De la place de l’homme dans la nature/15

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Traduction par Eugène Dally.
J.-B. Baillière et fils (p. 97-165).

I

HISTOIRE NATURELLE DES SINGES ANTHROPOMORPHES


LE GIBBON — L’ORANG — LE CHIMPANZÉ — LE GORILLE


Les traditions de l’antiquité soumises aux sévères épreuves de la méthode scientifique moderne se réduisent assez ordinairement à des rêves : mais il curieux de voir combien souvent ces rêves semblent être venus d’un demi-sommeil et avoir présagé la réalité. Ovide a entrevu les découvertes de la géologie : l’Atlantide est imaginaire, mais Colomb trouva le monde occidental ; les formes bizarres des centaures et des satyres n’ont d’existence que dans le domaine de l’art, et cependant tout le monde connaît des créatures qui, plus qu’eux, tiennent de l’homme quant à leur forme générale et sont cependant aussi complètement bestiales que cette moitié des combinaisons mythologiques qui appartient au bouc et au cheval. De ces êtres, qui ressemblent à l’homme, je n’ai rencontré aucune mention plus ancienne[1] que celle qui se trouve dans l’ouvrage de Pigafetta : Description du royaume de Congo[2], tracée d’après les notes d’un marin portugais, Eduardo Lopez, et publiée en 1598. Le dixième chapitre de cet ouvrage est intitulé : De animalibus quæ in hac provincia reperiuntur, et contient un passage très-court où il est dit que « dans le pays de Songan (Song ?), sur les rives du Zaïre, il y a une multitude de singes qui procurent aux seigneurs les plus grandes distractions en imitant les gestes

Fig. 1. — Simiæ magnatum deliciæ (De Bry)
de l’homme. » Comme ceci peut s’appliquer à presque tous

les genres de singes, je n’y eusse point fait grande attention si les frères de Bry, dont les gravures ornent l’ouvrage, n’avaient jugé convenable, dans leur onzième argumentum, de représenter deux de ces simiæ magnatum deliciæ. La partie de cette gravure qui représente les singes est fidèlement copiée dans la figure 1 ; on remarquera qu’ils n’ont point de queue, qu’ils ont des bras très-longs, de grandes oreilles, et qu’ils sont à peu près de la taille des chimpanzés. Il se peut que ces singes soient le produit fictif de l’imagination de ces frères ingénieux, non moins que le dragon bipède et ailé à tête de crocodile, qui orne la même gravure ; mais il se peut aussi que les artistes aient tracé leur dessin d’après quelque description essentiellement fidèle du gorille ou du chimpanzé. Dans les deux cas, quoique ces dessins méritent d’être remarqués en passant, les plus anciennes descriptions dignes de foi et quelque peu précises d’un animal de ce genre datent du dix-septième siècle et sont dues à un Anglais.

La première édition de ce livre extrêmement amusant, qui a pour titre Purchas his Pilgrimage, a été publiée en 1613. Là on trouve beaucoup de renvois aux relations d’un certain « Andrew Battell (mon très-proche voisin demeurant à Leigh Essex), qui servit sous Manuel Silveira Perera, gouverneur, pour le roi d’Espagne, de la cité de Saint-Paul, et qui, avec ledit gouverneur, voyagea fort avant dans le pays d’Angola. » Purchas dit encore : « Mon ami Andrew Battell, qui vécut dans le royaume de Congo » et qui « à la suite de quelque querelle avec les Portugais (dans le rang desquels il était sergent de troupe) vécut pendant huit ou neuf mois dans les bois. » De ce vieux soldat, usé par les intempéries, Purchas fut extrêmement surpris d’apprendre qu’il existait « un genre de grands singes, si l’on peut les appeler ainsi, sans queue, de la taille d’un homme, mais dont les membres ont une longueur double et une force proportionnelle, velus sur toute la surface, mais à d’autres égards en tout semblables aux hommes et aux femmes dans leur conformation physique[3]. Ils vivaient de fruits sauvages, que leur fournissaient les arbres et les bois et se logeaient pendant la nuit sur les arbres. »

Cette citation est cependant moins détaillée et moins claire dans ce qu’elle avance que certain passage du troisième chapitre de la seconde partie d’un ouvrage intitulé Purchas his Pilgrimes, publié par le même auteur en 1625 ; ce passage a été souvent cité, quoique peut-être jamais il ne l’ait été correctement. Le chapitre qui le contient est intitulé : « Aventures étranges d’Andrew Battell, de Leigh en Essex, fait prisonnier par les Portugais et envoyé à Angola, qui vécut dans ce pays et dans les régions environnantes pendant près de dix-neuf ans. » La sixième section de ce chapitre a pour titre : « Des provinces de Bongo, Calongo, Mayombe, Manikesocke, Motimbas ; des singes monstres pongo, de leurs chasses : leurs idolâtries, avec plusieurs autres observations. »

« Cette province (Calongo) confine à l’est à celle de Bongo, et au nord à celle de Mayombe, qui est à dix-neuf lieues de Longo en longeant la côte.

« La province de Mayombe est toute couverte de bois et de plantations, si touffues qu’un homme y peut voyager vingt jours à l’ombre, sans sentir le soleil ou la chaleur. On n’y trouve aucune espèce de blé ni de graine, de sorte que les habitants vivent uniquement de plantes et de racines de diverses sortes, très-bonnes, et de noisettes. Il n’y a non plus ni animaux domestiques ni volailles.

« Mais ils ont en grande quantité de la chair d’éléphant qu’ils estiment beaucoup. Ils ont aussi plusieurs espèces de bêtes sauvages, et un choix abondant de poissons. Il y a, a deux lieues vers le nord, une baie sablonneuse, le cap Negro[4], qui sert de port à Mayombe. Quelquefois les Portugais y chargent du bois de campêche. On y trouve une grande rivière appelée Banna ; dans l’hiver on ne peut la remonter à cause des vents variables qui font la mer grosse à son embouchure.

« Mais quand le soleil a atteint sa déclinaison méridionale, un bateau peut y être mis à flot, car la pluie en calme les eaux. Cette rivière est très-grande ; elle a beaucoup d’îles qui sont peuplées. Les bois sont si remplis de babouins, de petits et de grands singes et de perroquets, qu’il serait effrayant pour un homme d’y voyager seul ; il y a aussi deux espèces de monstres, qui sont communs dans ces bois et très-dangereux.

« Le plus grand de ces deux monstres est dans leur langue appelé pongo ; le plus petit engeco. Le pongo est, dans toutes ses proportions, pareil à un homme, mais sa stature est plutôt celle d’un géant que celle d’un homme, car il est très-grand. Il a une face humaine, les yeux caves et de longs poils au-dessus des sourcils. Sa face, ses oreilles et ses mains sont glabres. Son corps est couvert de poils, mais ils ne sont pas très-épais, et sont d’une couleur brune foncée.

« Il ne diffère d’un homme que par les jambes qui n’ont pas de mollets. Il va toujours sur ses jambes et porte ses mains entrelacées sur la nuque, lorsqu’il marche sur le sol. Il dort sur les arbres et se bâtit des abris contre la pluie. Il se nourrit des fruits qu’il trouve dans les bois et de noix, car il ne mange aucune espèce de chair. Il ne parle pas et n’a pas plus d’intelligence qu’une bête. Les habitants de cette contrée, quand ils voyagent dans les bois, allument des feux là où ils dorment la nuit et le matin. Lorsqu’ils sont partis, les pongos viennent s’asseoir autour du feu jusqu’à ce qu’il s’éteigne, car ils n’auraient pas l’intelligence d’en rapprocher les tisons. Ils vont de compagnie et tuent souvent les nègres qui voyagent dans les bois. Quelquefois ils tombent sur les éléphants qui viennent chercher leur nourriture auprès du lieu où ils sont réunis ; ils les battent à coups de poings, et les frappent avec des pièces de bois, de sorte que ceux-ci s’enfuient en mugissant. Les pongos ne sont jamais pris vivants, car ils sont si vigoureux, que dix hommes ne peuvent en maintenir un seul, mais on prend souvent des jeunes en tuant leurs mères avec des flèches empoisonnées.

« Le jeune pongo se suspend au sein de sa mère, ses mains serrées autour d’elle, de sorte que lorsque les gens du pays tuant une femelle, ils s’emparent du petit toujours appendu à sa mère.

« Quand l’un meurt parmi eux ils couvrent le mort de grands tas de branches et de bois que l’on trouve facilement dans la forêt[5]. »

Il n’est pas difficile de reconnaître exactement la région dont parle Battell. Longo est sans doute le nom du pays ordinairement appelé Loango sur les cartes, Mayombe est situé à dix-neuf lieues environ de Loango, sur le littoral ; et Cilongo ou Kilonga, Manikesocke et Motimbas sont encore mentionnés par les géographes. Cependant le cap Negro de Battell ne peut pas être le cap Negro moderne, qui est situé au 16e degré de latitude sud, puisque Loango lui-même est placé au 4e  degré de latitude sud. D’un autre côté, la « grande rivière appelée Banna » correspond très-bien aux rivières appelées par les géographes modernes la Camma et le Fernand Vas, qui forment un grand delta sur cette partie de la côte africaine.

Cette contrée de Camma est située à peu près à un degré et demi sud de l’équateur, tandis qu’à quelques milles au nord de la ligne coule le Gabon, et à un degré en environ au nord de ce dernier fleuve, la rivière Money, toutes deux très-connues des naturalistes modernes comme les endroits d’où proviennent les plus grands singes anthropomorphes. En outre, encore à présent, le mot engeco ou n’schego est appliqué par les naturels de ces contrées à la plus petite des deux espèces de grands singes qui les habitent. On ne peut donc pas douter raisonnablement qu’André Battell ne parlât de ce qu’il connaissait par sa propre expérience, ou tout au moins par des récits directs des naturels de l’Afrique occidentale. Néanmoins « l’engeco » est cet « autre monstre » dont Battell « a oublié de relater » la nature, tandis que le nom de pongo appliqué à l’animal dont le caractère et les habitudes sont si entièrement et si soigneusement décrites semble s’être éteint au moins dans sa forme et dans sa signification premières. En effet, il est évident que non-seulement du temps de Battell, mais même à une date plus récente, on employait le nom de pongo dans un sens tout différent de celui qu’il lui donne.

J’en donnerai pour exemple le second chapitre de l’ouvrage de Purchas, que je viens de citer et qui contient « une description historique du royaume d’or de Guinée, etc., traduite du hollandais et comparée également au latin, » où il est dit (page 986) que :

« Le fleuve Gabon coule à environ quinze milles vers le nord de Rio de Angra, et à huit milles au nord du cap de Lopez Gonzalvez (cap Lopez). Elle est située directement sous la ligne équinoxiale, à quinze milles à peu près de Saint-Thomas. Il arrose une vaste contrée qu’il est aisé de reconnaître. À l’embouchure de cette rivière est un banc de sable dont la profondeur est de trois ou quatre brasses. Il s’oppose vigoureusement au courant qui porte les eaux vers la mer. Ce fleuve, à son embouchure, a une largeur d’au moins quatre milles. Mais lorsque vous arrivez auprès de l’île appelée Pongo, il n’a pas plus de deux milles de large… Sur chaque côté de la rivière se trouvent des arbres… L’île appelée Pongo renferme une montagne d’une hauteur énorme. »

Les officiers de la marine française dont les lettres sont jointes au dernier et excellent essai de Isidore Geoffroy Saint-Hilaire sur le gorille[6] mentionnent en termes semblables à ceux de Battell la largeur du Gabon, les arbres qui croissent le long de ses rives et la violence du courant de ce fleuve. Ils décrivent deux îles dans son estuaire : l’une basse, appelée Perroquet ; l’autre élevée, présentant trois montagnes coniques et appelée Coniquet ; M. Franquet dit expressément que l’une d’elles autrefois était appelée Meni-Pongo, ce qui signifie seigneur de Pongo, et que les N’Pongues (nom que, selon lui, se donnent les naturels du pays, ainsi que le reconnaît le docteur Savage) appellent l’embouchure du Gabon N’Pongo,

Il est si facile, dans les relations avec les sauvages, de confondre leurs applications des mots aux choses, que l’on est d’abord disposé à croire que Battell a confondu le nom de la région où ce « grand monstre » abonde encore, avec le nom de l’animal lui-même. Mais il est tellement exact en d’autres matières (et notamment dans le nom qu’il donne au « plus petit monstre ») que l’on hésite à l’accuser d’une erreur. D’un autre côté, nous trouverons un voyageur, une centaine d’années après Battell, qui cite le nom de Boggoe comme étant appliqué à un grand singe par les habitants d’une partie toute différente de l’Afrique, la sierra Leone.

Mais je laisserai cette question à résoudre aux voyageurs et aux philologues. Je ne m’y serais pas arrêté aussi longtemps sans le rôle curieux joué par le mot « pongo » dans l’histoire récente des singes anthropomorphes.

La génération qui succéda à Battell vit le premier de ces singes qui ait jamais été amené en Europe, ou du moins le premier dont la visite trouva un historien. Dans le troisième livre de Tulpius qui a pour titre : « Observationes medicæ » publié en 1641, le cinquante-sixième chapitre est consacré à ce qu’il appelle Satyrus indicus, « nommé par les Indiens orangs-outangs ou hommes des bois, et par les Africains quoias morrou. » Il donne un excellent dessin (fig. 2), fait évidemment d’après nature, spécimen de cet animal « nostra memoria ex Angola delatum, » offert à Frédéric-Henri, prince d’Orange. Tulpius dit qu’il était aussi grand qu’un enfant de trois ans, aussi fort qu’un enfant de six ans, et que son dos était couvert de poils noirs. Il s’agit évidemment d’un jeune chimpanzé.

Entre temps fut connue, mais tout d’abord sous la forme mythique, l’existence d’un autre singe asiatique semblable à l’homme.



Fig. 2. — L’orang-outang d’après Tulpius (1641)

Bontius (1658) donne la description et la gravure, aussi fabuleuse que ridicule, d’un animal qu’il appelle orang-outang, et bien qu’il dise : « vidi ego cujus effigiem hic exhibeo, » cette image[7] n’est autre que celle d’une femme très-velue, d’un aspect assez avenant, avec des proportions et des pieds tout à fait humains. Tyson, le judicieux anatomiste anglais, disait avec raison de cette description de Bontius : « J’avoue que je me défie de la description tout entière. »

C’est à Tyson et à son collaborateur Cowper que nous devons la première description d’un singe anthropomorphe qui puisse avoir quelque droit d’être considérée comme scientifique, exacte et complète. Le traité intitulé « l’Orang-outang, sive Homo Sylvestris, ou l’anatomie d’un pygmée comparée à celle d’un singe à queue, d’un singe sans queue et d’un homme[8], » publiée par la Société royale, en 1699, est réellement un ouvrage d’un mérite remarquable, qui servit de modèle, à quelques égards, à de nouveaux investigateurs. Ce « pygmée, » nous dit Tyson, vient d’Angola, en Afrique, mais il avait été pris beaucoup plus loin dans l’intérieur du pays. Ses cheveux étaient roides et noirs comme du charbon ; lorsqu’il marchait comme un quadrupède, à quatre pattes, c’était maladroitement ; il ne plaçait pas la paume de la main étendue sur la terre, mais il marchait sur la face externe des doigts, la main fermée, (knuckles), et, d’après ce que j’observais, je crus qu’il marchait de la sorte, alors qu’il était trop faible pour supporter son corps. Du sommet de la tête à la plante des pieds je mesurai vingt-six pouces. »

Ces caractères, même sans les excellentes gravures de Tyson (fig. 3 et 4) suffisent à prouver que ce qu’il appelle « pygmée » est un jeune chimpanzé. Mais comme j’ai eu, de la façon la plus inattendue, l’occasion d’examiner le squelette même de l’animal que Tyson avait disséqué, je puis témoigner en parfaite connaissance qu’il s’agit bien ici d’un véritable Troglodytes niger encore très-jeune[9].


