De la peinture considérée dans ses effets sur les hommes en général/Préface

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PRÉFACE.


L’ouvrage que je publie a été envoyé au concours ouvert par l’Institut national sur cette question : « Quelle a été et quelle peut être encore l’influence de la Peinture sur les mœurs et le gouvernement des peuples ? » Le titre sous lequel il a été adressé était celui-ci : De l’influence de la Peinture sur les Mœurs et le gouvernement des peuples ; quoiqu’il fût peut-être au fond le même que celui sous lequel je le présente aujourd’hui, comme en publiant mon ouvrage, c’est le destiner à d’autres lecteurs que ceux sous les yeux desquels il a d’abord passé, j’ai cru devoir développer, ce titre afin qu’il servît à faire saisir tout de suite le point de vue sous lequel j’ai traité la question. Le concours ouvert dans le courant de l’an 4 a été fermé au 1er nivose de l’an 6, et le résultat en été publié dans la séance de l’Institut, le 15 germinal de la même année. Mon travail est l’un des trois que la Commission de l’Institut a distingués : parmi les Mémoires qui ont concouru sur la même question ; elle lui a assigné le troisième rang, et l’on trouvera cette place encore honorable, en considérant d’une part le mérite des écrits auxquels il a été comparé, et de l’autre les lumières et les talens célèbres des juges qui l’ont apprécié.

Ce n’est pas sans répugnance que je me déterminerai à répéter ici ce que la Commission a dit de bien de mon travail ; et je le passerais sans doute sous silence, si je ne devais compte des motifs qui me portent à publier cet ouvrage. Le Rapport en loue la partie principale, celle qui traite plus particulièrement de l’objet de la question ; il attribue un caractère de finesse aux observations de l’auteur, et il ajoute que son travail contient de très-bonnes vues. Si j’avais mérité un tel suffrage, j’aurais dû m’en trouver d’autant plus satisfait que la critique m’a paru d’ailleurs un peu sévère, et qu’elle est d’une nature à bien faire sentir tout ce qu’il y a de flatteur dans la mention accordée à mon Mémoire. J’ai déjà publié quelques observations à cet égard dans le N° 25 (10 prairial an 6) de la Décade philosophique, littéraire et politique ; les auteurs de cet excellent journal ont bien voulu se prêter à ma demande en insérant la lettre que le leur adressai. Mais comme ce journal peut n’être pas lu par tous ceux entre les mains de qui mon livre peut tomber, je répéterai ici une partie de ces observations.

Je prie le lecteur de bien peser mes raisons ; je le prie sur-tout de croire que je suis bien éloigné de vouloir critiquer le Rapport de la Commission, à l’impartialité duquel je rends toute la justice qu’il mérite, et que je songe d’autant moins à me plaindre de la place qu’il m’a assignée, que je ne m’attendais point à ce succès, que je ne le méritais pas et que j’en ai témoigné ailleurs ma reconnaissance. Ce que j’ai à dire ne se rapporte qu’à mon Mémoire considéré en lui-même, et nullement au jugement relatif de la Commission ; je ne veux qu’exposer mon plan et les raisons qui me l’ont fait adopter.

J’ai annoncé au commencement de mon Mémoire que je n’étais pas artiste, et je semblais vouloir proposer des réformes ; je condamnais le mouvement physique et les scènes fugitives que la Peinture tente si souvent d’exprimer ; je désapprouvais l’emploi des merveilles de la fable et les allégories de fiction ; je paraissais vouloir soumettre au raisonnement, des sensations que l’enthousiasme seul peut connaître. Avouons franchement qu’il est aisé de voir quelle réception pouvait être destinée à des paradoxes de cette force. Toutefois ces paradoxes paraissent moins extraordinaires, lorsqu’on les rapproche du point de vue sous lequel j’ai envisagé mon sujet. J’avais pensé qu’il ne s’agissait pas de considérer l’Art dans ses effets sur les artistes, sur les amateurs, sur la classe seule qui sent : ces effets sont connus et assez d’auteurs en ont parlé. Je m’étais dit : « Il faut apprécier l’influence de la Peinture sur les mœurs, il faut donc observer ses effets sur le vulgaire, sur les hommes en général ; or il s’en faut de beaucoup que le vulgaire voie comme l’artiste, comme l’amateur exercé : la nature seule, dans sa simplicité, peut arrêter ses regards et parler à son esprit ou à son cœur ; tout le reste n’est rien pour lui. Il faut donc descendre aux moyens de fortifier la vraisemblance à ses yeux, seule base de l’effet que l’imitation doit produire sur lui. Il faut examiner les sensations qui seront le résultat de cette vraisemblance, et déterminer ensuite l’influence de ces sensations sur les mœurs. L’influence quelconque des arts n’étant que la conséquence et le produit total des sensations diverses que leurs œuvres peuvent faire naître, il faut, pour apprécier ce résultat, examiner les élémens qui concourent à le produire ».

