De la réalité du monde sensible/Chapitre IV

La bibliothèque libre.
Félix Alcan (p. 133-190).

CHAPITRE IV

la sensation et la quantité


Je voudrais donc montrer maintenant que la quantité est essentielle à la sensation. Sans doute, nous n’aurons pas établi par là que la quantité fait partie de l’essence même des choses, qu’elle est présente dans l’intimité même des énergies du monde. Car la sensation peut être considérée comme une manifestation de ces énergies soumise à la loi de la quantité, sans que cela engage nécessairement ces énergies elles-mêmes. C’est ainsi que Leibniz, qui construit le monde avec des éléments inétendus, avec des points de force, ne conteste nullement que la sensation, qui est une expression de ces forces, enveloppe la quantité. C’est ainsi, que, pour Kant lui-même, le noumène qui est hors de l’espace peut cependant, comme phénomène, se manifester dans l’espace.

Pourtant, il ne peut être indifférent de démontrer que la sensation enveloppe la quantité. Les sensations sont des déterminations qualitatives ; il est vrai qu’elles se produisent pour nous sous la condition de l’espace ; mais si la quantité ne leur est pas essentielle, si elles y entrent seulement comme en une forme qui leur est extérieure, nous en serons sans doute avertis par bien des signes : il y aura comme une perpétuelle velléité de divorce entre la sensation et la quantité. Au contraire, si la quantité nous apparaît comme intérieure à la sensation, il y aura bien des chances pour que la quantité soit intérieure aussi aux forces mêmes que la sensation manifeste. Car, pourquoi, s’il n’y a aucune pénétration de la quantité et de la force, si l’être secret des choses n’enveloppe pas la quantité, pourquoi la sensation où cet être secret s’exprime apparaîtrait-elle, en fait et en droit, inséparable de la quantité ? La critique de la sensation va donc ici au fond des choses.

La quantité semble être dans la sensation de deux manières : comme quantité extensive et comme quantité intensive. Toute sensation est située pour nous dans l’étendue et elle occupe une portion de l’étendue, soit en volume, soit tout au moins en surface. Voilà la quantité extensive. Toute sensation a ou paraît avoir un degré : un son est plus ou moins fort, une couleur est plus ou moins vive. Voilà la quantité intensive.

Il est difficile de savoir si personne a jamais prétendu que la sensation n’impliquait pas l’extension. Il y a bien eu dans la psychologie allemande, avec Lotze et Wundt notamment, quelques tentatives pour dépouiller la sensation de tout caractère extensif. Et, à vrai dire, comme on peut faire décroître indéfiniment l’étendue d’une sensation, par exemple, une surface bleue, sans altérer la nature, la qualité propre de cette sensation, on peut bien, par une abstraction de l’esprit, ramener un moment la sensation à la qualité pure et à l’inextensif. Lotze et Wundt se sont certainement proposé davantage ; mais je ne sais rien de plus équivoque et, au total, de plus insignifiant que leur entreprise. Lotze, dans sa théorie des signes locaux, veut-il simplement nous montrer comment, la forme d’espace étant donnée, nous ne pouvons y distribuer les sensations et les situer, les unes par rapport aux autres, qu’au moyen de signes caractéristiques attachés à chacune d’elles ? Ce n’est plus alors un problème métaphysique, c’est, si l’on peut dire, une simple question de pratique psychologique qui ne nous concerne pas. Mais, parfois, il semble que Lotze, avant de localiser les sensations dans l’étendue, les laisse un moment dans l’inétendu, et alors il ne s’agit plus seulement d’un problème de localisation, mais de la construction même de l’espace. Qu’on le déclare donc, qu’on dise expressément que l’on veut construire l’étendu avec l’inétendu ; si on le dit, une disproportion énorme éclatera entre une pareille supposition et la théorie très arbitraire d’ailleurs des signes locaux. Car le mouvement que fait la rétine, pour porter vers les sensations qui l’affectent son point de vision le plus vif, est un mouvement, et tout mouvement, pour notre conscience, implique l’étendue. Pour localiser, dans le champ de la vision, nos sensations visuelles, nous devons, selon Lotze, percevoir un déplacement de notre rétine vers ces sensations ; mais percevoir un déplacement, c’est-à-dire un changement de lieu, c’est avoir déjà le sentiment de l’espace. Si Lotze l’oubliait, il commettrait la même étourderie que ceux qui, en prétendant expliquer en nous la formation de l’idée d’espace, n’oublient qu’une chose, le sentiment que nous avons de notre propre corps. Il en est de même de Wundt. S’il se borne, par sa synthèse de la sensation proprement dite et du sentiment de l’innervation à expliquer simplement certaines particularités de localisation, à la bonne heure : il y a là quelques menues lois à constater et à discuter. Mais, s’il prétend fonder par cette synthèse l’idée même d’espace, qu’il démontre, d’abord, que le sentiment de l’innervation n’implique pas le sentiment du corps et de ses organes, c’est-à-dire de l’étendue. Toutes ces entreprises de la psychologie physiologique ne sont guère qu’un amalgame confus de formules kantiennes mal comprises et d’hypothèses aussi dépourvues jusqu’ici de preuve que de portée.

Mais il ne suffit pas à notre dessein d’établir qu’en fait l’on ne peut pas ramener la sensation à l’inétendu ; il nous faut établir encore, qu’en droit et nécessairement, la sensation implique l’étendue.

Tout d’abord, il serait impossible de passer de la sensation inétendue à l’étendue si la quantité n’était pas essentielle et comme intérieure à la sensation. En effet, les sensations d’un même ordre peuvent se combiner les unes avec les autres : deux sons peuvent se fondre en un son unique ; des couleurs et des nuances de couleurs peuvent se fondre en une couleur unique. Dès lors, comment pourrait-on distribuer dans l’étendue les sons, les couleurs, les clartés ? Si toutes les couleurs présentes à un même moment dans la conscience se sont fondues en une seule, selon quelles règles décomposera-t-on celle-ci pour la distribuer dans l’espace en couleurs diverses ? On peut la décomposer en mille manières différentes. Dira-t-on que les sensations diverses qui doivent occuper plus tard des points distincts de l’étendue sont qualitativement distinctes dans la conscience ? Soit ; mais comment s’opère cette distinction ? La qualité des sensations comme telle n’y suffit pas ; il n’est pas dans la nature du rouge comme tel d’être mêlé au blanc ou d’en être séparé ; il peut très bien ou être séparé du blanc et rester le rouge, ou se mêler au blanc et se transformer en rose. Il faut donc, pour démêler ou pour mêler les sensations dans la conscience, un autre principe que la qualité même des sensations. Or, lorsque deux sensations qui, par leurs qualités, ne répugneraient pas à une fusion, sont distinctes pour la conscience, elles se distinguent par autre chose que par leurs qualités, c’est-à-dire qu’elles occupent pour la conscience deux parties de l’être différentes. Mais qu’est-ce donc que cette autre chose qui n’est pas la qualité et qui est nécessaire à distinguer les sensations les unes des autres, si ce n’est la quantité et la quantité extensive ? Qu’est-ce que ces régions de l’être par où se distinguent les sensations juxtaposées, si ce n’est l’étendue ? Donc, si l’étendue n’était pas immédiatement présente à la sensation, jamais on ne pourrait passer de la sensation à l’étendue. Les sensations diverses ou se confondraient ou se distingueraient sans raison. Si vous supprimez des sensations la quantité extensive, vous y introduisez du coup l’arbitraire absolu, c’est-à-dire le néant.

L’essence même de la sensation implique l’étendue. Chaque ordre de sensation a une essence distincte ; il représente une fonction définie de l’ordre universel, une idée. La lumière est la manifestation de l’universelle identité ; le son est la communication intime des forces ; les couleurs sont les combinaisons diverses et définies du clair et de l’obscur dans la matière pesante. Or, le propre de toute essence, c’est de pouvoir se manifester en des façons diverses et à des degrés divers. Précisément parce que la lumière n’est pas un fait brut que l’on puisse peser dans les balances du monde, parce qu’elle est la transparence même de l’être universel, elle n’est pas tenue de s’affirmer à tel degré plutôt qu’à tel autre ; elle varie avec les relations et les conflits de l’être universel et des énergies concentrées. Il faut donc, pour qu’elle s’exprime tout entière, pour qu’elle reste à l’état d’idée, qu’elle puisse s’affirmer et se jouer à la fois en rayonnements innombrables et divers, en combinaisons innombrables et diverses d’ombre et de clarté. Il lui faut l’ampleur infinie de l’espace et de l’être pour cette variété illimitée des jours, des nuits, des splendeurs, des crépuscules où éclate sa libre essence.

Il n’y a rien dans la nature de la lumière qui empêche les splendeurs de se mêler au crépuscule en les avivant, les crépuscules d’apaiser les splendeurs, et les jours de se fondre avec les nuits en une sorte de clarté lunaire. Si l’espace ne permettait pas à la lumière d’étaler tous ses degrés, toutes ses combinaisons, si la quantité extensive ne traduisait pas en chacun de ses points la variété des forces diversement affectées par la lumière une, le monde n’aurait jamais à la fois qu’une clarté, qu’une couleur. Notre conscience rapprocherait et confondrait en un foyer unique le rayon qui vient de la rosé et celui qui vient de l’étoile ; ou bien, il faudrait qu’elle portât en elle je ne sais quelle puissance diffuse capable de se colorer en autant de nuances distinctes qu’il y aurait dans le monde de centres distincts de lumière et de couleurs. Mais que serait donc cette puissance diffuse, sinon une certaine quantité d’être indéterminé, et que serait cette correspondance de l’être et de la quantité à la diversité intime des énergies du monde, si ce n’est pas ce que nous appelons l’espace ? J’essaierai de montrer plus tard que les forces, même dans leur intimité, enveloppent la quantité et l’extension. Il ne s’agit en ce moment que de la sensation, c’est-à-dire de la manifestation de ces forces en d’autres forces qui sont les consciences. C’est l’espace seul qui, en réservant à chacune de ces forces une zone définie de manifestation, leur permet de se juxtaposer sans se superposer. Il défend les sensations subtiles, délicates, où se jouent de fuyants secrets, contre le pouvoir absorbant des sensations brutales et grossières. Même avec l’espace, la douceur de la lune au matin s’efface dans la brutalité du soleil levant ; que serait-ce sans lui ? Les scolastiques disaient : materia principium est individuationis. Ils entendaient par matière cette puissance indéterminée d’être dont l’espace est le symbole. C’est bien l’étendue en effet qui est un principe d’individuation. Chose étrange, cet espace, qu’une philosophie étourdie dénonce souvent comme une extériorité vaine, sauvegarde et prolonge jusque dans ses manifestations l’intimité individuelle des forces ; c’est lui qui enchâsse tous les astres et toutes les âmes comme des diamants distincts. Sans lui, le monde serait comme un parterre noyé de lune où les fleurs décolorées ne sont plus que de monotones reflets.

Ainsi la sensation, non par accident mais comme telle et dans son essence, implique la quantité. Elle est une idée, une essence, et, à ce titre, elle ne peut être réduite à telle ou telle forme spéciale, à tel ou tel degré particulier de manifestation ; elle doit pouvoir, dans les limites de sa fonction idéale, se jouer avec une pleine liberté ; or cela n’est possible qu’avec la quantité extensive ; et, en considérant d’abord la sensation comme essence pure, comme qualité pure, nous arrivons à découvrir que l’étendue fait partie de sa définition même ; elle ne lui est pas surajoutée ; elle en est une condition interne.

De plus, les différents ordres de sensations ne s’exercent pas dans l’abstrait, dans le vide. La fonction de la lumière, par exemple, est d’affirmer l’universelle identité et transparence de l’être, mais de l’affirmer pour tous les centres particuliers de conscience qui sont dans le monde. Or cette rencontre des forces et de la lumière n’est pas inerte et superficielle ; la lumière agit sur les forces et les forces agissent en s’y exprimant sur la lumière. Ainsi toute force, toute âme est un foyer original de clarté, et, pour qui sait bien voir, le monde des forces et des âmes est une prodigieuse et fourmillante constellation. Or, comme toutes ces individualités se manifestent dans la lumière, c’est-à-dire dans l’universel, elles entreraient et se perdraient comme éléments dans un total indistinct, si la quantité extensive n’assurait pas à chacune une région définie de l’être, correspondant à la portion d’être intérieur que chacune a organisée selon sa forme ; si elle ne faisait pas de tous les foyers intérieurs distincts autant de foyers extérieurs distincts.

