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De la place que devrait occuper l’Archéologie dans l’éducation nationale

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De la place que devrait occuper l’Archéologie dans l’éducation nationale
Revue pédagogique, premier semestre 191056 (p. 421-439).

De la place
que devrait occuper l’Archéologie
dans l’Éducation nationale
[1].


… Je veux parler de la vulgarisation de l’archéologie par l’intermédiaire de ces sociétés savantes dont vous êtes, messieurs, les représentants autorisés, les membres les plus actifs.

Un tel sujet peut, dès l’abord, vous étonner, puisque, par définition et comme l’indique votre titre, les recherches savantes sont le but essentiel et, jusqu’ici, à peu près exclusif, de vos associations et de vos travaux. Permettez-moi donc de vous exposer comment et sous quelle forme je comprendrais ce rôle vulgarisateur des sociétés savantes, cette direction nouvelle dans laquelle je les voudrais voir s’engager, et de vous dire dans quel sens il me semble que pourrait se développer leur programme et se rajeunir leur action.

Jadis, vous ne l’ignorez point, les hommes lettrés, amateurs et curieux qui composaient les académies provinciales dont vos sociétés sont les héritières, ne se réunissaient guère que pour s’occuper, en dilettantes, de belles-lettres, de beaux-arts, d’antiquités, un peu d’histoire et de philosophie, parfois tout bonnement pour jouer au bel esprit. Les choses changèrent dans le premier tiers du xixe siècle, sous l’impulsion de l’exemple donné par cette héroïque phalange de savants associés à l’expédition de Bonaparte en Égypte, dont l’œuvre géante s’impose aujourd’hui encore à l’admiration universelle. Bientôt, tandis que l’Orient et la Grèce étaient explorés avec ardeur par des savants français, nos sociétés provinciales régénérées s’attaquaient résolument au sol national, s’imposant la tâche d’étudier les monuments de notre histoire, de les protéger contre les injures des siècles ou des hommes, de pratiquer des fouilles partout où le relief du sol indiquait des ruines, de fonder des musées pour sauver du naufrage tous les débris que le temps, en s’enfuyant comme un fleuve impétueux, dépose sur ses bords dévastés.

Mais, si l’archéologie est ainsi une science moderne par son origine, son domaine se développe chaque jour, et s’offre toujours plus vaste à nos investigations. D’une part, de nouvelles générations entrent dans l’histoire à mesure que l’humanité poursuit sa marche vers l’insondable avenir ; d’autre part, le plus lointain passé, que notre curiosité cherche à atteindre, recule sans cesse comme un muet fantôme, en vain pourchassé par les sondages archéologiques. Mycènes, Suse et la Crète viennent, après l’Égypte et la Chaldée, de s’inscrire aux premiers chapitres des annales du monde occidental, étalant à nos regards étonnés les vestiges de civilisations naguère insoupçonnées ; et voilà qu’en France même, les cavernes préhistoriques nous livrent des gravures, des dessins, des sculptures dont l’art confond notre imagination, bouleverse nos idées sur la notion du progrès artistique, et que des squelettes étranges paraissent faire remonter l’existence de l’homme à des époques géologiques que, seules, des théories préconçues avaient la hardiesse de calculer. Les origines de l’humanité s’obstinent à demeurer aussi mystérieuses que son avenir, de sorte que nous, les chercheurs inlassables, nous nous trouvons comme suspendus, sans appui, dans un moment de la durée. Tel est en deux mots, messieurs, le cadre sans cesse agrandi du mouvement scientifique dont vos sociétés continuent d’être les agents essentiels.

Mais si l’ensemble de l’œuvre archéologique des sociétés savantes a été, depuis un siècle, incomparable, grandiose par ses résultats et en progrès continu, est-ce bien à des recherches et à des publications érudites que doit, désormais, se limiter leur fécond travail ? Le moment n’est-il pas venu pour elles, après ce grand et noble effort scientifique, après cette admirable poussée de l’érudition et de la critique, d’élargir encore leur programme comme elles l’ont fait au siècle dernier, et de l’élargir, cette fois, dans le sens de la vulgarisation, j’irai jusqu’à dire de la vulgarisation populaire ? Le monde évolue sans cesse ; les temps nouveaux n’attendent-ils pas de vous, autre chose encore que des dissertations savantes, des musées soigneusement classés, des fouilles méthodiquement conduites ? L’état social contemporain, qui n’est déjà plus tout à fait le même que celui du temps où la plupart de vos sociétés furent fondées, n’a-t-il pas des besoins nouveaux de connaissances, que vous êtes à même de satisfaire ? En un mot, ne pourriez-vous faire participer, non seulement le grand public, mais les classes populaires elles-mêmes, à vos découvertes, et leur communiquer par là quelque chose du sentiment de respect que votre science vous inspire pour les vieux monuments, les ruines, les souvenirs d’autrefois, pour ces témoins matériels et artistiques des anciens âges, qui sont comme la parure et les joyaux de notre histoire ?

Je vous entends me dire : cette vulgarisation des connaissances archéologiques, comment la concevez-vous ? Comment comprenez-vous l’intervention des sociétés savantes dans cette œuvre de propagande populaire ?

Avant de vous répondre sur ce point, messieurs, faites-moi crédit de quelques instants, afin que j’essaye, au préalable, de vous démontrer que cette œuvre est utile, nécessaire, urgente et qu’elle répond à un besoin social.

