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De la poésie lyrique en Allemagne - M. Edouard Moerike

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De la poésie lyrique en Allemagne - M. Edouard Moerike
Revue des Deux Mondes, période initialetome 11 (p. 353-366).

DE


LA POÉSIE LYRIQUE


EN ALLEMAGNE.




M. ÉDOUARD MOERIKE.
Édouard Moerike’s Gedichte[1]




On sait de quel ordre d’idées naquit, vers les premières années du siècle, le mouvement romantique en Allemagne ; l’étude des anciens, jointe à l’esprit critique du protestantisme, avait, sinon complètement détruit, du moins fort compromis ce que j’appellerai l’élément naïf dans la poésie. Les esprits éminens de l’époque, Tieck et Novalis à leur tête, sentirent qu’il fallait réagir, et soudain à l’antiquité on opposa le moyen-âge, à l’art réel et qui a conscience de sa force et de sa beauté l’art qui s’ignore, l’art populaire, l’art naïf. Ce fut alors l’époque des fabliaux et des légendes, l’ère du merveilleux. Les caractères humains, agissant dans un but humain et conséquent, disparurent ; la nature devint un théâtre d’illusions et de fantasmagories, de scènes occultes représentées par des ombres insaisissables défilant au demi-jour d’un mystérieux crépuscule et trottant sans pesanteur au gré de leurs aspirations infinies ; en un mot, le monde poétique ne fut pour un moment qu’une immense nuit de Walpürgis où la fantaisie mena sa ronde au clair de lune avec les fées, se roula dans le cristal des sources avec l’ondine et les naïades, et dans la flamme vive avec la salamandre. Que de muses charmantes ce réveil d’une mythologie si féconde attira ! et parmi celles qui s’attardèrent autour du merveilleux miroir, combien se laissèrent aller à prendre le reflet pour l’image, le moyen-âge de convention et de théorie pour le véritable, pour le moyen-âge de fait ! Je ne parle pas de Tieck, qui devait, après les temps de délire, aborder par ses nouvelles un monde plus positif, d’où l’on aurait tort cependant de conclure qu’il soit homme à se faire faute, même aujourd’hui, d’une libre escapade au pays des anciens rêves. Je parle encore moins d’Uhland, esprit méthodique et sage, dont l’inspiration, en cette sphère du moyen-âge qu’elle hante volontiers, a toujours choisi la zone plus éclairée, le fond lumineux dont le profil humain se détache. Mais n’est-il pas permis de penser que des natures délicates comme l’étaient Novalis, par exemple, et ce Wackenroeder, qui se rêvait le contemporain de Raphaël, que de pareilles natures, disons-nous, durent, par l’effet de leur illuminisme, se croire pour un moment au sein même de cette existence dont le seul mirage les enivrait ! À ce point de vue, tous deux sont morts à temps ; au moment où l’auteur des Méditations d’un Solitaire cloîtré et le chantre aimé de Henri d’Ofterdingen quittèrent le monde, l’illusion de leur vie était en pleine efflorescence. Ce qu’il serait advenu s’ils eussent survécu à l’heure enthousiaste, on l’ignore. Peut-être auraient-ils persisté, au risque de passer pour retardataires aux yeux de la génération nouvelle ; peut-être aussi se fussent-ils jetés à corps perdu dans les tendances humanitaires et le socialisme, ainsi qu’il arrive à Bettina. Trop souvent, de nos jours, le socialisme n’est qu’un romantisme qui grisonne. Toujours est-il qu’il y avait chez certains des coryphées du mouvement rétrospectif en Allemagne un élément naïf qui, même encore aujourd’hui, se perpétue. De là toute une filiation de muses gracieuses et discrètes, la plupart ignorées du monde et cultivant le germe transmis dans un coin de la Souabe ou de la Thuringe, de la Silésie ou de la Marche. Ne vous est-il jamais arrivé, en parcourant les galeries d’un château, de remarquer parmi les portraits de famille la figure élégante et douce d’un jeune homme dont l’expression mélancolique vous indique d’avance la fin prématurée ? Vous descendez au jardin, et, voyant des enfans s’ébattre sur les pelouses, il vous semble reconnaître en eux quelque chose de l’air et des traits de l’aïeul adolescent. Ainsi, dans ces physionomies romantiques qui se détachent, non sans charme, sur le fond du tableau contemporain, je crois surprendre un peu du son de voix et du profil de Novalis. Pour ceux-là, nous l’avouons, les évènemens n’ont pas marché ; il s’agit bien, en vérité, de tendances industrielles et de libéralisme ! que leur importe l’ère constitutionnelle qui date de juillet ? Parlez-leur de la source vive au fond du bois et du monde merveilleux qui l’habite, parlez-leur des rapports de l’esprit avec la nature, de cette harmonie élémentaire que le christianisme a rompue. Le poète donne à la nature un œil spirituel pour qu’elle voie, il lui donne une bouche pour qu’elle parle, il remet l’être humain en communauté avec le soleil et la terre, avec les plantes et les bois, et souffle en nous ce sentiment d’épouvante sacrée que l’aspect du beau inspire au sage de Platon.

