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De la réalité du monde sensible/Chapitre VIII

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Félix Alcan (p. 371-429).

CHAPITRE VIII

conscience et réalité


Nous voici arrivé, en effet, à l’objection la plus spécieuse contre la réalité du monde extérieur. Nous avons beau démontrer que la sensation contient de l’être, et que l’espace n’est pas une forme vaine de notre sensibilité, toujours est-il que c’est nous qui percevons les sensations dans l’espace. Nous ne pouvons pas faire abstraction du moi ; il revendique sa part ou plutôt il revendique le tout. C’est moi qui vois la lumière ; et nous avons beau dire qu’elle a un sens : que serait-elle si je ne la voyais pas ? Sa fonction, semble-t-il, son essence, c’est d’être vue. La fonction, l’essence du son, c’est d’être entendu. S’il n’y avait plus de conscience pour entendre et pour voir, il n’y aurait plus ni lumière ni son. Supposez un moment que tous les yeux soient éteints, que toutes les oreilles soient sourdes. Que devient le son ? que devient la clarté ? Ainsi, même si le son et la lumière ne sont pas des sensations brutes, même s’ils ont un sens, c’est-à-dire une réalité intelligible, indépendante de nous, ils n’ont de réalité effective qu’en nous et par nous. Ils sont liés à nous et ils disparaissent avec nous. Nous emportons l’univers dans le tombeau ; ou plutôt, comme le tombeau lui-même n’est qu’une sorte d’imagination survivante, comme il n’existe plus pour nous quand nous n’existons plus nous-mêmes, c’est dans le néant absolu que nous emportons l’univers. La terre même où nous sommes enfouis, et le débris de ce qui fut nous, tout cela n’existe que dans la mesure où nous nous le figurons ; et morts, nous ne nous le figurons plus. La terre qui reçoit nos dépouilles s’inocule notre néant ; elle n’est plus et le monde n’est plus. Ne parlez même pas de la nuit ; l’obscurité aussi est une sensation ; l’obscurité n’existe que pour la conscience. La nuit, c’est encore la vie, c’est encore la conscience ; et la vision sombre par où nous croyons nous représenter la mort est encore un souvenir et comme un fantôme de la vie. Elle atteste seulement ou notre impuissance, ou notre répugnance à imaginer le néant absolu. Que la nuit elle-même disparaisse et laisse notre néant face à face avec le néant universel. Il y a au fond du subjectivisme un nihilisme absolu.

Je ne m’arrêterai pas un instant à discuter les conséquences extrêmes de la doctrine subjectiviste ; nous avons assez à faire de démêler et d’arracher un à un les sophismes compliqués qui sont à la racine. Je me garderai bien aussi de lui opposer cette foule innombrable de consciences toujours renouvelées, qui semblent une garantie de durée pour l’univers. Je meurs, mais d’autres vivent et vivront. Il y aura toujours des yeux pour voir la lumière. Si ce n’est pas dans notre sphère, c’est dans une autre ; les germes foisonnent. Il y a un million de semences pour un seul être, et dans l’infini prodigue, ni la vie, ni la conscience ne peuvent subir d’interruption. Soit ; mais tout d’abord, rien ne démontre que, dans l’univers, la vie se maintienne nécessairement à ce degré où la conscience claire se manifeste. L’hypothèse de l’évolution semble établir au contraire qu’il faut, à un monde donné, un développement immense et lent pour aboutir à ce que nous appelons la conscience. Peut-être, si nous nous bornons à constater les faits dans la limite de notre expérience, la conscience proprement dite n’est-elle qu’une fleur tardive et éphémère. Et il y aurait une imprudence singulière à laisser reposer en elle la réalité de l’univers. Je sais bien qu’on peut considérer avec Leibniz que tout, en un sens profond, est force, vie, perception, âme. Mais Leibniz n’admettait point, pour cela, que la monade qui entre dans la molécule du rocher a une vision de la lumière comme notre âme. Le monde obscur des forces, comme je le disais à propos du son, est à la fois très parent de nous et très différent de nous. Je m’explique par là le sentiment étrange que m’inspire le monde visible. Je me pénètre peu à peu de sa vie, de sa forme, de ses couleurs, de ses voix, et je laisse en quelque sorte ses influences entrer doucement en moi. Peu à peu, il me semble que la vie de toutes choses s’agite pour échapper au vague et pour se préciser. Il ne suffit plus au chêne de m’envoyer le bruissement vigoureux de ses rameaux et de ses feuilles. Il ne suffit plus à l’herbe flottante des fossés de caresser mes yeux de ses souples ondulations. Le chêne appelle mon âme ; il voudrait que ma pensée s’enfermât en lui et donnât une netteté plus grande à sa vie diffuse ; et la prairie, qui murmure tout bas au vent du soir, voudrait que mon rêve vînt se mêler au sien pour lui donner je ne sais quelle forme ailée et subtile qui lui permît d’aller plus haut. Les choses semblent souffrir de leur incertitude et envier à la conscience humaine la forme saisissable de ses songes les plus fugitifs. Mais si l’âme se rend à leur appel ; si elle ne les laisse pas à ce vague douloureux et charmant ; si elle réalise, en se substituant à elles, leur aspiration secrète, le charme est aussitôt rompu, et l’univers, si vivant naguère et si animé, paraît immobile et vide, parce que notre âme est seule à le remplir, parce que son essor, arbitrairement aidé par nous, n’a abouti qu’à une imparfaite copie de notre propre conscience. Pour que l’âme puisse s’entretenir avec les choses, il faut que les choses tendent vers l’âme, mais sans y arriver ; il faut que l’âme aille vers les choses, mais sans s’installer en elles ; il faut qu’il y ait entre le monde et nous, avec une impossibilité perpétuelle de se confondre, une perpétuelle tentation de s’unir. Ce sentiment étrange et énigmatique que me fait éprouver le monde, sentiment mêlé d’inquiétude et de douceur, d’impuissance irritée et de confiant abandon, est pour moi la marque qu’il y a, au fond du monde et dans les abîmes les plus secrets de la vie, quelque chose de nous, mais qui n’est pas nous. Si nous descendons dans ces abîmes en y portant toute la lumière qui est en nous, ils perdent soudain, dans cette clarté banale, leur profondeur, leur mystère et leur attrait. Et si nous nous oublions nous-mêmes ; si nous renonçons à la netteté de notre conscience et de nos pensées pour aller recueillir au fond des choses leur âme incertaine et flottante, les choses réclament et sollicitent de notre âme je ne sais quel secours qui les élève à une vision plus claire de l’univers, à une compréhension plus précise d’elles-mêmes et de l’infini qu’elles contiennent obscurément. Ainsi appuyer la réalité du monde sur les forces conscientes qui pullulent en lui, c’est l’appuyer sur l’inconnu.

De plus, le monde n’a par là qu’une existence de fait, et non pas une existence de droit, car je ne sais pas s’il est nécessaire qu’il y ait des consciences, si elles font partie de l’essence même des choses, si elles ne sont pas un accident. Ah ! si je connais la raison profonde qui fait qu’il y a des consciences ; si je connais la loi idéale, supérieure à toutes les consciences particulières, qui suscite ces consciences particulières, alors oui, le monde, en ces consciences, a une existence de droit ; et je suis rassuré sur l’univers splendide et sonore. Je sais qu’une loi éternelle pousse le monde à se saisir et à se posséder lui-même. Je sais que le son et la lumière ne sont pas de vaines apparences qui puissent, en s’atténuant et en pâlissant, venir à rien ; mais qu’ils sont les relations nécessaires, éternellement contenues dans l’être lui-même, selon lesquelles la vivante unité du monde s’accomplit. Dès lors, je ne m’inquiète plus de telle ou de telle conscience particulière, de tel ou de tel état de la représentation. Je sais que la loi idéale, dans son incessant effort, réalise l’unité autant qu’il est possible, et que cette unité, toujours incomplète, doit parfois cependant éveiller au cœur des choses, sous leur morne apparence de pesanteur, je ne sais quel frisson de joie infinie. Je sais que, çà et là, de belles consciences doivent éclore, en qui la réalité aura presque tout son éclat et l’univers presque tout son prix. Quoique passagères et bientôt évanouies, elles perpétuent la beauté et la splendeur du monde ; car elles ne sont pas une trouvaille, une rencontre fortuite de la vie, mais seulement une expression plus heureuse et plus noble de l’universel effort. Je sais que dans ce jardin merveilleux, où une même loi travaille l’infinie diversité des germes, les belles floraisons, même si elles n’éclatent qu’à intervalles, affirment la continuité de la vie et de la beauté. Je dirai, me rappelant les profondes formules de Leibniz, que la beauté, le son, la lumière, le parfum, la joie, les obscurs et doux pressentiments contiennent de l’être, et qu’une des formes innombrables de l’être peut se dissoudre après les avoir goûtées sans les emporter avec soi. Je suis, dans l’univers tout plein de forces incomplètes et de consciences ébauchées, comme l’homme de bien aimant la vérité et la justice, en face de la multitude des âmes médiocres ou grossières. S’il devait se consoler et se rassurer avant de mourir, par les parcelles disséminées de vérité et de justice qui sont en toutes ces âmes, peut-être trouverait-il la consolation bien insuffisante et la garantie bien fragile. Mais une pensée plus haute le soutient ; la vérité et la justice ne sont point des hasards ; elles sont au fond même des âmes humaines ; elles en sont la loi idéale ; et ce n’est point par leurs manifestations mutilées et débiles qu’il faut juger de leur force, mais par la promesse d’avenir qu’elles portent en elles, par la secrète vertu qui, tôt ou tard, ici ou là, doit aboutir à de belles révélations. De même, si les consciences dans le monde ne sont pas simplement un fait, si la conscience ne fait qu’un avec l’être, les consciences particulières, expressions diverses de la conscience absolue, devront se rapprocher le plus possible de la conscience absolue et de l’être absolu. Et ce n’est point par un hasard heureux, mais par une idéale et intelligible nécessité, que le monde subsistera éternellement dans les consciences particulières qui le réfléchissent. Au contraire, si je me borne à constater que le monde fourmille de consciences plus ou moins claires, sans chercher pourquoi il y a des consciences, d’abord je ne suis plus assuré de rien, car ces consciences peuvent disparaître ; et puis, même si elles se renouvellent et se continuent indéfiniment, je ne sais pas si elles s’élèveront jamais au-dessus d’une médiocrité étroite ; je ne sais pas si elles s’agrandiront et s’ordonneront jamais jusqu’à réfléchir l’infini vivant. Et surtout, je ne sais pas, toutes ces consciences particulières n’ayant en dehors d’elles aucun foyer idéal de vérité autour duquel elles s’ordonnent, si elles ne multiplieront pas des représentations incohérentes de l’univers. Et voilà mon bel et grand univers défiguré, morcelé par la multitude des interprétations étroites et divergentes et des pâles visions. Voilà que ce beau miroir de la conscience, où j’espérais voir se réfléchir la réalité infinie, est brisé en une poussière de miroirs obscurs et peut-être contradictoires.

