De la nature des choses (traduction Lefèvre)/Livre I
LIVRE PREMIER
L’UNIVERS ET LES SYSTÈMES
Mère de la Nature, aïeule des Romains,
Ô Vénus, volupté des dieux et des humains,
Tu peuples, sous la voûte où glissent les étoiles,
La terre aux fruits sans nombre et l’onde aux mille voiles ;
C’est par toi que tout vit ; c’est par toi que l’amour
Conçoit ce qui s’éveille à la splendeur du jour.
Tu parais, le vent tombe emportant les nuages,
La mer se fait riante ; à tes pieds les rivages
Offrent des lits de fleurs suaves ; et les cieux
Ruissellent inondés d’un calme radieux.
À peine du printemps la face épanouie
Par la brise amoureuse éclate réjouie,
Les oiseaux tout d’abord chantent, frappés au cœur,
Ta venue, ô déesse, et ton assaut vainqueur ;
Puis les troupeaux charmés dans les joyeuses plaines
Bondissent ; tant d’ivresse a coulé dans leurs veines !
Ils fendent les torrents ! L’univers est séduit ;
Le monde vivant court où ta loi le conduit.
Partout, au sein des mers, des fleuves, des montagnes,
Sous les bois pleins d’oiseaux, dans les vertes campagnes,
À travers tous les cœurs secouant le désir,
Tu fécondes l’hymen par l’attrait du plaisir.
Toi qui présides seule à la nature entière,
Toi sans qui rien ne monte à la sainte lumière,
Puisque rien n’est aimable et charmant que par toi,
Sois mon guide en ces vers ; viens, et daigne avec moi
Pour notre Memmius dévoiler la Nature.
Tu l’aimes, je le sais ; ta faveur me l’assure ;
Envers lui tes bienfaits attestent ta bonté.
Donne donc à mes vers l’éternelle beauté !
Cependant, assoupis les fureurs de la guerre ;
Car toi seule aux mortels sur l’onde et sur la terre
Dispenses les douceurs du bienfaisant repos.
Oui, Mars, le dieu du glaive et des sanglants travaux,
Souvent se laisse aller dans tes bras ; la blessure
D’un éternel amour l’enchaîne à ta ceinture ;
Et, son col arrondi sur ton beau sein couché,
Tout béant de désir, l’œil au tien attaché,
Il repaît ses regards avides ; et son âme
Qui monte, suspendue à tes lèvres, se pâme.
Que tes membres sacrés d’un long embrassement
Enveloppent, déesse, enivrent ton amant !
Que ta bouche, épanchant le baume des prières,
Nous obtienne la fin des luttes meurtrières.
Cette œuvre souffrirait de nos calamités.
Quel esprit serait calme en ces temps agités ?
Et Memmius, ce fils d’une race héroïque,
Manquerait-il sans honte à la chose publique ?
Or donc, cher Memmius, de tout soin étranger,
Si tu veux bien m’entendre, il te faut dégager,
Et d’une oreille libre accueillir la sagesse.
Ce trésor, dont mon zèle ordonna la richesse,
Pour une âme distraite aurait perdu son prix ;
Tu pourrais dédaigner faute d’avoir compris.
Car de l’ordre éternel j’exposerai les causes,
Et l’office des dieux et l’essence des choses,
Et comment la Nature accroît et nourrit tout,
D’où vient la vie, en quoi ce qui meurt se résout.
Tu devras retenir le sens de quelques termes,
La matière, les corps primordiaux, les germes,
Que l’on nomme éléments premiers, parce qu’ils sont
De tous les autres corps le principe et le fond.
Quant aux dieux, hors du monde et des choses humaines,
La loi de leur nature isole leurs domaines
Dans la suprême paix de l’immortalité.
Tout péril est absent de leur félicité.
Satisfaits de leurs biens, ils n’en cherchent pas d’autres,
Et, libres de tous maux, ils ignorent les nôtres.
Ni vice, ni vertu, ni pitié, ni courroux
N’ont de prise sur eux ; ils sont trop loin de nous.
Longtemps dans la poussière, écrasée, asservie,
Sous la religion l’on vit ramper la vie ;
Horrible, secouant sa tête dans les cieux,
Planait sur les mortels l’épouvantail des dieux.
Un Grec, un homme vint, le premier dont l’audace
Ait regardé cette ombre et l’ait bravée en face ;
Le prestige des dieux, les foudres, le fracas
Des menaces d’en haut ne l’ébranlèrent pas.
L’obstacle exaspéra l’ardeur de son génie.
Fier de forcer l’accès de la sphère infinie,
Des portes du mystère il perça l’épaisseur,
Et, dépassant de loin par un élan vainqueur
Les murailles de flamme et les voûtes d’étoiles,
Sa pensée embrassa l’immensité sans voiles.
De son hardi voyage il nous a rapporté
La mesure et la loi de la fécondité,
Et quel cercle émané de leur intime essence
Des êtres à jamais circonscrit la puissance.
Il pose sur l’erreur son pied victorieux ;
La religion croule et nous égale aux dieux !
Peut-être on te dira que tu cours à l’abîme,
Que la science impie est le chemin du crime.
Eh ! qui plus enfanta d’atroces actions,
Plus de hideux forfaits, que les religions ?
J’en atteste le sang qui coula dans l’Aulide,
Le sang d’Iphigénie, et Diane homicide ;
La vierge lâchement livrée, et les héros,
La fleur des Achéens, transformés en bourreaux !
Le funèbre bandeau sur ce front pur se noue ;
La laine en bouts égaux se répand sur la joue.
Un père est là, debout, morne devant l’autel ;
Les prêtres, près de lui, cachent le fer mortel ;
La foule pleure, émue à l’aspect du supplice.
La victime a compris l’horrible sacrifice ;
Elle tombe à genoux, sans couleur et sans voix.
Ah ! que lui sert alors d’avoir au roi des rois
La première donné le nom sacré de père ?
Palpitante d’horreur on l’arrache de terre,
Et les bras des guerriers l’emportent à l’autel,
Non pour l’accompagner à l’hymen solennel,
Mais pour qu’aux égorgeurs par un père livrée,
Le jour même où l’attend l’union désirée,
Chaste par l’attentat de l’infâme poignard,
Elle assure aux vaisseaux l’heureux vent du départ !
Tant la religion put conseiller de crimes !
Autre sujet pour toi de craintes légitimes :
Les poètes toujours ont rêvé tant d’horreurs ;
De quels songes, moi-même, et de quelles terreurs
Ne vais-je pas troubler ta vie et ta pensée ?
En effet, par la muse et les dieux menacée,
Contre ce double assaut la raison lutte en vain.
Encor si de nos maux l’espoir voyait la fin !
Mais nul terme ne s’offre aux souffrances humaines,
Dès que la mort y joint l’éternité des peines ;
Nul répit, nul refuge à l’esprit inquiet.
La nature de l’âme est pour l’homme un secret ;
Naît-elle avec le corps ? ou, dans notre substance,
S’est-elle insinuée après notre naissance ?
Périt-elle avec nous ? Échappe-t-elle aux vers ?
Les dieux l’engouffrent-ils dans la nuit des enfers ?
Leur loi, dit-on encor, la transmet d’être en être
Et dans les animaux la force de renaître.
Notre Ennius l’a cru, lui qui, de l’Hélicon
Sur nos bords transplantant l’arbre heureux d’Apollon,
Le premier des Latins s’en couronna la tête.