Ainsi l’étendue manifeste à la fois l’essence même de la sensation en son universalité, et l’individualité des forces qui déterminent et particularisent l’essence de la sensation. La lumière, la chaleur, le son, sont comme je l’ai montré, des fonctions éternelles de l’univers. Sans doute, pour se manifester, la lumière a besoin de foyers matériels particuliers, qui la distribuent ; mais elle préexiste, au moins idéalement, à ces foyers. De même le son étant la communication et comme la pénétration rythmique des forces, suppose l’existence de forces individuelles, de centres de vibration. Mais pourquoi ces centres individuels peuvent-ils communiquer ? comment peuvent-ils vibrer ? Parce que, en eux, hors d’eux et dans tout le milieu où ils sont situés, des conditions générales et préalables d’élasticité sont réalisées. Ainsi les conditions essentielles du son et le son lui-même préexistent aussi, au moins idéalement, à la diversité des centres sonores, de même que la faculté de vibration de la corde préexiste aux nœuds de vibration. Et encore les nœuds de vibration se forment-ils selon une loi dans la corde vibrante ; tandis que dans l’atmosphère où palpitent les centres sonores ceux-ci sont distribués avec une indépendance absolue. Il n’y a aucun rapport nécessaire du son, en sa virtualité essentielle, à tous les centres de force et de mouvement qui s’émeuvent en lui. De même qu’en un sens tous les foyers lumineux, ayant l’air de produire la lumière, l’empruntent en effet, de même aussi et en un sens tous les centres vibrants, ayant l’air de produire du son, en effet se l’approprient. Le son a donc, comme la lumière, une sorte de réalité métaphysique éternelle qui a, si j’ose dire, quelque chose de solennel. Or cette réalité indépendante et éternelle des grandes fonctions de sensation, l’espace nous la traduit.

Il permet, en effet, à la lumière de s’épandre par grandes masses. Ainsi, la lumière, tout en faisant apparaître sous des nuances et des colorations distinctes les forces particulières qui se jouent dans le monde, les enveloppe d’une splendeur en quelque sorte impersonnelle qui atteste sa priorité. La prairie où reluisent les brins d’herbe et les fleurs semble, dans les jours d’été, je ne sais quelle couche plus épaisse et plus grasse de clarté déposée tout au fond d’un océan infini de lumière subtile. De même, dans les nuits baignées de lune, les étoiles sont comme des gouttes de lumière concentrée en un lac de limpidité légère. Toutes les lueurs où scintillent des vies individuelles semblent ainsi éclore de la lumière sans date, sans forme, et presque sans nom. De plus, par l’intervention de l’espace, la lumière n’est pas modifiée seulement par la rencontre des forces individuelles, mais aussi par des relations de distance. Elle est, selon l’éloignement des foyers, forte ou faible, brutale ou douce, tranchante ou rêveuse, c’est-à-dire qu’elle se transforme, et partant qu’elle vit, par sa seule relation avec la quantité. Quand elle pénètre dans un milieu homogène, comme l’air pesant, elle varie selon l’épaisseur de ce milieu, c’est-à-dire selon des lois de quantité, et elle varie alors avec la continuité de la quantité elle-même. Dans notre atmosphère, autour de l’ardent soleil, il y a une zone circulaire de lumière blanche : cette lumière ardente et pâle s’azure par degrés jusqu’au bleu profond du zénith qui, par degrés aussi, redescend au bleu pâle du bas de l’horizon. Dans ces dégradations insensibles de lumière et de couleur, les particularités des forces que rencontre la lumière ne sont pour rien : c’est selon des lois de quantité qu’elle se développe. Dans la propagation de la lumière, dans sa réflexion, sa réfraction, et aussi dans l’aménagement de ses nuances, il y a une géométrie. La lumière vit donc, dans la quantité, d’une vie à elle, indépendante de toute force particulière, éternelle comme la quantité elle-même. Quand les hommes anciens adoraient l’Ether, ils n’adoraient ni la lumière toute seule, ni l’espace tout seul, mais le rayonnement de la lumière dans la quantité et dans l’être, et la vie de l’espace par la lumière. Ils adoraient la splendeur de vie dont la lumière revêt la quantité, et l’indépendance sacrée, l’éternité immuable que l’espace, c’est-à-dire la quantité, communique à la lumière, bien au-dessus des combinaisons changeantes des forces périssables.

Du son aussi, comme de la lumière, l’espace fait une fonction indépendante de l’être, antérieure en un sens, et supérieure à tous les centres de vibration qui résonnent par elle. Certes, la quantité extensive assure et peut seule assurer la distinction, l’individualité des forces vibrantes. Sans elle, nous l’avons vu, tous les sons s’ajouteraient les uns aux autres et se fondraient en une résultante unique. Par elle, l’imperceptible murmure du brin d’herbe se distingue, pour la conscience attentive, du grondement de la forêt. Il faut bien, d’ailleurs, qu’il en soit ainsi, l’essence même du son étant de manifester l’intimité des forces et des existences. Mais cette puissance d’expression et de révélation intime, les êtres ne l’ont pas créée : ils la trouvent en quelque sorte toute faite, et ils s’en servent. Les premières herbes qui, sur la terre verdissante, ont ondulé et frémi ne savaient pas qu’elles livraient le tressaillement secret de leur vie à une douce puissance qui le répandrait au loin. Oh ! sans doute, elles avaient je ne sais quel besoin obscur de communication et d’expansion, et c’est là l’âme du son ; mais ce besoin même, comment l’auraient-elles connu, si elles ne s’étaient senties comme enveloppées d’influences amies, et si le premier souffle passant sur elles n’avait associé leur frisson au frisson de l’espace ? Les premiers êtres qui, connaissant la joie, la douleur, l’amour, ont crié, murmuré ou chanté, cédaient aussi à un besoin intime et profond de communication ; et c’est sous l’action presque aveugle de ce besoin que leur organisme vibrait à l’unisson de leur âme, et ébranlait le dehors à l’image du dedans. Mais si cette vibration presque involontaire de leur organisme n’était pas pour eux, sans qu’ils s’y attendissent, devenue un son, s’ils n’avaient pas senti soudain que leur âme prenait une voix pour solliciter dans l’espace profond les autres âmes, ils se seraient bientôt resserrés et étouffés en eux-mêmes. Ils ont dû s’étonner de leur cri en y retrouvant leur âme. Il a dû leur sembler qu’une puissance mystérieuse recueillait leurs douleurs ou leurs joies tout au sortir de leur âme pour leur prêter une voix. Oui, vraiment, avant qu’aucune voix sortît des êtres, il y avait la Voix, la voix mystérieuse, la voix muette qui attendait, pour appeler, pleurer, chanter, les confidences des vivants. Dans les sphères destinées à la vie, le silence universel était déjà plein de cette voix, et, en s’éveillant, les vivants l’ont éveillée. Voix sublime et familière qui ne vient pas des êtres, mais qui se fait toute à eux ; elle traduit si bien leur âme qu’elle a l’air d’en venir : oiseau divin qui semble éclore de tous les nids, parce qu’il en sait prendre la forme.

Avant la naissance des organismes sur notre planète, l’atmosphère était animée par les grands souffles, par le clapotement infini des vagues sur les grèves. Ainsi, les vivants ont été, dès le début, bercés par une sorte d’harmonie immense et indistincte, et s’ils ont crié, soupiré, chanté, c’était pour répondre à l’espace frissonnant qui leur parlait. Les innombrables petites bêtes des champs se seraient tues depuis des milliers d’années, si elles n’avaient été comme provoquées par la soupiré, chanté, c’était pour répondre à l’espace fris-réserves immenses d’harmonies ; il y a comme une musique éternelle et secrète qui flotte dans l’espace autour des vivants, et, de même que les éléments subtils qui s’évaporent des plantes se convertissent en rosée dans la fraîcheur des nuits sereines, les vagues tendresses qui montent des êtres se convertissent en harmonies dans la douceur des nuits musicales.

Or, par l’espace, par la quantité extensive, les êtres sentent résonner hors d’eux le son émis par eux, et ils sont avertis par là que le son est en un sens une puissance extérieure à eux, indépendante et antérieure. De plus, à peine émis, le son, même s’il exprime l’âme, échappe au gouvernement de l’âme : il tombe sous les lois de la quantité ; il se propage avec une vitesse définie selon les milieux ; il s’amortit et s’éteint suivant les distances. La parole indifférente et le cri passionné traversent l’espace du même vol. Enfin, le son ne change pas seulement de degré avec la distance : il change aussi d’accent. La brutalité joyeuse des cloches prochaines s’adoucit et s’élargit, dans les horizons lointains, en une mélancolique chanson. Ainsi, la quantité tient le son sous sa loi : le son vit donc, lui aussi, en une certaine mesure, dans la quantité, et par là, quoiqu’il jaillisse toujours des forces individuelles ébranlées, il marque son indépendance de chacune de ces forces et atteste son caractère éternel. Il y a donc, selon le langage platonicien, une idée du son comme il y a une idée de la lumière, et, bien loin que la quantité extensive soit étrangère à cette idée, c’est par elle que cette idée s’affirme.

Il semble bien, sans doute, que la quantité intensive soit beaucoup plus intérieure à la sensation : le degré d’une sensation, c’est, en un sens, cette sensation elle-même. Mais, si l’on y regarde de près, on verra que la quantité intensive ne peut avoir de sens et exister que par la quantité extensive. Lorsque deux sensations ne diffèrent qu’en degrés, elles ne diffèrent point par leur nature, ou, comme on dirait, par leur forme. Voici un son d’une certaine hauteur et d’un certain timbre ; voici un autre son de même hauteur et de même timbre, mais plus fort que le premier. Évidemment, il n’y a pas entre ces deux sons une différence d’espèce, mais seulement une différence d’intensité.

Voici de la clarté produite par deux bougies d’une nature spéciale ; voici maintenant de la clarté produite par dix bougies identiques aux premières : il n’y a pas entre ces deux clartés différence d’espèce, mais de degré ou d’intensité. Il y a plus de quantité intensive dans un son que dans l’autre, dans une clarté que dans l’autre. Oui, mais qu’est-ce que ce surcroît de quantité qui est venu s’ajouter à un son ou à une clarté ? Évidemment, ce n’est pas une forme qui s’ajoute à une autre forme. Dans le son plus intense, comme dans le son moins intense, il n’y a pas pluralité de formes, pluralité d’espèces : le son plus intense est pour la conscience un son et une espèce particulière de son, comme le son moins intense. De même pour la clarté : il est bien vrai que, dans l’exemple des bougies, ce que chaque bougie ajoute, ce n’est pas seulement une certaine quantité de lumière, mais de lumière définie ayant une certaine nature, une certaine forme ; mais la lumière totale n’en a pas moins pour cela une nature unique, une forme unique. Il n’y a pas en elle plusieurs formes identiques superposées ; on ne comprend pas ce que serait l’addition de formes identiques, d’espèces identiques ; elles ne s’ajoutent pas, elles se confondent, et le seul office de chacune d’elles est de permettre à la quantité d’être qu’elles informaient à part, de s’ajouter, sans altération, à une autre quantité d’être informée de manière identique. Ce qu’il y a donc de plus dans le son ou dans la clarté plus intense, ce n’est pas une forme nouvelle, mais une nouvelle quantité d’être indéterminé en soi, quoique actuellement assujetti à une forme déterminée. Mais cette quantité d’être indéterminé, qui peut s’ajouter indéfiniment à soi sans altération de la forme, à raison même de cette indétermination, qu’est-ce, je vous prie, sinon la quantité extensive ou l’espace ? Ainsi, ce qu’on appelle la quantité intensive n’a de sens, métaphysiquement, que par la quantité extensive. Sur ce point décisif, la physique confirme la métaphysique. Qu’est-ce, pour le physicien, qu’un son plus intense qu’un autre ? C’est un son dont les vibrations, ayant même forme et même durée que celles de l’autre, ont une plus grande amplitude, c’est-à-dire s’approprient une plus grande quantité extensive d’être. De même pour la clarté.

Voilà donc que la quantité extensive devient aussi intérieure, aussi immédiate à la sensation que la quantité intensive elle-même. Aussi, pour nier de la sensation la quantité extensive, faudra-t-il nier de la sensation la quantité intensive.

