophétiser la découverte d’un nouveau monde : « Un temps viendra, dit-il, où les obstacles qui ferment l’Océan s’aplaniront ; la route d’un vaste continent doit s’ouvrir à l’audace du navigateur. Téthys lui découvrira de nouveaux mondes, et Thulé ne formera plus les bornes de la terre. »

Venient annis sæcula seris,
Quibus Oceanus vincula rerum
Laxet, et ingens pateat tellus,
Tethysque novos detegat orbes,
Nec sit terris ultima Thule.

(Sen., Medea, act. ii, Chor.)

v. 417. Sed quibus ille modis conjectus materiai Fundarit terram et cælum, pontique profunda. Les hommes ont toujours tenté avidement de connaître l’origine du globe qu’ils habitent : chez les anciens, ceux qui ont vu dans son ensemble un ouvrage combiné lui ont cherché un ouvrier intelligent, et ont cru ainsi aplanir toutes les difficultés ; d’autres ont cherché une cause naturelle au mouvement et à la forme de cette faible partie de l’univers ; ils ont pensé que, soumise aux lois de la nature, elle avait été produite par elle : chaque créateur de système présuma alors sa formation d’après son génie et ses principes. Parmi les nombreuses cosmogonies, celle des Égyptiens est surtout remarquable.

Leurs premiers philosophes n’admettaient d’autre dieu que l’univers, d’autres principes des êtres que la matière et le mouvement. Au commencement, tout était confondu, le ciel et la terre n’étaient qu’un ; mais dans le temps, les éléments se séparèrent, l’air s’agita ; sa partie ignée, portée au centre, forma les astres et alluma le soleil ; son sédiment grossier ne resta pas sans mouvement ; il se roula sur lui-même, et la terre parut ; le soleil échauffa cette matière inerte ; les germes qu’elle contenait fermentèrent, et la vie se manifesta sous une infinité de formes diverses ; chaque être vivant s’élança dans l’élément qui lui convenait. Le monde eut ses révolutions périodiques, à chacune desquelles il est consumé par le feu ; il renaît de sa cendre, pour subir le même sort à la fin d’une autre révolution ; ces révolutions n’ont point eu de commencement, et n’auront point de fin. La terre est un corps sphérique ; les astres sont des amas de feu ; l’influence de tous les corps célestes conspire à la production et à la diversité des corps terrestres : dans les éclipses de lune, ce corps est plongé dans l’ombre de la terre ; la lune est une espèce de terre planétaire.

v. 535. Terraque ut in media mundi regione quiescat. Voici à peu près tout ce que les anciens ont rêvé sur la forme de la terre, et sur la manière dont elle se soutient dans l’espace. Diodore de Sicile dit que les Chaldéens prétendaient qu’elle est concave, et semblable à un vaisseau flottant. Anaximandre la regardait comme un globe parfait, se soutenant sans appui dans le centre de l’univers, à cause de la distance égale où toutes ses parties se trouvent de son centre, et de la distance égale aussi où elle est elle-même de toutes les parties de l’univers : ainsi elle n’a pas plus de tendance vers un côté que vers l’autre. Plutarque (de Plac. Philosoph., lib iii, c. 10), faisant honneur de cette idée à Thalès, et Eusèbe (de Præp. Ev., lib. i, c. 8) en attribuent une plus bizarre à Anaximandre. Ils assurent que ce philosophe se figurait la terre comme une colonne, une espèce de cylindre aplani par les deux bouts et restant suspendu à sa place, à cause de l’éloignement égal de tout ce qui l’environne en tous sens. Anaxagore la représentait comme une surface plane, une table sans pieds, se soutenant en partie par sa masse, en partie sur l’air, et lui donnait une forme allongée. Archélaüs la voyait sous celle d’un œuf, et appuyait son opinion sur ce que les peuples qui l’habitent ne voient pas tous en même temps le lever et le coucher du soleil. Quelques philosophes, ne lui trouvant pas de base, la faisaient descendre sans cesse dans un espace infini, non résistant, sans que ses habitants pussent s’en apercevoir, disaient-ils, ayant un mouvement commun avec elle. Xénophon, au contraire, lui donnait une épaisseur prolongée à l’infini sous nos pieds.

C’est au mouvement très-rapide du ciel qu’elle doit sa stabilité sur elle-même au milieu des airs, s’il faut en croire Empédocle. Le fond de l’espace étant en même temps le centre du monde, selon Aristote, elle doit s’y reposer, n’ayant point d’espace au-dessous d’elle où elle puisse descendre. On voit ici qu’Épicure la croyait soutenue par l’air, comme étant née avec lui et participant à sa nature.

