De la propriété par M. Thiers

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De la propriété par M. Thiers
Revue des Deux Mondes, période initialetome 24 (p. 556-583).

DE


LA PROPRIETE


PAR M. THIERS.[1]




Si M. Thiers lui-même demande pardon à la raison publique du sujet qu’il est obligé de traiter, quelle excuse ne doit-on pas faire d’oser prendre la parole après lui ! Que peut-on dire sur de pareilles matières quand il a parlé ? Que peut-on dire de lui à ceux qui l’ont lu ? Le privilège d’un nom comme le sien est de se passer d’éloges ; le mérite de ses écrits est de se passer de commentaires. Ce qui s’adresse à tout le monde n’a besoin d’être expliqué, encore moins d’être vanté par personne. Nul plus que M. Thiers n’appartient au public entier ; ses ouvrages sont du ressort du plus faible aussi bien que du meilleur juge. Il y aurait une fatuité sans pareille à prétendre l’avoir mieux compris ou seulement mieux apprécié qu’un autre.

C’est cette rare qualité d’écrivain, aussi populaire qu’élégant, qui assure aujourd’hui à M. Thiers une position sans égale en France. Si son nom est en effet presque le seul qu’on prononce encore avec honneur et un peu d’espoir, il ne doit pas seulement ce privilège au coup de vent qui a balayé toutes les renommées dont la France avait accoutumé de s’enorgueillir. C’est une triste élévation que celle qu’on tient de l’abaissement commun, et M. Thiers, j’en suis sûr, est le premier à la regretter. Habitué à lutter avec ses égaux, il souffre sans doute de ne plus rencontrer d’émules ; l’histoire, son étude favorite, lui a fait connaître quel jugement sévère la postérité porte sur les générations fantasques qui obscurcissent elles-mêmes leur auréole en proscrivant leurs grands citoyens. Ce n’est donc point d’être resté debout, parmi tant d’arbres déracinés, qu’il faut féliciter M. Thiers ; mais on peut dire sans flatterie que ses rares talens semblaient comme prédestinés à l’épreuve que nous subissons aujourd’hui. Du même coup, en effet, nous avons vu le champ de la politique démesurément agrandi et tous ses fondemens ébranlés. Au moment où le suffrage universel nous faisait descendre jusqu’à des régions de la société où, toute lumière acquise venant à s’éteindre, on ne pouvait plus compter que sur le bon sens naturel, le bon sens lui-même nous a fait défaut, et la nature s’est vue méconnue. Nous avons eu à défendre des vérités éternelles devant un public illimité, des vérités primitives devant un auditoire novice, à plaider en quelque sorte devant tout le monde la cause de tout le monde. La parfaite justesse d’esprit de M. Thiers, sa lucidité brillante, le rendaient admirablement propre à un tel rôle : il était né pour être l’avocat du sens commun au tribunal du suffrage universel.

Et qu’on ne se fasse point illusion : cette double tâche d’établir par raisonnement les vérités du sens commun et d’être entendu d’un public entier a des difficultés qui ne sont comprises que de ceux qui s’y sont essayés. Il y a long-temps que les philosophes savent qu’il n’y a rien de si malaisé à démontrer que l’évidence. Certaines vérités jouent, dans chaque branche des travaux de l’esprit, le rôle de la lumière sur la surface du globe. A la clarté du soleil, vous dirigez vos pas, vous embrassez la nature entière. Regardez le soleil lui-même vos yeux s’éblouissent et n’aperçoivent plus rien. Le droit de propriété était jusqu’ici, en quelque sorte, la lumière de toutes les discussions politiques. Tout se rapportait à ce droit fondamental : les noms vénérés de justice, de bon ordre, de liberté, ne prenaient quelque sens que par rapport à l’exercice et au développement du droit de propriété. Ces institutions étaient libres, qui permettaient aux citoyens l’usage hardi et le juste orgueil de la propriété honorablement acquise ; ce gouvernement était ferme, qui assurait la propriété entre les mains de son possesseur légitime ; ce souverain était juste, qui savait la respecter lui-même. Au contraire, le genre humain abhorrait également, sous les titres de despotisme et d’anarchie, tout état social où l’atteinte violente à la propriété est portée ou soufferte par un pouvoir cupide eu débile. Depuis le 24 février, nous avons changé tout cela. Ce qui servait à démontrer tout le reste est aujourd’hui précisément ce qui reste à démontrer. Le degré qui servait à mesurer l’échelle de proportion de toute politique doit être mesuré lui-même. Quelle tâche ! quel changement de méthode et de langage ! Tous les points d’appui manquent, tous les faits accordés sont mis en question, toute expérience est récusée. Tout l’horizon tremble : c’est l’axe de la terre qui fléchit, et qui demande des mains assez fortes pour le redresser.

M. Thiers ne pouvait dignement accomplir cette entreprise qu’en transportant, comme il l’a fait de prime-abord, le débat dans le fond intime de la nature humaine. Du moment, en effet, où tout ce qui fait la société depuis six mille ans se trouve mis en suspicion, c’est à la nature et à l’individu qu’il faut revenir. Chercher dans la nature de l’homme, considéré en lui-même, en dehors du milieu social qui l’environne, l’origine et par-là même les titres du droit de propriété, il n’y a pas, en effet, autre chose à faire, du moment qu’on ne veut tenir compte ni de l’histoire, ni du sens commun, ni de l’expérience. Vous récusez la société, œuvre de l’homme ; récuserez-vous l’homme, œuvre de Dieu ? Si la propriété, telle que vous la condamnez, découle invinciblement de la nature humaine, telle que Dieu l’a faite, êtes-vous plus sage que Dieu pour mieux imaginer, ou plus puissant pour mieux faire ? Tel est le roc inexpugnable sur lequel M. Thiers asseoit son raisonnement tout entier. Comme le débat est engagé, nul autre terrain n’était possible à défendre ; mais comprend-on quel tour de force ce doit être que de plier aux habitudes d’un langage familier, d’animer de toute la verve d’un pamphlet une série de raisonnemens qui s’appuie sur des considérations d’un tel ordre ? Interroger la nature humaine, ce n’est rien moins qu’évoquer la métaphysique elle-même. Faites donc de la métaphysique entre deux barricades, à l’usage des assemblées primaires !

L’esprit flexible de M. Thiers a résolu ces difficultés jusqu’à les faire disparaître, à tel point qu’une étude attentive de son livre permet seule de les apprécier. Peu d’anneaux manquent à l’enchaînement des propositions de M. Thiers ; la profondeur et la portée s’y devinent plus qu’elles ne s’y montrent ; le fil en est serré, l’inspiration pure. Il est facile d’en faire sortir une justification complète et rigoureuse du droit de propriété ; mais sur ce fond solide et sévère se joue, avec les mille nuances de l’arc-en-ciel, un style qui brille, par sa pureté même, comme l’eau d’une source. A l’appui des vues les plus hautes se pressent mille considérations, d’un bon sens pratique, usuel, prises dans le cours habituel de la vie, pour ainsi dire, dans les faits de tous les jours, et qui révèlent un mélange inattendu d’expérience et de réflexion. Ce bon sens dépourvu d’illusions, qui parfois va se heurter contre de douloureuses nécessités, est tempéré et comme pénétré par une douce chaleur de bienveillance qui contraste avec le ton morose de nos philanthropes du jour. J’ai peu de confiance aux bienfaiteurs du genre humain dont la bouche distille le fiel. Dans ces brillans tableaux que la plume de M. Thiers nous trace du bonheur d’une société active et florissante, quand il nous montre l’aisance du pauvre si heureusement solidaire de l’opulence du riche ; quand il nous décrit les mille jeux de la liberté humaine s’ébattant sous l’œil de Dieu et sous le frein de la conscience ; quand il recherche soigneusement tout ce qu’une main bienfaisante a versé de douceurs inconnues dans les plus humbles destinées, je retrouve là une plus profonde sympathie pour les souffrances de la pauvre humanité que dans ces écrits haineux, qui déchirent les lèvres de nos plaies pour y verser le venin plus à leur aise. Le livre de M. Thiers repose l’ame de nos journaux soi-disant démocratiques, comme, au sortir de l’atmosphère brûlante de notre capitale désolée, la vue se repose sur les vallées de la Normandie, où s’étalent, sous les rayons d’un soleil tempéré, tous les accidens d’une culture savante.

C’est pourtant de cet agrément du style, de ces heureux accessoires et de ces mouvemens de l’ame qui la relèvent, mais qui la cachent en même temps, que nous voulons essayer de dépouiller ici l’argumentation sévère de M. Thiers. Nous entreprenons de montrer par quelles fortes articulations sont jointes l’une à l’autre toutes ces pièces, dont chacune porte, dans son travail délicat, l’empreinte d’une main d’artiste. Donner à ces considérations entraînantes la précision d’une démonstration mathématique, qui exclut la contradiction par l’absurde ; remonter jusqu’à la source obscure peut-être, mais élevée, d’où la vérité s’écoule à flots si pressés, nous croyons que cela n’est ni impossible ni même inutile. La simple lecture de l’ouvrage de M. Thiers met à l’instant de son côté toutes les imaginations pures, tous les calculs honnêtes de l’intérêt bien entendu ; il n’est pas sans profit de montrer qu’il satisfait également toutes les exigences du raisonnement et de la conscience. Une telle tâche, abstraite par sa nature, aride dans ses détails, ne peut prétendre sans doute à beaucoup de popularité : elle s’adresse à ceux qui possèdent plus qu’à ceux qui attaquent la propriété. Est-ce un tort ? Nous ne le pensons pas. Hélas ! une foule égarée écoute peu des avis qu’elle croit intéressés. Conseillère moins suspecte et plus impérieuse, l’expérience, qui s’avance à grands pas, et dont nous essayons vainement de tempérer la rudesse, se charge de la détromper. Mais nous vivons dans un temps de mollesse et d’abandon, où il est bon de démontrer à tous les pouvoirs qu’ils ne sont pas des usurpateurs. Tous ont besoin qu’on leur rende ce fier sentiment de leur droit sans lequel ils ne sauraient ni en user avec noblesse, ni mourir pour le défendre. Douter de soi-même au jour du combat, c’est l’explication de tant de chutes douloureuses. Préservons, s’il se peut, la propriété de ces défaillances.