Ce n’est donc pas dans le renouvellement indéfini des consciences particulières que nous devons chercher la garantie de la réalité durable du monde, car cela, encore une fois, c’est le fait précaire, médiocre, inexpliqué. D’ailleurs, multiplier et prolonger sans terme les relations de la conscience et de l’être, ce n’est pas définir ces relations. Si la conscience est capable d’atteindre l’être sans le réduire à l’état de représentation et d’illusion périssable, c’est dans l’intérieur d’une seule conscience que nous pouvons et que nous devons surprendre ce secret. Descartes avait bien raison, en ce sens, de s’enfermer dans son moi et d’y chercher d’emblée la justification de toute réalité. Je suis une conscience : cela me suffit pour chercher, pour savoir ce que c’est que la conscience. Il m’importe peu, tout d’abord, qu’il y ait des millions de consciences particulières hors de la mienne ; car si j’ignore ce que c’est que la conscience, ces millions de consciences extérieures à moi ne font que multiplier mon ignorance ; et si je sais, pour l’avoir appris en moi, ce que c’est que la conscience, j’irai vers toutes les autres consciences, non pour leur demander leur secret, mais pour leur apporter le mien, qui sera le leur. Ainsi, bien que nous nous soyons d’abord tournés vers le monde extérieur, bien que nous soyons sortis de nous-mêmes pour dire ce qu’était l’être, et le mouvement et la sensation dans son rapport au mouvement et à l’être, nous sommes obligés de rentrer enfin en nous-mêmes. C’est du centre même de notre conscience que nous devons maintenant, après avoir parcouru l’univers, en mesurer la réalité. Ne regrettons pas de nous être portés d’abord vers les choses elles-mêmes, car nous avons dissipé toutes les ombres, tous les sophismes qui nous auraient empêchés d’étudier en lui-même le rapport de l’être et de la conscience. Non, il n’y a rien, dans la nature de l’être, qui répugne à ce qu’une conscience particulière puisse atteindre l’être sans l’absorber, car l’être peut être considéré soit en acte, soit en puissance. Et c’est l’être en acte, dans son infinité une, qui fonde la puissance illimitée et indéterminée de l’être. Si donc des unités secondaires et incomplètes de force ou de conscience sont possibles ; si, dans la puissance indéterminée de l’être, des aspirations multiples vers l’unité peuvent se produire, c’est que l’infinité une, actuelle et vivante de la conscience et de l’être enveloppe et soutient toutes les consciences finies. Dès lors, les consciences particulières, puissances secondaires et limitées, étant des consciences par leur participation à l’acte suprême d’unité, qui confond l’absolu de l’être et l’absolu de la conscience, il apparaît comme puéril de réduire l’être à une représentation, à une fiction des consciences particulières. Il n’y a rien non plus, dans la nature du mouvement et de la sensation, qui s’oppose à la pénétration et à l’indépendance de l’être et des consciences particulières ; car le mouvement n’est pas une abstraction mathématique, mais bien une réalité métaphysique pleine d’être, et la sensation n’est pas une abstraction psychologique, mais bien une réalité métaphysique pleine d’être, et du même être que le mouvement. En sorte que le monde de la conscience et le monde extérieur de la science, sans se confondre, puisque la sensation et le mouvement sont deux aspects différents de la réalité, l’une surtout qualitative, l’autre surtout quantitatif, se pénètrent cependant, puisque c’est une même réalité qui se traduit pour la conscience en sensation, et qui est traduite par la science en mouvement. Il n’y a rien non plus, dans la notion d’espace, qui nous condamne au subjectivisme, car l’espace exprime la puissance indéterminée et illimitée de l’être, laquelle suppose l’acte infini de l’être. Et la preuve, c’est que nous ne prenons vraiment possession de l’espace qu’en le parcourant au moins par l’imagination, en le construisant. Et le mouvement étant comme le point de rencontre de l’acte et de la puissance dans l’être, la puissance infinie d’être qu’exprime l’espace est rattachée, par le mouvement, à cette activité infinie et une de l’être, qui est synonyme de conscience absolue et qui déborde, en les produisant, toutes les consciences finies. Ainsi, bien loin d’être nécessairement une forme de nous-mêmes, l’espace nous apparaît comme une manifestation irrésistible de l’absolu supérieur à nous ; et en même temps, comme nous ne le percevons et ne le possédons tout à fait qu’en le créant par le mouvement, c’est-à-dire en participant à l’activité infinie et à la conscience infinie, indépendant de nous, il ne nous est pas non plus étranger, et ici encore il y a pénétration de l’être et de notre conscience, sans qu’il y ait absorption de l’être en notre conscience. Donc, aucune des formes sous lesquelles le monde peut nous apparaître, ni le mouvement, ni la sensation, ni l’espace, n’implique la dépendance de l’être envers les consciences particulières. Il n’y a donc contre la réalité objective du monde aucune présomption partielle, aucun préjugé de détail ; et si nous sommes condamnés au subjectivisme absolu et au nihilisme qui en est la suite, ce ne sera point la nature propre des formes spéciales, sensation, mouvement, espace, sous lesquelles notre conscience perçoit ce que l’on appelle le monde extérieur. Ce sera seulement parce que toute conscience, du seul fait qu’elle est une conscience, c’est-à-dire un sujet, implique la subjectivité essentielle de toute connaissance. Voilà le problème radical ; et en arrachant tous les sophismes partiels sur la sensation, le mouvement et l’espace, nous avons dégagé la racine même du problème. Il nous reste à discuter ceci et seulement ceci : la conscience, en tant que conscience, est-elle la négation d’une réalité extérieure à elle-même ?

Mais nous avons retenu autre chose encore de notre long voyage. En approfondissant l’idée de mouvement, de sensation, d’espace, nous avons touché à l’être, nous avons senti l’être, et, quoi qu’il arrive, nous ne pourrons pas l’oublier ; même en rentrant dans notre conscience particulière, dans notre moi limité, nous garderons comme un ressouvenir involontaire de l’immensité de l’être. Nous serons comme ces marins qui, rentrés au pays, ont encore dans leur regard l’immensité vague des horizons. Après tout, c’est en vivant qu’on connaît la vie ; c’est en pensant qu’on connaît la pensée ; c’est en déployant la conscience qu’on la mesure. Aussi, revenus dans notre moi, aurons-nous le double souci de définir, avec le plus de rigueur possible, ce que c’est que le moi, et de ne pas oublier, en le définissant, qu’il aspirait sans cesse à l’immensité de l’être, et qu’il était ému, au contact de l’infini, d’une émotion fraternelle.

C’est une chose étrange, comme les philosophes qui ramènent le plus audacieusement l’univers entier au moi ont négligé de dire exactement ce qu’ils entendaient par le moi. Tout récemment encore, dans une thèse qui a été remarquée et qui devait l’être, M. Georges Lyon poussait jusqu’à ses dernières limites l’idéalisme subjectif. Selon lui, non seulement les formes de toute expérience, l’espace et le temps, n’étaient que des formes de notre moi ; non seulement les catégories de notre entendement, les catégories de substance et de cause émanaient de notre conscience et étaient appliquées d’autorité par nous aux choses ; non seulement nous étions, selon les paroles de Kant, les législateurs de la nature, mais encore le détail même des faits était créé par nous et sortait, à notre insu même, de notre moi. Quand une fois on avait accordé que l’espace, le temps, la causalité, la substance étaient des formes de notre activité interne, des fonctions de notre moi, la part du monde se réduisait à je ne sais quelle matière indéterminée et informe qui ne prenait sens, vie, réalité qu’en entrant dans les formes et sous les règles du moi. On ne pouvait pas même dire d’elle qu’elle fût gouvernée par le hasard, car le hasard est l’antithèse de la raison, et il ne se comprend pas sans elle. Ainsi le monde, séparé du moi, n’était plus qu’une abstraction inintelligible, misérable et morte. Mieux valait donc dire hardiment que le monde tout entier, dans sa matière aussi bien que dans sa forme, dans sa substance aussi bien que dans ses lois, dans ses événements aussi bien que dans les règles ou les principes qui dirigeaient ces événements, était l’œuvre exclusive du moi. À vrai dire, nous ne savions pas comment le détail même et la matière des choses sortaient de nous. Mais puisque les lois du monde, comme la causalité, les formes du monde, comme l’espace, n’étaient que des créations du moi ; puisque la matière même du monde, n’étant qu’une collection de sensations, était encore un fantôme du moi, il suffisait qu’une première impulsion, une première chiquenaude, inconnue de nous, eût été donnée à tout cet ensemble, pour que tout ensuite se déroulât sous l’action claire et consciente du moi. Donnez au moi une première vision de l’univers, dans laquelle les images créées par lui seront distribuées selon un ordre dont il ne saura point d’où il procède. Le moi n’aura qu’à appliquer à cette première vision la forme du temps et le principe de la causalité pour qu’elle se développe et se transforme comme un univers réel. À chaque transformation nouvelle exigée par les vicissitudes du temps et les lois de la causalité, il créera, de son inépuisable fonds, des images nouvelles. Ainsi, le cadre créé par lui sera rempli par lui. Pourquoi, dès lors, ne pas admettre que la première vision aussi est son œuvre inconsciente ? Pour que tout le système de l’univers subjectif fonctionne à jamais, il suffit d’une première chiquenaude. Or, qui nous assure que ce n’est pas le moi lui-même qui l’a donnée ? Il y a, dans l’âme, des profondeurs d’inconscience inexplorées. Qui sait si ce n’est pas des profondeurs obscures du moi que sort la matière même du monde sensible, que le moi conscient et pensant ordonne ensuite selon ses formes ? Soit ; mais qui ne voit que le moi est pris ici en une multitude d’acceptions différentes ? Le moi de nos petites préoccupations et de nos petites vanités, le moi qui se frise la moustache et se regarde au miroir, le moi dépendant de l’organisme, le moi qui voit jaunes les objets rouges, parce que l’œil est infecté de jaunisse, le moi qui calcule, raisonne, associe des idées en se soumettant aux principes constitutifs de la raison ; le moi qui se confond avec ces principes mêmes, le moi sublime qui crée ces principes et qui, en les créant, y soumet la nature et en devient le législateur ; le moi inconnu, prodigieux, ignoré de lui-même, qui crée la matière même de l’univers ; le moi chétif, le moi d’un jour qui se sent perdu dans l’immensité de la durée et de l’espace, le moi infini et éternel qui est supérieur au temps et à l’espace, puisqu’il les produit, — c’est toujours, pour nos philosophes, le moi ; c’est toujours le même moi. On prend l’homme et on l’appelle moi ; on prend l’univers et on l’appelle moi ; on prend Dieu et on l’appelle moi, et finalement, tout est moi, tout est le moi, sans qu’il en coûte davantage. Sérieusement, que veut-on dire ? Veut-on dire que le principe supérieur de la réalité n’est pas une force brute, qu’il est unité, raison, pensée, conscience, et que le meilleur symbole que nous en puissions trouver, c’est cette puissance d’unité et de pensée qui est en nous et que nous appelons le moi ? Mais c’est simplement affirmer Dieu. Veut-on dire que le principe générateur et organisateur de la réalité n’est autre que le moi que nous trouvons en nous ? Mais il ne s’agit pas évidemment du moi de nos passions, de nos imaginations, de nos associations d’idées. Il ne s’agit même pas du moi qui perçoit la réalité sous la forme de l’espace, du temps et des catégories ; car cela, c’est le moi brut, c’est le moi tout fait, c’est la natura naturata. Il s’agit évidemment du moi qui, en tant que moi, c’est-à-dire en tant que puissance suprême d’unité, crée ces moyens d’unité qui sont le temps, l’espace, les catégories. Il s’agit du moi créateur. Or, je veux bien que ce moi nous pénètre ; je veux bien même que, par notre fond, nous touchions à lui, que nous ne fassions même qu’un avec lui. Je veux bien qu’en creusant en nous, nous trouvions, au-dessous de notre individualité organique, notre pensée beaucoup plus vaste, et, au-dessous de notre pensée ou en elle, la force éternelle d’unité qui est la racine de toute pensée et de toute conscience. Je l’ai déjà dit et je le répète, c’est parce que l’infini dit moi que je peux dire moi. Mais ce n’est pas une raison pour confondre le moi éternel et créateur qui soutient toutes les consciences particulières, le même en toutes, avec ces consciences particulières. Il est plus simple de dire avec saint Paul : In Deo vivimus, movemur et sumus ; car, au fond, cette ambitieuse réduction de l’univers au moi ne signifie pas autre chose. Il y a même, dans ces équivoques de langage, quelque danger pour le peu de véritable esprit religieux qui subsiste encore dans les âmes ; car l’essence même de la vie religieuse consiste à sortir de son moi égoïste et chétif, pour aller vers la réalité idéale et éternelle. Et si cette réalité elle-même est baptisée, par les philosophes, moi ; si elle aussi s’appelle le moi, si les cieux racontent la gloire du moi, vous aurez beau commenter, distinguer, expliquer, vous aurez attaché à l’âme en fuite l’ombre de la vie misérable qu’elle veut un moment quitter. Et puis, si les subjectivistes absorbent tout dans le moi, sans dire exactement s’il s’agit du moi tout court ou de notre moi, toujours est-il que, dans ce moi, ils distinguent des degrés et des zones. Il y a la zone qui correspond à l’univers et celle qui correspond à Dieu. Mais j’imagine qu’entre le moi organique et individuel et le moi créateur et régulateur qui suscite et ordonne l’infini des choses, ils mettent bien quelque différence de valeur. Ils ont donc un type de la réalité qui n’est pas emprunté au moi tout entier, puisque c’est avec ce type de réalité et de perfection qu’ils mesurent la valeur, la perfection relative des différentes formes du moi. Ils diront, par exemple, que le moi individuel et périssable ne prend une valeur absolue que s’il se confond, soit dans la pensée, soit dans l’action, au moi absolu et éternel, qui, étant principe d’unité, est par là même principe de bonté et de vérité. Il y a donc, dans le moi, une partie qui est idéale et divine, et une autre qui ne devient idéale et divine que par sa conformité avec la première. Or, nous n’avons pas à agir sur ce qu’il y a en nous de divin, d’absolu et de parfait, mais bien sur la partie la plus individuelle et la plus imparfaite de notre être, sur nos passions, nos sentiments, nos imaginations, nos pensées déterminées, pour les organiser selon le divin et le parfait. Donc, le centre de notre action, c’est-à-dire, au fond, de notre être, est dans cette région du moi des idéalistes qui correspond au moi individuel. Ainsi, le moi absolu, parfait, éternel et divin, nous est extérieur et supérieur, en même temps qu’il nous est intérieur. Dès lors, pourquoi confondre dans la banalité équivoque du même mot, le moi, notre petite personne et l’infini divin qui, en la pénétrant, la déborde ? C’est, quoi qu’on fasse, passer le niveau sur l’âme ; c’est supprimer toutes les pentes et tous les courants de la vie intérieure et immobiliser le moi, qui ne peut plus sortir de lui-même puisqu’il est tout, dans une stagnation éternelle. Ceux qui, en prononçant tout simplement le nom de Dieu, sentent qu’il est à la fois en eux et hors d’eux, sont beaucoup plus riches, dans leur humilité, que ceux qui appauvrissent l’homme jusqu’à faire entrer l’infini où il aspire dans l’enceinte équivoque du moi fini. En tout cas, nous avions le droit de signaler l’abus des termes et l’absence de définitions en un problème où, sans un essai de définitions rigoureuses, tout est vanité.

