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De la réforme parlementaire — À M. de Larnac, député des Landes

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DE LA RÉFORME PARLEMENTAIRE


(1846.)


À M. LARNAC, DÉPUTÉ DES LANDES.


Monsieur,

Vous avez jugé à propos de mettre en circulation une lettre que j’ai eu l’honneur de vous adresser et la réponse que vous avez bien voulu y faire. Je ne vous en fais pas de reproche. Vous prévoyiez sans doute que nous nous trouverions aux élections dans des camps opposés ; et si ma correspondance vous révélait en moi un homme professant des opinions fausses et dangereuses, vous étiez en droit d’avertir le public. J’admets que vous vous êtes décidé sous l’influence de cette seule préoccupation d’intérêt général. Peut-être eût-il été plus convenable d’opter entre une réserve absolue et une publicité entière. Vous avez préféré quelque chose qui n’est ni l’un ni l’autre : le colportage officieux, insaisissable d’une lettre dont je n’ai pas gardé la minute et dont je ne puis par conséquent expliquer et défendre les expressions. Soit. Je n’ai pas le plus léger doute sur la fidélité du copiste qui a été chargé de la reproduire, et cela me suffit.

Mais, monsieur, cela suffit-il pour remplir votre but, qui est sans doute d’éclairer la religion de MM. les électeurs ? Ma lettre a rapport à un fait particulier, ensuite à une doctrine politique. Le fait, je l’ai à peine indiqué, et cela est tout simple, puisque je m’adressais à quelqu’un qui en connaissait toutes les circonstances. La doctrine, je l’ai ébauchée comme on peut le faire en style épistolaire. Cela ne suffit pas pour le public ; et puisque vous l’avez saisi, permettez-moi de le saisir à mon tour.

Je répugne trop à introduire des noms propres dans ce débat pour insister sur le fait particulier. Le besoin de ma défense personnelle pourrait seul m’y décider, et je me hâte d’en venir à la grande question politique qui fait le sujet de votre lettre : l’incompatibilité du mandat législatif avec les fonctions publiques.

Je le déclare d’avance : je ne demande pas précisément que les fonctionnaires soient exclus de la Chambre ; ils sont citoyens et doivent jouir des droits de la cité ; mais qu’ils n’y soient admis qu’à titre de citoyens et non à titre de fonctionnaires. Que s’ils veulent représenter la nation sur qui s’exécute la loi, ils ne peuvent pas être les exécuteurs de la loi. Que s’ils veulent représenter le public qui paye son gouvernement, ils ne peuvent pas être les agents salariés du gouvernement. Leur présence à la Chambre me semble devoir être subordonnée à une mesure indispensable, que j’indiquerai plus tard, et j’ajoute sans hésiter qu’il y a, à mes yeux du moins, cent fois plus d’inconvénients à les y admettre sans condition qu’à les en exclure sans rémission.

« Votre thèse est fort vaste (dites-vous) ; si je traitais à priori la question des incompatibilités, je commencerais à blâmer cette tendance au soupçon qui me semble peu libérale. »

Mais, monsieur, qu’est-ce que l’ensemble de nos lois, sinon une série de précautions contre les dangereuses tendances du cœur humain ? Qu’est-ce que la constitution ? que sont toutes ces balances, équilibres, pondérations de pouvoirs, sinon un système de barrières opposées à leurs usurpations possibles et même fatales, en l’absence de tout frein ? Qu’est-ce que la religion elle-même, au moins dans une de ses parties essentielles, sinon une source de grâces destinées par la Providence à porter remède à la faiblesse native et, par conséquent, prévue de notre nature ? Si vous vouliez effacer de nos symboles, de nos chartes et de nos codes tout ce qu’y a déposé ce que vous appelez le soupçon, et que j’appelle la prudence, vous rendriez la tâche des légistes bien facile, mais le sort des hommes bien précaire. Si vous croyez l’homme infaillible, brûlez les lois et les chartes. Si vous le croyez faillible, alors, quand il s’agit d’une incompatibilité ou même d’une loi quelconque, la question n’est pas de savoir si elle est fondée sur le soupçon, mais sur un soupçon impartial, raisonnable, éclairé, ou plutôt sur une prévision malheureusement justifiée par l’indélébile infirmité du cœur de l’homme.

