De la nature des pouvoirs politiques dans une nation libre
Les hommes ont tellement pris l’habitude d’obéir à d’autres hommes, que la liberté est, pour la plupart d’entre eux, le droit de n’être soumis qu’à des maîtres choisis par eux-mêmes. Leurs idées ne vont pas plus loin, et c’est là que s’arrête le faible sentiment de leur indépendance. Le nom même de pouvoir^ donné à toutes les fonctions publiques, atteste cette vérité. Presque partout cette demi-liberté est accompagnée d’orages ; alors on les attribue à l’abus de la liberté, et l’on ne voit pas qu’ils naissent précisément de ce que la liberté n’est pas entière ; on cherche à lui donner de nouvelles chaînes, lorsqu’il faudrait songer, au contraire, à briser celles qui lui restent.
La raison, d’accord avec la nature, ne met qu’une seule borne à l’indépendance individuelle, n’ajoute qu’une seule obligation sociale à celles de morale particulière : c’est la nécessité et l’obligation d’obéir dans les actions qui doivent suivre une règle commune, non à sa propre raison, mais à la raison collective du plus grand nombre ; je dis à sa raison et non à sa volonté, car le pouvoir de la majorité sur la minorité ne doit pas être arbitraire ; il ne s’étend pas jusqu’à violer le droit d’un seul individu ; il ne va point jusqu’à obliger à la soumission lorsqu’il contredit évidemment la raison. Cette distinction n’est pas futile : une collection d’hommes peut et doit, aussi bien qu’un individu, distinguer ce qu’elle veut, ce qu’elle trouve raisonnable et juste.
Quand même une nation vaincue serait moins nombreuse que la nation conquérante, quand même une classe opprimée renfermerait moins d’individus que la classe opprimante, cette majorité n’aurait pas sans doute le droit de soumettre le reste à sa volonté arbitraire. On ne peut pas dire non plus que la soumission à la volonté de la majorité soit fondée sur la nécessité d’obéir ; car il ne faudrait céder alors qu’à une majorité assez forte pour exclure toute idée de résistance. Il n’y a aucune nécessité qui puisse forcer, par exemple, cent mille hommes à obéir à la volonté de cent cinquante mille.
La soumission au vœu de la majorité est donc fondée sur la nécessité d’avoir une règle commune d’action, et sur l’intérêt de préférer la règle commune, qui sera le plus souvent conforme à la raison et à l’intérêt de tous. Or, c’est ce que l’on trouve dans le vœu de la majorité, pourvu qu’elle se forme entre des hommes rigoureusement égaux en droits, et ayant en général les mêmes intérêts.
Alors, quoique chaque individu soit libre d’émettre un vœu d’après sa volonté, et non d’après son opinion, il arrive que cependant on peut croire que presque toujours ce vœu exprime réellement cette opinion ; et l’on a d’ailleurs cet avantage, que l’exécution de cette règle commune trouvera moins d’obstacles.
Celui qui se soumet d’avance à la majorité peut raisonner ainsi : Je sais que telle de mes actions doit être soumise à une règle à laquelle les actions semblables de mes concitoyens seront également assujetties.
Je ne puis exiger que cette règle soit conforme à ma raison, puisque alors elle pourrait être contraire à celle d’un autre que je n’ai aucun droit de soumettre à la mienne. Je ne puis me réserver le droit de suivre ou non la règle établie, de la juger après qu’elle aura été déterminée ; car alors j’agirais contre ma propre raison, qui m’a fait reconnaître la nécessité de conformer cette partie de mes actions à une règle qui soit égale pour tous. Je dois donc, d’après ma raison même, chercher un caractère indépendant d’elle, auquel je doive attacher l’obligation de me soumettre ; et ce caractère, je le trouve dans le vœu de la majorité.
Le premier pouvoir politique est celui qui établit ces règles générales ; on l’appelle législatif.
Il consiste donc, s’il est exercé immédiatement par les citoyens, à déclarer quelles règles communes, pour les actions qui doivent y être assujetties, paraissent, à la pluralité, les plus conformes à la raison ; et on voit que s’il en résulte, pour la minorite, la nécessité et l’obligation morale de s’y soumettre, il n’en résulte, pour la majorité, ni autorité, ni pouvoir.