Fig. 3 et 4. — Le Pygmée d’après Tyson (1699).

Quoiqu’il ne méconnût point les analogies que lui offrait son pygmée et l’homme, Tyson ne négligeait en rien leurs différences, et il termine son mémoire, premièrement par l’énumération, sous quarante-sept chefs distincts, des points par lesquels l’orang-outang ou pygmée ressemble à l’homme plus que ne lui ressemblent les grands et petits singes ; il donne ensuite le résumé, en trente-quatre très-courts alinéas, des particularités par lesquelles « l’orang-outang ou pygmée diffère de l’homme et ressemble davantage au genre des singes sans queue et des petits singes. »

Après un examen attentif de la littérature existant de son temps, sur ce sujet, notre auteur aboutit à cette conclusion que son pygmée n’est identique ni à l’orang de Tulpius et de Bontius, ni au quoias morrou de Dapper (ou plutôt de Tulpius), le Barris de d’Arcos, ni au pongo de Battell ; mais qu’il ressortit à une espèce de singes probablement identiques aux pygmées des anciens, et, ajoute Tyson, quoiqu’il « ne ressemble à l’homme en plusieurs de ses parties plus qu’un genre quelconque de singes ou d’aucun autre animal que je connaisse au monde, cependant je ne puis le considérer comme hybride (mixt generation) ; il forme une bête brute, sui generi, et une espèce particulière de grands singes. »

Le nom de chimpanzé, sous lequel est maintenant si bien connu l’un des grands singes d’Afrique, semblerait avoir été mis en usage dans la seconde moitié du dix-huitième siècle ; mais le seul nouveau document qui ait ajouté, à cette époque, à ce que nous connaissions des singes anthropomorphes de l’Afrique, fait partie du Nouveau voyage en Guinée, par William Smith, ouvrage qui porte la date de 1744.

En décrivant les animaux de Sierra Leone, page 51, cet écrivain dit ; « Je décrirai maintenant une singulière espèce d’animal, appelé mandrill[10] par les blancs de cette contrée. J’ignore l’étymologie d’un tel nom, et jamais auparavant je ne l’ai entendu ; ceux qui s’en servent ne peuvent eux-mêmes me le dire, si ce n’est que c’est à cause de leur étroite ressemblance avec les créatures humaines, quoiqu’ils n’aient rien du tout du grand singe.


Fig. 5. — « Le mandrill, » fac-simile de la planche de M. W. Smith (1744).

Leur corps, quand ils sont arrivés à leur entier développement, est aussi volumineux en circonférence que celui d’un homme de taille moyenne ; leurs jambes sont beaucoup

plus courtes et leurs pieds plus larges ; leurs bras et leurs mains sont à l’avenant ; la tête est prodigieusement grosse, la face large et plate, sans autres poils que ceux des sourcils ; le nez est très-petit, la bouche large, les lèvres fines. La face, qui est couverte d’une peau blanche, est monstrueusement laide, étant sur toute sa surface ridée comme celle d’un vieillard ; les dents sont larges et jaunes ; les mains sont, comme la face, dépourvues de poils et offrent la même peau blanche, quoique tout le reste du corps soit couvert, comme celui de l’ours, de longs poils noirs. Ils ne marchent jamais sur leurs quatre membres comme les véritables singes ; ils pleurent comme des enfants quand on les persécute ou qu’on les tourmente…

« Pendant que j’étais à Sherbro, un certain M. Cummerbus, que j’aurai, par la suite, l’occasion de citer, me fit présent d’un de ces singuliers animaux qui sont appelés par les indigènes boggoe. C’était une femelle âgée de six mois, mais cependant plus grande qu’un babouin. J’en confiai la garde à l’un des esclaves qui savait comment il fallait la nourrir et en prendre soin, car c’est une espèce très-délicate d’animaux ; mais aussitôt que je quittais le pont, les matelots le tourmentaient ; quelques-uns aimaient à voir ses larmes et à entendre ses cris ; ceux-ci avaient horreur de son nez morveux ; un autre, qui l’avait frappé, ayant été réprimandé par le nègre qui avait soin de l’animal, dit à cet esclave qu’il était fort épris des femmes de ses compatriotes, et lui demanda s’il ne serait pas content d’avoir ce mandrill pour femme ; à quoi l’esclave répliqua promptement : « Non, elle n’est point ma femme ; c’est plutôt là une femme blanche qui vous conviendrait tout à fait. » Cette malencontreuse saillie du nègre hâta, j’imagine, la mort de la bête, car le lendemain on la trouva morte sous le cabestan. »

Le mandrill ou boggoe de William Smith était sans nul doute, ainsi que la description et la gravure qu’il en donne en font foi, un chimpanzé (fig. 5).

Linné n’eut pas l’occasion d’observer lui-même le singe anthropomorphe d’Afrique ou d’Asie ; mais une dissertation de son élève Hoppius insérée dans les Amenitates academicæ (vi, Anthropomorpha) peut être considérée comme reproduisant les vues du maître sur ces animaux.


Fig. 6. — Les anthropomorphes de Linné.


Cette dissertation est ornée d’une planche dont les figures ci-dessous (6 à 9) sont une copie réduite. Les figures ont pour dénominations, de gauche à droite : 1o Troglodyta Bontii ; 2o Lucifer Aldrovrandi ; 3o Satyrus Tulpii ; 4o Pygmæus Edwardi. La première est une mauvaise copie de l’orang-outang fictif de Bontius, de l’existence de qui Linné paraît avoir eu une pleine conviction ; car dans l’édition princeps du Systema naturæ, il est indiqué comme une seconde espèce d’homme H. nocturnus. Lucifer Aldrovrandi est la copie d’un dessin d’Aldrovrandus dans son ouvrage de Quadrupedibus digitalis viviparis (liv. II, p. 249 ; 1645) au chapitre intitulé : ' Cercopithecus formæ raræ Barbilius vocatus et originem a China ducebat. Hoppius est d’avis que cet individu est peut-être l’un de ces êtres à queue de Chat de qui Nicolas Köping affirme qu’ils peuvent manger tout l’équipage d’un bateau « gubernator navis » et le reste ! Dans le Systema naturæ, Linnée le désigne dans une note sous le nom de Homo caudatus, et semble hésiter à le regarder comme une troisième espèce d’homme. Selon Temminck, le Satyrus Tulpii est la reproduction d’un dessin de chimpanzé, que je n’ai point vu, publié par Scotin en 1738 ; c’est le Satyrus indicus du Systema naturæ, qui est considéré par Linné comme étant peut-être une variété du Satyrus sylvestris. Le dernier, appelé pygmeus Edwardi, est copié du dessin d’un jeune « homme des bois » ou vrai orang-outang, qui est donné par G. Edwards dans ses Gleanings of natural history (1758).

Buffon fut plus heureux que son illustre rival. Non-seulement il eut l’occasion rare d’étudier un jeune chimpanzé vivant, mais il eut bientôt en sa possession un anthropoïde asiatique, le premier et seul spécimen adulte qui ait été, pendant de longues années, apporté en Europe. Avec l’aide précieuse de Daubenton, Buffon donna une excellente description de cette créature, qui, à cause des singulières proportions de son corps, fut appelé singe à longs bras ou gibbon ; c’est l’Hylobates lar des modernes.

Lorsque, en 1766, Buffon écrivit le quatorzième volume de son grand ouvrage, il était en relation personnelle et familière avec un jeune d’un genre d’anthropoïde africain et avec un adulte d’une espèce asiatique ; dans le même temps, l’orang-outang et le mandrill de Smith lui étaient connus de réputation. De plus, l’abbé Prévost avait traduit en français une bonne partie des Pilgrims de Purchas dans son Histoire générale des voyages (1748), et là Buffon trouva une relation du pongo et de l’engeco d’André Battell, Buffon tenta de faire concorder toutes ces données dans son chapitre intitulé : les Orangs-outangs ou le pongo et le jocko. À ce titre est jointe la note suivante :

« Orang-outang, nom de cet animal aux Indes orientales ; pongo, nom de cet animal à Lowando, province de Congo. Jocko, enjocko, nom de cet animal à Congo, que nous avons adopté. En est l’article que nous avons retranché. »

Ce fut ainsi que l’engeco d’Andrew Battell se transforma en jocko, et, sous cette dernière forme, se répandit par le monde en raison de l’immense popularité des ouvrages de Buffon. À eux deux, l’abbé Prévost et Buffon firent plus que de retrancher un article pour défigurer la sobre relation de Battell. Par exemple, l’assertion de Battell que les pongos ne peuvent parler et qu’ils n’ont pas plus d’intelligence qu’une bête est traduite par Buffon par la phrase « qu’il ne peut parler, quoiqu’il ait plus d’entendement que les autres animaux. » Ainsi encore l’affirmation de Purchas : « Il me dit dans une conversation que l’un de ces pongos prit un jeune garçon nègre qui lui appartenait et qui vécut un mois avec eux[11] » est reproduit dans la version française par : « Un pongo lui enleva un petit nègre, qui passa un an entier dans la société de ces animaux »

Après avoir cité la description du grand pongo, Buffon fait judicieusement remarquer que comme tous les jockos et les orangs apportés jusqu’ici en Europe étaient fort jeunes, il se pourrait qu’à l’état d’adultes ils fussent aussi gros que le pongo ou grand orang, de sorte que, provisoirement, il considère le jocko, l’orang et le pongo comme d’unis seule et même espèce. Ceci était tout ce que l’état de la science permettait à cette époque ; mais comment il se fit que Buffon ne s’aperçut pas que le mandrill et son propre jocko étaient très-semblables et comment il confondit le premier avec une espèce aussi complètement différente que lui est le babouin à face bleue, voilà ce qu’il n’est pas aisé de comprendre.

Vingt ans plus tard, Buffon[12] modifia son opinion et exprima sa conviction que les orangs formaient un genre avec deux espèces : l’une de grande taille, le pongo de Battell et l’autre petite, le jocko ; il ajoute que celle-ci est l’orang des Indes orientales et que les jeunes animaux d’Afrique que lui et Tulpius ont observés sont simplement de jeunes pongos.

Entre temps, un naturaliste hollandais, Vosmaer, donna, vers 1778, une excellente description et le dessin d’un jeune orang qui avait été apporté vivant en Hollande, et son compatriote, le célèbre anatomiste P. Camper, publia (1779) sur ce singe un essai d’une valeur égale à celle du travail de Tyson sur le chimpanzé. Il disséqua plusieurs femelles et un mâle, que, d’après l’état de leurs squelettes et de leurs dents, il supposa provenir d’individus encore jeunes ; toutefois, en les jugeant d’après leurs analogies avec l’homme, il conclut qu’ils ne pouvaient atteindre, à l’âge adulte, plus de 4 pieds de hauteur ; de plus, il se montre très-positif quant à ses caractères distinctifs, spécifiques de l’orang des Indes orientales.

« L’orang, dit-il, diffère non-seulement du « pygmy » de Tyson et de l’orang de Tulpius par sa couleur particulière et par ses longs orteils, mais aussi par toute sa configuration extérieure ; ses bras, ses mains et ses pieds sont longs, tandis qu’au contraire ses pouces sont beaucoup plus courts et ses gros orteils beaucoup plus petits, toutes proportions gardées[13]. »

« Le vrai orang, dit-il ailleurs, c’est-à-dire celui d’Asie, celui de Bornéo, n’est pas conséquemment le pithecus ou singe sans queue que les Grecs et spécialement Galien ont décrit. Ce n’est ni le pongo, ni le jocko, ni l’orang de Tulpius, ni le pygmy de Tyson ; c’est un animal d’une espèce particulière, comme je le prouverai de la façon la plus claire dans les chapitres suivants, à l’aide des organes vocaux et du squelette. » (Loc. cit., p. 64.)

Quelques années plus tard, M. Radermacher, qui occupait un emploi élevé dans le gouvernement des colonies hollandaises des Indes, et qui était un membre zélé de la Société batave des arts et des sciences, publia[14] une description de l’île de Bornéo, qui a été écrite entre 1779 et 1781, et, parmi beaucoup d’autres sujets intéressants, contient quelques documents sur les orangs. La plus petite espèce d’orangs-outangs, c’est-à-dire celle de Vosmaer et d’Edwards se trouve, dit-il, seulement à Bornéo et principalement aux environs de Banjermassing, Mampauwa et Landak. Il a vu plusieurs de ces singes durant son séjour aux Indes, et aucun d’eux n’avait plus de 2 pieds de haut. L’espèce la plus grande, souvent regardée comme un mythe, continue Radermacher, en serait peut-être un encore sans les efforts du résident de Rembang, M. Palm, qui, en revenant de Landak à Pontania, tua un de ces singes d’un coup de fusil et l’envoya à Batavia, conservé dans de l’esprit-de-vin, pour être transporté en Europe.

La lettre de Palm, qui décrit sa capture, est ainsi conçue : « J’envoie à Votre Excellence, contre toute attente, (car depuis longtemps j’offrais aux naturels plus de cent ducats pour un orang-outang haut de 4 à 5 pieds) un orang dont j’entendis parler ce matin vers huit heures. Longtemps nous fîmes de longs efforts pour prendre vivante cette terrible bête au milieu de l’épaisse forêt qui est à mi-chemin de Landak. Dans notre désir de ne point la laisser nous échapper, nous oubliâmes même de manger. Cependant il était nécessaire de se mettre en garde, car elle brisait continuellement de lourdes pièces de bois et des branches vertes et les lançait sur nous. Ce jeu dura jusqu’à quatre heures de l’après-midi ; nous nous déterminâmes alors à faire feu. J’y réussis très-bien, mieux en vérité que je ne le fis jamais auparavant d’un bateau, car la balle entra par le côté de la poitrine, de sorte qu’elle ne produisit pas beaucoup de désordres. Nous amenâmes l’orang dans la barque, encore vivant, et nous le garrottâmes solidement. Le lendemain matin, il mourut de ses blessures. Tout Pontania vint à bord pour le voir quand nous arrivâmes, Palm le représente comme ayant de la tête au talon 49 pouces de hauteur (1m,23).