Et en effet, messieurs, qui de vous n’a été frappé, maintes et maintes fois, de l’ignorance absolue des classes populaires, même des hommes instruits, en ce qui concerne le passé de leur village, de leur région, des vieux monuments à l’ombre desquels s’écoule leur monotone et routinière existence ? Quiconque parcourt les campagnes de notre beau pays est, tout de suite, dès qu’il veut s’enquérir de l’histoire locale, étonné de l’indifférence des populations sous ce rapport. Allez dans un bourg quelconque ; demandez au plus éclairé des habitants dans quel siècle a été bâtie l’église, il l’ignore ; ce qu’est cette vieille tour délabrée qui couronne la colline, ces fossés, ces restes de grands murs qu’on appelle le château, il l’ignore. Tout au plus, vous débitera-t-il quelque absurde légende sur les cages de fer, les oubliettes, les prisonniers rongés par les rats, les évasions fantastiques.

Cette croix historiée, entourée parfois de vieux arbres, qui orne pittoresquement l’entrée du village, que rappelle-t-elle ? Quand a-t-elle été plantée là ? pour commémorer quel événement ? il l’ignore. C’est ainsi qu’il y a peu d’années, s’effritait abandonnée et indifférente, dans les champs de Crécy, la modeste croix élevée sur le lieu même où tomba héroïquement le roi de Bohême, Jean l’Aveugle, dans les rangs de la chevalerie française. Il a fallu, messieurs, vous vous en souvenez, toute votre érudition et l’intervention de membres de l’Académie des inscriptions et belles-lettres pour que ce monument fût relevé, honoré et restauré d’une manière digne de cette page mémorable de notre histoire, qui nous apparaît aujourd’hui comme le prélude de cette amitié slave, cimentée dans le sang, qui a traversé les siècles jusqu’à nous.

N’interrogez pas ce docteur de chef-lieu de canton sur ces noms parfois si pittoresques et si expressifs, que vous déchiffrez à l’angle des vieilles ruelles de sa petite ville, ou bien sur ces lieux-dits dont les noms sont évocateurs de drames historiques ou légendaires ; il ne les connaît que pour les trouver ridicules et il n’aspire qu’à les remplacer par quelque nom qui soit plus en rapport avec sa pauvre et vaniteuse mentalité. Ce vieux pont aux arches de pierre élevées et inébranlables, n’est-ce pas un pont romain ? Le villageois le plus instruit ne peut que vous répondre : on l’appelle ainsi. Ce chemin dénommé la voie romaine, qui se perd à travers champs et n’est plus frayé que par tronçons pour la rentrée des récoltes, où allait-il, d’où venait-il ? Il ne se l’est jamais demandé. Il ignore tout de l’histoire de son village ; personne n’a jamais cherché à l’en instruire et à provoquer de ce côté sa curiosité. Il n’est point un déraciné matériellement, un immigré, loin de là ! mais on a fait de lui un déraciné intellectuel et il ne sait rien du sol où ses racines familiales sont ancrées. On le laisse végéter dans l’ignorance traditionnelle de son passé ; seulement. comme il lit son Journal, imprimé dans le chef-lieu voisin, il se croit informé de tout ce qui est hors de sa portée ; il peut parler de tout, sauf de ce qui devrait pardessus tout l’intéresser, puisqu’il s’agit de sa tradition, de ses aïeux, de sa maison, de sa petite patrie.

N’avez-vous pas observé, dans les villes de garnison, tous ces jeunes soldats qui, les dimanches de pluie, s’en vont par groupes promener leur désœuvrement à travers les salles du musée ? Que regardent-ils ? que comprennent-ils à ce qu’ils voient ? Il suffit de prêter l’oreille pour entendre, devant un monument quelconque, Statue ou tableau, les réflexions les plus pitoyables ; heureux encore quand ils se trouvent livrés, par l’administration, à la merci d’un guide patenté qui débite, en l’estropiant, le boniment dont à chaque répétition, il escompte le petit profit qu’il en doit retirer. Ceux d’entre les auditeurs qui croient posséder quelque savoir sont hien près de considérer le musée comme un amas d’inutiles antiquailles : seule, l’histoire naturelle conserve sa popularité parce qu’on y voit des bêtes exotiques empaillées. Aussi, parfois, des officiers dévoués ont-ils, depuis quelque temps, pris le parti, vraiment méritoire, d’accompagner leurs soldats pour leur donner, dans le musée même, quelques notions d’art et d’histoire.

Il y a quelques années, me trouvant dans un grand bourg de Bretagne, à l’entrée duquel se dresse un imposant calvaire, je demandai au maire, qui m’accompagnait, ce qu’était ce monument, et quel souvenir il rappelait. Il me répondit qu’il l’ignorait, qu’il ne s’en était jamais inquiété et que cela, d’ailleurs, lui était indifférent. Comment ce premier magistrat de la ville, dans son superbe dédain, pourrait-il avoir le souci d’empêcher quelque acte de vandalisme contre ce monument dont l’art est loin d’être absent ? Comment lui naîtrait l’idée qu’il y a intérêt public à veiller à sa conservation ?