Pour résoudre ce problème, le génie de Newton a trouvé la gravitation, que quelques anciens avaient soupçonnée. La science, qui n’est jamais stationnaire, soumet aujourd’hui à des investigations nouvelles le grand problème de Newton.

v. 565. Nec nimio solis major rota, nec minor ardor. Il faut remarquer que cette étrange supposition n’appartient pas à Lucrèce ; le reproche qu’on lui en a fait est la suite d’une des nombreuses erreurs qui ont égaré ses détracteurs ; Épicure, qui n’affirmait non plus aucune hypothèse, avait dit que le soleil était fort grand en soi même, καθ’αὐτὸν, et fort petit à notre égard, à cause de son éloignement, κατὰ τὸ πρὸς ἡμᾶς. Anaximandre faisait le soleil vingt-huit fois plus grand que la terre ; d’autres disent, que la lune. Anaxagore le regardait comme le plus grand des astres. Héraclite ne le croyait pas plus grand qu’il paraît, et l’on voit ici que Lucrèce avait adopté cette idée. Il se le figurait comme un bateau enflammé qui nous présente son côté concave, et s’éteint et se rallume chaque jour. Il ne le plaçait qu’à une moyenne distance de nos yeux. Anaximène attribuait sa disparition, non à sa course prolongée vers nos antipodes, mais aux hauteurs de la terre qui nous le cachent, et à l’éloignement immense où il est de nous. Anaxagore ne voyait en lui qu’un rocher embrasé ; d’autres ont dit une masse de fer ardent : d’autres, un globe de feu plus gros que le Péloponnèse. Xénocrate le composait, ainsi que les étoiles, de feu, et d’une partie terrestre très-raréfiée. Les stoïciens en faisaient un dieu dont le corps, infiniment plus gros que la terre, puisqu’il l’éclaire tout entière, est tout de feu. Philolaüs, disciple de Pythagore, se l’était peint comme un vaste miroir qui nous envoie par réflexion l’éclat des feux répandus dans l’atmosphère ; Xénophane, comme une collection d’étincelles rassemblées par l’humidité, un nuage de feu renaissant tous les matins sous chaque climat, un simple météore ; Démocrite, comme un résultat d’atomes très-polis, mus en tourbillon ; Épicure enfin, comme une espèce de pierre ponce, une éponge traversée par une infinité de pores, d’où s’échappe à grands flots le feu qu’il renferme.

v. 803. Tum tibi terra dedit primum mortalia sæcla. L’origine de l’homme et des animaux a fort occupé les anciens. Plutarque rapporte que quelques philosophes enseignaient qu’ils étaient nés d’abord dans le sein de la terre humide, dont la surface, desséchée par la chaleur de l’atmosphère, avait formé une croûte, laquelle, s’étant enfin crevassée, leur avait ouvert les passages libres. Selon Diodore de Sicile et Célius Rhodiginus, c’était l’opinion des Égyptiens. Cette orgueilleuse nation prétendait être la première du monde, et croyait le prouver par ces rats et ces grenouilles qu’on voit, dit-on, sortir de la terre dans la Thébaïde, lorsque le Nil s’est retiré, et qui ne paraissent d’abord qu’à demi organisés. C’est ainsi, disait-elle, que les premiers hommes sont sortis du même terrain. L’opinion, renouvelée de nos jours, que le genre humain vient des poissons, est une des plus anciennes hypothèses. Plutarque et Eusèbe nous ont transmis à ce sujet l’opinion d’Anaximandre.





LIVRE VI.


v. 1. Primæ frugiparos fœtus mortalibus ægreis
        didicerunt quondam præclaro nomine Athenæ.

On croyait que les habitants d’Athènes avaient découvert l’art de l’agriculture. Diodore de Sicile nous apprend que ces peuples se vantaient d’avoir, les premiers, formé une société régie par des lois : telle était du moins l’opinion commune ; mais, à l’époque de la fondation d’Athènes, plusieurs peuples orientaux étaient civilisés dès longtemps, et peut-être les Athéniens faisaient-ils partie d’une colonie envoyée d’Asie pour s’établir dans les plus riantes contrées de l’Europe.

v. 86. Ne trepides cœli divisis partibus amens. Lucrèce parle ici de la division que les prêtres devins, appelés fulguratores, assignaient à la voûte céleste, afin de déterminer les différents effets du tonnerre, d’après lesquels ils rendaient leurs oracles.

v. 346. Forsitan ipso veniens trahat aere quædam
      Corpora, quæ plagis incendunt mobilitatem
.

