De la politique et du commerce des peuples de l’antiquité

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DE LA POLITIQUE
ET DU
COMMERCE DES PEUPLES DE L’ANTIQUITÉ.
PAR M. HEEREN[1].

L’ouvrage de M. Heeren, fruit d’immenses travaux et de profondes études, mérite une analyse complète et longuement méditée. Les deux premiers volumes qui viennent de paraître renferment le tableau de la puissante monarchie des Perses, lorsqu’elle s’étendit, après les conquêtes de Cyrus, des rivages de la Méditerranée aux bords de l’Indus et de l’Iaxartes. Grâce à la traduction élégante et consciencieuse de M. Suckau, nous avons pu en embrasser avec facilité toutes les parties. Nous aurions désiré pouvoir rendre un compte détaillé dans cette livraison même de ce grand monument historique ; mais le temps et l’espace nous ayant manqué à la fois, nous avons voulu en insérer au moins quelque fragment. Celui que nous avons choisi fera ressortir en même temps un mérite tout particulier à M. Heeren ; c’est le talent avec lequel il rajeunit l’Orient, en nous montrant presque toujours l’histoire du présent dans celle du passé ; c’est l’art avec lequel il rapproche les écrivains anciens et les nouveaux, les races disparues des premiers âges et les nations plus modernes de ces lointaines contrées, de sorte que nous n’avons jamais été mieux convaincus de la vérité de cette observation, c’est que les mœurs de l’Orient ne changent point, et que l’antiquité y existe encore.

P. M. directeur.
HAREM ET VIE PRIVÉE DES ANCIENS ROIS DE PERSE.

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. . . . . L’organisation du harem des rois de Perse était jadis ce qu’elle est encore actuellement chez les peuples d’origine asiatique. Recruté dans les différentes provinces de l’empire, sa surveillance et sa police intérieure étaient confiées à des eunuques, connus à la cour des rois mèdes bien avant l’origine de la monarchie perse, et rendus nécessaires par l’usage de la polygamie. Ces eunuques et les femmes qui entouraient le roi obtenaient facilement une influence qui, sous un prince faible, dégénérait souvent en une espèce de tutelle, et leur livrait les rênes du gouvernement jusqu’à les rendre maîtres du trône, dont ils disposaient à leur gré.

L’intérieur de ces gynécées est dépeint très-fidèlement dans l’histoire d’Esther, et Hérodote nous initie dans les mystères de ces harems par le récit d’une intrigue de cour du temps de Xerxès. Le harem était divisé en deux appartemens ou corps de logis : les femmes ne passaient du second, habité par les dernières arrivées, dans le premier, qu’après avoir été admises à partager la couche du roi.

Le luxe effréné qui se transforme en un cérémonial importun finit par imposer un frein aux désirs du despote absolu. L’étiquette à la cour de Perse exigeait qu’une beauté nouvellement arrivée se servît pendant un an de parfums, pour être reconnue digne des embrassemens du despote[2]. Le nombre des concubines[3] devait être assez grand pour lui offrir tous les jours une nouvelle victime[4]. La haine et l’esprit de persécution, qui cessent à mesure que le théâtre des passions est plus resserré, furent portés dans le harem des rois de Perse à un degré inconcevable. Amestris, femme de Xerxès, étant parvenue à s’emparer de la personne d’Artaynte, sa belle-sœur et sa rivale prétendue, la fit maltraiter et mutiler d’une manière si cruelle, que nous n’osons en faire le récit.

Les épouses légitimes du prince étaient distinguées de ses concubines, différence qui existait aussi dans les classes inférieures. Comme tout se rattachait à l’organisation des tribus, les rois choisissaient leurs épouses dans la famille de Cyrus ou des Achéménides. Cependant l’exemple d’Esther paraît prouver que des concubines étaient aussi parfois élevées au rang des reines. On leur donnait alors les insignes royaux, le diadème et le reste de la parure. Mais les reines régnantes étaient habituellement soumises aux mêmes restrictions que les concubines, et on rapporte de Statira, comme une chose tout extraordinaire, que, bravant cette étiquette gênante, elle se montra en public sans voile.

L’incertitude de la succession au trône est inséparable des gouvernemens de sérail. Bien que la coutume en Perse donnât l’exclusion aux fils naturels, les intrigues de leurs mères et des eunuques, secondées par le poison, surent pourtant quelquefois leur frayer le chemin du trône. L’aîné des fils légitimes du roi lui succédait régulièrement, surtout lorsqu’il était né pendant son règne[5]. Le roi cependant était maître du choix ; et comme il était ordinairement déterminé par son épouse, la reine-mère avait une influence encore plus grande chez les Perses que chez les Turcs. L’éducation de l’héritier présomptif lui était en grande partie confiée : il lui était donc facile de le mettre de bonne heure dans une dépendance dont il avait de la peine à se tirer dans la suite.