Or, vous le savez, messieurs, c’est l’ignorance bien plus que le fanatisme, qui se livre à ces actes de vandalisme dont l’histoire de tous les âges n’est que trop remplie. Cette vérité n’est pas d’hier : déjà le roi Théodoric le Grand, qui se posait en héritier des traditions romaines, proclame dans un rescrit solennel que le respect public, bien mieux que la surveillance et la force, doit être la sauvegarde des monuments et de la beauté de Rome. N’est-ce pas l’ignorance et l’absence de toute notion artistique qui ont favorisé les spoliations trop fréquentes des brocanteurs abusant de la naïveté des curés, des maires, des anciens conseils de fabrique qui, souvent, ont vendu de véritables objets d’art pour les remplacer par quelques banales statues en cartonpierre ? Sans doute, les guerres étrangères, religieuses ou civiles, ont accumulé les ruines, mais la méconnaissance ou l’indifférence en matière artistique et archéologique ont aussi causé la disparition de bien des monuments dignes d’être conservés. Entre ce qui s’est accompli en France sous ce rapport et ce qui est advenu en Italie, par exemple, le contraste est frappant. L’Italie a traversé maintes révolutions depuis le xve siècle : guerres de villes à villes et parfois, dans une même ville, guerres atroces des factions. Et cependant, rien n’a été détruit de ces époques troublées, à tel point que non seulement nous en admirons les œuvres d’art, mais les archives mêmes surabondent où sont conservés les documents avec lesquels nous reconstituons curieusement l’histoire des artistes et de leurs œuvres.

L’Italie a hérité directement du respect que lui a légué l’antiquité tout entière pour les monuments et les vieux souvenirs. Il est plaisant et presque touchant de constater, rien qu’en consultant un médaillier de pièces romaines, combien naïvement les Romains étaient attachés à leurs traditions, quelque apocryphes qu’elles fussent.

On visitait sur le Palatin la cabane d’Énée et la chaumière de Romulus. Sans doute, Cicéron qui respectait ces reliques n’y croyait guère, non plus que Caligula qui, pourtant, les fit restaurer. Dans les écoles publiques, c’étaient les hauts faits des ancêtres mythiques des Romains et ceux des héros d’Homère qu’on enseignait aux enfants, et parmi les lectures favorites de la jeunesse des écoles, Plutarque signale, avec les fables d’Ésope, les petits bas-reliefs de marbre accompagnés de légendes explicatives et comparables à nos images d’Épinal, qui interprétaient les épisodes principaux de l’épopée homérique à laquelle la nation romaine prétendait rattacher ses origines.

Quand on lit Pausanias, qui parcourait la Grèce au iie siècle de notre ère, on est frappé du superstitieux respect dont les Grecs de tous les âges avaient environné les statues qui ornaient leurs sanctuaires ou leurs places publiques, les ex-voto déposés par les générations successives dans les temples qui étaient les véritables musées de l’antiquité. La curiosité que certains de ces objets excitaient par leur vétusté, leur singularité, leur origine exotique, ne faisait que les rendre plus vénérables. Dans chaque ville grecque, aux coins des rues, et dans les campagnes, aux carrefours des chemins, on rencontrait de vieux xoana, d’antiques idoles, objets d’un culte superstitieux et auxquelles, assurément, nul passant, même un ennemi, ne songeait à jeter des pierres. C’étaient les témoins sacrés de la vieille histoire et des luttes soutenues par les ancêtres, pro aris et focis. Tout le monde se racontait ces traditions, embellies d’âge en âge, devenues légendaires ; et qu’importait, je vous le demande, l’exactitude objective du récit, la réalité des prouesses des héros d’Homère, par exemple, puisque ces traditions entretenaient le culte de la patrie, la solidarité de la race hellénique, son sentiment de la beauté et son idéal moral, de la même façon que les pieux récits de la Légende dorée sont venus adoucir les mœurs des rudes populations du moyen âge. Il n’y avait pas un Grec qui ne connût par cœur au moins quelques vers d’Homère, et rappelez-vous l’aventure des prisonniers grecs dispersés comme esclaves dans la Sicile, après les désastres des Athéniens vers la fin du ve siècle avant notre ère : l’histoire raconte que ces soldats ne réussissaient à obtenir quelque répit à la dureté de leurs maîtres qu’en leur récitant les vers des tragédies d’Euripide.

Nous n’en sommes point là, certes, comme je le disais tout à l’heure ; mais ce que je viens d’indiquer rend compte de la persistance à travers les siècles de l’unité morale de la race hellénique et nous montre dans quel sens nous devons diriger nos efforts si nous voulons rétablir, à notre tour, l’unité morale de la France.

C’est pourquoi, messieurs, après la période des recherches savantes et des publications scientifiques qui, Dieu merci, est loin d’être close, mais qui a été presque exclusive jusqu’ici, j’estime que le moment est venu pour vos sociétés d’entrer résolument dans le mouvement vulgarisateur qui s’accentue de plus en plus dans toutes les branches de connaissances. Il s’agit pour les sociétés savantes de contribuer, à côté du Gouvernement et comme ses auxiliaires bénévoles, à sauvegarder, comme le disait naguère excellemment un écrivain contemporain, « la physionomie physique et morale de la terre française ». Au moment où une foule de monuments de toute sorte, depuis les édifices du culte catholique jusqu’au mobilier des églises, se trouvent confiés à la garde des pouvoirs publics ; au moment où la commission des monuments historiques en poursuit avec plus d’ardeur que jamais l’inventaire et le classement, vous devez prendre à cœur de devenir les collaborateurs de cette grande mesure préservatrice, non seulement en veillant à la garde des monuments, mais surtout en faisant pénétrer dans les mœurs populaires le respect archéologique qui sauvegarde et protège mieux que toutes les mesures administratives. Vous ferez œuvre saine et patriotique en instruisant les populations de nos bourgs et de nos villes mêmes, des souvenirs qui s’attachent à ces cathédrales, à ces humbles églises ou chapelles, à ces restes de remparts, à ces objets de musée, même à ces arbres trois ou quatre fois séculaires : vous éveillerez ainsi dans leurs âmes le sentiment de la réelle beauté, et vous relèverez la notion de la tradition ancestrale, fondement de toute société civilisée, mais nécessaire surtout dans une démocratie comme la nôtre, pour que l’entretien de tous ces vestiges des siècles ne paraisse pas, bientôt, prenez-y garde, un luxueux embarras, une charge publique trop onéreuse.