Schopenhauer a commis, dans la partie de son œuvre où il développe l’idéalisme subjectif, la même confusion de mots, et, pour parler net, le même sophisme, non plus comme M. Georges Lyon à propos du moi, mais à propos du cerveau organe du moi. « Toutes nos sensations, dit-il, correspondent à des excitations cérébrales. L’univers entier pourrait cesser d’agir sur le cerveau ; si le cerveau continuait à être excité, il percevrait l’univers. Nous contemplons le ciel immense avec ses étoiles innombrables, sa voie lactée ; mais tout cela, le ciel, la mer, les étoiles, la voie lactée, est dans le cerveau. Faites, avec la main, le tour du cerveau, vous faites le tour de l’univers. » Je veux bien ; et si c’est là une image poétique, destinée à nous rendre plus sensible la prodigieuse activité de la substance cérébrale, je n’ai rien à dire. Mais c’est tout un système que l’on prétend édifier, et alors je demande : en quel sens Schopenhauer emploie-t-il le mot cerveau et de quel cerveau s’agit-il ? Le cerveau, qui est l’objet des sens, le cerveau que je peux voir, peser, parcourir de la main, n’est pas du tout le cerveau considéré comme activité pensante. Mon cerveau tel que je me le figure, ou tel que je le détermine, en faisant, avec ma main, le tour de ma tête, n’est en réalité qu’une des innombrables images que produit mon cerveau, considéré comme puissance de sensation, d’imagination et de pensée. Lorsque Schopenhauer dit : « Le ciel paraît immense et le cerveau paraît bien petit. Et pourtant, le ciel immense est contenu dans le cerveau, » il veut nous montrer le prodige d’illusion qui est en nous ; mais il ne fait à la lettre qu’un jeu de mots, car ce n’est pas dans le cerveau perceptible et mesurable et dont je dis qu’il est petit, que le ciel immense est contenu, car ce cerveau-là n’est qu’un objet de perception et d’imagination, comme le ciel lui-même. C’est une image juxtaposée à l’image plus vaste du ciel. Et dire que le ciel tout entier tient dans le cerveau ainsi considéré, c’est dire qu’une image immense est contenue dans une image du même ordre, mais plus petite, qui lui est juxtaposée. Je vois un homme qui regarde le ciel et je me dis : Le ciel illimité et rayonnant tient tout entier dans la tête étroite et obscure de cet homme. Pas du tout, car la tête de cet homme n’est pour moi, comme le ciel même, qu’un objet de perception. Elle correspond à un certain ébranlement de ma substance cérébrale, et le ciel à un ébranlement beaucoup plus vaste. Et dire que le ciel est contenu dans cette tête, c’est comme si je disais qu’il est contenu dans une quelconque des étoiles sans nombre dont il est semé. Ce qu’il faut dire, c’est que, dans l’étroite enceinte du cerveau, est renfermée assez d’activité pour que l’ébranlement de cette activité cérébrale puisse fournir à la conscience l’image immense du ciel étoilé. Mais cette proposition n’a un sens qu’à condition que l’image du ciel immense et l’image du cerveau tout petit soient déjà données. C’est seulement parce que je vois le ciel et le cerveau, et le ciel beaucoup plus vaste que le cerveau, que je conçois la prodigieuse activité de la force inconnue qui, enfermée dans les limites étroites du cerveau, produit cependant la représentation immense du ciel. Si je dis que la représentation du ciel est absolument vaine, subjective et illusoire, je suis obligé de dire que la représentation du cerveau, qui m’est donnée en même temps et de la même manière, est vaine aussi, subjective et illusoire, et je ne pourrai rien conclure du rapprochement de ces deux représentations également vides. Mais je considère que la représentation du cerveau n’est point vaine et vide, puisque je déclare que c’est dans les limites de cette capacité cérébrale que s’exerce l’énergie mystérieuse qui développe, pour la conscience, l’immensité de la représentation céleste. J’estime donc que l’image sensible que j’ai du cerveau enveloppe de la force, de l’activité. Et c’est seulement à cette condition que le paradoxe de Schopenhauer a un sens. Mais, dès lors, pourquoi n’y aurait-il pas aussi de l’énergie, de la force sous la représentation que j’ai de l’univers, comme sous la représentation que j’ai du cerveau et qui est du même ordre ? L’image sensible du cerveau occupe une toute petite place dans le champ de la vision ou de la perception. Le reste, c’est-à-dire le champ de perception presque tout entier, est ce que nous appelons le monde. Et si nous supposons, avec Schopenhauer, qu’il y a une activité presque infinie dans cette toute petite partie du champ de perception qui correspond à l’image sensible du cerveau, pourquoi n’y aurait-il pas aussi de l’activité, de l’énergie dans toute l’étendue du champ de la perception ? Ainsi, d’aucune façon et en quelque sens que l’on prenne le mot cerveau, il n’est permis de dire que l’univers est contenu dans le cerveau, car l’univers, en tant que représentation sensible, n’est pas contenu dans le cerveau, représentation sensible. Et l’univers, considéré comme énergie, n’est pas dans le cerveau considéré aussi comme énergie. Schopenhauer a fait un véritable tour de passe-passe ; il n’a pas comparé l’univers et le cerveau au même point de vue. Il a comparé l’univers, représentation sensible, avec le cerveau, activité mystérieuse. Et c’est ainsi qu’il a pu dire que l’univers était contenu dans le cerveau. Mais c’est là une plaisanterie intenable ; elle ne serait possible que si l’univers ne nous était connu que comme représentation sensible et si le cerveau ne nous était connu que comme activité mystérieuse. Mais, d’une part, nous ne pouvons avoir la représentation sensible de l’univers, sans avoir en même temps la représentation sensible du cerveau, qui est un élément de la représentation totale, un objet comme les autres dans le champ de la perception. Et, d’autre part, nous ne pouvons supposer derrière le cerveau, représentation sensible, une énergie cachée, sans supposer invinciblement, sous la représentation analogue de l’univers tout entier, une énergie analogue. Schopenhauer s’est amusé à comparer l’univers vu du dehors avec le cerveau connu du dedans. Mais l’univers vu du dehors, c’est forcément aussi le cerveau vu du dehors ; et le cerveau connu du dedans, c’est forcément aussi l’univers connu du dedans. On ne peut pas, sans sophisme, sauter d’un point de vue à un autre, pour comparer deux objets qui relèvent tous deux également de chacun des deux points de vue. Le vice du procédé de Schopenhauer éclate jusque dans les mots dont il se sert. Lorsqu’il dit que l’univers est contenu dans le cerveau, cela n’a de sens que si le cerveau est considéré comme une représentation ayant une grandeur commensurable avec celle de l’univers. Or, si on l’entendait ainsi, c’est le cerveau qui serait contenu dans l’univers. Mais si Schopenhauer entend uniquement par le cerveau, comme il doit le faire, la puissance mystérieuse dont l’ébranlement éveille la conscience, alors non plus l’univers n’est pas contenu dans le cerveau, car le cerveau n’a plus de grandeur mesurable ; ou plutôt il n’a d’autre mesure que la grandeur même des représentations que produit sa force secrète. Et comme cette représentation c’est le monde sensible, dire que l’univers représenté est contenu dans le cerveau, c’est dire maintenant que l’univers est contenu dans l’univers. Ainsi, pour créer son paradoxe et le formuler, Schopenhauer a besoin tout à la fois d’oublier que le cerveau est une représentation sensible comme l’univers, et de parler de l’énergie mystérieuse du cerveau comme si elle appartenait à l’ordre de la grandeur au même titre que la représentation sensible du cerveau, arbitrairement oubliée par lui. Il ne lui suffit pas de passer, sophistiquement, quand il va de l’univers au cerveau, d’un point de vue à un autre, du point de vue de la représentation au point de vue de l’énergie. Mais il est obligé encore, parlant du cerveau au seul point de vue de l’énergie, de retenir des expressions qui ne conviennent qu’au point de vue de la représentation. Et pour avoir voulu comparer deux points de vue absolument hétérogènes, il était obligé de les rapprocher par un artifice verbal et de transporter à l’un des métaphores qui n’ont de sens que pour l’autre.

Il faut, pour retrouver la vérité, considérer simultanément et l’univers et le cerveau au double point de vue de la représentation et de l’énergie, et on verra alors que le cerveau, soit comme représentation, soit comme énergie, est contenu dans l’univers. Et c’est en ne supprimant arbitrairement aucun des deux points de vue, que l’on comprendra la seule vérité solide qui subsiste sous la fantaisie de Schopenhauer, à savoir que le cerveau, considéré comme énergie, peut produire l’univers, considéré comme représentation. Il y a de l’énergie partout, hors du cerveau et dans le cerveau. Il y a de l’être partout, hors du cerveau et dans le cerveau. Et c’est parce qu’il y a unité et continuité de l’être, que l’être du cerveau peut accueillir en soi les formes qui déterminent l’être du monde. Si le rayon de lumière, après avoir traversé l’univers, vient ébranler le cerveau, si la lumière se propage du monde au cerveau sans altération essentielle, c’est que l’être du monde ou l’être du cerveau, c’est toujours l’être, et que la lumière est une des formes de l’être. De plus, si l’être du cerveau peut recevoir et reproduire toutes les formes de l’univers, si des milliards d’étoiles peuvent envoyer à notre cerveau les rayons qu’il recueille, c’est parce que, partout où il y a l’être, il y a l’infini. Une partie quelconque de l’être, par cela seul qu’elle est l’être, enveloppe l’infini. Il y a toujours matière en elle pour des formes nouvelles, elle peut donc tirer de soi la représentation d’un univers infini.

Mais cette continuité de l’être du monde et de l’être du cerveau se marque pour nous par la continuité de l’espace, où l’univers comme représentation et le cerveau comme représentation sont liés ; et l’infinité de toutes les parties de l’être se marque, pour nous, d’une manière sensible, par l’infinité de toute partie d’espace qui, étant divisible à l’infini, contient de l’être à l’infini. Ainsi, bien loin que l’on puisse séparer arbitrairement, comme le faisait Schopenhauer, le point de vue de la représentation et le point de vue de l’être, on ne peut vraiment comprendre les rapports du cerveau et de l’univers qu’en interprétant, les unes par les autres, les lois de la représentation et les vertus de l’être. Comment pourrais-je admirer l’énergie créatrice de l’être contenu dans le cerveau, si le cerveau ne m’apparaissait pas d’abord, dans l’ordre de la représentation et de l’espace, comme une parcelle futile et infinitésimale de l’immense univers ? Ainsi, le kantisme physiologique de Schopenhauer, qui a abaissé la haute subjectivité intellectuelle affirmée par Kant à une grossière subjectivité cérébrale, ne résiste pas à l’examen ; car, pour avoir le droit de dire que le cerveau crée l’espace, il faut d’abord avoir perçu le cerveau sous la raison de l’espace, et comme une quantité presque négligeable dans l’immensité. L’énergie productrice du cerveau ne nous est révélée, elle n’a même un sens que si l’espace nous est donné tout d’abord, et le cerveau en lui. Ce n’est donc pas le cerveau qui crée l’espace ; c’est l’espace qui manifeste le cerveau, et qui, en ce sens, le crée. Toute activité n’est déterminée en son fond, et intelligible, que par son rapport avec l’infini. Or, le cerveau n’a rapport avec l’infini du monde et de l’être que parce qu’il est lui-même de l’être ; et il n’affirme sa participation à l’être qu’en s’inscrivant comme représentation dans l’étendue infinie et une qui exprime l’unité infinie de l’être.