Mais n’a-t-il pas aussi, le glorieux poète,
Peint en vers éternels ce noir marais des morts,
Où les âmes n’ont pas plus d’accès que les corps ;
Où ne descend de nous qu’une apparence vide,
On ne sait quel fantôme étrangement livide ?
C’est là qu’Homère, spectre aux lauriers toujours verts,
Apparut à ses yeux, versant des pleurs amers,
Et lui développa la nature des choses.
Donc, avant d’établir les forces et les causes
Par lesquelles tout naît sur la terre, et la loi
Qui là-haut fait marcher la lune et l’astre-roi,
Un problème profond tout d’abord nous réclame.
Sachons ce qu’est l’esprit et sachons ce qu’est l’âme,
Et comment, par la fièvre ou le sommeil trompé,
L’homme, plein de l’objet dont son œil fut frappé,
Tremble, et voit en personne et touche et croit entendre
Les morts, ceux dont la terre a dévoré la cendre.
Certe, il est malaisé d’exposer en ces vers
Les sublimes secrets par les Grecs découverts ;
Notre latin est pauvre ; et la langue rebelle,
Non moins qu’une science à mes lecteurs nouvelle,
Souvent m’imposera bien des termes nouveaux ;
Mais un espoir m’anime en ces rudes travaux ;
J’aurai pour aiguillon ta haute intelligence,
Et ta chère amitié sera ma récompense !
C’est pour toi que les nuits sereines me verront,
Éclairant la doctrine et pénétrant à fond
Les replis ténébreux d’une recherche obscure,
Trouver l’image vraie et l’expression sûre.
Les ombres de l’esprit, les terreurs du sommeil
Bravent l’éclat du jour et les traits du soleil ;
Mais la Nature s’ouvre et la nuit se dissipe.
Au seuil de la science est assis ce principe :
Rien n’est sorti de rien. Rien n’est l’œuvre des dieux.
C’est à force de voir sur terre et dans les cieux
Des faits dont la raison cherche en vain l’origine,
Que nous plaçons en tout la volonté divine.
De là cette terreur qui nous accable. Eh bien !
Quand nous saurons que rien ne peut sortir de rien,
Nous verrons s’éclairer notre route, et les choses,
Sans miracle et sans dieux, nous révéler leurs causes.
Que tout vienne de rien ? tout peut venir de tout,
Et la loi de l’espèce en hasard se résout.
L’homme naîtra des eaux sans famille et sans père ;
Les oiseaux, les poissons, vont s’élancer de terre ;
Les bêtes, les troupeaux, tombant du haut des cieux,
De déserts en guérets errent insoucieux ;
Plus d’arbres assurés de fruits toujours semblables ;
Tout change à tout moment. Comment sans germes stables
Expliquer le lien des générations ?
Or, ces germes distincts, partout nous les voyons.
Aucune forme donc ne monte à la lumière
Sans un concours certain de force et de matière ;
Chaque atome renferme une énergie en soi,
Un pouvoir immanent et fixe. Et c’est pourquoi
Toute chose ne peut naître de toute chose.
Si le sol tour à tour donne au printemps la rose,
Le pampre au tiède automne, à l’été le froment,
C’est qu’à l’heure marquée un fécond mouvement
Groupe les éléments de la plante future.
L’embryon apparaît, et la mère Nature
Met au jour sans péril ses tendres nourrissons.
Si tout naissait de rien, que pourraient les saisons
Contre l’explosion soudaine des naissances ?
Il n’existerait plus ni germes ni substances
Dont la loi du milieu pût régler le concours ;
Le hasard du temps même annulerait le cours.
Tout grandirait d’un coup ; et la première enfance,
Atteindrait brusquement la pleine adolescence ;
Et l’arbre jaillirait de toute sa hauteur.
Mais c’est ce qui n’est pas ; tout croît avec lenteur,
Fidèle en sa croissance aux vertus de son germe :
Il est donc évident que chaque être renferme
Ses principes, son fond propre et substantiel.
Et puis, sans le retour certain des eaux du ciel,
La terre ne saurait féconder ses richesses.
Comment pourraient alors se fonder les espèces,
Si, faute d’aliments, les vivants étaient morts ?
Loin donc de refuser des éléments aux corps,
Avouons qu’il en est par milliers dans les êtres,
Souvent communs à tous ainsi qu’aux mots les lettres.
Mais si le sol jamais n’enfanta de géants
Qui puissent d’un seul pas franchir les océans,
Disperser de leurs mains les monts dans les nuages,
Et vivre par delà les limites des âges,
C’est donc que chaque forme a ses germes distincts,
Qui règlent sa croissance et bornent ses destins.
Rien donc ne naît de rien, puisque rien ne commence,
Puisque rien ne s’accroît, sans force et sans semence.
Enfin, si nos travaux fécondent l’univers,
Si chaque jour les champs gagnent sur les déserts,
C’est que le sol contient les principes de vie
Que la charrue arrache à la terre asservie.
Autrement, à quoi bon ce labeur obstiné ?
Toute chose bien mieux, d’un effort spontané,
À la perfection atteindrait sans culture.
Établissons encor ceci, que la Nature
Rend à leurs éléments les corps qu’elle dissout.
Tout meurt, rien ne périt. Si la mort prenait tout,
La forme brusquement s’en irait tout entière,
Sans qu’un travail, minant les groupes de matière,
Eût préparé leurs nœuds au divorce mortel.
La forme est périssable et l’atome éternel.
Pour que la mort détruise et décompose l’être
Il faut qu’un coup le broie ou qu’un choc le pénètre.
Et si le temps livrait à l’absolu néant
Les débris dispersés dans son gouffre béant,
Où prendrait-il de quoi renouveler le monde ?
De quoi perpétuer ce que Vénus féconde ;
De quoi repaître enfin par un constant retour
Les races que la terre appelle et rend au jour ?
Où le fleuve rapide et la libre fontaine
Puiseraient-ils de l’eau pour la mer toujours pleine ?
Et de quel feu pourraient les astres se nourrir ?
L’âge eût tout consumé si tout pouvait mourir.
Mais si, contemporain de l’immense durée,
L’univers de lui-même incessamment se crée,
C’est que ses éléments subsistent dans la mort.
Donc le néant n’est pas ; rien n’y rentre ou n’en sort.
La mort apparaîtrait simple et toujours la même,
Et son premier assaut serait le coup suprême,
Si, plus ou moins serrés, les tissus corporels
N’étaient les nœuds divers d’atomes éternels.
Mortelles sans remède en toutes leurs parties,
Les formes d’un seul choc seraient anéanties.
Mais, de ses éléments variant les accords,
La matière demeure éternelle, et les corps
Durent, cohésions rebelles au divorce,
Jusqu’à ce que l’attaque ait dépassé leur force.
Ainsi, rien ne retourne au néant ; ainsi, tout
En ces germes premiers, éternels, se dissout.
Que deviennent les eaux, lorsque le ciel leur père
Les précipite au sein maternel de la terre ?
Ces eaux, mais c’est le blé qui verdoie et qui luit ;
C’est l’arbre qui s’élance et se charge de fruit ?
Ces eaux, nous en vivons ; les bêtes s’en nourrissent,
Et, joyeuses, d’enfants les villes se fleurissent,
Et d’oisillons chanteurs résonnent les forêts ;
Puis les grasses brebis dans les herbages frais
Couchent leurs corps lassés ; et le lait, source blanche,
Des mamelles qu’il gonfle en flots vivants s’épanche ;
L’ivresse du lait pur monte aux jeunes cerveaux,
Et, d’un pied chancelant, sur les gazons nouveaux
S’ébat l’essor mutin de la nouvelle race.