Nous l’avons dit : c’est à la nature humaine elle-même, abstraction faite de tout ce qu’elle tient de ce qu’on nomme les conventions sociales, que M. Thiers demande compte de l’origine du droit de propriété. Quel est-il donc, cet homme naturel ? en d’autres termes, qu’est-ce que l’homme tient de la nature ? Il y a long-temps que la philosophie et la religion ont répondu à cette question en montrant le spectacle d’humiliation et de pitié que donne l’enfant qui vient au monde. Un être nu, jeté sur une terre nue : nudum in nuda, nous dit, par une expression énergique, un auteur ancien rappelé par M. Thiers. Seul de tous les animaux, l’homme est abandonné par la nature, sans vêtement pour se couvrir, sans instincts pour se diriger, sans cris intelligibles pour se faire entendre. « De lui-même, dit toujours Pline, il ne fait que pleurer : Hominem non aliud scire sine doctrina quam flere. » D’elle-même la terre ne lui offre presque aucun aliment pour le nourrir. Ainsi un être incapable de disputer à la mort qui le presse le souffle de vie qui J’anime, voilà l’homme !

Entrons maintenant dans l’une des cités qui bordent la Tamise, la Seine ou la Néva : quel est donc l’être qui a enfermé dans ces digues le cours de ces flots, qui fait gémir la terre sous le poids de ces colosses de pierre ? Où est-il, cet être qui se dérobe souvent à la vue derrière les remparts qu’il s’est construits ? O merveille ! c’est encore l’homme. Le plus faible des animaux est devenu le plus puissant, le plus pauvre est devenu le plus riche ; ce sol qui le portait à regret, il l’a dompté ; cette mort qui étendait déjà sa main sur lui, il ne l’a pas détruite sans doute, mais, mieux encore, il en fait l’instrument de sa volonté : il la porte lui-même dans le sein d’autres êtres plus forts que lui. Cette vie qui semblait prête à s’échapper de ses lèvres a débordé autour de lui et couvre la terre de sa force d’expansion.

Telle est la distance, tant de fois mesurée avec admiration, qui sépare l’homme social de l’homme naturel. Comment cet intervalle a-t-il été franchi ? La réponse ici encore est toute faite : elle est banale, mais profonde : par la raison et la volonté.

C’est qu’en effet, à défaut d’instincts développés qui lui manquent, la Providence a déposé dans le cœur de cet être si faible en apparence des facultés inaperçues, mais inappréciables, et, au-dessus de toutes les autres, une maîtresse qui les domine, le don de se commander à soi-même. Tous les êtres animés ont sans doute quelque intelligence ; ils aperçoivent, sans doute, au spectacle des objets extérieurs, quelques idées confuses, qui viennent se peindre dans leur cerveau. L’homme seul les démêle, les coordonne, les éclaircit l’une par l’autre, et fait sortir de leur contact de nouvelles idées indépendantes des objets mêmes qui les ont produites. Tous les êtres animés ont aussi quelque sensibilité ; ils tressaillent ou gémissent aux sensations du plaisir et de la souffrance ; l’homme seul domine le mal, ou se refuse à l’attrait du plaisir. Tous les êtres animés ont des organes qui les font mouvoir ; l’homme seul combine et dirige ses mouvemens. En un mot, les autres êtres animés obéissent, en quelque sorte passivement, aux facultés comme aux instincts que la nature a mis en eux ; ils les servent plus qu’ils ne s’en servent. L’homme seul commande aux siens. Impuissant au début sur tout le reste, l’homme est déjà tout-puissant sur lui-même. Il n’a rien ; mais il est riche, car il se possède.

C’est à l’aide de cette puissance qui lui est donnée sur ses facultés que l’homme se met à l’œuvre pour arracher à la nature les moyens de son existence. Ces facultés qu’il trouve en lui-même, première propriété dont il dispose, il les applique au monde matériel ; il les prête, pour ainsi dire, à la nature. C’est son intelligence bien conduite qui devine le feu caché sous la pierre ; c’est son bras bien manié qui l’en fait sortir. C’est par une combinaison de son intelligence, c’est par un effort de son bras, que la semence est mise en réserve pour produire la récolte, et le sillon déchiré pour la recevoir. Puis, cela fait, l’homme déclare que le bois qui brûle, comme les récoltes, lui appartiennent, il s’en réchauffe et s’en nourrit. Il fait plus encore : il déclare que la terre, d’où ces biens sont sortis, lui appartient comme ces biens mêmes. Il se fait maître par avance de tout ce qu’elle peut produire à l’avenir. Cela s’appelle travailler, cultiver, approprier la terre. Au fond, à y regarder de près, qu’est-ce à dire ? C’est une véritable association conclue entre la nature et l’homme. L’homme, par son travail et par son intelligence, développe dans la nature des forces qu’elle ne possédait pas, ou qui languissaient en elle ; il lui fait porter des fruits qu’elle n’aurait pas portés ; elle abandonne en retour à l’homme l’usage comme le produit des forces nouvelles dont elle lui doit le développement. La nature devient, sous la main de l’homme, plus régulière, plus variée, plus abondante ; elle participe un peu, en un mot, à l’intelligence de l’homme ; en revanche, elle s’engage à donner à l’homme de quoi calmer les besoins de son corps. La terre, dépositaire commune de toutes les forces naturelles, objet de tout le travail de l’homme, devient, en quelque sorte, le gage de cette promesse. C’est de ce contrat solennel et sacré que le droit de propriété prend naissance ; la terre ne se livre pas gratuitement à l’homme ; elle lui est vendue par la nature en échange du travail, et voilà pourquoi elle lui appartient.

Nous pensons que c’est dans cette association du travail et des facultés de l’homme avec la fécondité de la nature que se trouve véritablement l’origine du droit de propriété : association parfaitement équitable et légitime, car la nature ne donne pas à l’homme plus qu’elle n’en reçoit. De ce rapprochement l’homme se retire plus riche et la nature plus puissante. Un rayon de l’esprit vient animer la matière ; la matière, en retour, vient soutenir l’être intelligent. Mais de cette description même de l’origine de la propriété ses conditions nécessaires découlent naturellement.

Ces facultés, en effet, seul bien que l’homme apporte en naissant, et qui lui servent en quelque sorte à établir son droit sur les biens de la nature, sont-elles possédées par tous les hommes en commun, ou par chaque homme en particulier ? Cette intelligence qui féconde la matière, cette volonté qui conduit l’intelligence, sont-ce des biens qui se partagent entre tous les hommes, un fonds commun où tout homme puise indifféremment ? ou bien est-ce un lot que chaque individu a reçu pour son compte, et dont il dispose sous sa responsabilité ? La propriété primitive de l’homme, celle qu’il exerce sur lui-même, est-elle commune ou individuelle ? On rougit de poser une telle question. Mon esprit est-il à moi ou à mon voisin ? Mes idées, sont-ce les miennes ou celles du genre humain ? Sophistes du jour, qui tenez tant à penser ce que personne n’a pensé avec vous, ces beaux systèmes dont la singularité fait le mérite sont-ils à vous ou à tout le monde ? Ils sont à vous, Dieu merci, gardez-en la propriété. Mais le moindre laboureur sur son sillon a aussi sa propriété, dont le partage ne peut pas même se concevoir. Ce sont ses bras nerveux, sa volonté patiente et l’attention perspicace qui la dirige. Ses facultés sont bien à lui, à lui seul ; il ne peut, quoi qu’il fasse, les communiquer à un autre. L’effort que l’homme fait pour se mettre au travail est ce qu’il y a au monde de plus personnel. La volonté est le sanctuaire de la personne humaine. C’est là qu’elle réside une par essence, inviolable, inaccessible, incommunicable, subissant plutôt la mort que le partage. Que si, par conséquent, ces facultés que l’homme apporte comme sa mise de fonds dans son association avec la nature sont des propriétés individuelles, appartenant non point à l’humanité en général, mais à chaque homme en particulier, ces biens qui lui sont donnés en échange, ce droit d’user et de jouir des forces de la nature, cette terre, pour tout résumer en un mot, tout cela suit naturellement la même condition. Le travail est personnel, la propriété acquise par le travail est personnelle comme lui. Individuel est le prix que l’homme paie, individuelle doit être aussi la compensation qui lui est donnée en retour. En un mot, la volonté de l’homme appliquée à la nature par le travail est la source unique de toute propriété. Ou portez la communauté dans la volonté même de l’homme, ou souffrez la division dans les produits de cette volonté. Si vous voulez une propriété commune, commencez par donner aussi une ame commune au genre humain.

Naturellement individuelle, la propriété que l’homme acquiert sur la terre et ses produits est aussi naturellement inégale. Le même raisonnement, très simple, suffit à le démontrer. Encore ici nous demanderons si les facultés humaines, cette propriété primitive, base et racine de toutes les autres, sont également partagées entre les hommes. Chacun a-t-il reçu de Dieu le même degré d’étendue dans l’intelligence, de finesse dans le sentiment, de force dans la volonté ? Entrez dans une école de jeunes enfans, et je vais montrer tout de suite, parmi ces êtres qu’aucune leçon n’a encore modifiés, celui dont le regard brille d’un rayon intérieur, celui dont la lèvre finement contractée indique déjà la puissance de sentir et de souffrir, celui dont les membres vigoureux et souples se prêtent à tous les commandemens de la volonté ; je montrerai, à côté, l’être chétif, chagrin, hébété, qui ne comprend et qui ne rend rien. Rien n’est donc inégal au monde comme ces facultés primitives dont l’homme dispose, et qui lui servent comme son contingent pour s’associer avec la nature. Et la nature elle-même, offre-t-elle plus d’égalité ? Depuis les champs fertiles de la Sicile, qui portent deux moissons par an, jusqu’aux plaines arides des Landes, jetez les yeux autour de vous, y a-t-il deux terres qui, également cultivées, soient également productives ? Dans cette association originelle, fondement de la propriété, aucun des associés, ni l’homme ni la nature, ne se présente deux fois de suite avec des conditions égales. Dès-lors, comment y aurait-il égalité dans les effets, quand il y a inégalité dans les causes ?