C’est la tentative que M. Bergson a faite dans une thèse récente très remarquée qu’il a conduite avec une habileté merveilleuse. Elle est très claire et il est pourtant facile de ne pas la comprendre, car il y a des courants subtils de pensée qui se croisent, se mêlent et se séparent pour se rejoindre encore. Ainsi on pourrait croire, à première vue, que M. Bergson admet, dans la sensation, la quantité extensive ; car, d’abord, il démontre que l’on ne peut pas constituer l’espace, milieu homogène, avec des combinaisons de sensations présumées inétendues. Et puis, il essaie d’établir que ce que l’on appelle la quantité intensive n’existe pas dans les sensations ; qu’il y a entre toutes les sensations, si analogues qu’elles paraissent, non des différences de degré, mais des différences de qualité, et qu’elles ne paraissent offrir des différences quantitatives que par leurs rapports à certaines quantités variables situées dans l’espace homogène. Dès lors, on pourrait conclure que pour M. Bergson la quantité extensive est présente et presque essentielle à la sensation, puisque c’est elle qui détermine jusque dans les sensations l’apparence de variations intensives. Mais ce n’est pas là du tout sa pensée. En fait, M. Bergson a bien vu, comme nous avons essayé tout à l’heure de le montrer, que la quantité intensive dans la sensation impliquait la quantité extensive. La quantité intensive dans la sensation, c’est une certaine quantité d’être appropriée par la forme de la sensation ; la quantité extensive, c’est cette même quantité d’être à l’état d’indétermination. Mais pour que l’être puisse être approprié en quantités variables par telle ou telle forme de sensation, il faut qu’il existe à l’état de quantité pure, en dehors de toute appropriation. Voilà comment, selon nous, la quantité intensive suppose nécessairement la quantité extensive ; voilà comment aussi la quantité extensive devient, en quelque sorte, aussi intérieure à la sensation que la quantité intensive elle-même. Or, M. Bergson veut justement distinguer les faits internes, profonds, qui jaillissent du moi, qui ne relèvent ni de l’étendue, ni de la quantité, ni de la mesure, et l’apparence de phénomènes quantitatifs et mesurables que prennent ces faits lorsqu’ils entrent en contact avec l’espace. Ce contact, selon lui, est tout extérieur, tout superficiel ; l’espace est un symbole commode, au moyen duquel tous les êtres interprètent, en une langue banale, la quantité, leurs événements intimes qui n’en restent pas moins en soi intraduisibles et incommunicables. Or, si la quantité intensive existait réellement dans les sensations, c’est dans la sensation elle-même que serait le point de contact du moi profond et de l’espace. L’espace ne serait donc plus un symbole conventionnel : il se développerait du moi lui-même. Les sensations ayant des degrés, le moi aurait accueilli en lui-même la quantité ; il envelopperait donc déjà, sous la diversité de ses formes, un milieu homogène, et, comme ce milieu homogène se distinguerait nécessairement par son homogénéité même des formes diverses et des phénomènes hétérogènes du moi, il apparaîtrait comme extérieur au moi. Or, un milieu homogène, extérieur au moi, et en qui les sensations du moi se développent sous la raison de la quantité, c’est l’espace. Ainsi, pour M. Bergson, admettre dans les sensations la quantité intensive, le degré, c’est admettre, jusque dans les profondeurs du moi, l’espace lui-même ; c’est reconnaître que l’espace se développe naturellement du cœur des êtres et qu’il rayonne du moi, comme une lumière diffuse et calme rayonne d’une étincelle agitée ; c’est donc aller exactement contre le fond même de sa thèse, et voilà pourquoi c’est pour briser tout lien intime de la sensation et du moi avec l’espace, que M. Bergson essaie de détruire dans la sensation la quantité intensive elle-même. Il a bien vu qu’elle était le nœud du moi et de l’espace et que, ce nœud rompu, le moi rentrait dans une intériorité absolue et impénétrable. Ainsi, la doctrine de M. Bergson, quoique opposée à la nôtre, en est la contre-épreuve, et c’est marcher directement à notre but que de la discuter ici.

Est-il possible de nier de la sensation la quantité intensive ? M. Bergson l’a essayé pour les sentiments et les sensations affectives comme pour les sensations représentatives dans des analyses admirables de finesse et de profondeur. Quand nous parlons de désirs plus grands, de joie ou de tristesse plus grande, quand nous disons qu’un sentiment occupe dans notre âme plus de place qu’un autre, il n’y a là que des métaphores empruntées à l’ordre de l’extension. Mais, en réalité, comme il n’y a dans le moi ni espace ni nombre, il ne peut y avoir proprement de grandeur dans les affections du moi. En fait, lorsque nous devenons plus tristes, ce n’est pas qu’un même sentiment, la tristesse, se développe, s’élargisse ; c’est que des puissances de l’âme qui n’y étaient pas encore entrées y entrent à leur tour. Et cela fait une tristesse nouvelle : ce n’est pas l’accroissement d’un état donné, c’est un nouvel état. De même, pour la joie ; de même, pour l’espérance. À la bonne heure, et je n’y contredis pas. Je ne crois pas que jamais psychologue ou moraliste ait comparé les sentiments qui se développent à un ballon qui se gonfle ou à un sac qui se remplit. Il y a, dans tout accroissement, un changement de qualité, et de la mélancolie qui aide à vivre au désespoir qui tue, il n’y a pas une simple évolution de quantité. Mais là n’est pas la question. Il s’agit de savoir pourquoi, précisément, ce changement d’état prend pour la conscience la forme d’un accroissement. Il peut se succéder dans notre âme, par exemple dans la rêverie, des états très nuancés qui ne nous paraissent pas du tout une aggravation les uns des autres. Mais lorsque la tristesse, après avoir atteint une des puissances de notre être, s’annexe peu à peu les autres puissances, est-ce qu’il n’y a pas là un véritable accroissement ? Chacune des puissances de notre âme a absorbé, si l’on peut dire, une certaine quantité d’énergie, et, en entrant dans la tristesse elle y verse, si l’on peut dire, cette énergie. Assurément, elle ne s’ajoute pas à la tristesse préexistante comme un élément homogène à un élément homogène ; les énergies diverses de notre âme gardent, au moins partiellement, leur forme dans la commune pénombre où elles sont entrées ; mais cela ne les empêche point d’ajouter une certaine quantité à l’effet total. Oui, toute tristesse comme aussi toute joie est un concert de tristesses ou de joies, et j’accorde bien que chaque instrument nouveau modifie la qualité de l’ensemble, mais il en modifie aussi l’intensité. Dans les combinaisons chimiques, les éléments gardent, en partie au moins, leurs qualités spécifiques, et c’est précisément pour cela que le composé ne ressemble pas à l’un quelconque des composants ; mais, en même temps, chacun des éléments apporte dans la combinaison la quantité d’énergies, de chaleur latente qu’il enveloppe, et, dans la force d’explosion de l’ensemble, par exemple, cette quantité se retrouve. Il y a dans la doctrine de M. Bergson, malgré toute son ingéniosité, un cercle vicieux. Oui, si chacun des états de notre âme est purement qualitatif, si l’amour du pouvoir ou de la fortune, ou de la gloire, ou de la pensée, ou de l’action est en nous une qualité pure sans quantité, je ne sais quelle forme idéale, il est certain qu’en ajoutant dans notre âme forme à forme, état à état, on n’obtiendra qu’une forme, un état, une qualité pure sans quantité. Mais c’est là précisément le problème, et il faudrait démontrer que chacune des formes de notre être intérieur n’enveloppe point, en effet, de l’être, une certaine quantité d’énergie. Or, l’expérience nous montre qu’il n’y a pour ainsi dire, dans toute âme, qu’une certaine quantité d’énergie disponible, car toute passion tend à devenir exclusive, c’est-à-dire à détourner à son profit et à absorber toutes les ressources de l’âme. En serait-il ainsi, s’il n’y avait pas en nous et en chacun de nos états une certaine quantité d’être ? nous pourrions multiplier en nous les formes d’activité et de désir, sans rencontrer jamais la limite. Il y aurait en nous d’innombrables formes de vie divines, subtiles, faites de rien, et qui n’empiéteraient jamais les unes sur les autres, comme un chœur de déesses qui pourrait s’élargir sans fin, se nouer et se dénouer sans heurt dans l’éther impondérable et illimité. Au contraire, nous sommes le plus souvent obligés, quand nous avons dépassé cette période de l’enfance et de la première jeunesse où la vie surabonde comme un métal en fusion pour lequel il n’y a pas encore assez de moules, d’économiser, en quelque sorte, sur une passion pour en nourrir une autre. L’homme n’arrive guère à entretenir en lui des formes très diverses d’activité qu’en établissant entre elles un accord qui les prolonge l’une par l’autre. Le vieux Gladstone n’abat avec entrain les grands arbres de ses bois que parce qu’il amasse là des forces pour la cause irlandaise. Il nous faut, par toute sorte d’artifices, multiplier entre nos activités diverses les points de contact ; nous n’agrandissons notre petit salon bourgeois que par la correspondance exacte des miroirs qui prolongent les perspectives.

Je sais bien : chacun de ces états relativement distincts qui sont en nous, l’amour de la gloire, ou de la fortune ou de la vie pleine, n’est pas un état simple ; il enveloppe une multitude de déterminations secrètes, d’états plus élémentaires qui enveloppent à leur tour d’autres états, et peut-être à l’infini. C’est par là que se distinguent l’amour de la gloire chez tel homme et le même amour chez un autre homme. Ainsi semble-t-il que, de détermination en détermination, d’état en état, nous trouvions toujours des qualités nouvelles, et que la quantité nous fuie toujours. Mais ici encore il y a un sophisme ; car ce n’est pas la quantité nue, dépouillée de toute qualité, que nous cherchons. Nous prétendons, au contraire, que la quantité est intérieure à la qualité. Si on l’en pouvait isoler, c’est M. Bergson qui aurait raison. Nous n’allumons pas notre lanterne pour aller à la recherche de la quantité, nous disons que la quantité est déjà dans la flamme de la lanterne, et qu’elle agit là suivant sa loi. Car enfin, comment chacun de ces états relativement simples qui sont en nous, l’amour du pouvoir ou de la vérité par exemple, peuvent-ils nous apparaître, en effet, comme un état relativement simple et distinct ? Ils enveloppent, dites-vous, une multitude indéfinie de tendances précises, d’états déterminés. Soit, mais encore faut-il que la conscience dégage la direction commune de ces tendances et de ces états ; sans cela, elle se perdrait et se dissoudrait dans l’infinité actuelle des états et des tendances. Si la terre obéissait expressément et particulièrement à chacune des forces innombrables qui la sollicitent à l’infini, elle serait immédiatement déchiquetée et dispersée, ou plutôt elle n’aurait pas assez de tous ses atomes pour suffire aux exigences de l’infini ; mais elle résume toutes ces exigences en une résultante unique, la ligne de sa course est une, si compliquée qu’en soit la loi, et la terre dans cette voie unique retrouve unité et liberté. La conscience de même est obligée de traduire à tout moment en une résultante toutes ses forces. Et comment pourrait-elle résumer en un état d’innombrables états, s’il n’y avait pas entre eux des éléments communs ? Or lorsque des états qualitativement distincts, comme on les suppose, ont des éléments communs, il est nécessaire de supposer en eux la quantité. Car, ou bien ils restent distincts les uns des autres, même en tant qu’ils ont des éléments identiques, et cette distinction de fait dans l’identité qualitative ne s’explique que par la quantité ; ou bien, par leurs éléments identiques, ils se confondent et ne font qu’un, et alors, s’il n’y a pas en eux de quantité, l’élément commun à tous est détruit en tous, sauf en un. C’est par la quantité seule qu’il peut y avoir synthèse d’états distincts ; sans elle, il y a simplement destruction de tous les états, en tant qu’ils ont une forme commune, au profit d’un seul.