Un officier allemand très-intelligent, le baron von Wurmb, qui, à cette époque, occupait un emploi au service des Indes orientales hollandaises et était secrétaire de la Société batave, étudia cet animal. La soigneuse description qu’il en fit est intitulée : Beschrijving van der Groote Borneosche orang-outang of de Oost-Indische Pongo et se trouve dans le même volume des mémoires de cette Société. Lorsque von Wurmb eut terminé sa description, il dit dans une lettre datée de Batavia, 18 février 1781[15], que cet individu fut envoyé en Europe dans de l’esprit-de-vin, pour être placé dans la collection du prince d’Orange. « Malheureusement, ajoute-t-il, nous avons entendu dire que le bâtiment qui le portait a fait naufrage. » Von Wurmb mourut dans le courant de l’année 1781 ; la lettre dans laquelle on trouve ce passage fut la dernière qu’il écrivit ; mais dans ses manuscrits posthumes, publiés dans la quatrième partie des Transactions de la Société batave, on trouve une description succincte et les diverses mensurations d’une pongo femelle haute de 4 pieds.

Fig. 7 et 8. — Le crâne de Pongo adressé par Rademacher à Camper, d’après les dessins de Camper. Fig. 7, vu de profil ; fig. 8, vu de face.


Aucun des individus d’après lesquels les descriptions de von Wurmb ont été tracées ne parvint-il jamais en Europe ? On croit que oui assez généralement ; mais j’en doute, car en appendice au mémoire « de l’orang-outang, » dans l’édition complète des ouvrages de Camper, tome I, p. 64 à 66, on trouve une note de Camper lui-même, qui, après avoir cité les écrits de von Wurmb, continue ainsi : « Jusqu’ici cette espèce de singe n’a point été connue en Europe ; Radermacher a eu la bonté de m’envoyer le crâne provenant d’un animal de cette espèce, qui mesurait 53 pouces ou 4 pieds 5 pouces de hauteur. J’ai envoyé quelques esquisses de ce crâne à M. Soemmering (de Mayence) ; mais elles donnent plutôt l’idée de la forme que celle de la grandeur réelle des parties du crâne. »

Ces dessins ont été reproduits par Fischer et par Lucæ ; ils portent la date de 1783, Soemmering les a reçus en 1784 (fig. 7 et 8). Si quelques-uns des spécimens vivants de von Wurmb avaient atteint la Hollande, il n’aurait pu être à cette époque ignoré de Camper. Cependant celui-ci nous dit : « Il paraît que, depuis, l’un de ces monstres a été capturé, car un squelette entier, très-mal préparé, a été envoyé au musée du prince d’Orange. Je le vis seulement le 27 juin 1784. Il avait plus de 4 pieds de haut. J’examinai de nouveau ce squelette le 19 décembre 1785 après qu’il eut été parfaitement rectifié par l’habile Onymus. »

Il paraît évident dès lors que ce squelette, qui est sans doute celui qui a toujours été désigné par le nom de pongo de Wurmb, n’est pas celui de l’animal décrit par lui, quoique certainement il soit semblable dans tous les points essentiels.

Camper ajoute ensuite quelques-uns des traits les plus importants de ce squelette. Il promet de le décrire par la suite en détail. Il doute évidemment du rapport qu’il peut y avoir entre ce grand « pongo » et son « petit orang. »

Les investigations promises ne furent jamais mises à exécution. De façon qu’il arriva que le pongo de von Wurmb prit place à côté du chimpanzé, du gibbon et de l’orang comme une quatrième et colossale espèce de singes anthropomorphes. Pourtant rien ne pouvait moins que le pongo être assimilé au chimpanzé ou aux orangs alors connus ; car tous les spécimens de chimpanzés et d’orangs qui avaient été observés étaient de petite stature, d’un aspect éminemment humain, doux et obéissant, tandis que le pongo de Wurmb était un monstre deux fois plus grand, fort, féroce et d’une apparence bestiale ; sa volumineuse et saillante mâchoire, armée de fortes dents, était déformée par le développement de ses joues en deux lobes charnus.

Plus tard, grâce aux habitudes de marauderie des armées révolutionnaires, le squelette du pongo fut apporté de Hollande en France, et des notes furent publiées, en 1798, par E. Geoffroy Saint-Hilaire et Cuvier, destinées tout spécialement à démontrer la différence complète de ce squelette avec celui de l’orang-outang et son affinité avec le babouin.

Même dans le Tableau élémentaire de Cuvier et dans la première édition de son grand ouvrage le Règne animal, le pongo est classé comme une espèce de babouin. Cependant, dès 1818, il paraît que Cuvier eut des raisons pour changer d’opinion et pour adopter les vues suggérées plusieurs années auparavant par Blumenbach[16] et après lui par Tilesius, à savoir que le pongo bornéen est simplement un orang-outang adulte. En 1824, Rudolphi démontra par l’état de la dentition, plus explicitement et plus complètement que ses prédécesseurs ne l’avaient fait, que les orangs décrits jusqu’à cette époque étaient tous de jeunes animaux et que les dents et le crâne d’un adulte seraient semblables à ceux du pongo de Wurmb. Dans la seconde édition du Règne animal (1829), Cuvier infère des « proportions de toutes les parties » et de « l’arrangement des foramina et des sutures de la tête », que le pongo est l’adulte de l’orang-outang, » ou d’une espèce qui lui serait alliée de très-près, » et cette conclusion fut placée hors de doute par le mémoire du professeur Owen, publié dans les Zoological Transaction de 1855, et par Temminck dans ses Monographies de mammalogie[17]. Le mémoire de Temminck est remarquable par la preuve complète qu’il nous fournit des modifications que subit la forme de l’orang-outang, suivant l’âge et le sexe. Tiedmann publia le premier une description du thorax d’un jeune orang, pendant que Sandifort, Müller et Schlegel décrivaient les muscles et les viscères de l’adulte et donnaient l’histoire détaillée et fidèle des habitudes du grand singe indien à l’état de nature ; d’importantes additions furent faites par de plus récents observateurs, en sorte qu’à ce moment, on connaît mieux l’orang-outang adulte qu’aucun autre singe anthropomorphe.

L’orang-outang est à coup sûr le pongo de Wurmb[18] et non pas celui de Battell, puisque les orangs-outangs ne se trouvent que dans les grandes îles asiatiques de Bornéo et de Sumatra.

Pendant que le progrès des découvertes éclairait ainsi l’histoire de l’orang-outang, on reconnaît que les seuls autres singes anthropomorphes de l’Orient sont des espèces variées de gibbon, singe qui, en raison de leur plus petite stature, attirent moins l’attention que les orangs-outangs, bien qu’ils soient répandus sur un plus grand espace, et, par cela même, qu’ils soient plus accessibles à l’observation.


Quoique l’aire géographique habitée par le pongo et l’enjecko de Battell soit beaucoup plus rapprochée de l’Europe que celle dans laquelle on trouve les orangs-outangs et les gibbons, notre connaissance des singes africains a été plus lente à se former ; c’est seulement dans ces dernières années, en effet, que la véritable histoire du vieil aventurier anglais a été complètement intelligible. Le squelette du chimpanzé adulte ne fut connu qu’en 1855, par la publication de l’excellent mémoire du professeur Owen, ci-dessous mentionné : On the osteology of the chimpanzé and orang dans les Zoological Transactions. Ce mémoire, par la netteté de ses descriptions, par le soin avec lequel les comparaisons sont tracées et par l’excellence de ses planches, fait époque dans l’histoire de l’ostéologie, non-seulement du chimpanzé, mais encore de tous les singes anthropomorphes.

Grâce à l’ensemble de ces investigations, il devint évident que le chimpanzé acquiert dans sa vieillesse une taille et un aspect tout différent de celui des jeunes de son espèce connus de Tyson, de Buffon et de Traill ; les mêmes différences existent entre le jeune et le vieux orang-outang. Des recherches très-importantes ont été faites ultérieurement par MM. Savage et Wyman, missionnaire et anatomiste américain, qui ont non-seulement confirmé cette conclusion, mais y ont ajouté beaucoup de détails[19].

Parmi les précieuses découvertes faites sur ce sujet par le docteur Thomas Savage, l’une des plus intéressantes est que les naturels de la Gambie donnent aujourd’hui au chimpanzé le nom d’enché-eko mot évidemment identique à l’engeko de Battell. Cette découverte a été confirmée encore par de récents observateurs. L’existence du « plus petit monstre » de Battell étant ainsi nettement prouvée, on eut de fortes raisons de croire à la découverte, tôt ou tard, de son « grand monstre, » le pongo. En effet, un voyageur moderne, Bowdich, a, en 1819, trouvé parmi les naturels de forts témoignages en faveur de l’existence d’un autre grand singe appelé l’ingena, haut de 5 pieds, large de 4 pieds à la hauteur des épaules, se bâtissant une hutte grossière, sur laquelle il dort la nuit.

En 1847, le docteur Savage a eu la bonne fortune d’ajouter à nos connaissances sur les singes anthropoïdes un nouvel et plus important document. Étant retenu inopinément près du fleuve Gabon, il vit dans la maison du révérend M. Wilson, missionnaire résident « un crâne que les indigènes disaient être celui d’un animal semblable à un singe et remarquable par sa taille, sa férocité et ses coutumes. » D’après la configuration du crâne et les informations obtenues de plusieurs indigènes intelligents, « j’ai été conduit, dit le docteur Savage (se servant du terme orang dans son ancien sens général), à croire qu’il s’agissait ici d’une nouvelle espèce d’orang. J’exprimai cette opinion à M. Wilson, en y ajoutant mes vœux à l’égard d’investigations ultérieures, si cela se pouvait, pour la solution d’un tel problème par l’étude d’un spécimen mort ou vivant. » Les résultats des efforts combinés de MM. Savage et Wilson furent non-seulement d’obtenir un compte rendu très-complet des mœurs de ce nouvel être, mais encore de rendre à la science un service encore plus important en permettant à l’excellent anatomiste américain, le professeur Wyman, de décrire, d’après des matériaux suffisants, les caractères ostéologiques distinctifs de cette nouvelle forme organique. L’animal en question était désigné par les indigènes du Gabon sous le nom de engé-ena, évidemment identique à l’ingena de Bowdich, et le docteur Savage arriva à cette conviction que ce grand singe, plus récemment découvert que tous les autres, était celui que l’on avait longtemps cherché, le pongo de Battell.

L’exactitude de cette conclusion est vraiment hors de doute ; car non-seulement l’engé-ena concorde avec « le plus grand monstre » de Battell par ses yeux caves, sa grande stature et sa coloration brun foncé ou gris de fer, mais le seul autre singe anthropomorphe qui habite ces régions, le chimpanzé, peut être du premier coup reconnu, à cause de sa taille plus petite, comme « le plus petit monstre, » et il devient impossible de le confondre avec le pongo, par ce seul fait qu’il est noir et non brun foncé, pour ne rien dire de cette circonstance importante déjà mentionnée, qu’il conserve encore le nom d’engeko ou enché-echo, sous lequel Battel le connut.

En recherchant pour « l’Engé-éna » un nom spécial, le docteur Savage évita sagement le terme si souvent mal appliqué de pongo, mais trouvant dans l’ancien Périple d’Hannon, le terme gorilla appliqué à certain peuple sauvage et velu, découvert par le voyageur carthaginois dans une île de la côte d’Afrique, il s’en servit pour désigner spécifiquement son nouveau singe, et de là vient sa dénomination actuelle, bien connue. Mais le docteur Savage, plus prudent que quelques-uns de ses successeurs, n’identifie en aucune façon son singe avec les « hommes sauvages » d’Hannon, Il dit seulement que ces derniers étaient probablement « une des espèces de l’orang, » et je suis d’accord avec M. Brullé qu’il n’y a aucun motif pour identifier le moderne gorille et celui de l’amiral carthaginois.

Depuis la publication du mémoire de Savage et Wyman, le squelette du gorille a été étudié par le professeur Owen et par feu le professeur Duvernoy, du Museum d’histoire naturelle, ce dernier ayant donné en outre une importante description du système musculaire et de plusieurs autres parties molles de l’organisme. Tandis que les missionnaires africains et les voyageurs ont confirmé et propagé le récit primitivement donné des mœurs de ce grand singe anthropoïde, qui a eu la singulière destinée d’être le premier qui ait été porté à la connaissance du public et le dernier qui ait été scientifiquement étudié[20].

Deux siècles et demi se sont écoulés depuis que Battell a rapporté à Purchas ses récits du « plus grand » et des « plus petits monstres, » et ce long espace de temps a été presque nécessaire pour arriver à ce résultat positif : qu’il y a quatre genres distincts d’anthropoïdes : dans l’Asie orientale, les gibbons et les orangs, dans l’Afrique occidentale, le chimpanzé et le gorille.


Les singes anthropomorphes dont la découverte vient d’être relatée dans ses diverses phases historiques, ont en commun certains caractères anatomiques ; ainsi ils ont tous le même nombre de dents que l’homme, quatre incisives, deux canines, quatre fausses molaires et six grosses molaires à chaque mâchoire, à l’état adulte, en tout trente-deux dents. Les dents de lait sont au nombre de vingt : quatre incisives, deux canines et quatre molaires à chaque mâchoire. Ils sont ce qu’on appelle singes catarrhiniens, c’est-à-dire que leurs narines ont une cloison de peu d’épaisseur et regardent en bas ; de plus, leurs bras sont toujours plus longs que leurs jambes, la différence étant plus ou moins grande ; de sorte que si les quatre genres étaient classés selon l’ordre de la longueur de leurs bras par rapport à celle de leurs jambes, nous aurions la série suivante : orang (1:1) ; gibbon (1:1) ; gorille (1:1) ; chimpanzé (1:1) ; chez tous, les membres antérieurs sont terminés par des mains pourvues de pouces plus ou moins longs, tandis que le gros orteil du pied, toujours plus petit que chez l’homme, est beaucoup plus mobile et peut être opposé comme un pouce au reste du pied. Aucun de ces singes n’a de queue, et aucun d’eux ne possède ces abajoues communs parmi les autres singes ; enfin ils habitent tous l’ancien continent.

