De la prétendue veille somnambulique/02
DE LA PRÉTENDUE VEILLE SOMNAMBULIQUE
IX
Avant de continuer ces sortes d’expériences avec J….. et M….., je jugeai prudent de les recommencer avec un sujet qui fût moins sous ma dépendance continue. M. Ch….. m’amena le jeune B. Celui-ci se montra un acteur de beaucoup supérieur même à J….. La vérité de ses attitudes et de sa physionomie, la justesse de ses réflexions, la promptitude de ses réparties furent, à tous égards, vraiment étonnantes. Que de choses à tirer de là ! Les scènes eurent pour témoins, outre M. Ch….., le docteur Ch. Mathien, et mon collègue R….. Elles présentèrent des variantes intéressantes qui en justifient la relation. Elles eurent lieu alternativement avant ou après un premier réveil.
1. Je lui fais croire qu’il est en verre ; il reste immobile. Nous tournons autour de lui ; d’une voix lamentable : « Attention ! attention, je vous prie, messieurs ; je suis en verre ! ne voyez-vous pas que je suis en verre ! » Le docteur passe brusquement près de lui : « Quelle est donc cette brute qui prend si peu de précautions ? » Je m’approche, et lui casse un morceau du bras : « Ramassez-le, lui crié-je. — Mais je vais casser l’autre, répond-il. — Si, si, ramassez ! » Il obéit. Mais, penché comme il est, je ne réussis pas à lui souffler dans la figure ; c’est de cette manière qu’on le réveille. Je n’y parviens que lorsqu’il s’est déjà remis debout. Oubli.
Je recommence l’expérience. Cette fois-ci, je m’y prends de manière à le réveiller quand il est courbé vers la terre, en train de rassembler les morceaux. Souvenir complet de ses angoisses, de ses gestes, de ses paroles, de ses mouvements.
2. B. est en sucre. Je lui fais sucer son doigt : « Voyons ! je ne dois pourtant pas me manger. » Le ciel se couvre de nuages. À l’instant il manifeste la plus vive inquiétude. La pluie tombe. Il pousse des cris tragiques et déchirants : « Je fonds ! Je fonds ! » Je lui passe un mouchoir, il s’en couvre et se pelotonne par dessous derrière une chaise. Réveil. Souvenir intégral, comme dans tout ce qui va suivre.
3. Il fait froid. Heureusement, B. est un poêle. Il se décrit et désigne, en les mettant à leur place, ses diverses pièces. Il prend une pelletée de charbon et se la jette dans le ventre. Réveil, souvenir.
4. B. est un quinquet. Comme il fait noir, il prend une allumette, l’enflamme, l’approche de sa chevelure. Réveil, souvenir.
5. B. est un petit cochon de lait. M….., hypnotisée, le met en vente et en demande 20 francs. B. reste immobile, la tête fortement inclinée sur l’épaule, dans une attitude de résignation. Je dis à M….. de le soulever par la queue. « Elle ne peut pas, il est trop lourd. » Je dis à B. qu’on va le tuer. À l’instant, il se jette à quatre pattes, fait de violents efforts pour se sauver, et entraîne M….. qui cherche à le retenir. Je réveille M….. Elle se souvient, et essaye avec moi de réveiller B. Mais B. tient la face contre terre et se débat comme un beau diable, sans dire une parole. Acteur n’a jamais mieux que lui mérité qu’on le loue d’entrer dans la peau de son personnage. Pas moyen que je lui souffle dans la figure. Enfin M. Ch….. vient à mon aide, réussit à le maintenir un instant, et je le réveille non sans peine. Oubli total. La lutte a bien duré de trois à cinq minutes.
6. Trois songes consécutifs sans réveil intercalaire. B. a la mine d’une personne parfaitement éveillée. Dans les intervalles de repos, il s’assied d’un air si naturel et semble prêter une si grande attention à ce qu’on dit et ce qu’on fait que son état réel ne se trahit que par sa suggestibilité. B. va planter avec moi des pommes de terre. Je lui présente une règle en guise de bêche. Il la considère un instant : « Ne sauriez-vous m’en donner une avec un plus long manche ? — Ça ira quand même. » Il bêche, en appuyant vigoureusement le pied sur le fer. Le travail fini, je lui persuade qu’il est fatigué et qu’il a chaud. Il s’évente, s’agite, veut ôter ses habits. Je lui donne un verre de vin (réel) ; ce vin lui fait du bien ; il le ranime, le rafraîchit. » Repos.
Il doit aider les servantes à étendre le linge sur le gazon. On lui présente des journaux, des papiers, un mouchoir de poche, etc., sous les noms de chemise, nappe, pantalon, etc. Le travail achevé, il s’assied. Nouveau verre de vin. Me proposant de passer au troisième rêve, je commande aux servantes de rassembler les papiers. B. les aperçoit (il n’a donc pas entendu ce que j’ai dit) : « En voilà des servantes ! elles reprennent le linge qui n’est pas sec ! » Et leur jetant un regard de travers, il remet le tout en place.
Mais une chemise manque : c’est le mouchoir de poche que J….. tient en main. Il le lui arrache, le presse entre ses mains en la regardant d’un air de pitié méprisante : « Encore toute mouillée ! Je l’étends ; voyez-vous ? Et n’y touchez plus ! »
B. est dans le bois. Il fait chaud. Un orage se prépare ; un gros nuage s’élève à l’horizon. Le vent secoue les arbres. La pluie tombe. Nous nous réfugions sous un arbre. Les sentiers sont transformés en torrents : « Voyez donc l’eau ! » s’écrie-t-il, et il se colle de plus en plus contre son arbre. Mais cet abri devient insuffisant. Je tiens en main un balai, je le donne à B. comme parapluie : il fait le geste de l’ouvrir et l’élève au-dessus de sa tête. Réveil.
Il se rappelle immédiatement le dernier rêve ; mais les autres ne lui reviennent pas d’emblée. Invité à rassembler ses souvenirs, il se rappelle le second, et retrouve ensuite sans peine le premier. Aucun détail n’est oublié.
On ne peut s’empêcher d’admirer la fidélité de la mémoire des somnambules. Les paroles qu’on leur dit ont l’air de s’imprimer chez eux comme sur un phonographe. S’agit-il de suggestions, les ordres sont accomplis avec une exactitude scrupuleuse. Mais aussi, comparons leur état au nôtre. Pendant qu’on nous parle, nous entendons les mille bruits de l’appartement et de la rue ; et non seulement nous les entendons, mais nous les reconnaissons et les localisons : c’est une dispute entre les domestiques ; le chien qui gronde ; un fournisseur qui entre ; la pendule qui sonne ; un charretier qui jure ou fait claquer son fouet ; le roulement du tramway ou des voitures ; le sifflement d’un bateau à vapeur. Aux distractions de l’ouïe, ajoutez-en d’innombrables venant de la vue, de l’odorat, du toucher, de tous les sens en un mot, sans compter les souvenirs qui surgissent à l’occasion de ces sensations diverses, et vous n’aurez encore qu’une faible idée du monde infini d’impressions de toute nature qui entrent ou surgissent en nous, en même temps que celles sur lesquelles on désire attirer spécialement notre attention.
Le somnambule, au contraire, est absolument insensible à toutes les actions du dehors, sauf à celles pour lesquelles son hypnotiseur le dispose. Au moment où celles-ci se font sentir, son esprit est une véritable tabula rasa, et les empreintes faites se dégagent, isolées, nettes, et vives sur un fond uniforme comme la nuit. C’est cette nuit même qui entoure ces empreintes, qui les rend si difficiles à retrouver, si inabordables, pourrait-on dire ; et le procédé par lequel nous avons appris à les retrouver consiste, en somme, à les relier par un trait lumineux, au jour de l’état normal.