Que de nuances dans le romantisme ! M. Édouard Moerike est romantique et M. Heine aussi. M. Heine, si je ne me trompe, débuta au déclin de la période et vit éclore sa poésie aux derniers rayons du soleil d’Arnim et des Schlegel. Quoi qu’il fasse pour renier cette origine, l’auteur des Reisebilder en subira l’influence jusqu’à son dernier jour. Romantique défroqué, dira-t-on ; oui, sans doute, mais heureusement pour lui l’instinct originaire a persisté. Même en ses écrits d’aujourd’hui, il n’est point rare de trouver çà et là maint passage qui ne respire que fantaisie et graces naïves ; peu s’en faut que vous ne le preniez alors pour un modèle de simplicité, pour un cœur d’enfant, tant il a l’air de croire à l’existence de ces elfes et de ces kobolds, de ces nixes et de ces fées dont il conte les histoires avec un si délicieux abandon. D’ordinaire l’illusion ne se prolonge guère au-delà d’un paragraphe ; au détour du feuillet, vous rencontrez le faune qui ricane ; là même, selon nous, est la principale originalité de M. Heine. Dans la phalange romantique proprement dite, M. Heine n’eût jamais figuré au premier rang. Pour l’imagination et les idées, Arnim, Novalis, Bettina elle-même, garderont toujours sur lui une incomparable supériorité. La grande habileté de l’auteur des Reisebilder est d’avoir su se faire un romantisme à part, une sorte de romantisme critique dont mieux que tout autre il possède le secret en Allemagne. Mêler l’élément naïf de la poésie du moyen-âge à l’élément négatif des sociétés modernes, manipuler du soir au matin les principes les plus contraires, mêler Arnim à Byron, Novalis à Mme Sand, prendre même quand on peut un aiguillon à Voltaire, tel est, j’imagine, le procédé. Le docteur Julius comparait dernièrement dans sa chaire de Koenigsberg la prose de M. Heine à un paradis terrestre, pour la richesse et le luxe de la végétation. J’admets volontiers le paradis terrestre, à condition qu’on n’oubliera pas le serpent. Arrivons à M. Édouard Moerike.

Vis-à-vis de MM. Heine, Herwegh, Freiligrath, de tous les dilettanti de l’Allemagne littéraire contemporaine, M. Édouard Moerike est un poète naïf : bien entendu qu’il ne saurait être ici question que, d’une naïveté relative, d’un certain état d’innocence où la fantaisie vit cloîtrée en dehors des bruits et des menées du jour. De tout temps, et cela même au moyen-âge, la période naïve par excellence, des muses bien distinctes se sont trouvées en présence : la muse qui a conscience et celle qui ne l’a pas, la poésie d’art en un mot et la poésie populaire. Il va sans dire qu’aujourd’hui l’art prédomine. Encore en Allemagne trouve-t-on çà et là quelques individualités du genre de celle qui nous occupe. Chez nous, avouons-le, ces individualités deviennent plus rares. Ce sens naïf dont nous parlions tout à l’heure, cette virginité de l’intelligence, si tant est que nous l’ayons jamais eue, voici bien long-temps que nous l’avons perdue. Ainsi, Victor Hugo, Béranger, Sainte-Beuve, sont des artistes dans toute la force de l’expression, des natures en qui la faculté critique et la faculté imaginative marchent au moins de front. Pour trouver l’instinct naïf proprement dit, il faudrait s’adresser aux vocations féminines, et là même combien rares sont les exemples ! Je ne vois guère que Mme Desbordes-Valmore qu’on puisse citer, car ce n’est ni l’auteur des Glanes, ni l’auteur de Napoline, esprits avisés, talens avant tout littéraires, qu’on rangera parmi les muses simples et qui s’ignorent. N’importe, cette rêverie, en général, a des charmes, et j’aime à l’opposer au dilettantisme du moment. Tandis que la muse de M. Freiligrath parcourt, en oiseau de passage, toutes les zones de l’univers, et va des mers de glace au Sahara, tantôt arrêtant son vol sur l’arbuste embaumé des tropiques, tantôt couvant de l’aile au bord du Nil des œufs de crocodile, on se prend à suivre les modulations du rossignol qui vocalise au clair de lune sous le tilleul du voisinage ; et ce poète qui, sans vouloir sortir du cercle un peu restreint de son domaine, se fait modestement l’écho des chastes voix de la nature et des soupirs du cœur, a souvent touché de plus près à la véritable originalité que celui dont l’imagination se met si fort en frais pour nous décrire la ceinture du cheick du Sinaï ou les mœurs des nègres du Congo.