Tel a été le but de mes premières recherches. Il restait à examiner les moyens de régulariser cette influence ; c’est par-là que j’ai terminé mon travail. Cette marche m’a paru la plus naturelle ; elle m’a semblé sortir elle-même du sujet. On voit par-là pourquoi j’ai parlé de la Peinture en général, des moyens qu’elle emploie, des objets de ses imitations, etc. Ainsi, vraisemblance dans les œuvres de I’Art, sensations qui en résultent, influence de ces sensations sur les mœurs, et moyens de diriger cette influence ; telle est l’analyse de mon plan. Tout m’a paru s’y tenir en effet et s’y rapporter au but de l’ouvrage ; et la dernière partie, qui traite, spécialement de l’influence morale et politique de la Peinture, n’étant que la conséquence naturelle et essentiellement dépendante de mes recherches précédentes, les éloges que mes juges ont donnés à cette partie semblent refluer en quelque sorte sur le reste de mon travail. Au reste, ce n’est pas sans avoir bien pesé la nature de la question que je me suis déterminé à la traiter de cette manière, et je croyais l’avoir abordée en effet sous le vrai rapport d’utilité sociale dont elle semblait commander la recherche. Quoi qu’il en soit, mon ouvrage doit être considéré maintenant indépendamment de l’objet et des bornes d’une question ; il doit être jugé en lui-même et d’après ce que son titre annonce.

Quant au tableau rapide que j’ai tracé de l’histoire et des progrès de la Peinture, il m’a paru convenir tout naturellement au commencement de l’ouvrage, soit parce que c’était la marche la plus propre à associer peu à peu le lecteur au sujet dont j’avais à l’entretenir, soit parce qu’il conduisait directement à la connaissance des moyens que l’Art emploie pour remplir son objet, et à la recherche de ceux qui peuvent concourir à assurer la vraisemblance. Cet exposé affaiblit déjà considérablement le tort qu’une vénération religieuse pour les divinités de la fable n’a pas manqué de relever avec zèle, en condamnant le vœu sacrilége qui semblait vouloir bannir de la Peinture le merveilleux de la Mythologie.

Je ne puis au reste m’empêcher de trouver une sorte de fanatisme dans cette ardeur avec laquelle des hommes de génie s’attachent à soutenir la cause des dieux et autres êtres mythologiques, aussitôt qu’on semble vouloir limiter l’empire de ces anciens dominateurs du temple des arts. La nature n’est-elle donc pas assez belle par elle-même ? La marche rapide et majestueuse de l’esprit humain qui a abordé tant de carrières inconnues, qui a découvert tant d’horizons nouveaux, n’ a-t-elle donc rien fait pour les arts ? n’a-t-elle rien fourni à l’enthousiasme ? Ne pourrons-nous donc goûter du plaisir, nous émouvoir, nous échauffer, si nous n’avons sous les yeux un Jupiter, un Mercure ou un Centaure ? il me paraît que nous ne nous traînons ainsi sur une seule route, que parce que nous n’avons pas le courage d’en ouvrir de nouvelles. Mais j’aime à croire que tôt ou tard les arts sauront s’affranchir de cette routine qui les rappelle sans cesse aux mêmes objets, et que l’imagination des artistes saura s’élancer enfin sur les traces du génie, qui marche aujourd’hui de découvertes en découvertes, et atteindre le même niveau que lui. Peut-être n’ai-je pas à me blâmer d’avoir jeté quelques idées à ce sujet, fussent-elles même peu hardies, maintenant que je vois un grand nombre d’écrivains et des poëtes du premier mérite tenter d’associer aux arts une philosophie propre, à leur imprimer un grand caractère. Cette révolution s’achevera ; elle me paraît inévitable.