Ainsi le fond survit quand la forme s’efface ;
D’échanges mutuels s’alimentent les corps,
Et nous ne naissons pas sans le secours des morts.
Le néant, tu le vois, ne peut engendrer l’être ;
Il ne peut l’absorber. Mais tu doutes peut-être
De ces corps éternels que tu n’aperçois pas ?
Je vais donc te montrer et tu reconnaîtras
Que ces germes subtils, ces invincibles causes,
N’en existent pas moins dans le tissu des choses.
Tu ne vois pas le vent. Pourtant il bat les eaux ;
Il disperse la nue, engloutit les vaisseaux ;
Ses tourbillons volants couchent dans les campagnes
Les grands arbres rompus, couronne des montagnes
Et le frémissement des forêts et des mers
Répond par sa furie aux menaces des airs.
Les vents sont donc des corps, dont l’invisible masse,
De la terre et des mers balayant la surface,
De tourbillons soudains bouleverse les cieux ;
Des fluides pareils aux cours impétueux
Des fleuves, quand les eaux qui des cimes descendent,
Torrents soudain gonflés, dans les plaines répandent
Les ruines des bois, des arbres tout entiers ;
Quand les ponts les plus forts, vacillant sur leurs pieds,
Ne peuvent soutenir l’irruption des ondes ;
Lorsque le rude assaut des roches vagabondes
Emporte à grand fracas les digues, abîmant
Au loin ce qui résiste à son acharnement.
Ainsi courent les vents ; et leurs folles haleines,
Torrents aériens, s’abattent sur les plaines ;
Et leurs chocs redoublés rasent tout devant eux ;
Et, du fouet tournoyant d’un vertige orageux,
La trombe enlace, étreint et déchire sa proie.
Ce sont bien là des corps. Qu’importe qu’on les voie ?
L’aquilon dans sa marche est pareil au torrent :
L’un est un corps caché, l’autre un corps apparent.
Nous sentons les parfums, mais leurs corps nous échappent ;
Ce ne sont pas les yeux, c’est l’odorat qu’ils frappent.
Est-ce que nous voyons le froid ou la chaleur ?
Et la voix ? Elle n’a ni forme ni couleur.
Mais il faut bien qu’ils soient d’essence corporelle,
Puisqu’une impression à nos sens les révèle.
Rien, si ce n’est un corps, ne touche et n’est touché.
L’onde humecte le linge au rivage attaché.
Qu’on l’étende au soleil : l’eau s’est évaporée ;
Quel œil en a pu voir la sortie et l’entrée ?
Tant l’air a divisé les parcelles de l’eau !
Avec l’aide du temps le doigt use l’anneau,
Et la goutte finit par entamer la pierre ;
Le fer tranchant s’émousse au contact de la terre ;
Sous un effort caché le soc va décroissant.
La dalle du chemin cède au pied du passant.
Le dieu que l’on salue aux portes de la ville
Sur sa main voit grandir l’empreinte indélébile
D’innombrables baisers qui mordent son airain.
Le déchet est palpable, évident. Mais le grain
Ténu que chaque instant d’une forme détache,
L’envieuse Nature à nos regards le cache.
L’accroissement subtil et régulier des corps
De l’œil le plus perçant déroute les efforts.
Qui jamais surprendra l’atome qui délaisse
Les contours amoindris par la maigre vieillesse,
Ou bien ce qu’aux rochers pendants au bord des eaux
Enlève chaque jour le sel rongeur des flots !
La Nature agit donc par des corps invisibles.
Mais tout n’est pas formé que d’éléments sensibles,
Il existe du vide, et cette vérité
Va fixer ton esprit par le doute agité ;
Et, du monde à tes yeux éclairant la science,
Elle m’assure enfin ta pleine confiance.
Il existe du vide, un libre et pur milieu.
Et comment supposer un mouvement sans lieu ?
L’office de tout corps étant la résistance,
La substance tiendrait en échec la substance,
Si les corps ne cédaient à leur choc mutuel ;
Or, de la mer aux monts et de la terre au ciel,
Nous voyons en tous sens s’agiter la matière.
Le vide au mouvement peut seul donner carrière ;
Rien ne vivrait sans lui, car rien ne serait né
Dans l’univers stagnant par sa masse enchaîné.
Si compacte, d’ailleurs, que semble un corps solide,
Il faut bien qu’en sa trame il admette du vide.
Tu vois filtrer les eaux à travers le rocher,
L’humidité de l’antre en larmes s’épancher,
Dans les membres divers les aliments descendre,
Du tronc dans les rameaux la sève se répandre
Et de l’arbre croissant rejaillir en fruits mûrs.
Le son vole, perçant les enclos et les murs,
Et jusqu’aux os roidis entre le froid livide.
Par où passent ces corps ? Passeraient-ils sans vide ?
Sans cet espace ouvert tu t’expliquerais mal
Tant de poids inégaux sous un volume égal.
Car si le grain de plomb et le flocon de laine
Étaient pareillement faits de substance pleine,
Ils pèseraient autant. Tout corps doit tendre en bas ;
Et l’essence du vide est de ne peser pas.
Quand donc tu vois deux corps remplir le même espace,
Dans le moins lourd le vide occupe plus de place,
Le plus pesant est fait d’un tissu plus serré.
Le vide est donc un point acquis et démontré.
Il faut, pour en finir, qu’à tes yeux je dissipe
Une erreur qui pourrait t’obscurcir ce principe.
— L’onde cède, a-t-on dit, à l’effort du poisson ;
Le flot chassé reflue et comble le sillon
Que la gent écailleuse a creusé derrière elle.
Par une pression constante et mutuelle,
Les corps changent de place encor que tout soit plein. —
Mais ce n’est rien résoudre, et l’argument est vain ;
Car enfin, ce que l’eau cède au poisson qui passe
Et le poisson à l’eau qui s’enfuit, c’est l’espace ;
Sans lui leur double essor est d’avance arrêté ;
Sans lui, tout corps languit dans l’immobilité.
Oui, le vide est partout présent dans la substance ;
C’est le point de départ où l’action commence.
Quand deux plans adhérents sont brusquement disjoints,
Avant que l’air entre eux ait rempli tous les points,
Un vide se produit. Si largement qu’abonde
L’afflux accéléré de l’air, l’onde suit l’onde,
Gagnant un lieu d’abord, puis un autre, puis tout.
L’air n’a donc pas comblé tout l’espace d’un coup.
Devant l’écart des plans, dit-on, l’air se contracte,
Pour moi, je vois un vide où fut un corps compact.
Ce que je voyais vide est plein. L’air est subtil ;
Mais peut-il se réduire ainsi ? Mais le pût-il,
Pour qu’il rentre en lui-même à ce point et resserre
Ses flots épars, le vide encore est nécessaire.
Allons, il faut se rendre, et, sans plus de détours,
Confesser que le vide est partout et toujours.
Je pourrais alléguer mainte preuve nouvelle,
Si j’avais à forcer une foi plus rebelle.
Te voilà sur la trace, et ta sagacité
Sans effort marchera droit à la vérité,
Tels, une fois lancés sur une piste sûre,
Les chiens au flair subtil sous l’épaisse ramure
Surprennent les abris des bêtes des forêts ;
Ainsi, de proche en proche, en leurs gîtes secrets,
Toi-même au fond des nuits te glissant vers les causes,
Tu traîneras au jour le mystère des choses.