Il semble qu’on peut arriver, par cette voie, d’une manière abstraite sans doute, mais frappante par sa rigueur même, à l’explication complète de l’établissement et de la nature du droit de propriété. On assiste ainsi au premier partage qui s’est opéré naturellement entre les hommes. C’est qu’en effet ils n’ont point été placés en face d’un trésor à diviser en plusieurs lots, comme des vainqueurs devant des dépouilles conquises, mais en face d’une terre ingrate et nue qu’ils devaient baigner de leur sueur, et dont il a fallu tirer, par le fer, ce qui y était déposé de forces productives et de richesses cachées. Chacun a pris de cette terre juste autant que ses facultés en ont pu couvrir. Sa propriété s’est étendue à la suite et dans la mesure de sa personne. Ainsi s’est formée cette seconde propriété de l’homme sur la terre, taillée à l’image et adaptée exactement aux proportions de cette propriété primitive que l’homme avait reçue sur lui-même. S’il y a justice quelque part, c’est dans une telle distribution. Il y a plus que justice, il y a un fait opéré de soi par un développement irrésistible de la nature. Si l’on nous reproche de résoudre par avance la question en la posant, si l’on nous dit que ces mots : partage, richesse, société, supposent la propriété, que toutes ces idées la rappellent, je ne dis pas le contraire ; mais qu’y faire ? Quand on arrive à un certain degré de profondeur et de vérité, les objections, pas plus que les réponses, ne savent comment s’exprimer. Quand deux idées sont trop intimement liées l’une à l’autre, on ne peut plus les définir que l’une par l’autre. Dieu est bon, et la bonté c’est Dieu même. Il en est ainsi de la propriété et de la justice. Le grand législateur antique, essayant de définir la justice au début de son œuvre, s’exprime ainsi : La justice est la ferme volonté de rendre à chacun ce qui lui appartient ; constans voluntas jus suum cuique tribuendi. Après une pareille définition, comment démontrer que la propriété est juste ? Propriété c’est justice, et justice c’est propriété. Comme deux lignes parallèles rapprochées coïncident et disparaissent l’une dans l’autre, ces deux grandes idées mises en présence semblent aussi se confondre et s’unir dans leur embrassement.

Mais ce premier partage, ainsi opéré entre les hommes par l’effet de leur travail et sur l’échelle de leurs facultés, n’épuise pas toute l’idée de propriété ni toutes les difficultés de la question. S’il suffit déjà à faire comprendre pourquoi certains hommes sont plus riches que certains autres, il ne rend pas compte de tous les faits qui se passent sous nos yeux. Bien loin, en effet, que le travail et la propriété marchent toujours ensemble, bien loin que les richesses et les facultés soient dans une exacte proportion dans le monde tel que nous le voyons, il est beaucoup de propriétés acquises sans travail, par le seul fait de la naissance, et qui ont l’air de n’avoir pour but que de suppléer aux facultés. On pourrait même dire, jusqu’à un certain point, en employant une des exagérations familières à nos philosophes modernes, que trop souvent le travail personnel et la propriété ont fait divorce, de telle sorte que ceux-là font usage de leurs facultés qui n’ont rien, et ceux-ci jouissent des biens de la nature qui laissent languir leurs facultés dans l’inertie. C’est que la propriété n’est pas seulement parmi nous inégale, individuelle ; elle est aussi héréditaire, dernière qualité qui reste encore à justifier. Nous avons suivi jusqu’ici, en la serrant seulement d’un peu plus près, l’argumentation de M. Thiers ; nous demanderons la permission de nous écarter un moment d’un si bon guide. Les raisons qu’il donne pour démontrer la justice comme l’excellence de la transmission héréditaire des propriétés, d’une vérité incontestable assurément, ne nous paraissent ni les seules ni les plus hautes. Suivant M. Thiers, l’hérédité s’explique par ce seul fait, que chaque homme, ayant le droit de disposer du bien qu’il a acquis par son travail, en fait naturellement don à ses enfans, les êtres les plus chers qu’il ait en ce monde. C’est amoindrir un peu, nous le croyons, l’idée d’hérédité, que de la faire dépendre uniquement de la libéralité paternelle. Elle a, suivant nous, de plus profondes racines : elle résulte, aussi bien que, la propriété elle-même, des conditions de la destinée comme de la nature humaine.

Lorsqu’en effet nous nous étonnions tout à l’heure de tout le chemin que l’homme a parcouru depuis la misère de son berceau jusqu’au luxe des cités modernes, et que nous en faisions honneur à la puissance de sa volonté, l’explication, bien que vraie au fond, n’était, on a dû le remarquer, qu’à moitié satisfaisante. C’est bien par le travail et par la volonté en effet que l’homme vit, et, sans elle, il ne vivrait pas ; mais il n’est pas vrai que, pour vivre, il lui suffise de le vouloir. Que peut la volonté, à peine en germe, chez l’enfant ? Souveraine mineure, bien des années s’écoulent avant qu’elle entre en possession de son empire. Avant que l’homme puisse travailler pour vivre, il faut qu’il vive bien des années sans travailler. En ceci encore, il diffère des autres animaux ; quelques mois suffisent, en général, aux autres êtres animés pour parvenir à leur développement ; l’homme met des années à grandir, et, tout le temps que sa croissance s’opère, ce n’est pas lui qui peut être chargé de pourvoir à son existence : c’est à ses parens que ce soin est remis, c’est à eux qu’il appartient de lui continuer la vie qu’ils lui ont donnée. Par là se prolonge dans l’espèce humaine et s’épure en se prolongeant le sentiment de la paternité. Entre des êtres intelligens en effet, nul rapport ne peut rester long-temps matériel. Le père ne prend pas seulement soin du corps de son fils ; il élève, il développe en même temps son intelligence. Ce qui n’était que l’allaitement chez la bête devient l’éducation chez l’homme ; l’instinct se règle par le devoir et s’élève jusqu’à la tendresse.

C’est déjà un fait particulier à la race humaine que cette éducation du fils par le père prolongée pendant vingt années, et laissant après elle une impérissable affection ; mais voici un fait plus étrange encore. Alors même que l’éducation est terminée et que l’homme est arrivé à son parfait développement, s’il est placé seul devant la nature, même avec ses facultés adultes et sa volonté en pleine vigueur ; c’est à grand’peine encore s’il pourra vivre. S’il n’a que lui-même pour se tirer d’affaire, s’il faut qu’il attende tout de son travail personnel, je le défie hardiment de se donner une existence supportable. Peut-il fendre la terre avec ses ongles ? peut-il, avec ses mains, atteindre l’oiseau dans l’air ou la bête fauve dans la forêt, pour préparer son repas du soir ? Évidemment non. Il lui faut au moins un soc pour creuser un sillon, des flèches ou des armes à feu pour égaler le vol ou la course de l’animal. En tout genre, à quelque travail qu’il s’adonne, ses membres ne lui suffisent point ; des instrumens (si grossiers qu’on se les imagine) lui sont nécessaires. Il faudra donc qu’il commence par façonner des instrumens, et avec quoi les façonnera-t-il ? Et pendant qu’il les façonne, comment vivra-t-il ? Sera-ce avec quelques fruits naturels que la terre produit sans culture, et dont la maigre substance ne suffit point à réparer ses forces épuisées ? Supposons même la charrue forgée, le sillon ouvert, la semence déposée ; en attendant qu’elle ait germé jusqu’à monter en épi et que l’épi ait mûri jusqu’à être bon pour la récolte, un an et plus peut-être va s’écouler. Sur quel fonds l’homme, tel que nous le supposons, va-t-il prendre sa nourriture ? Et quand on songe que ce n’est point à se nourrir seulement qu’il doit penser, mais à vêtir son corps, mais à se préparer un abri contre les intempéries de l’air, mais à se préserver de mille autres dangers et à satisfaire à mille autres besoins, l’imagination reste confondue de la tâche qu’aurait à remplir l’homme laissé seul aux prises avec la nature. L’histoire de Robinson dans son île, qui a amusé notre enfance, nous en donne à peine une idée. Ce voyageur élevé au milieu des ressources de la civilisation, jeté sur une plage abandonnée, mais fertile pourtant, dans la pleine maturité de ses forces morales et physiques, quels efforts ne lui faut-il pas pour s’assurer, à des conditions à peine supportables, une vie assez précaire ? C’est dans cette lutte même que consiste l’intérêt du livre. Encore l’auteur est-il obligé, pour mener l’hypothèse à bonne fin, d’appeler à son aide un grand vaisseau échoué sur la côte, et où se trouvent en abondance des provisions, des armes, du fer travaillé, des instrumens de toute sorte, en un mot tous les produits d’une industrie avancée. Sans cet auxiliaire, qui joue un grand rôle dans l’histoire, l’ingénieux Robinson serait mort en moins d’une semaine sur le seuil de son royaume.