Les citoyens n’exercent-ils pas immédiatement ce droit ? L’ont-ils délégué ? Alors, en devenant une fonction publique de quelques hommes, doit-il changer de nature ? D’où naît alors, pour chaque citoyen, la nécessité et l’obligation morale ? De ce que la raison de la majorité a préféré cette manière de former ces règles, parce qu’elle a reconnu l’impossibilité d’y concourir elle-même. Mais en résulte-t-il un véritable pouvoir ? Non ; la majorité n’a pu donner ce qu’elle n’avait pas.
Ce corps n’a donc reçu que la fonction de chercher ce qui était raisonnable et juste, et le droit de le déclarer ; il n’a pu recevoir celui de dire : Voilà ce que la majorité de la nation croit raisonnable : un tel droit serait absurde ; la décision de ce corps ne peut donc recevoir sa force que d’une acceptation tacite ou expresse de la majorité.
Ici se présentent deux différences essentielles entre la déclaration de ce corps et le vœu immédiat de la majorité. La première, que si le vœu est immédiat, c’est la minorité seule qui fait le sacrifice de sa propre opinion à la nécessité d’obtenir des règles communes ; et que, dans la seconde manière de former ces règles, c’est la majorité, ou même l’universalité, qui fait ce sacrifice à la seule impossibilité de voter immédiatement.
L’autre différence, que ceux qui croiraient leurs droits lésés par une décision immédiate de la majorité, ont à choisir entre une soumission fondée sur l’intérêt de maintenir le pacte social, ou la dissolution de ce pacte ; tandis que dans l’autre hypothèse il leur resterait la ressource de consulter immédiatement le vœu de la majorité ; et l’impossibilité de ce moyen peut seule déterminer à y renoncer.
Il faut observer ici que toute loi, toute règle obligatoire peut être considérée sous deux points de vue : 1o sa conformité avec le droit naturel de chaque individu ; 2o l’utilité ou le danger des combinaisons adoptées par les rédacteurs de la loi.
Dans une société étendue, on peut regarder comme impossible de faire prononcer l’universalité sur ce dernier objet, et cela est même inutile ; car, si le peuple connaît bien ses droits, il verra dans toute mauvaise loi en quoi elle y est contraire, et s’il les connaît mal, il pourra bien moins encore prévoir les effets qui peuvent résulter d’une loi, et les vices des combinaisons qui ont été préférées.
Ce qui est donc vraiment utile, c’est que les citoyens puissent être interrogés sur cette question : Une loi proposée est-elle ou n’est-elle pas contraire aux droits naturels des hommes ?
Maintenant, où en serait l’impossibilité, je ne dis pas pour chaque loi particulière, mais pour chaque corps de loi, pour le code civil, pour la procédure, par exemple, etc. ?
Si alors il y a un moyen pour que la majorité puisse demander la réforme de ces codes, une fois adoptés par elle, on voit que les lois de détail, ajoutées à ces mêmes codes, soit pour en réparer les lacunes, soit pour en raccorder les parties, peuvent, sans inconvénient, n’être pas soumises à l’acceptation immédiate.
Il peut, sans doute, exister des circonstances où l’on trouve une sorte d’impossibilité de présenter ces corps de lois à l’acceptation de cette majorité. Elle existe, par exemple, si l’on ne peut espérer de les former d’une manière assez systématique, assez complète ; car alors il n’y aurait que des inconvénients à revêtir des compilations indigestes d’une autorité, sinon plus grande, du moins plus solennelle que celle des lois de détail.
Mais il est une autre classe de lois pour lesquelles cette acceptation est plus nécessaire ; ce sont celles qui déterminent l’établissement du corps chargé de préparer les autres ; car il ne peut tenir que de cette acceptation une véritable autorité, même pour imposer légitimement l’obligation d’une soumission provisoire.
Telle est donc la limite en deçà de laquelle une acceptation expresse ne peut s’arrêter ; telle est la borne précise 011 s’arrêtent les droits de la majorité ; telle est celle de la soumission que la nécessité exige de la volonté et de la raison : un pas de plus, et la tyrannie commence.
Les fonctions législatives se bornent donc à déclarer quelles règles communes, parmi celles que la pluralité reconnaît conformes à ses droits, sont le plus d’accord avec la raison. Alors, comme les lois ne sont, ne peuvent être que des conséquences, des applications du droit naturel, la majorité n’aura rien abandonné que les formes, les combinaisons des principes reconnus par elle-même, et les aura abandonnées seulement par l’impossibilité de discuter elle-même ces formes, d’analyser ces combinaisons.
Ainsi, un corps législatif n’exerce pas un véritable pouvoir ; il n’est, pour les lois soumises à l’acceptation, qu’un législateur collectif : c’est Solon ou Lycurgue, remplacés par une assemblée.
