De la place de l’homme dans la nature/21

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APPENDICE




ANALYSE DES TRAVAUX ANTHROPOLOGIQUES

du
CONGRÈS INTERNATIONAL PALÉO-ANTHROPOLOGIQUE
tenu à paris du 19 au 30 août 1867


En 1865, quelques naturalistes réunis à la Spezzia jetèrent les bases d’une réunion annuelle internationale dont l’objet devait être l’étude des questions ressortissant aux époques préhistoriques. L’année suivante, la réunion tint ses séances à Neuchâtel sous la présidence de M. Desor et se sépara en adoptant Paris pour lieu de réunion en août 1867. Un comité fut nommé pour déterminer les questions qui devaient êtres mises à l’ordre du jour et, dès ce moment, la réunion prit le titre de Congrès international d’anthropologie et d’archéologie préhistoriques. M. Ed. Lartet en accepta la présidence et M. de Mortillet, le savant promoteur de la réunion de la Spezzia, les fonctions de secrétaire général. Près de 360 savants répondirent à l’appel de notre confrère, et l’on peut avoir une idée de l’intérêt qu’ils prirent à ces travaux si l’on sait que la dernière séance, consécutive à treize réunions antérieures tenues durant les chaleurs les plus intenses du mois d’août, ne se termina que vers le milieu de la nuit, laissant les esprits, selon une expression célèbre, plus fatigués que rassasiés.

Ce n’est point notre intention de donner ici une analyse régulière des travaux du congrès, œuvre qui est en ce moment à peu près impossible à cause de la multiplicité des travaux, de l’animation des discussions, et de la dispersion des membres qui le composaient ; toutefois de la réunion ultérieure des secrétaires et du comité de publication nommé par le congrès sortira dans quelques mois un volume qui reproduira in extenso les travaux lus et les débats. En attendant, peut-être le lecteur lira-t-il ici avec intérêt quelques notes prises pendant le cours des séances, complétées par l’analyse de quelques travaux récents de MM. Ed. Lartet, Dupont, Broca et Pruner-Bey.

Six questions figuraient au programme, dans l’ordre suivant :

I. Dans quelles conditions géologiques, au milieu de quelle faune et de quelle flore a-t-on constaté, dans les différentes contrées au globe, les traces les plus anciennes de l’existence de l’homme ?

Quels sont les changements qui ont pu s’opérer, depuis lors, dans la distribution des terres et des mers ?

II. L’habitation dans les cavernes a-t-elle été générale ?

Est-elle le fait d’une seule et même race, et se rapporte-t-elle à une seule et même époque ?

Dans le cas contraire, comment peut-on la subdiviser et quels sont les caractères essentiels de chaque subdivision ?

III. Les monuments mégalithiques sont-ils dus à une population qui aurait occupé successivement différents pays ?

Dans ce cas, quelle a été la marche de cette population ? Quels ont été ses progrès successifs dans les arts et dans l’industrie ?

Enfin, quels rapports ont pu exister entre cette population et les habitations lacustres, dont l’industrie est analogue ?

IV. L’apparition du bronze dans l’Occident est-elle le produit de l’industrie indigène, le résultat d’une conquête violente ou le fait de nouvelles relations commerciales ?

V. Quels sont, dans les différents pays de l’Europe, les principaux caractères de la première époque du fer ?

Cette époque y est-elle antérieure aux temps historiques ?

VI. Quelles sont les notions acquises sur les caractères anatomiques de l’homme dans les temps préhistoriques, depuis les époques les plus reculées jusqu’à l’apparition du fer ?

Peut-on constater la succession, surtout dans l’Europe occidentale, de plusieurs races, et caractériser ces races ?


La première réunion eut lieu le samedi 17 août à deux heures, et fut consacrée à la séance d’inauguration, qui eut lieu, ainsi que les suivantes, dans le grand amphithéâtre de l’École de médecine. Le bureau et le conseil furent élus par les membres présents.

Le lendemain le congrès se réunit à l’Exposition universelle, où, sous la direction de plusieurs de ses membres, on examina en détail les belles collections préhistoriques contenues dans la galerie de l’histoire du travail.

La première salle française, désignée sous le nom de Gaule avant l’emploi des métaux, contient les instruments en silex taillé provenant de la vallée de la Somme, et principalement de Saint-Acheul, associés aux débris d’animaux d’espèces éteintes, le mammouth, l’éléphant antique et le rhinocéros laineux. Nous en donnons ici (fig. 68), d’après Lyell[1], le type principal qui porte le nom de sa provenance.

À ce même type se rapportent les silex taillés provenant de Vendôme (Loir-et-Cher), du grand Pressigny, de l’Yonne, du plateau de Pontlevoy, du Calvados ; parmi les silex de la Dordogne et de l’Allier on retrouve, avec d’autres formes, un grand nombre d’instruments d’un type analogue.

Les sablières de Clichy, de Levallois, de Neuilly, de Batignolles ont fourni à M. Reboux une belle collection de silex en lames dont il expose trois types, tandis que M. E. Martin montre une hache de Saint-Acheul associée à des débris d’éléphant et d’hippopotame provenant des sablières de Grenelle. Du plateau de Pontlevoye, qui a fourni à MM. Bourgeois et Delaunay de si magnifiques découvertes, ces savants ont extrait une collection fixée sur sept cartons : deux contiennent des haches du type de Saint-Acheul : un troisième contient les lames, puis des scies, des espèces de vrilles et des ciseaux très-analogues, selon M. de Mortillet, à ceux que l’on trouve dans les kjekkenmœddings danois (voir page 313) ; enfin des

fig. 68. — Instruments en silex de Saint-Acheul, près Amiens, en forme de fer de lance, moitié de la grandeur naturelle, qui a 180 millimètres de long. — a, vu de côté. — b, Le même, vu par le bord tranchant. Ces instruments, en forme de fer de lance, ont été trouvés dans le gravier supérieur de Saint-Acheul, en nombre proportionnel bien plus considérable, relativement à ceux de forme ovale, que dans aucun gravier inférieur de la vallée de la Somme. Dans ces derniers, la forme ovale prédomine, surtout à Abbeville.


scies, des espèces de vrilles et des ciseaux très-analogues, selon M. de Mortillot, à ceux que l’on trouve dans les kjekkenmoedding danois (voir page 313) ; enfin des pointes de flèche, des grattoirs et même des haches polies, trouvées à la surface du sol. L’âge de la pierre polie fournit des polissoirs et de grands nucleus à silex provenant de l’atelier du Grand-Pressigny. Presque toutes les régions de la France en un mot ont fourni quelques spécimens d’une ère industrielle qui a été fort longue et très-générale, antérieure aux modifications géologiques post-pliocènes, mais qu’il est jusqu’à présent impossible de placer avant ou après les dépôts des cavernes.

Ces dépôts sont représentés à l’Exposition par de magnifiques collections d’objets ouvrés en os, en bois de cerf et de renne, en coquillage et aussi en pierre ; enfin, au-dessus des vitrines on voyait les débris de la faune contemporaine des troglodytes humains, représentée par l’hippopotame, l’éléphant antique, le rhinocéros, l’ours des cavernes, le mammouth, l’ovibos, la hyène, le renne, l’aurochs et le grand cerf d’Irlande.

Les habitations lacustres et les dolmens ont fourni de nombreux documents, et la deuxième salle celtique, gauloise et gallo-romaine est consacrée à l’ère des métaux depuis les temps les plus reculés jusqu’à l’époque romaine. La Suède, l’Italie, le Danemark, la Suisse, l’Angleterre, toutes les nations de l’Europe, etc., sont dignement représentées, en sorte que dans les galeries préhistoriques on trouve, ainsi que l’a fait remarquer M. de Mortillet, trois lois mises en lumière : la loi du progrès humain, celle du développement similaire des diverses fractions de l’humanité et le fait de la haute antiquité de l’homme.

Mais nous ne pouvons poursuivre ici cette description qui a été faite avec talent pour toutes les parties du monde par M. de Mortillet dans un travail spécial[2].

Le 19 août, le congrès qui dès le matin avait fait, accompagné de M. de Quatrefages, une visite collective aux galeries anthropologique et paléontologique du Muséum d’histoire naturelle sous la conduite de MM. Pruner et Gaudry, se réunit le soir pour discuter la première des six questions du programme. La séance fut remplie par les communications de MM. Vogt, Dupont, Bourgeois, G. Pouchet, de Quatrefages, Hébert, de Longpérier, Worsæl, Nilsson, Issel, Dawkins. Nous reproduirons ici le discours de M. Vogt qui a été accueilli par d’unanimes applaudissements.