Certes, je ne prétends pas que nos divers sentiments ne se distinguent les uns des autres que par la représentation extensive de leur objet ; il est certain, par exemple que l’amour de la richesse et l’amour du pouvoir diffèrent essentiellement. Ce n’est pas parce que d’un côté l’âme se représente des moyens de jouissance, des édifices, des jardins, des équipages, et de l’autre, tous les signes extérieurs de la domination sur les hommes, que l’amour de la richesse et l’amour du pouvoir ne se confondent pas ; la richesse est la possession des choses, des forces brutes ; le pouvoir est dans une certaine mesure la possession des volontés, des forces conscientes. Ainsi, à la rigueur, on pourrait faire disparaître l’espace et toutes les représentations extensives des objets sans confondre ces deux sentiments. Dans un monde tout métaphysique et où il y aurait, comme dans le système de Leibniz, par exemple, relation directe de force à force sans l’intermédiaire de la quantité et de l’espace, l’âme, selon qu’elle s’approprierait des forces aveugles pour ses jouissances, ou des forces conscientes pour son orgueil, distinguerait en elle-même l’amour de la richesse et l’amour du pouvoir. Je n’essaie donc nullement de faire entrer la représentation extensive des objets du désir dans l’essence même du désir ; je ne définis pas le dedans par le dehors, mais enfin, dans les conditions de perception et d’activité qui nous sont faites, il est certain que l’espèce de nos désirs se précise pour nous par les objets qui leur correspondent dans l’étendue. Je sais mieux, ou si vous voulez, je sens mieux ce que c’est que la richesse quand je me représente de beaux édifices, de belles demeures, de beaux jardins, une large existence. Je sens mieux ce que c’est que le pouvoir, lorsque je me représente la foule des hommes que règle ma volonté. De la sorte, les représentations extensives, quantitatives sont mêlées à tous mes sentiments, à tous mes désirs. Bien plus, mes sentiments et mes désirs varient selon ces représentations ; il n’est pas indifférent à la superbe du riche qu’il possède un palais ou plusieurs, un parc qui n’est que vaste et beau, ou un parc qui est immense et splendide. Il n’est pas indifférent à l’orgueil du despote qu’il manie à son caprice une tribu ou des peuples innombrables comme ceux de Xerxès. Assurément, il n’y a aucune proportion mathématique entre le chiffre de la richesse et l’orgueil de la richesse, entre le nombre des sujets et l’orgueil du pouvoir. Tel alcade espagnol peut avoir l’attitude hautaine de Charles-Quint ; mais aussi il est ridicule. Et pourquoi le jugeons-nous tel, sinon parce que nous pensons qu’en effet la quantité de pouvoir qu’exerce un homme doit mesurer en quelque façon le sentiment qu’il en a ? Voyez les foules qui assistent à une revue ; le défilé des premiers régiments leur donne un premier sentiment de la force de la patrie ; mais à mesure que défilent des masses plus nombreuses et plus profondes, ce sentiment s’exalte jusqu’aux larmes. Oh ! sans doute, il n’y a pas eu là un simple accroissement, et je ne dis pas que l’émotion s’ajoute à l’émotion comme les drapeaux aux drapeaux ; mais je dis qu’un sentiment qui se transforme parce que des éléments extérieurs se multiplient relève en un certain sens de la quantité. La quantité n’agit pas seule, et voilà pourquoi on ne peut chercher une commune mesure entre le sentiment et la représentation extérieure de son objet ; mais elle agit et l’on en peut retrouver la trace. Il se mêle à l’exaltation morale et patriotique de la foule une sorte d’ivresse physique qui est produite par le développement et l’ébranlement des grandes masses, et à laquelle chaque unité numérique contribue pour sa part. C’est cette ivresse physique qui s’ajoutait pour Xerxès devant ses armées sans nombre à l’ivresse intime du pouvoir. Si la quantité vaine n’entrait pas en nous et ne distendait pas nos âmes jusqu’à les faire éclater pourquoi les moralistes parleraient-ils de l’enflure du cœur ?

En fait, nous avons souvent conscience qu’une même action intérieure enveloppe plus ou moins d’énergie, plus ou moins d’être. Nos sentiments divers, tout en conservant entre eux les mêmes proportions participent à l’atonie ou à l’exaltation de notre vie interne. Pour nier qu’il y ait des variations d’intensité dans nos sentiments, il faut nier qu’il y ait en nous des variations de santé, c’est-à-dire d’énergie disponible. Il y a des jours où nous ordonnons nos pensées avec une logique et une sûreté parfaite, mais sans joie ; il en est d’autres, au contraire, où nous ne produisons pas davantage, où nous ne mettons ni plus d’ordre ni plus de force dans nos pensées, et où cependant nous sentons en nous comme une plénitude intellectuelle. Des malades en qui on ne peut surprendre ni défaillances, ni ralentissement de mémoire, de raisonnement ou de parole, se plaignent d’avoir la tête vide. Qu’est-ce à dire ? il manque à chacune de leurs pensées cette abondance de vie par où elle communique avec l’activité de l’organisme cérébral ; il y a, dès lors, le sentiment d’une lacune, d’un creux. Mais qu’est-ce que tout cela, sinon des variations de quantité qui ne sont pas perçues exclusivement comme telles, mais par qui, cependant, la quantité agit en nous ?

M. Bergson a le droit de nous demander pourquoi des variations de quantité dans nos sentiments ne sont pas perçues par nous exclusivement comme des variations de quantité. Pourquoi un sentiment ne peut-il croître sans se transformer, de même qu’un métal ne peut être porté à une température plus haute sans changer d’aspect ? C’est que, comme nous l’avons vu, la quantité n’existe pas pour elle-même ; la puissance d’être que la quantité exprime n’a été produite qu’en vue de l’acte. La quantité n’existe que dans des forces, dans des centres d’action, et par là elle ne peut varier dans chacun de ces centres sans modifier son rapport aux autres, sans amener, par conséquent, en lui un changement d’état ou de qualité. Nous avons vu qu’il ne pouvait y avoir de forme distincte de mouvement capable de se survivre à elle-même en des combinaisons sans terme avec d’autres formes de mouvement, si chaque forme de mouvement n’avait sa quantité définie. Quand deux formes de mouvement sont en présence, modifier la quantité de l’une d’elles, c’est modifier son rapport de prééminence ou de dépendance à l’égard de l’autre. Il en est, dans le monde de la vie, comme dans le monde du mouvement. Le chêne, à l’état d’arbuste, est le même, quant à son type, que le vieux chêne géant ; mais leur rôle n’est pas le même : l’un peut être étouffé par l’ombre d’un plus grand arbre ; l’autre a toujours sa part de soleil. Les êtres de la forêt ne peuvent demander à l’un l’abri que donne l’autre. Buffon, qui avait à un si haut degré le sentiment de la vie, proteste contre les systèmes arbitraires de classification qui ne tiennent pas compte de la grandeur, de la taille des êtres. Discutant en particulier le système de Linné, il dit : « Faudra-t-il donc, avant de décider qu’un chêne et une pimprenelle ne sont pas de même espèce, étudier à la loupe leurs étamines ? » La quantité de force dont tout être dispose étant limitée, il suit de là que l’être est diversement affecté selon que telle ou telle quantité de sa force est mise en jeu. Par exemple, si ma force nerveuse était illimitée, le son le plus violent ne différerait, pour moi, du même son très doux que par l’intensité ; mais l’un, étant très doux, est proportionné à ma force restreinte ; il ne l’affecte même pas tout entière, et par là il me donne comme un sentiment de liberté et de supériorité ; il est une caresse ; l’autre, très violent, excède ma force : il a donc quelque chose de menaçant ou de pénible. Et c’est ainsi que, ma force étant limitée, tout changement de quantité dans les états de mon âme se traduit presque nécessairement par un changement de qualité. Si la puissance de mon âme était indéfinie, si elle avait d’innombrables formes de désir et d’action, elle ne passerait pas aisément de la mélancolie au désespoir, de la joie tranquille à une sorte d’exaltation et d’ivresse, car, à côté des puissances de mon âme qui languiraient ou qui souffriraient, il y en aurait d’autres, en nombre illimité, qui seraient en activité et en joie. La tristesse ou la joie pourraient grandir en moi indéfiniment sans approcher même de mes limites : il n’y aurait donc jamais en moi cette plénitude de souffrance qui est le désespoir, ou cette plénitude de joie qui est l’exaltation du bonheur. Mais notre âme est étroite, et les puissances en sont comptées. Dès lors, à mesure que des puissances nouvelles entrent dans la tristesse ou dans la joie, le rapport de la tristesse ou de la joie au tout de notre âme est modifié. Notre force de vie tout entière peut se résumer soit en un acte de joie, soit en un acte de souffrance, et selon que l’âme s’éloigne ou se rapproche de cette sorte de crise totale, ses affections partielles se transforment. Jetez un caillou, puis un rocher dans une eau sans limite et sans fond, vous produirez simplement un ébranlement plus ou moins vaste. Mais, dans un bassin étroit, il y aura une différence extraordinaire d’agitation. Voilà pourquoi, en nous, des variations de quantité sont si aisément des crises ; il y a, si étranges que puissent paraître ces mots, des crises de quantité.

M. Bergson applique la même analyse au sentiment de l’effort musculaire ; il va, comme on voit, du dedans au dehors. Il commence par contester qu’il y ait vraiment des différences d’intensité dans les états les plus intérieurs de l’âme, dans les sentiments, dans les émotions. Et, à vrai dire, il y a, dans notre âme, tant de nuances qui se superposent, tant de reflets qui se croisent, que la quantité pure y est plus aisément dissimulée. Il était donc de bonne tactique de commencer par l’intérieur de l'âme ; nous sommes par là mieux préparés à ne pas reconnaître la quantité même dans les phénomènes les plus extérieurs, qui, se produisant dans l’espace et émanant de foyers que l’on peut compter, semblent naturellement soumis à la quantité et au nombre. L’effort musculaire est comme le point de passage du dedans au dehors.

Ici encore, M. Bergson conclut, de ce que tout changement de quantité dans l’effort musculaire s’accompagne d’un changement de qualité, qu’il n’y a pas, en effet, d’intensité dans l’effort musculaire. Il semble bien qu’un effort plus grand pour serrer un objet, par exemple, intéresse, en effet, plus de muscles qu’un effort léger, et autrement. Si je veux presser à peine, il n’y a guère que les muscles des doigts qui fassent effort ; je veux presser plus fort, les muscles de la main entrent en jeu ; plus fort encore, ceux du bras ; et enfin, pour un effort extrême, il y a comme une tension musculaire du corps tout entier. Sans doute ; mais est-ce que cette addition d’un effort, musculaire à un autre effort musculaire n’implique pas la quantité ? est-ce qu’il y a simplement addition de sensations musculaires hétérogènes ? est-ce que tous les muscles ne concourent pas à un effort commun ? est-ce qu’ils n’apportent pas, chacun avec sa contraction, sa masse et sa tonalité propre, une certaine somme d’énergies ? Pourquoi, lorsque j’essaie d’écraser une noix avec les doigts, et que je n’y réussis point, les muscles de la main et du bras entrent-ils en jeu ? Parce que j’ai le sentiment d’une résistance supérieure à une partie de ma force, et que j’appelle des forces de réserve. Il n’y a pas là, je le crois, un raisonnement réfléchi, mais un mouvement instinctif ; l’être sent en lui-même, à l’état de repos, une vague disponibilité de forces, et il l’apporte où il faut par la tension croissante de ses muscles. Ainsi, ce n’est pas le sentiment d’efforts musculaires nouveaux qui détermine en nous l’illusion de l’effort plus intense : c’est le sentiment d’une énergie disponible plus grande qui met en jeu successivement les différents muscles. Ainsi, l’énergie préexiste à tel ou tel mode spécial d’action qui l’exprime ; c’est la quantité qui préexiste ici à la qualité. De plus, ce qui donne de l’unité, et en fait et pour la conscience, aux efforts musculaires distincts qui concourent à un même but, c’est l’idée de ce but. Il faut donc que l’énergie, en même temps qu’elle s’exerce par des moyens divers, soit ramenée à une certaine unité de direction et de forme par la conscience. Voilà comment le sentiment de l’effort n’est pas simplement musculaire ; il est aussi psychique. M. Fouillée l’a très ingénieusement et très fortement démontré dans une étude sur le sens de l’effort. Tout ce qu’on peut ajouter à son analyse, c’est que M. Bergson, en supprimant dans l’effort l’intensité, la quantité, supprime, en réalité, le sens de l’effort. En effet, si la conscience ne coordonne pas en vue d’un but des efforts musculaires spécifiquement distincts, il y a activité spontanée et dispersée, il n’y a pas effort. Et, si elle les coordonne, ce ne peut être qu’en percevant, sous tous ces déploiements musculaires distincts, une énergie commune, et en soumettant cette énergie à l’idée du but. L’acte à accomplir est en quelque sorte la résultante de tous les efforts à exercer, et il faut que la conscience soumette tous ces efforts à cette résultante commune. Ainsi, bien loin que l’effort musculaire échappe à la quantité, on peut dire, en un sens, que l’énergie interne de la volonté résout en toute action un problème de mécanique. En tout cas, la doctrine de M. Bergson met le moi hors de l’effort. C’est là une conséquence curieuse, car M. Bergson se proposait de rétablir la spontanéité absolue et la liberté profonde du moi, en l’affranchissant de la quantité banale et passive où s’exerce le déterminisme. Et le premier effet de sa doctrine est de réduire tous les actes par lesquels le moi entre en contact avec d’autres forces à un automatisme multiple d’où le moi est absent. À vrai dire, cela est logique, car toute action du moi hors de lui-même s’exerce nécessairement dans la quantité ; il faut donc réduire le moi à ne pas agir hors de lui-même, si l’on veut qu’il échappe à la quantité. Il se peut que M. Bergson sauve en définitive la liberté absolue du moi, mais c’est en le concentrant tout entier en un point mystérieux et indivisible, en un foyer sans rayonnement. Le moi n’est plus, si l’on peut dire, qu’un point de liberté, et tout ce qui l’enveloppe est fatalité. Cette unité du monde, de l’intérieur et de l’extérieur, qui se marquait surtout dans l’effort, est rompue, et le moi, sous prétexte de se dérober au mécanisme, se retire de l’univers ; il fuit les tentations de la quantité, et il s’enferme dans l’action la plus interne, la plus inaccessible et incommunicable. Le moi de M. Bergson est l’ermite de la liberté, mais un ermite qui n’a point perdu toute malice.