De cette discussion rapide de l’idéalisme du moi de M. Georges Lyon et de l’idéalisme cérébral de Schopenhauer résultent pour nous deux conclusions. Tout d’abord, on ne peut réduire l’univers, soit au moi, soit au cerveau, sans équivoquer d’une manière lamentable sur le sens du mot moi et sur le sens du mot cerveau. Pour M. Georges Lyon, le moi, c’est tantôt le moi individuel et fini, tantôt le moi impersonnel infini et absolu. Pour Schopenhauer, le cerveau c’est tantôt le cerveau énergie et tantôt le cerveau représentation. L’équivoque, ou pour mieux dire le sophisme, est le même dans les deux cas. Il consiste, en somme, à ramener l’infini au fini, mais en ayant soin de mettre au préalable, et d’une manière subreptice, l’infini dans le fini. M. Georges Lyon ramène tout l’être, c’est-à-dire l’infini, au moi ; mais il fait d’abord de ce moi une activité créatrice absolue qui est l’être même. Schopenhauer ramène l’univers illimité au cerveau chétif ; mais il se sert de cette vision même de l’univers illimité pour saisir dans le cerveau une énergie productrice illimitée aussi, l’être, l’infini. Voilà notre première constatation.

La seconde, c’est qu’en fait, c’est par l’infini de la conscience, de l’étendue et de l’être que s’expliquent les formes particulières et finies de la conscience, de l’étendue et de l’être. Notre moi individuel ne pourrait ni exister, ni se comprendre, s’il ne touchait par son fond au moi absolu qui le soutient et qui l’explique ; car, que serait une conscience qui ne serait pas en son fond la conscience, et que seraient les formes particulières de l’unité si l’unité n’était pas et si elles n’étaient pas en quelque mesure cette unité ? Ainsi, dans l’ordre de la conscience et du moi, c’est l’infini qui explique le fini ; et nous avons vu de même que, dans l’ordre de l’étendue, l’espace est antérieur au cerveau et explique le cerveau. Or, l’espace est une expression de l’être et de l’infini.

Donc, quelque effort que nous fassions après avoir parcouru l’être du dehors dans le mouvement, dans la sensation, dans l’espace, pour nous enfermer dans l’intimité du moi, et pour abstraire le problème de la conscience de tout autre problème, nous sommes toujours rejetés par un invincible ressort vers l’être, vers l’infini, vers l’absolu. Nous nous circonscrivons dans notre cerveau, il n’est intelligible que par l’espace ; nous nous replions dans notre conscience, elle n’est intelligible et vivante que par la conscience absolue. Nous sommes comme des plongeurs que le ressort de l’eau ramène obstinément à la surface, à la lumière infinie du ciel ; ou plutôt, plus nous essayons d’approfondir notre moi, plus nous y découvrons l’absolu ; et ne pouvant comprendre notre moi que par lui, nous ne pouvons faire de notre moi, comme nous l’avions désiré d’abord, le centre exclusif de nos recherches dernières. Ne nous étonnons point d’échouer dans cette tentative, car elle va contre la force des choses et contre la vérité. Si le subjectivisme pouvait être pratiqué comme méthode, il serait vrai comme doctrine. S’il était possible un moment de s’enfermer dans le moi et de se comprendre soi-même, il serait impossible à jamais de sortir du moi. Il est bien vrai que Descartes semble s’être servi de la méthode subjectiviste, pour aboutir à des conclusions réalistes ; mais cette contradiction de la méthode et de la doctrine l’eût empêché de faire un pas et il se fût débattu éternellement dans le premier chapitre des Méditations, s’il n’avait laissé en réalité hors de lui-même les principes de la raison, comme le principe de causalité, qui lui permirent bientôt de sortir de soi. Il conclut de l’existence de l’idée d’infini en lui à la réalité d’un être infini hors de lui, cette idée devant avoir une cause adéquate ; mais si on lui avait dit : de quel droit appliquez-vous ainsi le principe de causalité, qui n’est peut-être qu’une illusion réglant d’autres illusions ? Descartes eût été enfermé à jamais dans le cercle subjectif qu’il avait tracé d’abord autour de lui. Mais ce principe de causalité restait comme une chaîne invisible, attachée à un point fixe du ciel, et il s’en est servi, dès qu’il était besoin, pour se hausser au-dessus de l’illusion subjective. Mais alors pourquoi ne pas reconnaître d’emblée que l’esprit est suspendu à une vérité éternelle ? En fait, il y avait dès le début deux centres dans la philosophie de Descartes, le moi où il prétendait s’enfermer par un vain artifice de dialectique, et ce point fixe de la voûte céleste auquel il allait bientôt rattacher lui-même, et toutes choses, par la chaîne de la causalité. Et non seulement, il laissait sans le dire l’infini et l’absolu subsister dans les hauteurs, contrevenant ainsi à sa méthode immédiate au profit de sa doctrine prochaine, mais dans le moi lui-même, il retrouvait l’absolu en profondeur, car il considère d’abord comme une illusion possible tout ce qu’il voit, tout ce qu’il touche : les objets, l’étendue et son propre corps. Et s’il ne dit pas expressément que le sentiment de la durée aussi peut être une illusion, on peut le conclure de tous les raisonnements appliqués aux objets et à l’espace. En tout cas il n’affirme pas non plus que la durée n’est pas une illusion. Mais, notre moi particulier, individuel, par quoi est-il déterminé pour nous ? Par notre position dans l’espace, c’est-à-dire par les relations de notre corps avec les autres objets, et par les événements où nous avons pris part et qui s’enchaînent dans la durée.

Or, pour Descartes, au moment où le moi s’affirme lui-même comme sujet pensant, l’étendue, les objets, le corps lui-même, tous les événements du passé qui pourraient bien n’être qu’un rêve de la mémoire hallucinée, tout est frappé de doute. Ce n’est donc pas le moi individuel qui s’affirme lui-même ; c’est le moi pensant en tant qu’il est indépendant du temps, de l’espace, de l’organisme, de l’univers étendu et figuré. C’est donc la conscience absolue en tant que telle ; c’est le moi premier et éternel ; c’est Dieu. Le moi, avant de s’affirmer lui-même, s’est élevé à l’infini, à l’absolu ; il est Dieu. La vraie difficulté, pour Descartes, — on ne l’a peut-être pas assez remarqué, — ne sera donc pas de trouver Dieu en partant du moi humain, mais au contraire de retrouver le moi humain en partant de Dieu. Descartes dit bien : « Je suis imparfait et fini ; ce n’est donc pas moi-même qui ai pu me donner cette idée de la perfection et de l’infini que je trouve en moi. Je suis imparfait et fini ; ce n’est donc pas moi-même qui me suis créé, car si j’avais eu le pouvoir de me créer, je me serais créé infini et parfait. » Mais, d’où le moi de Descartes sait-il qu’il est imparfait et fini ? Est-ce parce qu’il est attaché à un organisme limité et périssable ? mais cet organisme n’est peut-être qu’une illusion. Est-ce parce qu’il ne comprend pas les objets qui sont dans la nature, la raison de ces objets et la liaison des événements ? mais tous ces objets, tous ces événements, la nature elle-même et la durée elle-même ne sont peut-être qu’illusion. Dès lors, pourquoi mesurer la valeur du moi sur sa faculté plus ou moins grande de pénétrer les illusions et d’ordonner les rêves ? En fait, il est supposé produire et tirer de lui-même tout l’univers visible. Pourquoi ne produirait-il pas aussi, de son fonds, l’idée du parfait et de l’infini qu’il porte en lui ? ou plutôt, le moi n’a pas besoin de produire cette idée, car il est cette idée elle-même. Du moment qu’il n’est subordonné ni au temps, ni à l’espace, et que tout ce qui paraît lui être extérieur vient de lui, il est l’infini, il est l’absolu ; et il ne déploie l’univers visible et indéfini que pour remplir cette idée d’infini avec laquelle il ne fait qu’un. Dès lors, comment retrouver le moi limité, particulier, humain ? Il faudrait admettre, pour cela, que le moi absolu, éternel, créateur, se dissémine en une multitude de centres, de consciences liées dans l’espace et la durée. Mais c’est admettre la réalité de l’espace et de la durée et la réalité de l’univers lui-même. Ainsi, bien loin que Descartes se serve de son moi pour démontrer Dieu et la réalité du monde, c’est en Dieu qu’il se transporte d’emblée et à son insu même ; et il se sert de la réalité du monde pour déterminer, dans le moi divin, des consciences particulières. L’ordre réel de cette démonstration est donc absolument contraire à l’ordre apparent et voulu ; malgré l’espèce de ruse intellectuelle qui a présidé à son dessein, malgré les artifices d’exposition qu’il a imaginés, sa méthode, au fond, est conforme à sa doctrine. Il n’aboutit à Dieu que parce qu’il part de Dieu, et son point d’appui n’est pas en lui-même, mais dans l’infini. Chose curieuse et qui n’est nullement préméditée de notre part : nous retrouvons exactement, dans Descartes lui-même, ce que nous avons déjà relevé dans l’idéalisme subjectif de M. Georges Lyon et dans le sot idéalisme cérébral de Schopenhauer. Il se trouve que Descartes, prétendant s’enfermer d’abord dans le sujet conscient, ne peut démontrer ce sujet conscient lui-même et lui donner un sens, qu’au moyen de l’infini préalablement affirmé. C’est ce qui était arrivé à M. Georges Lyon pour le moi, à Schopenhauer pour le cerveau. Il se trouve aussi que Descartes, quand il dit « je », commet une équivoque incessante ; car lorsqu’il dit : « Je suis imparfait », il s’agit de Descartes ; et quand il dit : « même après l’évanouissement du temps, de l’espace, de mon corps, de la nature, je suis parce que je pense », il s’agit de Dieu ; et si l’on pouvait suivre, entre ces deux pôles extrêmes, tous les mouvements de la pensée du maître, on verrait qu’il se livre toujours à des combinaisons variables de Descartes et de Dieu. Je me garde de railler cette équivoque ; elle est inévitable, parce qu’elle est la vérité elle-même. Il est impossible à l’être réfléchi qui dit moi de ne pas mêler à sa conscience individuelle la conscience absolue et divine qui en est le fond. Le moi particulier et le moi absolu se touchent et se pénètrent, et on ne peut parler de l’un sans éveiller l’autre. Seulement, si cette équivoque est inévitable, — si même elle est une vérité, elle n’est une vérité qu’à la condition d’être constatée et avouée. Il ne faut donc pas prétendre s’enfermer d’abord dans le moi individuel, percer ensuite jusqu’à l’infini et à l’absolu, car ce moi individuel est enveloppé et pénétré d’infini, et en le choisissant comme point d’observation, on ne choisit qu’un des innombrables points de vue sur l’infini que contient l’infini lui-même. L’univers n’est pas composé de sphères closes et concentriques ; on ne peut pas s’établir tout d’abord dans la plus petite de toutes et la plus centrale, sauf à développer ensuite son regard et son action bien au delà de cette sphère dans l’infini. Non, toutes les sphères du monde se pénètrent et se modifient réciproquement. Elles sont toutes subordonnées les unes aux autres et à l’infini ; elles sont toutes emportées dans un mouvement infini et éternel qui n’a pas de centre géométrique, mais un centre idéel et divin. Il n’y a point de sphère centrale, et si l’on s’établit en une quelconque de ces sphères pour observer l’infini, les observations ne sont exactes que si l’on sait d’abord que cette sphère même se meut dans l’infini et sous l’action de l’infini. Pour bien voir l’infini au point de vue de la terre, il faut donc d’abord avoir vu la terre du point de vue de l’infini. Je n’ai jamais bien compris, je l’avoue, la comparaison fameuse dans laquelle Kant rapproche la révolution intellectuelle, accomplie par lui, de la révolution astronomique accomplie par Copernic ; car Copernic a précipité la terre, jusque-là immobile, dans le système mouvant de l’infini. Elle n’est donc intelligible et réelle depuis Copernic que par l’infini, et celui qui accomplirait, en philosophie, une révolution analogue à celle de Copernic, serait celui qui, au lieu de s’appuyer tout d’abord sur le moi présumé immobile, ferait entrer le moi dans le système vivant de la conscience infinie. Car enfin, ou bien lorsqu’il soumet les choses à la législation du sujet pensant, Kant entend par là le moi humain, et alors il fait tourner l’infini autour de la terre, il va au rebours de Copernic ; ou bien il entend, par le sujet pensant, la pensée et la conscience absolue, avec ses conditions et ses lois d’unité auxquelles les choses se soumettent ; et alors c’est l’absolu lui-même sous la forme de la conscience et de la pensée ; c’est l’infini, c’est Dieu. Et cela revient à dire tout simplement que c’est autour de Dieu que tourne le monde ; que Dieu est le centre véritable de l’univers. Mais cela, ce n’est pas une découverte, ce n’est pas une révolution : c’est la philosophia perennis, c’est la religion éternelle. Il n’était point nécessaire de faire une révolution philosophique sur le modèle de la révolution astronomique de Copernic, car la philosophie n’avait jamais fait du moi humain le centre des choses ; elle avait tout rapporté à Dieu comme au seul centre véritable, et Copernic n’a fait, en révolutionnant le système du ciel, que le conformer au système de la pensée et que subordonner la terre, demeure de l’homme, au centre divin d’attraction vers lequel l’âme de l’homme, spontanément et dès l’origine, s’était portée. Et aujourd’hui, de même que nous ne pouvons observer l’infini sans la terre et comprendre la terre sans l’infini, nous ne pouvons connaître Dieu sans le moi et comprendre notre moi sans Dieu. Il n’y a pas d’effort d’abstraction qui puisse isoler la terre de l’infini ; il n’en est point qui puisse isoler le moi humain de Dieu. Mais ce n’est pas à un centre physique et grossier d’attraction que la terre est soumise, c’est à un centre idéal et divin qui est présent et agissant en elle, comme il est présent et agissant partout. En sorte que, par sa soumission à l’infini, la terre redevient centre, en un sens plus haut ; elle n’est pas subordonnée à une autre partie du monde ; elle est libre en Dieu et par Dieu. De même, le moi humain ne relève pas de la conscience divine comme d’un autre moi particulier et déterminé. Le moi humain n’est pas la conscience absolue, mais la conscience absolue est en lui comme elle est partout. C’est la superstition philosophique ou religieuse qui fait de Dieu un autre moi particulier et clos, analogue et extérieur au nôtre, et dont le nôtre serait esclave, comme c’était la superstition astronomique qui faisait, d’une partie du monde, la terre, analogue et extérieure aux autres parties du monde, le centre dont tout dépendait. Rendre à l’univers son immensité, c’est affranchir tous les astres qui se meuvent en lui ; rendre à Dieu son immensité, c’est affranchir toutes les consciences qui se meuvent en lui. Dieu est une conscience infinie dont le centre est partout et la circonférence nulle part.