Les gibbons sont les plus petits, les plus grêles et ceux qui ont les membres les plus allongés de tous les singes anthropomorphes. Leurs bras sont, par rapport au corps, plus longs que ceux d’aucune autre espèce de grands singes, au point de pouvoir toucher le sol quand ils sont debout. Leurs mains sont plus longues que leurs pieds, et eux seuls, parmi les anthropoïdes, possèdent des callosités à la façon des singes inférieurs. Ils sont diversement colorés. Les orangs ont des bras qui, dans une attitude verticale, atteignent aux chevilles. Leurs pouces et leurs grands orteils sont très-courts, leurs pieds sont plus longs que leurs mains. Ils sont couverts d’un poil rouge brun, et les deux côtés de leur visage, chez les mâles adultes, sont souvent transformés en deux excroissances molles en forme de croissant, semblables à des tumeurs graisseuses. Les chimpanzés ont des bras qui atteignent au-dessous des genoux. Ils ont des pouces et des gros orteils volumineux. Leurs mains sont plus longues que leurs pieds ; leurs cheveux sont noirs, tandis que la peau du visage est pâle. Enfin le gorille a des bras qui atteignent au milieu de la jambe, des pouces et des gros orteils volumineux ; les pieds sont plus longs que les mains, le visage noir et les cheveux gris ou brun foncée

Pour l’objet que j’ai maintenant en vue il n’est pas nécessaire que j’entre dans de plus amples détails en ce qui touche les caractères distinctifs des genres et des espèces que les naturalistes ont reconnus parmi ces singes anthropomorphes ; il suffit de dire que les orangs et les gibbons constituent les genres distincts simia[21] et hylobates ; tandis que les chimpanzés et les gorilles sont regardés par quelques-uns simplement comme des espèces distinctes du genre unique troglodyte ; par d’autres comme des genres séparés, — : troglodyte étant réservé pour les chimpanzés, et gorille pour le engé-ena ou pongo.

La connaissance exacte des mœurs et du genre de vie des singes anthropomorphes a offert plus de difficultés que l’acquisition de notions précises sur leur structure.

On ne trouve en une génération qu’un Wallace assez bien doué physiquement, mentalement et moralement pour parcourir avec impunité les déserts tropicaux de l’Amérique et de l’Asie, pour réunir dans ses courses errantes de magnifiques collections, et bien plus encore pour faire ressortir avec sagacité les résultats scientifiques de ces collections ; mais, pour un explorateur ou pour un collectionneur ordinaire, les forêts épaisses de l’Asie ou de l’Afrique équatoriale, habitations favorites des orangs-outangs, des chimpanzés ou des gorilles, présentent des obstacles d’une importance peu ordinaire ; l’homme qui risque sa vie, ne fût-ce que par un voyage rapide sur les plages malsaines de ces contrées, peut bien être excusé s’il redoute d’affronter les dangers de l’intérieur des terres, s’il se contente de stimuler l’ingéniosité des naturels mieux acclimatés, et de rassembler en les comparant les récits et les traditions plus ou moins fabuleuses qu’ils sont trop souvent disposés à lui faire.

C’est de cette façon que beaucoup des premiers récits relatifs aux habitudes des singes anthropomorphes ont pris naissance ; maintenant même une bonne partie de ceux qui ont cours, n’ont pas de fondement beaucoup plus sûr. Les meilleures informations que nous possédions, appuyées presque entièrement sur le témoignage direct d’Européens, se rapportent aux gibbons : après celles-là les meilleurs ont trait aux orangs-outangs ; tandis que ce que nous savons des mœurs des chimpanzés et des gorilles reste indécis, faute de l’appui et du développement que lui donnerait le témoignage additionnel d’un témoin oculaire européen et instruit.

Fig. 9. Le gibbon (Hylobates pileatus) d’après Wolf.


Il sera par conséquent plus commode, dans les tentatives que nous ferons pour nous former des notions sur ce que nous devons croire de ces animaux, de commencer par les singes anthropomorphes les mieux connus, le gibbon et l’orang-outang, et de nous servir des relations parfaitement dignes de foi que nous en avons, comme d’une sorte de criterium de la vérité ou des erreurs de celles que nous avons sur les autres espèces de singes.

Une douzaine d’espèces de gibbons sont disséminées dans les îles de l’Asie, Java, Sumatra, Bornéo, dans la presqu’île de Malacca, dans les contrées de Siam et d’Arracan, et même dans l’Hindoustan et sur le plateau central de l’Asie, nous ignorons dans quelle étendue. Les plus grands ont 3 pieds et quelques pouces du sommet de la tête aux talons, en sorte qu’ils sont plus petits que les autres anthropoïdes ; en outre, la maigreur de leurs corps rend finalement leur masse beaucoup moindre, même en proportion de cette petitesse.

Un naturaliste hollandais très-distingué, le docteur Salomon Müller, qui vécut bien des années dans l’archipel asiatique, et à l’expérience personnelle de qui j’aurai souvent l’occasion de m’en rapporter, dit que les gibbons sont de véritables montagnards, et qu’ils aiment les pentes des collines et les forêts, quoiqu’ils s’élèvent rarement au delà de la limite des figuiers. Tout le jour ils hantent le sommet des grands arbres, et bien que vers le soir ils descendent en petites troupes dans les plaines, aussitôt qu’ils aperçoivent un homme, ils se glissent dans les bois montueux et disparaissent dans les sombres vallées.

Tous les voyageurs témoignent du volume prodigieux de la voix de ces animaux. Selon l’auteur que je viens de citer, chez l’un d’eux, le siamang, « la voix est grave et pénétrante, elle ressemble aux sons gōek, gōek, gōek, gōek, ha, ha, ha, hààaà, et peut être facilement entendue à la distance d’une demi-lieue. » Pendant toute la durée de ce cri, le grand sac membraneux qui est sous la gorge et qui communique avec l’organe de la voix, le « sac laryngien » se distend considérablement et diminue de nouveau quand le singe se tait[22].

M. Duvaucel affirme pareillement que le cri du siamang peut être entendu à plusieurs milles. De même M. Martin[23] nous donne le cri de l’agile gibbon, dans une chambre, comme « écrasant et assourdissant » et « bien calculé quant à sa force pour résonner à travers les vastes forêts. » M. Waterhouse, musicien accompli non moins que naturaliste, dit : « La voix du gibbon est certainement beaucoup plus puissante que celle de tous les chanteurs que j’ai jamais entendus. » Et cependant on doit se rappeler que cet animal n’a pas la moitié de la taille de l’homme et qu’il est, toutes proportions gardées, encore moins volumineux[24].

On sait par des témoignages dignes de foi que plusieurs espèces de gibbon prennent aisément la situation verticale. M. Georges Bennett[25], observateur excellent, en décrivant les habitudes d’un hylobates syndactylus mâle, qui fut pendant quelque temps en sa possession, dit : « Il marche invariablement debout lorsqu’il est sur une surface unie ; il a alors les bras pendants, ce qui lui permet de s’appuyer sur la face dorsale de ses deuxièmes phalanges (knuckles) ; le plus ordinairement il tient les bras élevés, presque droits, ses mains fléchies et comme prêtes à saisir une corde ou à grimper à l’approche d’un danger ou pour échapper à l’attaque des étrangers. Debout, il marche assez vite, mais en se dandinant, et on l’atteint aisément s’il ne peut pas échapper à la poursuite en grimpant sur un arbre. Quand il marche debout, il tourne en dehors la jambe et le pied, ce qui lui donne une tournure balançante et fait paraître ses jambes arquées. »

Le docteur Burrough dit d’un autre gibbon, le horlack ou hoolock :

« Ils marchent debout ; quand on les met sur le sol ou qu’on leur donne un espace libre, ils se balancent avec gentillesse en levant leurs mains au-dessus de leur tête et en ployant légèrement les bras aux coudes et aux poignets ; ils courent alors assez vite, se balançant d’un côté à l’autre ; si on les oblige à prendre une allure plus rapide, ils laissent tomber leurs mains sur le sol et s’en servent pour se pousser en avant, sautant plutôt que courant, et tenant toutefois le corps presque droit. »

Un témoignage, quelque peu différent toutefois, nous est donné par le docteur Winslow Lewis[26]. « Leur seule façon de marcher, dit-il, est de se servir, à cet effet, de leurs extrémités postérieures ou inférieures, les supérieures étant élevées au-dessus de la tête pour maintenir l’équilibre à la façon dont les danseurs de corde se servent de leur balancier. Dans la marche en avant ils ne placent pas un pied devant l’autre, mais ils s’en servent simultanément comme dans le saut. » Le docteur Salomon Müller avance aussi que les gibbons s’avancent sur le sol par une série de petits sauts effectués seulement par les membres inférieurs le corps étant dans son ensemble tout droit. Mais M. Martin[27], qui parle aussi d’après ses propres observations, dit des gibbons en général : « Éminemment doués pour vivre sur les arbres et déployant sur leurs branches la plus étonnante activité, les gibbons ne sont ni si maladroits ni si embarrassés qu’on peut l’imaginer quand ils se trouvent sur une surface plane. Ils marchent droit en se balançant sur les hanches, mais d’un pas rapide ; l’équilibre du corps exige ou qu’ils touchent le sol avec les doigts, tantôt d’un côté, tantôt de l’autre, ou qu’ils soulèvent les bras au-dessus de la tête, de façon à le mettre d’aplomb. De même que le chimpanzé, le gibbon pose et enlève d’un coup et sans aucune élasticité la plante de son pied, longue et étroite. »

Après tant de témoignages convergents sans autre lien entre eux que leur uniformité, on ne peut mettre en doute que les gibbons ne prennent communément et habituellement la position verticale. Mais les terrains plans ne sont pas ceux sur lesquels ces animaux peuvent déployer leurs facultés locomotives spéciales et remarquables, non plus que cette activité prodigieuse qui nous tenterait presque de les ranger parmi les mammifères volants plutôt que parmi les grimpeurs. M. Martin[28] nous a donné une description si excellente et pittoresque des mouvements de l’hylobates agilis, qui vivait dans le Jardin zoologique, en 1840, que j’en veux citer textuellement un passage. « Il est presque impossible de trouver des mots qui donnent une idée de la vélocité et de la grâce adroite de ses mouvements. On peut en quelque sorte les appeler aériens, car elle semble effleurer à peine les branches au milieu desquelles elle exécute ses mouvements ascensionnels. Ses mains et ses bras sont ses seuls organes de locomotion. Son corps suspendu comme par une corde, étant soutenu d’une main (la droite, par exemple), elle se lance, par un mouvement énergique à une branche lointaine qu’elle saisit de la main gauche. Mais cet appui n’est que momentané ; l’impulsion nécessaire pour un nouvel élan est acquise. La branche désirée est de nouveau saisie par la main droite et quittée instantanément et ainsi alternativement d’une branche à l’autre. De cette manière, elle franchit des espaces de 12 et de 18 pieds avec la plus grande facilité pendant des heures, sans la plus légère apparence de fatigue, et il est évident que si l’espace était plus grand, elle pourrait franchir des distances excédant de beaucoup 18 pieds ; de sorte que l’étonnante assertion de Duvaucel, qu’il a vu ces animaux se lancer d’une distance de 40 pieds d’une branche à une autre, peut être tenue pour vraie. Parfois en saisissant une branche dans sa course, elle se jette par la force d’un seul bras en tournant autour de cette branche et fait cette évolution avec une telle rapidité, que l’œil ne peut la suivre ; elle reprend ensuite sa course avec une nouvelle rapidité. Il est curieux d’observer avec quelle soudaineté s’arrête le gibbon quand il semblerait que la vitesse acquise par la rapidité et par la distance de ces sauts d’escarpolettes dût exiger une diminution graduelle de ses mouvements ; c’est tout d’un coup, au milieu de cette course furieuse, qu’une branche est saisie, le corps soulevé et qu’on la voit comme par un effet magique, tranquillement assise, embrassant une branche de ses pieds. Tout aussi soudainement elle se lance de nouveau dans l’espace. Les faits suivants donneront quelques notions sur sa dextérité et sur sa vélocité. Un oiseau vivant fut lâché dans sa cage. Elle étudia son vol, elle fit un long saut à une branche distante, saisit l’oiseau d’une main à son passage et de l’autre atteignit la branche, cette double visée à l’oiseau et à la branche étant aussi facilement atteinte que si un seul but avait occupé son attention. On peut ajouter qu’après lui avoir enlevé la tête d’un coup de dent, elle lui arracha les plumes et qu’ensuite elle le rejeta sans même tenter de le manger. Dans une autre circonstance, cette femelle s’élança d’une perche à travers un espace qui mesurait au moins 12 pieds de large, contre une croisée qui, pensait-on, devait être immédiatement brisée. Il n’en fut point ainsi à la grande surprise de tous les spectateurs : elle étreignit avec ses mains l’étroite charpente qui existe entre les carreaux, puis, au bout d’un instant, saisit le mouvement opportun et se lança de nouveau dans sa cage qu’elle avait quittée, ce qui exigeait non-seulement une grande force, mais la plus merveilleuse précision. »

Les gibbons semblent être naturellement très-doux, mais il y a des témoignages très-positifs que quand on les irrite, ils peuvent mordre très-cruellement, puisque un hylobates agilis femelle lacéra si profondément un homme de ses longues canines, qu’il en mourut ; comme elle en avait blessé plusieurs autres, on crut bon, par mesure de précaution, de limer ses formidables dents, ce qui n’empêchait, quand la bête était menacée, de les montrer à son gardien. Les gibbons mangent les insectes, mais ils semblent en général éviter la nourriture animale. Cependant M. Bennett a vu un siamang saisir et dévorer avec avidité un lézard vivant. D’ordinaire ils boivent en plongeant leurs doigts dans le liquide et en les léchant ensuite. On prétend qu’ils dorment assis. Duvaucel affirme qu’il a vu les femelles conduire leurs petits au bord de l’eau, et laver leur visage en dépit de leur résistance et de leurs cris. En captivité, ils sont doux et affectueux, pleins d’espièglerie et de caprices comme les enfants gâtés, et cependant ils ne sont pas dépourvus d’un certain degré de conscience, ainsi que le prouve une anecdote rapportée par M. Bennett[29]. Il était évident que le gibbon en question avait une position particulière à tout remuer dans sa cabine. Parmi les choses qui s’y trouvaient, un morceau de savon attirait, particulièrement son attention, et il avait été une fois ou deux réprimandé pour l’avoir déplacé. « Un matin, dit M. Bennett, j’étais en train d’écrire, le singe étant là, quand, jetant les yeux sur lui, je le vis prendre le savon. Je le surveillai, sans qu’il y fît attention ; il jetait des coups d’œil furtifs vers l’endroit où j’étais assis. Je fis semblant d’écrire, mais dès qu’il me vit très-sérieusement occupé, il prit le savon et s’enfuit en l’emportant dans sa patte. Quand il eut franchi la moitié de la longueur de la cabine, je lui parlai doucement sans l’effrayer. À l’instant même où il découvrit que je l’avais vu, il revint sur ses pas et déposa le savon à peu près à la place où il l’avait pris. Il y avait certainement dans cet acte quelque chose de plus qu’instinctif. Il trahit évidemment la conscience d’avoir fait quelque chose de mal dans sa première et dans sa seconde action, et qu’est la raison, sinon l’exercice de cette conscience »[30] ?

La description la plus détaillée de l’histoire naturelle de l’orang-outang est celle qui est donnée dans le


Fig 10. — Orang-outang adulte mâle (d’après Salomon Muller et Schlegel).