L’explication des illusions du somnambule n’est pas différente. Comme je le dis dans mon volume sur le Sommeil et les Rêves, nos rêveries, nos écarts d’imagination pendant la veille sont sans cesse contrariés et contrôlés par la réalité brutale et violente. Mais, pour lui, cette réalité n’existe plus. Bien mieux, dans la vie ordinaire les réalités elles-mêmes se font concurrence. Vous ne pouvez voir un cheval sans voir le conducteur, la charrette, les maisons de la rue, les passants, la terre et le ciel. Le somnambule, si vous le lui dites, ne verra que le cheval. De là, l’extraordinaire vivacité de ses impressions, la facilité avec laquelle il accepte les métamorphoses, la promptitude de ses résolutions. Ce n’est pas lui qui est tiraillé en sens divers. Il est poêle, il est quinquet ; il s’allume sans arrière-pensée, sans crainte de se brûler, à moins qu’on ne le lui suggère cette crainte. Certes, il sait développer spontanément une suggestion, mais sans sortir du cercle étroit qu’on lui a tracé. S’il est cochon de lait, il se mettra peut-être à quatre pattes, et grognera au lieu de parler, mais ne poussera pas plus loin ses déductions. S’il est en sucre, il pensera à se sucer, mais il ne songera qu’il peut fondre que si on lui parle de pluie.
B. est certainement intelligent et il a l’esprit d’à propos. Mais cet esprit, pour se montrer, a besoin d’une provocation directe. Ainsi je renouvelle avec lui le rêve de la tête disparue. Il ne fait pas comme J….. et M….. ; il touche sa tête dans tous les sens, mais en constatant qu’il ne la sent pas. À la question, « comment il me voit », il répond « avec ses yeux ». À cette autre question « où sont ses yeux puisqu’il n’a pas de tête, » il a l’air visiblement intrigué et répond qu’il ne sait pas. Je lui présente un miroir, il ne voit pas sa tête, et indique bien où son corps s’arrête ; il ne voit pas non plus ses yeux. Je jette une éponge sur le plancher, en disant que c’est sa tête, il court après, et se la pose sur le crâne. Réveil et souvenir. Il nous confirme son embarras, et le mal de tête qu’il se donnait pour comprendre où étaient ses yeux du moment qu’il n’avait plus de tête.
Or, on peut avancer avec une quasi-certitude que l’hypnotisé ne s’attachera pas de lui-même à cette contradiction. Voyez le rêve que j’ai rapporté plus haut, où j’étais accroché à un porte-manteau pendant que, d’autre part, je soutenais au visiteur que je n’étais pas à la maison. Bien que, par profession autant que par goût, je ratiocine tout le long du jour, et souvent même la nuit, l’absurdité flagrante de ce rêve ne me choquait pas. (Voir plus loin l’expérience 5 du 6 mai.)
Le somnambule est tout aussi pauvre en actions qu’en idées.
L’autre jour J…., à l’état de somnambulisme, a raccommodé une chemise ; elle a recherché avec soin les moindres trous et les a réparés. Son travail achevé, elle a replié la chemise avec soin, l’a mise derrière elle, puis est restée sur sa chaise avec un air contemplatif, comme si elle se demandait ce qu’elle pourrait bien avoir désormais à faire. Je n’en ai pas ce soir-là prolongé l’épreuve, mais je suis certain qu’elle aurait pu rester dans cette pose des heures entières.
Un jour, j’ai prolongé l’expérience. Elle devait mettre des boutons de bretelles à un pantalon. Je lui fis faire cet ouvrage endormie. Quand elle eût fini, elle se mit à réparer et à modifier toutes sortes de petits détails qui, d’après elle, n’étaient pas confectionnés dans les règles. Je lui dis de ne pas perdre son temps à ces bagatelles. « Mais, me dit-elle, je n’ai rien d’autre à faire. — Pensez bien. » J….. se mit à réfléchir, puis songea qu’elle pourrait bien aller fendre du bois. Or, notez que ses travaux à l’aiguille étaient loin d’être terminés.
Conclusion : le somnambule est monotone et ne joue que l’air pour lequel il est remonté.
X
Jusqu’à présent, je n’ai parlé que des suggestions avec hypnotisation préalable. Mais M. Bernheim parle de suggestions et d’hallucinations données pendant l’état de veille. Ce sont de pareilles suggestions que j’ai vu faire à la pensionnaire malingre de la Salpêtrière. Qu’en est-il de ces suggestions ? Les réponses se pressent.
Comme le dit M. Bernheim[1], les sujets qui ont été hypnotisés plusieurs fois peuvent, sans être hypnotisés de nouveau, présenter à à l’état de veille l’aptitude à manifester des phénomènes suggestifs. Tous les phénomènes rapportés par M. Bernheim. je les ai reproduits avec la plus grande facilité non seulement sur mes sujets ordinaires, mais encore sur ceux de Donato et sur la jeune paysanne[2] dont j’ai parlé dans les premières pages : anesthésie (M. Masius, on se le rappelle, a percé la langue de J… éveillée), pour l’urtication, la brûlure, etc., paralysies, contractures, amnésies, hallucinations, etc.
Comment expliquer ces phénomènes ? Pour moi, il est hors de doute que le sujet est hypnotisé par la suggestion même qu’on lui donne.
La plupart des suggestions sont, au fond, des contre-réalités. Voir ou sentir ce qui n’est pas, c’est être en dehors du monde réel et habiter celui des rêves. La suggestion renferme ainsi implicitement le signe qui plonge le sujet dans l’hypnose.
Je viens de dire la plupart des suggestions. Il y a des suggestions qui se réalisent matériellement ; par exemple, les anesthésies, les hyperesthésies, les paralysies, les contractures. Quand le sujet devient insensible, que ce soit par suggestion ou autrement, le fait existe qu’il est insensible. Il n’en est pas de même si on lui fait accroire qu’il n’a plus de bras. Dans le premier cas, l’idée a un substratum réel ; ce qu’elle n’a pas dans le second. Je pourrais m’étendre davantage sur ce sujet, et rechercher, par exemple, si on peut mettre sur le même rang ces deux phénomènes inverses, la disparition et l’apparition suggérée d’une douleur déterminée comme celle d’une brûlure. Mais ceci m’entraînerait absolument trop loin. Je me contenterai d’établir, par des preuves expérimentales, l’hypnotisation du sujet au moment d’une suggestion sine materia, si je puis employer ici ce terme d’école.
Voici un fait choisi entre cent. Était présent M. R. Boddaert, professeur de clinique à l’université de Gand.
J… est à la table, et bien éveillée. Je lui mets en main un rond de serviette. « Qu’est que c’est que cela, J… ? — Un rond de serviette, me répond-elle en riant. — Vous vous trompez, c’est un cercle de roue de charrette. » Instantanément la figure de J… change ; le regard devient fixe et étonné. « Vraiment, monsieur ! comme il est grand ! » et elle trace un grand cercle sur la table. « Il faut ôter cela, J… » J… soulève avec effort le rond de serviette : « Comme il est lourd ! — Je vais vous aider. — Non, vous vous ferez mal ! » Elle le dépose à terre avec précaution, puis le fait rouler lentement devant elle, et le dépose contre le mur dans un coin. Je vais pour le prendre. Elle est anxieuse. Je le soulève et le laisse retomber. Elle retire vivement ses pieds et s’assure, avec la terreur peinte sur son visage, qu’il n’est pas tombé sur les miens. « Pas d’imprudence, monsieur, je vous prie ! » J… n’est pas éveillée, car elle ne voit plus personne. Elle ne roulerait pas un rond de serviette devant un inconnu en présence de qui elle est pour la première fois. Du reste je n’ai qu’à dire : « Éveillez-vous ! » ou lui souffler dans la figure, ou la secouer d’une certaine façon, pour qu’elle revienne à elle. Or, si je l’éveille, c’est qu’elle est endormie.
Je l’interroge. « Qu’avez-vous fait ? — Je ne sais pas ; ai-je été endormie ? — Oui. — Je ne me souviens pas. » Je lui montre le rond ; ses souvenirs reviennent et elle sourit. Elle raconte tout le rêve.
Je ne disconviens pas que ces choses sont étranges et encore entourées d’un voile obscur. Je crois, comme je l’ai déjà annoncé, en posséder l’explication. Pour le moment, je me borne à faire remarquer que, par mon interprétation, l’inexpliqué, au lieu de se ramifier indéfiniment, converge vers un tronc unique.