Dans la pratique, cette action que je réclame des sociétés savantes peut s’exercer de bien des manières. Je me permets de vous en indiquer quelques-unes en m’appuyant simplement sur les intéressantes tentatives qui ont été faites en différents endroits et que je voudrais voir se généraliser et persister avec régularité et méthode.

Les sociétés savantes peuvent intervenir dans cette réaction contre l’ignorance qui, avouons-le, est presque universelle : par des publications populaires illustrées ; par des conférences avec projections, organisées dans les villes, bourgs et villages ; par des promenades archéologiques et des visites de musées, de ruines, de sites et de monuments remarquables. Et dans cette triple direction imprimée à leur rayonnement au dehors, vos sociétés n’ont qu’à utiliser, en les adaptant à la vulgarisation, tous ces travaux d’érudition et de recherches scientifiques dont je parlais tout à l’heure, qui ont alimenté leur vie intérieure depuis un siècle. Elles ont surtout à leur disposition, pour agir efficacement, un merveilleux interprète qui ne fonctionnait guère encore, il y a cinquante ans, mais qui est devenu depuis, grâce à ses perfectionnements successifs, un auxiliaire indispensable des études d’art et d’archéologie : c’est la photographie.

Je ne vous apprendrai rien, certes, en vous disant que la photographie et les nombreux procédés qui en dérivent ont régénéré, depuis un quart de siècle, les études d’archéologie et d’histoire des beaux-arts. Grâce à la photographie, une véritable révolution s’est opérée et se déroule actuellement sous nos yeux dans cet ordre de recherches dont le principe fondamental est l’observation et la comparaison ; or, la photographie permet de multiplier presque à l’infini les éléments comparables. Voilà pourquoi elle joue, parmi nous, présentement, un rôle aussi important que, jadis, l’invention de l’imprimerie et de la gravure qui, elles aussi, furent des procédés mécaniques imaginés pour vulgariser et propager les œuvres de l’art et de la pensée humaine.

Désormais, plus de livres à images distribuées plus ou moins parcimonieusement et interprétées par le crayon ou le burin d’artistes dont je suis bien loin de mettre en doute la sincérité et le talent, mais qui ne pouvaient pas nous donner l’absolue sécurité dans la reproduction que nous procure la délicate et aveugle machine ; plus de livre d’archéologie ou d’histoire de l’art sans qu’il soit abondamment illustré de photographies qui permettent de contrôler l’auteur du texte tout de suite et à chaque phrase, nous érigent en Juges indépendants et nous délivrent, presque sans efforts, de la tyrannie de ses assertions et de ses théories.

La facilité avec laquelle on fait aujourd’hui de la photographie, — tous les archéologues sont ou doivent être photographes, — la rapidité avec laquelle on opère et on reproduit, le bon marché de toutes ces opérations font que l’on peut vulgariser et répandre partout les chefs-d’œuvre de l’art, tous les monuments, tous les objets conservés dans les musées. La carte postale illustrée dont on a plaisanté, au début, est devenue un élément précieux d’information pour les archéologues, et j’en connais, parmi les plus distingués, qui ont d’immenses séries de cartes postales bien classées.

Tout ceci, messieurs, pour vous démontrer qu’aujourd’hui il serait facile d’écrire pour chaque canton de notre beau pays, voire même pour chaque village, un petit livre de vulgarisation, abondamment illustré par la photographie, qui serait mis entre les mains des plus grands des élèves des écoles primaires, à titre de livre de prix ou de livre de lecture courante. J’ai rêvé que ce livre du jeune Français lui raconterait l’histoire de sa petite patrie ; qu’il y contemplerait en images commentées les monuments dignes d’intérêt et de souvenir, le beffroi, l’église, la maison communale, le vieux château, le vieux marché, les vieilles maisons, les vieilles tombes, la forêt, les rochers mêmes et les sites pittoresques ; qu’il y trouverait l’explication des noms des rues, des chemins et des lieux-dits caractéristiques, de ces fontaines auxquelles sont attachées d’étranges superstitions qui remontent parfois jusqu’à l’époque gauloise ; qu’il s’y instruirait de l’histoire locale et de ces légendes dont l’origine plonge dans un lointain mystérieux et qui sont comme les pages à demi effacées d’une chronique modeste où circule l’âme du vieux temps ; et qu’ainsi, tout en s’habituant à comprendre, il s’attacherait d’instinct à ces témoins des événements heureux ou malheureux de son village, à tout ce qui rappelle la vie de ses ancêtres, leurs luttes pour de meilleures conditions d’existence ou pour la conquête de libertés politiques, les réjouissances exceptionnelles, le deuil des invasions, en un mot les incidents de toute sorte qui ont imprimé une trace profonde dans la vie du pays. Car, on l’oublie trop : dans chaque village de notre vieille France, il y a quelque vestige digne de respect, quelque lieu-dit curieux ; il y est né quelque citoyen dont le nom mérite d’être honoré : « Ici, suivant le mot de Cicéron. les souvenirs se pressent en foule, et chaque pas que l’on fait évoque quelque événement mémorable (quacumque ingredimur, in aliquam historiam vestigium ponimus). »