Ce reproche de tendances soupçonneuses a été si souvent dirigé contre quiconque réclame une réforme parlementaire, que je crois devoir mettre quelque insistance à le repousser. Dans l’extrême jeunesse, quand nous venons d’échapper à l’atmosphère de la Grèce et de Rome, où l’université nous force de recevoir nos premières impressions, il est vrai que l’amour de la liberté se confond trop souvent en nous avec l’impatience de toute règle, de tout gouvernement, et, par suite, avec une puérile aversion pour les fonctions et les fonctionnaires. Pour ce qui me regarde, l’âge et la méditation m’ont parfaitement guéri de ce travers. Je reconnais que, sauf le cas d’abus, dans la vie publique ou dans la vie privée, chacun rend à la société des services analogues. Dans celle-ci, on satisfait le besoin qu’elle a de nourriture et de vêtement ; dans l’autre, le besoin qu’elle a d’ordre et de sécurité. Je ne m’élève donc pas en principe contre les fonctions publiques ; je ne soupçonne individuellement aucun fonctionnaire ; j’en estime un grand nombre, et je suis fonctionnaire moi-même quoiqu’à un rang fort modeste. Si d’autres ont plaidé la cause des incompatibilités, sous l’influence d’une étroite et chagrine jalousie ou des alarmes d’une démocratie ombrageuse, je puis poursuivre le même but sans m’associer à ces sentiments. Certes, sans franchir les limites d’une défiance raisonnable, il est permis de tenir compte des passions des hommes ou plutôt de la nature des choses.

Or, monsieur, quoique les fonctions publiques et les industries privées aient ceci de commun, que les unes et les autres rendent à la société des services analogues, on ne peut nier qu’elles diffèrent par une circonstance qu’il est essentiel de remarquer. Chacun est libre d’accepter ou de refuser les services de l’industrie privée, de les recevoir dans la mesure qui lui convient et d’en débattre le prix. Tout ce qui concerne les services publics, au contraire, est réglé d’avance par la loi ; elle soustrait à notre libre arbitre, elle nous prescrit la quantité et la qualité que nous en devrons consommer (passez-moi ce langage un peu trop technique), ainsi que la rémunération qui y sera attachée. C’est pourquoi, à ce qu’il me semble, il appartient à ceux en faveur de qui et aux dépens de qui ce genre de services est établi, d’agréer au moins la loi qui en détermine l’objet, l’étendue et le salaire. Si le domaine de la coiffure était régi par la loi, et si nous laissions aux perruquiers le soin de la faire, il est à croire (sans vouloir froisser ici la susceptibilité de MM. les perruquiers, sans montrer une tendance au soupçon peu libérale, et raisonnant d’après la connaissance que l’on peut avoir du cœur humain), il est à croire, dis-je, que nous serions bientôt coiffés outre mesure, jusqu’à en être tyrannisés, jusqu’à épuisement de nos bourses. De même, lorsque MM. les électeurs font faire les lois qui règlent la production et la rémunération de la sécurité ou de tout autre produit gouvernemental, par les fonctionnaires qui vivent de ce travail, il me paraît incontestable qu’ils s’exposent à être administrés et imposés au delà de toute mesure raisonnable.