Donner le procédé de cette poésie de M. Édouard Moerike, à vrai dire, on ne le saurait guère : c’est le chant de l’oiseau sur la branche, la chanson populaire dans sa plus naïve expression. On croirait lire de la prose, tant cette strophe a de simplicité, et cependant la rime vient à point, et la cadence est telle, que vous vous prenez à fredonner, à part vous, je ne sais quel motif imaginaire, comme si cette poésie avait en soi une musique infuse. Il faut avoir vécu parmi ces honnêtes populations de la Souabe, entendu les refrains du vieux temps qui se chantent à la brune sous les tilleuls de l’église, pour comprendre l’idyllique fraîcheur de ces compositions naïves. C’est d’ordinaire l’éternelle histoire du cœur des pauvres jeunes filles, un amoureux qu’on avait, et qui s’est enfui sans tenir ses promesses, les rêves caressés des anciens jours qu’on évoque pour les voir s’évanouir soudain, comme cette plainte jetée à l’écho du vallon, et que la brise emporte. « Temps des roses, hélas ! que tu as passé vite ! es-tu donc passé pour jamais ? Ah ! si mon amoureux m’était resté, je ne souffrirais pas de la sorte. En honneur de la belle moisson, elles chantent toutes, les faucheuses ; mais, moi, triste et pauvre engeance, rien d’heureux ne m’attend ici-bas. A travers la prairie en fleurs je me glisse perdue en mes songes jusque vers la montagne où mille fois il m’a juré fidélité, et là, sur le versant, je pleure à l’ombre du tilleul, tandis qu’à mon chapeau le vent agite le ruban rose qu’y attacha sa main. » Ainsi finit le doux motif, ou, pour mieux dire, il ne finit pas, car c’est le caractère, car il entre dans le caractère même de ces émanations élégiaques de laisser l’imagination en suspens, de s’arrêter en l’air comme ces mélodies de Weber et de Schubert, désespoir éternel des amateurs de la symétrie musicale. Un soupir de harpe éolienne, un ruban qui flotte, une larme, voilà toute cette poésie. Libre à vous de passer outre, et même de sourire, si vous n’avez pas la note sympathique. Cependant il est dans ce mince volume de M. Édouard Moerike mainte chanson d’un naturel charmant auquel il faut qu’on s’attendrisse ; et pour peu que vous vous souveniez de la complainte que psalmodie à son rouet la divine Marguerite de Faust, vous aimerez l’histoire de cette pauvre délaissée dont un mal pareil trouble la vie :


« De bonne heure, avant que le coq chante, avant que l’étoile ait pâli, je descends et j’allume le feu.

« La flamme naît, l’étincelle pétille, je regarde la flamme et l’étincelle, toute plongée en ma douleur !

« Et soudain il me revient, cruel enfant, que j’ai rêvé de toi toute la nuit.

« Larmes sur larmes coulent de mes yeux ; ainsi le jour s’écoule ; ah ! que ne revient-il ! »

Une autre fois l’Ariane champêtre s’adresse au vent : « O brise qui murmures, vent qui grondes, dis-moi d’où tu viens, où tu vas. » Mais le vent poursuit sa course sans l’entendre. « Le secret de ma vie, enfant, est-ce que moi-même je le sais ? Je l’ai demandé aux montagnes, je l’ai demandé au ciel, aux fleuves, à l’océan, et ni les montagnes, ni le ciel, ni les fleuves, ni l’océan, ne m’ont répondu ; ainsi je vais depuis des siècles. — De grace, arrête un seul moment, s’écrie alors la jeune fille, ne me diras-tu pas au moins en quels lieux est la patrie de l’amour, ne me diras-tu rien du secret de sa naissance et de sa fin ? — Qui peut répondre à ce que tu me demandes ? L’amour, ma belle, est comme le vent : rapide et prompt, jamais il ne repose, il est éternel ; qui change, c’est le cœur ! »