On ne peut assez admirer le discernement de Lucrèce, qui pressentit une partie des propriétés de l’air. L’expérience a confirmé plusieurs de ses hypothèses sur l’action de ce fluide, dont les effets restèrent ignorés jusqu’au moment où Pascal, Torricelli, Boyle, Otto et autres démontrèrent sa pesanteur, sa compressibilité et ses ressorts ; mais on ne savait pas encore que l’atmosphère est un mélange de deux fluides qui, pris séparément, sont transparents, compressibles, pesants, élastiques à peu près comme l’air atmosphérique, et qui néanmoins ont des qualités physiques très-différentes,

v. 424. Πρηστῆρας Graici quos ab re nominitarunt. Lucrèce croit devoir rapporter l’origine du mot prester, qui, en effet, a pour racine le verbe πρήθω, brûler, enflammer, gonfler, souffler. Le dangereux phénomène que les Grecs appelaient πρηστήρ était nommé par les Latins typho et scypho ; les Français lui donnent le nom de trombe. Les anciens et les modernes ne sont pas absolument d’accord sur les causes des trombes ; les uns et les autres l’expliquent d’une manière vraisemblable ; la description donnée par Lucrèce est très-ingénieuse, et fait connaître l’idée qu’en avaient conçue les physiciens de son temps,

v. 524. Hic ubi sol radiis, tempestatem inter opacam,
        Advorsa fulsit nimborum adspergine contra ;
        Tum color in nigris existit nubibus arqui.

Cette définition de l’arc-en-ciel est assez heureuse ; la véritable cause de ce phénomène fut pour les anciens un problème insoluble. Les modernes ne l’ont deviné qu’après de longues et minutieuses recherches.

« L’iris ou l’arc-en-ciel ne paraît que dans un air chargé d’un nuage fondant en pluie. Il est occasionné par la lumière du soleil, réfléchie une ou plusieurs fois dans les petites gouttes dont le nuage est formé. Suivant la position de ces gouttes, les unes envoient à l’œil de l’observateur les rayons rouges de la lumière décomposée ; d’autres, les rayons oranges, ou jaunes, ou violets, etc. ; de sorte que chaque goutte qui concourt à former l’iris paraît de la couleur de la lumière qu’elle envoie à l’œil.

« Le météore, pris dans toute son étendue, est un cercle entier, dont il n’y a de visible que la partie qui est au-dessus de l’horizon. Il se dérobe absolument à notre vue lorsque le soleil dépasse une certaine hauteur : ainsi, dans les longs jours d’été, on ne voit pas d’arc-en-ciel entre neuf heures du matin et trois heures du soir ; dans l’hiver, on peut en voir à toutes les heures, lorsque le soleil est sur l’horizon, et que les autres circonstances sont favorables.

« La lumière de la lune produit aussi des iris plus faibles que celles du soleil, subordonnées aux mêmes lois. »

v. 535. Nunc age, quæ ratio terrai motibus exstet, Percipe. Lucrèce donne pour cause des tremblements de terre, l’eau, l’air et la terre elle-même, et n’y fait point participer le feu, qui, dans les causes d’un pareil phénomène, semble devoir se présenter le premier ; le poëte se rapproche, en quelque sorte, de l’opinion de plusieurs physiciens modernes. Au surplus, tous les moyens supposés par Lucrèce sont ingénieux, et sans cesse revêtus des ornements d’une poésie aussi pittoresque qu’harmonieuse. Voici quelles sont les conjectures des savants modernes sur ce phénomène :

La terre est, en une infinité d’endroits, remplie de matières combustibles ; presque partout s’étendent des couches immenses de charbon de terre, des amas de bitume, de tourbe, de soufre, d’alun, de pyrites, etc., qui se trouvent enfouis dans l’intérieur de notre globe. Toutes ces matières peuvent s’enflammer de mille manières, mais surtout par l’action de l’air, qui est répandu, comme on n’en peut douter, dans tout l’intérieur de la terre, et qui, dilaté tout à coup par ses embrasements, fait effort en tous sens pour s’ouvrir un passage. Personne n’ignore les effets qu’il peut produire quand il est dans cet état. L’eau contenue dans les profondeurs de la terre contribue aussi de plusieurs manières à ces tremblements, parce que l’action du feu réduit l’eau en vapeurs ; et l’on sait que rien n’approche de la force de ces vapeurs. Il faut observer aussi que l’eau, en tombant tout à coup dans les amas de matière embrasée, doit encore produire des explosions terribles ; elle anime les feux souterrains, parce que, dans sa chute, elle agite l’air, et fait la fonction des soufflets de forge. Enfin elle peut concourir aux ébranlements de la terre, par les excavations qu’elle fait dans son intérieur, par les couches qu’elle entraîne après les avoir détrempées, et par les chutes et les écroulements qu’elle occasionne.