Restent les sensations représentatives : le son, la lumière. Elles sont situées dans l’espace ; elles ont une cause physique. Cette cause physique peut varier de quantité, et, selon M. Bergson, nous interprétons les changements de qualité qui se produisent dans nos sensations comme des changements d’intensité, parce que nous établissons une sorte d’analogie involontaire et même de confusion entre la cause physique de la sensation et la sensation elle-même. Je pourrais demander d’abord, et c’est ce que M. Bergson n’explique jamais, comment cette confusion est possible : par quelles lois de l’esprit un changement de qualité étant lié, comme le conséquent à l’antécédent, à un changement de quantité, prend-il pour notre conscience l’aspect d’un changement de quantité ? Un coup léger frappé à ma porte signifie telle chose, un coup plus fort en signifie une autre : est-ce que les sentiments que j’éprouverai emprunteront leur intensité à l’intensité du coup frappé à ma porte ? Si nous pouvions percevoir isolément la cause physique de la sensation et la sensation elle-même, il y aurait, entre ces deux perceptions, consécution ; mais on ne voit pas du tout pourquoi de l’une la quantité passerait à l’autre. Il ne suffit pas d’invoquer l’habitude, car nous demandons précisément comment le passage a pu s’opérer une première fois. Mais, en fait, nous ne percevons pas la cause physique de la sensation indépendamment de la sensation elle-même. Cela est vrai, même du son, quoique, à la rigueur, l’œil puisse percevoir l’ébranlement initial qui agira sur l’oreille. Mais ni la vigueur du coup frappé sur un objet, ni même les vibrations apparentes de cet objet, ne peuvent nous renseigner sur la puissance de son qu’il émet. Donc, même ici, la cause physique réelle de la sensation nous échappe. Ce ne peut donc pas être l’intensité de la cause physique qui se communique par une sorte de contagion à la sensation : c’est la sensation, au contraire, qui, par son intensité, nous avertit de l’intensité de la cause physique. On laisse tomber sur le pavé une énorme balle de laine et une petite assiette d’étain ; il se peut que la balle de laine ne fasse aucun bruit et que la petite assiette d’étain en fasse beaucoup. Vous n’avez pu discerner l’ébranlement de l’air ni dans un cas ni dans l’autre. Sur quoi jugez-vous donc, sinon sur la sensation elle-même ? Mais il y a mieux. Donnez à une balle de laine l’aspect d’une caisse de tôle à s’y tromper, et laissez-la tomber sur le pavé. Si nous jugeons de l’intensité de nos sensations par leurs causes, nous devrons entendre un terrible fracas.

Pour la lumière surtout, nous ne pouvons pas percevoir la cause physique de la sensation dépouillée de la sensation elle-même. M. Bergson nous dit : La sensation de lumière produite par cinq bougies n’est pas moindre que la sensation de lumière produite par dix bougies ; elle est autre, et si nous la jugeons moindre, c’est que nous savons, par expérience, que cette qualité nouvelle de lumière correspond à un nombre moindre de bougies. Mais, je vous prie, est-ce que les bougies que nous voyons allumées sont la cause physique de la sensation ? Elles sont déjà la sensation elle-même, ou, tout au moins, une partie de la sensation. C’est d’elles que la lumière rayonne, mais elles sont elles-mêmes lumière, et, lorsqu’on les éteint, on ne supprime pas seulement une cause de sensation : on supprime une sensation, une certaine quantité de sensation, et il est dès lors tout naturel que nous constations dans l’effet total une diminution. Mais cela est naturel, parce qu’il n’y a jamais eu un moment où la dissociation qu’imagine M. Bergson entre la cause physique quantitative et la sensation, qualité pure, ait existé.

D’ailleurs, si, au moment où l’on éteint cinq bougies sur dix, les cinq suivantes doublaient d’éclat, l’effet total d’éclairement ne varierait point. Donc, pour décider que le changement de qualité survenu dans la lumière, après l’extinction des cinq bougies, correspond à une diminution de quantité, il nous faut juger que les cinq bougies survivantes ont gardé le même éclat. Il nous faut donc nous prononcer directement sur l’intensité de nos sensations lumineuses. Mais ne philosophons pas à la chandelle : les hommes primitifs ne devaient guère connaître l’éclairage artificiel ; c’est le soleil seulement qui les éclairait. Or, comment pouvaient-ils juger qu’il y avait des diminutions de lumière en se référant à la cause physique ? Le soleil n’est pas un lustre où l’on puisse voir des bougies s’éteindre ou se rallumer. Quand le soleil était voilé par des nuages ou flétri par une brume imperceptible, quelle autre ressource que leur sensation même les hommes avaient-ils pour décider que la lumière était moindre ? Il n’est pas évident a priori que l’interposition d’un nuage doive amoindrir l’éclat de la lumière ; il pourrait se faire qu’en s’y réfléchissant, ou en le traversant, elle s’y animât au contraire. Il n’y avait donc point de théorie physique qui pût avertir les hommes des variations d’éclat du jour. Et quand le soleil s’était couché, la lumière décroissait par degrés du crépuscule à la nuit ; elle se prolongeait longtemps encore pendant les jours d’été, s’éteignait presque tout de suite dans les jours d’hiver. Il n’y avait rien pourtant, dans l’ordre physique, qui pût avertir les hommes que la lumière baissait. Pourquoi, le soleil à peine descendu sous l’horizon, ce crépuscule lumineux qui est encore le jour ne se serait-il pas indéfiniment continué ?

Et lorsque les hommes eurent inventé le feu, quand ils surent tirer la flamme des branches sèches ou résineuses, quel est donc le phénomène physique par lequel ils pouvaient mesurer l’intensité de la lumière produite ? Les branches sèches ou pénétrées d’essences, les feuilles sèches, les troncs d’arbres allumés pour les grands feux, tout cela n’est pas un éclairage très régulier où l’on puisse nombrer, comme dans un salon, des foyers lumineux identiques. Et si la forêt était lumineuse, pâle ou sombre, c’est que le regard des hommes jugeait directement du degré de la lumière : il n’y avait pas, sous les grands arbres, de domestiques galonnés, sachant au juste combien de bouts de bougies ils pourraient vendre le matin.

De même, quand la foudre gronde, plus ou moins intense, où est donc pour nous, dans l’ordre physique, la mesure de son intensité ? Enfin, pour les parfums, il n’y a aucune valeur extérieure, appréciable pour nous, qui puisse nous faire juger s’ils sont plus ou moins intenses. D’innombrables roses artificielles, mêlées de quelques roses naturelles, n’exhaleront point le parfum qu’attendent nos yeux.

C’est en vain que M. Bergson réfute ou essaie de réfuter la psychophysique. D’abord, dans sa réfutation même, il admet la présence de la quantité dans la sensation. En effet, si, d’après lui, nous pouvons, dans les expériences de M. Delbœuf, décider que le contraste entre la nuance de gris A et la nuance de gris B est égale au contraste entre la nuance B et la nuance C, c’est qu’il n’y a pas continuité dans le développement de nos sensations, comme dans le développement de leurs causes extérieures. Il s’empare de cette loi posée par la psychophysique, que des états de conscience discontinus correspondent à des excitations continues. Il y a des sauts brusques d’un état de sensation à l’état immédiatement voisin. Dès lors, quand nous jugeons que le contraste de A à B est égal au contraste de B à C, c’est que nous intercalons par la pensée, entre A et B, le même nombre de sauts sensationnels qu’entre B et C. Soit ; mais comment pouvons-nous faire cette opération, si nous ne sommes pas immédiatement avertis, par les sensations A, B et C, du nombre d’états de sensations que l’on peut intercaler entre elles ? Ce n’est pas à la suite de tâtonnements minutieux que nous jugeons de l’écart approximatif de deux intensités lumineuses ; mais c’est sur cet écart approximatif, perçu tout d’abord, que nous nous réglons pour distribuer les sensations intermédiaires dans les intervalles. D’ailleurs, à supposer que, pour aller de A à B, il faille passer par un certain nombre d’étapes, ni A, ni B, ni C n’apparaissent cependant à la conscience comme une collection d’étapes parcourues. Les étapes que l’on parcourt avant d’arriver au gîte, on ne les retrouve pas ramassées au gîte. Or, les états intermédiaires entre A et B sont, en quelque façon, présents dans B. Lorsque la conscience évolue de A à B, renforçant de degré en degré l’éclat de la nuance grise, elle n’abandonne pas les nuances créées par elle au fur et à mesure qu’elle les crée ; elle les incorpore à la nuance nouvelle plus intense. Mais ce n’est pas tout. Nous pouvons demander à M. Bergson ce que sont ces étapes de sensations et comment elles sont possibles. Il y a, entre la sensation A et la sensation B, des sensations intermédiaires ; ces sensations, pour pouvoir être nombrées suivant les exigences de la théorie, doivent être distinctes, et, pour être distinctes, il faut qu’elles soient séparées les unes des autres par certains intervalles. Mais qu’est-ce donc qu’un intervalle entre deux qualités ? Ou cela n’a aucun sens, ou cela signifie que nous pouvons, au moins par la pensée, supposer entre ces deux qualités d’autres qualités intermédiaires. Donc M. Bergson reconnaît implicitement que les sensations discontinues, en fait, pour notre conscience, sont idéalement et essentiellement soumises à la loi de continuité, c’est-à-dire à la quantité. S’il n’en était pas ainsi, les sensations distribuées entre A et C formeraient une série absolument fortuite. S’il n’y a d’une sensation à une autre que des différences de qualité, pourquoi intercaler entre deux sensations tels états intermédiaires plutôt que tels autres ? Pour aller de A à B, nous passerons par des états intermédiaires réglés purement et simplement par l’ordre chronologique. Telle nuance, en fait, viendra après telle autre, comme tel événement vient après tel autre, et voilà tout. M. Bergson démontre ailleurs qu’aucune multiplicité ne peut prendre l’aspect du nombre sans l’intervention de l’espace, c’est-à-dire de la quantité continue. Lors donc qu’il prétend que si nous croyons percevoir des différences d’intensité lumineuse, c’est que nous nombrons les sauts de sensation par lesquels on passe d’une intensité à une autre, il suppose déjà la sensation soumise à la loi de la quantité continue. Il est donc tenu, pour démontrer que nous n’avons pas le sens de l’intensité, à démontrer, d’une façon générale et métaphysique, que la quantité est étrangère à la sensation, extérieure à la conscience. Aucune analyse de détail, aucune discussion partielle ne pourra l’établir, car la forme de la quantité s’est, en fait, imposée au moi, et, dans tous les efforts que fait M. Bergson pour éluder la quantité, il la suppose en secret. Si l’on voulait démontrer que l’homme peut vivre sans oxygène, il ne servirait à rien d’analyser avec une merveilleuse finesse toutes les fonctions de sa vie, car toutes ces fonctions, directement ou indirectement, s’accomplissent dans l’oxygène ; il faudrait le transporter, d’un coup et tout entier, hors de l’oxygène. Or, c’est là ce que M. Bergson ne fait pas. Quoi qu’il fasse, il raisonne dans la quantité : il en est enveloppé, il en est imprégné ; il lui dispute l’esprit par morceaux, opération par opération, ce qui implique toujours un cercle vicieux. Il faudrait d’abord arracher le moi tout entier à la quantité ; mais s’imaginer qu’on peut procéder ainsi par épuisement, éliminer la quantité peu à peu, fonction par fonction, de l’esprit, c’est s’imaginer qu’on supprime l’atmosphère en faisant le vide sous une cloche : on a déplacé l’air, voilà tout.