En multipliant les hommes, en les supposant en société, vous n’amoindrissez pas la difficulté. Au lieu d’un homme, imaginez-en dix, imaginez-en vingt travaillant de concert et s’aidant mutuellement ; mais imaginez-les dans l’état purement naturel, sans armes, sans vêtemens, sans instrumens, sans provisions d’aucune espèce : l’embarras est presque le même. Ils n’auront pas plus de facilité pour couper le bois dans la forêt ou pour ouvrir la terre, et, en attendant, ils trouveront plus difficilement encore de quoi se soutenir. Ils auront plus de forces sans doute, mais aussi plus de bouches à nourrir et plus de besoins à satisfaire. Un régiment en campagne, dénué de tout, dans des plaines désertes, se tire peut-être d’embarras encore moins facilement qu’un homme seul. S’il peut plus, il lui faut aussi davantage. En un mot, que l’on considère ou l’homme isolé ou l’homme en société ; on arrive toujours à cette singulière conclusion : qu’il ne peut vivre sans travailler, et que, par lui-même, dans son état naturel, il ne peut guère faire un travail qui lui profite. Il lui faut, pour tout travail, ces deux choses plus ou moins perfectionnées, plus ou moins abondantes, mais à quelque degré cependant : des instrumens pour suppléer à l’insuffisance de ses membres, des provisions pour les nourrir, en attendant qu’il ait pu recueillir le fruit de son travail. Or, comme ces instrumens et ces provisions, il ne peut non plus les acquérir sans travail, on tourne dans un étrange cercle vicieux. Il faut travailler pour vivre ; mais il faut vivre pendant qu’on travaille. Tout travail humain suppose par conséquent un travail précédent sur lequel il s’appuie et se greffe pour ainsi dire. C’est le spectacle que toute société nous présente. Aujourd’hui, comme au début du monde, toute société d’hommes travaille, travaille sans relâche ; car aujourd’hui, comme au début du monde, la nature résiste et ne se donne qu’à la volonté laborieuse. Mais le travail d’aujourd’hui est entretenu par le travail d’hier : le laboureur fend la terre avec la charrue qu’a tournée le charpentier, et que le charpentier lui-même a reçue du bûcheron ; il mange et sème le blé qu’a récolté le moissonneur. Le jour prépare le lendemain ; mais la veille a préparé le jour. On me demandera comment s’en est tiré le premier homme. C’est une question, j’imagine, à laquelle je ne suis pas tenu de répondre. Ma mémoire ne me dit rien à cet égard ; ma curiosité ne s’étend pas si loin. Devons-nous croire que dans ce berceau de notre espèce, la nature était pour l’homme une plus tendre mère, ou que celui qui l’a créé joignit au bienfait de la vie quelques enseignemens et quelques libéralités suprêmes qu’il ne renouvelle pas aujourd’hui ? Toutes les religions le disent, tous les peuples l’ont cru, et, si l’on veut me forcer à être de l’avis des religions et des peuples, on ne me fera pas beaucoup de violence. Quel qu’ait été du reste l’homme à son origine, et de quelque manière qu’il se soit dégagé de ses langes, ce qui importe à la discussion, c’est de bien constater sa condition présente. Or, cette condition est telle, nous l’affirmons, qu’il ne peut vivre et travailler, si quelqu’un n’a travaillé et vécu avant lui et pour lui. Plus la société avance, plus les hommes se multiplient, et plus cette nécessité est impérieuse ; car, à mesure que les siècles passent, le petit nombre de richesses naturelles répandues à la surface du soi va s’épuisant ; la culture devient plus nécessaire, et en même temps plus coûteuse et plus pénible. Nous sommes quinze millions de Français intelligens, laborieux, valides, en état, pensons-nous, de nous suffire à nous-mêmes ? Supposez (et si certaines théories prévalent, la supposition sera bien près d’être réalisée), supposez qu’un coup de vent emporte tout ce que le travail des générations précédentes a élevé sur notre sol ; supposez les villes écroulées, les greniers d’approvisionnemens vides, les armes, les charrues, les instrumens de toute sorte brisés ou anéantis, la terre dépourvue d’engrais et chargée de ronces ; supposez-nous, enfin, hommes naturels en face de la terre naturelle, et je ne donne pas deux mois à cette France, si active et si fière, pour mourir, sur son sol fertile, de froid, de famine et de misère.

Concluons donc hardiment que l’humanité, telle que nous la connaissons, ne vit qu’à la condition que chaque génération, en venant au monde, recueille quelque chose de la génération précédente. Chaque homme, en entrant dans la vie, a besoin de trouver sa part préparée, non pas pour la consommer dans le repos, mais pour lui rendre à lui-même le travail possible et profitable. Or, maintenant, de ces deux faits réunis, d’une part, cette longue éducation du fils par le père, qui unit ces deux ames entre elles par un lien aussi fort que délicat et aussi tendre qu’impérieux, de l’autre cette impossibilité qu’a tout homme d’assurer son existence, si quelqu’un ne lui a préparé la voie, est-ce qu’on ne voit pas sortir, comme des entrailles mêmes de l’humanité, la propriété héréditaire ? L’homme ne peut vivre et travailler, disions-nous tout à l’heure, si quelqu’un n’a vécu et travaillé avant lui. Ce quelqu’un, le voilà trouvé : c’est le père. La voilà cette vie qui a dû précéder la nôtre, le voilà ce travail qui prépare notre travail. Si d’une part, en effet, toutes les générations d’hommes ont besoin de se rattacher à celles qui les précèdent, de l’autre, grace au sentiment paternel et à l’espoir de l’hérédité, toutes les générations, avant de quitter la terre, pensent à celles qui vont les suivre. Ce fils que le devoir comme la tendresse lui ont fait veiller dans son berceau, puis instruire de toutes les leçons de son expérience, ce fils, même parvenu à l’âge d’homme, le père ne l’abandonne pas encore. Il sent que sa charge n’est pas finie ; il doit lui laisser après lui, le mot vulgaire le dit, il doit lui laisser de quoi vivre, et jusqu’à son dernier jour il travaille, pour qu’à son tour son fils puisse travailler et vivre. Ainsi une affection, un devoir d’un côté, un besoin de l’autre, voilà ce que le Créateur a mis en regard, et ce que l’hérédité rapproche et concilie. Ce n’est donc point par choix, par libéralité pure, par un effet volontaire de sa tendresse, que le père laisse à son fils le fruit de son travail ; c’est par une nécessité matérielle, aussi bien que par un devoir moral. C’est le complément du don de la vie. Naissance, éducation, hérédité, tout cela en effet est une même chose. Par la naissance, le père ne donne pas encore la vie à son fils, il la promet seulement ; l’éducation la commence, et l’hérédité l’assure.

Telle est, à notre avis, la source profonde de l’hérédité des biens dans la race humaine. C’est pour cela qu’elle se représente, dans toute société, sauvage ou civilisée, comme empreinte d’un caractère sacré. Elle est le lien des générations entre elles ; elle émane de ce qu’il y a de plus élevé dans les sentimens de l’ame comme de ce qu’il y a de plus impérieux dans les besoins du corps ; elle réalise au dehors, elle cimente, elle couronne la famille : car (et c’est ici que nous retrouvons, avec un double plaisir, après les avoir perdus de vue un moment, les tableaux animés de M. Thiers) conçoit-on quelle combinaison absurde et douloureuse, quel supplice imposé par la Providence serait la famille sans l’hérédité ? le sentiment paternel, tendre, actif, inquiet, comme nous le connaissons, forcé d’abandonner au caprice du hasard, aux rudesses de la nature, l’objet de son amour ? L’idée seule soulève la conscience. C’est dans M. Thiers qu’il faut aussi chercher la brillante peinture des bienfaits de l’hérédité, du cachet original et puissant qu’elle imprime à notre espèce. Chose admirable en effet, ici encore la faiblesse apparente et primitive de l’homme est précisément le secret de sa grandeur future. En comparaison du lionceau, à peine échappé de la tanière, qui s’élance en rugissant dans le désert, de l’aiglon, sorti du nid, qui s’envole sur les ailes de l’ouragan, l’enfant, avec ses lisières, ses nourrices et ses maîtres, paraît, je l’avoue, bien misérable ; mais cette dépendance des générations qui affaiblit l’individu assure l’empire de la race entière. L’homme a besoin de l’homme pour vivre : c’est sa faiblesse ; l’homme hérite de l’homme : c’est sa force, car il n’hérite pas seulement de ses biens matériels, il hérite encore de son intelligence. L’hérédité, comme l’éducation, est morale aussi bien que matérielle. Avec le fruit de ses sueurs, le père laisse à ses fils le fruit de ses réflexions, ce qu’il a appris, conçu, imaginé pendant cinquante ans d’expérience. Le fils part du point où le père est resté, il pénètre plus avant dans les voies de la richesse et de l’intelligence. Les travaux humains ne sont point ainsi limités à une seule et éphémère génération : ils passent de mains en mains, ils s’accumulent, se développent, se superposent, pour ainsi dire, et forment le piédestal sur lequel la civilisation s’élève.

Et en même temps qu’ainsi, par l’hérédité, les hommes s’élèvent, s’éclairent et s’enrichissent, ils s’étendent et couvrent la terre. La famille se multiplie, et l’hérédité, sous ses formes diverses, pourvoit à la multiplication de la famille. C’est une chose curieuse à suivre, en effet, que le mouvement de la population tel qu’il s’opère à la surface d’un pays, mais en rayonnant toujours par l’hérédité autour de la famille. Les peuples nomades, dont les livres saints nous racontent la vie, les colons de certaines provinces d’Amérique, nous montrent ce mouvement plus à découvert qu’on ne l’aperçoit sous les fils mêlés de nos sociétés compliquées. Dans ces familles primitives, jusqu’à la mort du père, les fils sont groupés autour de lui, l’aidant dans ses travaux, mangeant à sa table, recevant ses inspirations, obéissant presque à ses ordres. Le père mort, le toit paternel est trop étroit pour les contenir plus long-temps. L’un des fils, souvent l’aîné, garde la terre, les autres vont chercher fortune ailleurs ; mais les uns et les autres reçoivent en héritage une partie des travaux paternels, car l’aîné reçoit la terre, non pas nue et inculte, mais fertilisée par des années de travaux et de culture ; il trouve le travail de son père incrusté, pour ainsi dire, dans le sol. Les autres emportent avec eux les instrumens, les provisions, le bétail, en un mot tout ce qui leur permet d’aborder l’œuvre difficile d’une culture nouvelle. A chaque génération, le même phénomène s’opère, et, par degré, le sol entier passe ainsi sous la main de l’homme. Cependant, à chaque génération, si l’hérédité n’y venait pourvoir, ce mouvement d’extension rencontrerait des difficultés croissantes, et enfin insurmontables. D’ordinaire, les premières terres cultivées dans un pays sont les plus fertiles. D’année en année, les bonnes terres deviennent plus rares : il faut recourir à des sols plus ingrats. Les cultures nouvelles deviennent plus pénibles ; elles exigent des instrumens plus puissans, un travail plus patient, des frais d’établissement plus considérables. Un défrichement, qui n’est rien dans les provinces à peine explorées de la Louisiane, est déjà coûteux près de New-York ou de Boston. En France, sur notre terre vieillie et chargée d’hommes, une fortune y suffit à peine. A mesure que les hommes se multiplient, les conditions naturelles de leur existence deviennent plus laborieuses ; mais les richesses et les connaissances accumulées que l’hérédité leur transmet, et qui s’accroissent de génération en génération, les mettent en mesure de remplir avec avantage ces exigences toujours plus onéreuses de la nature. Pour cultiver ces sols moins fertiles, ils auront, grace à l’hérédité, de meilleurs engrais, des machines plus perfectionnées, des bœufs plus nombreux et plus forts. A chaque génération, les richesses naturelles deviennent plus rares et se font acheter plus cher, mais les richesses produites et héritées augmentent. Avez-vous vu les flots d’une source arrêtés par une digue grossir et s’entasser contre elle jusqu’à ce qu’ils aient franchi en débordant l’obstacle qu’on leur oppose ? Ainsi monte, d’écluse en écluse, par la force accumulée de la propriété héréditaire, le fleuve des générations humaines.