Verhandelingen over de natuurlijke geschiedenis der nederlandsche overzeesche bezittingen (1839-45) par les docteurs Salomon Müller et Schlegel, et je prendrai presque entièrement leurs rapports pour base de ce que j’ai à dire sur ce sujet, en y ajoutant toutefois, çà et là, quelques particularités intéressantes empruntées à Brooke, Wallace et autres.

L’orang-outang mesure rarement plus de 4 pieds de hauteur ; mais son corps est très-volumineux et offre en circonférence les deux tiers de sa hauteur[31].

On ne trouve l’orang qu’à Sumatra et à Bornéo, et il n’est commun ni dans l’une ni dans l’autre de ces îles ; dans chacune d’elles, il se montre toujours dans les plaines basses et plates, jamais dans les montagnes. Il aime les forêts les plus épaisses et les plus sombres qui partent du littoral et s’étendent dans l’intérieur des terres, en sorte qu’on n’en rencontre que dans la portion orientale de Sumatra où seulement il y a des forêts, quoique accidentellement quelques orangs errent sur la côte occidentale.

L’orang est également réparti à Bornéo, excepté dans les montagnes et là où la population est dense. Dans les lieux favorables, le chasseur peut avoir la bonne fortune d’en rencontrer trois ou quatre en un seul jour. Sauf à l’époque de l’accouplement, les vieux mâles vivent d’ordinaire isolés. D’un autre côté, les femelles âgées et les mâles impubères se rencontrent souvent par deux ou trois ; quelquefois les premières ont des petits avec elles, quoique, quand elles sont pleines, elles se séparent et restent séparées après avoir donné le jour à leur produit. Il semble que les jeunes orangs restent pendant un temps exceptionnellement long sous la protection de leur mère, ce qui est sans doute la conséquence de leur long développement. Pendant qu’elle grimpe, la mère porte toujours sur son sein son petit, qui s’y maintient, en s’accrochant aux poils de sa mère[32]. À quelle époque de sa vie l’orang-outang devient-il apte à se reproduire, et combien de temps les petits restent-ils avec leur mère, voilà, ce que nous ignorons ; mais nous considérons comme probable qu’il n’arrive pas à l’état adulte avant l’âge de dix ou de quinze ans. Une femelle qui avait vécu pendant cinq ans à Batavia n’avait pas atteint le tiers de la hauteur des femelles sauvages. Il est probable qu’après avoir atteint l’état adulte, ils se développent encore, quoique lentement, et qu’ils vivent quarante ou cinquante ans. Les Dayacks[33] parlent de vieux orangs qui, non-seulement ont perdu toutes leurs dents, mais encore qui trouvent si fatigant de grimper qu’ils vivent de ce qui tombe des arbres et de sucs d’herbes.

L’orang est paresseux et ne montre rien de cette merveilleuse activité qui caractérise les gibbons. La faim seule semble le mettre en mouvement ; une fois rassasié, il rentre dans le repos ; quand il est assis, il courbe son dos et penche sa tête, de façon qu’il regarde directement le sol ; quelquefois il soutient ses mains à une branche plus élevée ; d’autres fois, il les laisse pendre flegmatiquement à ses côtés. C’est dans ces attitudes que l’orang restera pendant des heures entières au même lieu, presque sans bouger, poussant seulement de temps à autre son grognement profond. Le jour, il grimpe habituellement du sommet d’un arbre à un autre, et il ne descend à terre qu’à la nuit ; si alors quelque danger le menace, il cherche refuge sous le taillis. Quand on ne lui donne point la chasse, il demeure longtemps dans la même localité, et quelquefois il s’arrête pendant plusieurs jours au même arbre, sur lequel il choisit, pour lui servir de lit, une place solide parmi ses branches. L’orang passe rarement la nuit sur le sommet d’un grand arbre, probablement pour éviter le vent et le froid ; mais aussitôt que la nuit tombe, il descend des hauteurs, et cherche un endroit propre à dormir dans les parties les plus sombres et les plus basses ou sur le sommet feuillu des petits arbres, parmi lesquels il choisit de préférence les palmiers nibong, les pandani ou quelqu’une de ces orchidées parasites qui donnent aux forêts primitives de Bornéo un aspect si frappant et si caractéristique. Mais quelque part qu’il se détermine à dormir, il se prépare une espèce de nid ; des branches et des feuilles sont entassées autour du lieu choisi et ployées en travers l’une sur l’autre, tandis que, pour avoir ce lit plus doux, il étend sur le tout les grandes feuilles des fougères, des orchidées, de pandanus fascicularis, nipa fruticans, etc. ; parmi ceux que vit Müller, il y en avait un certain nombre tout récents, qui avaient à une hauteur de 10 à 25 pieds au-dessus du sol et avaient une circonférence moyenne de 2 ou 5 pieds ; quelques-uns offraient une épaisseur de plusieurs pouces de feuillés de pandanus ; d’autres n’étaient remarquables que par les branches cassées, qui, réunies en un centre commun, offraient une plate-forme régulière. « La hutte grossière qu’ils bâtissent, à ce que l’on prétend, dans les arbres, dit sir James Brooke, serait plus exactement appelée un siège ou un nid, car elle n’offre ni charpente ni couverture quelconque. La facilité avec laquelle ils ferment ce nid est curieuse à observer, et j’ai eu l’occasion de voir une femelle blessée entrelacer les branches et s’y asseoir en une minute. »

Selon les Dayack, l’orang quitte rarement son lit avant que le soleil se soit assez élevé au-dessus de l’horizon et qu’il ait dissipé les brouillards ; il se lève à neuf heures environ et se couche à cinq ; quelquefois il attend une heure avancée du crépuscule. Il se couche quelquefois sur le dos, ou, pour changer, il se tourne d’un côté ou d’un autre, repliant ses jambes sur son corps et reposant sa tête dans ses mains. Quand la nuit est froide, venteuse ou pluvieuse, il se couvre ordinairement d’un amas de pandanus, de nipa ou de feuilles de fougères de la même espèce que celles dont il fait son lit, et il a particulièrement soin d’en envelopper sa tête. C’est cette habitude de se couvrir qui a probablement donné naissance à la fable de l’orang qui bâtit des huttes dans les arbres.

Quoique l’orang habite principalement parmi les branches des grands arbres pendant le jour, on le voit rarement accroupi sur une branche volumineuse, à la manière des autres singes et particulièrement du gibbon ; au contraire, l’orang se borne aux branches grêles et touffues, de sorte qu’on le voit tout droit au sommet d’un arbre, mode d’existence qui est étroitement lié à la conformation de ses membres inférieurs et spécialement à celle de son siège, car il n’a point les callosités[34] que possèdent beaucoup de singes inférieurs et même les gibbons ; et les os du bassin, que l’on appelle ischion et qui constituent la charpente osseuse de la surface sur laquelle le corps repose dans la position assise, ne sont point développé comme celles des singes qui ont des callosités, mais sont bien plutôt comme celles de l’homme. Un orang grimpe si lentement et si prudemment[35], que, dans cette action, il ressemble plutôt à un homme qu’à un singe, car il prend le plus grand soin de ses pieds ; il semble qu’il ressent beaucoup plus que les autres singes tout accident à ces parties. À l’opposé de gibbons, dont les avant-bras exécutent la plus grande partie du travail quand ils se balancent d’une branche à l’autre, l’orang ne fait jamais le plus petit saut. Lorsqu’il grimpe, il meut alternativement une main et un pied, ou, après avoir saisi solidement un point d’appui avec les mains, il tire à lui les deux pieds simultanément. En passant d’un arbre à l’autre, il choisit toujours un endroit où les branches viennent se réunir ou s’enlacent. Même quand il est poursuivi de près, sa circonspection est étonnante ; il secoue les branches pour voir si elles peuvent le porter, et, ployant une branche pendante en lançant graduellement son poids tout le long, il en fait un pont de l’arbre qu’il veut quitter à l’arbre voisin[36].

Sur le sol l’orang va toujours à quatre pattes, péniblement et en chancelant. Au départ, il courrait plus vite qu’un homme, quoiqu’il puisse être pris très-rapidement. Ses bras, extrêmement longs, qui sont très-peu fléchis quand il court, exhaussent notablement son corps, en sorte qu’il prend l’attitude d’un vieillard fléchi par l’âge, qui suit son chemin appuyé sur un bâton ; dans la marche, son corps est habituellement penché droit en avant, à l’opposé des autres singes, qui courent plus ou moins obliquement ; une exception doit cependant être faite pour les gibbons, qui à cet égard, comme à beaucoup d’autres, s’écartent remarquablement de leurs pareils.

L’orang ne peut poser ses pieds à plat, mais il s’appuie sur le bord externe, le talon reposant plus largement sur le sol, tandis que les orteils qu’il recourbe reposent en partie sur la face supérieure de leurs premières articulations ; les deux doigts les plus extérieurs de chaque pied se posent complètement sur cette surface ; quant aux mains, tout à l’opposé, leur bord interne sert de point d’appui principal. Les doigts sont alors ployés de telle façon, que leurs dernières articulations, spécialement celles des deux doigts les plus internes, se posent sur le sol par leurs portions supérieures, tandis que la pointe du pouce qui reste droit et libre sert comme d’appui supplémentaire.

Jamais l’orang ne se tient sur ses jambes de derrière, et tous les dessins où on le voit dans cette attitude sont faux, comme aussi toutes les assertions où on le fait se défendant avec des bâtons, et bien d’autres encore.

Les bras longs leur sont spécialement utiles, non-seulement pour grimper, mais encore pour rassembler des aliments empruntés aux branches auxquelles l’animal ne peut confier son poids. Les figues, les bourgeons et les jeunes feuilles de différents genres forment les principaux aliments de l’orang-outang. Des bandes d’écorce de bambou de 2 ou 3 pieds de long se trouvent quelquefois dans l’estomac des mâles. Ils n’ont pas la réputation de manger les animaux vivants.

Bien que lorsqu’il est pris jeune, l’orang-outang se domestique aisément et semble réellement rechercher la société des hommes, il est par nature sauvage et timide, quoique en apparence paresseux et mélancolique. Les Dayacks affirment que quand les vieux mâles ne sont blessés qu’avec des flèches, ils quittent quelquefois les arbres et se précipitent avec rage contre leurs ennemis, dont l’unique salut est dans une fuite rapide, car ils sont assurés d’être tués s’ils sont pris[37].

Mais, quoique doué d’une force énorme, il est rare que l’orang essaye de se défendre, surtout quand il est attaqué avec des armes à feu. Dans ces occasions, il s’efforce de se cacher et se réfugie au sommet des arbres, brisant et jetant en fuyant les branches par terre. Quand il est blessé, il se retire au point le plus élevé de l’arbre et fait entendre un cri singulier poussé d’abord en notes aiguës et se terminant en un grognement sourd assez semblable à celui de la panthère. Pendant qu’il émet les notes élevées, l’orang donne à ses lèvres la forme d’un entonnoir ; mais en formant les notes graves, il laisse sa bouche toute grande ouverte et en même temps le grand sac de la gorge ou sac laryngien se distend.

Selon les Dayacks, les seuls animaux avec qui les orangs mesurent leurs forces sont les crocodiles, qui parfois les saisissent dans leurs excursions au bord de l’eau ; mais ils disent que l’orang est plus que l’égal de son ennemi et qu’il le frappe jusqu’à le tuer ou qu’il lui déchire le gosier en écartant violemment ses deux mâchoires !

Des choses qui viennent d’être rapportées, beaucoup proviennent des informations que le docteur Müller a tirées de ses chasseurs dayacks ; mais il faut dire aussi qu’un mâle énorme, de 4 pieds de hauteur, vécut en captivité sous son observation directe pendant un mois, et qu’on lui reconnut une mauvaise nature. « Il était, dit Müller, très sauvage et d’une force prodigieuse, mais faux et méchant au plus haut degré. Si quelqu’un s’approchait, il se levait lentement, avec un sourd grognement, fixait les yeux dans la direction selon laquelle il pensait à diriger son attaque, passait sa main lentement à travers les barreaux de sa cage et étendant alors ses longs bras, lançait soudainement un coup de griffe, ordinairement au visage. » Il ne cherchait jamais à mordre (quoique les orangs se mordent mutuellement), ses mains sont ses grands instruments d’attaque et de défense.

Son intelligence était très-étendue. Müller fait remarquer que quoique, en général les facultés de l’orang aient été trop hautement appréciées, si Cuvier avait vu cet individu il n’aurait pas considéré son intellect comme étant seulement un peu au-dessus de celui du chien.

Son ouïe était extrêmement fine, mais sa vue semblait moins parfaite. Sa lèvre inférieure était l’organe principal du toucher et jouait dans l’action de boire un rôle important : il la projetait extérieurement en auge de façon à recueillir la pluie ou la remplir du contenu d’une demi-noix de coco pleine d’eau qu’on lui donnait et qu’il versait dans le canal qu’il formait avec sa lèvre inférieure.

À Bornéo, l’orang-outang des îles malaisiennes prend le nom de mias parmi les Dyacks, qui en distinguent différents genres : les mias pappan ou zimo, mias kassu et mias rambi ; que ces dénominations se rapportent à des espèces ou seulement à des races et jusqu’à quel point, l’une quelconque d’entre elles peut se trouver identique avec l’orang de Sumatra (et M. Wallace pense que tel est le cas pour le mias pappan), ce sont là des problèmes qui, jusqu’à ce jour, restent indécis ; la variabilité de ces grands singes est d’ailleurs tellement considérable, que c’est là une question qui offre les plus grandes difficultés. Au sujet des individus que l’on appelle mias pappan, M. Wallace[38] fait remarquer « qu’ils sont connus par leur grand volume et par le développement latéral de la face en protubérances graisseuses ou saillies qui recouvrent les muscles temporaux, et que l’on a désignés improprement du nom de callosités, car elles sont très-molles, unies et souples. Cinq individus de cette espèce, que j’ai mesurés, ajoute-t-il, variaient seulement de 4 pieds 1 pouce à 4 pieds 2 pouces de (1m,23 à 1m,25) en hauteur, des talons au sinciput ; la circonférence du corps, variant de 3 pieds à 3p½ (1 mètre à l’étendue des deux bras développés horizontalement, de 7 pieds 2 pouces à 7 pieds 6 pouces (2m,12 à 2m,23), et la largeur de la face de 10 à 15 pouces (0m,25 à 0m,33). La couleur et la longueur des cheveux variaient chez les divers individus comme aussi dans les diverses parties du même individu ; quelques-uns offraient un ongle rudimentaire sur le gros orteil, d’autres n’en avaient point du tout ; mais d’ailleurs ils ne présentaient aucune différence extérieure sur laquelle on put établir même des variétés.