J… s’étonne de ces choses, et moi avec elle. Elle n’y comprend rien, ni moi non plus. Souvent le sommeil hypnotique forme la matière de nos entretiens. Exemple[3] : Je suis accoudé à la cheminée ; J… est devant moi, et notre causerie tombe sur l’hypnotisme. « Ce que je ne comprends pas, monsieur, c’est que je ne puis pas empêcher ce que vous voulez. — Je ne le comprends pas plus que vous. Pourquoi, si je vous dis que votre bras est raide, votre bras est-il raide ? — Qui, pourquoi est-il raide ? Ah ! que c’est gênant, voyons, ôtez-moi cela ! »
Vous allez croire que, cette fois encore, J… est endormie ; non, elle est éveillée, bien que quelque chose d’indéfinissable soit venu s’étendre sur sa physionomie ou sur son regard. Néanmoins, si je lui souffle dans la face, son bras redeviendra souple. Mais ce souffle ne produit pas de réveil, il n’est que le signe de la disparition du phénomène. Par quoi la suggestion a-t-elle été opérée ? Oh ! par un rien. J’ai prononcé une phrase avec un léger ton impératif, et cela a suffi. Aujourd’hui je saurai, presque à coup sûr, prendre le ton voulu pour produire ou ne pas produire la suggestion, et je saurai lire sur le visage de J… si elle a porté ou non. Et pourquoi J… n’est-elle pas endormie ? Parce que la suggestion a un substratum réel.
Voilà J… délivrée de sa contracture. « Pourtant, J…, si vous ne vouliez pas une bonne fois, comme il faut, cela n’arriverait pas. Voyons, résistez de tout votre pouvoir. — Oui, monsieur. — J…, votre bras est raide. » J… change de physionomie ; mais elle est plutôt dépitée et non hypnotisée.
Je reprends et continue : « Ainsi donc, J…, si je vous fais voir quelque chose qui n’existe pas, vous le voyez. — Comment ? sans m’endormir ? — Mais oui. Voyez-vous quelle abondante chevelure couvre mon front et quelle belle barbe noire ! »
Le lecteur comprend sans doute que ma barbe est blanche et que non front est bien près de faire le tour de ma personne. Voilà J… qui admire ma chevelure, et passe sa main dans la longue barbe noire qui pend devant ma poitrine. Mais cette fois l’œil est fixe, l’air sérieux et significatif pour quiconque a étudié d’un peu près la physionomie des hypnotisés. Je souffle dans sa figure ; l’illusion s’évanouit, ainsi que le nuage qui s’était répandu sur ses traits.
Bien mieux, je puis détruire la réalité, parcelle par parcelle. Je saurai prendre un certain ton qui lui fera dire : « Pas tout à fait noire, monsieur, il y a assez bien de poils blancs », ou bien : « Oh ! il y a plus de blanc que de noir dans votre barbe. » Mais quel que soit le degré de l’illusion, le phénomène est toujours du même ordre ; il est le produit d’une hypnotisation.
Comme on le voit, le sujet s’endort quand la suggestion le transporte hors de la réalité et lui fait voir ce qui n’existe pas. Toute suggestion de l’espèce renferme à l’état latent l’ordre préalable de dormir. Quand on lui dit : Voyez les beaux poissons rouges ! c’est comme si l’on avait commencé par lui dire : Dormez.
Autre est le phénomène quand la suggestion est accompagnée d’une modification corporelle : chaud, froid, paralysie, contracture, urticaire, besoin, douleur ou apaisement de douleur. Quand M. Charcot disait à sa pensionnaire : « Vous avez bien mal dans le dos ! », elle avait réellement mal et n’était pas nécessairement hypnotisée. Souvent l’arrivée du médecin ou du chirurgien calme ou exaspère les maux du patient, sans qu’on puisse dire qu’elle l’hypnotise au sens propre du mot. Nous dirons un jour ce que nous croyons qu’il en est dans la réalité.
Rien de plus naturel d’ailleurs. Le sommeil est caractérisé par ce fait que l’imaginaire vient prendre la place du réel. Cette partie de l’âme qui reste en communication avec la réalité ne dort pas. Ne rêve et ne dort que celle qui dramatise et transforme les impressions extérieures de manière à créer un monde factice où le dormeur croit vivre et se mouvoir. La distinction est capitale. Il n’y a pas d’hallucination quand l’image repose sur une réalité adéquate. Le liseur de roman, le spectateur d’une féerie n’est pas endormi, même quand il s’abandonne tout à fait à l’illusion de sa lecture ou du spectacle[4].
C’est lorsqu’on veut donner des suggestions dans les conditions qui viennent d’être dites, c’est-à-dire sans hypnotiser le sujet par une opération spéciale, que l’on pourrait croire à une action extérieure de la pensée. Si je m’observe avec soin, je remarque que, quand je reste indifférent à l’affirmation que j’énonce, c’est-à-dire quand je la prononce des lèvres seulement, elle ne se réalise pas. Pour qu’elle se réalise, il faut que j’y mette une certaine volonté, une certaine sincérité. La thèse dont M. Richet a failli prendre la défense, concernant la communication de la pensée, trouverait-elle donc là un appui expérimental ? Non. Cette efficacité apparente de la volonté provient uniquement, je crois, de la physionomie de l’hypnotiseur qui vient contredire ses paroles si sa volonté fait défaut. Il va sans dire qu’ici interviennent pour une grande part les habitudes prises et par l’hypnotiseur et par les sujets. Pourtant, quand je rappelle mes souvenirs, il me semble que, malgré un long commerce qui pourrait comporter de la distraction ou de l’indifférence, c’était avec autorité que M. Charcot s’adressait à ses malades, et, entre autres, à cette fille si suggestible dont j’ai raconté les hallucinations à l’état de veille.
On peut, à l’état de veille, donner des suggestions à longue échéance. Ainsi, l’un des jours du mois de mai (c’était le 10), à sept heures du matin, j’annonce à J… que, au moment où elle habillera ma femme, elle lui verra un grand nez. À sept heures un quart, elle avait gardé le souvenir de la suggestion. À huit heures un quart, elle la racontait à ma femme, et lui disait qu’elle ne l’aurait pas. Vers huit heures et demie, occupée à faire une chambre au second, elle se disait tout le temps « qu’il ne lui plairait pas » de l’avoir. À huit heures trois quarts, elle ne savait plus quelle était cette chose qu’il ne lui plaisait pas d’avoir. À neuf heures, la suggestion opérait. J’étais présent ; elle n’a pas eu du tout l’air de me voir et elle a pourtant passé tout près de moi. Elle a ri aux éclats en voyant ma femme, et lui a pincé l’appendice imaginaire. Sur mon conseil, ma femme lui a soufflé dans la figure. Souvenir intégral. C’est ainsi que j’ai pu reproduire de quart d’heure en quart d’heure ce qui s’était passé en elle.
La question se pose de savoir si le sujet s’endort au moment où on lui fait la suggestion. Je suis porté à le croire ; mais il m’est difficile aujourd’hui de répondre avec assurance parce que la mémoire de mes deux servantes est, comme je l’ai plusieurs fois observé, tellement développée, qu’un rien rafraîchit leur souvenir. Voici néanmoins quelques faits.
Le 7 mai, à dix heures du soir, je commande à J…, sans l’endormir, de m’apporter le lendemain, à sept heures, mon déjeuner, et de m’embrasser (ici le nuage) en me disant qu’elle m’aimait bien. Il faut savoir que c’est L… la cuisinière qui m’apporte d’ordinaire mon déjeuner. À sept heures, j’entends une dispute dans l’office. L… monte avec le déjeuner, suivie par J… qui veut le lui prendre. L… tient bon et l’emporte. J… est mécontente, mais bientôt elle se rassérène. Je lui demande le motif de la dispute. Elle me le dit, ajoutant qu’elle a bien encore deux autres envies, mais qu’elle ne les exécutera pas ». Là-dessus, l’interrompant, je lui dis qu’à neuf heures elle viendra me demander son bras qu’elle aura perdu. « Oui, monsieur ! » fait-elle d’un ton d’incrédulité. Mais j’ai remarqué le nuage. Deux minutes après, je lui demande ce que je lui ai dit ; elle n’en a gardé aucun souvenir. Je l’endors ; le souvenir y est. Cette fois-là, il y avait donc eu évidemment hypnotisation.