Que si tu faiblissais, si d’un pas seulement
Tu déviais, alors, j’en puis faire serment,
De ma lèvre en doux chants coulerait comme un fleuve
La source inépuisable où mon esprit s’abreuve !
Et la vieillesse froide envahira mon corps,
Et de la vie en moi se rompront les ressorts,
Avant qu’ait de mon cœur passé dans tes oreilles
Ce trésor d’arguments amassé par mes veilles.
Reprenons. La nature a donc deux éléments :
Les corps, groupes doués de divers mouvements ;
Et le vide, le lieu des corps et leur carrière.
Le simple sens commun affirme la matière ;
Que si nous récusons le témoin et le fait,
Plus de fond, plus de cause où rattacher l’effet ;
La raison a perdu son principe et son guide.
D’autre part, sans milieu, sans espace, sans vide,
Où pourraient se tenir et se mouvoir les corps ?
De ces deux grands agents je t’ai dit les rapports
En vain concevrait-on une troisième essence,
Exempte de tout vide et de toute substance :
Rien n’existe sans forme ou sans dimension.
Si faible sur les sens que soit l’impression,
L’objet en est matière ; et tout espace où l’être
Sans obstacle palpable impunément pénètre,
C’est le vide. Ainsi tout, ou bien doit se mouvoir,
Sinon par un effet de son propre pouvoir,
Au moins sous l’action de quelque autre matière,
Ou bien au mouvement doit servir de carrière.
Or, puisque l’action et les chocs mutuels
N’appartiennent jamais qu’aux corps substantiels,
Puisque l’espace ouvert ne peut être que vide,
Rien n’existe en dehors du vide et du solide,
Nulle réalité qui puisse en aucun temps
Donner prise à l’esprit ou tomber sous les sens.
Nous n’admettrons donc pas de troisième nature.
Tout ce qu’on rangerait dans cette classe obscure
Se relie aisément aux deux premiers états,
Soit comme qualités, soit comme résultats.
J’appelle qualité ce que nulle puissance
N’ôterait d’un objet sans en briser l’essence :
La chaleur dans le feu, le poids dans le rocher,
L’humidité dans l’eau, dans les corps le toucher,
Dans le vide absolu la pure inconsistance.
Tout ce dont la venue aussi bien que l’absence
Laisse subsister l’être en son intégrité,
Comme discorde et paix, servage et liberté,
Opulence et misère, à bon droit je l’appelle
Résultat, circonstance, affaire accidentelle.
Le temps, par soi, n’est pas : c’est la fuite des ans ;
Ce qui fut ou sera lui donne seul un sens.
Le temps, qui l’a touché ? Peux-tu séparer l’heure
De la réalité qui marche ou qui demeure ?
Lorsqu’on nous conte Hélène oubliant son époux,
Les Troyens par la guerre abattus, croyons-nous
Qu’une existence propre anime encor ces choses ?
Non. L’âge irrévocable en a repris les causes,
Et les hommes sont morts avec ce qu’ils ont fait.
Des êtres et des lieux tout acte est un effet.
Est-ce que, sans matière, Hélène eût été belle ?
Sans espace, comment aurait pu l’étincelle
Dont l’amour embrasa le cœur du Phrygien
Jaillir en incendie au rivage troyen,
Et le cheval de bois répandre sur Pergame,
Nocturne enfantement, la vengeance et la flamme ?
Il faut donc refuser aux faits, simples rapports,
Cette réalité qu’ont le vide et les corps ;
Manifestations du mouvement écloses,
Ce sont des accidents de l’espace et des choses.
Tout corps est germe simple ou groupe d’éléments.
Simple atome, il n’est pas de chocs si véhéments
Qu’ils puissent ébranler cette unité suprême.
Indivisible et plein, il demeure le même.
Tu doutes, n’est-ce pas ? de cette éternité.
Nulle part n’apparaît tant de solidité.
La foudre et les clameurs traversent les murailles ;
La mine fait des monts éclater les entrailles ;
Le fer dans le brasier blanchit ; le métal bout ;
La dureté de l’or mollit et se dissout ;
La glace de l’airain s’étale en nappe ardente ;
Lorsque s’emplit la coupe entre nos mains pendante,
Nous sentons à la fois et monter la liqueur
Et l’argent s’imprégner de froid ou de chaleur.
Où donc est dans les corps cette solide trame ?
À défaut du regard la raison la proclame.
Écoute, et quelques vers te feront concevoir
L’éternité de corps que tu ne peux pas voir
Et la solidité des atomes, semence
De tout ce qui se meut dans la nature immense.
Puisque deux éléments absolument divers
De leur double principe ont formé l’univers,
Il faut que chacun d’eux, irréductible essence,
Existe en soi, par soi, de sa pleine puissance.
Nous savons que le vide est l’espace vacant ;
Il s’ensuit que tout corps de ce vide est absent ;
Et tout corps à son tour doit exclure le vide.
L’atome est en lui-même immuable et solide.
Le vide étant un point nécessaire, avéré,
Ne faut-il pas qu’il soit de matière entouré ?
Car comment les objets contiendraient-ils du vide,
S’ils ne le renfermaient dans un réseau solide ?
Qu’est-ce que ce contour, ce lien, ce tissu ?
Un groupe de substance. À présent, conçois-tu
Qu’aux corps désagrégés survive la matière
Et que dans son atome elle demeure entière ?
Supprimes-tu le vide ? Alors le monde est plein.
Supprimes-tu les corps dont le contour certain
Détermine et remplit l’espace qu’il habite ?
L’univers se résout en vide sans limite.
Ce dilemme te place entre deux absolus ;
Rien n’est plein tout à fait, rien n’est vide non plus ;
C’est donc qu’il est des corps fixes, dont l’existence
Nous fait du vide au plein mesurer la distance.
Nul choc intérieur, nul assaut du dehors,
Rien, ne peut ébranler l’unité de ces corps.
Sans vide, tu le sais, il n’est dans la nature
Ni rencontre, ni choc, ni chute, ni rupture ;
Sans vide, l’eau, le feu, le froid, agents mortels,
N’entreraient point au cœur des êtres corporels ;
Et plus de vide en elle enferme chaque chose,
Plus vite et plus à fond elle se décompose :
Or si l’atome est plein, inaltérable, il faut
Que l’éternité siège en ce corps sans défaut.
Si la matière enfin n’était pas éternelle,
Le néant l’eût reprise et, seul, eût dû sans elle
Remplir d’un monde neuf la place de l’ancien !
Mais il est établi que rien ne vient de rien,
Et que rien ne retourne où rien n’a pris naissance.
Il est donc un principe, une immortelle essence,
Où la mort fait rentrer les êtres, et d’où sort
Ce qui doit remplacer ce qu’a ravi la mort.
Et pour braver le poids des siècles, pour suffire
À ce travail sans fin qui produit pour détruire,
Il faut l’atome plein dans sa forte unité.
Si la Nature n’eût à l’atome arrêté
La dissolution des choses, la matière,
Par l’âge infatigable effritée en poussière,
Ne pourrait même plus se condenser à temps
Pour conduire un seul être à la fleur de ses ans.
La ruine est rapide et lente la croissance.
Jouets de la durée, étreints par la puissance
Invincible des jours sur eux amoncelés,
Les corps, à l’infini broyés et morcelés,
Trouveraient-ils jamais le loisir de renaître ?