Cependant quand on examine le crâne de ces individus, on trouve des différences remarquables dans la forme, les proportions et les dimensions, puisqu’il n’en est point deux exactement semblables ; l’inclinaison du profil et la projection des mâchoires, joints au volume du crâne, offrent des différences aussi marquées que celles qui existent entre les formes les plus fortement accusées des crânes caucasiens et africains parmi les espèces humaines. Les orbites varient en largeur et en hauteur, les crêtes crâniennes sont ou simples ou doubles, elles ont beaucoup ou peu de développement, et l’arcade zygomatique change considérablement de volume ; ces variations dans les proportions du crâne nous permettent d’expliquer d’une manière satisfaisante les différences marquées que nous offrent les crânes à crête simple et ceux à crête double, sur lesquels on a fondé la preuve de l’existence de deux grandes espèces d’orangs. La surface extérieure du crâne varie considérablement en dimension comme l’arcade zygomatique et le muscle temporal ; mais ils n’ont entre eux aucune relation nécessaire, un petit muscle coïncidant souvent avec une large surface crânienne, et vice versa ; néanmoins les crânes qui ont les mâchoires les plus volumineuses et les plus fortes en même temps que les arcades zygomatiques les plus développées, ont aussi les muscles si volumineux qu’ils se rejoignent sur le sommet du crâne et donnent naissance à la crête osseuse qui les sépare et qui est plus élevée précisément sur ceux des crânes qui ont la moindre surface ; chez ceux qui offrent à la fois une large surface, des mâchoires relativement faibles et de petites arcades zygomatiques, les muscles, de chaque côté, ne s’étendent pas jusqu’au sommet, mais ils laissent entre eux un espace d’un à deux pouces et tout au long de leurs limites, s’élèvent de petites saillies osseuses. On a vu des formes intermédiaires chez lesquelles les saillies osseuses ne se trouvent que sur les parties postérieures du crâne. La forme et le volume des crêtes osseuses sont donc indépendants de l’âge du sujet et sont parfois plus fortement développes chez les jeunes sujets. Le professeur Temminck affirme que la série de crânes du musée de Leyde donne les mêmes résultats. »

M. Wallace cependant put observer deux orangs mâles adultes (mias kassu des Dyacks) si complètement différents d’aucun de ceux-ci, qu’il conclut à leur spécificité distincte. Ils avaient respectivement 3 pieds 8 pouces ½ et 3 pieds 9 pouces ½ (1m12, et 1m14), ils n’offraient aucune trace d’excroissance jugale, mais, d’ailleurs ressemblaient aux espèces plus grandes. Le crâne n’avait point de crête, mais deux saillies osseuses, larges de 1 pouce ¾ à 2 pouces (de 0m,04 à 0m,05), de même que dans le simia morio du professeur Owen. Néanmoins les dents sont énormes, et, selon toute probabilité, égalent ou surpassent celles des autres espèces. D’après M. Wallace, les femelles des deux genres sont dépourvues d’excroissances et ressemblent aux mâles les plus petits, mais ils ont de 1 pouce ½ à 3 pouces en moins (de 0,03 à 0m,07), et leurs canines sont comparativement petites, tronquées en dessous, et dilatées à la base, de même que chez l’individu que l’on nomme simia morio, et qui est, selon toute probabilité, le crâne d’une femelle de la même espèce que les plus petits mâles. M. Wallace dit encore que mâles et femelles de cette espèce plus petite se reconnaissent au volume relativement considérable des incisives moyennes de la mâchoire supérieure.

À ma connaissance, personne n’a jusqu’à présent tenté de contester l’exactitude des documents que je viens de rapporter en ce qui touche la manière d’être des deux singes asiatiques anthropomorphes ; et, s’ils sont vrais, on doit admettre comme prouvé :

1o Que ces singes peuvent se mouvoir sur le sol dans l’attitude verticale ou demi-verticale sans aucun appui direct des mains ;

2o Qu’ils peuvent posséder une voix extrêmement étendue, au point qu’elle est aisément entendue à un ou deux milles de distance ;

3o Que, quand on les irrite, ils sont capables d’une grande méchanceté et d’une violence excessive, et ceci est spécialement vrai des mâles adultes ;

4o Qu’ils peuvent construire un nid pour y dormir.

Tels étant les faits bien établis touchant les anthropoïdes asiatiques, la seule analogie nous permet d’attendre des singes africains de semblables particularités, séparées ou combinées ; pour le moins elle annihile toute tentative d’argumentation a priori contre un témoignage quelconque d’observation directe qui viendrait s’ajouter à l’appui de l’existence de telles particularités. Et si l’on pouvait démontrer que l’organisation de l’un quelconque des singes africains s’adapte mieux que celle de leurs parents asiatiques à la position verticale et à l’énergie de l’attaque, il y aurait d’autant moins de motifs pour mettre en doute que les anthropomorphes africains offrent cette attitude a l’occasion et prennent des allures agressives.


Depuis Tyson et Tulpius, les mœurs du jeune chimpanzé en captivité ont été fréquemment et explicitement relatées et commentées. Mais jusqu’à l’époque de la publication du mémoire du docteur Savage, auquel j’ai déjà renvoyé le lecteur, on manquait de témoignages dignes de foi quant à la manière d’être et aux usages des adultes de cette espèce dans leurs forêts natives. Ce mémoire contient la relation de ses observations et des renseignements qu’il a recueillis aux sources qu’il jugeait fidèles pendant qu’il résidait au cap Palmas, aux limites nord-ouest du golfe de Benin.

Les chimpanzés adultes, mesurés par le docteur Savage, n’ont jamais dépassé 5 pieds (1m,52) ; les mâles atteignaient à peu près cette hauteur.

« Quand ils se reposent, dit Savage, ils prennent d’ordinaire la position assise. On les voit quelquefois debout et marchant ; mais, quand ils se voient découverts, ils se mettent immédiatement à quatre pattes et fuient la présence de l’observateur. Telle est leur organisation, qu’ils ne peuvent se tenir debout ; mais ils s’inclinent en avant. On les voit, pendant qu’ils se tiennent debout, les mains jointes derrière l’occiput ou à la région lombaire, ce qui semblerait nécessaire pour l’équilibre ou l’aisance de leur attitude.

« Les orteils des adultes sont fortement fléchis et tournés en dedans, et ils ne peuvent pas être parfaitement redressés ; si on le tente, la peau forme sur le dos du pied des plis épais qui montrent que le développement complet du pied, nécessaire en marchant, n’est pas naturel. L’attitude naturelle est à quatre pattes, le tronc reposant sur la face dorsale des phalanges de la main, qui est notablement agrandie et recouverte d’une peau volumineuse, épaisse comme à la plante des pieds.

« Ils sont fort habiles grimpeurs, ainsi qu’on peut le prévoir d’après leur conformation. Dans leurs gambades, ils se lancent de branche en branche à une grande distance et sautent avec une étonnante agilité. Il n’est pas rare de voir les « vieilles gens, » (selon l’expression d’un observateur) assis sous un arbre, se régalant de fruit, jacassant amicalement, tandis que leurs « enfants » sautent autour d’eux et vont d’une branche à l’autre avec une bruyante gaieté.

« D’après ceux que l’on voit ici, on ne peut dire qu’ils vivent en troupe, car on en voit rarement plus de cinq ou dix au plus réunis ; mais on dit, en invoquant des autorités sérieuses, qu’ils se réunissent souvent en plus grand nombre pour jouer. Celui qui m’a donné ces renseignements avance qu’un jour il en a vu une cinquantaine jouer ensemble, huant, hurlant et battant la caisse avec des bâtons sur de vieux blocs de bois, ce qu’ils exécutent avec une égale facilité par les quatre extrémités. Ils ne semblent pas prendre jamais l’offensive et rarement, sinon jamais, ils ne se défendent. Quand ils se voient au moment d’être pris, ils résistent en lançant leurs bras sur leurs adversaires et en cherchant à les attirer en contact avec leurs dents. » (Savage, loc. cit., p. 384.)

En un autre endroit, le docteur Savage est, sur ce même point, très-explicite :

« Mordre, dit-il, est leur art principal de défense ; j’ai vu un homme qui avait été cruellement mordu au pied par l’un d’eux. Le grand développement de la canine chez l’adulte semblerait indiquer des dispositions carnivores ; mais, sauf à l’état de domestication, ils ne le manifestent point ; tout d’abord ils rejettent la chair, mais ils en acquièrent rapidement le goût. Les canines sont développées de bonne heure et sont évidemment désignées pour jouer un rôle important comme instruments de défense. Dès qu’elles sont en contact avec l’homme, le premier mouvement de l’animal est de mordre.

« Ils évitent les demeures de l’homme et construisent les leurs dans les arbres. Leur forme est plutôt celle d’un nid que celle d’une hutte, ainsi qu’elles ont été erronément désignées par quelques naturalistes. En général, leurs constructions ne s’élèvent pas beaucoup au-dessus du sol. Des branches ou des rameaux sont fléchis ou en partie brisés, puis entrelacés, et le tout est soutenu par une grosse branche ou par une fourche. Quelquefois on pourra trouver l’un de ces nids près de l’extrémité d’une forte branche touffue, à 20 ou 30 pieds au-dessus du sol. L’un de ceux que j’ai vus dernièrement ne pouvait pas être à moins de 40 pieds, et, plus probablement encore, il était à 50 pieds ; mais c’était là une hauteur inusitée.

« Leur habitat n’est pas permanent, mais il se modifie selon les exigences de la nourriture, de la solitude et selon les circonstances. Nous les voyons plus souvent dans des régions élevées ; mais cela dépend de ce fait, que les terrains bas étant plus favorables que les autres pour la culture du riz sont plus fréquemment défrichés ; il s’ensuit que nos chimpanzés ont le plus grand besoin d’arbres convenables pour leurs nids… Il est rare de voir sur le même arbre ou dans le même voisinage plus d’un ou de deux nids ; on en a trouvé cinq, mais c’était là un cas exceptionnel.

« Ils sont très-malpropres dans leurs habitudes… C’est une tradition généralement répandue parmi les indigènes que les singes furent à une certaine époque membres de leur propre tribu ; qu’à cause de leurs mœurs dépravées, ils furent expulsés de toute société humaine, et qu’en raison d’une persistance obstinée dans leurs hideuses inclinaisons, ils en sont venus à leur état actuel de dégénérescence et d’organisation physique. Ces indigènes, néanmoins, ne se privent pas d’en manger et en considérait la chair comme très-agréable au goût quand elle est cuite avec de l’herbe et de la pulpe de noix de coco.

« Les chimpanzés montrent un degré très-remarquable d’intelligence, et la mère manifeste beaucoup d’affection pour ses petits. La seconde femelle que nous avons décrite était, lorsqu’on la découvrit, sur un arbre avec son compagnon et deux petits (un mâle et une femelle). Son premier mouvement fut de descendre très-rapidement et de se sauver dans le taillis avec son compagnon et la petite femelle.

« Le jeune mâle étant resté en arrière, elle retourna vite à son secours ; elle monta sur l’arbre et le prit dans ses bras ; à ce moment elle fut tuée, et la balle traversa l’avant-bras du petit, dans sa route vers le cœur de la mère.

« Dans une autre circonstance, quand la mère fut découverte, elle resta sur l’arbre avec sa progéniture, suivant anxieusement les mouvements du chasseur. Quand il visa, elle fit un mouvement avec sa main, précisément de la même façon qu’un être humain, comme pour dire de ne pas tirer et de s’en aller. Lorsque les blessures qu’ils reçoivent ne sont pas instantanément mortelles, on sait qu’ils en arrêtent le sang en pressant avec la main sur la région frappée, et quand cela ne réussit pas, ils y appliquent des feuilles et du gazon. Quand ils sont atteints par la balle, ils poussent soudain un cri aigu semblable à celui d’un être humain dans une détresse soudaine et violente. »

On affirme toutefois que la voix ordinaire du chimpanzé est rude, gutturale et peu grave, quelque chose en somme qui ressemble à « whoo-whoo » (loc. cit., p. 365).

Les analogies qu’offrent le chimpanzé et l’orang dans la construction de leurs nids et dans les procédés qu’ils emploient à cet effet sont extrêmement intéressantes ; mais, d’un autre côté, l’activité du premier et sa tendance à mordre sont des particularités par lesquelles il ressemble aux gibbons. Quant à leur lieu géographique, les chimpanzés que l’on trouve dans la Sierra Leone au Congo, rappellent plutôt l’un des gibbons que l’un ou l’autre des singes anthropomorphes, et il n’est pas improbable que, de même que pour les gibbons, on puisse en compter plusieurs espèces répandues sur l’aire géographique du genre.


Le même excellent observateur à qui j’ai emprunté le tableau précédent des habitudes du chimpanzé adulte, a publié il y a quinze ans une description du gorille qui a été confirmée par des observateurs subséquents dans la plupart de ses points essentiels et à laquelle si peu a été réellement ajouté depuis, que pour rendre justice au docteur Savage, je la reproduirai presque en entier[39].

« On doit avoir présent à l’esprit, dit-il, que ma relation est fondée sur les témoignages des indigènes de cette région (le Gabon). En même temps, il sera peut-être convenable que je fasse remarquer qu’ayant été là missionnaire résidant pendant plusieurs années, étudiant en des rapports continuels l’esprit et le caractère africain, je me sentais suffisamment préparé pour discerner la vérité dans leurs assertions et pour en apprécier le degré de probabilité. Étant, en outre, familiarisé avec l’histoire et avec les habitudes de son intéressant compatriote (Trogl. niger. Geoffroy), j’étais en état de rapporter à qui de droit les détails qu’ils me donnaient sur deux espèces qui, habitant les mêmes localités et offrant de grandes similitudes de mœurs, sont souvent confondues dans l’esprit de la masse, d’autant plus que peu parmi les indigènes, à l’exception des trafiquants et des chasseurs, ont jamais aperçu l’animal en question.

« La tribu d’où nous avons tiré les renseignements que nous possédons sur le gorille et dont le territoire constitue son habitat est celle qui porte le nom de mpongwe, qui occupe les deux rives du fleuve Gabon, depuis son embouchure jusqu’à 50 ou 60 milles en remontant…

« Si le moi pongo est d’origine africaine, il est probablement une corruption du mot mpongwe, nom de la tribu en question, qui a été appliqué ensuite au territoire même qu’elle occupe. Le nom local qui désigne le chimpanzé est, pour autant qu’on peut le rendre en son anglais, enche-éko, d’où sans doute provient le terme ordinaire jocko.


Fig 11. — Le Gorille d’après Wolf.


La dénomination mpongwe pour son congénère nouveau est engé-ena, en prolongeant le son de la première voyelle et en prononçant légèrement la seconde.

« L’habitat de l’engé-ena est à l’intérieur de la basse Guinée, tandis que celui de l’engé-eko est près du littoral.

« Sa hauteur est d’environ 5 pieds (1m,52) ; il a les épaules larges, hors de proportion avec cette hauteur, et recouverte de grossiers poils noirs, que l’on dit être arrangés de la même façon que ceux de l’engé-eko ; avec l’âge ils deviennent gris, ce qui a donné naissance à cette fable que les deux singes offrent deux couleurs différentes.