Quoi qu’il en soit, j’ai cru avoir quelques raisons de suggérer que les merveilles de la fable doivent surtout être insignifiantes pour le vulgaire, et qu’il faudrait les bannir des peintures que l’on destine à produire sur lui quelque effet moral. Et remarquez qu’à l’égard des objets si respectés du culte des poëtes et des artistes, j’ai capitulé, pour ainsi dire, avec eux, en convenant que la fable peut paraître avec succès dans le genre tempéré en général, et surtout dans les sujets comiques. J’ai cru sous ce rapport ma cause assez bonne Pour pouvoir négliger quelques moyens de défense ; et, à l’aide d’un seul vers pris à dessein dans Boileau même, je pensais assurer mon triomphe. Mais je me suis trompé, puisque j’ai été battu presque avec mes propres armes ; je devais savoir que trop de précaution ne nuit jamais. Je pouvais invoquer les préceptes suivans :

N’offrez au spectateur jamais rien d’incroyable
L’esprit n’est point ému de ce qu’il ne croit pas.
Le faux est toujours fade, ennuyeux, languissant ;
Mais la nature est vraie et d’abord on la sent :
C’est elle seule en tout qn’on admire et qu’on aime.

J’observe que, ces maximes ont une bien plus grande force chez ce poëte, que sous la plume de tout autre écrivain, parce qu’elles font voir que, malgré son ardent amour du merveilleux, il est obligé d’en revenir à la nature. Au reste Boileau a parlé pour les poëtes, et j’ai dit quelque chose de la différence essentielle qu’il y a entre les tableaux de a Poësie et ceux de la Peinture, surtout lorsqu’il s’agit d’une vraisemblance destinée à en imposer au commun des hommes.

Il serait peut-être digne du génie philosophique de ce siècle de ménager aux arts, en continuant à les pousser d’une part dans le chemin du grand, de leur ménager, dis-je, de l’autre, une face populaire qui les rendît accessibles à tous et servît à étendre ainsi leur empire. Le peuple s’accoutumant peu à peu à leur langage, ce premier ébranlement introduirait au sentiment des beautés d’un ordre supérieur, le goût général s’épurerait et les artistes trouveraient enfin par-tout des hommes en état de les entendre et d’apprécier le mérite de leurs œuvres ; d’ailleurs c’est alors que la politique pourrait tirer le plus grand parti des arts. C’est parce que les arts furent populaires chez les Grecs, qu’ils y acquirent, au milieu d’une nation sensible et éclairée, ce haut degré de perfection et de délicatesse que nous admirons.

Il me reste à me justifier du parti que j’ai pris et que j’ai annoncé au commencement de mon Mémoire, de traiter mon sujet avec le style simple qui convient à l’auteur qui vent s’adresser plutôt à la raison qu’à l’imagination. cette annonce, dont mes observations précédents affaiblissent déjà beaucoup la singularité, a pu en effet sembler étrange à la tête d’un ouvrage sur les beaux-arts. Oui j’avais à parler des beaux-arts, et je sais que rarement on peut en parler sans enthousiasme, lorsqu’on a une ame capable de sentir. Mais il m’a paru que ce ne devait pas être ici un discours oratoire ou poëtique sur le mérite de la Peinture, sur les beautés de ses chefs-d’œuvre, sur le feu dont le dieu des arts pénètre ses enfans ; mais qu’il s’agissait de l’examen d’une question philosophique dont le résultat devait être rapporté à la législation des peuples. J’ai cru devoir prendre la place, non du poëte qui s’adresse à de jeunes artistes dont il veut enflammer l’imagination, mais celle du philosophe qui parle au législateur. Il doit y avoir quelque différence entre le style de l’artiste inspiré qui décrit un tableau ou qui disserte sur les beautés de la nature et de l’art, et les réflexions de l’observateur qui cherche à déterminer l’effet moral que tel art doit produire à la longue sur les hommes, on qui indique au législateur, les moyens de diriger cet effet. D’ailleurs le vulgaire comme l’ai remarqué ne connaît pas l’enthousiasme que donnent les chefs-d’œuvre du génie ; il ne serait pas raisonnable de parler des sensations qu’il reçoit, sur le ton de Winkelmann décrivant le Laocoon ou le Torse du Belvédère.