La muse de M. Édouard Moerike aime le merveilleux, les histoires de sorcières et les contes de fées, en un mot toute cette poésie du nord de l’Allemagne dont nous avons vu Kerner naturaliser l’esprit au jardin du Neckar. Ainsi même en ce groupe souabe si étroit, si uni, l’étude nous signale deux tendances, l’une réaliste, historique, plus portée, quand le surnaturel se rencontre, à le circonscrire dans l’ordre des phénomènes de conscience : Uhland et Schwab ; l’autre exclusivement romantique et toujours prête à transporter les choses sur le domaine de la fantaisie : Justin Kerner et M. Édouard Moerike, son meilleur élève ou disciple, comme il vous plaira. « Il n’est point mal, écrit le docteur Frédéric Vischer, dans ses Sentiers critiques, il n’est point mal que de temps en temps la poésie se révèle sous une apparence fantastique à la plate raison qui prétendrait la condamner à ne jamais produire qu’une froide et vulgaire copie des choses, ne fût-ce que pour montrer à sa rivale, si prompte à regarder toute simplicité dans l’ame comme une concession faite à sa manière prosaïque : d’envisager le monde, ne fût-ce, disons-nous, que pour lui montrer que le génie poétique, loin de laisser les choses comme elles sont, les modifie, les retourne et les transporte dans un royaume nouveau et Imaginaire. » Pour ma part, je me range assez volontiers de l’avis du docteur de Tubingen, et j’avoue que j’adore les arabesques lorsqu’elles ont de sveltes encolures de sirène, des huppes de colibri et de voluptueux enroulemens de fleurs. — En parlant de sirène, il nous semble ouïr les voix traîtreusement enchanteresses de celles dont MM. Édouard Moerike peuple les grottes de son lac. Sirène ici n’est pas tout-à-fait le mot ; en cette mythologie du moyen-âge nixe conviendrait mieux : si je l’écris, me le passera-t-on ?

Dans leur palais profond, sous les gouffres marins,

Trône le chœur fatal des sept nixes ; leurs mains
De la rose des eaux balancent le calice,
Leurs yeux guettent le jour dont un pur rayon glisse.

Et dès que sur les flots par la brise emporté
Un navire fuit comme une ombre,
Du royaume des eaux monte une clameur sombre,
Un affreux cri de mort par sept fois répété.

Une cloche magique alors s’ébranle et sonne,
Les pâles sœurs dansent en rond ;
Leur robe se défait, leur ceinture se rompt,
Leurs cheveux dénoués laissent choir la couronne.

Et la mer aussitôt déchaîne ses fureurs,
Et les élémens en délire
Rugissent autour du navire
Jusqu’à ce qu’il s’abîme au sein des profondeurs.


Ainsi chante l’astrologue Dracon au balcon de la princesse Liligi, sa blonde élève, qu’il a charge d’instruire dans les sciences occultes. Vers minuit, le grimoire s’est clos, et l’ardente jeune fille a supplié le maître de satisfaire à sa passion du merveilleux en lui contant des légendes d’un autre monde, la Grotte des Sept-Sœurs, par exemple, et l’histoire du Fils du Roi. L’astrologue n’a rien à refuser à la princesse, et le voilà commençant les préludes que nous venons d’entendre. La lune se mire dans les transparences vives des grandes eaux du parc ; le pin rend ses accords nocturnes, de tièdes bouffées d’aubépines et d’acacias nagent dans l’air, et puis la voix de l’alchimiste a des vibrations si profondément sympathiques, car maître Dracon n’appartient point à cette race classique d’astrologues rébarbatifs qu’on nous montre la baguette à la main, et sur le dos une robe sordide à peine digne d’orner la carcasse d’un usurier talmudiste du Ghetto. Dracon est jeune encore, il est beau, et dès qu’un peu d’exaltation s’en mêle, son œil noir jette des flammes. O douce et blanche Liligi, pourquoi prolonger cette heure dangereuse ? Que fait donc votre imprudente mère ? Cependant la jeune fille continue s’enivrer des paroles de l’enchanteur, qui, tandis qu’un charme inconnu la fascine, étend ses mains sur elle, et de sa lèvre basanée effleure ses doux yeux d’hyacinthe, dont une somnolence magnétique appesantit déjà les paupières. Liligi s’endort, et pendant son rêve il lui semble qu’elle entend les harmonies des sphères, et que les étoiles révèlent à son esprit le secret de nos destinées. Bientôt pourtant elle s’éveille. « O maître, vous vous taisez ; de grace, encore la ballade du Fils du Roi, » et l’astrologue continue ainsi :

A la surface de l’onde
Glisse le vaisseau royal,
Et les sept sœurs à la ronde :
Viens à nous, bel amiral !

