De la philosophie allemande

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De la philosophie allemande
Revue des Deux Mondes, période initialetome 13 (p. 608-650).
LA


PHILOSOPHIE ALLEMANDE




DES DERNIERS TRAVAUX
SUR KANT, FICHTE, SCHELLING ET HEGEL.




I. Rapport sur le concours ouvert par l’Académie des Sciences morales et politiques pour l’examen critique de la philosophie allemande, par M. de Rémusat.

II. Kant. — Critique du Jugement, traduite par M. Barni.
III. Fichte. — Méthode pour arriver à la vie bienheureuse, traduite par M. Bouillier, avec une introduction de M. Fichte le fils.
IV. Schelling. — Bruno, ou du Principe divin et naturel des choses, traduit par M. Husson.

V. Hegel. — Hegel et la Philosophie allemande, par M. Ott[1]


La philosophie allemande présente aux méditations de l’historien un phénomène peut-être unique dans les annales de la pensée. Elle commence par le kantisme, doctrine circonspecte et sévère, si défiante à l’égard de la raison, qu’elle paraît la condamner au plus irrémédiable scepticisme, et toutefois l’œuvre du philosophe de Koenigsberg n’est que le premier anneau d’une chaîne de systèmes, différens, mais inséparables, qui viennent tous aboutir, comme à leur dernier terme, à la philosophie de Hegel, c’est-à-dire au dogmatisme le plus absolu, le plus vaste, le plus téméraire qui fût jamais.

Comment se sont produits ces étonnans contrastes, ces mouvemens extraordinaires de l’esprit humain ? Quel lien rattache Fichte à Kant, Schelling à Fichte, Hegel à Schelling, et fait de ces doctrines contraires les rameaux d’une même tige, ou, si l’on veut, les ondulations successives d’un même courant ? Que penser de l’originalité si vantée de cette altière philosophie hégélienne, qui naguère encore se décernait l’immortalité, et qui se meurt aujourd’hui à Berlin ? La France n’a-t-elle pas à recevoir de l’Allemagne plus d’une utile leçon et à lui faire entendre en retour quelques vérités sévères ? Vastes et délicates questions où il eût été impossible d’introduire des lecteurs français il y a quelques années, et qu’il est bien périlleux encore d’aborder en ce moment. Mais, après les nombreux travaux dont la philosophie allemande a été l’objet dans ces derniers temps, on peut espérer que l’entreprise d’éclaircir les épais nuages qui couvrent encore à presque tous les yeux la philosophie germanique, ne paraîtra pas trop téméraire, et qu’on nous saura même bon gré de l’avoir tentée.

On a comparé le mouvement d’idées qui, depuis un demi-siècle, agite l’Allemagne, à la période mémorable par où s’ouvre la philosophie moderne et au sein de laquelle se détachent avec un éclat singulier les noms de Descartes et de Spinoza, de Malebranche et de Leibnitz. On a fait plus d’honneur encore, s’il est possible, à cette famille de penseurs dont Kant est le père, en rappelant à son occasion une incomparable époque, celle où un même homme aurait pu voir Socrate instruire Platon, et Platon susciter Aristote. Pour nous, il faut l’avouer, tout en nous inclinant avec une admiration sincère devant les génies contemporains, nous craindrions, par ces altiers souvenirs, d’offusquer le légitime éclat qui s’attache à leur nom. La postérité commence à peine pour Hegel et pour Schelling, et il y a deux mille ans que Platon et Aristote nourrissent de leurs pensées le genre humain.

L’Allemagne peut du moins revendiquer cet insigne avantage, que l’initiative philosophique n’a cessé de lui appartenir en Europe depuis ces soixante dernières années. On remarquera que, des trois grands peuples qui marchent à la tête de la civilisation moderne, il n’en est aucun qui n’ait à son tour tenu le sceptre de la philosophie. Au XVIIe siècle, c’est la France qui donne le branle aux esprits, et l’école de Descartes est celle de l’Europe. A mesure que le cartésianisme décline, l’Angleterre fait de plus en plus prévaloir l’influence de son génie ; Bacon, Locke, Newton, Hume, voilà les maîtres nouveaux qu’adopte l’élite des nations. Venue la dernière dans cette glorieuse royauté de l’intelligence, la philosophie allemande a eu aussi son éclat et sa grandeur, et, si on la compare aux autres philosophies contemporaines, nul doute qu’elle ne les éclipse, soit par le nombre des hommes de génie qu’elle a enfantés, soit par l’impulsion forte et rapide qu’elle a donnée à la pensée humaine.

Tant d’ardeur et de fécondité ne l’a pas préservée de la commune loi. Tout mouvement philosophique a un orbite qu’il est destiné à parcourir : la philosophie allemande paraît avoir atteint le terme du sien. Où se formera le foyer nouveau de la pensée européenne ? L’avenir seul peut résoudre ce problème ; mais il est glorieux pour la patrie de Kant qu’aucun développement considérable d’idées ne puisse désormais se constituer que sous une condition, c’est de s’assimiler tout ce que la philosophie allemande a produit de substantiel dans sa rapide et brillante carrière. Essayons de concourir pour notre part à ce travail d’assimilation en jetant quelque lumière sur ces systèmes si célèbres et pourtant si mal connus ; attachons-nous à leurs principes fondamentaux ; cherchons le trait qui les caractérise, le lien qui les unit, la méthode qui en gouverne le développement et en mesure la valeur.

Parmi les publications récentes dont nous comptons nous servir librement pour l’exécution de ce dessein, nous signalerons tout-à-fait à part l’esquisse forte et brillante que vient de nous donner M. de Rémusat[2]. L’auteur des Essais de Philosophie avait déjà beaucoup fait pour préparer la France à l’intelligence des doctrines allemandes en écrivant sur Kant, avant la publication de travaux plus complets, un morceau vraiment éminent par la précision lumineuse et la rare exactitude de l’analyse. Aujourd’hui M. de Rémusat, avec un zèle que rien ne rebute et une souplesse d’esprit admirable, passe d’Abélard à Hegel, des ténèbres de la scolastique à celles de la Germanie, et, portant partout avec soi l’heureuse vivacité d’un esprit qui sait tout animer et tout éclaircir, il nous développe beaucoup plus profondément qu’on ne l’avait fait encore l’enchaînement intérieur des quatre grands systèmes qui constituent la philosophie allemande, ceux de Kant, de Fichte, de Schelling et de Hegel. Ces noms illustres, en y joignant celui de Jacobi, sont les mêmes auxquels se sont attachés les auteurs des deux mémoires récemment couronnés par l’Académie des sciences morales et politiques[3]. Nous imiterons ces exemples.


I.

Le glorieux fondateur de la philosophie allemande, Emmanuel Kant, est peut-être la plus exacte image et à coup sûr une des plus nobles et des plus pures de l’esprit du XVIIIe siècle, siècle à la fois sceptique et croyant, naïf et raffiné, ironique et enthousiaste, qui a entassé ruines sur ruines avec une impitoyable rigueur et une sérénité merveilleuse, parce qu’il sentait en soi ce qui devait tout réparer, la force intérieure, la chaleur, la vie. En philosophie, le XVIIIe siècle paraît vouloir de tout point contredire le grand siècle qui l’avait précédé. Or, ce qui avait caractérisé l’époque cartésienne, c’était un nombre infini de systèmes, de spéculations métaphysiques, où l’esprit nouveau déployait sa naissante fécondité. Au XVIIIe siècle, on affecte une aversion décidée pour la métaphysique, on veut en finir avec les systèmes. Tandis que les sages de l’Écosse les réprouvent au nom du sens commun, et Hume au nom de l’empirisme, tandis que Voltaire les perce des traits de son ironie, liant, plus grave que le redoutable moqueur, mais non plus indulgent, les cite au tribunal de sa critique, et prononce contre eux un arrêt qu’il croit sans appel.

Faisons toutefois ici une réserve nécessaire. Ce serait se former de Kant une idée fausse que de le confondre avec les interprètes consacrés du scepticisme, les Pyrrhon, les Montaigne, les Bayle. Si sa philosophie, prise à la rigueur, recèle le scepticisme, sa grande ame en fut toujours exempte. Comme le XVIIIe siècle, Kant a une foi : il croit fermement à la puissance et à la dignité de la raison ; comme Montesquieu, comme Turgot, comme l’immortelle Constituante, il croit aux droits de l’homme ; comme Reid et comme Rousseau, au devoir. Non, il n’était point sceptique, celui qui disait avec enthousiasme et avec grandeur « Deux objets remplissent l’ame d’une admiration et d’un respect toujours renaissans, et qui s’accroissent à mesure que la pensée y revient plus souvent et s’y applique davantage : au-dessus de nous, le ciel étoilé ; au dedans, la loi morale. » Ce n’est point de l’ame d’un sceptique que s’exhalaient ces nobles accens : « Devoir ! mot sublime, qui n’offre l’idée de rien d’agréable ni de flatteur, et qui ne réveille que celle de soumission ! Malgré cela, tu n’es point terrible et menaçant ; tu n’as rien qui effraie et qui rebute l’ame. Pour émouvoir la volonté, tu n’as besoin que de lui montrer une loi, une loi simple, qui d’elle-même s’établit et s’interprète. Tu forces au respect jusqu’à la volonté rebelle dont tu ne parviens pas à te faire obéir. Les passions qui travaillent sourdement contre toi sont muettes et honteuses en ta présence. Quelle origine assez digne de toi t’assigner ? Où trouver la racine de ta noble tige ? Ce n’est pas dans les penchans sensuels, que tu repousses avec fierté. Ce ne peut être que dans ce sanctuaire où l’homme se trouve élevé au-dessus du monde sensible, affranchi du mécanisme de la nature, et où réside sa personnalité, sa liberté, son indépendance ! »

Ce ne sont point là les élans fugitifs d’un superficiel enthousiasme ; mais Kant vivait au XVIIIe siècle, et l’œuvre de cet âge devait être une œuvre de renversement. Voilà pourquoi la foi reste comme ensevelie au dedans des ames, tandis que le scepticisme éclate partout. Sa forme la plus générale et la plus sensible, c’est le mépris du passé. Les vastes conceptions d’un Aristote, d’un Descartes, d’un Leibnitz, ont perdu tout prestige ; on n’y voit guère que de brillans caprices de l’imagination, d’ingénieux romans dont s’est amusée la jeunesse de l’esprit humain en attendant l’âge des sérieux travaux. D’où vient cependant que la philosophie, depuis deux mille années, erre ainsi à l’aventure à la merci de ces rêveries stériles et changeantes qu’on appelle des systèmes de métaphysique, alors que d’autres sciences déploient une activité si régulière en ses mouvemens, si féconde en ses produits ? Les mathématiques ont éminemment ce caractère. Elles changent et se renouvellent, il est vrai, mais pour s’accroître et s’enrichir sans cesse. Descartes a surpassé Euclide, et tous deux ont été surpassés par Newton ; mais le calcul de l’infini n’a pas détruit l’analyse cartésienne, pas plus que celle-ci n’a renversé l’ancienne géométrie. En métaphysique, au contraire, les systèmes renversent les systèmes. Un philosophe ne peut croire qu’il a raison qu’à condition de condamner tous les autres à l’extravagance, et l’œuvre toujours reprise dans son entier est toujours à reprendre encore.

D’où vient cela ? On dit que les philosophes manquent de méthode ; mais, si la philosophie a ses poètes inspirés, elle a aussi ses géomètres. Quel plus sévère génie que l’auteur de la Métaphysique ? Quel plus méthodique ouvrage que l’Éthique de Spinoza ? La cause, suivant Kant, est tout autrement radicale. Pour la pénétrer, il soumet à une analyse profonde la nature intime des sciences. Il remarque, et c’est pour lui un trait de lumière, que les mathématiques n’ont pas pour objet de connaître les choses en elles-mêmes, mais seulement de développer certaines notions inhérentes à l’esprit humain, les notions d’unité, de nombre, d’espace, et autres semblables. Par exemple, la géométrie s’inquiète peu de l’essence des corps de la nature ; elle s’attache à la notion d’étendue, notion indépendante des sens, et sur ce fondement tout idéal, tout abstrait, elle développe la série de ses constructions et de ses théorèmes. L’objet du géomètre, ce n’est pas une essence, un être en soi, c’est une idée. De même l’algébriste ne s’intéresse en rien à ces objets changeans dont l’égalité n’est qu’apparente, dont l’unité est toute relative ; c’est la quantité idéale, le nombre abstrait, c’est-à-dire encore une idée, une notion, qui fait la matière de ses hautes combinaisons. Telle est, suivant Kant, l’origine de la solidité, de la certitude des mathématiques.

Elles n’ont pas seules ce privilège : les sciences physiques vantent avec raison leur exactitude, leur régulier développement ; mais depuis quand ont-elles pris le rang élevé qu’elles occupent dans l’estime des hommes ? Depuis que, se séparant de la métaphysique, elles ont abandonné la chimère d’une explication absolue des choses pour se réduire à l’expérience et au calcul, l’expérience, qui recueille les faits, le calcul, qui leur applique les lois de la pensée. La physique n’a rien à démêler avec l’essence impénétrable des choses. Les corps sont-ils ou non divisibles à l’infini ? le monde a-t-il eu ou non un commencement ? qu’importe à Galilée et à Toricelli ? Ils laissent les docteurs de l’école argumenter pour ou contre ces fantômes opposés ; il leur suffit d’explorer la nature et de contempler les cieux.

Interrogeons l’histoire des sciences philosophiques elles-mêmes. Depuis Aristote, tout a changé en philosophie, une seule chose exceptée, la logique. Ainsi la métaphysique varie avec les systèmes ; la logique leur survit. Pourquoi cela ? C’est que la logique ne s’occupe en aucune façon des objets de la pensée, mais seulement de la pensée elle-même. Le premier qui s’est dit : A quelles conditions la pensée peut-elle, en se développant, rester toujours d’accord avec ses propres lois ? celui-là a créé la logique. Que sont devenues les entéléchies d’Aristote, et ses formes substantielles, et son premier ciel ? L’Organon est resté ; il est resté avec l’Histoire des Animaux, parce que deux choses seules restent dans les sciences : les faits de la nature visible et les lois de la pensée.