Ainsi, c’est parce que j’ai envisagé la question comme philosophique, que je l’ai traitée avec cette méthode dont la Commission m’a presque loué en la blâmant ; et c’est aussi pour cela que j’ai annoncé comme je l’ai dit plus haut, au commencement de mon Mémoire que je ne parlerais qu’à la raison seule et au nom de la raison : la Commission dit que j’ai tenu parole ; c’est déjà quelque chose d’avoir parlé le langage de la raison. Aurais-je donc si mal fait ? la raison serait elle donc toujours de trop dans la théorie des arts ? Pourquoi, par exemple, lorsque l’enthousiasme est calmé et que le sentiment fait place à la réflexion, lorsque retiré dans le silence du cabinet, on revient sur ce que l’on a éprouvé, pourquoi ne serait-il pas permis alors de soumettre ses propres sensations à une sorte d’examen, et de rechercher, non pas les causes de ces sensations, mais les moyens de les généraliser sur un plus grand nombre de spectateurs ? Mengs n’a pas craint de mettre beaucoup de métaphysique dans ses recherches sur la beauté et le goût.

D’ailleurs j’ai déjà dit que je parlais en faveur du vulgaire, et je ne saurais trop répéter cette observation ; on verra qu’il est difficile de se méprendre sur mon but à cet égard. J’ai donc pu employer de la métaphysique dans les recherches que j’ai faites sur les moyens d’assurer la vraisemblance aux yeux du plus grand nombre, et je crois qu’en effet elle n’aura pas toujours été déplacée ; mais ce qu’il importe de remarquer, c’est que j’ai été bien éloigné de vouloir l’introduire en général dans la manière d’envisager les productions de l’art, puisque j’ai dit : « C’est au sentiment, leur seul juge suprême, que devraient s’adresser les productions des Arts ; mais les artistes ne parlent souvent qu’à l’esprit, parce que le froid raisonnement, en usurpant les droits du sentiment, s’est arrogé seul celui d’apprécier leurs œuvres » (2.de partie, page 172).

Quant aux incorrections qui s’étaient glissées dans mon Mémoire, elles étaient nombreuses et j’en ai été frappé lorsque je l’ai relu. J’eus à peine le tems de le revoir avant de l’envoyer. Lorsque j’y mis la main, je venais d’être appelé à la chaire honorable que j’occupe en ce moment, et j’avais peu de matériaux préparés pour commencer ma carrière. J’ai donc jeté ces idées sur la peinture au travers des travaux pénibles des premiers instans de mes fonctions : elles ont dû se ressentir du peu de loisir que j’avais alors. La Commission ne pouvait ni ne devait dans aucun cas tenir compte de ces raisons que d’ailleurs elle ignorait ; et moi je dois à la justice de déclarer ici que j’ai fait disparaître la plupart de ces incorrections, que même j’ai ajouté quelques phrases, que j’en ai modifié d’autres lorsque je l’ai cru à propos pour mieux expliquer ma pensée. Mais quoique cet ouvrage soit moins imparfait que dans l’état où il a été jugé par l’Institut, il est absolument le même quant au fond des idées, auxquelles je n’ai rien changé et que j’ai cru devoir publier telles que la Commission les a appréciées. J’ai renfermé entre ces deux signes quelques vues utiles à l’homme social : si j’ai atteint ce but quel que soit d’ailleurs le succès de ce travail, je suis satisfait ; et en acquittant une dette envers mes semblables, j’ai rempli le premier besoin de mon cœur.


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