La vie privée des rois de Perse offrait l’image de leurs anciennes habitudes, et ressemblait à celle d’un peuple nomade livré au luxe le plus immodéré. Même après qu’ils eurent adopté des demeures fixes, les traces de cette vie nomade ne s’effacèrent jamais entièrement : elles se montrent surtout dans les changemens de résidence à différentes époques de l’année. À l’exemple des anciens chefs de hordes errantes, les rois de Perse allaient avec leur cour, suivant la saison, d’une capitale de l’empire à l’autre. Suse, Babylone et Ecbatane jouissaient chacune de la faveur de les posséder quelques mois de l’année. Ils passaient le printemps à Ecbatane, les trois mois d’été à Suse, l’automne et l’hiver à Babylone. Les différences du climat, si grandes dans un empire si étendu, et plus sensibles dans ces régions d’Asie que dans celles d’Europe, y offrent des jouissances dont l’habitant de notre zone ne saurait se faire une idée. Ces voyages s’exécutaient avec une suite si nombreuse, qu’ils ressemblaient à des expéditions guerrières ; et on évitait de passer par les provinces les moins riches de l’empire pour ne pas les exposer à la famine. Un cortége nombreux fit toujours partie de la cour des grands dans l’Orient ; et celui des rois fut un corps d’armée. Les mêmes usages se retrouvent encore de nos jours chez les souverains de l’Asie, et on ne lit qu’avec étonnement les relations qu’en font les voyageurs européens[6].

On voit également des traces de la vie nomade dans la construction des palais et des maisons de plaisance des rois de Perse. Ils étaient tous environnés de grands parcs ou paradis, formant des districts assez vastes pour y passer la revue des armées, ou pour chasser des troupes de bêtes sauvages enfermées dans leur enceinte. De tels établissemens ne se trouvaient pas seulement auprès des grandes capitales, mais dans beaucoup d’autres provinces où les rois aimaient à s’arrêter, ou qui étaient la résidence des satrapes.

Le palais des rois avait, chez les Perses, le nom de Porte, comme aujourd’hui chez les Turcs. Selon la coutume des despotes asiatiques, les rois de Perse ne se montraient que rarement en public, et on était difficilement admis en leur présence. Les courtisans employés dans le palais se tenaient, selon leur rang et leurs fonctions, dans les cours extérieures ou péristyles, ou devant les portes ; et le respect pour le roi prescrivait, surtout devant lui, une étiquette sévère, à laquelle on était formé dès la première jeunesse. Le nombre des serviteurs de la cour, des maîtres de cérémonies, des satellites, ne saurait être fixé. Il fallait s’adresser à eux pour arriver jusqu’au monarque ; ce qui leur fit donner les titres d’oreilles du roi, d’yeux du roi, etc., car personne ne pouvait pénétrer sans intermédiaire et sans permission jusqu’au monarque.

La table était également soumise à un cérémonial uniforme, qui, devant satisfaire au goût le plus raffiné, ne gênait personne plus que le despote lui-même. Comme maître absolu de tout l’empire, il ne peut prendre que tout ce qu’il y a de plus exquis en fait de mets et de boissons. Il ne boit d’autre eau que celle du Choaspes, qu’on transportait dans ses voyages sur des chariots, dans des vases d’argent. Le sel de sa table devait être du temple de Jupiter-Ammon, situé au désert d’Afrique ; son vin, de Chalybon en Syrie ; le froment de son pain, d’Éolie, etc. L’usage voulait encore que, lorsque le roi de Perse passait par une province, on lui offrît les fruits les plus précieux du pays ; et il y avait une grande quantité d’hommes occupés à rassembler pour sa table les alimens les plus recherchés.

Au nombre des plaisirs des souverains perses étaient les grandes chasses qui les divertissaient le plus, et qui étaient pour eux comme l’école de la guerre. Ces chasses exigeaient ordinairement de nombreuses troupes armées, et ressemblaient à peu près à nos petites guerres. Les Perses avaient été originairement pasteurs et chasseurs. Une de leurs tribus, les Sagartiens, encore nomades du temps d’Hérodote, faisaient de la guerre même une sorte de chasse ; et quand ils poursuivaient l’ennemi, ils lui jetaient, comme aux bêtes sauvages, des lacets autour de la tête. Ce genre de vie se retrouve encore chez les Perses dans une civilisation plus avancée, et le luxe qu’ils étalaient est tout-à-fait semblable à celui qui règne aujourd’hui chez les princes mongols. On distinguait la chasse dans les parcs, amusement favori des souverains et des grands, de la chasse en plein champ, regardée comme plus noble et plus honorable, et dont le théâtre ordinaire était la Médie septentrionale ou l’Hyrcanie, contrées peuplées d’animaux innombrables.

Heeren
  1. Traduit de l’allemand, par M. Suckau. Paris, Firmin Didot, libraire, rue Jacob ; 1830, 8 vol. in-8o.
  2. Cette même gêne subsiste encore à la cour des schahs de Perse.
  3. Esther, 1. c. Chacune d’elles ne partageait ordinairement la couche du roi qu’une seule fois, à moins qu’elle n’y fût expressément appelée de nouveau.
  4. Darius, fils d’Hystaspe, eut trois cent soixante concubines. Leur nombre devait, selon l’usage de la cour, égaler celui des jours de l’année. Diod. ii. 220
  5. Herod. vii. 2. Chez les Perses, comme dans tous les empires despotiques, il y avait du sang versé à chaque changement de règne. On exécutait les prétendans à la couronne, ou on leur crevait les yeux (Herod. vii. 18). Cette dernière coutume existe encore en Perse (Chardin, ii, p. 89, 90 ; iii, 297). La succession à l’empire n’est pas fixée non plus chez les Mongols (Hist. généalogique des Tartares, p. 342, 381 ; et Lacroix, Hist. de Gengis Kan, p. 350).
  6. Voyez surtout Bernier, sur le Voyage du grand Mogol (Voyage, ii, p. 318, etc.), et Chardin, sur les Voyages des schahs de Perse, iii, p. 393.