Or ne voyons-nous pas la mort réparer l’être,
Et toute forme atteindre à sa maturité ?
Le morcellement donc s’arrête à l’unité.
Mais comment obtenir de germes si solides
La molle expansion des substances fluides,
La terre, l’onde, l’air, la vapeur et le feu ?
Par le concours du vide, universel milieu.
Si l’atome au contraire est de molle nature,
D’où vient que le fer tranche et que la roche est dure ?
L’univers tout entier, miné profondément,
Va manquer par la base et perd son fondement.
Les principes sont donc immuables et fermes,
Et c’est la densité plus compacte des germes
Qui donne la vigueur à leurs créations.
Puisqu’un terme constant aux générations
D’avance a mesuré la croissance et la vie,
Qu’une ligne certaine et dont nul ne dévie
A circonscrit le champ de leur activité,
Puisque le pacte dure, à ce point respecté
Que l’oiseau dans leur ordre a gardé d’âge en âge
Les couleurs que sa race assigne à son plumage,
Il faut qu’en tous les corps réside un élément
Inaltérable ; car, si quelque changement
A pu dénaturer l’essence originelle,
C’en est fait : quelle foi désormais nous révèle
Ce qui peut naître ou non, comment tout porte en soi
Le développement de sa force, et la loi
Par la nature assise au plus profond de l’être ?
Quel caprice obstiné ferait donc reparaître
Jusque chez les enfants de leurs derniers neveux
Les appétits, l’allure et les mœurs des aïeux ?
Dans l’atome suprême, insoluble, intangible,
La petitesse atteint les bornes du possible.
Rien n’existe au-dessous de l’atome, du point.
Indistinct par lui-même, il ne s’isole point
De l’être dont il est le fond et l’origine,
Du corps où par milliers la Nature combine
Des points semblables, forts de leur cohésion.
Seuls, ils ne pourraient pas engendrer l’action ;
Ils se rassemblent donc en faisceaux dont la force,
Bravant tous les assauts, les sauve du divorce,
Groupés, non par hasard ou par leurs volontés,
Mais par l’intime loi de leurs affinités,
Particules sans nombre, unités sans parties,
De toute décroissance à jamais garanties,
Soutiens de l’univers, que leur enchaînement
Dans leur simplicité garde éternellement !
Si l’atome n’est pas la fraction suprême,
Le plus minime corps est composé lui-même
De corps infiniment divisibles, et tout
Par moitiés de moitiés en moitiés se dissout ;
Et l’infini devient la commune mesure
Entre le point infime et l’immense nature :
Comment les distinguer ? Est-ce que l’on surprend
Le terme du petit plus que la fin du grand ?
Ce sont deux infinis. Mais la raison proteste,
Et dans ce mauvais pas un seul recours lui reste,
L’atome, l’unité pleine, sans fraction,
Dont le corps simple échappe à la destruction.
L’être ne se résout qu’en ses principes mêmes ;
Si ce ne sont pas là les éléments extrêmes,
Au lieu de combiner pour de nouveaux efforts
Ces poids, ces mouvements, ces chocs et ces rapports
Par lesquels l’univers se reconstruit et dure,
Sourds au pressant appel de la mère Nature,
En stériles fragments évaporés sans fin,
Ils fuiront à sa voix et fondront sous sa main.
C’est par leur union qu’enfante la matière ;
Comment s’uniront-ils s’ils tombent en poussière ?
Mais s’il n’est pas de terme à leurs divisions,
Encore faudra-t-il que nous en convenions !
Un certain nombre au moins, à tous les coups rebelle,
Sans perte a dû franchir la durée éternelle.
Ô contradiction ! Eussent-ils résisté ?
Condamnés sans retour à la fragilité,
Auraient-ils pu survivre aux assauts innombrables,
Au long acharnement des ans irréparables ?
Ils sont donc loin du vrai, ceux qui, peu conséquents,
Veulent que le feu seul échappe aux coups du temps
Et que toute matière au seul feu soit réduite.
Ils marchent au combat sous leur maître Héraclite,
Esprit qui doit son lustre à son obscurité,
Et moins cher aux penseurs épris de vérité
Qu’à ces cerveaux légers, niaisement avides
De secrets entrevus sous des emphases vides,
Dont l’oreille flattée enivre la raison
Et qui tiennent pour vrai ce que pare un beau son !
Est-il, je le demande, à croire que la flamme
De tant de corps divers seule ait fourni la trame ?
Si tous ses éléments sont de même valeur,
Que produira le feu ? plus ou moins de chaleur,
Selon qu’il se condense ou qu’il se raréfie.
On n’en obtiendra rien de plus ; et je défie
Que, d’un principe unique épars ou contracté,
L’on dérive jamais cette diversité
Qui paraît dans la forme et le tissu des choses.
Si même, aidant le feu dans ses métamorphoses,
Quelques-uns l’ont admis, le vide s’y mêlait,
Dense ou rare, le feu resterait ce qu’il est.
Bannissent-ils le vide, à leur cause inutile ?
Ils ressemblent à ceux dont l’adresse stérile
Évite une montée et perd le droit chemin.
Devant ce qui les gêne ils reculent en vain,
Ne s’apercevant pas que l’absence du vide
Ferait de tous les corps une masse solide,
Impuissante à lancer, comme fait l’astre aux cieux,
Des gerbes de chaleur et de jour radieux.
Rien ne peut, tu le sais, rayonner sans espace.
Dira-t-on que le feu s’éteint quand il s’amasse ?
Qu’en ses contractions il change incessamment ?
Vaine subtilité ! Le refroidissement,
En tuant la chaleur, détruirait le feu même,
C’est-à-dire leur germe et leur force suprême ;
Et tout ne pourrait plus renaître que de rien.
Chaque être a son emploi fixe ; qui sort du sien
N’est plus lui-même ; il meurt de sa métamorphose.
Si donc tu ne veux pas que du néant éclose
Ce multiple univers, il faut qu’à toute mort
Survive un fondement inaltérable et fort.
Puis donc qu’il est des corps que nul pouvoir n’altère,
Où subsiste à jamais le même caractère,
Dont l’approche, l’écart, la disposition
Font et défont les corps nés de leur union,
Le feu n’en doit pas seul constituer l’essence.
Qu’importerait alors la présence ou l’absence
De germes tous pareils ? Ils changeraient de lieu,
Mais ils ne perdraient pas le principe du feu.
Engendré par le feu, tout tiendrait de la flamme.
Voici la vérité, que le bon sens proclame :
Il est des corps premiers, base des autres corps ;
Leur forme, leur concours, leur ordre, leurs rapports
Manifestent la flamme ou la font disparaître.
Mais ils ne sont ni feu, ni rien qui puisse émettre
D’image corporelle accessible à nos sens.
Dire que tout est feu, que, seuls partout présents,
Les éléments ignés sont l’unique substance,
C’est de l’insanité, quoi qu’Héraclite en pense.
Tournant contre les sens leur propre autorité,
Il fausse l’instrument de toute vérité.
C’est par eux que la flamme à ses yeux se révèle ;
Là-dessus leur science est donc sûre et réelle ;
Ils connaissent la flamme ; et, sur tout autre point,
Tout aussi clair pourtant, on ne les croirait point !
Est-ce assez de démence ? Et quel secours nous reste ?