Au demeurant, nous ne sommes nullement tenus à prendre parti pour la psychophysique. Ce que nous défendions en elle contre M. Bergson, c’est seulement cette idée première qu’il y a de la quantité dans la sensation. Nous n’accordons pas pour cela, nécessairement, que cette quantité soit susceptible de mesure comme la quantité extensive. M. Bergson veut nous enfermer dans ce dilemme : Ou bien vous reconnaîtrez avec moi que l’intensité présumée des états de conscience est une illusion, ou bien, admettant, avec la psychophysique, qu’il y a de la quantité dans les sensations, vous serez logiques comme elle, et vous déclarerez que cette quantité est directement mesurable. Car, qu’est-ce qu’une quantité qui n’est pas susceptible de mesure ?

Il nous est possible d’échapper à cette alternative. Nous avons vu, en effet, que la quantité, en pénétrant dans la qualité, n’y était pas et n’y pouvait pas être un élément indifférent et inerte. Toutes les forces soutenant entre elles des rapports de quantité, il n’est pas possible de modifier ce rapport sans modifier, dans une certaine mesure, l’intérieur même des forces. Ainsi, une lumière pâle a nécessairement quelque chose de triste, car elle ne laisse pas chaque individualité à elle-même, et en même temps elle n’enveloppe pas toutes les individualités, toutes les formes de l’unité rayonnante de la lumière. Elle ne nous permet ni le recueillement profond ni l’expansion joyeuse. Au contraire, il y a une lumière surabondante, en certaines heures d’été, qui noie en quelque sorte les objets. Alors la lumière semble n’exister que pour elle-même, et si elle manifeste à l’âme enivrée l’universelle identité de l’être, elle supprime par excès de jour les formes particulières qui doivent apparaître dans cette universelle identité. La lumière ne remplit pleinement son office qu’en ces jours de calme splendeur où la forme et la nuance des objets se dessinent, avec une netteté douce, dans une clarté qui n’est ni défaillante ni aveuglante. Il y a alors équilibre de la forme et de la lumière, de l’individuel et de l’universel ; c’est une de ces heures où la pensée, comme le regard, est à l’aise dans la nature, et où les profondeurs bleues sont comme pénétrées d’une vérité divine. Ainsi, selon la quantité de la lumière, sa fonction est diversement remplie : le rapport de l’individuel à l’universel qu’elle doit manifester varie, et précisément parce que la lumière est un rapport d’idées, parce qu’elle est intelligible, le rapport de ces idées changeant selon que la quantité abonde plus ou moins dans l’une d’elles, les changements de quantité entraînent nécessairement dans la lumière des changements de qualité. De même pour la couleur : la couleur étant, comme nous le verrons, un rapport particulier du clair et de l’obscur, de l’éther impondérable et de la matière pesante, il est impossible que les variations de quantité de la lumière ne se traduisent pas, dans notre sphère matérielle, par des variations de nuances. Si les sensations n’étaient que des faits bruts, la quantité pourrait s’y introduire sans en modifier en rien la qualité ; mais elles sont des rapports d’idées : la quantité est dès lors en elles un élément de vie et de variation.

Mais bien loin que cela exclue la quantité de la sensation, cela l’y incorpore, au contraire. Elle n’y est pas versée du dehors comme en une forme immuable ; elle n’y est pas comme de l’eau dans un verre : elle fait partie de la vie même de la sensation. Dès lors, la quantité peut être perçue par la conscience dans la qualité et avec elle, précisément parce qu’elle concourt à cette qualité, et nous échappons à la thèse de M. Bergson. Mais aussi il est impossible d’isoler la quantité dans la sensation ; dès lors, ne pouvant, dans la sensation même, isoler l’élément quantitatif, nous ne pouvons mesurer directement la sensation et nous échappons à la psychophysique. Il n’est pas plus possible de fixer et de mesurer la quantité dans la sensation qu’il n’est possible de mesurer la grandeur réelle d’un objet plongé dans une eau mouvante à une profondeur inconnue. Mais le sentiment que nous avons de la quantité dans la sensation nous induit à chercher si cette quantité n’est pas représentée à part, hors de la sensation et en correspondance avec elle. Et voilà comment nous cherchons la mesure de la sensation dans les mouvements qui lui correspondent. Si la thèse de M. Bergson était vraie, on ne s’explique pas comment nous essayerions de chercher hors de la sensation la mesure d’une quantité que nous n’aurions pas entrevue dans la sensation elle, même. Et si la psychophysique était vraie, on ne s’expliquerait pas pourquoi nous chercherions hors de la sensation la mesure d’une sensation que nous pourrions directement mesurer. M. Bergson et la psychophysique aboutissent également à rendre l’espace inutile, car, pour M. Bergson, il n’y a plus aucun rapport saisissable de la sensation à l’espace, et, pour la psychophysique, la quantité étant directement observable dans la sensation, l’espace n’est plus qu’une doublure inutile. La réalité que nous nous bornons à constater avec le sens commun est beaucoup plus riche et subtile que tous les systèmes. La quantité pénètre dans la qualité et se mêle à elle : elle est donc immédiatement perceptible à la conscience. Mais, quoiqu’elle devienne dans la sensation un élément de vie, elle n’en reste pas moins la quantité, c’est-à-dire une idée distincte. Elle doit donc exister et se manifester de deux façons : comme quantité fondue dans la qualité et comme quantité distincte. Ainsi, la quantité, présente dans la sensation, et constituant l’essence même de l’espace, relie la sensation à l’espace. Et le point de contact, c’est le mouvement où la quantité a encore une forme, c’est-à-dire une qualité, mais une forme qui, pouvant se résoudre en rapports de quantité, n’empêche pas la quantité pure d’apparaître et d’être mesurable.

M. Bergson a montré, avec une merveilleuse finesse, que nous établissions entre certaines qualités de nos sensations, le grave ou l’aigu des sons, par exemple, et l’espace, des relations subtiles de position ! Ainsi, les sons aigus nous apparaissent comme élevés, les sons graves comme bas : nous construisons, par la pensée, une échelle ascendante et descendante des sons ou, plutôt, c’est une pyramide dont la base pesante et large serait constituée par les sons graves et donc le sommet serait formé par les sons aigus. D’instinct, le chanteur situe les sons à des hauteurs diverses ; pour les sons graves, il se tasse, en quelque sorte, sur lui-même, et il se hausse parfois sur la pointe des pieds comme pour suivre les sons plus élevés et plus légers qui semblent s’enlever dans l’espace. M. Bergson, cédant encore ici à son système, ne peut expliquer ces relations de qualité et de position que par des coïncidences tout extérieures ; les notes élevées sont davantage des notes de tête. C’est ainsi que les notes graves nous apparaissent comme plus basses et, en même temps, comme plus larges que les notes aiguës. Nous ne faisons que transporter dans l’espace, en les appliquant aux sons, des rapports de dimension et de position entre nos organes. L’explication est ingénieuse et elle contient, sans aucun doute, une part de vérité, mais je ne crois pas qu’elle soit toute la vérité.

Descartes a dit en passant, dans l’une de ses Lettres, que les sons les plus graves étant plus amples étaient comme le fondement des sons plus aigus. Que devons-nous entendre par là ? Les fonctions principales de la vie, la digestion, la circulation du sang, la respiration, la locomotion s’accomplissent avec une grande lenteur si on les compare à la rapidité des vibrations sonores ou des vibrations lumineuses. Les mouvements mêmes des molécules chimiques qui entrent dans l’organisme, si rapides soient-ils, sont aisément dépassés par la rapidité des mouvements calorifiques. Une chaleur douce se répandant dans l’organisme en favorise toutes les fonctions, une chaleur violente en dissocie tous les éléments. Dès lors, on peut dire qu’une sensation aura d’autant plus de chances de s’accommoder à l’organisme tout entier qu’elle sera formée de mouvements plus lents. Elle n’est plus alors seulement en harmonie avec la partie la plus excitée et la plus mobile des nerfs, mais, dans une certaine mesure, avec l’organisme tout entier. La couleur rouge correspond aux vibrations les plus lentes, et, par là même, elle s’accorde mieux que toute autre avec les mouvements moléculaires de la matière où la lumière rouge s’incorpore ; aussi le rouge n’est-il pas une couleur idéale et subtile, mais c’est, si je puis dire, la plus étoffée des couleurs, celle en qui l’on sent le mieux un commencement de brutalité matérielle. Le rouge est donc, en un sens, la couleur fondamentale, celle qui, reposant le plus solidement sur la matière, peut servir, en quelque sorte, de base aux autres. De même, les sons graves étant les plus lents intéressent, si l’on peut dire, une plus grande quantité de mouvements organiques. Tous les mouvements de la vie en nous ont leur contre-coup dans la substance cérébrale : le corps tout entier s’y résume avec tous ses rythmes secrets. Ainsi, dans la substance cérébrale, les sons les plus graves s’accordent avec un plus grand nombre de mouvements préexistants : ils paraîtront, dès lors, reposer sur une base de vie plus large. Comme dans l’évolution de la vie le système nerveux ne s’est développé qu’assez tard, les sensations n’agissaient d’abord sur les organismes qu’à l’état diffus. Avant d’entendre par l’oreille, les êtres ont dû entendre par le corps tout entier : ils ont dû percevoir d’abord les grands bruits sourds de la mer ou de la foudre et confondre leur première perception vague du son avec l’ébranlement total de leur masse. Je crois donc que c’est par les graves que les êtres ont débuté dans l’échelle des sons. Aujourd’hui encore, ce n’est pas en criant des notes aiguës qu’on se fait entendre le mieux de ceux qui commencent à devenir sourds, mais, au contraire, en émettant avec une certaine force des notes graves ou moyennes. Ce qui donne quelque chose de puissant au roulement sourd du tambour, c’est qu’il semble que nous ne l’entendons pas seulement avec nos oreilles, mais qu’il résonne aussi dans nos entrailles. Les bruits aigus, au contraire, n’affectent que l’ouïe proprement dite, et, si l’on peut dire, l’extrémité de l’ouïe. Ils sont aigus, en effet, car ils entrent dans l’organisme et dans la conscience comme une pointe ; et les sons graves sont graves, en effet, c’est-à-dire pesants, par leur accord avec la masse de l’organisme. Ils semblent contracter la pesanteur de la matière. Voilà comment les sons aigus traduisent ce qu’il y a de plus excité et de plus subtil au sommet de l’âme, l’appel de Marguerite défaillante aux anges purs qui vont l’enlever au ciel. Et les notes graves, au contraire, traduisent ce fanatisme des huguenots lourd, compact, qui n’est pas fait d’élan passionné ou subtil, mais qui est la pesée continue d’une idée forte sur l’être tout entier. Les sons élevés nous détachent de nous-mêmes, ou, plutôt, il semble qu’ils détachent de nous une partie de nous-mêmes. Quand j’entends exécuter, sur le violon, certains morceaux très élevés, il me semble qu’une partie de moi-même la plus extrême, la plus subtile, est remuée, et que l’autre partie écoute. On dirait un de ces souffles étranges qui laissent immobile l’arbre presque tout entier et qui ne font vibrer qu’une feuille à la pointe du plus haut rameau. De là, à écouter ces morceaux, une sorte de curiosité inquiète d’abord, et, bientôt, d’indifférence. Au contraire, le violoncelle nous prend soudain aux entrailles, et l’on dirait qu’il ébranle, d’un coup d’archet, les assises mêmes de notre vie. Sans doute, c’est bien aussi parce que les notes graves viennent de la poitrine qu’elles nous font l’effet d’être plus massives et plus fondamentales ; mais, si elles viennent de la poitrine, c’est justement parce qu’elles ont quelque chose de plus ample, de plus organique, de plus profond. Les chanteurs sont tentés toujours, remarquez-le, d’exagérer la profondeur de poitrine des notes ; ils donnent du creux plus qu’il ne serait nécessaire pour la pleine émission du son. Je crois que d’instinct, et par une sorte de métaphysique organique, ils comprennent que la valeur des sons graves est dans leur solidité vitale.