Poursuivi par l’idée que nous obéissons à une tendance au soupçon peu libérale, vous ajoutez :

« Dans des époques d’intolérance, on aurait dit aux candidats : Ne sois ni protestant ni juif ; aujourd’hui on dit : Ne sois pas fonctionnaire. »

Alors on aurait été absurde, aujourd’hui on est conséquent. Juifs, protestants et catholiques, régis par les mêmes lois, payant les mêmes impôts, nous les votons au même titre. Comment le symbole religieux serait-il un motif soutenable d’exclusion pour l’un d’entre nous ? Mais quant à ceux qui appliquent la loi et vivent de l’impôt, l’interdiction de les voter n’a rien d’arbitraire. L’administration elle-même agit selon ce principe et témoigne ainsi qu’il est conforme au bon sens. M. Lacave-Laplagne ne fait pas inspecter la comptabilité par les comptables. Ce n’est pas lui, c’est la nature même de ces deux ordres de fonctions qui en fait l’incompatibilité. Ne trouveriez-vous pas plaisant que M. le Ministre la fondât sur le symbole religieux, la longueur du nez ou la couleur des cheveux ? L’analogie que vous me proposez est de cette force.

« Je trouve qu’il faut des motifs bien graves, bien patents, bien avérés pour demander une exception contre quelqu’un. En général, cette pensée est mauvaise et rétrograde. »

Entendez-vous faire la satire de la Charte ? Elle prononce l’exclusion de quiconque ne paye pas 500 fr. d’impôts sur le simple soupçon que, qui n’a pas de fortune, n’a pas d’indépendance. Ne me conformé-je pas à son esprit, lorsque, n’ayant qu’un suffrage à donner et forcé d’excepter tous les candidats, hors un, je laisse dans l’exception celui qui, ayant de la fortune, peut-être, mais la tenant du ministre, me semble plus dépendant que s’il n’en avait pas ?

« Je suis pour l’axiome progressif : Sunt favores ampliandi, sunt odia restringenda. »

Sunt favores ampliandi ! Ah ! monsieur, je crains bien qu’il n’y ait que trop de gens de ce système. Quoi qu’il en soit, je demande si la députation est faite pour les députés ou pour le public. Si c’est pour le public, montrez-moi donc ce qu’il gagne à y envoyer des fonctionnaires. Je vois bien que cela tend à élargir le budget, mais non sans restreindre les ressources des contribuables.

Sunt odia restringenda ! Les fonctions et les dépenses inutiles, voilà les odia qu’il s’agit de restreindre. Dites-moi donc comment on peut l’attendre de ceux qui remplissent les unes et engloutissent les autres ?

Toutefois, il est un point sur lequel nous serons d’accord. C’est l’extension des droits électoraux. À moins que vous ne les rangiez parmi les odia restringenda, il faut bien que vous les mettiez au nombre des favores ampliandi, et votre généreux aphorisme nous répond que la réforme électorale peut compter sur vous.

« J’ai confiance dans le jeu de nos institutions (spécialement sans doute de celle qui fait l’objet de cette correspondance). Je le crois propre à produire la moralité. Cette condition des sociétés réside nécessairement dans les électeurs ; elle se résume dans l’élu, elle passe dans le vote des majorités, etc. »

Voilà, certes, un tableau fort touchant, et j’aime cette moralité qui s’élève de la base au sommet de l’édifice. J’en pourrais tracer un moins optimiste et montrer l’immoralité politique descendant du sommet à la base. Lequel des deux serait le plus vrai ? Quoi ! la confusion dans les mêmes mains du vote et de l’exécution des lois, du vote et du contrôle du budget produire la moralité ! Si je consulte la logique, j’ai peine à le comprendre. Si je regarde les faits, j’ai encore plus de peine à le voir.

Vous invoquez la maxime : Quid leges sine moribus ? Je ne fais pas autre chose. Je n’ai pas fait le procès à la loi, mais aux électeurs. J’ai émis le vœu qu’ils se fissent représenter par des députés dont les intérêts fussent en harmonie et non en opposition avec les leurs propres. C’est bien là une affaire de mœurs. La loi ne nous interdit pas de nommer des fonctionnaires, mais elle ne nous y oblige pas non plus. Je ne dissimule pas qu’il me semblerait raisonnable qu’elle contînt à cet égard quelques précautions. En attendant, prenons-les nous-mêmes : Quid leges sine moribus ?