Qui distingue le vrai du faux, si l’on conteste
Le jugement des sens ? Dès lors, nier le feu,
Ou le conserver seul, cela coûte aussi peu ;
Dire que, hors le feu, tout est sans existence,
Ou qu’il n’existe pas de feu dans la substance,
Ce n’est ni plus ni moins insensé. C’est pourquoi
Ceux-là de l’univers n’ont pas compris la loi
Qui, par un vain abus de la métamorphose,
D’un élément unique ont tiré toute chose ;
Soit qu’ils donnent au feu le pouvoir créateur,
Soit qu’ils trouvent dans l’air le souverain moteur,
Soit qu’ils fassent de l’eau l’universelle mère,
Ou que pour eux le monde émane de la terre.
D’autres, moins exclusifs et non moins hasardeux,
En couples producteurs ont uni deux à deux
La flamme avec le souffle et le sol avec l’onde ;
Ou des quatre Éléments ils font naître le monde.
Ces derniers ont pour chef un illustre penseur,
Le sage d’Agrigente, Empédocle, l’honneur
De l’île au triple flanc dont les replis sans nombre
Font des flots d’Ionie écumer l’azur sombre.
Un détroit furieux a rompu le lien
Qui rattachait la rive au sol italien ;
Là se creuse Charybde, ici l’Etna fermente,
Et les jets conjurés de sa lave fumante
Menacent de cracher dans un nouvel assaut
Leur foudre souterraine aux tonnerres d’en haut.
On célèbre à bon droit l’île triangulaire.
Elle a ses gouffres noirs, son volcan qui l’éclaire ;
Elle est riche en moissons, en peuples, en trésors.
Mais rien de plus fameux n’a paru sur ses bords,
De plus grand, de plus cher que cet homme, dont l’âme
Éclate en chants divins et fièrement proclame
Ses intuitions sublimes, homme tel
Qu’à peine on peut le croire issu de sang mortel.
Ce maître, et tout ce qui dans son ombre chemine
De fronts inférieurs que sa tête domine,
Ces merveilleux devins, ces initiateurs,
En vain du sanctuaire enfermé dans leurs cœurs
Ils ont tiré pour nous plus de réponses justes
Qu’il n’en sortit jamais de ces trépieds augustes
Où la Pythie écume à l’ombre des lauriers.
Leur génie échoua sur les germes premiers.
Ces vainqueurs d’Apollon n’ont pas compris le monde,
Et, grands, ils sont tombés d’une chute profonde.
Sans vide ils ont voulu fonder le mouvement ;
C’est leur première erreur. Car, sans vide, comment
Concevoir les corps mous à trame vacillante,
Air, eau, flamme, soleil, terre, animal ou plante ?
Puis, refusant à l’être un minimum certain,
Ils livrent la nature aux fractions sans fin.
Or il est évident que la limite extrême
Où s’arrêtent nos sens est l’atome lui-même :
C’est là le minimum de l’être ; et je conclus
Que l’atome est ce point qu’on ne discerne plus.
Ajoute qu’aux objets ils donnent pour principe
Des éléments poreux et dont la mort dissipe,
Anéantit, la masse et l’essence ; si bien
Que l’univers bientôt doit retourner à rien ;
Et c’est de rien qu’il faut que la Nature émane.
Ce sont là deux erreurs que la raison condamne.
Tous ces corps ennemis, l’un à l’autre poison,
Ne pourraient accepter nulle combinaison.
Ils s’enfuiraient épars comme font dans l’orage
Les tonnerres, les vents, la pluie et le nuage.
Si les choses enfin doivent se convertir
En ces quatre éléments dont on les fait sortir,
Pourquoi donc, aussi bien, ne pas voir dans les choses
Les germes de ces corps dont on les dit écloses ?
Ou, l’un de l’autre issus, par de constants retours
Ils échangent entre eux leurs couleurs, leurs contours,
Tout ce qui fait leur être ; ou bien l’onde et la terre,
L’air et la flamme, unis, gardent leur caractère
Et, tout en se mêlant, ne changent pas de corps :
Alors, rien ne peut plus naître de leurs accords,
Rien, ni sève, ni sang, rien qui végète ou vive ;
Chacun conservera sa nature exclusive ;
Et, dans les vains essais d’un mélange infécond,
Le feu, la terre ou l’eau resteront ce qu’ils sont.
Pour bannir ces combats et pallier ce vice,
Il faut un fond commun, neutre, qui garantisse
Un caractère propre à chaque être mortel.
Ils partent, je le sais, du feu qui règne au ciel ;
Le feu se change en air, l’air en pluie, et la terre
Naît de l’eau ; puis du sol, dans un ordre contraire,
L’eau, qui redevient air, l’air qui redevient feu :
Métamorphoses dont rien n’arrête le jeu,
Qui, de la nue au sol et du sol à la nue,
Font descendre et monter leur chaîne continue !
Mais la mobilité de pareils changements
Ne saurait convenir à de vrais éléments.
Il faut qu’en tout subsiste une immuable base :
Ou le néant bientôt aurait fait table rase.
Qui sort de sa nature et de ses attributs
N’est plus ce qu’il était, autant dire n’est plus.
Ces quatre éléments donc, puisqu’ils changent et meurent,
Procèdent forcément d’autres corps qui demeurent ;
Sinon, le monde entier croule dans le néant.
Vaut-il pas mieux ravir à ce gouffre béant
Des corps primordiaux, dont les constantes forces,
Par des hymens subtils et de secrets divorces,
Forment ces corps changeants, le feu, la terre, l’eau
Et tout ce qui du monde anime le tableau ?
Mais, dis-tu, l’évidence est là : du sol éclose,
Dans l’air vivant s’élance et grandit toute chose.
Si le souffle constant des clémentes saisons
N’a point fait sous l’averse onduler les moissons
Que la chaleur solaire essuie et réconforte,
La croissance languit et la Nature avorte.
Nous-mêmes nous verrions dépérir notre corps
Et des nerfs desséchés se rouiller les ressorts,
Si la boisson mêlée aux aliments solides
Ne répandait la vie en nos veines avides.
Oui, l’homme se nourrit, il le faut, j’en conviens ;
Il a ses aliments et chaque être a les siens.
Eh bien ! si la moitié des choses nourrit l’autre,
C’est que dans tous ces corps qui réparent le nôtre
La Nature a jeté des principes communs
Que leurs chocs, leurs concours plus ou moins opportuns
Et les impulsions qu’ils reçoivent et donnent
En groupes variés diversement ordonnent.
Les germes sont communs, l’ordre seul est divers ;
Et tout, ciel, feu, soleil, terre, fleuves et mers,
Ce qui végète ou vit, les animaux et l’homme,
Des mêmes éléments l’univers est la somme.
Pourquoi non ? C’est ainsi que les sons, dans mes vers,
Communs à plusieurs mots, forment des mots divers,
Et les groupes changeants de vingt lettres pareilles
Frappent de sens nouveaux les yeux et les oreilles.
De leurs combinaisons si grand est le pouvoir !
Vois donc si la Nature, immense réservoir
Plus riche en corps premiers que nos langues en lettres,
N’a pas de quoi suffire à l’infini des êtres.
Anaxagore enfin, qu’il nous faut aborder,
Sur l’Homœomérie a voulu tout fonder,
Nom grec qu’en notre langue aucun mot ne peut rendre,
Mais système explicable et que tu vas comprendre.