Voilà qui va bien, nous dira-t-on, et ce spectacle est grand en effet ; mais il s’accomplit au profit de quelques-uns seulement et non au profit de tous. Quand le père a travaillé avec succès, le fils hérite avec avantage ; mais si le père a été malheureux ou languissant dans son travail, s’il a dissipé son temps ou son bien, le fils innocent porte la peine des fautes qu’il n’a pas commises, et le malheur se transmet avec le sang. Dans ce mouvement ascendant des sociétés, qui élève les générations les unes au-dessus des autres, si on a une fois perdu le fil, on ne peut plus se rattraper. On naît dans la misère, on y reste, et des familles entières se trouvent ainsi condamnées, jusqu’à leur dernier degré, dans leur premier auteur. Peu à peu, ce sort devient commun à la plus grande partie de l’espèce humaine ; car, à mesure que les sociétés avancent, la terre et tous les moyens de travail, le capital en un mot, pour se servir de l’expression consacrée, se concentrent en un petit nombre de mains. L’inégalité primitive, en se transmettant de père en fils et en s’accroissant sur la route, prend d’étranges proportions : les derniers nés de la famille humaine trouvent le sol occupé, la place prise ; ils voudraient travailler, et ne savent à quoi employer leurs bras, et l’inaction forcée les mène à la mort.

Telle est la grandeur de l’objection qui se présente aujourd’hui sous tant de formes provoquantes, et qui, répétée de bouche en bouche, va, réveiller les échos des barricades. M. Thiers la pose hardiment, et, rappelant cette comparaison frappante de Cicéron : « Le monde est un théâtre où tous les sièges sont retenus d’avance ; » aimeriez-vous mieux, dit-il, que ce théâtre n’existât pas ?

C’est bien là, en effet, la véritable question. Ce théâtre où vous demandez une place, je ne sais pas si c’est la propriété héréditaire qui le ferme ; mais je sais bien que c’est la propriété héréditaire qui l’a élevé. Sans elle, il n’existerait pas ; sans elle, il n’y aurait qu’une terre aride et des êtres sauvages, dévorant quelques herbes malsaines, errant quelques jours avant de mourir sur sa surface désolée. Vous vous plaignez qu’en venant au monde, des malheureux se trouvent à la fois dans la nécessité et dans l’impossibilité de travailler pour vivre ! Dure nécessité sans doute, si elle était vraie. Supposons pourtant qu’elle le soit ; quelle serait alors leur condition ? Tout simplement celle de l’homme naturel avant la propriété héréditaire. Vouloir travailler et ne savoir comment s’y prendre, c’est précisément cette primitive et malheureuse condition que nous décrivions tout à l’heure, et où tous les hommes indistinctement seraient placés, si, après Dieu, la propriété héréditaire n’était venue les en tirer. Beau remède, en vérité, que de supprimer cette propriété ! Les instrumens de travail, dites-vous, sont concentrés en un petit nombre de mains ; les provisions nécessaires pour nourrir tant de travailleurs, en attendant qu’ils aient pu travailler, le sont également. Vous appelez cela la tyrannie du capital ; mais ces instrumens et ces provisions, ce capital en un mot, pensez-vous qu’il se soit fait tout seul ? C’est le travail qui l’a produit, c’est l’hérédité qui l’accumule. Sans la propriété héréditaire, il n’eût jamais existé. D’autres n’en auraient pas joui, il est vrai ; mais vous n’en jouiriez pas davantage. Le sol est occupé, ajoutez-vous : encore une fois, voulez-vous que nous fassions l’épreuve de vous laisser seuls et nus devant la sol inculte ?

Cette réponse serait concluante, n’y en eût-il pas d’autre à faire ; elle est décisive, car, s’il est vrai (et après ce que nous avons dit, il est difficile d’en douter) que la propriété et l’hérédité ont été les deux conditions de la vie pour l’homme, les deux seules qui aient pu le tirer de son dénûment, quand bien même tout le monde n’en profiterait pas, encore vaudrait-il mieux que quelqu’un vécût que personne. Mais, Dieu merci, les bienfaits de la propriété héréditaire ne sont pas si restreints ; ils ne sont pas limités à un petit nombre. Si quelques-uns seulement en jouissent dans toute leur plénitude, tous en profitent plus ou moins. C’est ce qui nous reste à faire voir avec M. Thiers. La destinée humaine est bien assez dure comme elle est, n’exagérons pas sa misère.

Il est parfaitement vrai, je l’avoue, que la propriété, déjà inégale à son origine, par suite (nous l’avons vu) de l’inégalité des facultés naturelles, le devient plus encore par l’hérédité. Lorsque, dans une même famille, deux ou trois générations d’hommes laborieux et distingués se succèdent, le travail de l’un s’ajoute au travail de l’autre, et une extrême abondance en est la suite. Il est tristement vrai également que l’hérédité s’étend au mal comme au bien, que lek fautes ou simplement les malheurs du père étendent leurs conséquences jusqu’au fils, et que, si deux ou trois générations déclinent sur une pente continue ou languissent dans l’oisiveté, la dernière arrive à une extrême misère. Ces deux résultats sont la conséquence nécessaire de l’inégalité primitive des hommes et de l’hérédité qui la transmet. Que si demain, par impossible, on répartissait en lots égaux toutes les terres, en supposant (ce qui est douteux) que tout le monde ne mourût pas de faim le premier jour, trente ans après il y aurait déjà des gens très pauvres et des gens plus riches, et, comme les mauvaises chances sont plus nombreuses que les bonnes, il y aurait déjà plus de pauvres que de riches. Une grande inégalité dans les conditions, est donc, nous en convenons, la conséquence nécessaire de la propriété héréditaire ; mais, par une consolante disposition de la Providence, cette inégalité porte, sinon sa complète réparation, au moins son adoucissement avec elle. Le superflu de l’un vient en aide au défaut de l’autre, et cela naturellement, sans effort de dévouement ou de charité, sans autre chose, de la part du plus riche, qu’un soin de ses plaisirs et un calcul de son intérêt.

Essayons de faire comprendre comment cette réparation s’opère. Le mérite, avons-nous dit, et le but principal de l’hérédité, c’est de fournir à l’homme entrant dans le monde et naturellement dépourvu de toute ressource d’existence, de tout instrument de travail, les moyens d’employer son activité. Eh bien ! ce que, dans les familles primitives, le père fait pour le fils, dans les société avancées le riche le fait pour le pauvre. Par le capital qu’il a amassé ou déposé dans le sol, le père met son fils en état de travailler ; le riche, par le capital qu’il distribue, fait vivre le pauvre en travaillant.

Un homme, en effet, n’est pas plus tôt parvenu à un certain degré d’abondance, qu’un désir naît dans son ame, celui de jouir et de se reposer. En même temps que ses besoins matériels sont satisfaits, que ses inquiétudes sur son existence sont apaisées, d’autres goûts plus fins, plus délicats, se font sentir à lui. Les recherches de bien-être, les pures jouissances des arts, les plaisirs de l’intelligence, commencent à le toucher. Il a besoin de loisir pour goûter ces plaisirs nouveaux, et d’aide pour se les procurer. Son abondance, s’il reste seul, est un véritable embarras pour lui : elle va fondre entre ses mains. Il s’adresse alors à l’homme moins riche que lui, à celui qui, n’ayant rien hérité de son père, se trouve en ce monde avec ses bras pour seule et ingrate possession, et lui dit : J’ai plus de terre qu’il ne m’en faut pour nous nourrir l’un et l’autre ; j’ai plus d’instrumens de travail que mes bras n’en peuvent employer : veux-tu travailler pour moi ? et je te nourrirai. Je te donnerai ce qui te manque, la matière et l’instrument du travail.

Tel est, dans sa simplicité pure, le contrat passé entre le riche et le pauvre, entre ce qu’on appelle le capitaliste et l’ouvrier : tel il reste à travers les complications d’une société avancée. Sous quelque forme qu’il se dissimule, qu’il passe par un ou plusieurs intermédiaires, que la terre et les instrumens de travail, au lieu d’être confondus dans les mêmes mains, se trouvent dans des mains différentes, qu’au lieu de vouloir jouir immédiatement, le riche cherche à gagner, c’est-à-dire à épargner, pour jouir un peu plus tard ; que le travail du pauvre, au lieu d’être appliqué directement à cultiver les produits de la terre, comme dans l’agriculture, soit employé à les façonner, comme dans l’industrie, il n’importe : le fond du contrat reste le même ; c’est toujours le riche fournissant au pauvre les moyens et les instrumens de travail. Or, à bien prendre, qu’est-ce que le riche ? C’est l’homme qui a hérité quelque chose de ses pères, et, fort de cet héritage, a pu le développer par son travail. Le pauvre, c’est l’homme naturel resté dans sa misère primitive, pour lequel l’hérédité n’a rien fait ; le capital du riche vient lui tenir lieu, imparfaitement sans doute, mais à quelque degré cependant, de la succession de son père, qui lui a manqué. Il lui fournit les moyens d’employer la force dont Dieu l’a doué, et qui, livrée à elle-même, resterait impuissante et stérile. Ainsi, le superflu que l’hérédité a donné d’un côté sert à combler le vide qu’elle a laissé de l’autre, et, ce vide une fois comblé, rien n’empêche le dernier venu de rejoindre ceux qui le précèdent. Une fois que l’homme peut travailler, toutes ses facultés peuvent ouvrir leurs voiles. Si le pauvre est intelligent, laborieux, actif, s’il est en un mot ce qu’ont été les aïeux du riche, la carrière est ouverte, elle lui est ouverte par le riche lui-même ; rien ne l’empêche d’y courir dans la mesure de son activité et de son mérite, et il le fait, et il s’élève, et nous en avons chaque jour le spectacle. Par un mécanisme aussi simple qu’admirable, par le seul jeu des intérêts, le riche est constitué forcément comme dans une sorte de responsabilité, de paternité, pour ainsi dire, vis-à-vis du pauvre ; c’est lui qui est chargé de pourvoir à sa subsistance et de lui ouvrir les voies du travail. Que dis-je, chargé ? ce n’est pas assez, il y est obligé ; son propre intérêt l’y contraint, car, encore une fois, à quoi lui servirait l’abondance, s’il lui fallait continuer à gagner son pain à la sueur de son front ? S’il veut jouir de sa richesse ou seulement la conserver, il faut qu’il appelle le pauvre à la partager ; il faut qu’il s’entoure d’ouvriers qui laboureront son champ pour lui, qui lui tisseront des vêtemens fins, lui dresseront un lit moelleux, mais, en revanche, se partageront les fruits de sa terre. Seul, l’homme qui possède serait aussi misérable que celui qui ne possède pas. Le riche n’a pas de mérite, dira-t-on. — Eh ! vraiment non, il n’en a pas, et c’est précisément ce que j’admire. J’admire qu’une main savante ait tellement arrangé les choses, que nul ne puisse jouir de la richesse sans la répandre autour de soi. Sans contredit, il ne faut pas s’en tenir là, et ce n’est point assez, ni pour le devoir du riche, ni pour le bien-être du pauvre, de cette réaction naturelle. Et cependant cette diffusion involontaire de la richesse acquise, qui fait violence même à l’égoïsme, me touche plus que la générosité même. J’y reconnais, non la vertu imparfaite de l’homme, mais la volonté bienfaisante qui montre l’arc-en-ciel dans l’orage, et qui, en permettant que le malheur entoure l’homme dès sa naissance, ne souffre pas qu’il l’engloutisse.