Quant aux autres lois, leur autorité résulte encore de l’opinion de la majorité, qui, en établissant cette forme de les préparer, les a revêtues d’avance de son acceptation, parce qu’elle a jugé cette acceptation antérieure utile et nécessaire.
Ainsi, la majorité, obéissant à ces lois, quand même elle les désapprouve, obéit encore à sa propre opinion, de la même manière que la minorité n’obéit qu’à sa raison, lorsqu’elle cède à l’opinion de la majorité, qui y est contraire.
Entre la loi et la chose qui doit être faite d’après elle, ou l’individu qui doit s’y soumettre, se trouve la fonction de déclarer que telle est, dans telle circonstance, l’application de la loi, c’est-à-dire, la fonction de faire un syllogisme dont la loi est la majeure, un fait plus ou moins général, la mineure, et la conclusion, l’application de la loi. Par exemple, chaque citoyen sera tenu de contribuer à la dépense nécessaire pour les besoins publics, proportionnellement au produit net de sa terre ; voilà une loi telle dépense doit faire partie des besoins publics ; voilà un fait : donc chaque citoyen doit contribuer à cette dépense ; voilà l’application de la loi. Cette application devient ensuite la majeure d’un autre syllogisme. Les citoyens doivent contribuer à une telle dépense ; elle est évaluée à tant ; nouveau fait qu’il faut déclarer : donc les citoyens doivent contribuer de telle somme ; l’universalité des citoyens doit contribuer de tant ; telle province[2] doit payer le soixantième de la masse totale : donc telle province doit payer tant. Ainsi, la fonction de bien construire ces syllogismes et de bien établir les faits qui doivent en former les mineures, constitue la seconde espèce de pouvoir dans toutes ses nombreuses subdivisions. Ceux qui en sont les dépositaires n’ordonnent pas, ils raisonnent, ils cherchent à connaître un fait, ou ils le constatent. La raison commune a consenti à la loi : elle a donc également prononcé l’exécution de la loi, et ce vœu est unanime comme celui dont il dérive, le vœu de conformer sa volonté aux règles communes établies d’après l’opinion delà majorité ; la volonté générale est que cette application soit exécutée.
Cette dernière fonction doit nécessairement être déléguée en entier par toute nation qui occupe un territoire trop étendu pour se réunir dans une assemblée unique.
Mais le mode suivant lequel cette délégation est distribuée, les règles imposées aux mandataires, enfin, la part que le peuple peut se réserver dans le choix, plus ou moins immédiat, des agents qui en sont chargés, peuvent presque lui répondre que ces fonctions ne seront exercées que pour son avantage ; et comme il conserve le droit de changer les lois qui règlent tout ce qui a rapport à l’exercice de ces mêmes fonctions, il est aisé de sentir qu’il ne peut s’exposer, par cette délégation, à des dangers réels.
C’est ici que commence un véritable pouvoir, c’est-à-dire, une force qui agit sur les actions des individus, indépendamment de leur volonté, de leur raison : sans doute, lorsque l’exécution de la loi est contraire aux passions, aux intérêts d’un citoyen, il devrait encore, s’il a une raison forte, s’il est vraiment vertueux, s’y soumettre par un acte de sa volonté et de sa raison. C’est ainsi que Socrate consentit volontairement à l’exécution de la sentence injuste portée contre lui ; mais on ne peut attendre de tous les hommes ce degré de raison et de rectitude morale. Il faut donc, pour assurer l’exécution des lois, déléguer un véritable pouvoir, et ce pouvoir s’exerce, ou sur des choses, ou sur des agents secondaires du même pouvoir, ou sur les citoyens eux-mêmes, comme tels. Des lois déterminent l’obéissance de ces agents, et par conséquent c’est, en dernière analyse, à faire exécuter la loi que le pouvoir consiste essentiellement. C’est contre la résistance à la loi que la force doit être employée.
Cette force est celle de la nation entière, en retranchant ceux qui veulent résister ; et l’intérêt public exige que la loi elle-même, que ceux par qui elle est appliquée, ceux qui appellent la force pour en assurer l’exécution, aient assez la confiance générale, ou que le devoir de l’obéissance provisoire, même aux lois qu’on désapprouve intérieurement, aux applications qu’on croit injustes, soit assez profondément gravé dans toutes les âmes, pour que le succès ne puisse jamais balancer entre le nombre des citoyens qui osent s’y opposer, et celui des citoyens qui les défendent, autrement il y aurait une guerre intestine, une véritable dissolution de la société.