Viens, nos chants doux et suaves
Te berceront désormais ;
Viens, tu verras nos palais !
Viens, nous serons tes esclaves !

Et le fils du roi, séduit,
Quitte son bord. O démence !
On l’accueille, on le conduit
Sous la vive transparence.

Vois la porte du sérail
Où t’attendent les sultanes !
Vois l’escalier de corail,
Les minarets diaphanes !

Cependant le même soir,
Sur l’océan solitaire,
L’étoile du ciel put voir
Un corps flotter vers la terre.

C’était le beau fiancé
Du chœur des nixes marines.
Sept blessures purpurines
Étoilaient son sein glacé.


Ici la même scène à laquelle nous avons assisté tout à l’heure se renouvelle ; le couplet qui nous a dit l’enivrement de la jeune fille sous les incantations de l’astrologue se reproduit en manière de refrain, et, comme dans les ballades de Schubert, à l’anxiété croissante de la mélodie, au ton plus orageux de l’accompagnement qui toujours davantage se complique, on sent les approches du dénouement. — Donc, la princesse Liligi demande une autre histoire ; Dracon obéit : ce sera la dernière. Il chante, il chante ! et sa lèvre, sur la fin, effleure encore la paupière de la jeune fille endormie. Plus d’histoires désormais ni de baisers ; cette fois Liligi ne se réveille pas : car cet homme est un magicien au service des nixes, et voilà cette nuit trois semaines qu’il s’est introduit, à la faveur d’un emploi mensonger, dans le palais du roi pour préparer le sortilège. Dracon s’empare du corps inanimé de la belle Liligi ; porté sur son manteau fantastique, il gagne l’océan où bientôt il plonge avec sa proie, et va frapper à la porte de corail, amenant aux sept sœurs l’aimable princesse, qui sera nixe un jour et commence en attendant son apprentissage.

Une des graces principales de cette poésie est, selon moi, dans la naïveté même de l’inspiration du poète, dans la profonde sympathie de l’auteur pour son sujet. M. Édouard Moerike aime, on le voit, cette mythologie romantique ; il y croit, il a foi dans son naturalisme, et, quand il parle de cette vie élémentaire des sources et des fleuves, je trouve en son accent quelque chose de la persuasive sérénité de Novalis interrogeant au sein des mines de la terre les forces vives des métaux. Au premier abord, l’idée pourra sembler étrange, et cependant rien n’est plus vrai : il y a parmi les poètes des organisations plus spécialement appelées à rendre certains frémissemens, certaines sensations de la vie de la nature. On dit de tel peintre : il fait bien l’eau, le ciel, les arbres ; pourquoi n’en dirait-on pas autant de tel poète, de Wilhelm Müller et de M. Édouard Moerike par exemple, les deux lyriques en Allemagne qui, selon nous, ont pénétré plus avant dans ces mystérieuses confidences de la naïade moderne ? celui-là un peu prosaïque, un peu bourgeois, comprenant davantage l’eau qui fait aller le moulin, le courant leste et clair où voyage la truite entre deux haies de gazon émaillé ; celui-ci plus entraîné vers le merveilleux, plus romantique, et préférant au ruisseau de la belle meunière la grotte de cristal des ondines du Rhin ou du Danube.

Sur le Danube immense un esquif a glissé,
Vois, c’est la fiancée avec le fiancé.

« Que puis-je te donner, mon bien-aimé ? dit-elle ;
Dis, quel est le trésor que ton désir appelle ? »

Lui plaisante et sourit ; mais la vierge, à ces mots,
Plonge sans hésiter son bras au sein des flots.

« Naïade du Danube, ah ! que ton flot m’envoie
Pour mon doux bien-aimé quelque splendide proie ! »

Et soudain dans sa main étincelle au soleil
Une royale épée au pommeau de vermeil.

A son tour, lui s’incline, et voilà qu’il ramène
Dans ses doigts un collier qu’envierait une reine.