Il enseigne qu’un os est fait de petits os,
Que des gouttes de sang du sang forment les flots,
Qu’un viscère est construit de minimes viscères,
Que la terre consiste en plus petites terres,
Que l’or est un faisceau de molécules d’or,
Que de germes ignés la flamme prend l’essor,
Et l’eau d’atomes d’eau ; qu’ainsi, dans toute chose,
L’ensemble est identique à ce qui le compose.
Il refuse le vide aux corps en action
Et n’admet point de terme à leur division ;
Double erreur bien connue et vingt fois démontrée.
De tels germes n’auraient ni force ni durée.
S’ils sont pareils aux corps, ils ne sont rien de plus ;
Comme eux à la ruine, au trépas dévolus,
Fuiront-ils, sous la dent de la mort implacable,
L’assaut qui les poursuit, le choc qui les accable ?
Qui d’entre eux du combat sortira triomphant ?
Est-ce la terre ou l’eau, les os, ou bien le sang ?
Ni l’un ni l’autre. En eux rien d’immortel ne brave
La manifeste loi dont tout être est esclave ;
Le néant les attend et va les engloutir.
Le néant ? rien n’y rentre et rien n’en peut sortir ;
S’il est un point acquis, c’est celui-là, je pense.
Puisque la nourriture accroît notre substance,
Il faut que d’éléments étrangers, c’est trop clair,
Se forment notre sang, nos os et notre chair.
Or, si chaque aliment, liquide ou sec, renferme
Des globules de sang et des veines en germe,
Des fragments d’os, de nerfs et de chair mélangés,
Il faut qu’il soit tissu d’éléments étrangers.
Si tout ce que produit la terre existe en elle,
Il faut qu’elle en soit faite, il faut qu’elle recèle,
Étrangère à ces corps, tous ces corps étrangers.
Mettons qu’à l’infini les termes soient changés ;
Prenons le bois : le bois est feu, cendre, fumée ;
D’éléments étrangers sa trame est donc formée,
Ou lui-même est pour eux un principe étranger.
La réponse est la même et ne peut point changer.
Reste une échappatoire où fuit Anaxagore,
Refuge spécieux où je l’attends encore.
Tout, dit-il, est dans tout ; mais notre œil ne surprend
Que ce qui surabonde et brille au premier rang,
Ce qui s’impose à lui par la force et le nombre.
Les autres éléments se dérobent dans l’ombre.
Soit. Je veux voir alors, sous l’effort du moulin,
Le sang jaillir du choc de la pierre et du grain ;
Je veux trouver en tout quelque vestige intime
Des tissus et des corps que notre vie anime.
Il suffira d’ouvrir ou d’user un contour
Pour que le fond de l’être apparaisse au grand jour ;
Le lait devra couler de l’herbe et des fontaines,
Doux et blanc, tel qu’il sort du pis des brebis pleines.
Nos yeux distingueront dans le sol retourné
Les embryons épars de ce qui n’est pas né,
Les feuilles, les moissons, les fleurs toutes formées ;
Le bois soudain fendu montrera des fumées,
Des cendres en petit, des parcelles de feu.
Or c’est là justement ce qui n’a jamais lieu.
La raison, écartant ce bizarre mélange,
Entre les corps divers établit un échange
De principes communs qui, sans être ces corps,
Les construisent, suivant leur ordre et leurs accords.
Sans doute, on a pu voir, au souffle des tempêtes,
Les grands arbres voisins entrechoquer leurs têtes,
Et, sur les monts au loin de pourpre couronnés,
Comme des fleurs jaillir des foyers spontanés.
Mais ce n’est pas le feu qui sous le bois se cache,
Ce sont ses éléments, que le choc en détache
Et dont les flots unis embrasent les forêts.
Si dans le bois couvaient tant de bûchers secrets,
Quelle écorce eût dompté leur fureur délétère ?
Dès longtemps l’incendie aurait rasé la terre.
Avais-je fait la part trop large à l’ordre, au lieu,
Aux mouvements transmis et reçus, dont le jeu
À la même matière autrement combinée
Donne l’aspect ligneux ou l’apparence ignée ?
Mesures-tu l’effet des moindres changements
En des corps presque nés de communs éléments ?
Les mots semblent ici confirmer la Nature :
Malgré les traits communs à leur double structure,
Nous ne confondons pas « ligneux » avec « igné ».
Si, contre l’évidence en l’erreur obstiné,
Tu veux, assimilant le principe à la chose,
Confondre les objets et ce qui les compose,
C’en est fait à jamais des corps primordiaux.
Je crois voir la Nature entrer dans le chaos
Et mêler au hasard sur sa face en délire
L’amertume des pleurs au tremblement du rire.
En marche, maintenant ; et puissent mes leçons
Éclairer pour toi l’ombre où nous nous enfonçons !
Il faudra, je le sais, disputer la victoire.
Mais, frappant ma poitrine, un grand espoir de gloire
De son thyrse magique a fait vibrer mon cœur.
Fort du suave amour des Muses, sans terreur
J’entre en ces régions que nul pied n’a foulées,
Fier de boire vos eaux, sources inviolées,
Heureux de vous cueillir, fleurs vierges qu’à mon front,
Je le sens, je le veux, les Muses suspendront,
Fleurs dont nul avant moi n’a couronné sa tête,
Digne prix des labeurs du sage et du poëte
Qui, des religions brisant les derniers nœuds,
Sur tant de nuit épanche un jour si lumineux !
Et qui nous blâmera, si par la poésie
Tout ce que nous touchons est frotté d’ambroisie ?
Je suis le médecin qui présente à l’enfant
Quelque breuvage amer, qu’il faut boire pourtant.
Les bords du vase, enduits d’un miel qui les parfume,
À cet âge léger dérobent l’amertume ;
L’enfant est dupe et non victime ; il boit sans peur,
Et dans le corps descend le suc réparateur,
Emportant avec lui les douleurs et les fièvres.
Le mensonge sauveur n’a trompé que les lèvres.
Ainsi je fais passer l’austère vérité,
Baume suspect à ceux qui ne l’ont pas goûté.
La foule, enfant qu’allèche une innocente ruse,
Cédant sans défiance au charme de la Muse,
Sous le couvert du miel boira les sucs amers.
Ainsi puissé-je, ami, te charmant de mes vers,
Dans ton âme surprise infuser la Nature !
Je t’ai de la matière exposé la structure
Et la solidité des principes constants
Qui dans l’espace ouvert volent, vainqueurs du temps.
Maintenant, l’univers, leur ensemble et leur somme,
Est-il ou non borné ? Le lieu, ce que je nomme
Le vide, champ de l’être et carrière des corps,
N’est-il pas circonscrit par d’immuables bords ?
Ou remplit-il sans fin l’immensité profonde ?
Mais d’abord, quelle route, environnant le monde,
En marquerait le tour ? Pour être limité,
Il faudrait que le monde eût une extrémité :
C’est au delà des corps qu’est situé leur terme.
Or rien ne se conçoit que l’univers n’enferme ;
Rien qui soit au delà de la totalité.
Donc le monde, le tout, n’a point d’extrémité.
Il n’importe en quel point l’observateur se place.
Un pas ou mille pas n’ôtent rien à l’espace ;
L’infini se dérobe et n’est pas entamé.
Mais prenons que l’espace est un cercle fermé.
Cours à l’extrême bord de sa rive dernière,
Et lance un trait : ou bien l’impulsion première
D’un inflexible vol l’emportera sans fin ;
Ou quelque obstacle va lui barrer le chemin.