Il serait vraiment désirable qu’une fois pour toutes, ceci fût bien compris, car c’est le nœud même de la difficulté. Il ne s’agit pas de savoir s’il y a dans le monde une grande abondance et une grande misère à côté l’une de l’autre, mais si l’une est la cause on le remède de l’autre. Si elle est la cause, hâtons-nous de la détruire ; si elle est le remède, gardons-nous bien d’y toucher. Or, après ce que nous avons vu, le doute, il semble, n’est plus permis. Si l’homme naissait riche, s’il n’avait qu’à se baisser et tendre la main pour recevoir la vie de la nature, s’il arrivait au monde pour s’asseoir à un banquet préparé, et que peu à peu, au lieu de se répartir également, la richesse devint la possession exclusive de quelques hommes, si la masse des hommes descendait ainsi de l’abondance au dénûment, en vérité il y aurait lieu de se plaindre ; mais le cours des choses est inverse. C’est du dénûment au contraire, de l’indigence absolue, que quelques hommes s’élèvent, à grand renfort de travail continué pendant une longue série de générations, à une abondance toujours précaire, et qui a toujours besoin d’être entretenue. Que quelques-uns aient gravi cette rude pente, cela n’ôte rien à ceux, moins forts et moins heureux, qui sont restés au pied et à mi-chemin ; mais voici, au contraire, que cela leur profite. Par un arrangement providentiel, parvenues en haut, ces quelques familles, favorisées par le travail et l’hérédité, sont forcées d’aller chercher en bas leur point d’appui. Ce qu’elles ont conquis seules par le travail personnel, elles ne peuvent, quoi qu’elles fassent, le consommer ni l’entretenir seules pour leur jouissance et pour leur profit personnels. Devenez-vous riches, il faut qu’à l’instant le pauvre entre en partage de vos richesses, sans quoi elles sont inutiles pour vous et ne tardent pas à s’évanouir. Il n’est donc pas vrai que le superflu du riche soit un vol fait au pauvre ; c’est au contraire un fonds de réserve et d’épargne préparé pour lui, où il puise sans cesse. Sans le riche, le pauvre ne serait pas moins pauvre, car il l’est naturellement ; il serait toujours condamné au travail, il n’y aurait seulement personne pour lui en fournir les moyens. Il n’est pas vrai davantage que ce mouvement ascendant que nous essayions de dépeindre tout à l’heure, et qui, par le travail accumulé, fait monter la société de la misère au luxe et de la barbarie à la civilisation, oublie personne dans son cours. A chaque instant, il s’arrête pour ramasser sur la route ceux qui sont retardés par les accidens, l’infirmité ou la paresse. Il les prend, les soulève et les entraîne à sa suite. En voulez-vous une preuve ? M. Thiers va vous la fournir. L’ouvrier d’aujourd’hui, dont on a grossi les plaintes après les avoir suscitées, voudrait-il changer sa destinée contre celle du plus riche propriétaire d’une île sauvage de l’Océanie ? Le chef d’une tribu nomade est cent fois moins bien vêtu, moins bien nourri qu’un prolétaire de France ; sa vie est cent fois plus menacée que celle du plus malheureux de notre civilisation. Ne dites donc pas que le mouvement de la société dépossède les uns au bénéfice des autres. Ce n’est point aux dépens, c’est au profit de tous que quelques-uns s’enrichissent : la richesse s’élève, en effet, comme l’eau arrachée aux entrailles du sol par quelques canaux resserrés, sous la pression d’un effort continu ; mais, parvenue à une certaine hauteur, la nappe d’eau retombe sur les bas fonds les plus arides.

On dit que ce n’est point assez que le riche, chargé de distribuer aux pauvres les instrumens du travail, s’acquitte imparfaitement de sa tâche, qu’il les refuse souvent pour les faire payer plus cher, que cette distribution seule établit entre le pauvre et lui un lien de dépendance qui blesse la dignité humaine. On demande à la loi d’intervenir pour rendre les conditions meilleures et pour les intervertir. Nous allons dire quelques mots (mais quelques mots seulement, car nous parlons après M. Thiers) des systèmes qu’on propose, et nous verrons qui méconnaît ici la nature de l’homme. Dès à présent, s’il ne faut que convenir qu’il reste, malgré tout le travail de la société, beaucoup de misères chez le pauvre et beaucoup de vices chez le riche, et qu’il faut travailler incessamment à corriger les uns et à soulager les autres, nous n’avons garde de dire le contraire ; mais, avant de jeter un coup d’œil sur des conceptions nouvelles dont la plume de M. Thiers a fait si aisément justice, arrêtons encore un instant notre regard sur le spectacle plus imposant de la vieille société, comme on l’appelle vieille en effet, car elle fait marcher le monde depuis tantôt six mille ans. Dans quel état elle prend l’homme, et à quel état elle l’amène ! à quelle tâche elle suffit tous les jours ! l’imagination se trouble, en vérité, quand on se met à regarder de sang-froid, et en déchirant tous les voiles, quel problème est la vie d’une grande nation. Trente-cinq millions d’hommes agglomérés, pour lesquels la nature n’a rien préparé, ni nourriture, ni vêtemens, ni couvert ; trente-cinq millions d’hommes qui vont mourir, si la société s’arrête un instant ; trente-cinq millions de bouches affamées qui viennent demander leur pain à cette mère commune ! voilà les besoins auxquels, chaque jour, dans un pays comme le nôtre, la vieille société doit pourvoir. A peine satisfaits, ces besoins se renouvellent, les récoltes se consomment, les vêtemens s’usent, les maisons bâties s’écroulent : c’est tous les jours à recommencer. En se renouvelant, les besoins s’accroissent, car les hommes se multiplient, et la fertilité de la nature s’épuise. A mesure, par conséquent, que la société vieillit, son poids devient plus lourd, et pourtant telle est sa robuste constitution, qu’elle le porte sans fléchir, et chaque jour plus aisément ; elle arrache à la nature, toujours plus avare, des biens toujours plus abondans. Sa charge croît avec les années, mais sa force croît avec sa charge ; elle suffit à tout, avec quelques sueurs sans doute et quelques larmes, mais sans grand effort apparent, par le seul jeu des intérêts, par les seuls ressorts de la liberté humaine. Nous l’avons vue nous-mêmes, au lendemain d’un jour néfaste, abandonnée de tous ses gardiens naturels, privée de toutes ses défenses extérieures, sans lois, sans magistrats, sans soldats. Elle allait encore de sa propre impulsion, elle se soutenait par sa seule force, et jamais elle ne nous parut plus grande. Regardez-la bien, novateurs, car, pour la remplacer, il faut commencer par l’égaler. Entrez avec nous dans l’intérieur de cette majestueuse machine, comptez-en tous les ressorts, mesurez la puissance et la résistance, pesez la masse que les leviers doivent soulever ; quand vous aurez senti ce qu’Atlas porte sur ses épaules, nous verrons, nouveaux Hercules, si vous serez encore si tentés de prendre sa place.

On n’attend pas de nous que nous passions en revue toutes les folles imaginations que le souffle révolutionnaire a fait éclore. Ce serait du temps perdu pour des lecteurs de M. Thiers. Cet examen forme, en effet, la partie la plus détaillée de ce beau livre, et a été évidemment la tâche favorite de l’auteur. M. Thiers a fait à tous nos réformateurs l’honneur très peu mérité, très inattendu même pour plus d’un, nous le pensons, d’une discussion dans les règles. Rien n’est plus grave de ton, plus nourri d’argumens et de faits, plus triste même au fond, si l’on veut, que ces deux admirables dissertations sur le socialisme et le communisme ; mais, par ce sérieux même qui contraste avec la vanité du fond, nulle lecture n’est en même temps plus divertissante. Il y a une ironie d’autant plus poignante, qu’elle n’apparaît nulle part et qu’elle transpire partout, à transporter ces rêves creux de solitaire dans le domaine de la réalité, à les réfuter par ce même mode d’éloquence pratique et familier qui rappelle de plus hautes discussions et de meilleurs jours. Retrouver ce ton véritablement politique dans un débat de ce genre, c’est un plaisir et une surprise que M. Thiers nous avait déjà fait plus d’une fois depuis le nouveau régime. Tant de gens avaient fait leur compte que le bon sens, l’esprit de gouvernement, l’habitude des affaires, la connaissance des hommes, étaient des qualités de la veille, qui ne reparaîtraient pas le lendemain ! Toutes les fois que M. Thiers a pris la parole dans ces discussions de notre assemblée nationale, ternes, vides, sans prise et sans corps, ç’a été un grand charme pour nous, accompagné, je crois, de quelque déplaisir chez d’autres, que d’entendre de nouveau la voix d’un véritable orateur, de regarder un véritable homme d’état en chair et en os. C’était un personnage naturel parmi des comédiens, un vivant dans le royaume des ombres ; seulement les ombres fuyaient trop vite devant lui, et l’on eût dit que le poids de cette raison saine faisait fléchir le frêle bâtiment qui nous porte. On peut dire que dans cette occasion M. Thiers a presque abusé de ces avantages ; il a joué aux socialistes le tour le plus cruel, celui de les prendre au sérieux : c’était les prendre en traître ; aussi, voyez comme ils se récrient. Leur demander compte, rigoureusement et dans les détails, de ce que la société deviendrait entre leurs mains, ce n’est pas jouer franc jeu avec eux. Ne sait-on pas qu’il n’y en a pas un qui s’inquiète de ce que serait le lendemain de son triomphe ? Et ils ont quelque raison, en vérité, car qui pourrait se flatter de gouverner ce lendemain-là ? En prêtant, par conséquent, à ces idées une réalité qu’elles n’ont pas, même dans les cerveaux qui les ont enfantées, M. Thiers en a eu presque trop complètement raison. Remercions-le cordialement de cette patience, qui a dû être plus d’une fois méritoire. C’est un vrai service rendu au public que de le faire sortir du vague où l’enveloppent à dessein ses ennemis. Dissiper le brouillard dans la mêlée et montrer aux deux armées leur force respective, quand on est dix contre un et qu’on a le bon sens de son côté, c’est assurer la victoire. Le public s’en doutait bien déjà confusément, mais il aime à être convaincu jusqu’à l’évidence qu’après tout, les seuls professeurs de science pratique que compte le socialisme sont encore les professeurs de barricades.