Cette idée fondamentale une fois conçue, on aperçoit à sa lumière les grandes lignes de l’entreprise philosophique de liant. Il s’attache d’abord à ces hautes notions d’espace, de temps, d’unité, de cause, de substance, qui semblent emporter la pensée humaine dans une région supérieure au monde visible, et développer devant elle des perspectives infinies ; Kant souffle sur ces illusions, et, appliquant à nos plus sublimes conceptions l’impitoyable scalpel de son analyse, il prétend démontrer qu’elles sont absolument vides quand on les sépare de l’expérience, et n’ont d’autre usage que de la régler.

Voilà l’Analytique, œuvre incomparable de pénétration, de sévérité, de finesse, et qui survivra au système ruineux qu’elle illustre et consacre, sans être capable de le soutenir.

La célèbre Dialectique sert de contre-épreuve à cette analyse. Nous trouvons ici les plus redoutables machines que le scepticisme ait jamais remuées pour ébranler sur ses bases l’esprit humain ; bien des années ont passé sur la Critique de la Raison pure, bien des sources nouvelles ont rajeuni l’éternelle fécondité de la philosophie, mais je ne sais si les blessures qu’elle a reçues de la main de Kant sont encore bien guéries. Peut-être cette excessive timidité tant reprochée aux héritiers de l’école écossaise, aussi bien que cette ivresse spéculative qui emporte d’autres esprits dans la direction contraire, ont-elles une même origine, et c’est dans la dialectique kantienne qu’il la faut aller chercher.

Kant se propose tour à tour les trois grands objets de la pensée, l’homme, la nature, Dieu. Étrange et désolant spectacle ! ce noble génie engage une lutte acharnée contre les croyances les plus saintes et les plus solides qu’il ait été donné à l’homme d’atteindre. La simplicité de l’ame, sa personnalité, son immatérialité, gage de ses destinées immortelles, toutes ces vérités, trésor commun des pauvres d’esprit et des liantes intelligences, Kant les immole sans pitié. Il faut voir cet esprit si sain et si droit emprunter aux sophistes leurs armes les plus dangereuses, pour prouver tour à tour que le monde est fini dans l’espace et dans le temps, et qu’il est infini, qu’il a et qu’il n’a pas des parties indivisibles, qu’il suppose et qu’il exclut toute cause libre, qu’il nécessite et qu’il repousse un être nécessaire. O Pascal ! que n’avez-vous entendu la voix du dialecticien de Koenigsberg ! quelle n’eût pas été votre joie en contemplant cette superbe raison invinciblement froissée par ses propres armes, et l’homme en révolte sanglante contre l’homme ! Mais cette joie farouche est loin de l’ame de Kant. Après avoir tout détruit, il aspire à tout relever. La conscience morale, la notion du devoir, tel est le point fixe et inébranlable qui sert de base au nouveau Descartes.

Ici la Critique de la Raison pure fait place à la Critique de la Raison pratique. Kant s’attache à l’idée du devoir et en présente une analyse d’une sévérité et d’une rigueur que ni l’antiquité ni le XVIIe siècle n’avaient connues, et qui depuis n’ont pas été surpassées. L’essence du devoir, c’est d’obliger, et cette obligation est évidente par soi, immédiate, absolue. Absolue, elle est universelle. De là cette belle formule de Kant : Agis de telle sorte que le motif de ton action puisse être élevé au rang d’un principe universel de législation morale. Nous voici transportés dans un monde nouveau, non-seulement au-dessus de la région sensible, mais au-dessus même des idées de la raison pure, incapables de rien nous apprendre sur la réalité des choses. La raison pure nous présentait la liberté, l’ame immortelle et Dieu comme de simples possibilités ; l’idée du devoir les transforme en autant de dogmes désormais à l’abri de toute atteinte. Le devoir, en effet, suppose l’autonomie de la volonté. Tu dois, dit la raison ; donc tu es libre. L’accord parfait de la raison et de la volonté, c’est la sainteté, le bonheur, d’un seul mot le souverain bien. Mais ni le bonheur ni la sainteté ne se peuvent réaliser en ce monde ; il faut à l’être moral une destinée supérieure, il faut à cette destinée un arbitre suprême, parfait dans son entendement et parfait dans sa volonté, architecte du monde moral, type de la sainteté, source du bien et du bonheur, en un mot Dieu.

Telle est dans son ensemble l’entreprise philosophique de Kant. Son premier défaut, le plus frappant de tous, celui qu’on a tant de fois et si justement signalé, c’est le défaut d’unité. La Critique de la Raison pure et la Critique de la Raison pratique ne forment pas une philosophie homogène, mais en quelque sorte deux philosophies distinctes et contraires, qu’aucun artifice de logique ou d’analyse ne saurait concilier. Ce n’est pas tout : Kant a composé une troisième critique, la Critique du Jugement, qui, en s’ajoutant aux deux autres par d’ingénieuses combinaisons, enrichit sans doute, mais aussi complique sa philosophie. Dans cet ouvrage qu’une exacte et habile traduction[4] vient de donner à notre littérature philosophique, Kant développe sur l’idée du beau des vues originales et profondes qui sont devenues le fondement de toute l’esthétique allemande, et rattache à cette idée essentielle de l’esprit humain une autre notion fondamentale, celle de finalité ou de cause finale qui tient une si grande place dans la science de la nature. A la rigueur, l’esthétique de Kant qui n’attribue à l’idée du beau aucune valeur objective est en parfaite harmonie avec l’esprit général du système, mais dans la théorie de la finalité on voit poindre des idées qui, bien faibles encore, dépassent déjà infiniment l’horizon de la philosophie critique : c’est, par exemple, l’idée de la nature conçue comme un vaste, organisme où chaque série de phénomènes est une sorte de membre vivant qui concourt à l’harmonie et à la destination de l’ensemble ; c’est encore l’idée de l’union intime du mécanisme et du dynamisme au sein de l’univers : hautes et solides conceptions auxquelles Schelling a rendu un juste hommage et où il a loyalement reconnu les germes de sa propre philosophie.

Il n’en reste pas moins vrai que le premier comme le dernier mot de la doctrine de Kant, c’est la Critique de la Raison pure. Or, en voici le fond en deux mots : Des deux termes dont se compose toute connaissance, savoir l’esprit humain, le sujet, d’une part, et de l’autre, les choses, l’objet, Kant supprime le second et prétend réduire la science au premier. Ici s’élève au sein même de l’idéalisme critique une double difficulté. Kant, en effet, y conserve et y détruit tout à la fois l’élément objectif de la connaissance. Il le détruit, car il nie la possibilité de l’atteindre, de le déterminer en aucune façon ; il le conserve, car il n’ose pas nier son existence ; au contraire, il l’affirme expressément, que dis-je ? il la démontre[5]. Par cette négation hardie, unie à cette illégitime affirmation, Kant est également infidèle aux données du sens commun et aux conditions de la science. Les droits de la conscience et du cœur de l’homme trouvent un interprète éloquent, Jacobi ; ceux de la logique et de la science auront aussi le leur dans Fichte.


Réduire l’esprit humain à lui-même, la science à un seul de ses termes essentiels, le sujet, c’est dire que la nature et Dieu sont pour l’homme une illusion, que l’homme est à soi-même un objet inconnu, inaccessible, presque fantastique ; c’est donner le plus audacieux démenti au cri du sens intime, aux instincts les plus puissans et les plus légitimes de notre nature.

La nature, l’instinct, le sentiment, voilà les armes de Jacobi contre la philosophie de Kant. Jacobi est, à beaucoup d’égards, le Jean-Jacques Rousseau de l’Allemagne. Comme l’éloquent vicaire savoyard, l’auteur de Woldemar et d’Alwill avait protesté avant Kant contre la bassesse et la sécheresse de la morale de l’intérêt. Quand la philosophie critique apparut, elle trouva Jacobi tout préparé contre elle. Elle le blessait en effet dans les plus sensibles endroits de son enthousiaste et délicate nature. La morale même de Kant, si pure et si élevée, ne trouvait pas grace à ses yeux. Outre qu’elle s’accordait mal avec le reste du système, il lui reprochait d’être en elle-même trop amie des maximes et des règles, de faire à la raison une trop grande place qu’elle ravissait au sentiment. Il ne faut pas emprisonner dans des catégories le naïf et libre élan du cœur et glacer sous des formules abstraites la grace ou l’héroïsme du dévouement. Si exactes que paraissent nos règles et nos maximes, quelque chose en nous de puissant et d’irrésistible leur échappe toujours : « Je mentirais, s’écrie Jacobi dans Woldemar, je mentirais comme Desdemone mourante… je serais parjure comme Épaminondas et Jean de Witt… » Ces paroles marquent bien le rôle de Jacobi dans le mouvement de la philosophie allemande : il s’est épuisé en protestations. Il a protesté tour à tour contre Kant, contre Fichte, contre Schelling, opposant au scepticisme de la philosophie critique et à ses artificielles analyses, comme aux témérités de l’idéalisme et du panthéisme, la croyance spontanée, la foi naïve et irrésistible de la conscience.

Par malheur, à force de combattre les égaremens des systèmes, Jacobi finit par prendre en haine la raison, mère des faux systèmes, mais aussi mère de la vérité. Nous le rapprochions tout à l’heure de Jean-Jacques ; il y avait aussi en lui du Pascal. La sagesse de la raison lui était une fausse sagesse, insupportable au cœur de l’homme, contraire à ses plus chères espérances. « Je ne veux pas, disait-il sans cesse, être sage à mes dépens. » Dans sa conversation célèbre avec Lessing sur Spinoza, il soutient que le spinozisme est le dernier mot de la raison, pour accabler ainsi du même coup la raison et le spinozisme. Emporté par les ardeurs de la polémique, il alla même jusqu’à prétendre que l’intérêt de la science, c’est qu’il n’y ait point de Dieu, car la science veut expliquer, et Dieu est l’inexplicable. On se souvient du mot de l’auteur des Pensées : « Athéisme, marque de force d’esprit. »

Mais ce que Jacobi invoque contre la raison impuissante, ce n’est point la religion de Pascal, c’est le sentiment dans ce qu’il a de plus élevé à la fois et de plus vague ; c’est, comme dit l’Allemagne, le savoir immédiat, plus sûr que le raisonnement et l’analyse. Jacobi revient ici à la raison sous une autre forme, et cette philosophie négative, sans rigueur et sans contenu, n’a d’intérêt qu’à titre de protestation légitime.

En attaquant d’une autre manière la doctrine de Kant, Fichte ouvrait à la philosophie une nouvelle issue. De là l’intérêt supérieur de son entreprise.


Ce qui frappa surtout Fichte dans le système de Kant, ce fut le défaut de rigueur et d’homogénéité. Kant en effet, tout en refusant à l’esprit humain le droit de connaître autre chose que soi, ne conservait même pas cet avantage d’être conséquent dans l’erreur et de former un système établi sur un principe simple et bien lié dans toutes ses parties. Il reconnaissait en effet qu’il existe, par-delà les phénomènes et par-delà les lois que leur impose la pensée, des êtres, inaccessibles, il est vrai, mais réels. Le premier pas de la Critique de la liaison pure, c’est de constater que rien ne se produit dans la pensée que par l’expérience, par les phénomènes des sens. Or, ces phénomènes que l’esprit rencontre et qu’il ne produit pas supposent un principe étranger. Étrange concession ! Quoi ! la science a pour infranchissable enceinte l’esprit humain, le sujet, et cependant il existe autre chose, et la première condition de la science est de supposer un objet qu’elle ne connaît pas, qu’elle ne peut atteindre, et qui est l’origine de tout ! La science débute donc par une hypothèse, et par une hypothèse contradictoire à sa nature. La science a son principe hors d’elle, ou plutôt elle n’a pas de principe, elle n’est pas.

Cette rigueur et cette homogénéité parfaites, qui faisaient défaut dans le système du maître, c’est ce que chercha avant tout le disciple. De là, sa fameuse Théorie de la Science. Ici, le principe de Kant est poussé à sa dernière conséquence. Plus d’élément objectif supposé arbitrairement ; tout est sévèrement déduit d’un seul terme de la connaissance, du sujet. Le problème pour Fichte est celui-ci : tirer du moi la philosophie tout entière, et l’audacieux analyste prétend donner à cette déduction toute la rigueur des mathématiques. Celles-ci supposent en effet la loi de l’identité, qui s’exprime ainsi : A = A. Fichte n’en demande pas davantage ; il ne réclame qu’une donnée primitive Moi = Moi.

C’est sur cette pointe aiguë qu’il prétend faire reposer l’édifice entier de l’esprit humain. La nature et Dieu ne sont que des développemens du moi. Le moi seul est principe, expliquant tout, posant tout, créant tout, étant tout, s’expliquant, se posant, se créant lui-même. Il faut également admirer ici l’excès d’extravagance de l’esprit humain et l’étonnante fécondité de ses ressources. Le voilà réduit par Kant à lui-même, voilà la philosophie enfermée dans le moi, enchaînée à une sorte de point mathématique. Laissez faire l’esprit humain : ce seul point conservé lui livrera tout le reste. Du moi, il tirera la nature et Dieu lui-même, car il faut un théâtre à son activité, un idéal à sa raison et à son cœur. De l’excès du scepticisme, il ira au dogmatisme le plus absolu. Tout à l’heure il doutait de tout ; maintenant il se vante non-seulement de connaître la nature, mais de la créer ; que dis-je ? il se vante de créer Dieu ! On sait que ce sont les propres expressions de Fichte, à la fois absurdes et conséquentes, également merveilleuses de rigueur logique et de folie.