v. 849 Esse apud Hammonis fanum fons luce diurna
        Frigidus, et calidus nocturno tempore fertur.

Quinte-Curce décrit ainsi cette fontaine, liv. iv, ch. 7 :

« Au milieu de la forêt d’Ammon se voit une fontaine qu’on appelle l’Eau du soleil. Au lever de cet astre, elle est tiède ; à midi, lorsque la chaleur est au plus haut degré, elle devient très-fraîche ; à mesure que le jour décline, elle s’échauffe, de manière qu’à minuit elle est presque bouillante ; et plus l’aurore s’approche, plus l’eau perd de sa chaleur, jusqu’à ce qu’au matin elle retrouve sa tiédeur accoutumée. »

v. 880. Frigidus est etiam fons…… Cette fontaine est celle de Jupiter Dodonien, et Pline la décrit en ces termes, Hist. Nat., liv. II, ch. 103 :

« La fontaine de Jupiter, à Dodone, quoique assez froide pour éteindre les flambeaux allumés qu’on y plonge, a pourtant la propriété de les rallumer quand on les en approche. »

v. 908. … Lapis hic ut ferrum ducere possit,
        Quem Magneta vocant patrio de nomine Graiei.

L’aimant fut et dut être longtemps une merveille pour les hommes. Les anciens n’avaient trouvé cependant qu’une partie de ses propriétés ; elles sont si connues, qu’il est inutile d’en offrir l’explication : je remarquerai seulement qu’au temps de Lucrèce, une partie de l’enthousiasme pour cette pierre existait encore ; c’est à cette raison qu’on doit attribuer la peine qu’il se donne d’en expliquer si longuement la nature et les effets. Cependant les commentateurs reconnaissent qu’une partie de ce passage a été supprimée ; et en effet Lucrèce, après avoir accumulé tant de notions préliminaires, semble atteindre la conclusion un peu brusquement. Le Blanc de Guillet, s’appuyant sur les réflexions de Gassendi, a imaginé de suppléer à la lacune qu’il croyait remarquer dans Lucrèce par des vers latins de sa façon, qu’il a interpolés dans le texte publié en 1788. L’entreprise était bizarre et hardie ; malheureusement Apollon ne favorisait pas plus ce poëte en latin qu’en français. Loin de chercher à ajouter des vers à cette partie du poëme, il faudrait souhaiter que Lucrèce fût arrivé plus promptement à l’admirable épisode qui termine ce dernier chant.

« Épicure, dit Creech, expliquait la force magnétique de deux manières. Il est étonnant que Lucrèce n’en donne qu’une. Il se peut pourtant qu’il les ait données toutes les deux, et qu’il s’en soit perdu une par la négligence des copistes. »

Voici un passage où Gassendi développe l’idée de Lucrèce sur le magnétisme :

« Ipsum Galenus ita refert, a lapide quidem Herculeo, ferrum ; a succino vero paleas attrahi, etc. Quippe effluentes atomos ex lapide illo ita figuris congruere cum illis, quæ ex ferro effluunt, ut in amplexus facile veniant. Quamobrem impactas utrinque (nempe in ipsa tam lapidis, quam ferri corpora concreta) ac resilientes deinde in medium circumplicari invicem, et ferrum simul pertrahi. Sic Epicurus apud illum. Haud abs re vero insinuavi præmissa illa a Lucretio videri huic modo potissimum accommodata. Imprimis enim, juxta ipsum, constabunt, tam magnes, quam ferrum, ex corpusculis consimilibus, consimiliaque etiam inania spatiola habebunt ; et maxime quidem quum, ut Alexander subolfecit, et ipsi alibi dicimus, magnes et ferrum ex eadem sint vena. Quare et effluentes ex magnete atomi, quum in ferrum incurrent, ita subibunt ejus substantiam, ut consimilibus hærentes, partim resiliant, cohærentesque abducant ; partim hæ alias exsilituræ ipsas compellant, et consequantur : adeo ut, quum reciproce atomi, ex ferro incurrentes in magnetem simile quid præstent, necesse sit atomos utrimque partim regredientes, sed implicitas tamen, in medium confluere, et propter cohæsionem utrarumque cum iis exquibus ipsæ magnetis et ferri in medium coire. Et dicitur tamen, aut censetur ferrum ad magnetem potius, quam magnes ad ferrum accedere, ex communi usu, vulgaribusque experimentis, quibus lapidi magnæ molis, aut manu detento, ferri frustula apponuntur : ita nimirum necesse est, ut, quia vel major ex magnete quam ex ferro emanat vis, vel lapis cohibetur vi ne ad ferrum properet, idcirco ferrum non in medium solum, sed in manetem etiam immotum feratur ; nequicquam certe Alexander requirit ex antiquis illis, cur, si effluxus mutui veri sunt, non tam magnes ad ferrum, quam ferrum ad magnetem tendat ? quippe si ipse rem explorasset, sese id absurde quærere novisset. »