Mais, laissant donc de côté tous ces détails pratiques où la pensée de M. Thiers se joue avec toute la souplesse d’un esprit rompu aux affaires, on peut dire, par une appréciation générale et vraie à la fois, que ce qui manque à tous ces systèmes, à dessein ou par ignorance, c’est précisément ce que nous avons essayé de donner ici, une appréciation tant soit peu exacte des véritables conditions de la destinée humaine. On dirait, toujours à les entendre, que l’abondance est le partage naturel de l’homme, dont la société l’exclut. On dirait toujours que la nature l’avait traité en enfant de prédilection, et que la société le déshérite. Le point de vue contraire est précisément le seul véritable. L’homme et la société, ne cessons pas de le répéter, ne possèdent rien que par effort. Ils sont engagés dans un travail constant, pour se dérober à une mort toujours imminente. Que ce travail n’eût pas commencé, la société ne venait pas au monde ; qu’il se ralentisse, la société va languir ; qu’il s’arrête, la société va périr. La condition du premier homme, pour être dissimulée aujourd’hui sous les conventions sociales, est toujours au fond la même. La vie lui est toujours vendue par la nature ; il n’en a que ce qu’il en achète par ses sueurs. Il est donc d’une importance vitale pour la société de maintenir à chaque instant les facultés de tous les hommes qui la composent tendues en quelque sorte, par le travail, dans toutes leurs dimensions : son maintien est à ce prix. Pour obtenir de tous les hommes cet effort constant, la vieille société a deux aiguillons qui pressent incessamment ses flancs la crainte de la misère suspendue sur toutes les têtes, le désir du bonheur allumé dans toutes les ames. Elle tient tous les hommes en haleine entre un précipice ouvert à leur côté et une perspective brillante étendue devant leurs yeux. Elle dit à l’un : — Si tu ne travailles pas aujourd’hui, tu mourras demain. — Elle dit à l’autre : — Si tu travailles encore demain, après-demain tu seras heureux. — Et comme les sentimens personnels s’affaiblissent en avançant dans la vie, elle y supplée, nous l’avons vu, par l’ardeur de l’amour paternel. Ces sentimens réunis ne laissent pas à l’homme un instant de relâche : éveillé par le premier, il se met au travail ; retenu par le second, il y persévère ; il ne perd ni un jour de sa vie ni un atome de ses facultés. La crainte et l’espérance sont, par conséquent, les deux pivots sur lesquels joue la société. Voulez-vous savoir maintenant en deux mots ce que fait le socialisme ? De ces deux aiguillons, il supprime l’un et amortit l’autre. Entre l’homme et la nature, il introduit un tiers, qu’il appelle l’état, qu’il revêt d’une puissance imaginaire pour faire face à des charges impossibles, et qui vient dire à l’homme : Quoi que tu fasses, repose-toi sur moi, tu ne mourras pas, ne t’effraie pas de l’avenir ; mais, quoi que tu fasses aussi, ne te flatte pas de multiplier tes jouissances. Je ne te laisserai pas devenir trop heureux ; tu n’iras ni au-dessous ni au-dessus d’un certain degré. Bannis à la fois la crainte et l’espérance. La société est une barque qui remonte contre la marée et le courant. Le socialisme vient, fait tomber le vent et cargue les voiles.

Regardez bien au fond de tout système de socialisme ; c’est bien là non pas seulement son effet, mais sa prétention. Il n’en est pas un qui ne prétende à la fois préserver tous les citoyens, sous la garantie de l’état, des mauvaises chances de la destinée, et enfermer dans certaines limites l’accroissement de la richesse privée. On se fait gloire de la première entreprise, et on aurait raison, si des efforts humains pouvaient l’accomplir. On avoue moins hautement la seconde, mais on l’insinue à la tribune par des termes déguisés, et elle échappe, après boire, dans l’effusion des banquets. Le niveau, après tout, est le symbole de tout système de socialisme. Déverser le superflu du riche pour combler la misère du pauvre, c’est à quoi ils reviennent tous, tantôt par la voie directe de la spoliation, tantôt par la voie détournée de l’impôt. A merveille pour la première fois et quand le superflu du riche existe ; mais, ce superflu une fois partagé, pense-t-on que le riche se donne la peine de le reproduire pour que chaque année on vienne le lui enlever ? Or, s’il ne le reproduit pas, demain ce superflu n’existera plus. Mettre des limites à la richesse de chacun, c’est en mettre aussi à son travail. Autant de perdu pour la production commune de la société. Reste à savoir si ses besoins diminueront dans la même mesure. S’imaginer la richesse comme un monceau d’argent qu’on n’a qu’à partager pour rendre tout le monde heureux, et ne pas se demander, quand tout le monde se croira riche, qui produira le blé, le vin et la laine, sans lesquels l’argent n’a pas de valeur, c’est une illusion d’optique assez naturelle et semblable à celle qui fait croire que le soleil marche quand la terre tourne. Nos prétendus astronomes, avec leur renfort de grands mots philosophiques, ne sont pas beaucoup au-dessus de ces erreurs populaires. La vieille société s’arrange bien, elle, en effet, pour que le superflu du riche profite au pauvre ; mais à quelles conditions, nous l’avons vu. Sous la condition du travail, c’est-à-dire sous la condition qu’à mesure qu’il est consommé, ce superflu soit reproduit et accru. Autour des mêmes instrumens de travail, la vieille société groupe le pauvre, les bras tendus, craignant à chaque instant que la vie ne lui manque, si son travail se ralentit ; le riche, se promettant par avance des jouissances nouvelles, l’esprit en éveil, inventant mille combinaisons ingénieuses pour rendre le travail plus facile et plus abondant, l’un et l’autre occupés, par conséquent, à faire sortir du même temps et des mêmes efforts la plus grande somme de richesse possible. Si le riche se ralentit pendant que le pauvre se hâte, bientôt leurs rôles vont être changés, et chaque jour nous voyons l’un monter et l’autre descendre l’échelle. Otez au pauvre son inquiétude, ôtez au riche son espoir, et cette ardeur va cesser. Les deux ressorts du travail cassent à la fois. Mais, pendant que le travail s’arrête ou languit, les besoins ne s’arrêtent pas. Satisfaits un instant par une générosité imprudente, ils vont reparaître l’instant d’après. Ils reparaîtront, augmentés encore par l’habitude d’une jouissance facile, grossis par l’accroissement naturel de la population. Chaque jour, il y a plus d’hommes dans le monde, par conséquent plus d’êtres qui demandent à vivre et à travailler. Que ferez-vous quand il n’y aura rien de préparé pour eux, quand le superflu du riche, ce réservoir d’où découlent la vie et le travail du pauvre, sera tari ? L’avarice de la nature aura regagné tout le terrain qu’aura perdu le travail de l’homme.

La vieille société peut donc se poser en face du socialisme, et lui dire Puisque vous m’ôtez les deux aiguillons par lesquels je poussais l’espèce humaine dans le champ laborieux de la production, chargez-vous donc maintenant vous-même de l’y faire marcher. Vous ne prétendez pas apparemment qu’elle puisse vivre sans travail. Trouvez-moi un mobile qui remplace dans son cœur la crainte de périr et le désir du bonheur. Vous dites que ce sont là des mobiles intéressés, que l’un est dur, et l’autre égoïste. En connaissez-vous d’aussi puissans ? Je vous tiens quitte de ceux-là. À cette question ainsi posée, le socialisme répond en balbutiant. Il y a huit mois, il vous eût parlé encore de fraternité et de dévouement. Il vous eût encore dit qu’on travaillerait pour le bien général, pour ses frères et pour la patrie. Au sortir des ateliers nationaux, il faudrait plus que de l’impudence pour prendre un pareil engagement. Sur les débris fumans de la bataille de juin, il faudrait plus que du courage pour murmurer le mot de fraternité. C’est qu’en effet c’est étrangement méconnaître le cœur humain que de lui demander, comme état habituel, l’oubli de soi-même et le désintéressement. Faire reposer une société sur ces élans sublimes qui ne commandent l’admiration que précisément parce qu’ils font violence à tous nos instincts, compter sur le dévouement pour la nourriture de tous les jours, c’est se préparer d’étranges mécomptes. Si le dévouement était régulier, habituel, comme doit l’être la production de la société, s’il pouvait fournir au travail et à la nourriture de tous les jours, il ne nous arracherait pas, dans ses rares éclairs, de tels cris d’enthousiasme. « On meurt pour son pays, dit M. Thiers quelque part ; on ne rabote pas des planches, on ne lime pas du fer pour lui. » Et en cherchant bien, d’ailleurs, à la racine, pour ainsi dire, de tous les beaux dévouemens dont l’histoire nous transmet les modèles, on trouverait sans peine les sentimens primitifs, intéressés, si l’on veut, mais légitimes, de l’ame transformés seulement, exaltés, en quelque sorte, au-dessus d’eux-mêmes. L’idée de patrie, par exemple, que représente-t-elle à la plupart des hommes, sinon le champ et le toit paternels ? La patrie, c’est le lieu où reposent nos souvenirs d’enfance et nos espérances d’avenir, c’est la terre qui a reçu nos sueurs et qui conserve les os de nos pères, — c’est le type idéal, c’est la plus haute expression de la propriété et de la famille. Oh ! les grands connaisseurs du cœur humain qui veulent nous faire une patrie sans propriété et sans famille ! Aussi, dans quels pays l’amour de la patrie produit-il tous ses prodiges ? Précisément dans ceux où, à l’abri d’une liberté véritable et d’une constitution sage, la propriété et le toit domestique sont également inviolables. Avec les troubles civils, avec les atteintes portées, d’en haut ou d’en bas, à ces droits inviolables, l’amour de la patrie s’affaiblit et s’éteint. Nelson meurt à Trafalgar pour des lois qui exécutent jusqu’à la dixième génération la volonté du père sur ses enfans. Le paysan français mourait à Jemmapes pour sa terre affranchie d’une féodalité dégradante ; mais le Romain du Bas-Empire, fatigué d’être rançonné tour à tour par les soldats et la populace, livrait pour quelques marcs d’or sa patrie à des barbares. Donnez-moi le socialisme en activité ou seulement la révolution en permanence, et je ne vous garantirai pas long-temps des invasions et des Cosaques !