Oui, Fichte tire du moi la nature et Dieu. Le moi, en effet, suppose le non-moi : il se limite lui-même, il n’est lui-même qu’en posant un autre que soi ; il ne se pose qu’en s’opposant son contraire, et lui-même est le lien de cette opposition, la synthèse de cette antinomie ; si, en effet, le moi n’est pour lui-même qu’en se limitant, cette faculté qu’il a de se limiter suppose qu’en soi il est illimité, infini. Il y a donc au-dessus du moi relatif, du moi divisible, du moi opposé au non moi, un moi absolu qui enveloppe la nature et l’homme. Ce moi absolu, c’est Dieu. Voilà donc la pensée en possession de ses trois objets essentiels ; voilà l’homme, la nature et Dieu dans leurs relations nécessaires, membres d’une même pensée à trois termes, séparés à la fois et réconciliés. Voilà une philosophie digne de ce nom, une science, une science rigoureuse, démontrée, homogène, partant d’un principe unique, pour en suivre et en épuiser toutes les conséquences.

Tel est le système de Fichte : qu’on trouve ce système absurde, bizarre, obscur, il n’en est pas moins vrai qu’il est une période essentielle de l’histoire de la philosophie allemande, un anneau nécessaire de la chaîne. On peut sans doute expliquer aussi l’influence qu’il a exercée par la beauté de quelques-unes de ses applications. La morale de Fichte, par exemple, est une suite imprévue peut-être, mais rigoureuse de sa métaphysique. Elle est fondée sur le moi. Le caractère éminent du moi, c’est la liberté. Conserver sa liberté, son moi, c’est le devoir ; respecter le moi, la liberté des autres, c’est le droit. De là ce noble stoïcisme de Fichte, et cette passion pour la liberté, qui ont été en si parfait accord avec la mâle vigueur de son caractère et le rôle généreux qu’il s’est donné dans les affaires politiques de l’Allemagne. Mais, à nos yeux, l’importance du système de Fichte n’est pas là. Sa grandeur et son originalité, nous la trouvons dans cette extraordinaire métaphysique si justement et si hardiment appelée par lui-même l’idéalisme subjectif absolu. Elle a ce caractère singulier, qu’en poussant à ses plus extrêmes conséquences le scepticisme de Kant, elle prépare le dogmatisme de Schelling et de Hegel. Et il faut bien le remarquer, non-seulement elle le prépare, mais elle le commence et le contient. Fichte, en effet, aspire ouvertement à la science absolue. Il explique l’homme, la nature et Dieu. Il mène la philosophie allemande, si on peut ainsi dire, du subjectif à l’objectif par le subjectif même, du scepticisme au dogmatisme, d’une doctrine tellement timide, qu’elle ose à peine affirmer un être effectif, à cette philosophie ambitieuse qui embrasse dans ses cadres immenses l’histoire de l’humanité et celle de la nature, et prétend, sans mesure et sans réserve, à l’explication universelle des choses.


Schelling a commencé sa carrière philosophique par accepter le système de Fichte, comme Fichte avait d’abord adopté celui de Kant. Son premier écrit, composé à vingt ans, porte ce titre expressif : Du moi comme principe de la philosophie ; mais il ne tarda pas à s’apercevoir de l’impossibilité absolue de maintenir la philosophie dans cette étroite enceinte où elle étouffait. Sur les pas de Fichte, la philosophie avait perdu la nature ; il s’agissait de la reconquérir.

La nature existe en face du moi. Toute tentative de déduire la nature du moi, l’objet du sujet, est radicalement impuissante ; l’exemple de Fichte l’a prouvé. On ne réussirait pas mieux à déduire le sujet de l’objet, le moi de la nature, la pensée de l’être. Ainsi point d’être sans pensée, point de pensée sans être, et aucun moyen de résoudre la pensée dans l’être ou l’être dans la pensée. C’est dans ces termes que se posait devant Schelling le problème philosophique.

On s’explique très simplement la solution où il fut conduit. Suivant lui, la pensée et l’être, le sujet et l’objet, ne peuvent être à la fois irréductibles et inséparables, s’il n’y a pas un principe commun de l’un et de l’autre, principe à la fois subjectif et objectif, intelligent et intelligible, source unique de la pensée et de l’être. Ce principe, ce sujet-objet absolu, comme l’appelle Schelling, est l’idée-mère de sa philosophie. Remarquons que c’est à peu près de la même manière que Spinoza avait été conduit à l’unité de la substance. Son maître, Descartes, en effet, avait constaté au début de la science une dualité fondamentale. En face de l’être qui pense, il avait reconnu l’être étendu. Comment expliquer leur coexistence, bien plus, leur union ? Malebranche, préludant à l’idéalisme de Kant, avait nié qu’on pût connaître les corps ; Berkeley, devançant Fichte, avait essayé de déduire l’étendue de la pensée. Spinoza, sentant d’avance la vanité de ces tentatives, déclara hardiment que la coexistence de la pensée et de l’étendue n’était possible que par une substance infinie, à la fois étendue et pensante, à la fois nature et humanité. L’analogie est sensible, mais il ne faut pas l’exagérer. Le mouvement de la philosophie allemande a un caractère qui lui est propre et une originalité limitée, mais réelle. Schelling n’est point le plagiaire de Spinoza, bien qu’il l’ait connu et admiré dès sa jeunesse, bien que la polémique ardente qui divisa Mendelsohn et Jacobi, et à laquelle prit part toute l’Allemagne pensante, soit antérieure de quelques années aux premiers écrits de Schelling, et l’ait de bonne heure si vivement frappé, qu’il exprimait ouvertement, dans son premier essai, l’espérance de réaliser un jour un système qui fût le pendant de l’Éthique de Spinoza[6]. C’est justement ce qui est arrivé, mais les différences des deux systèmes sont incontestables. Nous y insisterons un instant pour mettre en pleine lumière le principe fondamental de la philosophie de Schelling.

Dans l’univers de Spinoza, il y a deux mondes, à la fois unis et opposés, le monde de la pensée ou des ames, et le monde de l’étendue ou des corps. Ces mondes se pénètrent l’un l’autre. Toute ame a un corps, tout corps a une ame. La pensée a ses lois, la nature a les siennes ; mais ces lois se correspondent étroitement. Un des grands théorèmes de Spinoza est celui-ci : L’ordre et la connexion des idées est le même que l’ordre et la connexion des choses[7]. Quel est le secret de cette identité ? C’est que la pensée et l’étendue, les ames et les corps, ne sont que les deux faces d’une même existence. La nature, c’est Dieu dans l’étendue et le mouvement ; l’ame, c’est Dieu dans la pensée. Dieu étant un, les lois de son développement sont unes. Ainsi toutes les existences se pénètrent, tout s’unit, tout s’identifie.

Schelling part aussi de cette dualité, la pensée ou le sujet, les choses ou l’objet, ou encore la nature et l’humanité. La nature a des lois ; mais une loi, c’est essentiellement quelque chose d’intellectuel, c’est une idée. La nature est donc toute pénétrée d’intelligence ; d’un autre côté, l’humanité a aussi ses lois ; elle est libre sans doute, mais elle n’est pas livrée au hasard. Des règles absolues gouvernent son développement. Il y a donc parenté entre l’humanité et la nature. D’où vient leur distinction ? C’est que la nature obéit à ses lois sans conscience, tandis que l’humanité a conscience des siennes. En d’autres termes, il y a de l’être dans la pensée, de l’idéal dans le réel, et il y a aussi de la pensée dans l’être, du réel dans l’idéal. La différence, c’est qu’ici la pensée, et là l’être, dominent ; mais au fond la pensée et l’être sont inséparables. Il y a donc un principe commun qui se développe tantôt sans conscience et tantôt avec conscience de soi-même. C’est le Dieu de Schelling.

Jusque-là le philosophe hollandais et le philosophe allemand ne diffèrent pas ; voici le point où ils se séparent. Dans l’univers de Spinoza, il y a un abîme entre la pensée et l’étendue. La pensée et l’étendue, c’est toujours Dieu sans doute, mais il n’y a aucune sorte d’union entre ces deux parties de son être. Le flot des idées coule d’un côté, le flot des corps coule de l’autre. Dieu les embrasse, il est vrai ; mais, dans cet océan infini, les ondes contraires ne s’unissent pas. De là au sein de la nature une solution de continuité éternelle. Il en est tout autrement dans le système de Schelling. L’ensemble des êtres compose une échelle continue et homogène où chaque forme de l’existence conduit à une forme supérieure. La nature n’est pas, comme dans Spinoza, destituée d’intelligence. Un courant infini de pensée circule dans toutes ses parties ; seulement cette pensée n’arrive pas du premier coup à la plénitude de son être. C’est d’abord une pensée tellement obscure, tellement sourde, qu’elle s’échappe absolument à elle-même. Par degrés, elle s’éclaircit et se replie sur soi ; elle se sent d’abord, puis se distingue, enfin elle arrive à se réfléchir, à se posséder, à se connaître parfaitement. « La nature, dit Schelling, sommeille dans la plante, elle rêve dans l’animal, elle se réveille dans l’homme. » Ce développement merveilleux est ce que les Allemands appellent le progrès ou le processus de l’être (prozess). L’idée du processus n’est pas dans Spinoza ; elle appartient en propre à la philosophie allemande et à Schelling. Leibnitz, à la vérité, et, deux mille ans avant Leibnitz, Aristote, avaient conçu la nature comme une série de formes homogènes s’élevant de degrés en degrés à une perfection toujours croissante ; mais, dans Leibnitz comme dans Aristote, le lien substantiel qui unit ces formes diverses reste obscur ou inexpliqué. Schelling l’explique par le panthéisme, il est vrai, mais enfin il l’explique à ses risques et périls, et, de cette sorte, en empruntant tour à tour à Spinoza et à Leibnitz, il reste lui-même. On ne saurait refuser à cette fusion du dynamisme de Leibnitz et du panthéisme de Spinoza le caractère de l’originalité et de la grandeur, d’autant mieux que Schelling n’a copié personne ; c’est le mouvement propre de sa pensée, c’est le courant de la philosophie allemande qui l’a conduit à la philosophie de l’identité.

Le système de Schelling en effet, bien qu’il paraisse et qu’il soit réellement une réaction extrême contre la doctrine de Fichte, en un autre sens la continue. Fichte n’admettait-il pas aussi l’identité absolue des choses ? Ne résolvait-il pas l’opposition du moi et du non-moi dans un principe supérieur ? Seulement ce principe supérieur, c’était toujours le moi, et de là le caractère idéaliste et subjectif de tout le système. Cette identité admise par Fichte, Schelling la généralise et la transforme. Elle n’est plus pour lui renfermée dans cette étroite prison du moi ; elle est le fond de toutes choses. On peut dire que Schelling a pris des mains de Fichte les cadres de sa philosophie ; mais, en les élargissant, il leur a donné une ampleur infinie. Il a fait entrer dans le système de Fichte la nature exilée ; il y a répandu à pleines mains la réalité et la vie.

Faut-il s’étonner maintenant que Fichte, à la fin de sa vie, ait incliné aux idées de Schelling ? Dans la Destination de l’homme[8], dans un autre ouvrage fort curieux, Instruction pour arriver à la vie bienheureuse[9], le système de Fichte ne se distingue plus de celui de Schelling. Le moi n’est plus ici le moi subjectif de la Théorie de la Science ; c’est le moi réel, objectif, qui communique à la nature sa propre réalité, sa propre objectivité. M. Fichte le fils, qui porte avec honneur un grand nom, s’efforce en vain de confondre ces deux choses. Sa piété filiale est assurément fort ingénieuse, mais elle ne parvient pas à dissimuler l’intervalle immense qui sépare l’idéalisme de Fichte et cette philosophie de Schelling si pleine du sentiment de la nature et de la réalité. Aussi, tandis que la doctrine de Fichte était, sauf en morale, presque stérile en applications, la doctrine de Schelling régénérait les sciences physiques et donnait une impulsion merveilleuse à l’histoire des religions, à celle de la philosophie.


Le mouvement de la philosophie allemande ne pouvait s’arrêter à Schelling. Le système de Schelling, en effet, renfermait bien un principe, mais elle ne fournissait aucun moyen de le développer scientifiquement. Qu’avait fait Schelling ? Il avait conçu l’ensemble des choses comme la série progressive des formes variées d’un principe identique. Mais comment saisir ce principe ? comment atteindre la loi de son développement ? comment la démontrer ? C’est ce que Schelling ne faisait pas.

Pourquoi ce principe se développe-t-il ? Pourquoi devient-il tour à tour pesanteur, lumière, activité, conscience ? Est-ce à l’expérience qu’on le demandera ? Mais l’expérience constate les faits, elle ne les explique pas. Dira-t-on que le sujet-objet se développe par sa nature ? On demandera quelle est sa nature, et Schelling ne la détermine en aucune façon. Il faut donc admettre ici la qualité occulte d’un principe inconnu. Que de mystères et d’hypothèses ! et à quoi tout cela sert-il ? Otez l’expérience, nul moyen n’apparaît de construire régulièrement ou même d’ébaucher la science. C’est sous le poids de cette difficulté que Schelling avait imaginé son intuition intellectuelle, faculté transcendante qui atteint l’absolu d’une prise immédiate, sans passer par les degrés laborieux de l’analyse et de la réflexion ; mais jamais Schelling n’a pu éclaircir la nature équivoque de cette intuition prétendue. Est-ce un don naturel de l’esprit humain ? est-ce un privilège ? on ne sait. Quoi de plus obscur, de plus arbitraire, de plus incompatible avec les conditions de la science ? Évidemment la philosophie allemande devait faire un pas de plus ou abandonner son principe. Ce dernier pas, Hegel le fit. Hegel a cherché, il a cru trouver une méthode pour construire la science absolue, pour a démontrer. Cette méthode, c’est la logique.