J’avais dit : « À tort ou à raison, c’est une idée très-arrêtée en moi que les députés sont les contrôleurs du pouvoir. »

Vous raillez sur les mots à tort ou à raison. Soit ; je vous les abandonne. Substituez-y ceux-ci : Je puis me tromper, mais c’est en moi une idée arrêtée que les députés sont les contrôleurs du pouvoir.

De quel pouvoir ? Demandez-vous. — Évidemment du pouvoir exécutif. Vous dites : « Je ne reconnais que trois pouvoirs : le Roi, la Chambre des pairs et la Chambre des députés. » — Si nous remontons aux principes abstraits, je me verrai forcé de différer d’opinion avec vous, car je ne reconnais originairement qu’un pouvoir : le pouvoir national. Tous les autres sont délégués ; et c’est parce que le pouvoir exécutif est délégué que la nation a le droit de le contrôler. Et c’est pour que ce contrôle ne soit pas dérisoire que la nation, selon mon humble avis, ferait sagement de ne pas remettre aux mêmes mains et le pouvoir et le contrôle. Assurément, elle est maîtresse de le faire. Elle est maîtresse de s’attirer, comme elle le fait, des entraves et des taxes. En cela, elle me paraît inconséquente, et plus inconséquente encore de se plaindre du résultat. Vous croyez que j’en veux beaucoup à l’administration ; point du tout, je l’admire, je la trouve bien généreuse, quand le public lui fait la partie si belle, de se contenter d’un budget de 14 à 1 500 millions. Depuis trente ans, c’est à peine si les impôts ont doublé. Il y a là de quoi être surpris, et il faut bien reconnaître que l’avidité du fisc est restée fort au-dessous de l’imprudence des contribuables.

Vous trouvez vague cette pensée : « La mission des députés est de tracer le cercle où le pouvoir doit s’exercer. » — « Ce cercle, dites-vous, est tout tracé, c’est la Charte. »

J’avoue que je ne sais pas, dans la Charte, une seule disposition qui ait rapport à la question. Il faut bien que nous ne nous entendions pas ; je vais tâcher d’expliquer ma pensée.

Une nation peut être plus ou moins administrée. En France et sous l’empire de la Charte, il est une foule de services qui peuvent sortir du domaine de l’industrie privée pour être confiés à la puissance publique et réciproquement. Naguère, on a disputé très-chaudement pour savoir auquel de ces deux modes d’activité resteraient les chemins de fer. On dispute plus chaudement encore la question de savoir auquel des deux doit appartenir l’éducation. Un jour, peut-être, le même doute s’élèvera au sujet des cultes. Il est tel pays, comme les États-Unis, où l’État ne s’en mêle pas et s’en trouve bien. Ailleurs, en Russie et en Turquie, par exemple, le système contraire a prévalu. Dans les Îles Britanniques, aussitôt que l’agitation pour l’affranchissement des échanges sera apaisée par son triomphe, une autre agitation se prépare pour faire prédominer, en matière de religion, le voluntary system, ou le renversement de l’Église établie. J’ai parlé de la liberté des échanges ; chez nous, le gouvernement s’est fait, par le jeu des tarifs, le régulateur de l’industrie. Tantôt il favorise l’agriculture aux dépens des fabriques, tantôt les fabriques aux dépens de l’agriculture ; et il a même la singulière prétention de faire prospérer toutes les branches de travail aux dépens les unes des autres. — C’est lui qui opère exclusivement le transport des lettres, la manutention des poudres et des tabacs, etc., etc.