Il y a deux ans, un petit groupe d’hommes réunis à la Spezzia pour le congrès des naturalistes italiens fut inspiré par notre infatigable secrétaire, M. de Mortillet. On se réunit, on discuta quelques articles d’un règlement provisoire, et en choisissant la Suisse comme lieu d’une réunion prochaine, on se sépara dans l’espoir d’avoir fondé un congrès utile pour une science dans l’enfance, et dont l’avenir se présentait encore enveloppé de brouillards assez épais sur quelques points. L’année dernière, le congrès se réunit à Neuchâtel, sous la présidence de notre ami Desor, dont les études ont signalé les progrès si marqués dans le champ de nos recherches, et qui, au milieu de douleurs poignantes, ne soupire qu’après le moment où il pourra prendre part à nos travaux. Nous nous trouvions à Neuchâtel, au bord du seul lac suisse dont les eaux couvrent des stations remarquables des trois âges de pierre, de bronze et de fer, au milieu d’hommes qui ont sondé chaque pied du sol pour l’interroger sur son passé préhistorique. Nous nous trouvions en face de ces magnifiques collections retirées des palafittes neuchâteloises par MM. Clément, Desor, Schwab et tant d’autres, dont les richesses sont aujourd’hui un des ornements de la galerie de l’histoire du travail à l’Exposition, et nous pouvions contrôler nous-mêmes dans une excursion sur le lac, sous la direction intelligente de pêcheurs de nos amis, l’exactitude des faits qu’on nous avait présentés. C’est dans cette réunion pleine de charme d’une vie pour ainsi dire passée en famille, qu’on acclama avec transport Paris comme centre de la prochaine réunion, et M. Ed. Lartet comme président. Je n’ai pas besoin de vous énumérer les titres qui devaient nous engager à porter nos vues sur M. Ed. Lartet. Nous connaissons, tous, les travaux admirables de ce savant modeste, qui malheureusement doit expier loin de nous, à Dieppe, l’excès d’ardeur qu’il a toujours prodigué aux études. Nous espérons qu’il pourra revenir bientôt et prendre ce fauteuil que nous avons cru devoir lui réserver.

Aujourd’hui, messieurs, en présence des nombreux adhérents de tous les pays qui se trouvent réunis à nos séances, nous pouvons dire que le germe si modeste semé à la Spezzia et transplanté à Neuchâtel a grandi au milieu de la lutte pour l’existence, qu’il a poussé de fortes racines, et qu’un tronc majestueux va élever sa couronne portant des feuilles et des fruits. Ce congrès international pour l’anthropologie et l’archéologie préhistoriques va se continuer, nous pouvons en être certains, pendant des années, en transportant sa demeure fugitive et momentanée de pays en pays, et en discutant, au milieu des faits accumulés dans chaque contrée, les observations sur lesquelles doivent toujours se fonder les conséquences que nous tirons et les conclusions auxquelles nous arrivons.

La science à laquelle sont destinées nos séances est jeune sans aucun doute, et quoique nous comptions dans nos rangs des vétérans qui ont blanchi sous le harnais et dont les formes crâniennes sont accessibles à tous les regards, nous pouvons dire que nous marchons sous une bannière nouvellement confectionnée et dont l’emblème, pour l’avouer franchement, n’est pas encore définitivement fixé.

Or, messieurs, si d’autres peuvent trouver une sorte de contentement dans la culture d’une science faite et dont les bases sont arrêtées définitivement, il y en a aussi (et il me semble que par votre adhésion vous vous rangez de ce côté) qui aiment à frayer des routes nouvelles et à suivre des sentiers peu battus, où, à côté des jouissances que procure la recherche de l’inconnu, se trouve aussi souvent le danger de la lutte et la déception de l’erreur. Malheur à nous, si nous croyons pouvoir sauter les obstacles à pieds joints, les yeux fermés, et si, entraînés par une imagination ardente ou par le désir d’arriver au but, nous négligeons les bases de toute science positive, en nous livrant à des conjectures hasardées !

Il ne faut pas nous dissimuler, messieurs, que notre congrès est une innovation dans la vie scientifique européenne, et que partout où il y a innovation, il y a aussi lutte et combat ; lutte pour l’existence actuelle, combat pour la conservation future des résultats acquis. Plus le champ que nous devons cultiver, suivant notre programme, est vaste, plus il touche à des domaines divers, dont les marques de frontières doivent souvent être reculées ou élargies, opération qui ne se fait pas avec moins de peine dans les domaines scientifiques que dans les domaines ruraux, avec cette différence seulement, que dans les anciens temps l’établissement des marques des frontières rurales faisait couler du sang comme on nous l’a démontré dans notre dernière séance, tandis qu’aujourd’hui, dans le domaine scientifique, il ne fait couler que de l’encre.

L’histoire de chaque science nouvelle montre des phases presque identiques dans son développement. On a trouvé des faits épars, isolés, qui se sont offerts spontanément à des observateurs, et dont la connaissance s’est propagée sans être avouée, faits qui ne cadrent pas avec les sciences admises officiellement, et qu’on relègue souvent pendant longtemps dans un vieux bahut quelconque, portant l’inscription : Matériel estimable. Quelquefois ces faits isolés, épars et sans enchaînement avec d’autres faits, heurtent de front les opinions admises, raison de plus pour les mettre de côté, pour les ignorer ou pour les déclarer suspects dans leur authenticité. La science passe comme, pour n’en citer qu’un exemple, elle a passé pendant longtemps sur les faits connus qui établissaient péremptoirement la contemporanéité niée de l’homme avec des espèces éteintes.

Mais ces faits s’accumulent et deviennent plus pressants dans leur signification, malgré « l’impossibilité scientifique » qu’on leur oppose, et même malgré l’anathème dont on les frappe. Des esprits hardis s’en emparent, les coordonnent, les enchaînent les uns aux autres, et on voit surgir avec étonnement un corps puissant et fort, là où l’on n’apercevait auparavant que des membres épars et sans relations d’ensemble. On trouve alors la figure de cette science nouvellement née très-repoussante d’aspect, l’harmonie des membres mal établie, la beauté des formes négligée et les allures du nouveau-né détestables et même subversives. Il crie trop, il a une voix perçante qui éveille jusqu’à des personnes tranquilles, dormant sur les deux oreilles et la tête enveloppée de lauriers. — Ah ! le gredin, il faut l’assommer !

Mais on ne peut pas toujours ce que l’on voudrait bien. Ce bon public, qui aime les enfants et quelquefois d’autant plus qu’ils sont plus tapageurs, protège aussi celui-ci en disant : Il a pourtant du bon. La science nouvelle grandit par l’intérêt de tous ; chacun s’empresse à apporter son contingent de faits nouveaux, d’observations intéressantes, et les coups d’estoc et de taille qu’on lui prodigue sont souvent plus nuisibles à celui qui croit les porter, qu’à celui qui doit les recevoir. L’enfant grandit par la lutte sans cesse renouvelée, ses formes s’harmonisent, ses membres s’arrondissent, pleins de séve et de force.

Les adversaires restent les mêmes, mais la tactique change. Tout cela est connu d’ancienne date, nous savons cela depuis longtemps, pas besoin de se remuer pour ces vieilleries ! Ce qu’il peut arriver alors de pire à une science bien née et bien développée, c’est d’être élevée au rang d’une science faite, arrêtée et reconnue ! Aurions-nous le malheur d’être déjà arrivés, si jeunes encore, à cette dernière période de notre histoire ?