Si Orphée n’avait joué sur sa lyre que des morceaux aigus, il aurait laissé indifférents les rochers et les grands arbres : il a dû préluder par des notes graves. Ainsi, il a pris d’emblée la terre aux entrailles, il a ébranlé les roches profondes et fait frissonner les chênes jusqu’à la racine. Et s’il est vrai qu’il ait pu ainsi bâtir des villes, il n’a dû se servir des notes aiguës que pour exciter les pierres légères jusqu’à la pointe des hautes tours.

Il est donc naturel, les notes les plus lentes étant comme engagées dans la pesanteur de l’organisme, les notes plus aiguës, au contraire, étant comme légères et détachées, que, lorsque nous nous représentons dans l’espace l’échelle des sons, nous mettions les unes en bas aux échelons les plus larges, les plus solides et les plus lourds, les autres en haut. Il n’y a pas là, comme le croit M. Bergson, une correspondance tout extérieure et fortuite entre le mécanisme extérieur du son et le son lui-même. Il y a traduction exacte par des rapports de position des rapports de qualité qu’ont entre eux les sons aigus et les sons graves. Ainsi, ce n’est pas seulement la quantité qui est présente dans la sensation. La sensation enveloppe encore ces déterminations spéciales de l’espace que nous appelons des rapports de position.

De tout ce qui précède, il résulte que la quantité n’étant pas pour nous extérieure à la sensation, en respecte l’originalité. Pour M. Bergson, tout contact de la sensation avec l’espace afflige la sensation de banalité. Par cela seul que la sensation nous apparaît dans un milieu homogène et qu’elle trouve dans ce milieu une commune mesure avec d’autres sensations, elle perd ce qu’elle a d’exquis et d’indéfinissable.

Sans doute, les êtres ne peuvent communiquer entre eux qu’au moyen de symboles empruntés à l’espace. Ils ne peuvent s’entendre sur leurs sensations qu’en les rapportant à une cause extérieure commune, et ils acceptent, pour dialoguer, l’intrusion de la quantité banale dans la délicatesse de leur vie intime.

L’espace n’est donc qu’un langage qui, comme tout langage, substitue la banalité des termes généraux à l’originalité inexprimable de la vie individuelle. Il est même le plus terriblement banal de tous les langages, puisque le terme auquel il ramène tout, la quantité, est le plus général de tous les termes. Mais, à vrai dire, le langage proprement dit est aussi coupable que l’espace, car il n’est possible que par lui. Qu’expriment, en effet, les mots ? des idées générales, et les idées générales sont un certain nombre de caractères communs à une grande diversité d’objets. Mais pour qu’une qualité puisse être commune à plusieurs objets divers, il faut qu’elle puisse se trouver en ces divers objets à des degrés différents. Il n’y a donc des idées générales que parce que nous admettons, dans une qualité définie, des variations de quantité. C’est donc la quantité homogène qui rend le langage possible. Il n’y aurait pas de mots si l’espace n’existait pas : les mots versent donc nécessairement en nous la banalité qu’ils ont puisée dans l’espace. Ils sont même, en un sens, plus dangereux que l’espace, car nous nous méfions moins d’eux : ils ont l’air, bien souvent, de ne faire qu’un avec notre pensée et d’être comme vibrants de nos vibrations intérieures, comme imprégnés de sensation et de vie. Mais ils ne sont les familiers de notre âme que pour y couler de plus près la banalité et l’insignifiance. Nous croyons nous servir d’eux : en réalité, ce sont eux qui se servent de nous, car ils ramènent à leur loi secrète, la quantité, notre vie intérieure qui, au fond, répugne à la quantité. Si nous voulons donc nous retrouver vraiment nous-mêmes, il faut reconnaître que l’espace et le langage ne sont que des traductions brutales de ce qui est intraduisible. Ce sont des inventions utilitaires bonnes à assurer les relations pratiques des êtres entre eux, mais contraires à la vérité intérieure, à la vie profonde. Il nous faut donc échapper à l’obsession de la quantité sous ces deux formes, l’espace et le langage, briser ainsi toutes les conventions immobiles où se fige notre pensée, et rendre à notre âme la variété innommable de ses impressions changeantes et de ses nuances infinies.

Je ne sais si je me trompe, mais c’est là la métaphysique de l’art décadent. Lui aussi trouve que ce que les mots ont de plus fâcheux, c’est d’avoir un sens. Aussi réduit-il ses phrases à des concours de sonorités qui rendent d’autant mieux certains états d’âme, qu’ils sont inintelligibles. Peut-être, si nous étions bien exigeants, pourrions-nous chercher d’où viennent ces correspondances symboliques entre certaines sensations et d’autres sensations. Je crois bien que nous retrouverions la quantité, l’espace, le mouvement, le langage ; mais il nous suffit d’avoir marqué, en passant, le rapport de l’art décadent aux formules métaphysiques de M. Bergson. Je reconnais aussi, dans ces formules, Maurice Barrès et le culte intérieur du moi incommunicable. Les esprits ne valent guère que tant qu’ils ne se sont pas livrés ou même tant qu’ils ne se sont pas compris. La seule période intéressante, c’est cette adolescence inquiète, confuse, inarticulée, où des impressions absolument personnelles ne se sont pas encore classées dans le cadre impersonnel des idées et des mots.

J’entends tout cela, et j’avoue que je préfère infiniment une âme fraîche, sincère et inexprimée au vide des conventions sociales ou verbales et au pédantisme des divisions scolastiques. Mais je suis inquiet aussi pour ceux qui excluent la quantité de notre âme et qui considèrent l’espace comme un symbole artificiel, quand je vois qu’ils réduisent l’âme à s’écouter elle-même éternellement en sa solitude, comme une source jaillissant sous bois. Je me demande si, en voulant sauvegarder l’intimité de la vie, ils ne risquent pas de l’appauvrir et de la détruire, s’ils ne la faussent pas pour en respecter la vérité, et s’ils ne substituent pas, au mensonge prétendu des mots, le mensonge raffiné des nuances.

Sans doute, l’animal ne parle pas et ne pense pas par des mots ; sans doute aussi les animaux inférieurs n’ont pas la même intuition de l’espace que nous. Ils ne doivent pas extérioriser leurs sensations comme nous le faisons. Ils sont pour eux-mêmes une masse confuse, et ils ne distinguent probablement pas très bien les sensations internes de la vie des sensations externes et de surface. Leurs sensations sont plus affectives que représentatives, et par là, l’espace existe pour eux beaucoup moins que pour nous. Il semble donc que la métaphysique de la qualité du moi ait des antécédents profonds dans l’ordre naturel. Elle est comme un effort pour retrouver, dans l’humanité factice et extérieure qu’ont créée les relations verbales, le mystère de sincérité de la nature primitive. Elle continue la tentative de Jean-Jacques. Celui-ci, en condamnant la pensée réfléchie, était bien près de condamner le langage ; mais il n’avait pas songé, étant métaphysicien assez médiocre, que l’espace était la première des inventions funestes et que le premier être qui a préparé la sociabilité universelle avec toutes ses misères, est celui qui, le premier, s’est distingué nettement du milieu homogène où il était plongé, a discerné d’autres êtres dans ce milieu, et par lui le moyen de communiquer avec eux. Le malheur est que cette invention date de loin, ou plutôt qu’elle n’a pas de date. Elle est contemporaine de la vie dans l’univers. Car enfin, l’animal même qui ne perçoit pas nettement l’espace externe, se perçoit lui-même comme une masse, c’est-à-dire comme une quantité. Il vit surtout dans les impressions de son organisme rudimentaire, et cet organisme est pour lui comme un fragment d’espace. S’il ne connaît pas bien l’espace comme un milieu externe, ce n’est pas qu’il ignore l’espace ; non certes, mais tout l’espace qu’il connaît, il le remplit, et par suite, il ne le distingue pas clairement de son être propre. Mais, à mesure que la vie se développera et que cet animal passera à des formes supérieures, au lieu de percevoir l’espace en soi-même, il se percevra dans l’espace. Et c’est sans étonnement qu’il reconnaîtra un milieu homogène, car ce milieu homogène, il l’avait obscurément perçu dans l’enceinte même de sa vie organique, dès le début.

L’animal, même quand il ne se distingue pas nettement lui-même des choses, a cependant le sentiment qu’il y a un dehors. Si rudimentaire qu’il soit, il se meut ou essaie de se mouvoir soit pour appréhender la nourriture, soit pour se tourner vers la lumière. Il sent qu’il y a de l’être qui n’est pas son être, mais avec quoi son être peut communiquer. C’est là, à proprement parler, le sens de l’extériorité de l’espace. Ainsi, c’est nous qui retrouvons l’espace et la quantité tout au fond de la nature première, des premières aspirations, des premiers tressaillements de la vie. Et, ce qui montre bien que l’espace, dans son homogénéité absolue, n’est pas contraire à l’originalité de la vie intérieure, c’est que le sentiment du moi se développe et se précise dans les êtres à mesure que se développe et se précise pour eux l’extériorité de l’espace. Les êtres inférieurs qui ne discernent pas clairement le dehors, disent à peine moi ; l’homme, au contraire, qui perçoit si bien l’extériorité absolue de l’espace profond, dit très nettement moi. Bien mieux : l’homme n’a jamais aussi pleinement l’orgueil de la vie intérieure que devant les grands horizons ; il sent qu’il est lui et qu’il n’est pas l’espace ; mais aussi que, dans l’espace, sa pensée peut rayonner et qu’il peut soumettre l’indéterminé, l’illimité à la forme de son rêve.

Oh oui ! que Dieu nous sauve du bavardage vulgaire, de la tyrannie des mots qui déforment notre pensée et notre vie. Notre âme n’est pas une de ces sources banales dont on capte l’eau dans des milliers de bouteilles identiques. Il est bon souvent de faire en soi le silence afin de s’écouter soi-même, et de n’être plus dans le monde comme dans ces foules où l’on ne sait plus au juste si le mot qu’on vient de dire n’a pas été dit par le voisin. Mais quel silence voulez-vous dire ? Est-ce le silence des bruits du dehors et de la parole banale, ou bien le silence même de cette parole intérieure qui se confond presque avec notre pensée ? Il y a une merveilleuse page de Plotin, où il oppose le silence méditatif de la nature au vain bavardage de l’homme ; mais ce silence de la nature est plein de pensée, c’est-à-dire, au fond, plein de parole. La nature, en effet, selon le grand philosophe alexandrin, contemple en même temps qu’elle crée ; elle produit toujours des êtres nouveaux, mais selon des types, selon des formes intelligibles. Elle ne produit même que pour réaliser ces types, ces formes, ces idées ; et sa fécondité éternelle est un besoin éternel de s’instruire et de penser. Mais qu’est-ce qu’un type ? qu’est-ce qu’une forme intelligible, sinon un ensemble de qualités qui, à des degrés divers et dans des proportions variables, quoique définies, se réalise dans des êtres divers ? Le type ou l’espèce suppose une pluralité d’individus, non pas identiques, mais analogues. Or, l’analogie implique que des variations de degré, de quantité n’altèrent pas nécessairement un caractère essentiel. Il n’y a donc de type, de forme d’idée que parce que la quantité est et qu’elle est présente à la qualité. Donc, sans la quantité, sans la matière indéterminée et informe, sans l’espace, la nature ne penserait pas. Mais l’idée générale, l’appréhension sous une même forme d’êtres ou de phénomènes particuliers, c’est le fondement du langage ; c’est, à vrai dire, le langage lui-même, et le péril des mots n’est pas dans le son, il est dans cette généralité des conceptions qu’ils permettent et qu’ils aggravent. Étant pleine d’idées, la silencieuse nature est donc pleine encore une fois d’un langage intérieur ; mais en elle le langage ne fait qu’un avec la forme ; il a la sincérité et la profondeur de la vie. Abolir en elle ce langage intérieur, ce serait lui arracher la pensée elle-même, la fécondité, la vie, la contemplation créatrice sous le ciel constellé. Nous, de même, nous devons rapprocher le langage qui est en nous du langage qui est dans la nature, c’est-à-dire ramener les mots aux concepts, les concepts aux formes vivantes, et rattacher celles-ci en nous au principe de vie original qui est nous-mêmes. Quand nous aurons fait cela, nous pourrons traduire à nous-mêmes et aux autres notre âme même par des mots, sans crainte de la déformer et de la vulgariser, car les mots sortiront des profondeurs mêmes de notre être. Dire que notre âme, pour rester notre âme, ne doit jamais se préciser dans des formes de pensée et de parole, c’est dire que la vie, pour rester la vie, ne doit jamais se développer et se préciser en formes distinctes. Mais la vie n’est, nulle part dans le monde, à l’état informe : il n’y a pas de force qui ne soit soumise à des lois ; il n’y a pas de flot vague qui ne se creuse un lit de sable ou de roche ; il n’y a pas de sève qui ne coule dans des canaux ; il n’y a pas de parfum flottant qui ne soit une formule de chimie. Et, en se répandant dans ces formes, la vie n’en reste pas moins la vie, avec son infinie liberté. Tous les êtres qui la déterminent semblent, en même temps, baigner en elle. Il y a des journées de printemps où la vie est à la fois mêlée à toutes les formes et indépendante de toutes les formes. De même, dans les âmes vraiment riches de vie intérieure, la vie, tout en revêtant les formes de la pensée réfléchie et du langage, garde je ne sais quelle insaisissable fluidité. Elle peut donc communiquer à l’apparente banalité du langage et des formes convenues comme un arome indéfinissable. Si l’on veut bien le remarquer, là est, à proprement parler, le secret du grand art. Il ne laisse rien dans le vague ; il donne à toute chose, à toute âme un contour arrêté ou fuyant, et il enveloppe en même temps toutes les formes et tous les contours d’une lumière qui est bien la lumière, mais qui ne ressemble exactement à aucune autre lumière. Les sentiments que Racine prête à ses personnages sont des sentiments réels, observables chez des hommes de toute condition, et, en même temps, ses personnages se meuvent dans une atmosphère idéale où la sérénité antique et la douceur chrétienne se mêlent en des proportions inconnues. De même, le monde de Lamartine se déroule dans une lumière qui est vivante, qui est vraie, mais qui semble venir de l’âme autant que du soleil. Ainsi, les génies créateurs, bien loin de soumettre leur âme à la banalité de l’espace et des mots, imprègnent l’espace et les mots de leur originalité. Et c’est là précisément que leur individualité éclate. En traduisant leur âme, ils lui donnent une sorte d’universalité, sans lui ôter en rien son caractère individuel. Le beau mérite de garder son moi intact en l’enfermant dans le mystère, comme un bijou dans un coffret ! Eux, ils veulent se répandre et ne point s’altérer. Ils veulent que leur âme ait quelque chose d’éternel, d’immense et d’ouvert comme le monde lui-même, et qu’ayant pris forme dans une œuvre, elle fasse désormais partie de l’univers dans l’espace sans limite éclairé par leur génie.