Il y a donc un partage à faire entre l’activité privée et l’activité collective ou gouvernementale. D’un côté, beaucoup de gens sont enclins à accroître indéfiniment les attributions de l’État. Les visionnaires les plus excentriques, comme Fourier, se rencontrent sur ce point avec les hommes d’État les plus pratiques, comme M. Thiers. Suivant ces puissants génies, l’État doit être, bien entendu sous leur suprême direction, le grand justicier, le grand pontife, le grand instituteur, le grand ingénieur, le grand industriel, le grand bienfaiteur du peuple. D’un autre côté, beaucoup de bons esprits soutiennent la thèse contraire ; et il y en a qui vont même jusqu’à désirer que le gouvernement soit contenu dans ses attributions essentielles, qui sont de garantir la sécurité des personnes et des propriétés, de prévenir et réprimer la violence et le désordre, d’assurer à chacun le libre exercice de ses facultés et la naturelle récompense de ses efforts. Ce n’est déjà pas sans quelque danger, disent-ils, que la nation confie à un corps hiérarchiquement organisé le redoutable dépôt de la force publique. Il le faut bien ; mais du moins qu’elle se garde de lui donner encore autorité sur les consciences, sur les intelligences, sur l’industrie, si elle ne veut être réduite à l’état de propriété, à l’état de chose.

Et c’est pour cela qu’il y a une Charte. Et c’est pour cela que dans cette Charte il y a un article 15 : « Toute loi d’impôt doit être d’abord votée par la Chambre des députés. » Car, remarquez-le bien, chaque invasion de la puissance publique, dans le domaine de l’activité privée, implique une taxe. Si le gouvernement prétend s’emparer de l’éducation, il lui faut des professeurs à gages et partant une taxe. S’il aspire à soumettre nos consciences à un symbole, il lui faut un clergé et partant une taxe. S’il doit exécuter les chemins de fer et les canaux, il lui faut un capital et partant une taxe. S’il doit faire des conquêtes en Afrique et dans l’Océanie, il lui faut des armées, une marine, et partant une taxe. S’il doit pondérer les profits des diverses industries par l’action des tarifs, il lui faut une douane et partant une taxe. S’il est chargé de fournir à tous du travail et du pain, il lui faut des taxes et toujours des taxes.

Or, par cela même que, selon notre droit public, la nation n’est pas la propriété de son gouvernement, que c’est pour elle et non pour lui qu’existent la religion, l’éducation, l’industrie, les chemins de fer, etc., c’est à elle et non à lui qu’il appartient de décider quels services lui seront confiés, quels lui seront retirés. Elle en a le moyen dans l’article 15 de la Charte. Il lui suffit de refuser une taxe pour acquérir par cela même une liberté.

Mais si elle abandonne à l’État et à ses agents, au pouvoir exécutif et à ses instruments, le soin de fixer ce grand départ entre le domaine de l’activité collective et celui de l’activité privée ; si, de plus, elle leur livre l’article 15 de la Charte, n’est-il pas à croire qu’elle sera bientôt administrée à merci et à miséricorde ? qu’on créera indéfiniment des fonctions pour substituer dans chaque branche le service forcé au service volontaire, et aussi des impôts pour alimenter ces fonctions ? et est-il possible d’apercevoir un terme quelconque à cet enchaînement d’usurpations et de taxes qui se nécessitent les unes les autres ? car, sans songer à attaquer les individus, ni à exagérer les penchants dangereux de l’homme, ne pouvons-nous pas affirmer qu’il est dans la nature de tout corps constitué et organisé de tendre à s’agrandir, à absorber toutes les influences, tous les pouvoirs, toutes les richesses ?

Eh bien, monsieur, le sens de la phrase que vous avez trouvé vague est celui-ci : Lorsque la nation nomme des députés, elle leur donne pour mission, entre autres choses, de circonscrire la sphère d’action du gouvernement, de fixer les limites que cette action ne doit point dépasser ; de lui ôter, par un judicieux usage de l’article 15 de la Charte, tout moyen de s’emparer de celles de ses libertés qu’elle entend conserver. Objet dans lequel elle échouera infailliblement, si elle abandonne cette force restrictive à ceux-là mêmes en qui réside la force expansive qu’il s’agit de contenir et de restreindre. Puissiez-vous, monsieur, ne pas trouver le commentaire plus vague encore que le texte.