C’est aux Sociétés savantes de nos départements qu’il appartient de rédiger ces monographies populaires, puisque la plupart des éléments en sont consignés dans leurs mémoires et leurs bulletins. Ce livre sera celui que tout Français lira avec le plus d’intérêt et de profit, dont il connaîtra par cœur toutes les pages et dont les images demeureront à jamais fixées dans son imagination, quelles que soient ses occupations, sa carrière ou son métier. Si loin que l’emporte parfois sa destinée, il s’y attachera parce qu’il y sera parlé de lui et de sa tradition, des choses au milieu desquelles il aura passé sa jeunesse, des maisons et des édifices dont il connaît toutes pierres, de ce cortège de souvenirs dont son enfance aura été bercée.

Pour répandre ces petits livres, vous ferez appel discrètement à l’intérêt bien entendu des localités, en leur montrant que monuments, sites et souvenirs peuvent être source de richesse, car ils attirent les étrangers, et retiennent les voyageurs. Bien des gens ne s’arrêtent à Vérone que pour Roméo et Juliette, et que va-t-on chercher dans les plaines de Waterloo, sinon l’évocation d’un des plus tragiques événements de l’histoire ? Dans cette propagande vous aurez donc aisément comme collaborateurs locaux, les hôteliers, les municipalités et les notables habitants ; vous devrez avoir surtout l’instituteur primaire.

Suis-je donc un utopiste ? Me bercé-je d’illusions, et ce que je demande là est-il irréalisable ? Non, messieurs ! je suis convaincu que l’instituteur du village, en particulier, si vous consentez à l’intéresser à votre œuvre deviendra avec empressement votre auxiliaire dévoué. Mais il lui faut, au préalable, je ne l’ignore point, un apprentissage, une sorte d’initiation, Peut-être lui a-t-on déjà mis en mains, à l’école normale, quelqu’un de ces manuels d’archéologie dont plusieurs sont rédigés par des maîtres de la science et qui répondent si excellemment à ce besoin universel de vulgarisation dont je parlais en commençant.

Peut-être aussi a-t-il assisté déjà à des conférences avec projections photographiques qui ont déroulé à ses yeux comme des leçons de choses, les principaux chapitres de l’histoire générale de l’art.

C’est aux sociétés savantes à développer de ce côté son instruction en l’initiant à l’archéologie de la région où il doit être appelé à enseigner ; en conviant les élèves de l’école normale primaire à des conférences sur les monuments et les souvenirs locaux, à des visites dans les musées, à des promenades dirigées par vous aux sites remarquables, aux ruines ou aux emplacements historiques ; en éveillant en un mot dans l’âme de ces futurs éducateurs des enfants, l’intelligence des beautés artistiques du moyen âge français et en leur inculquant le culte de notre tradition nationale.

Une fois installés dans les postes où les appellent leurs fonctions, les instituteurs commenteront à l’école le petit livre que vous aurez rédigé, ils entretiendront avec vous des relations suivies. Chacune de vos sociétés devra posséder un matériel de projections avec clichés, qu’elle prêtera aux municipalités et aux instituteurs. Ceux-ci feront eux-mêmes des conférences où ils montreront à la classe des jeunes gens qui correspond à l’enseignement primaire supérieur, et même à l’élite de leurs parents, les monuments de la région, les leur expliqueront, leur en feront comprendre l’intérêt et le rôle dans l’histoire.

Un grand nombre de sociétés de Paris et des départements ont déjà, Je le sais, pris l’initiative de conférences avec projections, et de promenades artistiques et archéologiques. Il importe de les développer et de les généraliser en ne les enfermant pas dans le cercle étroit de vos adhérents. Conviez-y spécialement les instituteurs ; pour qu’ils deviennent d’utiles auxiliaires de l’archéologie, commencez par en faire des curieux et des touristes.

Se promener à travers les ruines et les monuments d’un autre âge, c’est parcourir agréablement des chapitres d’histoire, c’est évoquer dans leur cadre et animer les personnages qui ont joué un rôle dans ce milieu que reconstitue l’imagination ; c’est admirer les œuvres d’art ; c’est être déjà sur le chemin du respect et de la protection. Organiser des visites dans les musées, surtout visites d’instituteurs et de jeunes gens, dirigées par vous, c’est insuffler la vie dans ces galeries muettes, c’est transformer ’chaque vitrine en une leçon d’art et d’histoire.

Dans la ville et le bourg, vous prendrez à tâche d’auréoler de souvenirs ou du prestige de l’art ces vieilles maisons où naquirent des hommes qui furent l’honneur de leur pays, ou bien d’où s’est envolée leur dernière pensée.