À neuf heures, J…, visiblement hypnotisée, vient me redemander son bras qu’elle ne sent plus. « Ça lui a pris depuis deux minutes. » Je lui rends son bras. Elle pousse un profond soupir comme quand je la réveille. Maintenant « elle est bien éveillée. Tantôt elle se sentait éveillée au-si, mais avait quelque chose de si drôle sur le corps. » Elle ne se souvient pas que je lui ai fait une suggestion.
Je lui annonce qu’à dix heures la même chose lui arrivera. Elle s’éloigne en souriant et en disant que non, qu’elle saura empêcher cela. Je ne saisis aucune altération dans sa physionomie. Une minute après, je lui demande si elle se souvient de la suggestion. Elle me reproduit tout l’interrogatoire qui précède, mais ce n’est que par mon insistance qu’elle se rappelle la dernière suggestion : « elle ne viendra pas. » Dix minutes après, interrogée, elle s’en souvient encore, mais m’avoue qu’elle l’avait presque oubliée. À dix heures, elle a ressenti de la lourdeur dans le bras, mais, m’a-t-elle dit, elle n’a pas voulu venir, et elle n’est pas venue.
Ici, nous n’avons affaire qu’à une demi-hypnotisation. À parler exactement, le sujet est tiraillé en sens divers, et l’hypnotisation qui est en train d’assurer ses effets est comme entravée dans sa marche, et les effets ne se manifestent qu’incomplètement.
Il résulte de là qu’à la date du 7 mai, J… était encore susceptible d’oublier, et cet oubli était un signe de l’état hypnotique. L’éducation a tendu de plus en plus à effacer ce signe. À la même date, M… gardait intact et longtemps le souvenir des suggestions qui lui étaient faites.
Mais, ce qui est vraiment merveilleux, c’est la puissance avec laquelle les ordres s’implantent dans le cerveau des personnes hypnotisées ou hypnotisables. Depuis une huitaine de jours[5], je fais des expériences continues sur l’appréciation du temps par les somnambules. Tous les jours, J… et M… reçoivent une et quelquefois deux suggestions. Comme je n’ai besoin que de constater une heure, l’ordre est des plus simples et des plus banals : donner la main à un de mes enfants, du foin à l’âne, un os au chien, faire une fausse commission près de ma femme ou de moi, en un mot, des niaiseries. Le croirait-on ? l’accomplissement de ces niaiseries les tourmente ; elles se demandent si elles doivent faire cette chose qui leur paraît ou puérile, ou familière, ou fantasque. J’ai eu beau les prévenir que je leur donne une suggestion tous les jours — ce que je ne fais d’ailleurs qu’avec leur consentement — j’ai beau leur annoncer à l’avance l’injonction que je me propose de leur intimer ; j’ai beau même attirer spécialement leur attention à l’instant où je les hypnotise et à l’instant où je les réveille, sur ce que je viens de leur glisser dans l’oreille en le leur répétant, l’hypnotisation ne laisse aucune trace dans leur souvenir, et au moment où la suggestion va se réaliser, toute autre chose disparaît ; elles ne se souviennent pas de ce que j’ai pu leur dire à ce sujet ; elles sont tout entières à leur obsession.
Elles savent dans quel but je fais mes expériences ; elles savent que je note seulement l’heure et la minute où l’idée de l’acte leur apparaît ; elles savent, pour me l’avoir entendu répéter vingt fois, qu’il est inutile qu’elles courent après mes enfants, l’âne ou le chien, ou montent chez ma femme, et que la connaissance de leur intention me suffit ; au moment psychologique, comme on dit aujourd’hui, elles ne savent plus rien ; elles courent après mes enfants, l’âne ou le chien ou montent chez ma femme. Je ne puis assez admirer leur obstination et leur stupidité. « C’est que vous avez beau dire, vous, monsieur, me dit J…, dans son langage naïf et précis ; mais quand ça vous prend, vous n’êtes plus vous, et vous n’êtes plus chez vous. La chose vous trotte dans la tête, et vous ne pensez plus à rien d’autre. »
Décidément il est bien certain qu’elles se réhypnotisent. La suggestion est comme un œuf pondu par l’hypnotiseur dans le cerveau de l’hypnotisé, qui éclôt à l’heure prévue, et accomplit fatalement son évolution.
XI
Il s’agissait maintenant de s’assurer si les caractères de la veille somnambulique ne variaient pas lorsque les suggestions étaient faites à l’état de veille, c’est-à-dire sans hypnotisation préalable. C’est ce que je fis quelques jours plus tard. Je romps le récit chronologique de mes expériences pour les ranger dans un ordre plus logique.
Assuré que les rêves que je donnais à J….. et à M….. pouvaient se réaliser de la même manière chez d’autres somnambules, je repris le 25 avril, avec celles ci, le cours de mes expériences, puisant mes inspirations soit dans le répertoire connu des rêves, soit chez les auteurs de contes fantastiques, tels que Chamisso et Hofmann.
1. M….. est priée de passer quelques friandises aux invités. Elle ne demande pas mieux, mais il n’y en a point. Elle ne sait donc pas que son bras est du massepain. À l’instant, elle porte son doigt à sa bouche. Sur mon ordre, elle en coupe, avec un couteau de bois, des tranches qu’elle met sur un plateau et passe à la société. Souvenir.
2. J….. n’a plus de poids et peut s’élever sans effort dans les airs. J….. plane, d’un geste superbe, les bras en l’air, se dressant sur la pointe des pieds. Réveillée au moment où elle fait un effort marqué pour s’élancer dans l’espace. Souvenir. « Voilà au moins un rêve agréable ! »
3. Changements de personnalité.
1o J….. devient très petite. Elle se contemple avec consternation, et fait des réflexions désolantes sur ses mains, ses pieds, son corps. Pendant ce temps, je persuade à M….. qu’elle a des poils, une longue queue, des oreilles droites, des moustaches, des griffes. « Je suis un chat ! » Elle se jette à quatre pattes. Je retourne à J…., à qui je dis qu’elle est souris. Elle se jette aussi à quatre pattes. Je lui montre le chat. Alors J…., avec les gestes les plus vrais et les plus comiques, bondit de coin en coin, se tapit derrière les meubles, se glisse sous un sopha pendant que le chat, lui, se traîne lourdement vers elle. La scène est désopilante.
Réveillée dans un coin, J….. ne se souvient de rien. « Elle se cachait, mais elle ne sait pourquoi. » Nous lui narrons son rêve ; le souvenir en est décidément aboli. C’est naturel. Au contraire, M….., réveillée pendant qu’elle se traîne, se souvient du personnage qu’elle jouait.
2o J….. est légère comme une plume, elle voltige dans les airs sous le souffle du vent ; elle devient oiseau ; elle fend l’espace. Un plomb lui casse une aile, elle tombe ; néanmoins elle reste debout. Réveillée, elle n’a nul souvenir. Quelqu’un en exprime son étonnement ; à tort, car l’attitude de J….. à son réveil n’a pour elle rien d’étrange ni rien d’inexplicable. Nous faisons sur-le-champ la contre-épreuve. J….. est encore oiseau ; elle est épervier ; elle cherche une proie ; un pigeon passe (c’est mon mouchoir que je jette en l’air). J….. s’en saisit et le prend dans ses dents. Réveil et souvenir.
4. Invraisemblances.
1o M….. est invitée à remuer ses bras et ses jambes. Mais voilà que ses jambes se détachent et s’enfuient. M….. veut courir après. Je lui fais observer que, n’ayant plus de jambes, elle ne peut courir (ceci confirme ce que je disais plus haut touchant la logique bornée des somnambules). Cette réflexion la cloue sur place, et d’un ton navré : « Elles sont parties, monsieur ! » Je les lui montre dans un coin de l’appartement. Suivant son habitude, elle se refuse d’abord à les reconnaître ; puis finit par jeter vers elles un regard de convoitise. « Étendez les bras. — Ils ne sont pas assez longs. — Ils vont s’allonger, voyez ! » M…., au moyen de ses bras démesurément longs, ressaisit ses jambes et se les rattache. Elle est heureuse ; elle marche. Mais voilà qu’une jambe se détache encore et s’en va. M….. la poursuit sautant sur un pied et la ressaisit. Elle prend pour sa jambe le bois enroulé d’un store déposé dans un coin de la pièce. Réveil et souvenir.