Enfin, il y a dans ma lettre une autre phrase qui doit m’entraîner à de longues explications, car elle semble vous avoir particulièrement choqué, et c’est celle-ci :

« Dès l’instant que les députés peuvent devenir ministres, il est tout simple que les ambitieux cherchent à se frayer une route vers le ministère par l’opposition systématique. »

Ici, monsieur, je ne m’en prends plus aux personnes qui occupent les places, mais au contraire à celle qui les convoitent ; non plus aux fonctionnaires, mais bien à ceux qui veulent les supplanter. Ce sera à vos yeux, je l’espère, une preuve irrécusable que je ne suis animé d’aucune jalousie chagrine contre tel individu ou telle classe.

Jusqu’à présent j’ai traité la question de l’admissibilité des fonctionnaires à la députation, et me plaçant au point de vue des contribuables, j’ai essayé de prouver qu’ils ne pouvaient guère (pour revenir aux expressions que vous relevez avec tant d’insistance) remettre le contrôle aux mains des contrôlés, sans risquer à la fois leur fortune et leur liberté.

Le passage que je viens de rapporter me conduit à traiter de l’admissibilité des députés aux fonctions publiques, à envisager cette grande question dans ses rapports avec le pouvoir lui-même. Ainsi se trouvera parcouru le cercle des incompatibilités.

Oui, monsieur, je regarde l’admissibilité des députés aux fonctions publiques, et spécialement au ministère, comme essentiellement destructive de toute force, de toute stabilité, de toute suite dans l’action du gouvernement. Je ne pense pas qu’il fût possible d’imaginer une combinaison plus contraire aux intérêts du monarque et de ceux qui le représentent, un oreiller plus anguleux pour la tête du roi et des ministres. Rien au monde ne me semble plus propre à éveiller l’esprit de parti, à alimenter les factions, à corrompre toutes les sources d’information et de publicité, à dénaturer l’action de la tribune et de la presse, à égarer l’opinion après l’avoir passionnée, à entraver l’administration, à fomenter les haines nationales, à provoquer la guerre extérieure, à user et déconsidérer les gouvernants, à décourager et pervertir les gouvernés, à fausser, en un mot, tous les ressorts du régime représentatif. Pour ce qui me regarde, je ne connais aucune plaie sociale qui se puisse comparer à celle-là. Comme ce côté de la question n’a jamais été traité ni même aperçu, que je sache, par les partisans de la réforme parlementaire, puisque dans tous leurs projets de loi, si l’article 1er pose le principe des incompatibilités, l’article 2 se hâte de créer des exceptions en faveur des ministères, des ambassades, et de tout ce qu’on nomme hautes situations politiques, je me vois forcé de développer ma pensée avec quelque étendue.

Avant tout, je dois repousser une fin de non-recevoir. Vous dites que je suis en opposition avec la Charte. — Point du tout. — La Charte ne défend pas au député consciencieux de refuser un portefeuille, ni aux électeurs prudents de choisir parmi les candidats qui renoncent à cet illogique cumul. Si elle n’est pas prévoyante, elle ne nous interdit pas la prévoyance. Cela dit, je poursuis :

Un des prédécesseurs de M. le Préfet actuel des Landes me fit un jour l’honneur de me visiter. Les élections approchaient, et la conversation tomba naturellement sur les incompatibilités et spécialement sur l’admissibilité des députés au ministère. M. le Préfet s’étonnait, comme vous, que j’osasse professer une doctrine qui lui paraissait, comme à vous, exorbitamment rigide, impraticable, etc. Je lui dis :

Je pense, monsieur le Préfet, que vous rendrez cette justice au Conseil général des Landes, que vous y avez rencontré un grand esprit d’indépendance, mais jamais une opposition personnelle et systématique. Les mesures que vous proposez y sont examinées en elles-mêmes. Chaque membre vote pour ou contre, selon qu’il les juge bonnes ou mauvaises. Chacun consulte l’intérêt général tel qu’il le comprend, peut-être l’intérêt local, peut-être même l’intérêt personnel, mais il n’en est aucun que l’on puisse soupçonner de repousser une proposition utile émanée de vous, uniquement parce qu’elle émane de vous. — Jamais, dit M. le Préfet, la pensée ne m’est venue qu’il en pût être ainsi. — Eh bien, je suppose que l’on introduise dans la loi qui organise ces conseils une disposition conçue en ces termes :