Faire connaître à des lecteurs français, même d’une manière générale, le système de Hegel, c’est, je n’hésite pas à le dire, une des plus difficiles entreprises qu’on se puisse proposer. D’abord personne ne s’est encore risqué à traduire aucun ouvrage de Hegel[10], de sorte que rien ne prépare le public ni à cette méthode étrange ni à cet étrange langage. Un écrivain consciencieux, M. Ott, esprit ferme et plein de sens, a fait, il est vrai, d’utiles efforts pour nous initier à la doctrine et à la terminologie hégéliennes[11] ; mais, tant qu’un traducteur habile et résolu n’aura pas fait passer dans notre langue un des grands ouvrages de Hegel, l’Encyclopédie des sciences philosophiques par exemple, les plus exactes analyses seront encore insuffisantes.

Rien ne paraît au premier abord plus extraordinaire, tranchons le mot, plus absurde que le système de Hegel. Non-seulement il pousse plus loin que ne l’avait fait Schelling et jusqu’à sa dernière limite le principe déjà fort équivoque de l’identité absolue de la pensée et de l’être ; mais, par une suite de cet excès même, il introduit une loi qui est le renversement de toutes les idées reçues : c’est à savoir que les contradictoires sont identiques, par exemple que l’être est identique au néant, le fini à l’infini, la vie à la mort, la lumière aux ténèbres. La philosophie consiste, pour Hegel, à trouver en tout l’unité sous la contradiction, l’identité sous la différence.

On se sent disposé tout d’abord, à l’égard d’une telle entreprise, à la défiance et presque au dédain. Il est certain toutefois, à part la valeur même de la doctrine de Hegel, qu’elle est une suite nécessaire de ce qui précède, le terme fatal où la philosophie kantienne devait aboutir. Supposez que Kant, en 1820, fût sorti de son tombeau ; nul doute qu’en voyant ce que la philosophie était devenue entre les mains de Hegel, il ne se fût écrié, comme Malebranche en lisant Spinoza, que c’était une épouvantable chimère. Et cependant ces deux principes si étranges et si dangereux, l’identité des contradictoires, l’identité de la pensée et de l’être, sont déjà dans le système de Kant. N’est-ce point Kant, en effet, qui dans sa dialectique a donné l’exemple déplorable d’opposer les idées l’une à l’autre, et de prouver que les thèses contradictoires sont également vraies ? La logique de Hegel, sous ce point de vue, n’est-elle pas le développement des antinomies ? Mais ce qui est plus évident encore et d’une plus grande conséquence, c’est que Kant a préparé l’identification absolue de la pensée et de l’être.

C’est une étude infiniment curieuse à se proposer que l’histoire de ce principe dont l’Allemagne est si fière, et où elle fait consister son principal titre d’honneur. On le voit naître avec Kant, se développer dans Fichte, se transformer dans Schelling, et arriver enfin dans le système de Hegel à son plein développement. Suivant Kant, ce que nous appelons les lois de la nature, ce sont en réalité les formes de notre intelligence que nous appliquons aux phénomènes. La grande erreur des philosophes, c’est de détacher ces lois de leur véritable principe, savoir l’esprit humain, le sujet, pour les transporter dans les choses, pour les objectiver. Kant aimait, comme on sait, à rendre sensible l’idée de sa réforme philosophique, en la rapprochant de celle que son compatriote Kopernic avait introduite dans l’astronomie. Le vulgaire croit que les astres tournent autour de la terre, ce qui ne peut s’accorder avec l’observation exacte des faits. Changez l’hypothèse, faites tourner la terre autour du soleil, toute contradiction disparaît, tout s’explique et s’éclaircit. De même on est accoutumé à subordonner la pensée à l’être, tandis qu’au vrai, suivant Kant, c’est l’être qui est subordonné à la pensée.

De cette conception à celle de Fichte, il n’y a qu’un pas. Si les choses ne sont que ce que les fait la pensée, c’est la pensée qui constitue, qui crée les choses. Le moi, en se pensant, en se posant, se crée ; en posant le non-moi, il le crée ; enfin, en posant Dieu, il le crée encore. Voilà l’identité absolue de la pensée et de l’être, explicitement professée par Fichte, et, comme on voit, rigoureusement déduite de l’idée fondamentale de Kant. Seulement il faut remarquer que cette identité absolue est dominée par le caractère propre du système de Fichte ; je veux dire qu’elle est purement psychologique et subjective ; l’être, pour Fichte, comme la pensée, c’est toujours le moi ou un développement du moi. Fichte ne pouvait donner à l’identité de la pensée et de l’être un autre sens qu’à condition de sortir de son système. Schelling, nous l’avons vu, reprit, mais en le transformant radicalement, le système de Fichte. A ses yeux, le moi et le non-moi ont une égale réalité, la nature et l’humanité subsistent en face l’une de l’autre ; elles trouvent leur union dans un principe à la fois idéal et réel, subjectif et objectif, qui les constitue, les pénètre et les contient.

Cette identité de la pensée et de l’être, du sujet et de l’objet, conçue comme réelle et objective, est le principe commun de la philosophie de Schelling et de celle de Hegel, et on voit qu’elles se rattachent étroitement l’une et l’autre aux doctrines antérieures. Voici maintenant la différence des deux systèmes. Schelling n’identifie la pensée et l’être que dans leur principe premier, savoir Dieu ; mais au-dessous de Dieu, la pensée et l’être, sans jamais se séparer, se distinguent. Il y a plus d’être dans la nature, il y a plus de pensée dans l’homme. S’il en est ainsi, l’être et la pensée sont deux choses différentes, et le principe de l’identité est en défaut. A la rigueur, en effet, si l’être et la pensée sont une seule et même essence, non-seulement la pensée doit se trouver partout où est l’être, mais elle doit s’y rencontrer dans la même proportion. Pourquoi cet équilibre est-il rompu ? comment est-il possible qu’il vienne à se rompre ? pourquoi Dieu est-il plus dans l’humanité que dans la nature ? Question téméraire sans doute, mais à laquelle est tenu de répondre celui qui ose soutenir que la science absolue est possible à l’homme. Or, cette question, Schelling ne la résout pas, et ne peut pas la résoudre. Le voilà convaincu d’inconséquence. Il a proclamé le principe de l’identité de la pensée et de l’être, il l’a dégagé du caractère relatif et subjectif qui le défigurait dans Fichte et dans Kant, mais il n’a pas osé le développer avec rigueur. Aussi sa philosophie ne s’est-elle soutenue que par des hypothèses ou par des emprunts déguisés qu’il a faits à l’expérience.

Hegel met sa gloire à être plus conséquent et plus hardi que son devancier, et il prétend tirer du principe de l’identité ce que Schelling ni aucun philosophe n’a jamais pu lui faire rendre, une science du développement des choses.

La pensée et l’être, c’est tout un. A quoi bon deux mots pour exprimer une essence unique ? Ne disons pas la pensée, l’être, disons l’idée. L’idée, voilà le dieu de Hegel ; le développement de l’idée, voilà la réalité ; la connaissance de ce développement, voilà la science. La science de l’idée s’appelle la logique, et ainsi la métaphysique et le logique se confondent.

Grace à cette identité vraiment absolue, la science devient possible. Elle se réduit, en effet, à déterminer les rapports nécessaires des idées. Dans la théorie de Schelling, on était réduit soit à s’appuyer sur l’expérience pour décrire le mouvement de l’être dans la nature, ce qui ne donnait pas une véritable science, ou à donner carrière à l’imagination, et à présenter des hypothèses déguisées sous le beau nom d’intuition intellectuelle. Cela tenait à ce que l’essence du premier principe restait indéterminée, et à ce que l’on admettait une distinction arbitraire entre les objets de la pensée et la pensée elle-même. Maintenant que nous savons que le premier principe, c’est l’idée, et que la nature et l’humanité ne sont autre chose que le développement de l’idée, les lois de l’idée étant connues, la science est trouvée.

On demandera comment les lois de l’idée peuvent être déterminées. Hegel répond à cette question par sa logique, qui est la détermination scientifique des lois de l’idée. Hegel ne donne pas ces lois comme une découverte accidentelle de son génie. Ces lois sont partout, dans la conscience de tout homme, dans la nature, dans l’histoire. Elles se déduisent toutes, au surplus, d’une loi unique et fondamentale, la loi de l’identité des contradictoires. Suivant Hegel, toute pensée, tout être, toute idée renferme une contradiction, et non-seulement cette contradiction existe dans les choses, mais elle les constitue. La vie est essentiellement la synthèse, l’union de deux élémens qui tout ensemble s’excluent et s’appellent nécessairement.

Au premier abord, dit Hegel, cette doctrine révolte le sens commun et paraît favorable au scepticisme. Loin de là ; elle est au contraire l’arrêt de mort du scepticisme. Les pyrrhoniens triomphent de l’opposition des idées ; cette opposition n’embarrasse en rien le vrai philosophe, qui y voit la condition et le mouvement même de la vie.

Le sens commun, loin de repousser le principe de l’identité des contradictoires, lui rend un éclatant témoignage. Le sens commun ne maintient-il pas la différence et l’identité de l’ame et du corps, la coexistence et l’opposition de la prescience de Dieu et du libre arbitre ? C’est manquer au sens commun que d’abandonner une de ces vérités pour l’autre, sous le vain prétexte qu’elles se contredisent. Examinez le sens commun sous sa forme la plus haute, la religion ; l’ame religieuse n’adore-t-elle pas un Dieu à la fois personnel et infini, un Dieu immobile et vivant, visible et invisible tout ensemble ? Le sceptique croit triompher en opposant ces attributs ; c’est que le raisonnement a étouffé en lui la raison. Pendant qu’il se tourmente à aller d’un de ces contraires à l’autre, un élan du cœur vers Dieu les unit. La plus raisonnable des religions, le christianisme, n’enseigne-t-il pas au genre humain depuis dix-huit siècles que Dieu a fait le monde de rien, que Dieu s’est fait homme ? Et ne sont-ce pas là autant de contradictions, mais des contradictions pleines de raison, de réalité et de vie ?

Les sciences nous offrent aussi mille exemples de l’identité des contradictoires. En physique, n’admet-on pas sans aucune difficulté que la lumière suppose les ténèbres ? Imaginez une lumière sans ombre. Les objets également éclairés ne se distinguent plus, et ce jour uniforme est en tout identique à la nuit. Ainsi la lumière pure, comme dit Hegel, la lumière immédiate, la lumière en soi, implique son contraire, l’obscurité. Non-seulement elle la suppose, mais elle la porte en soi, elle l’engendre, et d’un autre côté, en la produisant, elle se réalise elle-même. Le produit, c’est la lumière effective, la couleur.

Nous pouvons, sur cet exemple très simple, prendre une idée générale du système de Hegel. Toute idée renferme trois élémens, ou, pour employer le langage consacré, trois momens. Vous pouvez la considérer ou en elle-même, ou dans son opposition avec l’idée contraire qu’elle renferme, ou enfin dans l’union qui les réconcilie. Le premier moment est celui de l’idée en soi, le second celui de l’idée hors de soi, le troisième enfin, celui de l’idée en soi et pour soi. L’idée existe d’abord d’une manière simple et immédiate, puis elle se divise et s’oppose à elle-même ; enfin elle ramène ses deux membres à l’unité. Le moment de l’unité est celui de la vie, de la réalité concrète et individuelle. Celui qui ne considère l’idée que dans les momens antérieurs ne connaît que des abstractions. C’est la commune infirmité du vulgaire et de ces philosophes qui suivent la logique de l’école. Le vulgaire, l’homme dans la vie animale, s’en tient à cette première vue des choses qui nous les fait connaître dans un état de mélange et de confusion. C’est la perception des sens. L’entendement s’applique à cette matière grossière, la divise, la décompose. Ici éclatent les oppositions ; toutes choses paraissent contraires, la vie et la mort, le mouvement et le repos, l’ame et le corps, le fait et le droit, la société et la nature, la philosophie et la religion. Les esprits qui s’attachent à ces oppositions ne peuvent manquer de tomber dans le scepticisme, absurde extrémité aussi éloignée du sens commun que de la vraie philosophie ; mais s’arrêter au scepticisme, c’est bien mal connaître la nature des choses et la puissance de la pensée ; l’entendement est au-dessus des sens, mais la raison est au-dessus de l’entendement. Ce que l’entendement sépare, la raison l’unit ; les choses qui semblaient incompatibles apparaissent comme inséparables ; à la confusion succède l’ordre, à la guerre la paix, au doute la foi, aux angoisses de l’ame, aux hésitations du raisonnement, la sérénité d’une affirmation sûre d’elle-même, la plénitude d’une compréhension parfaite. La vie et la mort ne sont que les deux momens de l’existence, le fait et le droit les deux aspects d’une même nécessité, la société un perfectionnement de la nature, la philosophie un perfectionnement de la religion.

On s’explique maintenant comment Hegel a pu être conduit au principe de sa logique et de toute sa philosophie, l’identité des contradictoires. Trouver dans chaque idée une idée contraire, et les unir dans une troisième idée : opposer à la thèse l’antithèse, et les réunir dans la synthèse ; considérer successivement l’idée en soi, hors de soi, et pour soi, telle est sa méthode constante. L’idée à laquelle Hegel aboutit au terme de chaque opposition n’est pas autre chose que l’idée première, mais vivifiée par cette opposition elle-même, d’abstraite devenue concrète, de morte vivante. Cette même idée, ainsi transformée, traverse une nouvelle opposition, une nouvelle contradiction, pour en sortir victorieuse, et ainsi de suite à l’infini, depuis l’idée la plus simple, qui contient le germe de toutes les autres, jusqu’à la plus composée, qui en exprime le plus complet développement. La chaîne de ces oppositions, c’est la science. Elle consiste à faire voir l’universelle identité : partie d’une idée primitive au plus bas degré de la pensée, elle la retrouve au faîte, et toutes les idées intermédiaires ne sont toujours que la même idée qui se déploie à l’infini.