2o J….. devient extraordinairement grande et grosse. Sa tête touche au plafond. Invitée à passer par la porte, elle se cogne la tête contre le linteau, et refuse de passer. Je lui dis de se courber. Elle se baisse tout à fait et quand elle est à l’autre côté, d’un air satisfait : « J’y suis, monsieur. » Elle revient dans la pièce de la même manière. Moi : « C’est bien gênant d’être si grande. — Oui, monsieur. — Vous ne saurez plus mettre vous-même ni vos bas ni vos souliers. — Non ! vraiment ! (J….. fait le geste et n’atteint pas ses pieds.) Vous ne pourrez plus manger sans aide ; votre tête est bien trop haut ; vous ne sauriez atteindre votre bouche. — Hélas ! non. (J….. lève son bras en l’air le plus haut qu’elle peut ; lève les yeux et voit que sa tête est encore bien au-dessus de sa main.) Elle est inquiète. Le remède est bientôt trouvé : il s’agit simplement de lui enlever une tranche épaisse au milieu du corps et de rapprocher les deux tronçons. Approbation. J’enlève d’abord avec des ciseaux la partie supérieure du corps, je la place sur la table. Elle la voit ; puis je détache la tranche, que je mets à côté. J….. suit des yeux l’opération avec un contentement visible. « Maintenant, recollez vous-même les deux morceaux. » J….. s’empare de son demi-corps (ce demi-corps est un bas que je lui mets en main comme point d’attache pour la mémoire) et se le rapplique sur le reste. Réveil et souvenir.
3o La grosse L…, la cuisinière, est présente. Je dis à J….. que c’est une chaise. Elle s’assied sur L….. La chaise a des soubresauts étranges et désagréables qui font faire à J….. les réflexions les plus comiques. Elle cherche à la fixer, et l’examine attentivement sous tous les sens pour découvrir le défaut. Elle n’est pas rassurée et son esprit se trouble : « Monsieur, je suis fatiguée ; je voudrais bien m’asseoir ; mais cette chaise est si drôle. » La mimique de J….. est d’une vérité surprenante. Nous rions aux larmes. Mais la bonne fille devient visiblement haletante ; je la réveille quand elle est debout. Oubli absolu.
5. Non-sens logique (6 mai).
M….. n’a plus à elle que sa tête ; le corps qu’elle a est celui de J….. Aussi elle ne le sent pas ; on peut le pincer, etc. Elle ne peut non plus s’en servir ; elle ne sait remuer ni les bras, ni les jambes ; elle ne sait pas même se tenir debout. M….. tombe savamment dans le fauteuil.
À J….. on a donné le corps de M….. « Vraiment ! comme je suis petite ! » Elle se regarde de haut en bas. « Ça ne fait rien ; je m’en sers aussi bien que du mien. » Elle va, vient, se remue avec vivacité. Moi : « Par malheur, votre sœur ne sait pas se servir de votre corps. — Il faut le lui apprendre, monsieur ! » À sa sœur : << Allons, lève-toi ! marche ! » Elle la prend sous les bras, la met debout, la pousse, lui tiraille tous les membres. M….. résiste, gémit, montre de la mauvaise humeur. Moi à J….. : « Après tout, je ferais mieux de vous rendre votre corps. Il y a moyen, morceau par morceau. — Oui, monsieur. — Je vais commencer par détacher un bras. Pourvu seulement que vous n’ayez pas mal ! » Voilà J….. qui a mal au corps de M….. qu’elle regarde comme le sien ; elle crie, si je le pince, et au moment où je fais semblant de détacher le bras avec mon couteau, elle pousse un cri de douleur. Moi : « Décidément, ce moyen n’est pas praticable ; si j’échangeais les têtes, ce serait plus simple. — Je crois bien que oui, monsieur. »
Je commence par détacher la tête de J….. que je mets soigneusement dans mon chapeau sur la table. Elle la contemple avec satisfaction ; elle n’a pas eu mal. Je lui remets un couteau de bois pour détacher la tête de M….. Elle détache la tête, la met dans un mouchoir qu’elle dépose sur les genoux de M….. Après quoi, sans que j’aie besoin de rien lui dire, elle prend mon chapeau, l’enfonce sur la tête de M…., puis prend le mouchoir et le met sur sa tête. Ça a très bien marché, monsieur ; je n’ai pas eu mal du tout, et c’est mieux ainsi. — En effet ; mais nous n’avons pas réfléchi ; vous aviez le corps de M….. Voilà que vous avez aussi sa tête ; vous êtes M…..….. ! » J….. est frappée de la justesse de ce raisonnement et reste interdite. Son regard nous montre qu’elle est plongée dans des réflexions inextricables. Tout à coup : « Je reprends ma tête ! » s’écrie-t-elle, et vivement, elle jette le mouchoir sur la table, enlève mon chapeau de la tête de M….. et le met sur la sienne. Je réveille J…., qui se souvient de tout le drame. Je permets ensuite à M….. de reprendre son corps à J…., ce qu’elle fait d’un geste rapide. Je la réveille ; pas de souvenir.
Je pourrais allonger encore la liste de ces étonnantes fantaisies. Mais elle est plus que suffisante pour établir la proposition que nous avons en vue, à savoir que ce qu’on appelle la veille somnambulique est un tissu de rêves, plus ou moins bizarres, conformément à la volonté de l’hypnotiseur. Le sujet rêve. Pour nous, il n’a pas l’air de rêver, pourquoi ? Uniquement parce qu’il n’est pas dans son lit et tient les yeux ouverts. En fait, il ne voit pas les objets qui l’entourent ; il ne voit que les objets qui figurent dans son rêve, et encore tels qu’on lui montre. Une personne peut être une chaise, et lui même peut être une brouette. Un corps s’évanouit à ses yeux ; il ne s’en étonne pas ; mais il suit néanmoins ce corps évanoui et avec une logique singulièrement obstinée. Ainsi des fous voient des ennemis invisibles, et font tout pour leur échapper et les dépister[6].
XII
Je reprends maintenant le récit chronologique de mes expériences au point où je l’avais laissé. Celles que je vais rapporter ont eu pour but de prouver que la réhypnotisation a lieu même quand les suggestions sont à longue échéance. C’est pourquoi je leur avais donné le pas sur l’étude des suggestions à l’état de veille. Mais elles jettent en même temps une grande clarté sur la manière dont le sujet accepte les suggestions, et c’est à ce point de vue principalement que je vais les utiliser.
Le rêve s’impose à notre imagination ; nous n’avons pas le pouvoir de le chasser. Il en est ainsi de la suggestion hypnotique. De quelle nature est la persécution suggestive ; jusqu’à quel point peut-on s’y soustraire ? c’est ce que je désirais examiner. Pour cela, je fis principalement appel à la complaisance de J….. Elle est vive, intelligente, dévouée, et curieuse des choses de l’hypnotisme. Elle se refuse rarement aux expériences intimes. Enfin elle sait rendre compte en termes très convenables de ce qui se passe en elle. Souvent son langage est si clair dans sa simplicité qu’il n’y aurait aucun avantage à y substituer le mien.
Le 7 avril, je suggère aux deux sœurs de venir le lendemain, la cadette à midi, l’aînée à midi trois quarts, me demander si je ne les ai pas appelées. C’étaient mes premières suggestions à longue échéance. Elles ignoraient absolument ce que c’est.
M….. est venue me faire la question à sept heures et demie du matin. Je n’insiste pas sur ce changement d’heure, me proposant de traiter sous peu du sens du temps chez les hypnotisés. Je lui ai dit : « Je ne vous ai pas appelée. » Elle m’a répondu : « Je croyais. » Elle avait un air singulier, mais qu’une personne non prévenue n’aurait probablement pas remarqué.