« Si une mesure proposée par le préfet est repoussée, il sera destitué. Celui des membres du conseil qui aura soulevé l’opposition, sera nommé préfet à sa place, et il pourra distribuer à ses compagnons de fortune toutes les grandes places du département : recette générale, direction des contributions directes et indirectes, etc. »

Je vous le demande, n’est-il pas probable, n’est-il pas même certain que cet article changerait complétement l’esprit du conseil ? N’est-il pas certain que cette salle, où règnent aujourd’hui l’indépendance et l’impartialité, serait convertie en une arène de brigues et de factions ? N’est-il pas à croire que l’ambition y serait fomentée en proportion de l’aliment qui lui serait offert ? Et quelque bonne opinion que vous ayez de la vertu des conseillers, pensez-vous qu’elle ne succomberait pas à cette épreuve ? Ne serait-il pas en tous cas bien imprudent de tenter cette dangereuse expérience ? Peut-on douter que chacune de vos propositions ne devînt le champ de bataille d’une lutte de personnes ? qu’on ne les étudierait plus dans leur rapport avec le bien public, mais au seul point de vue des chances qu’elles pourraient ouvrir aux partis ? Et maintenant, admettez qu’il y a dans le département des journaux. Certes, les armées belligérantes ne manqueront pas de les attacher à leur sort, et toute leur polémique s’empreindra des passions qui agiteront le conseil. Et quand viendra le jour de l’élection, la corruption et l’intrigue, surexcitées par l’ardeur de l’attaque et de la défense, ne connaîtraient plus de bornes.

— « J’avoue, me dit M. le Préfet, que sous un tel état de choses, je ne voudrais pas garder mes fonctions, même vingt-quatre heures. »

Eh bien, monsieur, cette constitution fictive des conseils généraux qui effrayait un préfet, n’est-ce point la constitution réelle de la Chambre ? Quelle différence y a-t-il ? Une seule. L’arène est plus vaste, le théâtre plus élevé, le champ de bataille plus étendu, l’aliment des passions plus excitant, le prix de la lutte plus convoité, les questions qui servent de texte ou de prétexte au combat plus brûlantes, plus difficiles et partant plus propres à égarer le sentiment et le jugement de la multitude. C’est le désordre organisé sur le même modèle, mais sur une plus grande échelle.

Des hommes ont occupé leur esprit de politique, c’est-à-dire qu’ils ont rêvé de grandeur, d’influence, de fortune et de gloire. Tout à coup le vent de l’élection les jette dans l’enceinte législative ; et que leur dit la constitution du pays ? Elle dit à l’un : « Tu n’es pas riche ; le ministre a besoin de grossir ses phalanges, il dispose de toutes les places, et la loi ne t’en interdit aucune. Conclus. » Elle dit à un autre : « Tu te sens du talent et de l’audace ; voilà le banc des ministres ; si tu les en chasses, ta place y est marquée. Conclus. » À un troisième : « Ton âme n’est pas à la hauteur d’une telle ambition, et pourtant tu as promis à tes électeurs de combattre le ministère ; mais une voie vers la région du pouvoir te reste : voilà un chef de parti, attache-toi à sa fortune. »