Non, messieurs, rappelons-nous toujours que nous sommes encore dans la période de la lutte et du combat, et que, plus notre route est ardue, plus nous devons marcher avec prudence. Or, en science, la garantie de la victoire c’est la plus grande exactitude dans l’observation, la plus grande véracité dans l’énoncé du fait observé, la plus rigoureuse logique dans l’enchaînement des raisonnements. Nous avons besoin du concours de tous pour éclairer le domaine que nous cultivons : le géologue doit nous renseigner sur la nature des terrains qui recèlent les anciennes traces de l’existence de l’homme, sur la succession de leurs couches, sur les conditions physiques sous l’influence desquelles ces couches se sont déposées ; — le zoologiste doit nous faire l’histoire des races d’animaux qui ont accompagné l’homme dans ses migrations et celles qu’il a rencontrées sur leur sol natal ; — le botaniste doit nous montrer les plantes dont l’homme s’est nourri à l’état sauvage, comme celles qu’il a successivement cultivées pendant les phases progressives de sa civilisation ; — l’anatomiste reconstruira ces crânes, réceptacle précieux de l’organe de l’intelligence, et ces races, dont les types se sont ou conservés depuis les temps les plus reculés, ou anéantis par le mélange et la destruction ; — le paléontologiste, en remontant même au delà des terrains dits diluviens, doit nous montrer les espèces éteintes, émigrées ou transformées, que l’homme a rencontrées dans les premiers temps de son apparition ; — le minéralogiste nous enseignera l’origine des pierres dont on faisait usage ; — le chimiste, par l’analyse des métaux, nous indiquera les minerais que l’on fondait et les mines dont on faisait l’exploitation. Toutes les sciences naturelles doivent donc pour nous être des amies, chez lesquelles nous allons puiser continuellement des lumières, et dont les méthodes exactes doivent nous être familières, pour pouvoir les employer tour à tour dans nos propres recherches.

Et si les sciences exactes doivent nous apporter leur aide et leur appui, nous avons aussi à recueillir de riches moissons dans un autre domaine. Nous nous appelons préhistoriques, messieurs, mais nous ne répudions pas pour cela les enseignements de l’histoire et des branches voisines. Nous recherchons partout et avec avidité les points de relation entre les données de notre science et celle des sciences historiques et littéraires ; la philologie comparée doit rétablir avec nous, et par l’étude des langues, l’histoire des races et leur filiation ; rien ne doit être négligé dans l’étude des mœurs et des habitudes des peuples actuels, car tous ces faits, souvent en apparence si minimes et sans valeur aucune, prennent une haute importance lorsqu’ils peuvent être mis en corrélation avec des faits datant de plus loin. Si les sciences exactes nous démontrent que la matière est aussi immortelle et aussi indestructible que la force, que tout, dans le jeu des choses physiques, n’est que transformation incessante d’un seul et même principe, il en est de même dans le domaine historique et philosophique. Les dieux ne meurent jamais d’apoplexie, ils se transforment seulement, et leurs parties non employées dans la transformation se promènent, pendant des siècles et des siècles, sous forme de spectres, de revenants, de feux-follets ou de farfadets ; les habitudes du sauvage ne s’éteignent jamais entièrement dans la vie de civilisation ; elles se conservent plus ou moins intactes à travers de longues périodes sous des formes diverses, mais reconnaissables à l’œil exercé. Rien n’est conservateur comme le foyer domestique, comme la tradition vivante des habitudes de génération en génération ; on a dit avec raison qu’il était bien plus facile de changer la forme d’un gouvernement, que la manière d’installer le foyer de la cuisine.

Partout, messieurs, vous voyez le champ ouvert devant vous. Vos séances apporteront, sans doute, des lumières nouvelles sur beaucoup de points ; vos discussions s’étendront sur une foule de questions, et, si le bureau qu’il vous a plu de placer à votre tête a accepté cette tâche difficile avec reconnaissance, tout en sentant sa faiblesse, c’est qu’il est convaincu qu’au milieu d’un concours de savants et de travailleurs aussi distingués, la science ne peut que gagner et devenir de plus en plus le bien de tout le monde.


À la suite de ce discours, M. Dupont a lu la description géologique et biologique des cavernes qu’il a explorées dans la vallée de la Lesse (province de Namur, Belgique), pendant l’été de 1865 et de 1866. Ces cavernes sont au nombre de vingt et une, et sont connues sous les noms de trous de la Naulette, de l’Ours, de la Roche-à-Penne, de Balleux, de Falmigoul, du Frontal, des Nutons, de Chaleux ; elles étaient toutes plus ou moins remplies de sédiments quaternaires au milieu desquels on a trouvé, dans le trou de la Naulette, un premier niveau ossifère contenant des fragments de maxillaire supérieur d’hyæna spelea, puis, au milieu d’une couche d’argile grise, séparée de la précédente par une nappe de stalagmite, un deuxième niveau ossifère contenant un maxillaire inférieur à caractère exceptionnel, un cubitus et deux canines d’homme, et, en outre, des ossements divers d’elephas primigenius, de rhinocéros, de renne, de chamois, de sanglier ; au-dessus de cette couche se trouvaient cinq nappes plus ou moins continues de stalagmites alternant avec de l’argile grise stratifiée ; puis enfin une nouvelle couche d’argile de 3 mètres de hauteur, à la base de laquelle se trouvaient des débris de ruminants. La hauteur des couches géologiques depuis les débris humains était de 5 à 6 mètres, constituée en partie par cette argile grise que sir Ch. Lyell compare à la dureté du marbre. De toutes les façons, l’authenticité chronologique du maxillaire inférieur de la Naulette est incontestable et M. Dupont le fait remonter aux dépôts quaternaires les plus inférieurs. De plus, on est conduit à reconnaître que ces ossements d’animaux doivent avoir été introduits dans la caverne par l’homme lui-même, dont il représenterait des restes de repas. Quelques-uns d’entre eux en effet portent la trace de fractures artificielles produites à l’aide d’un corps dur. Dans le trou Balleux, M. Dupont a trouvé des silex taillés, du charbon, des os brûlés et des débris de la faune du renne. Le trou du Frontal a fourni les débris d’au moins quatorze squelette, dont deux crânes entiers ; le trou Rosette a donné un crâne et un grand nombre de maxillaires ; d’autres cavernes, enfin, ont fourni des ossements humains moins importants. Nous reviendrons plus loin sur les caractères anatomiques et ethnologiques de ces ossements. Faisons ici, pour compléter la communication de M. Dupont, le résumé succinct du mémoire qu’il a soumis à l’Académie royale de Belgique sur l’Ethnographie de l’homme de l’âge du renne[3].

L’antériorité relative de l’âge de renne, dans la vallée de la Lesse, sur le dépôt de l’argile-à-blocaux, est incontestable. L’homme de cet âge était, dans cette région, faiblement brachycéphale, à crâne pyramidal, à face aplatie et en forme de losange. L’étude des débris de son squelette le montre de petite taille, agile et vigoureux. Éminemment troglodyte, il ne prolongeait son séjour que dans les cavernes les plus favorables. Le silex lui fournissait des instruments tranchants qui présentaient tous la même forme générale de lame mince et étroite ou de couteau. Il travailla les ossements, surtout les bois de rennes. Les cavernes de la Lesse n’offrent pas comme celle d’Aquitaine des traces de gravures et de sculptures ; d’où il suit, selon MM. Lartet et Christy[4], que la vie devait être facile et abondante dans la région méridionale qu’ils ont explorée, tandis qu’elle devait être plus pénible aux bords de la Lesse ; quelques traits gravés sur des plaques de psammites semblent indiquer ou une ornementation ou même l’intention de représenter une idée bien définie.

C’est la chair de cheval qui semble avoir dominé dans leurs repas, mais presque tous les animaux du pays s’y montrent, notamment le renard et le rat d’eau. Une maladie osseuse grave a été observée sur un individu du trou du Frontal. L’usage du feu était très-répandu, ils employaient à cet effet la pyrite de fer. Le silex crétacé et les coquillages locaux semblent démontrer les relations des hommes de Furfooz avec la Champagne. Le silex de Touraine s’y retrouve aussi. Quant aux sépultures, on déposait les cadavres les uns sur les autres dans une anfractuosité naturelle ; des ornements, des armes, un vase y étaient déposés, une dalle en fermait l’ouverture et des repas avaient lieu devant la cavité sépulcrale.

Le mémoire de M. Dupont donna lieu à une discussion soulevée par M. Pouchet sur ce qu’il faut entendre par espèces émigrées ; M. G. Pouchet a soutenu que quand il s’agissait d’animaux actuellement vivants en certaines régions et disparus en d’autres régions, rien ne nous autorisait à dire que ceux-là descendaient de ceux-ci. L’extinction n’implique pas l’émigration. De cette question à celle des caractères distinctifs des espèces de même genre éteintes et vivantes, il n’y avait qu’un pas ; un moment on a pu croire que le congrès allait aborder la question de la transformation des espèces, mais on s’est bien vite aperçu que les éléments précis de comparaison manquaient, et ce n’est que sur de très-vagues données que MM. Nilsson, Worsæl et Vogt ont indiqué des différences qui ne sauraient être considérées comme spécifiques. Cette discussion a montré que la paléontologie comparée est loin d’avoir atteint dans les détails le degré de précision désirable ; nous ne savons pas encore exactement les différences de toutes les espèces fossiles avec les vivantes.