« Tête. Les traits saillants de la tête sont la grande largeur et l’allongement de la face, la profondeur de la région des molaires, les branches montantes de la mâchoire inférieure étant situées très-profondément et s’étendant très en arrière, et enfin la petitesse relative des proportions du crâne ; les yeux sont très-larges et offrent, dit-on, comme ceux de l’engé-eko, une couleur noisette clair ; nez large et plat légèrement saillant vers la racine, museau large, lèvres et menton proéminents, parsemé de poils gris ; la lèvre inférieure est extrêmement mobile, et quand l’animal est en colère, capable de s’allonger notablement ; elle pend alors sur le menton ; la peau du visage et des oreilles est nue et d’un brun foncé, voisin du noir.

« Le trait le plus remarquable de la tête est une saillie élevée, ou crête chevelue tout le long de la suture sagittale ; cette crête rejoint une saillie transversale analogue, mais moins proéminente, qui court du revers d’une oreille à l’autre. L’animal a la faculté de mouvoir librement en avant et en arrière la peau et les muscles qui recouvrent le crâne ; lorsqu’il est en colère ou lors qu’il la contracte fortement, les muscles sourciliers, ramenant inférieurement la crête chevelue et en dirigeant la pointe en avant, de façon à offrir un aspect indescriptiblement féroce.

« Cou court, épais et velu, poitrine et épaules très-larges, et que l’on dit avoir amplement le double du volume de l’egné-eko ; bras très-longs, atteignant quelque distance en dessous du genou, l’avant-bras beaucoup plus petit que le bras ; mains très-larges, pouces plus volumineux que les doigts.

« Sa démarche est traînante ; le mouvement du corps, n’est jamais vertical comme celui de l’homme, mais incliné en avant ; il a quelque chose du roulis, ou, si l’on veut, d’un balancement latéral. Ses bras étant plus longs que ceux du chimpanzé, il ne s’arrête pas autant en marchant, car, de même que cet animal, il s’avance en lançant ses bras en avant, laissant les mains sur le sol et donnant ensuite au corps, entre elles, un mouvement qui est à moitié un saut et à moitié une oscillation ;

Fig 12. — Le Gorille en marche, d’après Wolf.


dans cet acte, on dit que le gorille ne fléchit pas ses doigts, à l’instar du chimpanzé, qui se repose sur la face dorsale des phalanges, mais il les étend de manière à faire un point d’appui de la main. Quand il prend l’attitude de la marche à laquelle on dit qu’il est très-enclin, il tient son énorme corps en équilibre, en fléchissant ses bras au-dessus de sa tête.

« Ils vivent en troupes, mais moins nombreuses que celles des chimpanzés : en général les femelles sont plus nombreuses que les mâles. Mes interlocuteurs s’accordent tous pour avancer qu’on ne voit dans une seule bande qu’un seul adulte mâle ; que quand les jeunes mâles grandissent un conflit s’élève pour savoir qui dominera, et en tuant ou en chassant les plus faibles, le plus fort s’établit comme chef de la communauté. »

Le docteur Savage réfute les contes répandus sur les gorilles qui enlèvent les femmes et qui combattent victorieusement les éléphants, et il ajoute ensuite :

« Leurs habitations, si l’on peut les appeler ainsi, sont semblables à celles des chimpanzés et consistent simplement en quelques bâtons et branches touffues que supportent les fourches et les grosses branches des arbres. Elles ne sont point couvertes et ne sont occupées que la nuit.

« Ils sont extrêmement féroces et prennent toujours l’offensive ; ils ne fuient pas, comme le chimpanzé, devant l’homme ; ils sont un objet de terreur pour les naturels, qui jamais ne les combattent, si ce n’est pour s’en défendre. Le petit nombre de ceux qui ont été pris avaient été tués par les chasseurs d’éléphants et les trafiquants indigènes, au moment où ils se précipitaient soudain sur les hommes dans leur traversée des forêts.

« On dit que quand le mâle est découvert le premier, il pousse un cri terrible qui retentit au loin à travers la forêt, quelque chose comme kh-ah ! kh-ah ! prolongé et vibrant. Ses mâchoires énormes sont largement ouvertes à chaque expiration ; sa lèvre inférieure tombe sur le menton ; la crête chevelue et l’aponévrose occipoto-frontale sont contractés sur les sourcils, offrant un indicible aspect de férocité.

« Au premier cri, les femelles et les petits disparaissent rapidement. Le mâle s’approche de son ennemi avec fureur, en poussant rapidement une série de cris horribles ; le chasseur l’attend, le fusil étendu, et s’il n’est pas sûr de son but, il permet au gorille de saisir le canon ; au moment où celui-ci, selon son habitude, le porte à sa bouche, le chasseur fait feu. Si le coup rate, le canon (au moins celui du fusil ordinaire, qui est mince), est broyé entre les dents et le combat est bientôt fatal au chasseur.

« À l’état sauvage, leurs habitudes sont en général les mêmes que celles du troglodytes niger ; ils bâtissent négligemment leurs nids sur les arbres, vivent des mêmes fruits et changent leurs lieux de rendez-vous, selon la force des circonstances. »

Les observations du docteur Savage ont été augmentées et confirmées par celles de M. Ford, qui a communiqué, en 1852, à l’Académie des sciences de Philadelphie, un travail intéressant sur le gorille. Citons les remarques de cet auteur, quant à la distribution géographique du plus grand de tous les singes anthropomorphes :

« Cet animal habite la série des montagnes qui traversent l’intérieur de la Guinée, du Camerones, au nord, à Angola, au sud, à environ 100 milles à l’intérieur, dans le pays que les géographes désignent du nom de montagnes de Cristal. Je ne saurais déterminer, ni au nord ni au sud, la limite de l’habitat de cet animal. Mais cette limite est sans doute à quelque distance au nord de cette rivière (le fleuve Gabon). J’ai été en mesure de m’assurer moi-même de ce fait, dans une excursion récente aux sources de la rivière de Money ou de Danger, qui se jette à la mer, à environ 60 milles de ce lieu. On m’a appris (et, à ce que je pense, de bonne source) qu’ils sont très-nombreux, dans les montagnes au sein desquelles cette rivière prend sa source, ainsi que fort avant au nord de celle-ci.

« Au sud, cette espèce s’étend vers la rivière de Congo, ainsi que me l’ont rapporté les trafiquants indigènes qui ont parcouru la côte située entre le Gabon et cette rivière. J’ignore s’ils s’étendent au delà de ce point. On ne trouve en général de gorilles qu’à quelque distance de la mer ; selon mes meilleures informations, il ne s’en approche nulle part aussi près qu’au sud de la rivière du Congo, où on en a découvert à 10 milles de la mer. Ceci, toutefois, est de date récente ; quelques-uns des plus vieux indigènes mpongwe m’ont dit qu’autrefois on ne le rencontrait qu’aux sources de la rivière, mais qu’à présent on peut le rencontrer à une demi-journée de son embouchure. Autrefois il occupait les sommets montueux que les Buschmen seuls habitent, mais maintenant il s’approche audacieusement des plantations des Mpongwes. Telle est, sans aucun doute, la raison de la rareté des informations anciennes ; car les trafiquants ayant, depuis un siècle, fréquenté ces parages, les occasions n’auraient pas manqué de se renseigner sur cet animal, et des spécimens tels que ceux qui ont été amenés ici depuis une année n’auraient pu être exposés sans attirer l’attention des hommes les plus nuls. »

L’un des individus examinés par M. Ford pesait 170 livres, non compris les viscères thoraciques et pelviens, et mesurait 4 pieds de circonférence à la poitrine. Cet écrivain décrit si minutieusement et avec tant de pittoresque l’attaque du gorille, quoiqu’il ne prétende pas un moment en avoir été témoin, que je suis tenté de reproduire en entier cette partie de son travail, afin que l’on puisse le comparer[40] avec d’autres récits :

« Quand il attaque, il se dresse toujours sur ses pieds, bien qu’il s’approche de son adversaire en se tenant courbé.

« Quoiqu’il ne fasse jamais le guet, dès qu’il entend, qu’il voit ou qu’il flaire un homme, il pousse immédiatement son cri caractéristique, se prépare au combat et prend toujours l’offensive ; son cri est plutôt un grognement qu’un hurlement, il ressemble à celui du chimpanzé en colère, mais il est beaucoup plus grave, on dit qu’on peut l’entendre à une grande distance. Il se prépare au combat en emmenant à une petite distance les femelles et les petits qui l’accompagnent d’ordinaire, puis il revient bientôt, avec sa crête chevelue redressée et dirigée en avant et sa lèvre inférieure fortement abaissée. Il lance en même temps son cri habituel, qui semble avoir pour but de terrifier son adversaire. Soudain, à moins qu’il ne soit mis hors de combat par une balle bien dirigée, il se jette sur son antagoniste, et le frappant avec la paume de ses mains, ou bien le saisissant d’une étreinte à laquelle on ne peut échapper, il le précipite sur le sol et le déchire de ses dents.

« On dit qu’il saisit un fusil et qu’il en broie immédiatement le canon entre ses dents. Le naturel sauvage de cet animal s’est bien révélé par la fureur implacable d’un petit qui a été amené ici. Il avait été pris très-jeune et élevé pendant quatre mois ; plusieurs moyens avaient été employés pour l’apprivoiser, mais il resta incorrigible au point qu’il me mordit une heure avant de mourir. »

M. Ford ne croit pas aux récits qui prétendent que les gorilles se bâtissent des maisons et chassent l’éléphant ; il dit que pas un indigène bien informé n’y ajoute foi. Ce sont là des contes d’enfants.

Je pourrais, en témoignage des mêmes faits, faire une autre citation, qui, à ce qu’il me semble, serait moins soigneusement pesée et contrôlée ; je l’emprunterais aux lettres de MM. Franquet et Gautier Laboullaye ajoutées au mémoire de M. I. Geoffroy Saint-Hilaire, que j’ai déjà cité. Si l’on a présent à l’esprit ce que l’on sait de l’orang et du gibbon, les relations du docteur Savage et de H. Ford ne me semblent pas pouvoir être équitablement critiquées par des considérations a priori. Ainsi que nous l’avons vu, les gibbons prennent rapidement l’attitude verticale, mais, en vertu de sa conformation, le gorille est bien mieux disposé que le gibbon lui-même à prendre cette attitude. Si les sacs laryngiens des gibbons tirent leur importance, ainsi que cela est très-probable, de ce qu’ils donnent de l’étendue à une voix qui peut être entendue à une demi-lieue de distance, le gorille, qui a des sacs semblables, plus largement développés et dont le volume est cinq fois celui du gibbon, peut bien être entendu à une distance double. Si l’orang combat avec ses mains, les gibbons et les chimpanzés avec leurs dents, il est assez probable que le gorille peut l’un ou l’autre et même l’un et l’autre ; et l’on ne saurait rien dire contre ce fait que le chimpanzé et le gorille construisent un nid, lorsqu’il est prouvé que l’orang-outang exécute habituellement cet acte. En présence de tous ces témoignages publics, vieux de dix ou quinze ans, n’est-il pas surprenant que les assertions d’un voyageur moderne qui, pour ce qui est du gorille, a fait très-peu de chose de plus que de reproduire sur sa propre autorité les assertions de Savage et de Ford aient rencontré une si acerbe et si violente opposition ? Abstraction faite de ce que l’on connaissait antérieurement, le résumé et la substance de ce que M. Du Chaillu a affirmé au sujet du gorille, comme étant de son observation propre, est que, en s’avançant pour attaquer, ce grand animal frappe sa poitrine avec les poings. J’avoue que je ne vois rien dans cette assertion de très-improbable ou de bien digne d’une discussion.

En ce qui touche les autres singes anthropomorphes de l’Afrique, M. Du Chaillu ne nous apprend absolument rien qui soit de son propre fond au sujet du chimpanzé ordinaire. Mais il nous fait connaître une espèce ou une variété chauve, le nschiego-mbouve[41] qui se construit lui-même un abri et un autre, genre rare, qui aurait une face relativement petite, un angle facial très-ouvert et une note vocale particulière qui ressemble à « kooloo[42]. »

Comme l’orang s’abrite de lui-même sous une grossière couverture de feuilles et que le chimpanzé ordinaire, selon cet observateur éminemment digne de foi, le docteur Savage, produit un son semblable à whoo-whoo, les raisons ne sont point claires pour lesquelles on a sommairement repoussé les assertions de M. Du Chaillu.

Si donc je me suis abstenu de citer l’ouvrage de M. Du Chaillu, ce n’est pas que j’aie reconnu aucune improbabilité inhérente à ses assertions, touchant les singes anthropomorphes, ni que j’aie aucun désir de jeter un doute sur sa véracité ; mais parce que, dans mon opinion, aussi longtemps que ces récits demeureront dans leur état présent de confusion inexpliquée et apparemment inexplicable, ils n’ont aucun droit à l’authenticité, quant à un sujet quelconque, quel qu’il soit.

Ils peuvent être vrais, mais ils ne sont pas prouvés.