Mais avant de développer les moyens d’obtenir ces deux conditions, nécessaires à la paix et à la liberté de toute république, il est bon d’examiner de quelle manière cette force peut être mise en activité. Il est évident d’abord que, si le territoire n’est pas trop resserré, la généralité du peuple ne peut agir pour le maintien de la loi ; cette force ne se déploiera même que partiellement dans la guerre la plus menaçante.
Ainsi, son pouvoir, pour assurer l’obéissance à la loi, est surtout dans l’opinion de l’impossibilité de la résistance, si cette force était obligée de se développer tout entière.
La force agissante est donc nécessairement, sur chaque point du territoire, ou une portion déterminée du peuple qui l’habite, ou une force séparée de la masse du peuple, établie par la loi pour en maintenir l’exécution.
S’il est avantageux, s’il est nécessaire qu’il existe une force de cette dernière espèce, la conservation des droits des citoyens exige que jamais, en la supposant réunie, elle ne puisse accabler la force nationale dispersée, quand ceux qui forment cette force séparée, ou ceux qui en disposent, en auraient la volonté.
Je ne parlerai pas ici des moyens d’appliquer ce principe à la portion de l’armée composée, non de citoyens qui remplissent un devoir, mais d’hommes exerçant la profession militaire ; je ne m’occuperai que de la portion de cette force séparée du peuple, destinée à maintenir la paix dans l’intérieur.
La résistance à la loi peut être faite par des individus, par une classe particulière d’hommes, par la généralité des habitants d’un territoire plus ou moins étendu. Je crois utile en général, et je ne puis croire dangereux de confier à une force instituée pour cet objet, la fonction de maintenir la loi contre la résistance individuelle.
Je la crois utile, i» parce qu’il importe que cette force s’exerce d’une manière très-régulière ; 2o parce que l’emploi en étant plus habituel, le service qu’il exigerait deviendrait une charge pour les citoyens ; 3o parce que la justice prescrivant d’éviter, autant qu’il est possible, que ceux-ci ne soient exposés à des dangers, en remplissant, non une fonction, mais un devoir, on serait obligé d’employer des moyens trop au-dessus de l’effet qu’on doit produire ; 4o parce que les circonstances locales causeraient trop d’inégalité dans ce genre de service ; 5o parce qu’il exige une responsabilité à laquelle on ne peut guère assujettir des hommes que le hasard appelle à remplir un tel jour une certaine fonction. Elle ne sera pas dangereuse, parce qu’en la supposant assez nombreuse pour agir avec succès contre une troupe de brigands, elle sera toujours trop faible pour menacer la liberté publique, même dans une portion peu étendue du territoire.
Mais il n’en sera pas de même si c’est une classe nombreuse d’hommes, une portion entière du territoire, qui oppose une résistance à la loi ; dès lors on ne peut établir une force suffisante pour la repousser ; et séparée de la masse entière des citoyens sans détruire la liberté, il faudrait moins de temps à cette force ou à ses dépositaires, pour étouffer la volonté nationale sur les points où elle commencerait à se manifester, qu’à la majorité, ou même à une portion considérable de la nation, pour se réunir dans un vœu commun.
La force ne peut donc alors être remise qu’à la généralité des citoyens à portée d’agir.
Mais il faut, avant de juger quand et comment celte force doit se déployer, examiner ici quelles peuvent être la nature et la cause de la résistance.
Cette résistance peut être active ou passive. Dans le premier cas, la force nationale n’ayant qu’à s’opposer à des violences contraires à la loi, ne peut, si elle est bien dirigée, être forcée d’employer les moyens extrêmes, à moins qu’on n’ose en user contre elle-même ; elle ne peut être forcée de verser le sang que dans le cas où elle a pour elle le droit de la défense personnelle ; et dans la circonstance où ce droit est le plus légitime, celui où un homme est injustement attaqué, parce qu’il remplit un devoir.
Si la résistance n’est, au contraire, que passive, alors on doit prendre tous les moyens possibles pour que la force, qui doit vaincre cette résistance, puisse encore ne faire que se défendre ; que du moins elle se borne longtemps à menacer, à prévenir les maux qui peuvent résulter de l’inexécution de la loi, à laisser à la raison le temps d’exercer son autorité toujours victorieuse.
Enfin, dans ce cas surtout, on doit ne pas s’écarter, sans une impossibilité absolue, de ce principe conservateur de la paix, de n’employer qu’une force qui, par sa masse ou son appareil, puisse frapper, même l’esprit des hommes irrités et violents, de l’idée que toute résistance serait inutile.