Pressé ainsi de retraite en retraite, le socialisme se réfugie derrière la religion. Il invoque les grands principes évangéliques, les touchans souvenirs des premiers chrétiens. La société chrétienne, nous dit-il, n’est-elle pas fondée sur d’autres mobiles que ceux de l’intérêt et de la crainte, sur l’amour et la fraternité mutuelle des hommes ? N’a-t-elle pas tiré de ce mobile des prodiges qui ont renouvelé le monde ? Ne pouvons-nous pas encore nous adresser au même sentiment pour en attendre les mêmes résultats ? Ce langage pieux est fort de mode dans les écoles socialistes. Il ne tiendrait qu’à nous de les prendre pour la continuation fidèle du christianisme, et la société qu’elles rêvent pour l’expression complète de la société chrétienne. Elles mêlent dans leurs ovations bruyantes le nom du Christ à ceux de leurs précurseurs sanguinaires, le nom de la victime du Calvaire à ceux des assassins du Temple et de l’Abbaye. De tels mélanges soulèvent le cœur et font regretter la franche impiété révolutionnaire d’une autre époque. J’aime mieux, pour ma part, la croix renversée que portée avec un respect profanateur dans les processions du pillage et de la révolte. Contenons cependant l’indignation qu’un tel spectacle excite, et rappelons en deux mots au socialisme qu’il n’y a rien de commun entre les chrétiens et lui, que l’Évangile et le socialisme sont l’opposé l’un de l’autre, à tel point que si l’un est vrai, l’autre est faux, et que si le socialisme n’était pas la plus grossière des illusions, l’Évangile serait le plus impudent des mensonges.

Pour commencer, en effet, cette misère de la condition humaine sur laquelle nous ne saurions trop insister, le socialisme la dissimule à l’homme ; le christianisme la lui rappelle à tout instant sous ses couleurs les plus sévères. On dirait presque qu’il l’assombrit encore par ses dogmes, sauf à l’adoucir plus tard par ses espérances. Le christianisme ne cesse de lui représenter le travail, le travail constant et même douloureux, non-seulement comme nécessité, mais comme un devoir. Il va en ceci encore plus loin que la vieille société elle-même. Le travail, qui dans la société naturelle est seulement indispensable pour la vie, devient, dans la loi évangélique, obligatoire au point de vue de la conscience. Dans la vieille société, il est simplement un besoin ; aux yeux de l’Évangile, il est une loi. Cette loi s’explique, dans le dogme chrétien, par le passé comme par l’avenir de l’homme. C’est une expiation d’une faute commise, c’est la préparation d’un bonheur futur. L’homme, disions-nous tout à l’heure, remonte en quelque sorte un courant à force de rames : fait singulier que nous constations sans l’expliquer. Un chrétien ne s’en étonne pas. L’homme est tombé, vous dira-t-il ; quoi de surprenant qu’il ait besoin de remonter ! De là ce caractère sacré dont le travail est empreint dans la loi chrétienne, et qui lui permet de se passer de tout mobile étranger : caractère tellement puissant que, même né dans ces conditions où le travail n’est plus une nécessité, le chrétien, s’il est sincère, cherche encore à travailler. Il se reproche l’oisiveté comme un crime. Quand le travail est ainsi mis directement sous la protection de la conscience, il n’a pas besoin de l’aiguillon de l’intérêt. Le socialisme posséderait-il par hasard, comme l’Évangile, quelque dogme mystérieux qui donnât au travail la même force impérative ? Il n’en a pas seulement la prétention. Son seul but, au contraire, est de réduire pour chaque homme la quantité de travail nécessaire à la moindre mesure possible. On pourrait tout définir en disant que le christianisme c’est le travail, même sans la récompense, et le socialisme la récompense sans le travail.

Une fois en possession de ce mobile élevé du devoir, on conçoit déjà comment le christianisme a pu faire accomplir à l’homme, en dehors, aux dépens même de son intérêt personnel, des travaux qui nous confondent ; mais ce n’est point seulement au devoir, je l’avoue, que le christianisme s’adresse. Ses plus grandes œuvres sont dues à un sentiment d’un autre ordre, à l’amour des hommes les uns pour les autres, à ce que, par une expression à la fois profonde et populaire, on a nommé la charité. C’est la charité qui établit entre tous les chrétiens, riches ou pauvres, faibles ou forts, ce lien de fraternité qui étend à une société entière la tendresse d’une famille. Oui, sans doute, cette charité précieuse enfante chaque jour des résultats, elle alimente une activité, qui dépassent tous ceux que produit l’ardeur âpre et intéressée du gain. Avec cette charité, rien n’est impossible, ni la vie commune au fond d’un cloître, ni la communauté des biens et du travail, ni les enfans des riches allant vivre d’abstinence et travailler la terre, ni les femmes délicates se vêtissant de bure pour veiller au chevet des malades ; mais, puisque c’est cette charité qu’on veut emprunter au christianisme, qui jusqu’ici en a gardé le monopole, est-ce qu’il ne serait pas à propos de s’informer auprès de lui, qui doit s’y connaître, à quelles conditions cette incomparable vertu peut s’acquérir, sous quels cieux cette plante embaumée prend naissance ? Je ne voudrais pas lever ici un coin du voile qui doit toujours dérober aux regards des discussions humaines le sanctuaire intime du dogme religieux ; mais je ne crains pas d’être contredit en affirmant que, s’il y a une prétention au monde qui indique la plus grossière ignorance des premiers élémens du christianisme, c’est celle de faire de la charité fraternelle la vertu commune, ordinaire, quotidienne, pour ainsi dire, de tous les hommes. Demandez au christianisme si les hommes, en général, naissent charitables, dévoués, si l’esprit de sacrifice, si l’affection pour leurs semblables est une semence qui germe aisément dans leurs coeurs. Je m’en rapporte à sa réponse. Il sait ce qu’il lui en coûte pour en allumer çà et là quelques faibles étincelles. Il professe, au contraire, que le cœur humain est égoïste par nature, et que la charité n’y prend racine que par miracle. Il appelle ce miracle conversion, changement. Comment s’y prend-il pour l’opérer ? Ce n’est point à moi de le dire. Assurez seulement que si le christianisme entreprend de changer l’homme, c’est que, comme Prométhée, il pense avoir dérobé le feu du ciel. Conçoit-on maintenant comment on peut dire avec certitude que les doctrines sociales et la foi évangélique sont la négation l’une de l’autre, et qu’il faut que l’une cède la place à l’autre ? Quoi ! il y aurait un moyen de donner ici-bas à l’homme, pour un travail modique, un bonheur assuré, et depuis tantôt dix-huit cents ans l’Évangile prêcherait à l’homme que le travail et la peine sont deux chaînes rivées à son cou, qui ne se brisent qu’avec la vie ! Quelle imposture intéressée ! Quoi ! il suffirait de décréter la charité dans les lois pour qu’elle s’allumât dans les cœurs, et l’église, pour l’inspirer à ses fidèles, les fatigue par les larmes de la pénitence et les austérités de la retraite ! Quelle torture inutile ! Déchirons l’Évangile, fermons les églises ; un préambule de constitution va suffire.

Nous sommes heureux de finir, comme M. Thiers lui-même l’a fait, en plaçant la cause de la société sous l’aile de la religion. C’est sa place, et plût au ciel qu’elle ne l’eût jamais quittée ! Entre le christianisme et la société, il existe non pas assurément une conformité parfaite (l’une est humaine, et l’autre divine), mais une solide alliance, consacrée par le temps. Cette société, le christianisme ne l’a pas faite, car elle a commencé avec le monde ; mais il l’a acceptée, il s’y est fait naturellement sa place, et, en l’acceptant, il en a tempéré et tempère chaque jour la rudesse. Sans prétendre la réformer brusquement et par secousse, encore moins par autorité législative et par violence populaire, il y a insinué, par une action douce et lente, la chaleur de son esprit ; il n’a pas brisé ses ressorts, mais il en a adouci le jeu. Il oppose aux mobiles d’un intérêt légitime qui, en la faisant avancer, peuvent l’égarer, le contre-poids des mobiles élevés dont lui seul a le secret, aux excès de l’égoïsme les miracles du dévouement. En la corrigeant ainsi, il la protège et la défend. Cette union salutaire a été troublée parmi nous plus d’une fois ; puissent la crise actuelle et le péril commun l’avoir cimentée de nouveau ! Les paroles pleines d’émotion qui terminent le livre De la Propriété, et qui prennent tant d’autorité dans la bouche de M. Thiers, nous en donnent l’espérance. Si elle devait se réaliser, nous n’aurions ni trop de douleur du présent ni trop de découragement sur l’avenir.


ALBERT DE BROGLIE.

  1. Un volume in-8o, librairie de Paulin, rue de Richelieu, 60.