Quant à sa sœur, elle n’est pas venue. Je m’abstins de toute observation directe. Vers six heures, je la vis pour la première fois de tout ce jour et elle me dit : « Mais, monsieur, m’avez-vous appelée aujourd’hui vers une heure ? — Non. — Ah ! j’en suis bien aise. J’ai voulu entrer dans la salle à manger (nous étions à table), croyant que vous m’aviez appelée. J’ai même demandé à L….. (la cuisinière) si vous n’aviez pas fait chercher après moi. Elle m’a dit que non. Ainsi, cela n’était pas ? — Non. — Il n’y a rien d’étonnant ; je suis si distraite. Mais c’est tout de même singulier ; j’aurais juré que je devais venir près de vous. »
Je disais plus haut que le souvenir de la suggestion se ravive spontanément quand l’exécution en est entravée ; nous en avons ici un exemple démonstratif.
J’endors J….. et lui commande de m’apporter le lendemain à midi et demi un mouchoir de poche.
Le 9 avril, à midi et demi précis, J….. m’apporte le mouchoir. Elle a cet air qui caractérise chez elle le somnambulisme : quelque chose de froid et de correct au lieu du sourire avenant qui lui est habituel ; le regard fixe, le corps raide. « Qu’ai-je à faire de ce mouchoir ? — Ne l’avez-vous pas demandé ? — Non. — Il me semblait. Vous ne l’avez pas demandé aujourd’hui ? — Non. — J’ai donc rêvé cela. J’en serai quitte pour le reporter. » Pendant ce bout de conversation, la physionomie de J….. reprend peu à peu son air naturel, de sorte que je n’ai pas saisi le passage. Rentrant dans la chambre voisine, elle dit à ma femme : « Je crois que monsieur me joue des farces. »
Ce même jour, passant à des suggestions grotesques, je lui enjoins de venir me peigner la barbe le lendemain à neuf heures.
Le 10 avril à neuf heures et cinq minutes, J….. vient près de moi ; elle a son air étrange ; elle tient un peigne en main. Au moment où elle s’apprête à me peigner, je lui souffle à la face. Sa figure ordinaire lui revient subitement, ainsi que la conscience de la réalité. Elle me raconte que l’envie de descendre (du second étage où elle était occupée) près de moi (j’étais au premier) lui avait pris tout à coup, il y avait un petit quart d’heure. Un instant après, ma femme l’appelait pour son service. J….. confia à ma femme qu’elle avait une « envie folle » de venir près de moi. (Elle avait ajouté, ce qu’elle ne m’avait pas dit : « Monsieur m’a encore fait une farce ; mais quand même je devrais me renfermer dans ma chambre, je ne veux pas y aller, je résisterai. » ) Elle avait toutefois achevé son service ; c’est ainsi qu’elle avait apporté dans la pièce où je me tenais une chaufferette à l’usage de ma femme, comme elle le fait toujours. Elle ne m’avait pas vu à ce moment. Elle est cependant rentrée immédiatement avec ce peigne « qu’elle s’était sentie dans l’obligation de prendre ». Présentement, ajouta-t-elle, elle s’aperçoit bien qu’elle est éveillée, mais elle ne se rappelle pas s’être endormie.
Je l’endors pour voir si le sommeil modifiera ses réponses. Il n’en est rien. Je lui donne alors la même suggestion pour le lendemain à la même heure. Elle me répond dans son sommeil d’un ton ferme qu’elle n’obéira pas. Je lui affirme à plusieurs reprises qu’elle le fera. Elle persiste dans ses refus.
Je lui donne une deuxième suggestion. Le surlendemain (lundi 12 avril), elle doit se jeter à genoux après avoir coiffé ma femme. Je donne la même suggestion à M….. pour le même jour à huit heures du matin. Pour ne plus y revenir, cette suggestion est restée sans effet sur l’une et sur l’autre. Peut-être s’est-elle accomplie en rêve.
Enfin deux heures après, je donne à J….. une troisième suggestion : Ce soir, après avoir mis ma femme au lit, elle aura à se décoiffer devant l’armoire à glace.
Je suis présent à la scène. À peine ma femme est-elle au lit, et les objets de toilette remis en ordre, que J….. se dirige vers la glace, avec l’air que nous savons. Je m’approche et je lui souffle à la figure : elle se réveille si visiblement que le doute n’est pas possible. « Cela lui a pris quand madame a été au lit. C’est comme quelque chose qui la peine et la contraint. En lui soufflant dans la figure, je l’ai remise à l’aise, car elle n’est pas à l’aise quand cela lui prend. »
Dimanche 11 avril, sept heures et demie du matin. Je redemande à J….. la description de son état de la veille ; je sténographie ses paroles sous sa dictée : « Quand ça me prend, c’est comme si j’avais commis une grande faute qu’il faut expier ; quelque chose de si triste. Vous m’avez soulagée d’une si grande peine en me réveillant. On n’a pas bon (wallonisme très expressif formé sur l’analogie de avoir chaud, avoir froid), quand ça vous prend. Ça vous serre, c’est comme un poids qui vous étouffe. »
À neuf heures et dix minutes, J… est arrivée pour me peigner. Je lui ai arrêté la main ; elle a passé le peigne dans l’autre main. Je lui ai tenu les deux mains ; elle a lutté faiblement. Elle m’a regardé fixement pendant tout le temps. Je lui ai dit : « Dormez. » Elle a fermé les yeux selon son habitude. Je la réveille, en lui disant : « Réveillez-vous. » Elle s’est réveillée en pleine conscience.
Elle est furieuse ; il y avait dix minutes qu’elle résistait à sa suggestion. Elle s’y sentait contrainte, mais elle ne voulait pas. Cela aussi était une peine, mais moins grande. (J… entend le mot peine dans un sens qui se rapproche de celui de punition.) Elle ne viendra plus ; elle ne veut plus qu’on lui donne cette suggestion.
Je conviens avec elle de continuer l’expérience. Je l’engage à me résister, et à me répondre par un refus. Je lui demande son heure : « Aujourd’hui même, quand madame sera au lit. »
Endormie, elle répond par un je ne veux pas, je n’irai pas à toutes mes injonctions. Vers la fin, elle faiblit et garde le silence. J’insiste de nouveau pour qu’elle me réponde une dernière fois par un refus formel. Elle le fait. Je lui laisse le dernier mot.
Réveillée, je lui répète notre conversation. Elle prend la ferme résolution de ne pas obéir. Je crains bien un peu de gâter mon sujet. Ce qui me rassure, c’est qu’elle me refuse en quelque sorte par mon ordre, et qu’ainsi je puis continuer à exercer sur elle ma domination.
Dix heures et demie du soir. J….. a mis ma femme au lit. J’ai été présent tout le temps de la façon la plus naturelle. Nous venons justement de faire les expériences curieuses et amusantes rapportées plus haut. Elles l’ont vivement intéressée et nous les commentons. Les arrangements à peu près terminés, je sors de la chambre une seconde pour prendre un livre, et quand je rentre, j’aperçois J….. près de ma femme, lui disant d’un ton animé : « Vous allez voir qu’il va encore n’arriver quelque chose. Voilà encore l’envie qui me prend d’aller près de monsieur. Mais je ne le ferai pas. »
Ces paroles ainsi que celles qui vont suivre sont textuelles ; je les sténographie à mesure qu’elle les prononce.
J….. passe près de moi avec un air de défi. Elle termine son ouvrage : aller à la fontaine d’un cabinet de toilette remplir d’eau fraîche une carafe pour la nuit. Elle repasse avec le même air, que je ne me lasse pas de décrire, parce que personne au monde, sauf peut-être trois personnes, ne sauraient y découvrir rien de particulier. L’œil bien ouvert, le regard bien franc, bien vif, mais plus profond et plus fixe, un sourire beaucoup moins marqué qu’à l’ordinaire et nuancé de dépit, l’attitude générale du corps plus raide et plus militaire, une expression indéfinissable de décision mêlée à celle de condescendance polie et affable qui forme le côté saillant de sa physionomie habituelle.