Si la désobéissance à la loi n’a pour motifs que des intérêts particuliers, soit à une classe d’hommes, soit à un territoire, s’il n’y a pas lieu de craindre que les passions personnelles, qui agitent les citoyens rebelles, puissent se propager, alors on peut presque toujours être assuré de rassembler des forces suffisantes, et vous n’avez à craindre, ni d’allumer la discorde dans le sein de l’État, ni d’étouffer l’esprit public, ni d’affaiblir ce sentiment d’indépendance qui caractérise les hommes libres ; sentiment qui doit se taire devant la loi, mais qu’elle ne doit jamais étouffer par la terreur.
Si, au contraire, la résistance a pour cause, non des intérêts locaux et purement personnels, mais des terreurs populaires, mais des préjugés, mais une opposition réelle entre l’opinion des législateurs et celle d’une portion des citoyens, alors, que l’emploi de la force se borne à empêcher d’ajouter de nouveaux crimes à la violation de la loi ; que les moyens de persuasion soient prodigués ; que tous ceux par lesquels la raison peut s’introduire dans les esprits soient employés avec activité comme avec patience.
Car, dans ces circonstances, le danger de montrer à découvert la faiblesse de la loi, de faire succéder une véritable anarchie, ou une guerre intestine, à des violences passagères, s’unit à celui de punir, comme un crime, des erreurs involontaires, de sacrifier des innocents, de semer entre les citoyens les germes d’une division durable, et d’inspirer au peuple deux sentiments également funestes, la haine ou la crainte servile de la loi.
On voit ici combien il est nécessaire que la grande majorité du peuple soit persuadée de la bonté des lois, qu’elle ait confiance dans ceux qui les rédigent, les appliquent ou les font exécuter, et qu’enfin chaque citoyen porte au fond de sa conscience un sentiment profond de l’obligation d’obéir provisoirement aux lois même qu’il désapprouve, à leur application, qu’il croit injuste.
La confiance dans les fonctionnaires publics exige qu’ils soient fréquemment renouvelés, et que le choix en soit confié aux citoyens, pour qu’ils puissent les regarder comme leur propre ouvrage.
L’amour de l’égalité est un sentiment général et dominant dans toutes les républiques, même dans celles qui sont corrompues par des institutions arissocratiques. L’espoir d’obtenir la jouissance de ce droit précieux, la crainte d’y voir porter des atteintes nouvelles, y a presque toujours été la cause de tous les troubles, comme l’art de cacher l’inégalité, ou de la faire pardonner, la grande politique de l’aristocratie.
L’histoire entière de la république romaine n’est que le développement de cette observation.
Mais, en supposant une constitution où la loi ait maintenu l’égalité la plus entière, il reste toujours trois genres d’inégalité dont la cause est dans la nature même.
D’abord, l’inégalité des facultés naturelles. Si une instruction, commune à tous les citoyens, leur donne les connaissances nécessaires pour être affranchis de toute dépendance, dans les actions ordinaires de la vie civile ou politique ; si, par l’effet de cette instruction, il ne peut plus exister une classe d’hommes qui gouvernent les autres par des préjugés ou par l’art de manier les passions, alors cette inégalité ne peut produire des maux réels. Les talents seront utiles sans jamais être dangereux ; les lumières serviront à éclairer les hommes, et non aies tromper ; l’envie n’aura plus la ressource de faire peur du génie pour s’en venger, et le honteux sentiment de l’ostracisme ne souillera plus le cœur des amis de la liberté.
L’inégalité des richesses existerait entre des familles isolées, si elles n’étaient pas composées de brigands ; les mauvaises lois l’accroissent, les bonnes peuvent aisément la réduire à de justes bornes. Si les succèssions sont également partagées ; si les lois tendent à les diviser en admettant la représentation ; si le droit de tester est aboli ; si les impôts, également répartis, ne gênent ni l’industrie ni le commerce ; si l’industrie et le commerce jouissent d’une entière liberté ; si l’instruction, devenue générale, tarit la source, plus féconde qu’on ne croit, des fortunes établies sur l’ignorance d’autrui ; si elle distribue, dans les familles pauvres, les moyens que donnent les talents pour acquérir de l’aisance ; si des caisses d’accumulation offrent des ressources à l’économie des citoyens indigents, alors il ne restera plus que cette inégalité de richesses, nécessaire à l’économie de l’ordre social, et même au perfectionnement de l’espèce humaine.