M. l’abbé Bourgeois a ensuite donné lecture d’une note sur les silex taillés trouvés dans les dépôts tertiaires de la commune de Thenay près Pontlevoy (Loir-et-Cher).

L’auteur rappelle d’abord que M. Desnoyers a découvert en 1863 dans les sablonnières de Saint-Prest (Eure-et-Loir), appartenant incontestablement aux terrains tertiaires pliocènes, des ossements de rhinocéros, d’elephas meridionalis et d’hippopotame, sur lesquels se voyaient des stries ou races d’incisions très-nettes et régulièrement calculées, parfaitement analogues à celles qui ont été observées sur les ossements fossiles d’autres espèces plus nouvelles de mammifères ; l’existence de l’homme pliocène de Saint-Prest est devenue encore plus positive le jour où M. Bourgeois a signalé dans le même dépôt, le 7 janvier dernier[5], la présence de silex taillés.

Poursuivant ses recherches sur le plateau de Pontlevoy, M. Bourgeois a déterminé l’ordre des couches successives ainsi qu’il suit : 1o alluvions quaternaires des plateaux avec limon, argile, graviers quartzeux et siliceux ; 2o falhuns de Touraine, sable, grès, coquilles marines et ossements de mammifères : 3o sables fluviatiles de l’Orléanais avec ossements fossiles à la base : pliopithecus, amphicyon giganteus, dinotherium ; 4o calcaire de Beauce compacte et marneux à la partie inférieure (rhinocéros à quatre doigts) ; 5o argile ou craie à silex.

Or, on commence à trouver des silex travaillés dès la base du calcaire de Beauce, c’est-à-dire dans la partie marneuse qui mesure environ 5 mètres d’épaisseur, savoir : au niveau supérieur, marne lacustre avec module du calcaire (sans silex taillés), 0m,50 ; puis, marne argileuse avec ossements de rhinocéros à quatre doigts, 0m,15 ; marne avec modules de calcaire (silex travaillés), 0m,80 ; argile verdâtre ou jaunâtre (principal gisement des silex travaillés), 0m,35 ; mélange de marne lacustre et d’argile à silex (quelques silex taillés), 3 mètres, et enfin argile à silex sans aucune trace d’industrie humaine. M. Bourgeois a retrouvé les mêmes types fondamentaux parmi ces silex et ceux que l’on a trouvés à la surface du sol ; la forme dite de Saint-Acheul (fig. 68) était absente de même qu’à Saint-Prest. Beaucoup de ces silex sont déformés par l’action du feu.

L’homme existait donc à l’époque miocène au milieu d’une faune qui s’est depuis deux fois au moins renouvelée. M. Bourgeois n’a pas reculé devant les conséquences de sa découverte, et il a terminé sa communication par les paroles suivantes :

« Pour calculer avec certitude le temps nécessaire à toutes ces substitutions, ne devons-nous pas préalablement en connaître le mode et la cause ? Or, la naissance et la mort des espèces est encore plus mystérieuse pour nous que la naissance et la mort des individus. Quand nous voulons expliquer le mystère qui projette une ombre sur toute la géologie, nous avons à choisir entre deux hypothèses. La première, l’hypothèse des créations successives, s’accorde bien avec la puissance de Dieu ; mais quand je cherche la raison de ces destructions et rénovations continuelles d’espèces dans un milieu qui ne paraît pas avoir subi des modifications profondes, j’avoue que je ne l’aperçois pas.

« La seconde, l’hypothèse du transformisme, a été posée et défendue avec une science incontestable, mais à chaque fait qui l’établit, on pourrait peut-être opposer un fait qui la renverse. Pour ne pas sortir du cercle de mes observations, je citerai seulement l’apparition brusque du dinothérium et du mastodonte. On n’a jamais rencontré la moindre trace de ces grands proboscidiens parmi les nombreux ossements de rhinocéros trouvés dans le calcaire de Beauce à Billes (Loir-et-Cher). Il n’existe pas non plus dans le calcaire de Monteburard. Puis tout à coup, les sables de l’Orléanais qui se rattachent au calcaire de Beauce par leurs formes malacologiques nous montrent partout leurs débris gigantesques. Où sont donc les formes intermédiaires qui les ont précédés ? Nous devrons sans doute vieillir l’homme européen, mais nous devrons peut-être aussi rajeunir nos fossiles. »

Cette importante communication a été suivie des lectures de MM. Issel et Dawkins qui avaient trait à l’époque quaternaire à Scurne, en Ligurie et en Angleterre, lectures qui corroboraient les faits connus sans y rien ajouter de saillant.

II. La question relative à l’habitation de l’homme dans les cavernes a été traitée successivement par MM. Ed. Lartet, Desnoyers, Maury, Vogt et Issel. M. Lartet a établi la succession chronologique des cavernes habitées, d’après la faune dont elles contiennent les débris. Dans les cavernes les plus anciennes se rencontre toute la faune quaternaire et même tertiaire, etc. ; dans celles dont l’habitation date d’une époque subséquente, quelques-unes de ces espèces disparaissent, et en même temps on remarque des progrès considérables dans les produits de l’industrie humaine ; on y rencontre notamment quelques essais de gravure ornementale. Les cavernes les plus récentes appartiennent à la faune actuelle ; on y trouve des ossements d’animaux travaillés, les poteries sont abondantes et les silex sont polis. Il n’est ici question ni des cavernes qui à diverses époques historiques ont pu servir de refuge, en temps de guerre ou de persécution, ni de celles qui, avant l’apparition de l’homme, ont servi de repaire aux animaux. Disons cependant que, d’après MM. Lartet et Christy[6], quelques-unes ont successivement servi aux animaux et aux hommes, mais qu’il y a des preuves suffisantes que l’homme n’en a pas été le premier occupant. M. Dupont a signalé la même succession dans la caverne du trou de la Naulette.

Quant aux relations chronologiques des cavernes les plus anciennement habitées et des débris de l’industrie humaine trouvés dans les alluvions quaternaires, il n’y a pas lieu d’attribuer, avec certitude, à ceux-ci une plus haute antiquité. Les hommes qui fabriquaient les silex ouvrés de Saint-Acheul et de Bedford habitaient très-vraisemblablement des cavernes ; cette époque, d’ailleurs, a été de longue durée et ses dernières périodes, caractérisées par la pierre polie, coïncident avec celles des premières habitations lacustres de la Suisse.

La faune des cavernes qui détermine la succession des âges se compose d’une douzaine de types principaux qui ont été classés par M. Lartet[7] dans l’ordre suivant : L’ours des cavernes (ursus spelæus) ; l’hyène (hyœna spelæa) ; le tigre (felis spelæa), le mammouth (elephas primigenius) ; le rhinocéros laineux (rh. tichorhinus) ; l’hippopotame (h. major) ; le grand cerf d’Irlande (megaceros Hibernicus) ; le bœuf musqué (ovibos moschatus) ; le renne (cervus tarandus) ; l’aurochs (bison Europæus) et l’urus (bos primigenius). Ces types ont servi aux quatre grandes divisions que nous avons déjà signalées (p.260), les âges du grand ours des cavernes, du mammouth, de l’éléphant et du rhinocéros, du renne et de l’aurochs.

Dans le magnifique ouvrage dont M. Ed. Lartet a entrepris la publication avec le concours du si regrettable H. Christy[8], la succession paléo-zoologique est établie dans le passage suivant que l’on nous saura gré de traduire ici :

« Géologiquement, un vaste gouffre sépare l’âge du renne de la période des alluvions quaternaires (drift period), quoique ce gouffre soit peut-être plus grand au point de vue géologique qu’au point de vue paléontologique ; mais, d’un autre côté, les faits paléontologiques et archéologiques nous démontrent que cet âge est plus ancien que les kjokkenmöddings du Danemark, les habitations lacustres de la Suisse, plus ancien, à plus forte raison, que l’ensemble des monuments appelés celtiques et des débris de kromlechs. En comparant sa faune avec celle de ces périodes, l’âge du renne se détermine donc ainsi qu’il suit :

« Dans les alluvions quaternaires (graviers des vallées), le mammouth, le rhinocéros, le cheval, le bœuf prédominent et le renne apparaît rarement. Dans les cavernes de la Dordogne, le renne domine, associé à d’abondants ossements de cheval et d’aurochs, et, exceptionnellement, de mammouth et d’hyène, mais sans aucun débris d’animaux domestiques, tels que le mouton, la chèvre et le chien.