L’insuccès de tous les penseurs qui ont prétendu étudier d’abord le moi sans Dieu ou avant Dieu, et la grossièreté des superstitieux qui font de Dieu je ne sais quel objet matériel et fini, extérieur à la conscience et étranger à l’activité du moi, nous avertissent de ne point séparer le moi et Dieu ; et puisque Dieu s’exprime et se manifeste dans le monde, dans l’espace, dans le mouvement, dans la sensation, il nous faut aussi, pour comprendre la conscience, accepter le monde, expression de Dieu. Nous ne choisissons donc pas, pour notre recherche, un point de vue arbitraire et abstrait : nous accueillons d’emblée la réalité tout entière, et c’est en pleine réalité que nous allons étudier le moi de l’homme s’élevant et s’élargissant par degrés jusqu’aux limites de la conscience absolue.

Notre moi est tout d’abord circonscrit par notre organisme. Nous avons un corps qui est continuellement présent à notre moi par les sensations obscures de la vie, tandis que les autres corps ne nous sont présents que d’une manière intermittente. Nous remuons notre corps, ou, du moins, certaines parties de notre corps, directement, c’est-à-dire par la seule application interne de notre volonté ; et nous ne pouvons remuer les autres corps qu’au moyen du nôtre, c’est-à-dire qu’entre notre volonté de les mouvoir et leur mouvement, le mouvement d’une masse matérielle intermédiaire vient s’intercaler. Il faut se garder de dire que le corps est l’instrument du moi, car l’instrument est extérieur à la volonté qui s’en sert. Au contraire, le mouvement accompli par notre corps en exécution de notre volonté ne fait qu’un, pour ainsi dire, avec notre volonté elle-même. Nous n’aurions pas la conscience claire que nous voulons remuer le bras, si nous ne sentions pas le bras se remuer. La velléité de mouvement ne devient vouloir que dans l’acte même du mouvement ; et, d’autre part, jusque dans le mouvement qu’accomplit mon bras, je sens se prolonger l’effort interne de ma volonté. De plus, pour accomplir un mouvement, pour remuer la main, par exemple, il faut que je me représente ce mouvement et la main elle-même. Mais il ne s’agit pas là d’une représentation visuelle. L’aveugle de naissance, qui n’a jamais vu son corps, le meut avec précision ; et nous-mêmes, nous n’avons nul besoin de nous représenter l’image visuelle de nos organes pour les mouvoir. Mais notre corps est présent en quelque sorte à notre conscience, à notre moi, par une représentation organique constante. Nous avons tout d’abord le sentiment confus de notre vie, de l’activité sourde de nos organes ; et ce sentiment se précise par les mouvements ou spontanés ou volontaires que nous faisons. Ainsi, le corps est continuellement présent au moi, et c’est au moyen de cette représentation sourde du corps qu’il porte en lui-même, que le moi peut diriger son action sur telle ou telle partie du corps et la mouvoir en effet. Ainsi, le moi et le corps se pénètrent, et, en un sens, ne font qu’un dans l’ordre du mouvement. Les passions et les sentiments intimes du moi prennent aussi la forme du corps. Un psychologue paradoxal a prétendu que nous n’aurions aucune notion et même aucun sentiment des émotions diverses qui naissent en nous, si nous n’avions conscience des modifications organiques qui leur correspondent ou même qui les constituent. Que seraient pour nous la joie et la douleur, même morales, et comment notre conscience les discernerait-elle, si elle ne sentait ou l’épanouissement ou la contraction de la vie organique ? Que resterait-il pour nous de la colère, si l’on supprimait le bouleversement de l’organisme ? Il y a un excès évident dans cette thèse ingénieuse ; mais il y aurait un égal excès à isoler nos passions ou nos émotions de leurs manifestations organiques. La conscience est liée à la vie, et les émotions de notre conscience prennent nécessairement la forme de notre vie, c’est-à-dire que nécessairement elles revêtent notre corps. Il n’y a pas un lien arbitraire entre les émotions conscientes et ce que j’appellerai les émotions organiques. Les altérations du corps ne sont pas simplement une traduction et comme une illustration extérieure des altérations de l’âme. Elles sont, au fond, le même phénomène sous un autre aspect. Après tout, dans nos affections et nos émotions, même celles qu’on appelle communément spirituelles, c’est notre moi individuel qui est en question. Il s’agit de nous, êtres particuliers, et de nos relations d’affection ou de haine avec d’autres êtres particuliers. Or, notre moi n’est individuel et déterminé que par l’organisme qui le revêt ; et les autres consciences particulières ne sont des consciences particulières que par l’organisme déterminé où elles sont engagées. Ainsi, même dans les crises de sentiment les plus intimes, les plus spirituelles en apparence et les plus abstraites du corps, le corps n’est pas un témoin passif. Étant la base de l’individualité, il est par là même la base de tous les drames de la vie individuelle.

Il ne nous est possible de dire moi que parce que nous avons un corps. J’entends de dire moi dans la vie sociale. Par quoi, en effet, nous caractérisons-nous nous-mêmes ? Par la profession que nous exerçons et par les événements auxquels nous avons été mêlés. Quand nous nous disons à nous-mêmes : je suis moi, cela veut dire : j’ai fait ceci, j’ai subi ou accompli tels ou tels événements, et je me trouve à l’heure actuelle dans telle ou telle condition. Mais tout cela serait impossible si nous n’avions pas un corps. Quand nous nous rappelons le passé, nous nous rappelons au fond avoir été présents de corps à tel ou tel spectacle, avoir pris part de corps à telle ou telle action. On a dit : nous ne nous souvenons que de nous-mêmes. On pourrait dire aussi en un certain sens : nous ne nous souvenons que de notre corps. J’ai déjà montré plus haut que nous avions de notre pensée, même la plus abstraite, en même temps qu’une conscience intellectuelle, une conscience cérébrale. Quand nous avons une idée, par exemple l’idée d’homme ou de triangle, nous avons conscience de cette idée, de son contenu, de son rapport logique à d’autres idées, par exemple l’idée d’animal ou l’idée de figure : c’est là ce que j’appelle la conscience intellectuelle. Mais en même temps nous sentons que cette idée est comme élaborée dans notre tête et qu’elle correspond à un travail organique du cerveau ; c’est là ce que j’appelle la conscience cérébrale ou la conscience organique de la pensée. Comment et pourquoi la pensée, qui dépasse si infiniment notre organisme, qui peut s’élever à l’invisible, à l’idéal, au parfait, est-elle liée à un sentiment organique ? Comment prend-elle la forme de notre corps ? Grand problème ! le plus haut peut-être que la métaphysique puisse toucher. Dans cette union de la pensée et du corps apparaît une fois de plus cette sorte d’incarnation divine qui est pour nous le dernier mot de l’univers. C’est parce que l’activité pure et infinie de l’être a fondé la puissance infinie de l’être ; c’est parce que Dieu, en faisant l’univers, s’est livré à lui ; c’est parce qu’il a dispersé son unité en des centres multiples, pour retrouver cette unité par l’effort, et pour se mériter lui-même, que la pensée, même la plus vaste, même la plus voisine de Dieu par l’idée du parfait et le sentiment de l’infini, est liée à un corps et à un sentiment organique. De plus, l’activité divine n’est pas dans le monde à l’état d’activité pure, d’activité absolue. Elle se déploie dans la puissance. Si un acte quelconque absorbait toute la puissance d’être que sa forme enveloppe, ce serait un acte absolu, un acte divin, et l’univers, par cette trouée divine, s’engloutirait en Dieu. Si un acte de pensée absorbait toute la puissance d’être qu’il enveloppe, il serait un acte de pensée absolu et divin ; mais aucun acte de pensée dans le monde n’épuise la puissance infinie de l’être. Et la preuve, c’est qu’une même idée peut être pensée par nous avec une intensité plus ou moins grande. Je puis penser à un triangle fortement ou faiblement, avec une attention énergique ou molle, en faisant apparaître ou en laissant dans l’ombre les propriétés dérivées qui sont contenues dans son essence. Il y a de la quantité dans nos pensées comme il y en a dans nos sensations. Et pour le dire en passant, ceux qui suppriment la quantité dans le monde réduisent les actes de pensée à des formes pures, à des actes purs. Et, dès lors, il leur est impossible d’expliquer comment cette pensée pure est localisée par nous dans un organe. Ils ont rompu tout lien de la pensée et de l’étendue. Au contraire, nous qui reconnaissons, jusque dans la pensée, de la quantité, de la puissance d’être, et une puissance d’être que l’acte de pensée n’épuise jamais, nous comprenons que la pensée ait rapport à la quantité et à l’être indéterminé, c’est-à-dire à l’étendue qui exprime l’être sous l’aspect de la quantité et de l’indétermination. Nous comprenons dès lors qu’elle puisse être sans scandale localisée par la conscience en un point de l’étendue. De plus, tout acte précis de pensée enveloppe des pensées moins déterminées, des pensées à peine ébauchées, qui n’arriveront que par un effort nouveau à la pleine détermination, à la pleine lumière de l’acte. Ces pensées encore vagues et à peine commencées ne sont pas tout à fait pour la conscience des pensées ; elles ne sont pas tout à fait non plus pour elle des énergies brutes, de simples forces de mouvement. Elles tiennent le milieu entre la pensée et la force et elles servent de lien de l’une à l’autre, si bien que nous pouvons localiser le travail de pensée le plus abstrait dans l’organe même d’où notre volonté ébranle les organes du mouvement. Ainsi, il y a un fond d’énergie plus ou moins déterminé qui rattache la pensée au vouloir ; et comme, dans l’acte de volonté, l’organisme et le moi ne font qu’un, la pensée rattachée au vouloir est par là même étroitement unie à l’organisme. Voilà comment, en tant que je suis un moi individuel, j’ai besoin d’un corps pour penser. Si ma pensée n’avait pas un corps, c’est-à-dire si elle n’était pas liée à certaines forces organisées qui la nourrissent, mais qui ne s’y absorbent pas tout entières, elle n’aurait plus aucune relation avec l’être considéré comme puissance ; elle serait un acte infini, elle serait Dieu, ou plutôt, Dieu serait, mais moi, je ne serais pas. Toute pensée finie est donc nécessairement unie à un corps ; et il n’y a pas de conscience individuelle distincte de Dieu, sans organisme. Mais en même temps, comme c’est Dieu qui se disperse dans les forces et les consciences par une sublime recherche de perfection qui est la perfection elle-même, et qui crée ainsi le monde et les consciences individuelles, en se revêtant d’un corps notre moi ne se sépare pas de Dieu ; il entre, au contraire, dans le système de la pensée divine et du vouloir divin : et notre pensée, localisée dans un organe misérable et fragile, n’en est que plus étroitement rattachée à la pensée absolue. Dans ma pauvre tête fatiguée, il y a Dieu.