Enfin, toute société se partage nécessairement en deux classes, ceux qui gouvernent, et ceux qui sont gouvernés ; et il en résulte une inégalité réelle et nécessaire jusqu’au moment, encore éloigné peut-être, où les hommes regarderont le travail de faire des lois, de rendre des jugements, comme une simple occupation du même genre que celle de faire un livre, de combiner une machine, de résoudre un problème.
Si les lois n’ont pas fixé les limites de ces deux classes par des distinctions héréditaires, ou des privilèges municipaux ; si cette division est indépendante de la richesse ; si même, par l’effet d’une instruction publique bien dirigée, elle annonce moins la supériorité que la différence des lumières et des talents, alors, sans doute, elle frappera moins, et la limite variable, et presque imperceptible, qui sépare ces classes, offensera moins les yeux de ceux qui n’osent prétendre à la passer ; mais on ne peut parvenir à en éviter les effets funestes, comme les mauvais choix, la haine des vertus, des lumières et des talents, et surtout cette défiance ennemie de la tranquillité publique, si, par de fréquentes élections, on ne donne point à la classe gouvernée, sur celle qui gouverne, un empire dont l’exercice peut seul la consoler.
C’est en cela, peut-être, que consiste le plus grand avantage des élections immédiates. En effet, c’est uniquement par une sorte de fiction qu’on regarde comme choisi par soi-même celui dont on n’a réellement nommé que les électeurs ; qu’on peut le regarder comme son propre ouvrage ; qu’on se console ou qu’on se rassure par l’idée de pouvoir, par un refus de son suffrage, le punir d’avoir abusé d’une première confiance.
Et, s’il existait un moyen pour que, dans ces élections immédiates, le peuple choisît réellement, pour que ce sentiment de préférence qu’on accorde aux hommes de son choix pût exister dans l’âme de la majorité, c’est alors que l’on verrait s’établir une confiance réelle, que de vagues calomnies ne pourraient plus l’ébranler.
Il faudrait donc, non-seulement avoir une bonne méthode d’élection, c’est-à-dire, une méthode dont le résultat exprimât vraiment le vœu de la majorité ; mais il faudrait encore distribuer les élections de manière que chaque masse de citoyens pût ne balancer ses choix qu’entre des hommes connus du plus grand nombre, au moins par leur renommée.
Les conséquences nécessaires de la révolution française ont ici multiplié les difficultés. Presque tous les hommes connus au delà de leur commune ou de leur quartier, ont successivement disparu du nombre des éligibles avec les différentes nuances de l’aristocratie. Comme la société était divisée en classes qui se mêlaient rarement, on connaissait bien moins les personnes que les noms, les places, les richesses ; enfin, de ces deux causes réunies, et d’une longue suite de trahisons qui se sont succédé sous toutes les formes, il a dû résulter une défiance, qu’une expérience antérieure, que la réputation même la plus confirmée, n’ont pu détruire, et que les intrigants se sont empressés d’augmenter, parce qu’ils étaient sûrs de ne pouvoir obtenir de confiance qu’au milieu de la confusion d’une défiance universelle.
Les peuples anciens faisaient surveiller leurs magistrats par des tribuns, par des éphores ; par là ils compliquaient la tyrannie, et ne la détruisaient pas. Seulement sa marche en était plus embarrassée et plus lente, et le concert entre les ennemis de la liberté, plus difficile à établir.
De tels moyens seraient puérils depuis que l’imprimerie, devenue un art vulgaire, offre aux peuples libres une garantie plus certaine, qu’aucune atteinte à leurs droits ne peut rester inaperçue ou impunie.
Des presses libres, comme le dit Voltaire, sont les véritables tribuns des nations modernes.
Il existe, cependant, parmi elles une cause de défiance qui leur est particulière. L’action des gouvernements y est trop compliquée ; ils agissent trop, et sur trop d’objets.
De cette complication et de cette action inutile, résulte nécessairement une influence obscure, indirecte, qui doit exciter des inquiétudes. La marche des chefs du gouvernement, celle même de leurs agents, restent, malgré la publicité, un secret pour la généralité des citoyens qui ne peuvent la suivre.
L’homme public accusé trouve autant de difficulté à dissiper complètement les nuages élevés sur sa conduite, s’il est innocent, que de facilité à éviter une condamnation régulière, s’il est coupable.
Enfin, c’est encore un obstacle, et aux fréquents renouvellements, et à la bonté des choix populaires. N’est-il pas à craindre que le pouvoir ne passe alors presque en entier dans les mains des agents subalternes ?