« Dans les kjokkenmöddings danois, quoiqu’ils soient voisins des régions subarctiques, le renne est absent et la faune, plus ancienne cependant que celle de nos jours, indique la présence d’un animal domestique, le chien.

« On peut en dire autant des habitations lacustres de la Suisse ; les animaux domestiques s’y trouvent et le renne n’y existe pas, même dans les plus anciennes, bien que sa présence ait été constatée dans les cavernes de l’Échelle qui sont situées dans leur voisinage.

« Dans aucun des kromlechs ou sépulcres, il n’y a de traces de renne et la faune dont ils contiennent les débris est plus récente que celle des kjokkenmöddings et que celle des plus anciennes habitations lacustres. »

Ainsi la chronologie est nettement établie par la faune ; elle se confirme par l’industrie. Dans la période dite diluvienne on ne trouve que du silex grossièrement taillé ; dans la période du renne les haches polies sont absentes, et quoique l’homme eût appris à coudre il ne savait pas tisser et les poteries étaient rares, mais il savait ornementer les armes et les outils en os ; dans les kjokkenmöddings la poterie se rencontre fréquemment, les haches polies sont assez nombreuses ; on trouve dans les habitations lacustres les plus anciennes (à Wangen) la grande majorité des haches polies ; la poterie est abondante, l’art de tisser est connu, les céréales sont cultivées ; dans les dolmens et kromlechs la poterie est abondante et le bronze apparaît. La chronologie préhistorique semble donc, depuis l’époque des cavernes jusqu’au bronze, aussi bien déterminée que celle de certaines époques historiques.

Mais revenons au congrès. M. Lartet a terminé sa communication par quelques remarques sur le remplissage des cavernes, remarques qui devaient être complétées par M. Desnoyers. Disons seulement que dans l’opinion de M. Lartet il n’y a pas eu de cavernes habitées avant l’époque glaciaire, et que les documents que nous possédons sur la succession des races humaines troglodytes sont insuffisants pour en déduire rien de positif.

M. Desnoyers, répondant à l’appel de M. Lartet, a traité du mode de formation et de remplissage des cavernes. Selon ce savant géologue, la plupart des cavernes ont été produites par des dislocations du sol ; on les rencontre surtout dans les terrains calcaires ; les lignes de fracture s’agrandissent successivement en couloirs étroits qui deviennent de plus en plus larges par l’action des eaux torrentielles et, plus tard, par l’action de l’homme. Quant au mode de remplissage des cavernes, il n’est pas douteux qu’il faut admettre à la fois et le transport par les torrents, opinion soutenue avec persévérance par C. Prévost, et le transport par les grands carnassiers, notamment par les hyènes qui faisaient de ces cavernes leurs repaires habituels, opinion développée principalement par Buckland. M. Desnoyers a exposé les phases par lesquelles il a passé depuis plus de trente ans, ses nombreuses hésitations, les objections qu’il faisait autrefois à Christol, à Tournal et à Schmerling, et finalement ses convictions actuelles, relatives aux trois modes de remplissage des cavernes, qui peuvent se confondre, ainsi que cela se voit à Bruniquel, sur les bords de la Vezère, et, de nos jours, dans les grottes de Salins, où l’action fluviatile forme un dépôt au-dessus d’une couche qui contient toute une faune.

Une discussion pleine d’intérèt fit suite à la communication de M. Desnoyers. MM. Maury, Vogt[9], de Mortillet, Broca, entrèrent dans des détails très-nombreux sur le caractère des différentes cavernes, et purent distinguer celles qui étaient habitées, celles qui ont été uniquement remplies par des débris osseux transportés par les torrents, celles qui servaient de lieux de sépulture, et celles qui ont été un abri temporaire dans de certaines catastrophes géologiques ou sociales. Quant à la question anatomique, bien qu’elle ait été abordée par MM. Charvet et Broca, sa discussion n’a point fourni de documents assez importants pour que nous entreprenions de l’exposer sur des notes prises pendant la séance. Ajoutons cependant que la question de l’anthropophagie, qui a déjà été discutée à la Société d’anthropologie, ayant été mise à l’ordre du jour sur la demande de MM. Vogt et Worsæl, les faits cités par MM. Issel, Roujoux, Jullien, Hamy, rapprochés de ceux qu’ont publiés MM. Spring, Lubbock et Garrigou, rendent assez vraisemblable l’existence, au moins accidentelle, du cannibalisme chez les hommes de l’âge de la pierre polie.

III. Les monuments mégalithiques, l’âge du bronze et l’âge du fer, ont fourni à MM. A. Bertrand, Squier, Martin, Worsæl, de Longpérier, Desor, Cartailhac, le sujet de très-intéressantes communications qui, sans résoudre d’une manière positive les questions III, IV, V, ne laissent pas que de jeter une grande lumière sur les problèmes qu’elles énoncent. Mais pour exposer ici la substance de ces travaux, il faudrait entrer dans des détails très-compliqués qui n’offrent avec notre sujet que des connexions indirectes. Avec la sixième question, nous revenons au contraire à l’histoire organique de l’homme dans le temps et dans l’espace, histoire dont M. Huxley a largement tracé les grandes divisions dans son troisième Essai.

Malheureusement, cette sixième question, de beaucoup la plus intéressante, avait été placée la dernière sur le programme du congrès, circonstance qui a nécessairement limité ses développements. Il était visible que, si le temps l’eût permis, ni les matériaux ni les orateurs n’eussent fait défaut pour entrer dans les détails d’un sujet qui se rattache à la question fondamentale de l’anthropologie, à savoir si, dans la succession des temps, les types humains se sont modifiés anatomiquement d’une manière appréciable, ou tout au moins si, dans les temps préhistoriques, les races humaines offraient des caractères que ne présentent plus les races contemporaines. Pour les animaux la question ne fait pas doute : oui, le monde du passé était peuplé d’une faune spécifiquement différente de la faune actuelle, et l’on peut ajouter que les variétés successives, assez étendues pour être spécifiques, ne le sont point assez pour éloigner l’idée de leur filiation. Elles s’offrent à nous délicatement graduées, et nous montrent toutes les étapes d’un développement comparable aux dernières phases de l’embryon. S’il en est ainsi des animaux, ne doit-il pas en être de même de l’homme ?

La réponse ne peut être une simple alternative. Quelle qu’elle soit d’ailleurs, elle laisse le champ libre à toutes les théories qui reposent sur la conception d’une évolution progressive. Il se pourrait, en effet, ainsi que l’admet Vogt, que l’homme et les singes eussent une origine commune (quoique géographiquement multiple), et que le singe-homme se fût perfectionné avec une rapidité telle, que l’être intermédiaire n’eût pas laissé d’assez nombreux ossements pour que nous ayons aucun espoir rationnel d’en retrouver le moindre fragment, ou tout au moins que ces fragments fussent trop peu nombreux pour comporter aucune démonstration. Toutes les formes vivantes n’ont pas eu une égale durée, toutes n’ont pas été stables et la paléontologie nous montre que les formes de passage, dans les classes et dans les genres, sont plus rares et ont eu moins de durée que les types génériques ou classiques. En sorte que la théorie de la filiation progressive pourrait être vraie et la preuve suffisante en manquer jusque dans un avenir lointain. En outre, ce ne sont pas les formes intermédiaires entre les singes anthropomorphes et les races les plus inférieures du genre homme qu’il faudrait découvrir ; car à cet égard beaucoup pensent que la série est, dès à présent, suffisamment établie, et le deuxième Essai de M. Huxley est tout entier consacré à démontrer qu’il n’y a pas plus de différence entre les singes et les hommes, qu’entre les singes inférieurs et les anthropoïdes. Ce sont les débris de l’être dont les singes et l’homme seraient des rayonnements déterminés sur une ou sur plusieurs circonférences concentriques, qui nous font absolument défaut.