M. Bergson explique la puissance des vers par une sorte d’hypnotisme. Leur rythme accapare notre attention : il exclut peu à peu la possibilité de penser à autre chose qu’au sujet même des vers. Ainsi notre âme appartient tout entière aux sentiments ou aux images qu’insinue en nous le poète, ou, plutôt, l’opérateur. Ainsi, là encore l’art n’apparaît que comme une aliénation du moi. Cela est vrai, peut-être, en un sens, de l’art rudimentaire et inarticulé. Les poésies que chantent les paysans sont presque toutes, même les poésies joyeuses, sur un rythme traînant, monotone et triste. Je crois bien, en effet, qu’avant de s’ouvrir à la contemplation, à la poésie, aux sentiments vagues, ces âmes strictes et âpres ont besoin d’être endormies. Ce qui s’endort en elles, ainsi bercé, c’est justement cette âpreté. Mais il y a des âmes qui dans leur fond même sont faites pour l’art, et celles-là, la grande et belle poésie ne les endort pas ; elle les éveille. Si la poésie avec son rythme s’empare d’elles, c’est d’abord que, chez les vrais poètes, ce rythme suit ou devance les mouvements secrets de l’âme ; c’est aussi que, fixés dans une forme, les sentiments exprimés prennent quelque chose d’absolu et d’éternel. Les beaux vers sont pleins de l’âme du poète ; elle s’y prolonge en accords délicats, en résonnances puissantes ou subtiles. Mais, en même temps, ils ont leur vie propre, leurs formes, leurs mouvements, leurs lois. On sent que l’âme même qui les a créés n’y peut plus rien changer, et que la personnalité périssable du poète est entrée, sans perdre son essence propre, dans l’impérissable et dans l’impersonnel. Le grand art est, au fond, l’alliance de l’espace ouvert, immuable et sacré avec l’âme changeante et profonde.

Je sais bien que les excès de mystère intime, où semblent se complaire quelques contemporains, sont une réaction contre l’art extérieur et formel, contre le vide de la poésie sculpturale ou architecturale et l’emphase démocratique. Gambetta, dans l’enthousiasme d’une tournée oratoire en plein Midi, écrivait à Mme Adam : « Le pays tout entier m’apparaît comme une immense tribune ; je me sens de taille à haranguer l’immensité. » Eh quoi ! voilà donc nos douces collines qui ne sont plus, pour les nouveaux Dantons, que des bornes oratoires, et ces voix de tonnerre et de club vont accaparer même les échos mystérieux qui dorment sous bois ! Défendons-nous, replions-nous, resserrons-nous.

Soit ; mais il ne me déplaît pas que le puissant orateur échappe aux coteries étroites et raffinées par cette sorte d’appel à l’immensité. Michelet disait : « Si tous les êtres, et les plus humbles, n’entrent pas dans la Cité, je reste dehors. » Quel jour que celui où la parole humaine, parole de justice, de douceur et d’espérance, pourrait, en effet, rassurer, consoler, exalter tous les êtres ! Laissez donc entrer, dans le rêve d’éloquence du grand orateur comme dans le rêve de fraternité du grand penseur, l’espace et la foule, la foule des hommes et la foule des vivants. J’ai peur qu’en excluant de la vie intellectuelle et morale l’espace, l’extériorité, vous ne la resserriez décidément en égoïsme. La quantité, étant l’expansion indéfinie, est, en un sens, une puissance morale. Quand le paysan, cheminant dans la plaine, médite un mauvais coup, il se ramène sur soi, il ne cherche plus l’horizon du regard : il supprime l’espace.

Très logiquement, ceux qui répudient l’espace, la quantité, condamnent les grandes constructions intellectuelles. Pour élever un édifice de pensée, comme pour élever un édifice de pierre, il faut, si je puis dire, avoir foi dans l’espace. S’il n’y a de vérité que dans les qualités indéfinissables dont notre moi est affecté, il n’y a plus de système des choses, car il n’y a plus une seule vérité qui puisse convenir à plusieurs esprits. Et réciproquement, ceux qui condamnent les grandes constructions intellectuelles arrivent à répudier en fait l’extériorité et à tout réduire aux sensations et impressions du moi. Certes, M. Renan n’est pas tendre pour le subjectivisme. Il aime l’univers et il y croit ; il veut que nous sortions sans cesse de nous-mêmes, et que notre sympathie intelligente soit égale à l’infini. Mais, parce qu’il dédaigne tous les systèmes, toutes les architectures précises de pensée, il a acheminé bien des consciences au subjectivisme absolu.

Si aucune forme solide et palpable ne se dressait dans le vide de l’espace, il ne serait plus bientôt que la fantasmagorie flottante de nos sens. De même dans le monde intellectuel, sans la solidité résistante des systèmes, les perspectives de la pensée ne sont plus qu’un trompe-l’œil : pour les simples amateurs, l’univers adorable et profond finit, ô châtiment, en panorama.

Il semble, aujourd’hui, qu’on puisse recueillir et savourer l’esprit d’une doctrine sans tenir à cette doctrine même. La partie la moins bonne du succès de Tolstoï vient de là : c’est un chrétien qui a renoncé, ou à peu près, à toute théologie ; et Dieu sait si nous avons maintenant de ces chrétiens-là. Ils croient revenir par là à l’Évangile : c’est une erreur absolue. Certes, il y a loin de l’Évangile au catholicisme actuel, mais il y a plus loin encore du même Évangile au dilettantisme sentimental. Il y a, quoi qu’on en dise, des dogmes dans l’Évangile, et un commencement de théologie. Sans cela le christianisme n’eût point saisi les multitudes, qui ne se laissent prendre qu’aux idées claires et fermes : il se fût refroidi et perdu comme une vapeur d’encens. C’est « un temple » que le Christ voulait construire, un temple immense et un où pût entrer la foule innombrable des souffrants. Étranges chrétiens que ceux qui veulent goûter le recueillement et le mystère des cathédrales en supprimant les hauts piliers et les murs de pierre, et tout l’équilibre résistant où s’appuie l’élan du rêve ! Étranges poètes que ceux qui sont comme gênés par la solidité brutale des grands chênes, et qui voudraient tout de la forêt, la fraîcheur, le silence et les parfums, tout, sauf la forêt elle-même, car la forêt aussi est une architecture, et aussi le ciel étoilé. Lorsque Buffon disait des astres qu’ils étaient les pierres mouvantes de l’architecture des cieux, l’image n’était pas seulement grandiose, mais exacte ; c’est selon des courbes définies que les astres se meuvent, quoique aucune formule de calcul ne puisse, peut-être, épuiser la loi de ces courbes. Il apparaît par là, justement, que la précision n’est pas sécheresse, car l’orbite suivi par tout astre, étant déterminé par des actions et réactions venant de l’infini, est, en un sens, l’expression géométrique de l’infini. Il y a donc de l’infini dans la géométrique, et du rêve flottant dans la précision des formes. Ce n’est donc pas la peine que l’homme, pour retrouver la liberté de son âme et de son rêve, sorte de toute forme définie, de tout système arrêté, et répudie l’espace où se développent les formes et les systèmes. Il n’a pas besoin de s’égarer hors de toute demeure résistante, car l’infini n’est pas une maison rigide, mais bien, selon le mot de Buffon, une architecture mouvante. Et c’est précisément parce que l’étendue infinie de l’univers, permettant des actions et des réactions infinies, exprime et concentre l’infini dans chacune des formes finies, qu’il y a dans le monde pénétration et fusion de l’infini et du mathématique, du rêve et de la forme. Or, c’est la quantité qui permet le développement des formes, et qui verse en même temps, dans chacune de ces formes, une sorte d’infinité. C’est donc se tromper gravement que de répudier l’espace au nom de la liberté du moi. L’âme ne se sent jamais plus libre et plus intérieure à elle-même que lorsqu’elle s’élève vraiment, dans toutes ses pensées et dans tous ses actes, au sentiment de l’infini ; et, pour démontrer que la quantité répugne à la vie intime de l’âme, il faudrait démontrer, au préalable, que la quantité, par essence, répugne à l’infini.

Chose curieuse, c’est pour sauvegarder l’originalité et la délicatesse de la vie et de l’art, qu’on prétend réduire la quantité à une sorte de symbole banal et de convention utilitaire. Or, il semble bien que dans les moyens d’expression de l’art, l’âme humaine ne puisse être créatrice que grâce à la quantité. David Hume, après avoir établi en thèse générale que toutes nos idées sont le reflet de nos impressions, ou, en d’autres termes, que nous n’imaginons rien avant de l’avoir senti, fait cependant une réserve. Il observe que les peintres créent pour leurs tableaux des nuances, que sûrement ils n’ont jamais vues. Hume admet que, si nous connaissions seulement toutes les couleurs fondamentales du spectre, nous pourrions très bien imaginer de nous-mêmes les nuances intermédiaires ; et il est certain que l’imagination des peintres est en quête de splendeurs et de douceurs que leur œil n’a jamais vues. Ce pouvoir créateur de l’imagination humaine a des bornes très étroites. Il ne va pas jusqu’à l’invention d’une couleur nouvelle ; mais dans ces limites il est incontestable. Et comment l’imagination pourrait-elle passer d’une nuance à une autre ; comment pourrait-elle s’aider de ce qu’elle possède déjà pour créer du nouveau, s’il y avait entre les diverses nuances des différences qualitatives irréductibles ; et si elles n’étaient pas continuées les unes dans les autres, malgré leur diversité, par le mouvement même de la quantité ? Je ne dis pas qu’il n’y ait que du plus ou du moins dans les nuances distinctes, mais je dis qu’il y a du plus et du moins et que, sans cet élément de quantité, l’imagination n’aurait aucun point d’appui pour ses créations. Ainsi, c’est la quantité qui répond à l’appel secret de l’âme inspirée et quand l’artiste a besoin d’une nuance nouvelle particulièrement tendre pour traduire des tendresses inexprimées jusque là, c’est à une sorte de fusion de la quantité et de l’âme qu’il la demande. Donc, nous constatons jusqu’au bout, et dans le travail le plus créateur de l’esprit, que la quantité n’est point extérieure et indifférente à la qualité, à la vie, à l’âme. Elle n’est pas dans la sensation comme un élément étranger, mais bien au contraire comme un élément intime et vivant.