Il faut donc au peuple qui veut être libre et paisible, des lois, des institutions qui réduisent à la moindre quantité possible l’action du gouvernement.
Les anarchistes, qui n’ont entrevu ce principe que par un sentiment vague de défiance et d’une licencieuse indépendance, n’ont cherché qu’à produire cette nullité de gouvernement qui naît du désordre, des soupçons, des combats entre les pouvoirs, de leur séparation en petites parcelles incohérentes entre elles ; tandis qu’au contraire cette presque nullité doit être le résultat d’un système de lois profondément combiné.
Sans doute, cet ouvrage devient plus difficile encore après une grande révolution ; car, alors, la complication n’est pas seulement l’ouvrage des préjugés et des mauvaises lois ; elle est la suite nécessaire des événements ; et il faut que le système social puisse convenir à la fois, et au mouvement qui s’achève, et au calme qui doit y succéder.
Mais ce qui doit, surtout, attacher un peuple libre même aux lois qu’il a immédiatement consenties, ce qui est bien plus nécessaire encore pour lui faire aimer celles qu’il a reçues de ses législateurs et respecter celles même qu’il désapprouve, pour le déterminer enfin à les maintenir par la force irrésistible de sa volonté, même lorsqu’il se défie de ceux qui les font, les appliquent, ou les exécutent ; c’est la conviction intime qu’il peut, lorsqu’il le voudra, obtenir le changement de ces lois, et principalement celui des règles constitutionnelles qui établissent les fonctions sociales, en fixent les bornes, en déterminent l’action. C’est alors que, n’ayant plus à craindre, ni d’entreprise contre sa liberté, ni d’injustice durable, il peut se livrer, sans crainte, à ce sentiment de respect scrupuleux pour les lois établies, de soumission aux autorités légitimes, base nécessaire de cette paix publique, sans laquelle toute société tend continuellement à des révolutions nouvelles, et, toujours malheureuse et agitée, flotte au hasard entre la désorganisation et la tyrannie. Ce sentiment est un de ceux que les hommes dignes de la liberté montrent avec le plus d’orgueil, parce que ce sacrifice d’une indépendance dont ils sentent tout le prix, honore à la fois, et leur raison, et leur courage. Un soldat romain se glorifiait de son obéissance, bien plus que de sa bravoure, et il citait avec complaisance sa soumission aux ordres d’un consul qu’il haïssait.
Je suppose, d’abord, que les lois, celles surtout qui influent immédiatement sur le sort du plus grand nombre, ou qui touchent à des opinions ou à des passions générales, ne sont rendues qu’après des discussions instructives, et lorsque l’opinion publique a eu le temps de se former et d’être observée ; je suppose, ensuite, qu’il n’existe aucun pouvoir qui, par sa nature ou son organisation, puisse inquiéter les amis de la liberté et de l’égalité, et je demande s’il suffit alors que la masse entière de la nation ait, en tout temps, un moyen praticable de former et de déclarer le vœu de la majorité pour une réforme de sa constitution, ou plus généralement des corps de lois soumis à son acceptation.
Je conviens, d’abord, que pour les lois de détail, pour les craintes que peuvent inspirer, comme individus, les dépositaires d’une des fonctions du gouvernement, il suffit alors que les différentes portions de citoyens qui peuvent se réunir immédiatement aient un moyen de faire entendre leur vœu au corps de leurs représentants, chargés de rédiger des lois, et que ce corps ait une autorité suffisante pour corriger ces abus, pour dissiper ses alarmes ; car, s’il peut lui-même inspirer de la défiance, ce ne serait pas en le changeant dans ses membres, mais en corrigeant son organisation et sa formation, qu’on pourrait remédier à ce danger.
Mais, pour que la masse entière de la nation émette un vœu, faudra-t-il attendre que l’universalité de ses portions s’assemble spontanément, ou que les représentants du peuple convoquent ses assemblées ? La tranquillité publique serait-elle assurée si, dans le cas où une inquiétude vive agiterait une portion notable de citoyens, il leur fallait, ou déterminer cette convocation, ou produire un mouvement général dans toutes les autres portions ? Ne serait-il pas plus simple d’établir que telle portion de citoyens, qui aurait déjà un moyen légal d’émettre son vœu, pourrait exiger la convocation nationale ; qu’une portion plus petite pourrait également obtenir, sous une forme régulière, l’émission de ce vœu pour une convocation, en sorte qu’il ne pût exister une réunion un peu considérable de citoyens, qui n’eût l’espérance et le moyen légal de consulter le peuple entier, si elle le croyait nécessaire ?