Il est possible de s’orienter maintenant au sein de ce vaste édifice d’abstractions accumulées où se joue avec une fécondité et une subtilité inouies la pensée de Hegel. Rien ne reste en dehors de ce système, et il y a là, on ne saurait en disconvenir, un effort immense pour tout embrasser et tout expliquer. Indiquons au moins les grandes lignes du monument. L’œuvre de Hegel comprend trois parties : la logique proprement dite, la philosophie de la nature, et la philosophie de l’esprit. Le principe premier et dernier des choses, ce que Hegel appelle l’idée, doit d’abord être envisagé en lui-même, dans les profondeurs de son essence non encore manifestée, dans ces lois nécessaires et primitives qui la constituent, et se réfléchissent plus tard en toutes ses œuvres. La science de l’idée en soi, c’est la logique pure, lumière, fondement, clé de voûte de tout le système. L’idée, par une suite nécessaire de sa nature, telle que la logique l’a décrite et expliquée, l’idée se développe, ou, pour mieux dire, se brise et met à nu l’élément de la contradiction qui était renfermé en son sein. Elle était Dieu en soi, elle devient nature ; éternelle, elle tombe dans le temps ; immuable, dans le changement. La philosophie de la nature nous développe la série des mouvemens nécessaires qui emportent l’idée à travers tous les degrés de l’échelle des êtres sensibles, et où elle épuise sa faculté de se contredire elle-même. Les lois de la mécanique, de la chimie, de la physiologie, se résolvent dans une série d’oppositions ; mais le principe suprême qui préside à ce développement veut que la contradiction nécessairement créée soit nécessairement détruite. L’idée, qui s’ignorait et se niait dans la nature, retourne à soi pour devenir esprit. La science du retour de l’idée à elle-même est la philosophie de l’esprit. Les religions, les arts, les systèmes, les institutions sociales, ne sont que les phases diverses de cette évolution que règle une éternelle et inflexible géométrie. L’histoire de l’humanité réfléchit celle de Dieu ; c’est une logique vivante, c’est Dieu qui se réalise, qui, parti de soi, revient à soi, refermant ainsi le cercle infini et éternel.

Reprenons ces grandes divisions. La logique, dans le système de Hegel, tient la place qu’occupe la théodicée dans les systèmes ordinaires ; elle est la science de Dieu considéré en soi, avant la création, si les mots Dieu et création ont ici un sens. Étrange théodicée, en effet, où, à la place de ces attributs sublimes de la justice éternelle, de la bonté infinie, de la beauté pure et sans mélange, nous trouvons une sèche et monotone énumération d’idées abstraites, l’être, le néant, la qualité, la quantité, la mesure, l’identité, la différence. Rien de plus aride que cette algèbre qui ajoute à la monotonie de notions toujours indéterminées l’insupportable uniformité du procédé qui les oppose et les combine sous la loi d’une trichotomie toujours renaissante. La Somme de saint Thomas, qui comprend quelques milliers de syllogismes à la suite les uns des autres, ou, pour choisir un plus convenable exemple, les deux cents propositions corollaires et scholies de l’Éthique, sont, à côté de la logique de Hegel, des œuvres pleines de charme et de vie.

Ces abstractions et la loi qui les enchaîne constituent pour Hegel le fond des choses. Le vulgaire y voit de vaines combinaisons de l’esprit ; ce sont les véritables réalités. Quelle abstraction plus vide, à ce qu’il semble, que celle de l’être ? Tout pour Hegel en va sortir. L’auteur de la Logique semble avoir voulu accumuler ici tous les sujets de défiance et d’étonnement. D’une idée abstraite il prétend faire sortir la réalité, et comment, je vous prie ? Par l’intermédiaire d’une idée encore plus vide, celle du néant. L’idée confondue avec l’être, l’être avec le néant, le concret sortant de l’abstrait, la contradiction placée à l’origine des choses, voilà l’épreuve où Hegel ne craint pas de soumettre notre bon sens et notre patience.

L’idée de l’être est en effet la plus simple de toutes les idées ; toutes les autres la supposent, et elle n’en suppose aucune avant elle. Or, l’idée de l’être ou l’être, car Hegel identifie, ici comme toujours, ces deux choses, est identique au néant. Qu’est-ce en effet que l’être considéré en soi ? C’est l’être absolument indéterminé, ce qui n’est ni fini, ni infini, ni esprit, ni matière, ce qui n’a ni quantité, ni qualité, ni rapport. Tout cela peut s’affirmer du néant. Penser au néant, c’est faire abstraction de toutes les formes de l’existence ; c’est la même chose, par conséquent, que penser à l’être en soi. D’un autre côté, Hegel ne nie pas que l’être et le néant, ce qui est et ce qui n’est pas, ne soient deux termes contradictoires. Ils sont à la fois contradictoires et identiques. La contradiction dans l’identité, voilà la souveraine loi de la pensée et des choses.

Ainsi, du sein de l’idée de l’être, matière primitive des choses, sort l’idée du néant ; mais l’être et le néant ne restent pas en face l’un de l’autre. L’être exclut et appelle le néant ; ce double mouvement suscite une troisième idée que Hegel appelle le devenir et qui réconcilie les deux autres. Le devenir, c’est l’idée du développement par lequel un être devient ce qu’il n’était pas. Cette idée implique à la fois celle de l’être et celle du néant ; elle en est la synthèse. Nous voilà sortis de cette abstraction confuse où tout se mêle et se perd ; nous mettons le pied sur le terrain de la réalité ; nous avons affaire à l’être déterminé, à la qualité.

Il est inutile de poursuivre cette déduction ; j’aime mieux esquisser quelques-unes des grandes applications de la logique, particulièrement celles qui se rattachent à la philosophie de l’esprit.

L’idée dominante du système de Hegel se maintient avec une fermeté singulière au sein des applications les plus diverses. Partout l’idée traverse les trois momens nécessaires ; elle est d’abord l’identité confuse des contraires ; puis elle se divise, pour rentrer finalement dans son identité primitive, éclaircie et vivifiée. Cette loi domine et éclaire la psychologie, la morale, le droit, l’histoire de la civilisation, celle des religions et des philosophies.

Il y a, nous l’avons déjà vu, trois facultés dans l’esprit humain : la sensibilité qui nous livre les idées dans leur confusion, l’entendement qui les débrouille et les oppose, la raison qui les unit.

L’homme est d’abord pour lui-même unité confuse d’une ame et d’un corps : cette unité se brise par la réflexion ; l’ame s’oppose le corps, mais elle s’aperçoit que le corps, c’est encore elle-même, et alors elle le ramène à soi comme un moment nécessaire de son existence.

Dans l’homme, tout est d’abord mêlé, l’instinct, la volonté, la raison. L’homme existe déjà sans doute dans l’enfant, mais d’une manière abstraite encore et indéterminée ; il est en soi, il n’est pas pour soi. L’âge de la réflexion arrive ; une opposition se déclare entre l’instinct et la raison, entre la nature et la volonté. De là le mal, mais de là aussi le bien. Le bien suppose le mal, car celui qui fait le bien sans effort, sous la seule impulsion d’une nature excellente, n’est pas véritablement bon. Ici se vérifie avec éclat, suivant Hegel, le principe de sa logique. On ne peut concevoir le bien sans concevoir en même temps le mal. Le bien en un sens implique donc le mal, et cependant il l’exclut. Il l’exclut et il le suppose, voilà la contradiction qu’il faut résoudre. Hegel y croit parvenir en démontrant qu’au fond l’instinct et la raison sont identiques. L’instinct, c’est la raison qui s’ignore. Après s’être opposée à elle-même dans la lutte de la volonté et de la nature, elle reconnaît leur identité, et dès-lors tout rentre dans l’ordre au sein de l’ame pacifiée ; l’instinct comprend qu’obéir à la raison, c’est être fidèle à lui-même ; la raison comprend qu’elle est faite, non pour étouffer ou comprimer l’instinct, mais pour le conduire, et cette harmonie intelligente et volontaire de l’instinct et de la raison, c’est la vertu, mère du bonheur. On s’imagine que le bonheur et la vertu sont deux choses différentes : philosophie étroite, philosophie de l’entendement ! La raison identifie ce que le cœur de l’honnête homme ne sépare jamais, le bien-faire et le bien-être, l’action vertueuse et la félicité.

Ainsi, partout à la surface la contradiction, la différence ; partout au fond l’harmonie et l’identité. Quoi de plus opposé, à ce qu’il semble, que la philosophie et la religion ? quoi de plus divers que les cultes ? quoi de plus contraire que les systèmes philosophiques ? En réalité, toutes ces institutions religieuses dont la variété nous confond, dont l’opposition nous étonne, ne sont que les membres d’un même corps, les momens d’une même idée. Cette idée, qui se développe sous le voile du symbole dans la suite harmonique des religions, est la même qui, sous des formes plus claires, déploie dans le mouvement régulier des systèmes philosophiques sa nature toujours diverse et toujours identique. Les lois de la logique, partout présentes, parce qu’elles sont le fond de tout, déterminent et gouvernent souverainement cette double évolution.

Il y a trois grandes religions : la religion orientale, la religion grecque et la religion chrétienne, lesquelles correspondent aux trois momens nécessaires de l’idée logique. La religion orientale, c’est l’idée de Dieu à son premier moment, celui qui comprend tous les autres dans leur unité confuse. L’homme adore Dieu, mais sans le connaître et sans se connaître soi-même. Univers, homme, Dieu, tout cela ne forme encore qu’un tout indécis, la nature. La religion grecque, c’est l’idée de Dieu au moment de la diremtion, de la contradiction. Dieu se divise pour ainsi dire, s’ébranche en mille rameaux, s’oppose à l’homme et à lui-même ; l’infini se perd et se dissout dans le fini. La religion chrétienne est par essence la religion de la réconciliation. Fille de l’Orient et de la Grèce, elle les reproduit et les identifie. Dieu, qui s’ignorait dans les obscurs symboles de l’Inde, qui était en quelque sorte hors de soi dans la prodigieuse variété des divinités contraires de la Grèce et de Rome, revient à soi dans le christianisme pour prendre conscience claire et pleine possession de soi. Aussi, le christianisme est-il la seule religion complète, la seule vraie, la seule évidente par elle-même : c’est Dieu se sachant et s’affirmant Dieu.

Ce qu’on appelle les mystères de la religion chrétienne, ce sont les lois absolues des choses, obscures pour les sens, absurdes et contradictoires pour l’entendement, claires et harmonieuses pour la raison. Le premier de ces mystères, n’est-ce point celui de la sainte Trinité ? Or, la sainte Trinité, c’est sous une forme auguste le principe même de la logique. Le Père, c’est l’idée en soi ; le Fils, c’est l’idée hors de soi, dans sa manifestation visible, sous la double forme de la nature et de l’humanité. L’Esprit, c’est l’idée en soi et pour soi, parvenue au terme de son mouvement, se reconnaissant identique dans tous les degrés qu’elle a parcourus. Au sein même du Père se retrouvent les trois momens de l’idée, mais sous une forme encore tout idéale l’Être ou la Puissance, objet de la pensée ; le Verbe ou l’Intelligence, ou encore la Pensée, engendrée par l’Être ; l’Amour enfin, qui procède de tous deux et qui les unit. Cette Trinité, tout idéale, se réalise par la création, royaume du Fils ; mais, pour rattacher la création à son principe, il faut que le fini se sache infini, que l’homme se connaisse Dieu : c’est le royaume de l’Esprit.

Il appartient éminemment à la philosophie de réaliser sur la terre le royaume de l’Esprit. C’est elle en effet qui, en rattachant les symboles du christianisme aux lois de la pensée, démontre et explique ce que la religion ne faisait qu’affirmer, l’union intime de l’homme et de Dieu. La première forme de cette union se trouve dans la communauté chrétienne de l’église au berceau ; la seconde, ç’a été l’église organisée ; la dernière sera l’état où toutes les croyances religieuses sont appelées à s’allier bientôt sous la loi de la raison et de la liberté.


II.

Ce n’est point en quelques pages que l’on peut apprécier les résultats d’un mouvement philosophique aussi vaste, aussi varié que celui que nous venons le décrire ; ce qui précède n’est point une histoire de la philosophe allemande, ce qui suit n’en sera pas une critique. Mais, de même que nous espérons en avoir dit assez pour piquer et déjà pour satisfaire un peu la curiosité, nous voudrions, dans les simples réflexions qui vont suivre, exciter quelque défiance et prévenir l’engouement.

Si je ne me trompe, la philosophie allemande est depuis un demi-siècle sous l’empire et comme sous le charme d’une illusion, et c’est là ce qui m’explique le vice fondamental de sa méthode, les étonnantes révolutions et les aberrations singulières de ses systèmes. Cette illusion, c’est de croire que la science absolue est possible pour l’esprit humain. La science absolue, je veux dire l’explication absolue et universelle des choses, voilà la chimère que poursuit depuis Fichte la philosophie allemande, et chacun des systèmes qu’elle a tour à tour enfantés n’est qu’un effort pour saisir l’insaisissable fantôme.

On explique d’ordinaire cette confiance démesurée dans la pure théorie par le génie spéculatif de la race germanique, et cette explication est vraie, mais elle ne suffit pas ; car enfin cette terre de l’enthousiasme a porté de grands critiques : Wolf, Heyne, Paulus ; cette race chimérique a produit Kant. Selon nous, c’est l’excès même du doute dans la doctrine de Kant qui nous explique dans celle de Hegel l’excès de l’orgueil dogmatique. Deux élémens essentiels constituent en effet la science : d’un côté, l’esprit humain lui-même avec sa nature, ses conditions, ses lois ; de l’autre, l’ensemble des choses, leur essence, leurs rapports. Réduire l’esprit humain à connaître sa constitution dans l’oubli de la nature des choses, c’est nier la science ; concevoir la science comme indépendante de la nature de l’esprit humain, de ses conditions, de ses lois, de ses limites, c’est la nier encore, car c’est la rendre impossible et contradictoire.