Ici, c’est un vieux donjon abandonné, reste d’un monument remarquable de l’architecture féodale, qui fut le refuge des populations attaquées par les Normands ou les Sarrasins ; là, c’est le beffroi, dont les cloches sonnèrent si souvent aux jours d’alarme publique ou pour les réunions des citoyens appelés à délibérer de leurs affaires communes ; et sur les pierres d’assises de ces vieux édifices, vous montrerez aux ouvriers jusqu’aux marques de tâcherons qui indiquent que ces murs furent bâtis par la main de leurs pères et qu’ainsi ils conservent quelque chose d’eux-mêmes et ont droit à leur respect.

Dans la campagne, vous expliquerez le rôle de ces promontoires fortifiés d’où l’on surveillait l’approche de l’ennemi ; ces camps de César, ces tours de Ganelon, ces poteries, ces vieilles armes, ces inscriptions, ces hypocaustes si nombreux, ces tuiles légionnaires, cet oppidum, cette voie romaine, ce chemin du Roi ; ces racines de murs et ces ossuaires oubliés, où dorment parfois des héros, car ces plaines que cultivent nos paysans ont été — il faut le leur rappeler — arrosées du sang de leurs pères combattant pour défendre leurs foyers, leur indépendance, leur liberté.

« Ces plaines, dit Virgile, en des vers émouvants, sont engraissées du sang de nos légions… Un jour viendra où le laboureur soulevant la terre avec sa charrue, trouvera des javelines rongées par la rouille, heurtera avec ses herses pesantes des casques vides et admirera dans leurs tombeaux fouillés, les ossements géants de nos pères » :

Grandiaque effossis mirabitur ossa sepulcris.

En ravivant ainsi sur place tous les souvenirs locaux, non seulement vous ferez, messieurs, œuvre utile, mais je vais jusqu’à prétendre que vous remplirez une véritable mission sociale. Voilà pourquoi il ne me déplairait point, je l’avoue, d’entendre dire que dans les réunions amicales des instituteurs de nos cantons ruraux, on s’est, grâce à vous, entretenu d’histoire locale, de monuments d’art, d’archéologie, de tumulus, de fouilles entreprises ou à entreprendre ; qu’on y a organisé des conférences, et cela à l’aide des guides illustrés que vous auriez rédigés ; ou même d’apprendre que ces conférences et ces promenades du jeudi ou du dimanche se sont faites sous votre direction personnelle et qu’aux instituteurs se sont joints un certain nombre de leurs élèves, de leurs parents, des ouvriers, des paysans désireux d’ouvrir leur esprit à la vie intellectuelle.

Car, ne vous y trompez pas, messieurs : tout ce monde est avide de s’instruire et il importe de ne pas laisser leur esprit s’égarer dans une fausse direction. Chaque fois que vous avez été amené par les circonstances à vous renseigner archéologiquement auprès de ces villageois avisés et intelligents qui parcourent et observent la campagne, garde-champêtre, arpenteur, garde-forestier, agent-voyer, n’est-il pas vrai que vous avez eu à vous louer des indications qu’ils vous ont fournies ? N’en avez-vous pas observé la justesse et la précision ; n’avez-vous pas trouvé en eux les meilleurs, les plus sùrs, les plus consciencieux des auxiliaires pour vos travaux de fouilles, vos relevés de plans, la direction de vos chantiers, le classement de tous les débris découverts ? Vous avez constaté avec quel intérêt cet homme suit vos explications et combien il est désireux de connaître et avide des éclaircissements qu’il attend de votre compétence scientifique.

Il en sera de même, à plus forte raison, des instituteurs, et déjà un certain nombre d’entre eux ont spontanément compris qu’ils pouvaient rendre des services archéologiques dans les localités qu’ils habitent. Plusieurs sont devenus les correspondants de la section d’archéologie du comité des travaux historiques. Incités par l’occasion, ils se sont livrés d’eux-mêmes à des recherches locales : ils nous ont envoyé d’excellents rapports et le comité a été heureux d’accueillir leurs communications et de les aider de ses encouragements et de ses conseils.

Il est aisé, à présent, messieurs, de mesurer les effets de ce relèvement de l’éducation nationale par l’action vulgarisatrice des sociétés savantes.

Faire pénétrer des notions d’art ancien et d’archéologie locale dans les écoles normales d’instituteurs et par ceux-ci dans les classes supérieures de l’enseignement primaire, c’est d’abord faire l’éducation du goût populaire. C’est habituer l’ensemble du public français à comprendre le passé et les œuvres qu’il nous a transmises ; or, n’oublions pas que la France, pendant de longs siècles, grâce au goût inné de notre race, a créé et fixé les styles dans l’art comme elle dicte encore aujourd’hui les modes. Un peu d’éducation archéologique inculquée à la partie éclairée de nos populations des villes et des campagnes lui donnerait l’idée d’appliquer quelque recherche d’art dans les choses de la vie courante, sentiment qui fait la distinction de l’individu et l’agrément de la demeure familiale. L’ouvrier d’art mettra plus d’ingéniosité dans l’imitation des formes anciennes et plus d’originalité dans ses créations, car il aura une expérience plus développée et vivra en contact permanent avec ses modèles et sa tradition artistique.

Les critiques sont d’accord aujourd’hui pour déplorer « la déchéance des industries d’art » à l’époque contemporaine. La seule façon de remédier à cette déchéance c’est en étudiant les objets anciens, de renouer cette tradition artistique de chaque genre, sans laquelle la fabrication industrielle dégénère et se perd dans la banalité vulgaire et anonyme.