Sur le front de sa belle il le pose à l’instant ;
On dirait à la voir la fille du sultan ! -

« Naïade du Danube, ah ! que ton flot m’envoie
Pour mon doux bien-aimé quelque splendide proie ! »

La vierge recommence, et sa main, ô trésor !
Du sein des flots émus retire un casque d’or.

Et lui, durant ce temps, pêches miraculeuses !
Ramène un peigne orné de pierres précieuses.

Pour la troisième fois sa main plonge dans l’eau ;
Ah ! malheur ! la voilà tombée hors du bateau !

Il s’élance après elle, et la saisit à peine,
Que la nymphe tous deux vers le fond les entraîne.

La nymphe du Danube est avare et sans cœur ;
Jeune fille et garçon paieront cher sa faveur.

La barque sur les eaux désormais flotte vide,
Le soleil disparaît, la nuit tombe rapide ;

Et, quand la lune au ciel se leva, les deux corps
Surnageaient enlacés et voguaient vers les bords.

Ces forces élémentaires, hostiles à la race humaine, ne séjournent point seulement sous les eaux ; le naturalisme populaire dont la muse romantique évoque l’esprit, le naturalisme du moyen-âge en peuple la création. Comme l’océan et les fleuves, la terre et l’air ont une vie occulte, et malheur à qui refuse d’y croire ! Une belle jeune fille, courtisée de tous, s’amuse à bafouer ses amoureux : «  Plutôt que de me marier, dit-elle un soir, j’aimerais mieux me faire la fiancée du vent. » Or, pendant la nuit, le vent survient et l’emporte, et, neuf mois après, la commère met au monde le bandit Jung Volker. — Autre part, c’est la fille du meunier, Greth, que l’esprit du vent ensorcelle. Un matin, le fils du roi entre au moulin, et, la trouvant seule, va l’embrasser, lorsque soudain la chevelure de la belle se met à tournoyer, à bruire, à gronder, que c’est une tempête dans la maison, tandis qu’au dehors pas un rameau ne bouge. « Ah ! s’écrie le don Juan épouvanté, tu es la fiancée du vent ; c’est toi qui, l’autre nuit, as enlevé le drapeau de mon palais. » À ces mots, un coup de vent brise la fenêtre et les emporte tous les deux par-delà les mers, sur un pic désolé où la sorcière étouffe son amant d’une étreinte. Dirai-je encore l’histoire fantastique de ce petit homme à bonnet rouge qu’on voit apparaître à la lucarne d’une certaine maison de la ville chaque fois qu’un incendie doit éclater dans la contrée ? Dès la veille, il va et vient, monte et descend, se remue et s’agite comme sous une fiévreuse influence, puis, à la première alarme, on le voit sortir de sa retraite sur un maigre bidet dont les naseaux ont l’air de flairer la flamme, et jusqu’à ce qu’un nouveau désastre menace d’éclater, cavalier et monture ne reparaissent plus. — Mais, dira-t-on, ce sont là des contes de nourrice que nous débite votre auteur : peut-être ; seulement ne médisons pas trop de ces enfantillages de la pensée, ils ont bien aussi leurs charmes et leur intérêt. C’est à tort d’ailleurs que nous comptons l’enfance et la jeunesse au nombre de ces choses qui passent sans retour. On citerait au besoin tel moment de l’existence le plus sérieusement occupée, où ces aimables fantaisies du berceau reparaissent en secret évoquées, et, pour peu qu’une forme élégante et littéraire ravive alors ces réminiscences d’un autre temps, on goûte sans trop rougir l’enfantillage, et le poète est bien venu. En ce sens, a-t-on jamais rien pensé de plus vrai que ce vers tant connu :

Si Peau d’Ane m’était conté, etc. ?


Il s’en faut cependant que cette muse naïve ignore les purs secrets de l’art, les idéales combinaisons de la forme classique ; je noterais, à ce propos, plus d’une élégie touchée de main de maître, et qui tiendrait fort dignement sa place dans le recueil du mieux goûté de nos intimes, la Visite au Val d’Urach, par exemple, morceau tout empreint d’une exquise et touchante mélancolie. Le poète, évoquant son passé, retourne aux lieux où s’écoulèrent ses premières années. Impossible de rendre avec plus de bonheur que ne l’a fait M. Édouard Moerike en cette aimable pièce l’émotion d’une pareille scène :


« Vallon chéri, je crois rêver en m’égarant ainsi sous ton épaisseur ; aucun prodige dans ce que voient mes yeux, et pourtant il me semble que le sol frémit, que l’air et la feuillée gazouillent ; cent miroirs verdoyans me renvoient mon passé qui me trouble en me souriant ; la vérité me devient une poésie, et ma propre image un fantôme étrange à la fois et doux. »


S’adressant alors à ces torrens que le soleil inonde de ses feux, à ces bois profonds, dont les chaudes bouffées lui arrivent chargées de vapeurs balsamiques : « Me reconnaissez-vous, s’écrie-t-il, moi qui si long-temps ai vécu parmi vous ?