Aussi, bien qu’il n’y ait pas de pensée individuelle sans organisme, la pensée individuelle et le moi individuel dépassent l’organisme infiniment, et le cerveau même, organe de cette pensée, est infiniment plus vaste que l’organisme. Il semble, tout d’abord, que c’est comme force de mouvement que nous sommes le plus strictement limités à notre corps. Nous ne pouvons remuer directement que lui. Il n’en est pas moins vrai qu’il y a en nous des énergies de mouvement qui ne se dépensent pas dans notre organisme. Quand on dit que notre âme voyage avec les nuages qui passent, avec les oiseaux qui volent, on a l’air de faire une métaphore, mais on dit une vérité.

Quand nous remuons un de nos organes, le bras par exemple, le mouvement est commencé dans le cerveau avant d’aboutir au bras. Il y a mieux ; comme ce mouvement du bras ne se produit qu’à condition que l’idée de ce mouvement soit représentée dans le cerveau, tout mouvement des organes est figuré dans le cerveau sous sa forme précise. Tout mouvement de l’organisme existe donc, d’abord, à l’état de mouvement cérébral. Mais il peut y avoir des mouvements cérébraux qui ne soient pas susceptibles de se convertir en un mouvement de nos organes. Notre organisme est déterminé dans sa forme, limité dans ses moyens de locomotion. Il se peut donc fort bien qu’il ne puisse pas traduire extérieurement des mouvements figurés dans le cerveau. Ainsi, lorsque nous suivons des yeux l’oiseau qui, dans l’espace, plane ou bat des ailes, tourne, monte et redescend, ce n’est pas là, pour nous, une vision inerte. Nous sentons, à je ne sais quel frémissement et quel élan intérieur, que nous sommes avec l’oiseau. L’image de son mouvement éveille en nous, à quelque degré, son mouvement même. Je dis en nous, mais ce n’est pas dans notre organisme. Il est bien vrai qu’il pourrait, dans une certaine mesure, mimer le mouvement de l’oiseau. Il y a, entre tous les êtres, de gauches analogies : nous pourrions battre des bras quand il bat des ailes ; nous hausser sur la pointe des pieds, et tendre de tout notre corps vers les hauteurs de l’espace pour nous élever avec lui ; mais cette mimique est bien artificielle et passablement ridicule. Elle peut nous servir, en certaines occasions, à décrire le mouvement de l’oiseau ; elle ne nous sert pas à le sentir, si je puis dire, à le comprendre et à le refaire intérieurement. Dans la joie de la contemplation poétique, notre corps est réduit à l’immobilité, et les impressions délicieuses et profondes ne se traduisent guère extérieurement. Ainsi, ce n’est pas par un ressouvenir plus ou moins vague et artificiel de notre organisme et des mouvements qui lui sont propres que nous comprenons le mouvement de l’oiseau. L’oiseau a en nous son mouvement qui est bien à lui. Et comme ce mouvement est indépendant de tous les mouvements de notre organisme, comme il existe sans eux, ce mouvement de l’oiseau, quoique étant en nous, quoique étant figuré et réalisé dans notre cerveau, nous apparaît comme extérieur à nous, et il l’est en effet, car notre cerveau n’est une forme circonscrite et déterminée qu’en tant qu’il fait partie de l’ensemble de notre organisme, et qu’il est en relation avec lui par les mouvements qui lui sont propres. Mais, notre organisme étant écarté, notre cerveau n’est plus un organe, il n’est plus que cette puissance infinie de représentation qui se confond avec l’univers lui-même, et qui n’a de sens, pour nous, que par l’univers. Ainsi, bien qu’au mouvement de l’oiseau dans l’espace corresponde en nous un mouvement de la matière cérébrale, ce serait recommencer l’équivoque de Schopenhauer que de dire que l’oiseau vole dans notre cerveau ; il vole dans l’espace, et notre âme perçoit directement son vol sans passer par l’intermédiaire de notre organisme. Elle peut, dès lors, s’y associer immédiatement, et il est littéralement exact de dire que notre âme vole avec le nuage ou avec l’oiseau. Il ne faut pas dire, avec de faux poètes qui gâtent tout, qu’elle devient l’oiseau, le nuage, car cette expression forcée, au lieu d’abolir tout à fait, comme elle y prétend, notre propre individualité organique, en réveille maladroitement le souvenir. L’âme ne pourrait devenir oiseau qu’à la condition de jouer, dans le corps de l’oiseau, le rôle qu’elle joue dans son propre corps. Ainsi, elle ne serait affranchie de son propre organisme que pour être liée et limitée à un organisme étranger. Ce qui fait justement la joie des contemplations poétiques, c’est cette liberté vague de l’âme qui se mêle à toute activité et ne s’emprisonne dans aucune. Entre le mouvement cérébral qu’éveille en nous la vue des nuages flottants et cette vision elle-même, il y a évidemment une étroite correspondance par laquelle notre âme est comme mêlée aux nuages. Le mouvement même des nuages ne prend, pour nous, un sens, de la vie, qu’à condition que notre âme s’y unisse et y répande, en secret, son propre mouvement. On peut donc dire, en ce sens, que c’est le mouvement de notre âme qui fait le mouvement du nuage, comme il fait le mouvement de notre corps. Mais il n’y a pas là un rapport organique grossier. C’est dans la sphère purement cérébrale que toutes ces relations se nouent ; et dire que l’âme devient nuage, c’est réveiller l’organisme qui dormait, c’est faire évanouir le charme délicat d’une liberté indéfinie. Mais il reste vrai que le moi n’est plus circonscrit à son propre organisme, que le cerveau, dans l’ordre même du mouvement, est beaucoup plus vaste que notre corps, et contient des richesses que le corps ne suffit point à manifester. Ainsi, nous voyons peu à peu le moi s’élargir et déplacer son centre de l’organisme individuel, où il est d’abord comme enfermé, vers la liberté immense du monde. N’étant plus lié indissolublement à un organisme spécial, et pouvant devenir l’âme légère de toutes les forces, il se rapproche de la conscience divine, qu’aucune forme n’emprisonne, mais qui est présente à toutes les formes. Et nous commençons à concevoir qu’il puisse y avoir, en dehors des consciences individuelles et organiques qui naissent et meurent, emportant avec elles leur vision des choses, une conscience idéale et vivante de l’univers, n’ayant d’autre centre que l’infini lui-même, et assurant, à toutes les manifestations sensibles, la lumière, le son, le parfum, une réalité éternelle. Si le cerveau est plus vaste que le corps, dans l’ordre même du mouvement, à plus forte raison dans l’ordre de la perception, car nous avons déjà vu qu’il y a des perceptions, comme celles de la lumière et du son, de la lumière surtout, dont l’essence même est d’être indépendantes de l’organisme. S’il n’y avait pas ce sentiment d’activité cérébrale que nous avons essayé d’analyser, la sensation de lumière ne serait rattachée en rien à un organisme particulier. Le rayon lumineux est propagé jusqu’au cerveau, et là il produit un ébranlement qui n’est autre chose que le rayon lui-même. Ainsi, quand nous percevons la lumière, on peut dire qu’il y a en nous une pure conscience de la lumière, indépendante de tout organisme et de notre organisme. Le cerveau n’étant plus, quand on l’isole de l’organisme, qu’une puissance représentative de l’univers, c’est-à-dire, pour la conscience, l’univers lui-même, on peut dire que c’est l’univers qui a conscience de la lumière qui est en lui, ou, plus simplement, que c’est la lumière qui prend conscience d’elle-même. Sans doute, par le sentiment de l’activité cérébrale, l’univers se trouve rattaché à notre organisme individuel, et la lumière à notre conscience individuelle. Mais ici, l’univers a beaucoup plus de valeur que l’organisme, et la lumière impersonnelle plus de valeur que notre moi individuel. S’il est excessif de dire que la lumière a conscience d’elle-même sans nous, il est peut-être aussi excessif de dire que nous avons conscience de la lumière. La vérité est que la lumière a, en nous, conscience d’elle-même ; et nous ne sommes guère qu’un prétexte, à la conscience absolue, de saisir, en un centre de conscience précis, l’idéale réalité de la lumière éternelle. Ce qui montre bien qu’ici les limites du moi individuel s’élargissent et s’effacent presque jusqu’à se confondre avec la conscience absolue, c’est que, dans la perception de la lumière, les limites du cerveau s’élargissent et s’effacent jusqu’à se confondre presque avec l’univers infini. Du moment que le rayon lumineux se propage dans le cerveau par un mouvement identique à celui de l’éther extérieur, il y a, dans l’acte de perception de la lumière, continuité absolue du cerveau et du monde enveloppant. Si l’organisme n’était pas, au même moment, représenté dans le cerveau par des répercussions incessantes, si le cerveau pouvait être réduit un moment à la fonction de percevoir la lumière, il serait impossible de distinguer réellement le cerveau et l’univers ; ou, plutôt, le seul cerveau qui subsistât serait le rayon de lumière dans toute l’étendue de son trajet identique. La lumière n’aurait vraiment d’autre organe qu’elle-même. Il est vrai qu’alors, ne se percevant plus elle-même à propos d’un organisme particulier, elle ne se saisirait plus en un point particulier du temps et de l’espace, mais seulement dans l’idéalité de son essence éternelle. Mais enfin, le lien qui la rattache à un organisme particulier ne lui est point essentiel, et l’on peut comprendre, en voyant le cerveau, dans la perception de la lumière, se confondre presque avec la lumière elle-même, que l’infini puisse être à lui-même son organe de conscience, et qu’il y ait une conscience absolue de la réalité.