Elle va poser la carafe sur le lavabo. Elle me tourne le dos. Je devine la lutte. Elle ouvre le tiroir, elle prend le peigne. Elle le tient en main, le tourne et le retourne. Puis brusquement, elle fait volte-face, vient vers moi d’un pas automatique, et me passe le peigne dans la barbe, me regardant fixement comme si elle me bravait. « J….., lui dis-je d’un ton presque sévère, vous manquez à votre parole. » À l’instant même, elle cesse et reprend son demi-sourire de défi. Nous nous regardons mutuellement dans le blanc des yeux. Ma physionomie doit être impassible comme la sienne. Cependant je me dis mentalement : « Tu le feras », comme elle a l’air de se dire : « Je ne le ferai pas. » Après une ou deux minutes d’immobilité, je passe la main dans ma barbe. J… à l’instant y passe le peigne. Je triomphe, et mon sentiment doit se refléter sur ma figure ; J….. s’arrête brusquement, et colle son bras le long de son corps. Je la réveille, et la conscience lui revient.
Elle est en fureur contre elle-même. Elle décrit dans les termes suivants l’état de son esprit : « Ce qui me surprend, c’est que je sens venir ça et que je n’y puis pas résister. Ça m’est venu quand madame a été au lit : c’est quelque chose dans mon intérieur qui m’emporte, me pousse, m’oblige à obéir. Cela vient brusquement. Je croyais que cela allait se passer. — Étiez-vous endormie ? — Je ne saurais pas dire ; mais j’étais toute drôle. Quand j’ai pris la carafe, je pensais bien que je résisterais, que c’était fini, et je me sentais plus à l’aise. Puis j’ai dû céder. Mais je ne le ferai plus. — Voulons-nous essayer ? — Oui… Mais non. Je sens que je le ferais encore. » Je suis moi-même convaincu qu’elle cédera, par la raison même qu’elle a cédé. Mais je ne veux pas poursuivre l’expérience plus loin, de peur de gâter le sujet. Je pourrai le reprendre plus tard, lorsque j’aurai terminé la série des investigations pour lesquelles je la réserve. D’ailleurs, au point où en est la question, cette poursuite ne présenterait plus grand intérêt.
Ce qui va suivre en présente davantage. J….. se rappelle parfaitement toute la conversation du matin, le but de mes expériences, le défi que je lui ai posé, sa résolution de ne pas céder à mon injonction. Mais le souvenir de cette même conversation tenue pendant son sommeil est complètement aboli. Je lui annonce que je vais l’endormir pour le faire revenir. Et, en effet, endormie, elle me reproduit tout le dialogue. Arrivée au milieu de sa dernière phrase : « Non, monsieur, je ne le ferai pas », je la réveille. Elle me répète de nouveau tout le dialogue qu’elle vient de retrouver ; mais il lui semble maintenant qu’il a été tenu, non pas quand elle dormait, mais quand elle était éveillée ; seulement elle ne sait pas à quel moment.
Cette confusion est des plus compréhensibles ; elle n’en est pas moins digne de remarque. Nous verrons plus loin la confusion inverse se produire : la parole entendue à l’état dit de veille ne pouvant plus se remémorer que dans l’état hypnotique, — nouvelle preuve du caractère hypnotique de ce prétendu état de veille.
La plupart des traits épars que j’ai notés jusqu’à présent sont rassemblés dans cette vivante description empruntée à M. Beaunis[7] : « La façon dont les suggestions s’établissent chez les sujets et les moyens qu’ils emploient parfois pour y résister donnent des renseignements précieux sur l’état de la volonté dans le somnambulisme. Rien de plus curieux, au point de vue psychologique, que de suivre sur leur physionomie l’éclosion et le développement de l’idée qui leur a été suggérée. Ce sera, par exemple, au milieu d’une conversation banale qui n’a aucun rapport avec la suggestion. Tout à coup, l’hypnotiseur qui est averti et qui surveille son sujet sans en avoir l’air, saisit, à un moment donné, comme une sorte d’arrêt dans la pensée, de choc intérieur qui se traduit par un signe imperceptible, un regard, un geste, un pli de la face, n’importe quoi ; puis la conversation reprend, mais l’idée revient à la charge, encore faible et indécise ; il y a un peu d’étonnement dans le regard ; on sent que quelque chose d’inattendu traverse par moments l’esprit comme un éclair ; bientôt l’idée grandit peu à peu ; elle s’empare de plus en plus de l’intelligence ; la lutte est commencée ; les yeux, les gestes, tout parle, tout révèle le combat intérieur ; on suit les fluctuations de la pensée ; le sujet écoute encore la conversation, mais vaguement, machinalement ; il est ailleurs ; tout son être est en proie à l’idée fixe qui s’implante de plus en plus dans son cerveau ; le moment est venu ; toute hésitation disparaît ; la figure prend un caractère remarquable de résolution ; le sujet se lève et accomplit l’acte suggéré. »
La description est fidèle : mais la lutte est moins longue qu’il ne faut de temps pour la lire. Car si l’on entrave trop longtemps la suggestion, presque toujours elle ne s’accomplit pas, et le sujet rentre de lui-même dans son état normal. C’est du moins ce que j’ai observé, et je crois pouvoir aujourd’hui me dispenser de rapporter mes observations qui viendront à une autre occasion.
XIII
Ici pourrait se terminer mon travail. Mais M. Beaunis tire des phénomènes suggestifs une conséquence bien autrement grave. Je ne puis mieux faire encore que de transcrire le passage en entier[8].
« Un caractère des actes effectués dans un moment éloigné de l’époque de la suggestion, c’est que l’initiative pour leur mise à exécution à l’instant où la pensée en naît parait au sujet venir de son propre fond, tandis que, pourtant, sous l’empire de la détermination qu’on lui a fait prendre, il marche au but avec la fatalité d’une pierre qui tombe et non avec cet effort réfléchi et continu, cause de toutes nos actions raisonnables. » Ces paroles du Dr Liébeault caractérisent d’une façon magistrale l’état de la volonté dans le somnambulisme provoqué. Je puis dire à un hypnotisé pendant son sommeil : Dans dix jours vous ferez telle chose, à telle heure, et je puis écrire sur un papier daté et cacheté ce que je lui ai ordonné. Au jour fixé, à l’heure dite, l’acte s’accomplit et le sujet exécute mot pour mot tout ce qui lui a été suggéré ; il l’exécute convaincu qu’il est libre, qu’il agit ainsi parce qu’il l’a bien voulu et qu’il aurait pu agir autrement ; et cependant si je lui fais ouvrir le pli cacheté, il y trouvera annoncé dix jours à l’avance l’acte qu’il vient d’exécuter. Nous pouvons donc nous croire libres et ne pas l’être. Quel fond pouvons-nous donc faire sur le témoignage de notre conscience, et ce témoignage, n’est-on pas en droit de le récuser, puisqu’il peut nous tromper ainsi ? Et que devient l’argument tiré, en faveur du libre arbitre, du sentiment que nous avons de notre liberté ? Je demande la permission de citer ici un passage de ma Physiologie : « L’activité cérébrale, en un instant donné, représente un ensemble de sensations, d’idées, de souvenirs, dont quelques-uns seulement sont saisis par la conscience d’une façon assez forte « pour que nous en ayons une perception nette et précise, tandis que les autres ne font que passer sans laisser de traces durables ; les premiers pourraient être comparés aux sensations nettes et distinctes que donne la vision dans la région centrale de la tache jaune, les autres aux sensations indéterminées que fournit la périphérie de la rétine. Aussi arrive-t-il très souvent que, dans un processus psychique composé d’actes cérébraux successifs, un certain nombre de chaînons intermédiaires vient à nous échapper… Il me paraît très probable que la plus grande partie des phénomènes qui se passent ainsi en nous se passent à notre insu, et, ce qu’il y a d’important, c’est que ces sensations, ces idées, ces émotions auxquelles nous ne faisons aucune attention, peuvent cependant agir comme excitants sur d’autres centres cérébraux et devenir ainsi le point de départ ignoré de mouvements, d’idées, de déterminations dont nous avons conscience. » (2e édit., p. 1331.) Ces idées reçoivent une nouvelle confirmation de ce qu’on observe dans le somnambulisme provoqué, spécialement en ce qui concerne l’état de la volonté.