« Ici, chaque tige m’enlace en d’ineffables méditations ; pas un caillou, pas un brin d’herbe si petit, que mon regard ne s’y attache avec langueur. Brins d’herbe et cailloux me parlent de choses oubliées à demi ; la joie et la peine se disputent mon ame ; je voudrais pleurer, et la larme s’arrête, tandis qu’en ma fiévreuse angoisse j’ai hâte de pénétrer plus avant. »

À quelques pas de là, notre poète rencontre les sources de la vallée. Aussitôt, comme vous pensez, le motif favori lui revient, et nous le voyons interroger de nouveau cet esprit de la nature dont il semble pressentir la vie élémentaire sous la transparence des eaux.


« Montrez-moi, s’écrie-t-il, ô sources ! montrez-moi vos cellules tapissées de mousse, montrez-moi, au plus secret du bois, les matrices profondes où s’élaborent vos ondes impétueuses avant de s’épancher en cascades sur les rochers et la vallée. »


Je regrette de ne pouvoir donner aucune idée du grand air que respirent ces stances, du vigoureux métal dont se composent ces octaves. Ici, on peut le dire, le poète est digne de son interlocuteur, et cortes il faut que l’esprit de la nature ait fait vœu d’un mutisme impitoyable pour ne pas répondre à qui l’interroge sur ce mode antique et solennel. Que de grace encore et de tendre émotion dans le tableau des premières amitiés dont ce paysage lui rappelle les beaux jours ! Il évoque du sein des touffes de feuillage le camarade de son enfance :


« O toi qui jadis fus un autre moi-même, oh ! viens, cher enfant, viens sans crainte ; aujourd’hui encore nous nous ressemblons, et jamais nous n’aurons à nous effrayer l’un de l’autre. »


Mais en vain il étend les bras, en vain il conjure la place, le feuillage reste immobile, et sur le banc accoutumé l’ami d’autrefois ne revient pas s’asseoir : « Adieu donc, ô vallée ! soupire alors le poète en s’éloignant le cœur gonflé de larmes : adieu, seuil paisible de mon existence, foyer où je puisais le meilleur de mes forces, nid embaumé des premières sensations, adieu, je pars, et que ton génie m’accompagne. »

Il y a plus : maint fragment de ce trop court volume, surtout dans la dernière partie, témoigne d’un commerce assidu des anciens. Sans parler de diverses traductions de Catulle heureusement venues (le choix n’indique-t-il pas ici certaine affinité de complexion ?), on noterait çà et là telle pièce où le symbolisme antique se mêle, non sans charme, aux détails un peu réels de nos pratiques modernes : le poème intitulé Têtes d’Automne, par exemple, dans lequel Dionysos évoqué se révèle, en vrai dieu légitime qu’il est, à ces bons paysans de la Souabe. Garçons, filles et matrones, sont rassemblés pour les vendanges, déjà la fête va son train ; mais voyez donc, sous ces bosquets, ce marbre festonné de pampre et de lierre. Quel air rêveur ! Serait-ce là Bacchus ? « Viens te mêler à nos groupes joyeux, s’écrient les vendangeurs, viens, ou du moins fais-nous signe de la main que tu nous as compris, et mesure trois pas le long de nos vignes riantes. » Cependant le dieu demeure immobile et chacun croit avoir perdu sa peine, lorsque trois coups de tonnerre ébranlent la vallée.

« Ainsi Zeus lui-même a voulu que son fils nous soit propice, ainsi nulle prière n’est vaine, et l’Olympe exauce encore les vœux des gens. »

À cette manifestation divine succède un silence sacré ; puis, le trouble religieux se dissipant, on songe à couronner la fête.

« Entonnez les dernières chansons et descendez par couples jusqu’au fleuve, où vous attend un bateau pavoisé. A la place d’honneur, que le dieu s’installe et nous dirige, et que l’équipage glisse en chuchottant par les frais sentiers que la lune éclaire. »


L’épigramme dans le goût antique, et telle du reste que Goethe l’a restaurée, se montre aussi par moment aiguisée tant bien que mal et voulant mordre, mais plus volontiers sentimentale, comme dans ce sixain que le poète adresse à sa mère.