On se fait d’habitude, du cerveau, une idée tout à fait fausse. Leibniz l’a déjà observé. Pour réfuter les matérialistes qui font résulter la pensée des mouvements du cerveau, et qui, pour rendre leur thèse acceptable à l’imagination, subtilisent ces mouvements, Leibniz dit, dans la Monadologie : « Regardez le cerveau au microscope, grossissez-en les proportions, et il vous fera l’effet d’un moulin où tournent toutes sortes d’engrenages grossiers. » Nous pourrions ajouter : Prenez un verre plus grossissant encore et vous verrez le cerveau prendre l’aspect du firmament avec ses étoiles distinctes, ses nébuleuses, sa voie lactée. Il apparaîtra comme un immense univers. Leibniz concluait qu’il n’est pas plus raisonnable de se figurer la pensée produite par les mouvements du cerveau, qu’il ne le serait de se la figurer produite par les mouvements d’un moulin. Nous ajouterions volontiers : le cerveau, considéré comme un système brut de mouvement, n’est pas plus capable de produire la pensée que ne le serait l’univers lui-même considéré comme un système brut de mouvement. Ainsi, à ne regarder les choses que du dehors et grossièrement, on peut à la rigueur voir dans le cerveau un monde, et dans le monde un cerveau. Ainsi, la distinction radicale que l’imagination semble établir entre le monde et le cerveau s’évanouit. De plus, comme le cerveau est enfermé dans une enveloppe organique résistante et en apparence close, l’imagination se représente volontiers le cerveau comme isolé du monde. Mais en réalité il se peut fort bien que ce que nous appelons le cerveau soit perpétuellement mêlé et confondu avec ce que nous appelons le monde par un échange continuel et subtil d’activité secrète. Déjà, nous l’avons vu, pour qui regarderait du dehors le cerveau percevant la lumière, le cerveau s’étendrait réellement, physiologiquement, jusqu’au foyer de lumière perdu dans les profondeurs mystérieuses de la nuit. Il serait comme une comète à noyau condensé et dont la queue balayerait l’immensité. Lorsque nous regardons un autre être, nous envoyons vers lui un rayon de lumière tout pénétré de notre âme, chargé de colère ou de tendresse. Alors, évidemment, notre activité cérébrale se répand dans l’espace ; elle s’y élargit sans rien perdre de sa précision, de son organisation ; et ceux qui s’imagineraient alors que notre cerveau est tout entier contenu dans la boîte cranienne commettraient une singulière erreur. À ce point de vue, tous les faits encore obscurs ou insuffisamment contrôlés de magnétisme, de vision à distance, de suggestion contribueront à nous donner du cerveau une idée beaucoup plus exacte. S’il est vrai, comme l’affirment de nombreux témoins dont il est difficile de suspecter la bonne foi, que l’organisme humain puisse développer, en certains cas, un magnétisme capable de soulever une table, comme c’est surtout par l’application de la volonté que ces phénomènes se produisent, et que c’est à l’insu de leur propre organisme que ces personnes déploient une force motrice inconnue sur des objets extérieurs, il apparaît bien que l’énergie cérébrale rayonne bien loin hors de son foyer. Il apparaît aussi que le moi peut exercer une action sur la matière sans recourir, au moins consciemment, à l’intermédiaire de l’organisme, qui n’est plus un instrument actif, mais un conducteur passif. Le phénomène de la double vue dans certains états hypnotiques spéciaux paraît démontré aujourd’hui. Il est permis à certains sujets de voir, de lire à travers une barrière qui pour nous est opaque. Ainsi, l’opacité de la matière n’est plus que relative. Et comme, pour l’imagination, ce qui sépare le plus notre cerveau du monde enveloppant, c’est l’opacité de notre organisme, cette opacité s’évanouissant laisse en contact immédiat, pour notre imagination elle-même, le foyer cérébral et l’univers. Ainsi, le cerveau peut dépasser infiniment l’organisme, il peut rayonner, palpiter, agir bien en dehors de ses limites. Le cerveau n’apparaît plus comme un organe clos retiré dans une cavité dure ; nous voyons, dans l’ordre même de la physiologie, le moi individuel s’agrandir et, sans perdre ses attaches nécessaires à un organisme particulier, se créer en dehors de cet organisme une sphère d’action indéfinie. Les savants spéciaux n’ont pas pu contrôler la transmission de la pensée d’un sujet à un autre sujet sans l’intermédiaire de la parole. Elle est attestée cependant par des expérimentateurs nombreux. Elle constitue un fait prodigieux qu’il faut séparer et distinguer absolument de la suggestion par la parole. Celle-ci recourt en somme à des ressorts physiologiques et psychologiques connus. Au contraire, quand un sujet transmet sans parole une idée, une impression ou une volonté à un autre sujet, il y a évidemment un rayonnement de pensée dans l’espace et deux cerveaux sont mis en relation immédiate par ce rayonnement. Ainsi, la forme précise de notre pensée se propage à travers l’espace sans s’altérer, comme la forme précise de la lumière, de la couleur, de la nuance. Notre cerveau est donc à la lettre un foyer de pensée ; et, de même que le soleil remplit toutes les sphères que sa lumière occupe, de même qu’il serait puéril de réduire le soleil à n’être que le globe d’où sa lumière émane, le cerveau a l’ampleur de la sphère inconnue de nous où peut s’étendre l’action de sa pensée. Il me semble qu’on n’étudie pas tous ces phénomènes dans un esprit suffisamment philosophique ou, pour parler plus exactement, métaphysique ; on ne paraît préoccupé que des conséquences morales et sociales que pourra entraîner la pratique de la suggestion ; et il est certain que le problème du libre arbitre se pose de nouveau et sous une forme plus aiguë à propos de ces faits. Mais ils ont une autre portée qui est très haute ; ils attestent qu’il y a dans l’homme des puissances extraordinaires et inconnues, qui sont nulles ou à peu près dans son état normal, mais qui se manifestent dans certains états que nous appelons anormaux. Il y a en nous un moi inconnu qui peut exercer une action directe sur la matière, soulever par une volonté énergique un corps étranger comme s’il était son propre corps, percer du regard l’opacité d’un obstacle et recueillir à distance à travers l’espace la pensée inexprimée d’un autre moi. On peut se demander s’il n’y a pas là les éléments encore obscurs d’un nouveau progrès de la conscience et de la vie sur notre planète ; pourquoi l’évolution serait-elle arrivée dans l’homme actuel et normal à son dernier terme ? Il suffirait à l’homme d’incorporer à son être normal les puissances prodigieuses que l’hypnotisme met à découvert pour devenir un être nouveau. Il faudrait qu’il acquît l’action magnétique sur les objets extérieurs, la pénétration extraordinaire du regard et la perception immédiate de la pensée par la pensée, sans perdre la possession de lui-même, et cette continuité des souvenirs qui soutient l’individualité. Il faudrait qu’au lieu de porter en lui deux personnes, l’une, la personne normale, l’autre, la personne anormale que l’hypnotisme développe, il fondît ces deux personnes en une seule, réunissant leurs puissances diverses. Peut-être la pratique universelle et réglée de l’hypnotisme, l’alternance méthodique de l’état normal et de l’état hypnotique, l’habitude et l’hérédité, amèneront-elle cette fusion, et la création d’une humanité nouvelle. En vain opposera-t-on que ces puissances nouvelles que l’homme normal doit s’assimiler ne se manifestent que dans un état de crise, de souffrance ou de malaise, et qu’ainsi elles répugneront toujours à l’équilibre de l’être sain. Mais le malaise vient justement de ce qu’il n’y a pas encore dans l’être humain coordination et fusion de l’état actuel et des puissances nouvelles. Qui nous dit que dans l’immense évolution qui a porté la vie de l’amibe à l’homme, tout progrès n’a pas été une crise et une souffrance ? Lorsque le premier poisson qui a fait de ses nageoires un commencement d’ailes s’est risqué dans l’air, qui sait si ses organes respiratoires n’ont pas été longtemps troublés ? Le malaise et l’espèce d’anxiété qui s’emparent des enfants à l’approche du sommeil sont bien caractéristiques. L’état de sommeil et l’état de veille sont deux états radicalement différents et le passage de l’un à l’autre constitue une véritable révolution. Nous y sommes accoutumés et nous ne souffrons plus ; le tout petit enfant n’y est pas accoutumé et il souffre. Peut-être même a-t-il peur. Nous sommes donc arrivés peu à peu à nous assimiler le sommeil qui est, malgré l’apparence, un état violent, puisque c’est la suppression de la personnalité définie que nous gouvernons au profit d’une personnalité obscure qui se gouverne elle-même et se nourrit parfois de visions effrayantes et de sentiments monstrueux. Or, le jour où l’homme normal se serait assimilé les puissances de l’état magnétique et hypnotique, voyez comme dans la vie humaine l’organisme individuel deviendrait accessoire. Sans doute il resterait toujours présent à la conscience comme la racine nécessaire de l’individualité ; mais le moi pourrait remuer, par sa volonté directe, d’autres corps que son propre corps ; il ne serait donc plus l’âme exclusive d’un organisme particulier, mais bien l’âme de toutes choses, aussi loin que son action pourrait s’étendre ; et si elle pouvait s’appliquer à l’univers entier, il serait l’âme du monde. C’est ce que Maine de Biran a indiqué dans une page magistrale. Quand on parle de la possibilité pour le monde ou tout au moins pour les différentes sphères du monde d’arriver à la conscience, il y a des esprits positifs qui objectent tout de suite que toute conscience suppose un système cérébral et qu’on ne voit pas trop comment une planète, la terre par exemple, arriverait à avoir un système cérébral et nerveux ; ils sont dupes d’une illusion et d’une imagination assez grossière. D’abord ils oublient que tous les vivants qui se développent dans la sphère terrestre sont en un certain sens des fils de la terre ; les hommes sont des fils de la terre. Des relations innombrables, la pesanteur, l’électricité, le magnétisme, la chaleur, la lumière, les sons, les parfums unissent à la terre et à la vie terrestre tous les cerveaux humains ; ils sont imprégnés de la terre, et la sphère terrestre est imprégnée du rayonnement invisible encore de leur pensée, de leur vouloir, de leur rêve. Ainsi, les cerveaux humains et la terre, par filiation et par harmonie, forment un système un ou, tout au moins, un commencement de système et d’organisation. Et si ces cerveaux, développant leur action magnétique et leur lucidité, arrivent à saisir, jusque dans les profondeurs inconnues de la terre, le tressaillement de toutes les forces en y mêlant l’énergie de leur vouloir et la lumière de leur pensée, ils seront vraiment les cerveaux de la terre. De plus, si tous ces cerveaux humains communiquent entre eux sans effort, s’ils mettent aisément en commun, sans se confondre, leurs pensées, leurs émotions, leurs décisions à travers l’espace tout ardent de vie spirituelle, la vie consciente de la terre ne sera point localisée en un tout petit organe cérébral ; mais, de même que la terre est enveloppée d’une atmosphère de vie, elle sera enveloppée d’une atmosphère de pensée, qui, pénétrant en ses profondeurs, communiquera la conscience à toutes ses forces et créera vraiment l’unité vivante de la planète. Alors le moi individuel s’apparaîtra à lui-même comme un point de vue particulier de la conscience terrestre ; et, habitué à sentir en lui-même l’action d’une conscience plus vaste que la sienne, mais qui tout en le dépassant le pénètre, il comprendra sans peine ce qu’est la conscience absolue et divine qui est le principe vivant de toute unité de conscience secondaire et le terme idéal auquel toutes ces consciences aspirent en s’élargissant. Ainsi, le moi humain porté aujourd’hui par un organisme particulier repose dès maintenant sur une base trop étroite. Notre petite individualité organique ne peut plus porter notre âme avide d’infini et habituée à l’infini. Notre corps ne peut plus porter notre cerveau.

Notre moi cherchera, pour s’y appuyer, un organisme plus vaste ; notre cerveau cherchera un corps plus puissant et ce corps puissant ce sera la terre, dont il sera, associé aux autres cerveaux, l’organe proportionné. Ce qui montre bien que notre organisme comme tel est devenu accessoire, c’est que cette révolution inouïe dans la nature humaine pourrait s’accomplir sans que l’organisme extérieur fût modifié. Les phénomènes magnétiques et hypnotiques se manifestent dans l’homme, sans que son organisme visible soit altéré. Dès lors, l’homme actuel pourra s’annexer les puissances nouvelles que l’hypnotisme découvre, sans modifier en rien son enveloppe organique. La pénétration plus grande du regard, la puissance d’attraction magnétique, la communication immédiate de cerveau à cerveau, tout cela est possible sans un changement quelconque dans la forme extérieure de la vie.

Quoi qu’il en soit de ces rêves, il est certain que dans l’ordre du mouvement, de la pensée, de l’émotion, de la rêverie, l’âme dépasse son organisme. Par la contemplation poétique ou par l’ardente affection, elle se mêle dès maintenant aux choses et aux âmes. Ainsi, bien que le moi individuel ait un centre et un point d’attache organiques, il atteste, par sa facilité à s’éloigner de ce centre, à se transporter dans les choses et les consciences et à s’y créer des centres momentanés, que la conscience est en soi, dans son essence, indépendante de tout organisme spécial, qu’elle est une puissance à la fois idéale et réelle d’unité, que si elle se détermine en des organismes particuliers et des consciences particulières, elle ne s’y enchaîne pas, que même dans ces limites étroites, elle fait sentir la liberté infinie de la vie divine, dont elle est inséparable ; et qu’elle travaille toujours à élargir les consciences particulières, pour les rapprocher de plus en plus de l’infinité de Dieu.

Le moi individuel peut disparaître de la conscience, sans que la conscience soit abolie. Il arrive parfois qu’en se réveillant on ne sait plus au juste ni où l’on est, ni qui on est ; on n’en est pas moins capable de perception, de raisonnement, de conscience. Jean Jacques raconte, dans une de ses plus délicieuses Rêveries, qu’ayant été à Ménilmontant renversé par un chien, il tomba sur la tête et perdit connaissance. Quand il se réveilla, il ne se rappelait plus du tout ce qui lui était arrivé ni qui il était ; mais il vit la verdure, le ciel et il eut un sentiment de l’existence léger et exquis. L’enfant qui vient de naître ne trouve rien dans sa mémoire qui lui permette de caractériser son individualité ; il n’est pas telle conscience, il est une conscience. Et ce n’est pas seulement dans l’état de débilité intellectuelle que le moi individuel s’efface. Le plus souvent, quand notre vie intérieure s’exalte, nous nous oublions nous-mêmes. Sans doute, nous gardons bien encore le sentiment obscur de l’individu que nous sommes ; mais ce qui prédomine en nous, c’est le moi humain affranchi de toutes les particularités de la vie sociale. Sans doute, même dans ces moments de pensée forte ou d’émotion désintéressée, notre personnalité subsiste, marquant de son caractère propre nos émotions et nos pensées. Mais ce n’est pas la personnalité extérieure et superficielle que nous fait le hasard des événements ; c’est une personnalité profonde, indépendante du temps et de l’espace et qui ne pourrait guère être définie que par son rapport spécial à l’infinie vérité et à l’infinie beauté. Ainsi, nous touchons, dans ces heures d’élévation intérieure, à la conscience absolue et divine.

D’où vient que nous nous demandons parfois : Pourquoi suis-je ce que je suis et non pas autre chose ? pourquoi suis-je tel homme et non pas un autre homme ? pourquoi suis-je un homme et non pas un chien, un arbre, une pierre ? Si l’essentiel en nous était le moi individuel, particulier, cette question n’aurait pas de sens, car elle reviendrait à ceci : pourquoi, étant un homme et tel homme, suis-je un homme et tel homme ? Mais notre moi individuel est enveloppé, porté par une conscience plus vaste et plus profonde ; nous saisissons en nous la conscience et, dès lors, nous pouvons nous demander : pourquoi la conscience a-t-elle pris en nous telle forme particulière d’existence et non point telle autre ? Nous sentons que la conscience, en tant qu’elle est une puissance d’unité, d’harmonie aspirant à l’infini, est partout et la même partout, dans l’homme, dans le chien, dans l’arbre, dans la terre. Dès lors, démêlant en nous cette conscience absolue et une qui nous dépasse, et nous contemplant nous-mêmes du point de vue de la conscience absolue, nous devenons extérieurs à nous-mêmes ; et notre moi individuel ne nous apparaît plus que comme une des innombrables formes contingentes, en qui la conscience absolue peut se déterminer.