D’un autre côté, si l’on établit que la succession des races humaines peut se caractériser anatomiquement au point de pouvoir conclure de la forme à l’âge, la théorie de la filiation est bien près d’être démontrée ; en sorte que rien ne peut prouver absolument contre cette théorie, tandis que la théorie peut se prouver. Or, tous les documents que nous possédons pour les temps préhistoriques, et même ceux que M. Broca a mis en lumière pour les temps historiques[10], nous autorisent à répondre qu’il en est du genre humain comme des autres genres du règne animal, que certaines espèces ont disparu, que de nouvelles espèces se sont montrées et qu’à moins de les faire éclore miraculeusement, celles-ci descendent de celles-là.

La méthode philosophique qui s’impose à l’anthropologie est donc évidente : elle consiste à étudier avant tout les caractères différentiels des types humains, non-seulement dans une même époque, mais comparativement, aux diverses époques géologiques. Or, il faut l’avouer, si grâce à l’impulsion donnée à ces recherches par la Société d’anthropologie nous commençons à apprécier et à déterminer rigoureusement les types humains synchroniques, nous possédons très-peu de documents sur les êtres qui nous ont précédés à des époques excessivement reculées.

L’une des causes de cet état de la science est le singulier régime de despotisme intellectuel sous lequel nous sommes habitués à vivre. Je fais ici allusion aux longues luttes qu’eurent à subir Boué, Tournal, de Christol, Schmerling, Boucher de Perthes et d’autres encore, qui virent leurs découvertes repoussées a priori pendant près de quarante ans par les savants qui depuis Cuvier se sont transmis le flambeau pâli de la science classique et immuable. Aujourd’hui même il se trouve encore des hommes qui occupent dans l’enseignement les positions les plus élevées, et qui prennent au sérieux les pieuses mais déplorables erreurs du trop célèbre Discours sur les révolutions du globe. C’est en grande partie à cause de cette tyrannie, dont souffrent plus qu’on ne saurait dire toutes les branches du savoir, que l’anthropologie préhistorique ne date que d’hier, et ce n’est que grâce aux efforts de J.-Geoffroy Saint-Hilaire et de M. de Quatrefages, qu’elle a enfin réussi à pénétrer dans l’enceinte académique, du moins en France.

C’était donc pour la première fois qu’était nettement posé dans un congrès scientifique le problème de la succession des races dans les temps préhistoriques, qui n’est, nous en convenons, qu’un acheminement vers l’étude des modifications organiques que peuvent offrir les êtres humains par la culture, les milieux, le croisement ou par des causes encore mal déterminées.

M. Pruner-Bey, dont la science et le zèle ont acquis et méritent la plus haute estime, a le premier pris la parole sur cette sixième question. Sans rejeter définitivement la préexistence supposée des brachycéphales en Europe, M. Pruner-Bey, tout en signalant l’insuffisance de la dichotomie de Retzius, reconnaît la coexistence des deux types aux époques préhistoriques de l’Europe. Néanmoins, en étudiant l’homme de l’âge du renne d’après les pièces osseuses dues aux fouilles de la province de Namur, faites par M. Dupont, à celles de Bruniquel par M. Brun, à Solutré (Saône-et-Loire) par M. de Ferry, M. Pruner-Bey pense que l’homme de cette période était mongoloïde, et qu’il n’y a rien dans ses caractères physiques qui ne se retrouve de nos jours chez l’homme, « dont le renne est à la fois la proie et le compagnon. »

Ailleurs M. Pruner-Bey, plus explicite, a rattaché ces hommes à « la famille uralo-altaïque du grand rameau touranien[11]. » Cette race compterait encore de nos jours des représentants dans les Alpes tyroliennes et dans les vallées d’Enneberg et de Graden, occupées par une population à petite taille, à teint jaune bistre, à chevelure lisse et noire, à crâne arrondi ; on en trouve des types isolés aux environs de Glaris, en Bretagne, en Espagne, en Portugal, dans les Pyrénées, et les descendants des anciens Ibères appartiennent au même type. Il aurait, il est vrai, subi quelques modifications ; la partie frontale du crâne se serait redressée ; elle aurait gagné en hauteur et en largeur, la taille a pu s’élever tout en restant petite et le mode de mastication se serait modifié.

Quant à la race dolichocéphale préhistorique, elle apparaît en France et dans les pays limitrophes à l’époque de la pierre polie : c’est la race arienne. En sorte que, pour M. Pruner-Bey, la race dolichocéphalique, dont il a amplement décrit les caractères, est survenue au milieu d’une population dont les traits étaient diamétralement opposés. C’est là toute la théorie de l’aryanisme, aujourd’hui bien contestée en dehors de la linguistique. D’ailleurs M. Pruner-Bey conteste l’antiquité des crânes d’Enghis, de Neanderthal et d’Eguisheim, comme n’étant pas suffisamment établie par les documents qui les accompagnaient ; en sorte qu’il croit que la coexistence des deux types aux époques les plus reculées n’est point démontrée, et qu’au contraire la préexistence des brachycéphales mongoloïdes est, jusqu’à plus ample informé, seule bien étayée. Quant aux causes de l’émigration aryane, elles seraient climatériques et sans doute liées à une époque glaciaire qui aurait atteint le sud de l’Himalaya. Dans cette conception, la date de l’émigration des Aryas doit être extrêmement reculée ; il faut remonter presque aussi loin qu’il est possible de remonter à l’aide des traces de la présence de l’homme, en sorte que cette émigration indo-européenne semblerait même ne plus être une époque appréciable dans l’histoire européenne.

C’est ce qu’a démontré M. Broca dans la dernière séance du congrès. Il a rappelé d’abord l’origine de la théorie de M. Pruner-Bey fondée sur l’opinion émise tout d’abord par Retzius et encore soutenue par le savant Von Baer et par M. de Belloguet, et fondée sur la comparaison sommaire des monuments danois de l’âge de la pierre et de l’âge du bronze. Comme les crânes des premiers étaient brachycéphales, ceux des seconds dolichocéphales, et que l’introduction du bronze était attribuée aux Celtes, celtes et dolicholéphales furent bientôt synonymes et aujourd’hui encore les disciples retardaires de l’illustre Suédois concluent de la dolichocéphalie au Celte, comme chose admise. Cependant le problème de l’introduction du bronze étant devenu assez obscur, il n’est resté qu’un fragment de l’opinion de Retzius, c’est-à-dire la préexistence des brachycéphales touraniens, abstraction faite de l’origine des dolichocéphales. En effet, M. Thurnam a démontré, il y a déjà plusieurs années, qu’en Angleterre au moins les hommes de l’âge de bronze sont brachycéphales et que les sépultures les plus anciennes sont occupées par les débris d’une race humaine petite et dolichocéphale, opinion d’ailleurs soutenue par Bateman et D. Wilson pour la grande île et par Wilde pour l’Irlande.

En outre si l’on remonte aux ossements humains de l’antiquité géologique la plus haute, à ceux des alluvions anciennes ou diluvium, lehm, læss, etc., au sein desquelles gisaient les crânes de Néander, d’Enghis, d’Eguisheim et de Lahr, on ne peut qu’être frappé de leur caractère éminemment dolichocéphalique ; il est donc extrêmement probable qu’aux temps les plus reculés, les deux formes de Retzius existaient sur notre continent, avec prédominance des dolichocéphales, et cela bien avant les émigrations asiatiques, encore enveloppées d’un voile très-épais. Enfin dans la plupart des sépultures de l’âge de la pierre, Chamant, Quiberon, Maintenon, Luzarches, on a trouvé en grande majorité des crânes dolichocéphaliques.

Il n’est pas nécessaire de développer ce résumé pour montrer l’importance que les anthropologistes ont attachée à cette question. On voit assez que l’existence d’un type unique et spécialement d’un type brachycéphale à une époque donnée de l’histoire de l’homme sur notre continent est jusqu’à ce jour contredite de toutes parts.