Comment se fait-il qu’à l’époque moderne, tandis que la plupart des artistes, architectes, peintres, sculpteurs, graveurs, orfèvres, médailleurs, sont d’origine plébéienne, il y ait une distance si singulière entre leurs œuvres et les productions spontanées de l’industrie populaire ? D’où vient ce divorce absolu entre l’artiste sorti des entrailles du peuple, élevé souvent à l’école communale, ayant lutté longtemps parfois pour gagner sa vie, et les artisans, ses anciens camarades d’école et de première éducation, dont les travaux n’ont avec ceux de l’artiste aucun rapport d’inspiration ou de style ? N’est-ce pas que cet artiste, outre la flamme intérieure qui brülait en lui, a rencontré sur son chemin des maitres qui l’ont dirigé, et qu’il s’est engagé dans une tradition d’art, en se mettant en contact avec les œuvres d’autres artistes plus anciens qu’il a su admirer et comprendre, pour s’élever lui-même, jusqu’à les surpasser parfois ; tandis que la foule de ses camarades a été abandonnée dans sa grossièreté native, ou servilement emprisonnée dans une formule industrielle et banale que l’ouvrier reproduit aveuglément comme une machine.

Nulle impression d’art n’a été communiquée à l’imagination, nulle direction n’a été donnée au goût de ce laborieux artisan, dont l’initiative spontanée n’étant appuyée sur aucune tradition ne saurait évoluer et progresser suivant sa loi naturelle.

Et cela est si vrai que ce divorce dont on se plaint à juste titre n’existait pas dans l’antiquité. Chez les Grecs dont je signalais tout à l’heure l’unité morale et traditionnelle, il n’y avait nulle séparation, comme chez nous, entre l’art populaire et l’art noble ; tous les deux se tenaient par la main et l’un dérivait de l’autre. Les figurines de Tanagra le prouvent bien en attestant que les humbles modeleurs et le peuple grec dont elles sont l’expression la plus vivante avaient le sentiment et le culte de la Beauté aussi développés que les sculpteurs du Parthénon ou d’Olympie ou les graveurs des plus belles médailles d’Elis ou de Clazomène, de Tarente ou de Syracuse

Ce divorce n’existe point dans l’art chinois et dans l’art japonais, parce que ces peuples traditionalistes se développent artistiquement dans l’ordre de leurs conceptions naturelles et héréditaires. Ce divorce n’existait pas non plus pour la même raison, au moyen âge, car tandis que des artistes, au génie incomparable, concevaient le plan de nos cathédrales et en dirigeaient la construction, c’étaient des artisans populaires qui sculptaient ces milliers de figures, statues de saints, d’anges et de démons, d’animaux réels ou fantastiques, images satiriques, malicieuses, grotesques, logées à profusion dans tous les coins, dans lesquelles s’épanouit la vieille gaieté française et que le peuple comprenait. Reportez-vous aux miniatures et aux vieilles estampes : vous prendrez plaisir à y remarquer les images de gracieuses échoppes populaires, telles qu’on en rencontre encore parfois dans le pays flamand, avec un mobilier de style et d’élégants pignons, délicieusement habillés de verdure. Quel contraste avec la nudité géométrique de nos cabarets, leurs meubles d’une repoussante vulgarité, leur décoration de papier peint et de chromolithographies luisantes. Dans cinq cents ans d’ici, n’en doutez pas, les amateurs ne se disputeront point le mobilier populaire de notre temps, comme le font ceux d’aujourd’hui qui ont dévalisé à prix d’or les chaumières de Bretagne ou de Lorraine, de la Normandie ou du Berry.

Que vous dirai-je de la maison moderne du paysan, de l’ouvrier ou même du bourgeois ? de ces chalets cacophones et polychromes qui couvrent la côte ou le Lord de la rivière et forment un si déplorable contraste avec ces vieilles maisons de plus en plus rares qui conservent encore à quelques-unes de nos provinces leur couleur locale ?

Voilà à quelle déformation du goût général nous a conduit cette conception qui a répudié de parti pris ou par ignorance l’expérience accumulée des siècles antérieurs et a rompu avec des traditions d’art qui n’étaient rien d’autre que la floraison spontanée et naturelle de notre génie national.

La place que vous aurez conquise à l’archéologie dans l’éducation publique aura encore pour effet, messieurs, de mettre un frein à ces actes de vandalisme qui, trop souvent, ont mutilé l’aspect historique de nos villes et porté atteinte à la poésie de nos campagnes. Que diraient nos contemporains s’ils pensaient que dans deux ou trois siècles on jettera par terre, pour faire passer quelque tramway, tel des monuments élevés à la mémoire de nos soldats morts en 1870, ou bien encore le monument commémoratif du mémorable vol de Blériot ? Est-ce que les monuments anciens n’ont pas une origine analogue, et ne sont-ils pas, au même titre, un patrimoine national qui appartient à toutes les classes de la société, aux hommes de toutes les opinions et de tous les partis ? On raconte qu’en 1793, tandis que la populace qui avait envahi la basilique de Saint-Denis jetait au vent les cendres de nos rois, un vieux soldat qui avait pris une part ardente à la manifestation, s’arrêta soudain devant le tombeau de Henri IV dont il ne voulut pas permettre qu’on insultât les restes.