La philosophie allemande nous offre le spectacle de ces deux excès contraires. Kant commence par reconnaître que dans la science les philosophes n’ont pas su faire la part de l’esprit humain, la part du sujet : vue profonde autant que solide, d’où est sortie une incomparable analyse de la raison ; mais, bientôt entraîné par son principe, ce sage esprit oublie sa sagesse au point d’interdire à l’esprit humain tout accès dans la réalité des choses. Hegel s’est jeté à l’extrémité opposée. L’auteur de la Critique de la Raison pure osait à peine affirmer l’existence des objets extérieurs ; l’auteur de la Logique en connaît à fond, en explique, en déduit, en démontre l’origine, l’essence et les lois. Le père de la philosophie allemande réduit la théodicée à soupçonner la possibilité de Dieu ; pour le dernier héritier de cette philosophie, la nature divine n’a pas de mystères ; le nombre et l’ordre de ses attributs se découvrent avec la même clarté que les propriétés des courbes géométriques. Kant enfermait la raison dans le cercle de l’expérience ; Hegel refuse à l’expérience toute autorité scientifique ; tout doit être démontré en philosophie, c’est-à-dire déduit des idées pures. Les plus hautes conceptions de l’esprit humain n’ont pour le maître qu’une valeur relative et subjective ; rien de relatif et de subjectif, si l’on en croit le disciple, n’a de place dans les cadres de la science.

Ainsi, des deux termes nécessaires de toute connaissance, l’esprit humain et les choses, Kant supprime le second, Schelling et Hegel retranchent le premier. Fichte marque la transition d’un excès à l’autre. Fichte en effet, tout en exagérant le kantisme, poursuit la chimère de la science absolue ; mais c’est dans le moi qu’il se flatte de la trouver. Il supprime comme Kant les choses, mais il en conserve les idées et prépare la transformation future qui, de ces idées, va faire les choses elles-mêmes.

Ainsi, Fichte, Schelling, Hegel, et on peut ajouter à ces noms éminens ceux de tous les philosophes de la moderne Allemagne, ont ce point commun au sein des différences qui les séparent : c’est de croire que la science absolue est possible, c’est de la chercher, c’est de la construire. De là leur méthode commune, aussi chimérique, aussi vaine que l’objet qu’elle poursuit. Son trait distinctif, c’est la suppression de l’expérience ou du moins la subordination complète de l’expérience aux données de la raison pure. L’Allemagne a le plus parfait mépris pour l’observation. Tenir compte des faits, c’est à ses yeux tomber dans l’empirisme, dernier degré de l’abaissement intellectuel. La science est essentiellement l’explication des choses ; or, l’expérience n’explique rien ; la science en expliquant démontre, l’expérience ne saurait rien démontrer. L’expérience est enfermée dans des limites nécessaires ; elle sait ce qui arrive en tel temps, en tel lieu ; la science veut des résultats universels et durables ; l’expérience est l’ouvrage d’un esprit fini, et partant elle est toujours relative et toujours subjective ; la science est absolue et objective par essence.

Évidemment, si la philosophie poursuit la science absolue, la méthode philosophique, c’est la méthode a priori, fondée sur les idées pures, suivant l’ordre des choses, expliquant tout, déduisant tout, méprisant l’expérience, ne reconnaissant aucune limite, aucune condition. A une telle science il faut une telle méthode ; ces deux chimères sont faites l’une pour l’autre.

Si je ne m’abuse, le secret de toutes les spéculations allemandes est là : le principe de l’identité de la pensée et de l’être, commun fondement du système de Schelling et de celui de Hegel, le principe plus dangereux encore de l’identité des contradictoires dont la logique hégélienne est une perpétuelle application, enfin cette idée éminemment panthéiste du processus des choses qui fait de l’esprit humain le terme suprême où les développemens successifs de l’existence viennent se concentrer et se réfléchir, tout cela nous apparaît comme autant de suites nécessaires de la double illusion que nous venons de signaler.

Pour que la science absolue soit construite, il ne suffit pas en effet que l’ordre des idées exprime l’ordre des choses, il faut que les idées embrassent, pénètrent, constituent les choses ; il faut que les idées soient les choses. Supposez, en effet, que les choses soient séparées ou seulement distinctes des idées, un doute est possible sur la conformité parfaite des idées avec les choses ; l’essence des êtres est soupçonnée, entrevue : elle n’est pas saisie, atteinte dans son fond. C’en est donc fait de la science absolue, s’il n’y a pas identité entre les idées et les choses.

La science absolue doit partir d’une première idée et en déduire toutes les autres. Quelle peut être cette idée ? La plus compréhensive et la plus vague de toutes, l’idée de l’être indéterminé. Mais comment passer de l’être indéterminé à l’être réel, de l’abstrait au concret, du néant de l’existence à la vie ? Il y a là une contradiction. Eh bien ! au lieu de la dissimuler, acceptons-la hardiment. La contradiction est à l’origine des choses : que cette contradiction primitive devienne la loi fondamentale de la pensée et de l’être, qu’elle se retrouve dans toute la nature, qu’elle soit la force cachée par qui les idées sortent les unes des autres depuis la plus pauvre jusqu’à la plus riche, de sorte qu’en définitive le néant soit le principe, Dieu le terme, et que le néant devienne Dieu.

Mais comment l’esprit humain pourra-t-il connaître et décrire cette vaste et merveilleuse évolution ? A une seule condition, c’est que l’esprit humain soit le degré supérieur où tout aboutit, le dernier cercle qui enveloppe et pénètre tous les autres ; à condition que l’esprit humain soit tout, que l’homme soit Dieu. L’homme divinisé, voilà le dernier mot de la philosophie allemande.

Schelling dit que Dieu, c’est le sujet-objet absolu ; Hegel, que c’est l’idée, l’esprit infini. Mais il faut bien s’entendre. Le sujet-objet, considéré avant son développement, n’est qu’une abstraction, une identité vide. J’en dis autant de l’esprit infini, de l’idée en soi. Hegel lui-même déclare que l’idée en soi est identique au néant. Si c’est là Dieu, il faut s’expliquer avec franchise ; mais non : le Dieu de la philosophie allemande n’est pas au commencement des choses, il est à leur terme. Ce Dieu, c’est l’esprit humain, ou plutôt Dieu est à la fois à l’origine, au terme et au milieu, ce qui revient à dire qu’il n’y a pas de Dieu distinct des choses.


Ces étranges doctrines, à défaut de mérite plus solide, ont-elles du moins celui de la nouveauté ? C’est encore là une des illusions de la philosophie germanique.

Rien de plus naïf que les prétentions de nos voisins d’outre-Rhin en fait d’originalité. Dans l’école hégélienne en particulier, on les a portées à leur comble. Hegel ne reconnaît en ses Leçons sur l’histoire de la philosophie que deux grandes époques, l’époque grecque et l’époque germanique. Or, il va sans dire que la philosophie germanique est comprise entre Kant et Hegel. C’est rayer d’un trait de plume des annales de la pensée humaine la scholastique et la philosophie française, des noms, par exemple, comme ceux d’Abélard et de Descartes. Que l’Allemagne traite avec ce mépris superbe des philosophes français, cela peut à la rigueur se concevoir ; mais rabaisser aussi Leibnitz, n’est-ce pas l’excès de l’ingratitude ? Elle est d’autant plus choquante, que ces altiers contempteurs de la philosophie du XVIIe siècle n’ont pas dédaigné de lui emprunter ses vues les plus originales. Le principe de l’homogénéité universelle de l’existence, la loi de continuité qui enchaîne tous les êtres, le dynamisme intérieur qui pénètre la nature sous l’apparent mécanisme de ses phénomènes, l’analogie profonde des lois de l’univers physique et des lois de l’humanité, toutes ces grandes idées qui sont la force et la richesse du système de Schelling, ne viennent-elles pas de Leibnitz ? Un autre cartésien, Spinoza, n’a-t-il pas aussi à revendiquer sa large part dans les spéculations de l’Allemagne ? Le principe de l’identité de la pensée et de l’être n’est-il pas, nous l’avons prouvé, le propre fonds du spinozisme ? Hegel accuse le Juif d’Amsterdam d’avoir méconnu le principe occidental, le principe moderne de la personnalité, d’avoir fait de Dieu la nécessité ou la chose absolue, sans reconnaître en lui la personne absolue ou l’idée ; mais est-ce bien à Hegel qu’il appartient d’élever contre le spinozisme une telle accusation, d’ailleurs si légitime ? Cette personnalité qu’il invoque, l’a-t-il respectée dans l’homme et en Dieu, lui qui n’a vu partout, du sommet de l’être jusqu’à son plus bas degré, que la rigoureuse géométrie de l’idée ? Tout en se distinguant de Spinoza, Hegel reconnaît pourtant à la philosophie germanique un grand précurseur. Lequel, je vous prie ? ce n’est pas Spinoza, ce sera peut-être Descartes ? Non ; c’est un Allemand du XVIe siècle, le chimérique auteur de l’Aurore naissante, le cordonnier-philosophe de Görlitz, Jacob Böhme !

On croira peut-être que j’exagère ici les illusions du patriotisme germanique. Il faut donc citer Hegel lui-même :

« Nous verrons, dit-il dans un discours célèbre, que, chez les autres nations de l’Europe où les sciences sont cultivées avec zèle et autorité, il ne s’est plus conservé de la philosophie que le nom ; l’idée en a péri, et elle n’existe plus que chez la nation allemande. Nous avons reçu de la nature la mission d’être les conservateurs de ce feu sacré, comme aux Eumolpides d’Athènes avait été confiée la conservation des mystères d’Éleusis, aux habitans de Samothrace celle d’un culte plus pur et plus élevé, de même que plus anciennement encore l’esprit universel avait donné à la nation juive la conscience que ce serait d’elle qu’il sortirait renouvelé[12]. »

On a le droit de sourire, dans la patrie de Descartes et de Malebranche, de cette naïve exaltation. Pour moi, ce qui m’étonne, c’est que l’histoire de la philosophie, qui a été cultivée avec tant de patience et de profondeur par la savante Allemagne, n’ait pas quelque peu altéré la sérénité de cet orgueil. En France, si notre philosophie contemporaine peut paraître, en fait d’originalité, porter trop loin la modestie et l’abnégation, nous avons du moins cet avantage, que la connaissance impartiale et approfondie des grandes conceptions du passé nous a donné une sorte de maturité précoce qui nous préserve des illusions. Platon, long-temps médité, nous rend moins sensibles à l’originalité de Schelling ; Plotin, bien connu, nous tient en garde contre Hegel.

Je ne veux point faire ici un étalage indiscret d’érudition, et je sais que les mêmes principes peuvent recevoir des mains du temps et du génie des développemens pleins de nouveauté et de grandeur ; toutefois il ne sera pas inutile, pour mettre à leur place bien des prétentions et prévenir plus d’un entraînement, de rappeler quelques souvenirs historiques, et de montrer jusque dans la plus haute antiquité les traces de ces mêmes doctrines que l’Allemagne se flatte d’avoir inventées.

Identifier la pensée et l’être, l’intelligent et l’intelligible, dans une seule et même essence, l’idée ; faire des idées le dernier fond des choses, ne voir dans les réalités individuelles et périssables que l’ombre de l’idée, l’idée, pour ainsi dire, brisée et séparée de soi ; admettre même au sein des idées un élément nécessaire de négation et de contradiction, et expliquer les choses par l’union ineffable de l’être et du néant, de l’identité et de la différence, n’est-ce point là, je le demande à quiconque a médité la République, le Timée et le Sophiste, n’est-ce point là la substance du système de Platon ? n’est-ce point de la sorte que l’entendait Aristote, quand il élevait contre son maître cette plainte amère qui peut paraître aujourd’hui une prophétie, que la théorie des idées absorbait la philosophie dans la logique[13] ?

Nous pourrions remonter plus haut, jusqu’à cette école pythagoricienne, mère du platonisme. Pour moi, quand j’entends Hegel démontrer a priori que le mouvement le plus vrai est le mouvement circulaire, quitte à trouver bientôt d’excellentes raisons pour prouver, toujours a priori, que le mouvement des planètes doit être elliptique ; quand je vois un métaphysicien du XIXe siècle déduire la ligne du point, la surface de la ligne, le solide de la surface, croyant ainsi transformer de purs nombres en corps, des abstractions en réalités, il me semble, je l’avoue, que je recule de plus de deux mille années, et je me reporte à ces jours d’innocence de la philosophie que nous retrace si bien Aristote, où rien n’avait encore altéré la foi naïve de la spéculation en elle-même. L’auteur de la Métaphysique est ici vraiment admirable de bon sens et de haute ironie :

« Tout ce que les pythagoriciens, nous dit-il, pouvaient montrer dans les nombres qui s’accordât avec les phénomènes, ils le recueillirent et ils en composèrent un système ; et, si quelque chose manquait, ils y suppléaient, pour que le système fût bien d’accord et complet[14]. »

N’est-ce point là la logique hégélienne au berceau ? et que pourrait-on opposer à la physique chimérique du philosophe de Berlin, qui fût plus fort que ces paroles qu’adresse Aristote aux métaphysiciens-géomètres de la grande Grèce :

«  Les êtres mathématiques sont sans mouvement Comment pourra-t-il y avoir du mouvement, si on ne suppose d’autres sujets que le fini et l’infini, le pair et l’impair ? Comment rendront-ils compte de la légèreté et de la pesanteur ? Aussi n’ont-ils rien dit de bon sur le feu, la terre et les autres choses semblables, parce qu’ils n’ont rien dit, je pense, qui convienne proprement aux choses sensibles… De nos jours, les mathématiques sont devenues la philosophie tout entière[15].