« Eh quoi ! de tant de poésies, pas une qui te soit destinée, ô ma mère ! Pour te chanter, crois-moi, je suis trop pauvre ou peut-être trop riche, car toi seule, en mon sein, es tout un poème encore inchanté[2], un poème que nul ne sentirait et que je garde pour me consoler lorsque mon cœur attristé se détourne du monde, et, solitaire, contemple en lui la paix durable de son immortelle partie. »


Une autre fois le poète, traversant un cimetière de village, s’arrête devant une sépulture délabrée. Que d’abandon et de misère ! C’est à peine si quelques vieillards du pays se souviennent du nom qui fut gravé sur cette dalle, et nul, à coup sûr, n’y soupçonne un sanctuaire. Là repose la mère de Schiller, du prince des lyriques souabes. Le passant attendri cueille sur la place une églantine, et la rose sauvage devient entre ses mains le sujet d’une élégie en douze vers qui serait peut-être la meilleure épitaphe à inscrire sur la pierre de celle qui mit au monde un immortel, si pendant qu’on élève des statues au fils on pouvait s’informer encore de l’endroit où gisent les ossemens de la mère.

Nous en avons dit assez sur M. Édouard Moerike pour qu’on ait une idée du caractère de cet aimable esprit. Nous n’osons croire cependant que les amateurs du haut goût en littérature s’accommodent jamais d’un régime si simple, à moins que ce ne soit par contraste à l’ordinaire du jour. On nous a tant saturé le palais de genièvre et d’arack, qu’il pourrait se faire peut-être qu’un peu d’eau pure et naturelle puisée à la source voisine eût son mérite parmi nous. Inutile d’ajouter que dans tout ceci nul sentiment réactionnaire ne nous anime. En feuilletant cette infinité de publications poétiques que le libraire Cotta édite sans relâche, et qui, chose étrange, se vendent toutes plus ou moins, tant est vivace aujourd’hui encore le goût des vers dans cette Allemagne de Mme la comtesse Hahn-Hahn et de M. de Sternberg, il nous a semblé surprendre chez l’auteur de ce mince volume un romantisme doucement élégiaque, une fraîcheur native, que nous avons essayé de faire apprécier. Ici rien de titanique, de byronien. La douleur humaine, quand elle se rencontre, n’est guère qu’un soupir, qu’une larme assez rapidement séchée. Quant au cri déchirant de la conscience moderne, à ces accens sublimes qui ne résonnent que sur les lyres immortelles, demandez-les aux chantres de Werther et de René, de Childe-Harold et de Jocelyn. La muse dont nous parlons garde modestement la plaine et l’ombre, et si l’envie lui prend de parcourir les régions de l’air, ce n’est pas sur les ailes d’un aigle qu’elle voyage, mais sur le nuage d’Arnim et de Brentano qui l’entraîne à la chasse des elfes et des fées. Nous savons très bien que la Muse peut avoir de nos jours à remplir de plus sérieuses missions, et qu’il ne s’agit pas pour elle uniquement désormais de soupirer quelque élégie oiseuse au clair de lune, ou d’insuffler à l’aide d’une sarbacane je ne sais quelles vaporeuses silhouettes que le vent emporte. La poésie éclaire de son flambeau les plus secrets recoins de la vie des peuples ; la poésie chante l’épopée du cœur, et ne se lasse pas de redire d’âge en âge l’éternelle imprécation du Prométhée humain ; la poésie explore toute profondeur, tout abîme, et, comme Jésus-Christ, comme Dante, ne reculera pas devant la descente aux enfers. Bien entendu cependant qu’en explorations si solennelles l’esprit d’en haut interviendra. A Jésus-Christ lui-même la légende donne un ange pour guide ; Dante, comme on sait, eut Virgile. Or, pour peu qu’on ne soit pas bien sûr d’avoir quelque génie à ses côtés, j’imagine qu’on fera toujours mieux de restreindre sa sphère. En pareil cas, le plus prudent est encore de suivre le sentier de la fantaisie et de s’en aller rêver au bois voisin ; là du moins, si l’on s’égare, on a bientôt retrouvé sa voie, et le pire qui puisse arriver, c’est d’avoir perdu quelques heures.


HENRI BLAZE.

  1. Un vol. in-18. Stuttgard et Tubingen, chez Cotta. — Paris, chez Klincksieck.
  2. Ein noch ungesungenes Lied ruhst du mir im Busen.