« Ce qu’il y a de remarquable, c’est que, si l’acte suggéré est un peu étrange, un peu insolite, le sujet cherche des raisons pour faire ce qu’il fait et il en trouve. Dans certains cas, cependant, quand l’acte suggéré a un caractère par trop singulier ou criminel, l’attention du sujet est éveillée et il s’étonne lui-même, non pas peut-être de l’idée (chacun sait quelles idées étranges traversent parfois notre cerveau), mais que cette idée soit acceptée par son intelligence et s’y implante avec le caractère d’une obsession ; il sent alors que sa volonté est impuissante ; il se rend compte qu’il ne peut faire autrement et que toute résistance de sa part est impossible. Il est alors comparable à l’aliéné qui, sous l’empire d’une idée fixe et d’une impulsion irrésistible, tue, vole ou incendie avec la plus complète irresponsabilité. »
Deux pages plus loin, M. Beaunis ajoute : « En tout cas, même quand le sujet résiste, il est toujours possible, en insistant, en accentuant la suggestion, de lui faire exécuter l’acte voulu. Au fond, l’automatisme est absolu et le sujet ne conserve de spontanéité et de volonté que ce que veut bien lui en laisser son hypnotiseur ; il réalise, dans le sens strict du mot, l’idéal célèbre : il est comme le bâton dans la main du voyageur. Aussi, contrairement à l’opinion de Pitres (Des suggestions hypnotiques), je serais disposé à admettre en principe l’irresponsabilité des somnambules. On a bien signalé et on trouvera dans les Mémoires de Bernheim et de Pitres des exemples de résistance à l’impulsion suggérée ; mais ces exemples sont rares et je suis convaincu que, par un exercice gradué et une sorte d’éducation, on pourrait toujours arriver à faire exécuter à un somnambule l’acte qui répugne le plus à son caractère. Aussi Pitres lui-même est-il forcé d’admettre que « le médecin appelé à donner son avis sur le degré de responsabilité d’un sujet convaincu d’avoir accompli un acte délictueux ou criminel sous l’influence de suggestions hypnotiques, devra toujours conclure à l’irresponsabilité légale de l’accusé ».
À mes yeux, ces lignes renferment une erreur de fait, un sophisme et une contradiction.
Ce jugement est un peu raide dans sa forme ; j’espère me la faire pardonner par la confession ingénue de ma faiblesse. Qui ne connaît M. Ratin, le maître de Jules, cette délicieuse création de Töppfer ? M. Ratin est un excellent homme, mais il a un bourgeon sur le nez, et ce bourgeon le rend terriblement susceptible. Töppfer part de là pour avancer que chacun a son bourgeon quelque part. Je ne sais s’il n’y a pas d’exception, mais, à coup sûr, j’ai le mien c’est ma croyance en la liberté. Fait-on mine de toucher à mon idole, je vole à sa défense et je ne ménage pas mes coups. Mais que la famille et les amis de M. Beaunis se rassurent ! Les gens que je tue continuent à se bien porter.
Je dis donc qu’il y a une erreur de fait, la voici. On a pu voir par ce qui précède que ni J… ni M… ne se regardent nullement comme libres quand elles sont sous l’empire d’une suggestion. Bien au contraire. J… se sent comme punie, comme condamnée à un travail forcé ; c’est comme si elle avait à expier une grande faute. Pour M… l’ordre revêt le caractère d’une obligation stricte, d’un devoir impérieux, même quand son instinct ou sa conscience lui prêchent la révolte. Cette espèce de devoir n’est presque jamais agréable à remplir, ne fût-ce, par exemple, que de venir embrasser une de mes filles ; et pourtant il lui pèse de ne pas l’accomplir ; elle se croit en faute. Quoique je leur aie souvent suggéré qu’elles trouveront du plaisir dans les suggestions à échéance, elles n’en ont jamais trouvé, et, quand j’ai besoin de leur en donner, je n’obtiens pas toujours leur consentement sans peine, bien qu’elles ne se refusent pas à des choses en apparence plus pénibles et même douloureuses. Elles prétendent que, que, de longues heures avant le moment où la suggestion doit agir, elles éprouvent déjà une anxiété indéfinissable[9].
Il y a donc, pour J… et M…, une différence entre se sentir libres et se sentir contraintes. Or ce sentiment est un fait considérable et d’une portée universelle. Car, de ce que beaucoup ne voient pas une différence, on ne peut conclure qu’elle n’existe pas. Mais si une seule personne la voit indubitablement, c’est qu’elle existe. Les daltoniens confondent le vert et le rouge. Supposons que le daltonisme fût le lot de l’humanité ; n’y eût-il cependant qu’un seul être qui ne fit jamais la confusion, il serait dès ce moment certain que le vert et le rouge sont distincts[10].
Le sophisme, le voici. M. Beaunis constate que les hypnotisés n’ont plus leur libre arbitre, tout en se croyant libres. Nous venons de voir que cette assertion est inexacte. Mais admettons son exactitude. Il en conclut que la croyance à la liberté ne prouve pas le libre arbitre, et que, par conséquent, il est possible, probable, certain même, que nous sommes guidés fatalement sans le savoir. La conclusion va peut-être beaucoup au delà des prémisses. Mais ne chicanons pas. Or, si nous ne sommes pas libres, comment pouvons-nous constater que les somnambules ne le sont pas tout en croyant l’être ? Sur quoi pouvons-nous fonder une distinction entre se croire libre, et se croire libre sans l’être, puisque les deux termes sont pour nous identiques et reviennent tous deux à se croire libres sans l’être ?
La distinction que nous faisons suppose donc une différence aperçue. Je ne suis pas exigeant, et je veux bien que cette différence soit autre que la présence ou l’absence de liberté, mais alors quelle est-elle ?
De là la contradiction finale dans laquelle tombe M. Beaunis. Il penche, dit-il, pour admettre, dans tous les cas, l’irresponsabilité des somnambules, parce que, tout en se croyant libres, ils ne le sont pas. Et pourquoi, nous, serions-nous responsables, puisque nous en sommes au même point ? Pourquoi ce privilège, par parenthèse, assez gênant ? Serait-ce parce que nous serions hypnotisés par des causes naturelles au lieu de l’être par la volonté d’autrui ? Mais nous en serions encore plus excusables, si possible.
Je cesse d’argumenter. Je préfère conclure avec M. Liégeois de l’irresponsabilité des hypnotisés à la responsabilité des hypnotiseurs. C’est dire, en d’autres termes, que, pour moi, ceux-ci sont libres et que ceux-là ne le sont pas.
- ↑ De la suggestion et de ses applications à la thérapeutique. Paris, 1886, p. 80 et suiv.
- ↑ Celle-ci, dès la seconde séance, n’avait plus besoin d’être hypnotisée. Je la reconduisais chez elle. En route, je lui dis : « Vous ne pouvez plus parler. » Elle me regarde en souriant d’un air gêne : elle ne savait plus parler, ou, ce qui est plus exact, s’interdisait de le faire. La preuve viendra un autre jour.
- ↑ J’ai tout récemment répété ces expériences devant mes collègues MM. von Winiwarter et Nüel, tous deux professeurs à la faculté de médecine de Liège.
- ↑ Voir le Sommeil et les Rêves, p. 53-103, notamment p. 78.
- ↑ J’écris ces dernières lignes au commencement d’octobre.
- ↑ Il reste à approfondir davantage ce phénomène de la disparition. J’ai fait d’autres expériences que celles que je rapporte ici, mais elles ne sont pas encore suffisamment concluantes à mes yeux.
- ↑ Recherches expérimentales, etc., p. 80.
- ↑ op. cit., p. 77 et suiv.
- ↑ J’ai émis précédemment des doutes, non sur la vérité de leurs assertions, mais sur l’interprétation du phénomène qui pourrait n’être qu’une auto-suggestion.
- ↑ Ceci me rappelle une discussion qui avait lieu un soir chez le physicien Plateau, en présence de M. Lamarle, un mathématicien qui s’est acquis quelque renom. Toutes les personnes qui étaient là confondaient à la lumière le vert et le bleu des timbres-poste alors en usage. M. Plateau donnait une explication physique de ce phénomène. Je repoussai l’explication en me fondant sur ceci que moi, daltonien cependant, je ne faisais pas cette confusion. L’argument me semblait et était sans réplique. Eh bien ! je ne l’ai pas fait admettre sans peine.