  1. La relation du périple d’Hannon, d’où a été extrait le nom de gorille, mentionne une espèce d’anthropoïde qui paraît se rapporter aux chimpanzés. Pline parle des « singes qui ressemblent le plus à l’homme » (livre VII, lxxx) de façon à ne pas nous laisser douter qu’il n’eût quelque connaissance des anthropomorphes africains. (Note du trad.)
  2. Regnum Congu : hoc est vera descriptio regni Africani quod tam ab incolis quam Lusitanis Congus appeltatur, per Philippum Pigafettam, olim ex Edoerde Lopez acroamatis lingua italica excerpta, nunc Latio sermone donata ab Aug. Cassiod. Reinio. Iconibus et imaginibus rerum memorabilium quasi vivis, opera et industria Joan. Theodori et Joan. Israelis de Bry, fratrum exornata. Francforti, mdxcviii.
  3. « À cette exception que leurs jambes n’ont pas de mollets. » (Éd. de 1626.) Et dans une note marginale « ces grands singes sont appelés Pongo’s »
  4. Note Purchas : « Le cap Négro est à 16° au sud de la ligne. »
  5. Note marginale de Purchas, p. 982 : « Le pongo, singe géant. Battell me dit, dans une conversation, que l’un de ces pongos prit un de ses petits nègres, qui passa un mois avec eux ; car ils ne font aucun mal à ceux qu’ils surprennent à l’improviste quand ceux-ci ne les regardent pas, ce que le nègre avait évité. Il raconta que leur hauteur était celle d’un homme, mais qu’ils avaient à peu près deux fois son volume. J’ai vu ce jeune nègre. Ce que l’autre monstre devait être, il a oublié de le dire ; ces manuscrits n’ont été en ma possession que depuis sa mort ; car autrement, dans nos fréquentes conversations, je l’eusse appris.
  6. Isid. Geoffroy Saint-Hilaire, Archives du Museum, t. x.
  7. Voyez page 112, figure 6, pour la copie qu’en a faite Hoppius.
  8. Orang-outang sive Homo sylvetris or the Anatomy of a pigmie compared with that of a monkey an ape and a man. — Le texte anglais contient souvent les mots ape et Apes and monkeys, qui n’ont en français moderne qu’une seule expression : singe. Au temps de Buffon, il n’en était pas ainsi : le vrai singe de Buffon était, comme l’ape des Anglais, sans queue ; puis venaient les babouins, et entre les deux, comme intermédiaires, les magots (cynocéphales), puis les guenons, etc. Quand l’auteur anglais parle des singes en général, il dit presque toujours : « Apes and monkeys. » Nous traduirons par singes, quoique dans notre opinion ape désigne le singe anthropomorphe sans queue et monkey, l’ensemble des singes inférieurs. (Note du trad.)
  9. Je suis redevable, au docteur Wright (de Cheltenham), dont les travaux paléontologiques sont si connus, de m’avoir fait connaître cette pièce intéressante. Il paraît que la petite-fille de Tyson a épousé un docteur Allardyce, médecin renommé de Cheltenham, et lui a apporté, dans sa dot, le squelette du pygmée. Le docteur Allardyce l’a offert au musée de Cheltenham, et, grâce à l’intervention de mon ami le docteur Wright, les administrateurs du musée ont bien voulu me permettre de lui emprunter ce qui, peut-être, en forme le plus remarquable ornement.
  10. « Mandrill » semble signifier un singe semblable à l’homme, le mot drill ou dril ayant été autrefois usité en Angleterre pour désigner un singe sans queue (Ape) ou un babouin. Ainsi, dans la cinquième édition de l’ouvrage de Blount ( « Glossographia ou Dictionnaire donnant le sens des mots difficiles de tous les langages, quels qu’ils soient, maintenant employés dans notre langue anglaise raffinée…, très-utile à tous ceux qui désirent comprendre ce qu’ils lisent »), publié en 1681, je trouve « dril, instrument destiné à couper la pierre, avec lequel on peut percer de petits trous dans le marbre ; désigne aussi ce que l’on appelle Ape (grand singe) ou Baboon (babouin) très-développé. » Drill est employé dans le même sens dans l’Omnesticon Zoicon, de Charleston (1668). La singulière étymologie de ce mot donnée par Buffon semble bien peu probable.
  11. He told me in a conference with him that one of these Pongos tooke a negro boy of his which lived a month with them.
  12. Buffon, Histoire naturelle, supplément, t VII, 1789.
  13. Camper, Œuvres, I, p. 56.
  14. Radermacher, Verhandelingen van het Bataviaasch Genootschapp, IIe Decl. derde druk, 1826.
  15. Briefe des Herrn v. Wurmb und des H. baron von Wollzogen. Gotha, 1794.
  16. Voy. Blumenbach, Abbildungen naturhistoricher Gegenstände, no  12 ; 1810, et Tilesius, Naturhistorische Früchte der ersten kaiserlich-Russichen Erdumsegelung, p. 115, 1813.
  17. Temminck, Monographies de mammalogie. Paris, 1835-1841.
  18. Ceci est dit d’une façon très-générale et toutes réserves faites sur la question de savoir s’il y a une ou plusieurs espèces d’orangs.
  19. Voyez : Observations on the external characters and habits of the Troglodytes niger, by Thomas Savage, M. D., and on its organisation, by Jeffries Wyman, M. D. (Boston Journal of natural History, vol. IV, 1843-4). Voyez aussi : External characters, habits and osteology of Troglodytes gorilla, par le même auteur. (Ibid., vol. V, 1847.)
  20. Pour compléter la bibliographie relative aux singes anthropomorphes, nous devons citer ici en première ligne le magnifique mémoire de Gratiolet et Alix, son digne disciple, mémoire intitulé : Recherches sur l’anatomie du Troglodytes Aubryii, chimpanzé d’une nouvelle espèce (de 263 pages in-folio), publié dans les Nouvelles Archives du Museum. Nous ne croyons pas qu’il existe dans la science, sur ce sujet, une monographie aussi complète. Chaque os, chaque muscle, chaque appareil, chaque organe, a été minutieusement décrit et figuré, au point de faire du mémoire en question un véritable traité d’anatomie descriptive du chimpanzé. Citons aussi le grand ouvrage de M. Barkow (de Breslau) : Comparative morphologie des menschen und der menschenähnlichen Thiere (1865), qui ne renferme pas moins de soixante planches figurées à la grandeur naturelle de l’orang et du chimpanzé. MM. Embleston, Thomson, Bianconi, Rolleston, Marshall, Gibb et Grisp, et Th. Bishoff (déjà cité), ont aussi écrit, depuis la publication de l’ouvrage de M. Huxley, des mémoires importants sur les anthropoïdes. Antérieurement à cet ouvrage, mentionnons Du Chaillu, Voyages et aventures dans l’Afrique équatoriale, dont la première édition anglaise date de 1861 ; Gratiolet, Recherches sur les plis cérébraux de l’homme et des primates ; Dumortier, Sur les métamorphoses du crâne de l’orang-outang (Bruxelles, 1858) ; Vrolick, Anatomie comparée du chimpanzé (1841). Disons, en terminant, que M. Huxley lui-même a lu en novembre 1864, devant la Société zoologique de Londres, un mémoire sur la structure du crâne chez l’homme et les anthropoïdes pendant la période de la première dentition. Nous aurons plus tard l’occasion de parler des savants résumés que notre éminent collègue, H. Pruner-bey, a fréquemment communiqués, sur les singes anthropomorphes, à la Société d’anthropologie à Paris. (Trad.)
  21. Le genre simia de M. Huxley est désigné par Geoffroy Saint-hilaire, Blainville et Duvernoy bous le nom de pithecus, et sous le nom de satyrus par Lesson et par Chenu. (Trad.).
  22. Le nom générique Hylobates vient de ὑλάω j’aboie, et βαίνω, je marche. (Trad.)
  23. « Man and monkies » (p. 403).
  24. Sa taille varie, selon Duvaucel, entre 0m,90 et 1m,15. Cet auteur rapporte qu’il a vu souvent les siamangs femelles « porter leurs enfants à la rivière, les débarbouiller malgré leurs plaintes, les essuyer, les sécher, et donner à leur propreté un temps et des soins que dans bien des cas nos propres enfants pourraient envier. » Duvaucel est « tenté de les attribuer à un sentiment raisonné. » Il faut avouer qu’on le serait à moins, et que si Duvaucel n’a pas succombé à cette tentation, il a montré une résistance extraordinaire aux suggestions du sens commun. (Trad.)
  25. Bennett, Wanderings in New South Wales, vol. ii, ch. viii, 1834.
  26. Lewis, Boston Journal of natural History, vol. i, 1834.
  27. Martin, loco cit., p. 418.
  28. Ibid., p. 430.
  29. Bennett, loco cit., p. 156.
  30. On nous permettra de faire remarquer ici que si la raison est un exercice de la conscience du bien et du mal, tous les animaux, les domestiques au moins, sont raisonnables ; car ils sont tous capables de ce degré d’éducation qui consiste à comprendre certains devoirs imposés par l’homme. Il est certain que le vol du savon de M. Bennett n’est une faute que par rapport à M. Bennett et à son gibbon. Le mal est donc ici, comme ailleurs, essentiellement relatif, déterminé par les circonstances et par une éducation à laquelle certains individus sont malheureusement tout à fait réfractaires. Tel n’était pas le gibbon dont il est ici question. La notion du bien et du mal qu’il possédait, et sur laquelle M. de Quatrefages insiste dans son excellent ouvrage sur l’espèce humaine, comme l’une des caractéristiques du règne humain, est donc commune aux animaux et à l’homme, quoiqu’à des degrés différents. F. Cuvier, qui a eu longtemps un jeune orang sous les yeux, lui avait reconnu « la faculté de généraliser ses idées, de la prudence, de la prévoyance et même des idées innées auxquelles les sens n’ont jamais la moindre part. » (Annales du Museum, t. xvi, p. 58.) (Trad.)
  31. Le plus grand orang-outang mentionné par Temminck mesurait, debout, 4 pieds (1m,216) ; mais il dit avoir récemment eu avis de la capture d’un orang qui avait 5 pieds 5 pouces de haut (1m,545). Schlegel et Müller disent que leur plus vieux mâle mesurait debout 1,25 nelherlands « el, » et, du sommet de la tête un bout des orteils, 1,5 el, la circonférence du corps étant environ 1 el. La plus grande femelle avait environ 1,09 el en hauteur quand elle se tenait debout. Le squelette d’adulte qui est au musée du collège des Chirurgiens, vu dressé, mesure 3 pieds et de 6 à 8 pouces (1m,59) de la tête aux pieds. Le docteur Humphry donne 3 pieds 8 pouces (1m,10) comme hauteur moyenne de deux orangs. De dix-sept orangs examinés par M. Wallace, le plus grand avait 4 pieds 2 pouces en hauteur (1m,24) du sommet du crâne aux talons. M. Spencer Saint-John cependant, dans Life in the forest of the Far East, nous parle d’un orang de 5 pieds 2 pouces (1m,54), mesuré de la tête aux pieds, de 15 pouces de largeur à la face (0m,37), de 12 pouces (0m,30) autour du poignet. Il ne semble pas néanmoins que M. Saint-John ait mesuré lui-même cet orang.
  32. Voyez, dans les Annals of natural History pour 1856, la description donnée par H. Wallace d’une jeune orang-outang. M. Wallace donna pour mère artificielle à son intéressante élève, un mannequin en peau de buffle, mais la ruse n’eut que trop de succès. Toute l’expérience passée du jeune orang l’avait conduit à associer l’idée de mamelon avec celle de poils ; comme il sentait ceux-ci, il consuma sa vie en vains efforts pour découvrir celui-là.
  33. Indigènes de Bornéo qui appartiennent à la famille malaise. (Trad.)
  34. Voir la note page 127.
  35. « Ils sont les plus lents et les moins actifs de tous les singes, et leurs mouvements sont étonnamment maladroits et bizarres. » (Sir James Brooke, Proceedings of the Zoological Society, 1841.)
  36. La description de la progression de l’orang par M. Wallace répond presque exactement à celle-ci.
  37. Dans une lettre adressée à M. Waterhouse et publiée dans les Proceedings of the Zoological Society pour 1841, sir James Brooke dit : « En ce qui est des habitudes de l’orang, je dois dire qu’ils sont aussi lourds et aussi lents que l’on peut imaginer ; jamais, quand je les poursuivais, ils n’allaient assez vite pour m’empêcher de les suivre à travers une forêt assez épaisse. Alors même que des obstacles sur le sol, en nous gênant (telles, par exemple, que de traverser un cours d’eau enfoncé jusqu’au cou), leur permettaient de gagner quelque distance, on pouvait être sûr qu’ils s’arrêteraient et me permettraient de les rejoindre. Je n’ai jamais vu de leur part la moindre tentative de défense ; les morceaux de bois qui quelquefois nous craquaient aux oreilles étaient brisés par leur poids et non jetés, ainsi que quelques personnes le disent. Si cependant ils sont poussés à bout, les Pappans ne peuvent manquer d’être formidables, et un infortuné qui, avec une petite troupe essaya d’en prendre un énorme vivant, perdit deux doigts et fut cruellement mordu au visage ; l’animal, à la fin, lutta contre ses antagonistes et s’échappa.

    Mais, d’un autre côté, M. Wallace affirme qu’il les a plusieurs fois observés jetant des branches quand on les poursuivait. « Il est vrai, dit-il, qu’ils ne les jetaient pas directement, mais ils les lançaient verticalement de haut en bas ; car il est évident qu’une branche d’arbre ne peut être lancée à une distance quelconque du sommet d’un arbre touffu. Dans un cas, un Mias femelle, qui était sur un arbre, lança pendant dix minutes une pluie de branches et de fruits lourds à épines, gros comme un boulet de 32, qui réussit à nous éloigner de l’arbre sur lequel elle était. On pouvait la voir brisant les branches et les jetant avec rage, lançant par intervalles un grognement profond pendant l’inspiration et méditant évidemment quelque mauvais coup. » (On the habits of the orang-utan. — Ann. of natur. Hist, 1856.) On peut remarquer que ce document est tout à fait d’accord avec celui que contient la lettre citée plus haut du révérend M. Palm. (Voyez p.117.)

  38. Wallace, On the orang-outang or mias of Borneo (Ann. of nat. Hist., 1856).
  39. Voyez Notice of the external characters and habits of Troglodytes gorilla Boston Journal of natural History, 1847).
  40. Du Chaillu a fait plusieurs récits de combats avec les gorilles ; le plus saisissant est à la page 146 de ses Voyages et aventures. Plus loin il résume dans les termes suivants ses observations sur la chasse : « Quand je surprenais un couple de gorilles, le mâle était d’ordinaire assis sur un rocher ou contre un arbre dans le coin le plus obscur de la jungle ; la femelle mangeait à côté de lui, et ce qu’il y a de singulier, c’est que c’était presque toujours elle qui donnait l’alarme en s’enfuyant avec des cris perçants. Alors le mâle, restant assis un moment, et fronçant sa figure sauvage, se dressait ensuite avec lenteur sur ses pieds, puis jetant un regard plein d’un feu sinistre sur les envahisseurs de sa retraite, il commençait à se battre la poitrine, à redresser sa grosse tête ronde, et à pousser son rugissement formidable. Le hideux aspect de l’animal, à ce moment, est impossible à décrire » (p. 395).
  41. Voici ce que dit Du Chaillu du nshiego-mbouve ; « Il habite indifféremment le même pays que le gorille ; il est plus petit, plus doux, moins fort ; son nid est beaucoup mieux construit ; il se compose de feuilles serrées et tassées de manière à laisser couler la pluie ; les branchages de l’abri sont attachés au tronc par des lianes. Le toit a 6 ou 8 pieds de diamètre (p. 405). Les liens sont si habilement noués, et les toits si habilement disposés, qu’à moins d’avoir vu un de ces singes en possession de son domicile, je pouvais à peine m’imaginer que ce ne fût pas l’ouvrage d’un homme… Cette construction est arrondie et se termine en dôme (p. 259). » Du Chaillu énumère les caractères distinctifs du nshsiego-mbouvé ; mais ils ne sont pas très-concluants. Ce qu’il y a de plus précis, c’est que ce singe est chauve. Du Chaillu propose de l’appeler trogl. calvus.
  42. « Le kooloo-kamba a pour caractère distinctif une tête très ronde ; des espèces de favoris encadrent la face et le menton ; la face est arrondie, les pommettes saillantes, les joues creuses ; les mâchoires ne sont pas très-proéminentes ; elles le sont moins que dans toute autre espèce de singes. Le poil est noir et très-long sur les bras, qui, cependant, n’en ont pas du tout dans certaines parties (p. 304). La capacité du crâne, proportion gardée de la taille de l’animal, est un peu plus grande que chez le gorille ou chez le nshiego-mbouvé. » (Du Chaillu. Aventures et voyages, etc., p. 305.)