Kant a montré, avec une incomparable puissance d’analyse, que la conscience empirique suppose la conscience a priori, que les différents éléments de notre moi, avant d’être reliés les uns aux autres par des relations empiriques de similarité, de succession, de contraste, etc., doivent être réunis en une synthèse préalable de conscience. M. Lachelier a montré aussi que la vraie psychologie, c’est la métaphysique, et que le moi individuel ne pourrait se saisir et se comprendre lui-même, s’il n’y avait, suivant son expression, une conscience intellectuelle. Il est inutile de refaire ces démonstrations, et je n’ai rien à y ajouter. Mais ce n’est pas la conscience en elle-même que nous étudions ici : c’est la conscience dans son rapport avec la réalité du monde ; et, de plus, il nous a paru qu’il était impossible, même pour étudier la conscience, de la séparer du monde, et que ces mots mêmes de moi, de conscience, n’avaient pas de sens pour nous, si nous n’acceptions en même temps la manifestation de l’être dans l’ordre de l’étendue. Dès lors, nous devons nous demander si cette conscience absolue qui enveloppe et soutient notre moi individuel, si ce moi transcendantal dont parle Kant, ou cette conscience intellectuelle dont parle M. Lachelier, sont liés à un organe. Déjà, nous avons vu que le moi individuel, tout en étant lié à l’organisme, était plus vaste que lui, et que le cerveau, tout en faisant partie du système du corps, était plus vaste que le corps. Maintenant, la conscience absolue dépasse-t-elle le cerveau lui-même ? Est-elle indépendante de tout organe ? J’entends, par conscience absolue, cette unité synthétique primitive qui permet à l’être de dire moi, quelle que soit la pauvreté ou l’incohérence des éléments empiriques de son moi. Toute force organisée et formant un système un, si elle se réfléchit sur elle-même, peut dire moi. J’appelle conscience absolue la force d’unité omniprésente, à laquelle toutes les consciences individuelles participent nécessairement quand elles disent moi. Cette unité préalable qui constitue la conscience absolue n’est pas une unité morte, une synthèse inerte. Elle aspire à régler tous les éléments de la réalité et à les ordonner selon des lois d’unité qui sont, dans l’ordre intellectuel, la loi de causalité et de finalité, et, dans l’ordre moral, la loi de justice et de charité. Et ce que nous demandons maintenant, c’est si la conscience absolue, ainsi définie, est liée à un organe. Aristote et saint Thomas répondent non : la pensée pure, la partie intellective de l’âme n’ont pas d’organe. Nous répondons non avec eux. Mais entendons-nous bien. Nous ne prétendons pas qu’il puisse y avoir un seul acte dans le monde, même l’acte de conscience, une seule notion, même la notion de l’être et de l’infini, qui ne corresponde à un mouvement. Nous avons tenté de le démontrer quand nous traitions du mouvement. Mais on ne peut pas dire que l’idée d’être, par exemple, même nécessairement liée à un mouvement, dépende d’un organe et de l’organe même où s’accomplit ce mouvement, si ce mouvement est beaucoup plus profond, beaucoup plus universel que cet organe. Voilà le cerveau, par exemple, qui est merveilleusement aménagé pour recevoir des sensations, les conserver, les élaborer, les transformer en images, les mettre en rapport les unes avec les autres, selon des lois de contiguïté, de similarité et de contraste, et fournir ainsi des matériaux bien préparés à l’action souveraine de la pensée pure, qui les ordonne selon ces lois d’identité, de causalité, de finalité, qui sont des expressions diverses de l’unité infinie. Sans doute, il doit y avoir, dans le cerveau même, des mouvements qui correspondent à l’activité de la pensée pure ; mais ces mouvements, parce qu’ils s’accomplissent dans le cerveau, ne font pas pour cela nécessairement partie du cerveau ; car partout où il y a des forces organisées et unes, c’est-à-dire dans toute l’étendue de l’univers, il y a de la conscience, de l’être, une continuité d’être qui fonde la causalité, et une aspiration vers l’unité idéale qui fonde la finalité. Ainsi, les mouvements auxquels correspondent l’être, l’unité, la conscience, la cause, la fin, bien loin d’être le monopole de la combinaison cérébrale, sont le fond de l’univers illimité. Si le cerveau possède ces mouvements, c’est qu’il fait partie de l’univers. Ce n’est donc pas comme organe spécial qu’il les possède, mais comme partie de l’être immense et un. Il se peut parfaitement que ces mouvements, que j’appellerai volontiers universels, soient, dans le cerveau, en relation spéciale et familière avec les mouvements proprement organiques qui correspondent à la sensation, à l’imagination, à l’association des idées. Mais il n’en dépendent pas : ils ne dépendent que de l’infini lui-même dont ils sont, dans l’ordre mécanique, l’expression souveraine. Quand on dit que le cerveau produit la pensée, cela est vrai en un sens limité ; mais il faut dire aussi, en un sens plus profond, que c’est la pensée qui a produit le cerveau. Certainement, il y avait, dans le monde, de la sensibilité, de l’appétition avant la formation du système nerveux et surtout du système cérébral ; la conscience, dans le développement de la vie, a donc précédé le cerveau. Et l’on peut dire, en appliquant la formule de Lamark : « Le besoin crée l’organe, » que c’est le besoin inhérent à la conscience, d’être de plus en plus lumineuse et vaste, qui a façonné et développé l’organisme cérébral. Ainsi, non seulement nous avons vu le moi individuel dépasser l’organisme étroit auquel il semble lié, et aspirer à une liberté sublime où il n’aurait plus d’autre centre et d’autre organisme que l’infini lui-même ; non seulement nous avons démêlé dans le moi individuel la conscience absolue ; non seulement nous avons vu que cette conscience absolue était, dans son essence, indépendante de l’organe cérébral, mais il nous apparaît maintenant que c’est elle qui le façonne à son usage et qui le crée. On voit donc combien il serait puéril d’imaginer que la réalité du monde repose sur notre moi individuel et sur notre cerveau fragile. Nous sommes arrivés au point où se rencontrent et se confondent, pour démontrer et garantir la réalité absolue de l’univers, les deux vérités que nous avons essayé de mettre en lumière. D’une part, les sensations ne sont pas des faits dépourvus de signification et, par suite, de réalité. Elles ont une essence, un sens ; elles expriment une idée ; elles enveloppent une vérité, et, par suite, elles peuvent faire partie d’un système de vérités éternellement subsistant. La lumière n’est pas une création illusoire de notre sensibilité. Elle exprime l’unité de l’être, son amitié avec lui-même et avec les formes qui se développent en lui. Elle atteste que l’être, en tant que tel, est capable de se saisir et de se posséder lui-même dans une transparence infinie. Elle atteste donc que l’être et la conscience ne sont qu’un, puisque l’être ne peut se déployer sans prendre possession de soi et sans éclairer pour lui-même ses profondeurs, et puisque, d’autre part, la conscience absolue n’est pas une unité purement formelle et inerte, mais qu’elle s’exprime par la transparence vivante de la clarté. De même le son, exprimant les individualités en qui l’être absolu se détermine, tient au fond même de l’être, et, dans le son aussi, l’être apparaît comme identique à la conscience, puisque ce qui fait l’être du son, c’est qu’il traduit l’intimité des consciences, ou ce qui, dans les forces brutes, est comme un commencement de conscience. Et après avoir constaté qu’il a, dans tous les ordres de sensations, des idées et de l’être, que toute sensation est une vérité, nous constatons qu’il y a, dans toutes les consciences individuelles, une conscience absolue ; que cette conscience absolue est indépendante de tout organisme étroit et éphémère, qu’elle est présente partout sans être enchaînée nulle part, qu’elle n’a d’autre centre que l’infini lui-même, et qu’ainsi toutes les manifestations de l’infini, l’espace, la lumière, le son, trouvent en elle leur centre de ralliement et une garantie d’éternelle réalité. Aussi, lorsque nous nous représentons le monde, après notre disparition, éclatant encore, sonore et vivant, nous n’abusons pas de notre droit ; nous n’imposons pas aux choses, arbitrairement, les fantaisies de notre moi individuel à jamais évanoui ; mais nous savons que notre moi individuel ne fait pas la réalité. Nous savons qu’il n’existe et ne dit moi que parce qu’il participe au moi absolu ; nous savons que ce n’est pas lui qui donne au son et à la lumière leur réalité, mais que le son et la lumière sont des manifestations de l’être absolu, identiques à la conscience absolue. Dès lors, c’est du point de vue de cette conscience absolue et éternelle que, sans le savoir, nous contemplons le monde après l’évanouissement de notre moi. Et qu’on n’imagine point que cette conscience absolue va absorber le monde et entraîner la réalité familière dans une sorte d’abîme mystique. La conscience absolue n’est pas un moi individuel élevé à l’infini. Dieu n’est pas un individu infini. Si la conscience absolue était un moi individuel plus vaste que les autres, mais identique aux autres, elle ne serait pas la réalité elle-même, mais seulement une partie de la réalité ; et le monde, relevant d’une puissance de même ordre que lui, en serait le jouet et l’esclave. Mais la conscience absolue n’est pas un moi comme les autres : elle est le moi de tous les moi, l’unité de toutes les unités, la conscience de toutes les consciences, la vérité de toutes les vérités. Dès lors, les forces et les consciences qui sont dans le monde ne sont point liées à la conscience absolue par un rapport d’individu à individu. Le monde n’est pas au bord d’un gouffre divin où il puisse être précipité par une sorte de vertige. Le monde est ce gouffre divin lui-même, et, de même que le brin d’herbe, l’insecte et le rayon de soleil se jouent familièrement dans les profondeurs du gouffre, de même les réalités les plus humbles et les consciences les plus circonscrites se meuvent, sans trouble et sans délire, dans l’immensité divine. Si l’univers, avec ses sphères innombrables, avait un centre physique et réel, on verrait bientôt toutes les sphères tendre vers ce centre et s’y précipiter avec une sorte d’ivresse, sauf à être condamnées ensuite à l’immobilité de la mort. De même, si la conscience absolue était localisée quelque part, si Dieu était un individu rayonnant et sublime, mais un individu, toutes les autres individualités, toutes les autres consciences de l’univers, attirées par la curiosité et le besoin d’adoration, iraient se perdre dans la conscience absolue et s’immobiliser aux pieds de Dieu. Mais le centre de l’univers, tout réel qu’il est, puisqu’il attire et appelle tous les mondes dans l’immensité, n’est pas un centre physique : il est bien un centre intangible et idéal. Dès lors, le seul moyen qu’aient les mondes d’aller vers lui, c’est de ne pas déserter leur modeste orbite, enchaîné à d’autres orbites ; c’est de concourir, chacun pour sa part, à cette universelle harmonie qui seule peut rapprocher les mondes de leur centre divin. De même, la conscience absolue est la réalité par excellence, puisque c’est par elle que toute conscience dit moi, puisque c’est par elle que l’univers mouvant aspire à consommer son unité et à dire moi, puisque le monde n’existe qu’en tant qu’il est un et qu’il ne forme un système un qu’afin de pouvoir devenir une conscience une, où la conscience absolue se confondra avec l’individualité absolue. Mais si la conscience absolue est la réalité, elle est la réalité idéale, et le seul moyen qu’aient les forces et les âmes de se rapprocher d’elle, c’est de ne point déserter leur modeste destinée individuelle, enchaînée à d’autres destinées ; c’est de régler leurs rapports avec les forces et les âmes voisines selon l’harmonie et la douceur. Ainsi, précisément parce que c’est la conscience absolue qui fait la réalité du monde, tous les individus, toutes les forces du monde gardent leur réalité familière et leurs devoirs familiers. Dieu, en se mêlant au monde, n’y répand pas seulement la vie et la joie, mais aussi la modestie et le bon sens. Dieu, précisément parce qu’il est présent partout, ne fausse pas, ne détruit pas les simples et tranquilles relations qu’ont entre eux les objets et les êtres. Et dans la conscience absolue et divine, ce n’est pas seulement le ciel grandiose et étoilé qui trouve sa réalité et sa justification, mais aussi la modeste maison où, entre la table de famille et le foyer, l’homme, avec ses humbles outils, gagne pour lui et les siens le pain de chaque jour.