Dans la seconde partie de son discours, M. Broca s’est attaché à prouver que quelques-uns des documents ostéologiques les plus anciens que nous possédions comblaient ou tout au moins diminuaient la lacune qui sépare les hommes inférieurs des singes supérieurs. Pour établir cette démonstration, M. Broca avait mis sous les yeux du congrès une série de pièces dont le seul aspect persuadait. Les moules des crânes d’un chimpanzé (troglodytes Aubryi) de Neanderthal, d’Eguisheim, rapprochés de celui d’un Australien et d’un Français moderne se graduaient admirablement. Mais c’est surtout en s’appuyant sur les caractères anatomiques fournis par les mâchoires inférieures que la démonstration a pris un incontestable caractère d’évidence. On se rappelle que MM. de Vibraye et Dupont ont découvert, le premier dans la grotte d’Arcy, le second dans celle de la Naulette, deux mâchoires contemporaines du mammouth, c’est-à-dire de l’une des époques les plus anciennes dont nous possédions des restes humains. Ces deux maxillaires inférieurs ont en commun bien des caractères, notamment leur épaisseur, qui varie, selon les points, de 14 à 16 millimètres ; leur courbe, qui est elliptique ; leur faible hauteur verticale au menton, etc. La mâchoire de la Naulette ne peut donc être considérée comme un cas isolé, d’autant moins que d’autres mâchoires offrent avec elle, à plusieurs égards sinon à tous, de frappantes analogies ; or, en superposant les mâchoires du chimpanzé, de la Naulette, d’un Australien ou d’un Européen moderne, M. Broca a obtenu une gradation obliquement linéaire saisissante, sur laquelle l’Australien et l’homme de la Naulette occupaient les points intermédiaires, l’Australien étant plus rapproché du blanc, l’homme de la Naulette plus voisin du chimpanzé. Passant ensuite aux caractères ostéologiques les plus minutieux, l’éminent professeur établit les séries suivantes : 1o chez le blanc, les molaires décroissent régulièrement en volume de la première à la troisième ; celles de l’Australien sont égales entre elles, tandis qu’elles croissent sensiblement chez l’homme de la Naulette et plus encore chez le chimpanzé ; 2o la saillie du menton, bien marquée chez le blanc, décroît chez l’Australien, plus encore chez l’homme de la grotte d’Arcy, tandis que l’homme de la Naulette n’a plus du tout de menton, qui se déplace en arrière presqu’autant que chez le chimpanzé ; 3o la hauteur relative du maxillaire inférieur décroît de la même façon, tandis que son épaisseur relative croît au contraire du blanc au singe, en passant par les mêmes intermédiaires ; 4o chez le blanc, les apophyses geni sont fortement accusées, elles sont presque effacées sur la mâchoire de la grotte d’Arcy et sont remplacées sur celle de la Naulette par une fossette conique, laquelle est plus profonde encore chez le chimpanzé ; 5o la courbe de l’arcade dentaire est, chez le blanc, parabolique ; chez l’Australien, les deux branches deviennent parallèles ; chez l’homme de la Naulette, la courbe devient elliptique à partir de la première molaire, de sorte que la troisième molaire est plus rapprochée que la deuxième de la ligne médiane ; chez le singe, l’ellipse se referme un peu plus. Il est difficile de n’être pas frappé du caractère rigoureux de cette belle analyse et de se refuser plus longtemps à admettre que, jusque dans les détails les plus minutieux, la série se démontre rigoureusement alors même que la rareté des débris humains limite étroitement le champ de la comparaison. À ce titre, la convaincante communication de M. Broca vient prendre place à côté des plus décisives observations de M. Huxley.

En terminant, M. Broca a insisté une fois de plus sur l’indépendance de la doctrine sériaire des êtres vivants, par rapport à la théorie de leur transformation progressive. Alors même que celle-ci serait démontrée fausse, celle-là n’en recevrait pas la moindre atteinte ; mais, d’autre part, la prolongation de la série biologique jusqu’à l’homme pose pour celui-ci le problème de la transformation, ni plus ni moins que pour le reste de la faune. Jusqu’à présent l’éminent professeur n’admet le darwinisme qu’à titre d’hypothèse destinée à rendre compte de la distribution sériaire des êtres, et il reconnaît qu’ainsi comprise elle jette effectivement une vive lumière sur la biologie ; mais il lui manque la démonstration expérimentale, et jusqu’au jour où elle sera donnée, M. Broca entend rester polygéniste, car il n’a pu saisir aucune preuve de la transformation d’une race humaine en une autre race et, à plus forte raison, d’une espèce animale en une autre espèce.

Le temps manquait malheureusement pour la discussion des faits très-nombreux éloquemment exposés par M. Broca ; les lectures de MM. Virchow et Schaaffausen, faites à une heure très-avancée, et toutes deux pleines d’intérêt, mais sans rapport direct avec les sujets qu’avaient abordés MM. Pruner-bey et Broca, nous laissèrent le même regret.

Le discours de M. Virchow a eu pour principal sujet l’examen des altérations produites sur les crânes anciens par l’action du sol, de l’humidité et par l’ossification prématurée des sutures. Il signale d’abord un épaississement dû au gonflement ou à l’imbibition par l’humidité du sol. Cet épaississement produit souvent une sorte de porosité du tissu osseux, qui après le dessèchement semble être plus léger. Il faut distinguer cet état du véritable épaississement sclérotique des os, qui peut néanmoins être associé à une espèce de raréfaction secondaire, due à la destruction ou à la perte des substances organiques ou calcaires. Il faut encore étudier la déformation des os produite par la pression des terrains ambiants et par l’action des racines végétales, étude déjà faite par MM. Broca et Bourgeois[12].

M. Virchow aborde ensuite les faits d’ossification prématurée des sutures, dont il a le premier fait connaître toute l’importance et dont nous avons parlé dans le cours de nos notes (p. 312). Chaque fois qu’une suture crânienne est ossifiée trop tôt, il se produit une diminution de la croissance de l’os en surface, et le crâne ne peut pas accomplir dans la région ossifiée son évolution typique ; on sait que M. Virchow a formulé sur ce point une loi importante qui s’énonce : la croissance des os crâniens soudés entre eux par une ossification prématurée s’arrête dans une direction perpendiculaire à la suture ossifiée.

Appliquant cette loi aux crânes anciens, l’illustre professeur recherche les cas dans lesquels l’ossification prématurée produit une dolichocéphalie ou une brachycéphalie individuelle, mais non typique, et il signale deux des crânes basques de la collection donnée par M. Broca à la Société d’anthropologie, qui ont été indiqués par M. Pruner-Bey, comme très-brachycéphaliques ; ces crânes se distinguent de tous les autres par l’ossification des sutures sphéno-frontale, sphéno-pariétale, fronto-pariétale et sphéno-temporale. Les os frontaux et pariétaux étaient unis par synostose avec la grande aile du sphénoïde et en partie avec l’écaille temporale. Il y a donc là une brachycéphalie pathologique qui ne saurait altérer le type basque qui, d’après les recherches propres de M. Virchow portant sur sept crânes provenant d’une localité voisine de Bilbao, aussi bien que d’après celles de M. Broca, est dolichocéphalique.

Mais l’ossification prématurée, pour être pathologique, n’est pas nécessairement morbide et ne conduit pas à l’aliénation ni à l’idiotie. La crâne s’accroît d’ordinaire dans une direction contraire à l’axe du rétrécissement. C’est là ce que M. Virchow a nommé la loi de compensation. Elle explique pourquoi l’aliénation mentale est liée aux degrés inférieurs des déformations crâniennes beaucoup plus fréquemment qu’aux plus hauts degrés, car ceux-ci indiquent la régulation, ceux-là la lésion.

La fréquence de l’ossification de la suture sagittale produisant la forme dolichocéphalique, a conduit M. de Baër à admettre que ce caractère représente une forme typique ; M. Virchow croit au contraire qu’il est individuel, mais il est loin de nier qu’il puisse être transmis par l’hérédité, et il en cite un cas observé à l’hôpital de la Charité de Berlin ; néanmoins, il pense que par la transmission héréditaire de cette anomalie, la formation d’une famille, d’une tribu, d’une race, possible a priori, n’a jamais été constatée dans le genre humain.