Cet homme, ressaisi par le sentiment de l’honneur national, pensa, sans doute, qu’il n’était pas nécessaire, pour répudier l’ancien régime, de faire table rase du patrimoine de gloire accumulé par nos pères. Îl a compris, d’instinct, que la solidarité des siècles constitue la force d’une nation et qu’un peuple qui renierait son passé agirait, pour employer une comparaison de Taine, « comme un homme qui, monté au sommet d’une immense échelle, couperait sous ses pieds l’échelle qui le soutient ».

Dans notre vieille France dont nous sommes les tenanciers héréditaires, il ne nous sied pas de nous donner des airs d’hôtes de passage qui n’ont rien de commun avec ceux qui les ont précédés. La maison est celle de nos aïeux ; efforçons-nous d’y retenir leurs ombres qui errent au milieu des souvenirs qu’ils nous ont laissés, et en remontant les âges, de restituer aux choses leur âme fugitive mais délicieuse.

Il en est des peuples comme des individus ; Je ne sais si les déracinés sont à plaindre, dans tous les cas ils ne sauraient être proposés comme modèles. De tous les lieux que l’homme du peuple est souvent forcé d’habiter, il n’en est aucun qui lui soit aussi cher que le coin de terre où il a passé son enfance. C’est là que, comme Jeanne d’Arc, il entend ses voix, la voix des ancêtres. Vienne un tremblement de terre, une inondation qui emporte sa maison : il la reconstruit au même endroit, sachant bien pourtant qu’un jour ou l’autre le même cataclysme risquera de la dévaster de nouveau. Arracher cet homme à son passé, à sa tradition, serait, de la part des éducateurs de la jeunesse, un crime contre la patrie, un attentat contre nature. « La nation comme l’individu, a dit Renan, est l’aboutissant d’un long passé d’efforts, de sacrifices et de dévouement. Le culte des ancêtres est de tous, le plus légitime ; les ancêtres nous ont fait ce que nous sommes. » Sans doute, Renan, quand il écrivait ces choses, songeait aux pages sublimes où Cicéron parle de sa maison de campagne et des souvenirs qu’y ont laissés ses ancêtres : « C’est ici ma vrai patrie et celle de mon frère Quintus : c’est ici que nous sommes nés, d’une très ancienne famille ; ici, sont nos autels, nos parents, les monuments de nos aïeux… Je ne sais quel charme s’y trouve qui touche mon cœur et mes sens… » Et Atticus lui répond : « Je ne sais pourquoi, mais nous sommes émus à la vue des lieux où se voient les traces de ceux que nous avons aimés ou que nous admirons. Tenez, pour moi, Athènes, ma chère Athènes me plaît moins par la magnificence de ses monuments et ses antiques chefs-d’œuvre, que par le souvenir de ses grands hommes ; le lieu que chacun d’eux habitait, la place où il s’asseyait, celle où il aimait à discourir. je contemple tout avec intérêt, tout, jusqu’à leurs tombeaux. »

Vous le savez, messieurs, ce sentiment est universel et voilà pourquoi la connaissance des monuments de notre histoire ne saurait rester un luxe de dilettantes et d’érudits ; elle doit devenir l’un des éléments de l’éducation de toutes les classes et, en particulier, des classes populaires. Dans ses luttes pour préparer l’avenir, le présent n’a rien à gagner à faire la guerre au passé, surtout quand ce passé est la France qui porte au front une auréole de gloire que lui a faite le peuple tout entier, et à laquelle celle d’aucune autre nation ne pourrait être comparée. Non certes ! les hommes qui ont créé notre tradition et nous ont transmis le nom de Français n’étaient pas des barbares. Ils n’étaient pas des barbares ceux qui ont inventé l’art gothique et jeté dans l’espace les flèches de nos cathédrales ; ceux qui ont peint les exquises miniatures de nos manuscrits, ceux qui ont formé notre langue et constitué notre littérature ! Ils furent de leur temps, comme nous devons être du nôtre. Ils eurent leurs vertus et leurs défauts, parce qu’ils faisaient partie de l’humanité. Surtout, ils furent nos pères ; jugeons leurs œuvres et leurs actes, mais respectons-les et conservons, comme un bien précieux et fécond en inspiration nouvelles et en progrès, leur patrimoine artistique et archéologique.

Messieurs, un peintre illustre de notre temps, voulant immortaliser dans un tableau devenu célèbre, la défense de la place d’Huningue en 1815, par une poignée de héros contre une armée d’assiégeants, a représenté les glorieux vaincus forcés de se rendre, sortant de la place avec les honneurs de la guerre. Vous vous en souvenez : la petite troupe, général et tambour en tête, défile au milieu des rangs pressés de l’armée ennemie qui présente les armes et reste saisie d’émotion, presque de stupeur, à la pensée de l’héroïsme qu’ont déployé ces braves qui sont tous blessés. Eh bien, messieurs, en contemplant à travers les siècles de notre histoire, les monuments de toute sorte que nous ont laissés les générations d’où nous sortons et qui ont fait la France grande dans le monde, dans les arts et dans les lettres, si nous n’avons plus les mêmes aspirations, les mêmes idées, le même idéal, sachons du moins reconnaître que ces générations ont accompli de grandes choses, et ces vaincus du passé par l’esprit moderne, saluons-les au passage : c’est à vous, messieurs, qu’incombe le devoir d’inviter la France nouvelle à leur présenter les armes !


  1. Extrait du discours prononcé par M. Babelon, membre de l’Institut, à la séance de clôture du Congrès des sociétés savantes (2 avril 1910).