Au lieu de mathématiques, lisez logique, et ce passage vient, après deux mille ans, accabler les hégéliens du bon sens immortel d’Aristote ; mais, sans remonter à ces temps primitifs de la philosophie, je trouve au déclin de la civilisation grecque et romaine un mouvement philosophique plein d’analogies curieuses avec celui qui agite depuis soixante ans l’Allemagne. Je veux parler de la philosophie alexandrine. Elle aussi avait été précédée par un radical scepticisme, celui d’Énésidème et d’Agrippa. Elle aussi s’élança à l’extrémité contraire, pour embrasser le fantôme de la science absolue et celui de la méthode rationnelle. Comme Hegel, Plotin dédaigne l’expérience ; comme lui, il prétend saisir l’ordre absolu des choses, et non-seulement le saisir, mais le déduire et le démontrer ; tous deux admettent dans l’être un mouvement dialectique qui se réfléchit dans la science et identifie la raison et l’être dans l’idée. A Alexandrie comme à Berlin, on voit clair dans les mystères de l’essence divine ; on la décompose en trois élémens à la fois distincts et inséparables, trinité primitive qui se retrouve au fond de toute chose et de toute pensée. Cette trinité devient pour les deux écoles une baguette magique qui fait tomber tout voile, éclaircit toute obscurité, efface toute différence. Les systèmes philosophiques se rapprochent, les symboles religieux se confondent, tout se pénètre et s’unit. Au sommet de la trinité, par-delà toutes les déterminations de la pensée et de l’être, l’unité absolue, indéterminée, identité du néant et de l’existence, centre où toutes les contradictions se perdent et s’identifient, source d’où tout s’épanche et où tout revient, abîme où la pensée humaine, après avoir parcouru le cercle nécessaire de ses révolutions, vient chercher le repos dans l’anéantissement de la conscience et de la personne.

Ainsi, même principe, la recherche de la science absolue ; même méthode, la spéculation toute rationnelle ; mêmes résultats, l’identité de la pensée et de l’être, l’identité des contradictoires, l’unification de l’homme avec Dieu.

Que d’autres signalent les différences ; pour nous, nous n’avons dû chercher que les analogies, estimant utile, avant que de combattre de front la méthode germanique, de constater qu’elle a déjà traversé plus d’une épreuve et subi plus d’une mémorable condamnation.

Demandons-nous maintenant sur quoi repose, en définitive, cette méthode altière du haut de laquelle la philosophie allemande regarde avec dédain ce qu’il lui plaît d’appeler l’empirisme français ? On est confondu, quand on adresse cette question à l’Allemagne elle-même, de trouver un si frappant contraste entre la hauteur de ses prétentions et la vanité des titres sur lesquels elle prétend les appuyer. Il y a déjà quelques années, Schelling ressaisit la plume avec éclat, après un silence qui étonnait et affligeait tous les amis de la philosophie, pour prendre en main la défense d’une méthode bien compromise, et pour l’opposer à celle que la philosophie française s’honore d’avoir héritée de Descartes[16]. Certes, on ne saurait donner à la méthode allemande un plus illustre défenseur ni un plus habile interprète. Schelling a autant d’esprit que de génie, et dans ses écrits, notamment dans celui que nous signalons, il sait unir la grace à la grandeur. Mais quel est le fond de cette brillante apologie ? Le voici en peu de mots.

Ce que Schelling, ce que les métaphysiciens de l’Allemagne ne peuvent comprendre, c’est que la philosophie soit une science, une science digne de ce nom, et qu’en même temps elle doive tenir compte de deux choses : d’une part, de la nature de l’esprit humain, de ses conditions, de ses limites, de ses lois ; de l’autre, des données de l’expérience. Une philosophie appuyée sur l’étude de la nature humaine leur paraît empreinte d’un caractère tout relatif et tout subjectif. « La science, nous dit Schelling, doit être homogène ; si vous mêlez l’expérience et la raison, votre philosophie n’est plus d’une seule pièce. L’expérience, d’ailleurs, n’est pas un procédé à l’usage de la métaphysique ; elle constate des existences, elle ne les explique pas. Elle donne le que et non le comment. Cet empirisme timide n’a rien à nous dire sur la nature des choses, sur celle du premier principe ; il se borne à quelques attributs tout négatifs, à quelques déterminations abstraites et vides. C’est une science sans contenu ; ce n’est point une philosophie réelle. »

Nous répondrons en substance à Schelling et à l’Allemagne : La philosophie telle que vous la concevez, dans son homogénéité et son universalité absolues, est, par sa définition même, un idéal, ou, pour mieux parler, une chimère entièrement inaccessible, sans aucune proportion avec l’esprit humain et avec toute la constitution de notre nature. Cette philosophie, nous vous défions non-seulement de la construire, mais même de la commencer. Quant aux objections que vous adressez à la nôtre, elles ne tombent pas sur nous, mais sur l’esprit humain. C’est à la nature des choses que vous faites le procès. Contre vous, au surplus, nous ne voulons d’autres défenseurs que vous-mêmes. Le crime capital que vous nous reprochez, celui de consulter l’expérience, vous le commettez comme nous, ajoutant ainsi aux inconvéniens de l’illusion ceux de l’inconséquence, et compliquant votre situation de telle sorte que, si l’expérience a des dangers, vous les subissez, et, si elle a des avantages, vous ne les recueillez pas.

Oui, j’ose le dire au nom de l’histoire, concevoir la philosophie comme indépendante des limites de l’esprit humain et des conditions de l’expérience, c’est placer l’homme entre le scepticisme absolu et une exaltation voisine de la folie. Fausse alternative, également répudiée par la conscience de l’humanité, par les lois d’une exacte logique et par la nature même de la pensée. Quoi ! l’homme ne connaîtra rien s’il ne connaît tout, et il n’y a point de milieu entre la science absolue et l’absolue ignorance ! Certes, la métaphysique n’est point un rêve, et nous croyons qu’il a été donné à l’homme de pénétrer au-delà des apparences des sens, de sonder sa propre nature, d’atteindre dans leur fond ces causes invisibles qui soutiennent et animent l’univers, de porter ses regards jusqu’à l’être des êtres, et d’entrevoir quelques-unes des merveilles adorables de sa perfection. En se tenant dans ces limites, on a le droit de faire appel au sens commun ; on se sent fort du témoignage de ses semblables. Le genre humain, en effet, est religieux, et une métaphysique secrète est présente au sein de toute religion. Il n’en est aucune, depuis le plus grossier fétichisme jusqu’au spiritualisme le plus pur, qui ne contienne sur la nature et l’ordre des choses une doctrine plus ou moins profonde, toujours proportionnée aux besoins et aux lumières croissantes de la civilisation ; mais autant la conscience de l’humanité soutient et autorise une philosophie réglée dans ses veaux, autant elle réprouve une ambition excessive qui ne sait pas reconnaître l’irrémédiable infirmité de notre nature. Quel orgueil, ou plutôt quel délire de croire que cet homme, qui est un abîme à lui-même, pourra contempler sans voile les origines éternelles de l’être ! Un brin de paille est pour lui plein de mystères, et il n’y en aura pas dans l’essence de Dieu ! Quoi ! cette chétive créature qui, dans le rapide intervalle placé entre l’instant de la naissance et celui de la mort, résiste à grand’peine à toutes les causes de destruction qui menacent son existence, voilà le séjour de la science absolue !

Cette science absolue, dites-vous, est dans l’esprit humain ; mais est-elle le commun partage de tous, ou le privilège de quelques-uns, celui d’un seul peut-être ? Dans la première alternative, voilà autant de philosophes que d’hommes, voilà une égalité absolue entre toutes les intelligences. Dans la seconde, quel abîme vous creusez entre un homme et un autre homme ! Vous possédez, Hegel, la science absolue, et il y a des hommes, vos semblables, qui ne l’ont pas ! N’y en eût-il qu’un seul, cet homme n’est plus votre égal. Entre la science absolue et ce qui n’est pas elle, il y a l’infini. Cet homme ne sait pas tout ; donc, au prix de ce que vous savez, il ne sait rien. Ou il n’est point homme, ou vous-même vous êtes plus qu’homme.


Examinons à l’œuvre ces philosophes qui cherchent et qui ont trouvé la science absolue. Schelling place à la cime des choses un principe qu’il appelle l’identique absolu, le sujet-objet. Ce principe se détermine, s’objective par sa nature, et se donne ainsi à lui-même une première forme qu’il brise aussitôt pour en revêtir une autre, jusqu’à ce qu’il ait épuisé sa puissance d’objectivité, et soit entré en pleine possession de son être.

Ici Hegel arrête son maître et lui dit : Vous êtes infidèle aux conditions de la science absolue. La science absolue doit tout expliquer et tout démontrer. Or, vous débutez par une hypothèse et par une énigme. L’absolu se divise, l’identique se différencie. Qu’est-ce que l’absolu ? qu’est-ce que l’identique ? Il se divise, dites-vous ; il se différencie, il s’objective ; pourquoi cela et comment ? Le principe du système doit être clair par excellence, puisqu’il doit tout éclaircir. Or, votre principe est inintelligible, et il offusquera de ses ténèbres le reste du système. Puis, comment décrirez-vous l’évolution de l’absolu dans la nature et dans l’homme ? Vous ne connaissez pas la nature de l’absolu et les lois intimes de son développement. Comment pourrez-vous le voir dans les choses, ne le voyant pas en soi ? Il faudra donc recourir à l’expérience. Vous sortez de la science absolue.

Nous ne savons pas, en vérité, ce que Schelling pourrait répondre à ces objections. On ne saurait mieux le mettre en contradiction avec ses propres principes, et signaler dans son système les deux choses qui ne devraient jamais se rencontrer dans une philosophie toute a priori  : des mystères inexpliqués, des secours tirés de l’expérience.

Mais si Hegel triomphe contre Schelling, le maître n’est pas moins fort contre son disciple. Il faut entendre Schelling presser de sa vive dialectique les fastueuses théories qui, entre autres torts, ont eu celui de faire oublier les siennes. On a prétendu, dit-il, qu’en métaphysique, il ne fallait rien supposer. On m’a reproché de faire des hypothèses. Or, par où commence-t-on ? Par une hypothèse, et la plus étrange de toutes, l’hypothèse de la notion logique, ou de l’idée « à laquelle on attribue la faculté de se transformer par sa nature même en son contraire, et puis de retourner à soi, de redevenir elle-même, chose qu’on peut bien penser d’un être réel, vivant, mais qu’on ne saurait dire de la simple notion sans la plus absurde des fictions[17]. » Voilà, suivant Schelling, une première supposition toute gratuite. Cependant le système se soutient assez bien tant qu’on reste dans la sphère de la logique pure, où il ne s’agit que de combiner des abstractions ; mais comment passer de l’idée à l’être ? Cela est impossible, cela est inconcevable. Nouvelle hypothèse, nouvelle absurdité, que Schelling relève avec la plus perçante ironie : « L’idée, dit-il, l’idée de Hegel, on ne sait trop pourquoi, ennuyée peut-être de son existence purement logique, s’avise de se décomposer dans ses momens, afin d’expliquer la création. »

On ne saurait mieux dire, et voilà une admirable revanche de Schelling contre l’infidèle et orgueilleux disciple ; mais que pensera tout ami désintéressé de la vérité en écoutant ces deux illustres adversaires, si habiles dans l’attaque, si faibles dans la défense ? Non, sans doute, Hegel, pas plus que Schelling, n’a pu faire le premier pas en philosophie sans laisser des mystères dans la science et sans faire des emprunts à l’observation : double preuve, preuve irréfragable de la vanité de la science absolue et de la méthode rationnelle.

Après avoir tant attaqué l’empirisme, Schelling, dans ce même écrit que nous combattons, finit par convenir qu’on ne peut se passer de l’expérience en métaphysique. L’aveu est loyal, mais bien tardif, et après tout c’est une contradiction. Si nous en croyons les bruits encore un peu vagues qui viennent de l’Allemagne, la nouvelle philosophie de Schelling a pour caractère de s’appuyer sur la tradition et l’expérience[18]. On ne peut qu’applaudir à ce dessein et admirer la vivace fécondité de ce génie que ni l’age ni la contradiction n’ont pu épuiser ; mais, quand Schelling aura terminé sa seconde philosophie, ne craint-il pas qu’on lui en demande une troisième pour mettre les deux autres d’accord ? D’un côté, une doctrine toute rationnelle ; de l’autre, un système tout fondé sur l’expérience et la tradition, est-ce là cette philosophie d’une seule pièce qu’on nous reproche de ne pas avoir ? est-ce là cette homogénéité, cette unité tant célébrées ?

Il est vrai que Schelling prétend faire de l’expérience en grand. Notre psychologie lui paraît, comme eût dit Spinoza, historiola animoe. En général, on méprise beaucoup la psychologie au-delà du Rhin, et on croirait, à entendre nos dédaigneux voisins, qu’il ne sied qu’à un étroit génie de s’y appliquer. Pour nous, nous ne voyons pas ce qui empêcherait qu’en psychologie on ne fît de l’expérience tout-à-fait en grand, à la manière de Socrate et de Kant, lesquels, sans sortir de la conscience, ont su y descendre à une certaine profondeur. Nous préférons hautement les Méditations de Descartes, qui vivront toujours, à ses Principes ou à ses Météores, qui n’ont pas plus duré que le système des tourbillons ; et dans les Méditations, ce que nous admirons le plus, ce sont les deux premières, où Descartes ne dépasse pas encore le Cogito. Mais enfin, qu’on la fasse en grand ou en petit, l’expérience est toujours l’expérience ; elle est toujours l’ouvrage d’un être limité dans l’espace et dans le temps, placé dans de certaines conditions, entravé par mille obstacles, sujet à l’ignorance, à l’erreur, à toutes les misères du doute et de la réflexion. Nous voilà descendus des hauteurs de la science absolue ; nous voilà redevenus des hommes. Faut-il s’en plaindre ? Notre philosophie sera-t-elle moins rigoureuse, parce qu’elle reposera sur une analyse plus exacte de nos moyens de connaître ; moins réelle, parce qu’elle vivra de faits, et non d’abstractions ; moins légitime enfin, parce qu’étant faite par des hommes, elle tiendra compte des idées, des besoins et des limites de la nature humaine ?