Choisis, car tu ne peux sortir de ce dilemme.
Dans les deux cas, où donc est ta limite extrême ?
Que ta flèche rencontre un obstacle au début,
Ou bien qu’elle passe outre et vole jusqu’au but,
La fin que tu cherchais t’échappera de même.
Va, place où tu voudras le rivage suprême ;
Je te suis. Tire encor ; tu tireras en vain ;
Toujours devant le trait reculera la fin.
Et c’est une retraite infinie où la fuite
Sans cesse accroît le champ ouvert à la poursuite.
Puis, si tout l’univers, si la somme des corps
Étaient bornés et ceints d’infranchissables bords,
Sous l’action des poids et des ans, la matière
Au fond même du monde eût coulé tout entière ;
Rien n’aurait pu durer sous la voûte des cieux.
Nous n’aurions plus ni ciel, ni soleil radieux.
La condensation d’une chute éternelle
Dans l’abîme eût couché l’essence originelle.
Mais sans trêve les corps se font et se défont.
S’ils n’ont point de répit, c’est qu’il n’est pas de fond :
Pas de siège où descende et s’endorme leur masse.
L’aire du mouvement infatigable embrasse
L’immensité qu’il peuple ; et l’infini trésor
Assure aux éléments un éternel essor.
Enfin partout aux yeux un même fait s’impose :
Une chose toujours limite une autre chose.
L’air borne les coteaux, et les monts bornent l’air,
L’onde borne le sol, et la terre la mer ;
Mais il n’est pas de chose extérieure au monde.
C’est en vain qu’à travers l’immensité profonde,
Depuis l’aube des temps jusqu’au dernier des jours,
Les fleuves transparents prolongeraient leur cours,
Ils n’abrégeraient pas leur carrière future.
Partout au mouvement s’ouvre un champ sans mesure.
L’ordre de l’univers n’admet aucune fin.
Puisque partout le vide alterne avec le plein,
Qu’ils se servent tous deux de borne mutuelle,
Leur trame, indéfinie, est donc perpétuelle.
Sinon, l’un est borné, mais l’autre ne l’est plus,
Et seul épand au loin, sans flux et sans reflux,
Son essence, infinie, unique et solitaire.
Ni le ciel éclatant, ni la mer, ni la terre
Ne pourraient échapper toute une heure au néant.
Pêle-mêle emportés à l’abîme béant,
Avec le genre humain s’en iraient en poussière
Les corps sacrés des dieux et la Nature entière.
Et comment aurait pu cette diffusion
Grouper les éléments d’une création ?
Car ce n’est certes pas à dessein, par un pacte,
Par les prévisions d’une science exacte,
Que se sont combinés les éléments des corps.
Ce sont les mille chocs de tâtonnants efforts,
Les essais hasardeux de formes, d’assemblages,
Qui seuls, dans l’infini de l’espace et des âges,
Constituèrent l’ordre où naquit l’univers.
Puis, une fois jetée en ses moules divers,
Une longue habitude y maintint la nature.
À la mer toujours pleine ainsi le fleuve assure
L’intarissable flux de renaissantes eaux ;
Ainsi, du sol couvé de rayons toujours chauds,
S’épanouit la vie en sa fleur toujours neuve ;
Ainsi de feux constants notre soleil s’abreuve.
Quelles choses pourraient lutter contre la mort,
Si, du fond de l’espace, un éternel renfort
Ne réparait la brèche ouverte en leur structure ?
Aux animaux, à l’homme, ôte la nourriture :
Tu vois tomber leur force et fléchir leur contour.
Ainsi, dès que, fuyant sans esprit de retour,
La matière a cessé de renouveler l’être,
Tout bloc doit se dissoudre, et, partant, disparaître.
Quel obstacle opposer à la dispersion ?
Ces chocs extérieurs qui, par leur action,
Tantôt à coups pressés forcent un corps d’attendre
L’afflux des éléments qu’un autre va lui rendre,
Tantôt, faisant d’un groupe éclater les liens,
L’ouvrent aux germes neufs et donnent aux anciens,
Avec la liberté, le temps de fuir leur chaîne,
Ne supposent-ils pas une immensité pleine
Et des trésors sans borne, incessamment ouverts
Au renouvellement de l’immense univers ?
Il faut t’armer ici contre une erreur dernière.
Ne va pas, Memmius, croire que la matière
Tende vers un milieu ; que, sans chocs du dehors,
Sans écarts vers le haut ou le bas, ce grand corps
Se maintienne appuyé sur un centre suprême.
Comme si rien pouvait prendre pied sur soi-même !
Ainsi donc, sous le sol, montant contre leur poids,
Des êtres suspendus, comme dans l’eau tu vois
Flotter sous les objets leur image pendante,
Reposeraient, liés d’une force ascendante ?
Sous la terre, dit-on, marchent, la tête en bas,
Des vivants comme nous, et qui ne tombent pas ;
Vers le ciel qui sur eux s’ouvre, pareil au nôtre,
On ne descend pas plus qu’on ne vole vers l’autre ;
Leur nuit est notre jour ; des échanges constants
D’eux à nous font tourner le visage du temps ;
Quand leur vient le soleil les étoiles nous luisent.
Rêves que tout cela, visions où conduisent
Les premiers pas qu’on risque à côté du chemin !
Il n’est pas de milieu dans le vide sans fin.
Mais prenons qu’il existe : à quoi bon ? Quelles causes
Près ou loin de ce centre auraient fixé les choses ?
Qu’est-ce que l’infini ? Le lieu de l’univers ;
Les poids, les mouvements, circulent au travers ;
Au centre comme ailleurs l’espace reste libre.
Quel point pourrait forcer les corps à l’équilibre
Et les soustraire au poids, leur souverain moteur ?
Non. Le vide partout cède à la pesanteur ;
Partout les pressions mesurent sa retraite.
Je ne vois nulle part l’attraction secrète
Qui fait tout converger vers un milieu fatal.
Aussi les inventeurs de ce charme central
En ont-ils limité l’influence à la terre,
À l’eau des océans et des monts, à la pierre,
Aux corps denses, enfin à ce qui tient du sol.
Mais loin du centre l’air précipite son vol ;
Mais les germes ignés vers les hauteurs s’assemblent ;
Le centre les repousse ; et, dans l’éther où tremblent
Les scintillations des astres, le ciel bleu
Entretient le soleil qui se repaît de feu.
Car si le champ nourrit les mortels, si la branche,
Sans les sucs que la terre au pied de l’arbre épanche,
Ne peut se couronner de vert feuillage[1]…, il faut
Qu’une voûte se forme aux régions d’en haut ;
Ou dans le vide, avec la flamme vagabonde,
Vont s’envoler soudain les murailles du monde,
Entraînant les débris des corps ; les cieux ouverts
Vont, temples de la foudre, éclater en éclairs ;
La terre, sous nos pieds brusquement dérobée,
À travers la nature, en ruines tombée,
Pêle-mêle sans nom, dans le vide béant
Va s’évanouir, et, seule dans le néant,
Sur les germes frappés de stérilité morne,
Se développera l’immensité sans borne.
Dès qu’un grain de matière a fui, le reste sort,
Et la première brèche est la porte de mort.
Pour peu que ces leçons restent dans ta mémoire,
La Nature est à nous. Dans la nuit la plus noire,
Marche ; l’une de l’autre écloses, sur tes pas
Voleront des clartés qui ne s’éteindront pas.
- ↑ On admet ici une lacune, douteuse.