(Gassendi, Op., t. ii, p. 125.)



  1. L’an de Rome 657, 94 avant J. C.
  2. Lucrèce, femme de Collatin, était fille de Sp. Lucrétius Tricipitinus, qui gouverna, comme interroi, jusqu’à la nomination des consuls.
  3. Brutus, § 178.
  4. C. Memmius Gémellus, à qui Lucrèce dédia son poëme, était de cette noble et antique famille que Virgile fait remonter jusqu’aux compagnons d’Énée :

    Mox Italus Mnestheus, genus a quo nomine Memmi.

    (Én., liv. V.)

    Il fut nommé tribun du peuple, gouverneur de Bithynie ; mais il aspira vainement au consulat, et accusé de brigue, il mourut en exil à Patras, bourg de l’Achaïe. Orateur habile, poëte élégant, il aimait et protégeait les arts. Cicéron lui accorde une profonde connaissance des lettres grecques, un esprit fin, du charme dans la parole, et ne lui reproche que son indolence, qui diminua, par le défaut d’exercice, les précieuses qualités de la nature. — « C. Memmius, Lucii filius, perfectus litteris, sed græcis : fastidiosus sane latinarum ; argutus orator, verbisque dulcis ; sed fugiens non modo dicendi, verum etiam cogitandi laborem, tantum sibi de facultate detraxit, quantum imminuit industriæ » (Cic, de Orat.)

  5. Lucretii poemata, ut scribis, ita sunt multis ingenii luminibus illustrata, multæ tamen et artis. (Cic., ep. ad. Quint.)
  6. Voici les deux morceaux rapprochés. Le morceau latin a tiré un prix particulier de l’idée qu’a eue Lucrèce d’y encadrer les expressions grecques ridiculement affectées par les jeunes voluptueux de son époque.

    La pâle est aux jasmins en blancheur comparable ;
    La noire à faire peur, une brune adorable ;
    La maigre a de la taille et de la liberté ;
    La grasse est, dans son port, pleine de majesté ;
    La malpropre sur soi, de peu d’attraits chargée,
    Est mise sous le nom de beauté négligée ;
    La géante parait une déesse aux yeux ;
    La naine, un abrégé des merveilles des cieux ;
    L’orgueilleuse a le cœur digne d’une couronne,
    La fourbe a de l’esprit, la sotte est toute bonne ;
    La trop grande parleuse est d’agréable humeur.
    Et la muette garde une honnête pudeur.
    C’est ainsi qu’un amant dont l’ardeur est extrême
    Aime jusqu’aux défauts des personnes qu’il aime.

    Acte II, sc. 5

    Nigra μελίχροος est ; immunda ac fetida, ἄκοσμος;
    Cæsia, Παλλάδιον· nervosa et lignea, Δορκάς ;
    Parvola, pumilio, Χαρίτων μια, tota merum sal ;
    Magna atque immanis, ϰατάπληξις, plenaque honoris ;
    Balba, loqui non quit ? Τραυλίζει ; muta, pudens est ;
    At flagrans, odiosa, loquacula, Λαμπάδιον fit ;
    Ἰσχνὸν ἐρωμένιον tum fit, quom vivere non quit
    Præ macie ; ῥαδινὴ vero est jam mortua tussi ;
    At gemina et mammosa, Ceres est ipsa ab Iaccho ;
    Simula, Σιληνὴ ac Σατύρα est ; labiosa, φίλημα.

    liv. IV, v. 1156.