Plus chimérique ou moins sincère que Schelling, Hegel prétend se passer tout-à-fait de l’expérience, ou du moins la subordonner en tout à la raison. Il faut lui rendre cette justice, que jamais philosophe n’a porté plus loin l’ambition spéculative ; nul n’a fait un plus grand effort pour satisfaire aux conditions de la science absolue. Où le conduit cet excès de confiance ? Disons-le nettement, à un véritable délire. Qu’on jette les yeux sur sa philosophie de la nature, et qu’on le suive, si on en a la patience, dans l’inextricable dédale de ses prétendues démonstrations. J’ose dire qu’en voyant cet esprit si ingénieux et si élevé se consumer en stériles combinaisons d’idées et de mots, identifier les notions les plus différentes, établir les rapprochemens les plus étranges, abuser des analogies verbales, jouer avec les mots comme les scholastiques les plus décriés, déduire le temps de l’espace, de l’un et de l’autre le lieu, du lieu le mouvement, du mouvement la matière ; démontrer géométriquement que la nature doit graviter ; distribuer les rôles entre les parties du système planétaire, donner au soleil le rôle du genre, aux comètes celui de l’espèce, aux planètes celui de l’individu ; prouver que le soleil doit tourner nécessairement sur lui-même, en vertu des lois de la logique ; expliquer par raison spéculative pourquoi l’esprit fini, c’est-à-dire l’homme, a son séjour dans une planète plutôt que dans un autre ; déterminer a priori le nombre des corps élémentaires ; trouver des preuves démonstratives qui le fixent justement au chiffre marqué par les dernières découvertes de la chimie, oui, j’ose dire, sans épuiser cette triste énumération, qu’on sent profondément ce que Hegel n’a jamais su reconnaître : le contraste de l’orgueil humain et de la prodigieuse faiblesse de notre nature. Voilà un penseur versé dans les sciences physiques qui prend parti entre Keppler et Newton, abstraction faite du calcul et des expériences ; voilà un philosophe qui définit la lumière, le moi de la nature, qui nous assure que le feu n’est autre chose que l’air devenu affirmatif, sans parler de mille autres propositions non moins bizarres que mon respect pour le génie de Hegel m’empêche de citer.

Tout cela ne serait rien encore, si Hegel restait dans le domaine de la physique ; mais quand il porte dans les sciences morales ce mépris du bon sens, ce défi audacieux jeté aux notions reçues, ces définitions prodigieuses, ces analogies extraordinaires, ces monstrueuses transformations ; quand on le voit rompre en visière à tout ce que les hommes respectent, identifier le bien et le mal, le droit et le fait, le libre arbitre et la fatalité, on se souvient alors que Hegel, dans ses Leçons sur l’histoire de la philosophie, a réhabilité les sophistes, et on s’éloigne avec une sorte de tristesse et de dégoût d’une philosophie qui nous promettait de tout comprendre et de tout éclaircir, et qui n’est le plus souvent que le chaos de toutes les idées, la confusion de tout langage, la négation de toute science et de toute foi.


Nous ne voulons aboutir au surplus qu’à une conclusion très simple c’est que la philosophie allemande, quelle que soit sa part d’originalité et de grandeur, si riches, si neuves, si brillantes que puissent être plusieurs de ses applications, quelle que soit la place encore indécise que la postérité assignera aux hommes de génie qui ont marché ou qui marchent encore à sa tête, la philosophie allemande s’appuie sur une méthode radicalement défectueuse, répudiée par le sens commun, condamnée par les leçons de l’histoire, convaincue d’illusion par ses propres égaremens et d’inconséquence par ses propres aveux, incompatible enfin avec les conditions de la science et la constitution de l’esprit humain.

Rien n’est plus propre, ce nous semble, que ces aberrations de la raison spéculative à nous attacher de plus en plus à la méthode qui a fait de tout temps la force et l’honneur de la philosophie française, et lui a donné sur la vie réelle une si féconde influence. Est-ce à dire que nous n’ayons pas à notre tour plus d’une utile leçon à recevoir de l’Allemagne ? Nous sommes bien éloignés d’une telle pensée. Des reproches essentiels que nous adressent nos voisins, s’il n’en est aucun peut-être qui soit entièrement mérité, presque tous sont de nature à provoquer en France de sérieuses réflexions. Ce n’est pas le moment d’y insister, mais nous voulons au moins les indiquer avec franchise ; sévères, comme nous le sommes en France, pour la philosophie allemande, il nous conviendrait mal d’être trop indulgens pour nous-mêmes.

On nous dit : Vous faites de l’expérience en petit, enfermés que vous êtes dans une étroite psychologie. Aspirez à quelque chose de plus élevé, à une métaphysique réelle qui atteigne l’origine et le fond des choses. Ne vous bornez pas à la théodicée toute formelle, toute négative de la scholastique ; tenez compte des progrès accomplis ; au lieu de revenir à Descartes, imitez-le : avancez.

Tout n’est pas également fondé, grace à Dieu, dans ces hautains reproches ; mais on ne saurait se dissimuler toutefois que, depuis un demi-siècle surtout, et particulièrement en France, il ne se soit accompli une séparation déplorable entre la philosophie et les sciences. Au XVIIe siècle, on distinguait, mais on ne séparait pas, la métaphysique et la physique, la science de Dieu et la science de la nature ; les fruits de cette union étaient admirables. Descartes publiait à la fois le Discours de la Méthode, la Géométrie et la Dioptrique, régénérant du même coup la philosophie et les sciences. Cette analyse sévère qu’il appliquait à la pensée avec tant de génie, transportée dans les mathématiques, enfantait une science nouvelle, l’application de l’algèbre à la géométrie. On se représente Malebranche comme un spéculatif perdu dans l’abstraction et la mysticité ; ce rêveur tenait fort bien sa place à l’Académie des sciences. Que dire de Leibnitz qui créait en même temps le calcul de l’infini et le système des monades, réunissant en sa vaste pensée, véritable miroir vivant de l’univers, pour lui appliquer une de ses expressions favorites, tous les objets qu’une intelligence finie peut embrasser ? Quel spectacle que celui de la controverse de Newton et de Leibnitz ! l’auteur du nouveau système du monde et celui de la Théodicée discutant devant l’Angleterre et l’Allemagne attentives les premiers principes des connaissances humaines ! Tout change au XVIIIe siècle, et la philosophie et les sciences commencent à s’isoler. D’Alembert est, certes, un grand esprit, et le Discours préliminaire de l’Encyclopédie, tour à tour trop vanté et trop dédaigné, est un beau morceau de philosophie ; mais retranchez-en la part qui revient à Bacon et celle de Locke, que restera-t-il à l’illustre géomètre ? Condillac analyse avec une rare finesse la langue des calculs ; mais il n’a guère plus d’autorité chez les savans que d’Alembert n’en conserve aujourd’hui chez les philosophes. C’est ainsi que, préparé par le XVIIIe siècle, le divorce de la métaphysique et des sciences est maintenant consommé, et je ne sais en vérité qui des deux en souffre le plus. L’Allemagne nous donne ici d’excellens modèles. De tout temps, la philosophie y a pénétré d’une vie commune toutes les sciences particulières. Celles-ci gagnent à cette alliance du mouvement et de l’unité ; la philosophie en retire à son tour des applications qui l’enrichissent, l’éprouvent et la consacrent. De nos jours, par exemple, les systèmes de Schelling et de Hegel ont agi de la manière la plus puissante sur la marche des sciences naturelles. La philosophie de l’identité a eu ses physiciens et ses physiologistes ; il suffit de nommer Steffens, Troxler, Oken.

En Allemagne, la philosophie anime et gouverne tout. Non-seulement elle domine les sciences, mais elle est intimement mêlée à toutes les questions religieuses-. Strauss, Marheinecke, ont appliqué l’hégélianisme à la théologie. Schleiermacher, Schelling, Görres, Baader, sont à la fois de grands philosophes et de grands théologiens. En France, nous sommes sur ce point d’une discrétion voisine de la timidité. L’étude des religions est au berceau. Quels monumens considérables en citerait-on depuis le triste livre de Dupuis et celui de Benjamin Constant ? La théologie, même réduite au christianisme, est une science à peu près perdue ; si le clergé l’abandonne, est-ce une raison pour la laisser périr ? n’est-ce pas plutôt aux philosophes qu’il appartient de ranimer les études théologiques, d’unir ensemble, pour les féconder l’une par l’autre, l’histoire des cultes et celle des systèmes, de pénétrer dans l’analyse approfondie des dogmes du christianisme, de remettre en honneur l’étude de ses grands docteurs, d’inspirer ainsi au clergé une émulation salutaire qui tournera au profit de tout le monde ?

Si la philosophie française se mêlait plus intimement à la vie scientifique et à la vie religieuse, nul doute qu’elle ne devînt plus hardie et plus féconde dans l’ordre même de la spéculation métaphysique. M. Schelling nous reproche de nous arrêter en théodicée à la science un peu creuse de l’école. On nous demande aussi, d’un autre côté de l’Allemagne, si, en revenant à Descartes et à Leibnitz, nous entendons porter la philosophie en arrière, supprimer le XVIIIe siècle, ne tenir aucun compte ni de ce qui s’est accompli dans l’ordre religieux et politique, ni des immenses progrès qu’ont faits les sciences naturelles depuis cent cinquante années.

Ces reproches, dans leur sévérité excessive, sont loin assurément d’être mérités. Les philosophes allemands prennent trop souvent notre modération pour de la faiblesse, et notre discrétion pour de l’impuissance. La théodicée de Descartes et de Leibnitz, que nous nous honorons en effet de suivre, leur paraît presque vide, parce qu’elle se borne à éclaircir quelques-uns des attributs de l’être des êtres, et sait marquer des limites à la curiosité de l’homme ; mais ces limites, nous ne les avons pas faites, et, puisqu’on ne les peut détruire, la véritable sagesse est de les reconnaître, et la véritable force de ne jamais les franchir. Il faut l’avouer, au surplus : en France, nous craignons les illusions et nous avons peu de goût pour les grandes aventures. Le seul besoin qui nous tourmente profondément, c’est celui de voir clair dans nos idées. Nous disons tous volontiers ce que répétait sans cesse l’illustre et regrettable Jouffroy : Je n’ai pas peur du doute ; j’ai peur de l’obscurité.

Conservons cette terreur salutaire : mais n’en abusons pas. Sachons emprunter à l’Allemagne quelque chose de sa généreuse ardeur. Surtout gardons-nous d’isoler la philosophie. Souvenons-nous qu’au temps de Descartes et de Malebranche, elle se mêlait intimement aux sciences, à la religion, à toute la vie intellectuelle et morale de la société. C’est par là que la philosophie française a joué un rôle dans les grandes affaires du monde ; c’est par là qu’elle saura le conserver et l’accroître encore.


EMILE SAISSET.

  1. 1845. – Chez Ladrange, quai des Augustins, 19.
  2. Dans l’introduction qui précède son Rapport à l’Académie des sciences morales et politiques, mentionné plus haut.
  3. M Wilm a obtenu le prix, M. Fortuné Guiran une mention très honorable. On annonce comme prochaine la publication de l’ouvrage de M. Wilm, qui comprendra quatre volumes.
  4. Voyez Critique du Jugement, suivie des Observations sur le beau et le sublime, par Emmanuel Kant, traduit de l’allemand par M. Barni. — Chez Ladrange, 2 vol. in-8o.
  5. Cette contradiction devient très sensible dans les remaniemens nombreux que Kant a fait subir à la Critique de la Raison pure. M. Tissot, à qui nous devons la traduction de cet immortel ouvrage, vient de rendre un nouveau service aux amis de la philosophie allemande, en reproduisant ces remaniemens successifs à l’aide d’une combinaison heureuse dont M. Rosenkranz, l’éditeur allemand de Kant, lui avait donné l’exemple. — Voyez Critique de la Raison pure, deuxième édition, 1845, chez Ladrange.
  6. Schelling, Du moi considéré comme principe de la philosophie.
  7. Ethique, part. II, prop. 7.
  8. Ouvrage depuis long-temps traduit par M. Barchou de Penhoën.
  9. Cet éloquent écrit vient d’être traduit par M. Bouillier, avec deux introductions intéressantes, l’une du traducteur, l’autre de M. Fichte le fils. — 1 vol. ; in-8o, chez Ladrange.
  10. L’ouvrage important publié par M. Bénard sous ce titre : Cours d’esthétique de Hegel (2 volumes in-8o), n’est pas proprement une traduction ; c’est une libre analyse.
  11. Mentionnons aussi les articles de M. Wilm dans la Revue Germanique, une dissertation étendue de M. Louis Prévost : Hegel, exposition de sa doctrine, et une thèse de M. Véra : Platonis, Aistotelis et Hegelii de medio termino doctrina.
  12. Ces paroles ont été prononcées par Hegel, à Heidelberg, en octobre 1816, à l’ouverture de son cours d’histoire de la philosophie.
  13. Aristote, Métaphysique, I, 8.
  14. Aristotte, Métaphysique, I, 4.
  15. Id., ibid., 7 et 8.
  16. Voyez l’écrit intitulé : Jugement de M. Schelling sur la philosophie de M. Cousin. 1835.
  17. Jugement de M. Schelling, etc., p. 17.
  18. Voyez l’esquisse que donne M. Matter du nouveau système de Schelling dans l’ouvrage intitulé : Schelling, ou la Philosophie de la nature et la Philosophie de la révélation. Paris, 1845.