Les erreurs populaires tiennent toujours à quelque préjugé consacré par une longue habitude, ou à une vérité mal démêlée. Nous entendons, sans cesse, les portions de citoyens, un peu nombreuses, parler au nom du peuple souverain. Ignorent-elles que la souveraineté n’appartient qu’au peuple entier ; qu’il n’exerce immédiatement sa souveraineté qu’au moment où toutes ses portions peuvent émettre un vœu commun ; qu’alors seulement sa volonté est souveraine ; que dans toute autre circonstance il ne peut prononcer qu’une opinion, manifester un désir ; que les réunions même les plus puissantes sont, comme un seul individu, soumises à la loi, et n’exercent que le pouvoir ou les fondions qui leur sont délégués par elle ?
Pourquoi une doctrine si simple et si vraie, que personne n’oserait combattre, a-t-elle tant de peine à devenir l’opinion générale ? N’est-ce pas que chaque section particulière du peuple regarde le droit de connaître le vœu de la généralité de la nation avec laquelle elle est confondue, comme une des conditions de cette association, comme le juste prix de la renonciation à celui de donner quelque efficacité à sa volonté propre, et de ce qu’elle a consenti à mettre en commun le droit de souveraineté que primitivement elle pouvait exercer seule ? N’est-ce pas la confusion de ce droit d’invoquer le souverain, avec le droit de souveraineté, qui est la vraie cause de cette erreur si commune ?
Tel est le terme auquel il me paraît que l’on doit s’arrêter ; sans jamais oublier combien il est nécessaire de rester plutôt en deçà du but, que de le passer dans ce qu’on exige de la confiance du peuple.
Ainsi, dans une constitution vraiment libre, non-seulement tout pouvoir émane du peuple, et se rapporte à la volonté unanime de se soumettre à l’opinion de la majorité, soit qu’elle prononce sur un objet déterminé, soit qu’elle se borne à décider elle-même à quelle opinion elle veut se soumettre provisoirement ; mais aussi toute la force des pouvoirs délégués se réduit à celle du peuple lui-même, de manière qu’elle tombe nécessairement avec sa confiance, ou plutôt lorsqu’il perd l’opinion que sa force doit être employée à soutenir ces pouvoirs.
Le grand art de gouverner y consiste donc à opposer sans cesse aux inquiétudes partielles des factions du peuple, la confiance de la masse entière du même peuple, et l’opinion commune aux opinions des partis et des factions. C’est surtout à empêcher cette opinion commune de s’égarer.
Le moyen d’y éviter les insurrections est donc de dominer la volonté du peuple par la raison, de le forcer, en l’éclairant, non de plier devant la loi, mais de vouloir y rester soumis. Le moyen d’éviter les insurrections est donc d’y organiser des réclamations régulières, également irrésistibles, qui forcent la souveraineté nationale à prononcer son vœu. Le moyen d’y prévenir les révolutions, est de donner aux citoyens la facilité de les faire sous une forme légale et paisible.
Si cent mille hommes, si la nation entière peut en tout temps montrer son opinion, elle ne sera pas tentée de montrer ses armes, et elle ne sera pas obligée de déployer sa force, quand elle saura qu’il lui suffit de prononcer sa volonté. Enfin les citoyens ne seront plus exposés à se tromper sur cette volonté générale, à la confondre avec les caprices des hommes qui les entourent, s’ils ont un moyen sûr de l’interroger et de la connaître.
C’est ainsi que la liberté et la paix, le respect des lois et l’indépendance, la tranquillité dans toutes les actions, et la passion la plus ardente pour les intérêts publics, la raison et l’enthousiasme, peuvent exister dans le même pays, et se réunir dans les mêmes âmes.
Le peuple qui voudrait franchir ces limites risquerait plus sa liberté que celui qui resterait en deçà. Mais aussi, plus ceux qui lui proposent des lois s’en approcheront, moins il aura le désir d’aller au delà.
J’ai exposé, en 1789, ces mêmes idées que j’avais déjà publiées. De nouvelles réflexions, des observations que je n’avais pu faire alors, les ont modifiées sur quelques points, mais ne les ont pas changées ; et j’ai cru devoir les répéter dans un moment où aucun danger de perdre la liberté, en voulant trop l’étendre ne peut empêcher la nation française de rentrer dans l’exercice entier et absolu de tous ses droits naturels.
FIN DU TOME DIXIÈME.