Passant ensuite à la description des crânes trouvés dans le nord-est de l’Allemagne, dans les tumuli les plus anciens et dans les couches les plus profondes du sol, M. Virchow constate qu’ils sont éminemment dolichocéphaliques et qu’ils offrent les plus grandes analogies avec les crânes basques. En regard de ces ossements, il faut placer ceux que l’on attribue à la plus ancienne population slave et particulièrement aux Vendes, dont les débris portent aujourd’hui dans le Brandebourg le nom de Serbes. C’est par quelques considérations historiques sur les problèmes très-obscurs de la slavicité et du germanisme que le célèbre politique a terminé sa lecture. Faisons ici remarquer que de tous les hommes voués en Europe aux affaires publiques, M. Virchow seul assistait à un congrès qui intéresse cependant à un haut degré le problème à peine posé des nationalités, au sujet desquelles tant d’erreurs et de non-sens sont répandus dans la presse européenne,

Il était réservé au savant professeur d’anthropologie de Bonn, M. Shaaffhausen, de terminer la dernière séance du congrès par le discours le plus hardi, le plus compréhensif et le plus intéressant de tous ceux qui ont été lus pendant cette session. On en jugera par le début :

Si l’homme ne fait pas exception à la grande loi naturelle qui nous offre non-seulement une variation accidentelle des espèces, effectuée par l’adaptation aux milieux, mais encore une évolution progressive, du mollusque au vertébré, du poisson à l’amphibie, de celui-ci à l’oiseau ou aux mammifères, il est évident que la forme humaine s’est développée d’une organisation plus basse, d’une organisation pareille ou semblable à celle du mammifère le plus élevé, à celle du singe anthropoïde. La question est de savoir si les débris les plus anciens de l’homme préhistorique nous présentent les caractères d’une telle organisation inférieure. Dans ce cas ce fait devrait être une base nouvelle et importante pour l’affirmation d’une origine naturelle de l’homme ; mais si ces caractères ne s’observent pas, cette origine naturelle n’est point par cela même réfutée : car nous pouvons soupçonner que les débris trouvés jusqu’ici ne touchent pas à l’époque éloignée où il existait une différence considérable entre l’organisation de l’homme actuel et celui de cette date.


Il est néanmoins remarquable que malgré la rareté des ossements très-anciens, ceux que nous possédons offrent un caractère d’infériorité comparable à celui des hommes contemporains les plus sauvages, et descendant même au-dessous de ce point ; le crâne de Neander, le maxillaire de la Naulette, le prognatisme extrême de quelques mâchoires d’enfants de l’âge de la pierre sont dans ce cas. L’opinion que ces caractères sont exceptionnels et individuels n’est pas soutenable ; ils se montrent au contraire comme règle et sont liés les uns aux autres comme tous les développements physiologiques. De plus, ils reparaissent çà et là dans certains arrêts de développement qui sont des phénomènes d’atavisme ; outre le crâne, les rapports des os, des membres, la forme du thorax et du pelvis, la perforation de la cavité olécrânienne, la rotation imparfaite de l’humérus, la direction du col du fémur, l’aplatissement du tibia, la forme du calcaneum peuvent servir de traits distinctifs. :

L’épaisseur et la densité des os du crâne, le développement excessif du diploé, la rareté et le volume des empreintes des circonvolutions cérébrales, le peu de capacité du crâne sont autant de caractères communs aux crânes paléontologiques et à ceux des sauvages modernes. Le rétrécissement dolichocéphalique des crânes anciens de l’Europe boréale et occidentale est frappant. Nous voyons la dolichocéphalie décroître avec les progrès de la civilisation en France et en Allemagne, où les Germains de l’époque romaine étaient dolichocéphales, tandis qu’ils offrent de nos jours un caractère opposé, ainsi que l’a démontré Welcker. Ecker a obtenu le même résultat pour les anciens et les modernes Souabes. Aussi M. Shaaffhausen a-t-il la conviction que c’est le diamètre transverse qui indique le mieux le degré des facultés intellectuelles ; c’est par ce diamètre que les cerveaux d’enfants s’accroissent le plus ; c’est aussi par là que diffèrent surtout les crânes des hommes qui sont aux degrés extrêmes du développement mental ; la forme dolichocéphalique doit donc disparaître dans un temps donné.

Examinant ensuite les autres caractères d’infériorité, le savant professeur signale, outre les corrélations qu’entraîne la dolichocéphalie, la direction des sutures de la voûte du crâne qui chez le nouveau-né, l’enfant et la plupart des peuples sauvages ont une direction plus linéaire et plus droite, tandis que la complication non-pathologique des dentelures, indique une croissance plus lente et plus longue du cerveau, et correspond à un degré d’intelligence plus élevé. L’homme comparé aux animaux, a les sutures beaucoup plus compliquées, et leur ossification plus tardive ; plus elles sont simples, d’ailleurs, plus elles s’ossifient de bonne heure. Ici M. Shaaffhausen reproduit quelques-uns des traits signalés par M. Broca au début de la séance sur le caractère des dents et des mâchoires ; il attribue la forme elliptique de la mâchoire de la Naulette à l’étroitesse de la base du crâne dont cette forme est le corollaire, trait qui se retrouve de nos jours chez les Australiens, chez les Malais, et qui se voit sur plusieurs maxillaires très-anciens ; la faible hauteur de la branche horizontale, la petitesse du condyle, la grandeur de l’angle compris entre les deux branches, sont autant de caractères inférieurs qui se constatent chez les hommes des époques les plus anciennes et chez les enfants. M. Shaaffhausen cite un crâne de l’âge du bronze, trouvé à Olmutz et sur lequel il a observé trois racines bien distinctes à la première des prémolaires, caractère, qui selon R. Owen, est exclusivement propre au singe. Enfin, les lois du développement sont applicables aux crânes du monde entier.

« Il y a deux influences, dit en terminant M. Shaaffhausen, qui forment le caractère des races humaines ; le climat et la civilisation. Du climat dépendent la taille et la constitution générale des corps, la couleur de la peau, la chevelure ; c’est la civilisation qui développe le cerveau et qui forme le crâne ; elle agit aussi d’une manière indirecte sur tous les caractères d’une race, parce qu’elle peut amoindrir les effets du climat ; d’autre part, c’est souvent le climat qui favorise ou qui retarde la civilisation. » On voit que M. Schaaffhausen n’hésite pas. Il est juste de dire que la grande majorité des opinions qu’il formule presque sans réserves, est appuyée sur des faits qui les rendent vraisemblables, quoique dans la pensée de l’orateur les faits ne soient pas indispensables à une doctrine logiquement nécessaire.

Nous ne sommes pas en mesure de juger dès à présent des résultats positifs du congrès dont nous venons d’analyser ceux des travaux qui nous ont paru se rattacher le plus directement à l’étude anatomique de l’homme. Sans nul doute ils seront considérables. Et comme désormais les réunions du congrès seront régulièrement annuelles, il faut beaucoup attendre des travaux d’hommes que la seule passion du vrai anime et dirige. La prochaine session aura lieu en Angleterre, sous la présidence de sir R. Murchison ; on dit que la suivante s’ouvrira en Belgique sur les lieux explorés par M. Dupont. Espérons que la France y sera dignement représentée, et que les études anthropologiques attireront à elles un nombre de plus en plus grand d’esprits cultivés libres de préjugés.


FIN
  1. Ch. Lyell, l’Ancienneté de l’homme prouvée par la géologie, trad. par Chaper. Paris, 1864, p. 118.
  2. Promenade préhistorique à l’Exposition. 1867. Chez Reinwald.
  3. Mémoires couronnés de cette académie, 1867, tome XIX.
  4. Lartet et Christy, Relliquiæ Aquitanicæ, Paris, 1866
  5. Comptes rendus de l’Académie des sciences. 7 janvier 1866.
  6. Relliquiæ Aquilanicæ. Paris, 1866, p. 20.
  7. Voyez Garrigou, Ann. des sciences nat., 1861, p. 217 ; voyez aussi l’Étude comparative des alluvions quaternaires anciennes et des cavernes.
  8. Relliquiæ Aquitanicæ, Paris, 1866-68.
  9. M. Vogt a récemment traité avec le plus grand talent toutes les questions qui se rapportent aux périodes primitives de l’humanité dans un article des Archiv für Anthropologie traduit par the Anthropological Review, avril et juillet, 1867.
  10. Nous faisons ici allusion aux recherches de M. Broca sur la capacité des crânes parisiens du treizième siècle qui ont offert une capacité moyenne inférieure de 35 centimètres cubes, et même de 58 centimètres cubes, à celle des crânes du dix-neuvième siècle (Bull. de la Société d’anthropologie, 1862).
  11. Dupont. Étude sur l’ethnographie de l’homme de l’âge du renne, p.31.
  12. Sur l’état des crânes et des squelettes dans les anciennes sépultures (Bulletins de la Société d’anthrop., 1864, p. 642).