Alors, et cela est infaillible, alors commence ce pêle-mêle d’accusations réciproques, ces efforts inouïs pour mettre de son côté la force d’une popularité éphémère, cet étalage fastueux de principes irréalisables, quand on attaque, et de concessions abjectes, quand on se défend. Ce n’est que piéges et contre-piéges, mines et contre-mines. On voit se liguer les éléments les plus hétérogènes et se dissoudre les plus naturelles alliances. On marchande, on stipule, on vend, on achète. Ici, l’esprit de parti forme une coalition ; là, la souterraine habileté ministérielle en fait échouer une autre. Tout événement que le temps amène, portât-il dans ses flancs une conflagration générale, est toujours bien venu des assiégeants s’il présente un terrain où se puissent appuyer les échelles d’abordage. Le bien public, l’intérêt général, ce ne sont plus que mots, prétextes, moyens. L’essentiel est de faire sortir d’une question la force qui aidera un parti à renverser le ministère et à lui passer sur le ventre. Ancône, Taïti, Syrie, Maroc, fortifications, droit de visite, tout est bon. Il ne s’agit que d’arranger convenablement la mise en œuvre. Alors nous sommes saturés de ces éternelles lamentations dont la forme est stéréotypée : Au dedans, la France est soutirante, inquiète, etc., etc. ; au dehors, la France est humiliée, méprisée, etc., etc. Cela est-il vrai, cela n’est-il pas vrai ? on ne s’en met pas en peine. Cette mesure nous brouillera-t-elle avec l’Europe ? Nous forcera-t-elle à maintenir éternellement 500 mille hommes sur pied ? Arrêtera-t-elle la marche de la civilisation ? Créera-t-elle des obstacles à toute administration future ? Ce n’est pas ce dont il s’agit ; une seule chose intéresse : la chute et le triomphe de deux noms propres.

Et ne croyez pas que cette sorte de perversité politique n’envahisse au sein de la Chambre que les âmes vulgaires, les cœurs dévorés d’une ambition de bas étage, les prosaïques amants des places bien rémunérées. Non ; elle s’attaque encore, et surtout, aux âmes d’élite, aux nobles cœurs, aux intelligences puissantes. Pour les dompter, pour les soumettre, il lui suffit d’éveiller dans les secrètes profondeurs de leur conscience, au lieu de cette pensée triviale : Tu réaliseras tes rêves de fortune, cette autre pensée bien autrement séductrice : Tu réaliseras tes rêves de bien public.

Nous en avons un exemple remarquable. Il n’est pas en France une tête d’homme sur laquelle se soient accumulés autant d’accusations, d’invectives, d’outrages que sur celle de M. Guizot. Si le vocabulaire des partis contenait des épithètes plus sanglantes que celles de transfuge, traître, apostat, elles ne lui eussent pas été épargnées. Cependant il est un reproche que je n’ai jamais entendu formuler ni même insinuer contre lui : c’est celui d’avoir fait servir ses succès parlementaires à sa fortune personnelle. J’admets qu’il pousse la probité jusqu’à l’abnégation. J’accorde qu’il ne cherchera jamais le triomphe de sa personne que pour mieux assurer le triomphe de ses principes. C’est, d’ailleurs, un genre d’ambition qu’il a formellement avouée.

Eh bien, ce philosophe austère, cet homme à principes, nous l’avons vu dans l’opposition. Et qu’y faisait-il ? Tout ce que peut suggérer la soif du pouvoir. Afficher des vues démocratiques qui ne sont pas les siennes, s’envelopper d’un patriotisme farouche qu’il n’approuve pas, susciter des embarras au gouvernement de son pays, entraver les négociations les plus importantes, fomenter la coalition, se liguer avec qui que ce soit, fût-ce l’ennemi du trône, pourvu qu’il le soit du ministre, combattre hors des affaires ce qu’aux affaires il eût soutenu, diriger contre M. Molé les batteries d’Ancône comme M. Thiers dirige contre lui les batteries du Maroc, enfin appeler de tous ses vœux et de tous ses efforts une crise ministérielle, et créer sciemment à son propre ministère futur les difficultés de tels précédents ; voilà ce qu’il faisait, et pourquoi ? Parce qu’il y a dans la Charte un article 46, un serpent tentateur qui lui disait :

« Vous serez égal aux Dieux ; arrivez au pouvoir, n’importe la route, et vous serez la Providence du pays ! » Et le député, séduit, prononce des discours, expose des doctrines, se livre à des actes que sa conscience réprouve, mais il se dit : Il le faut bien pour arriver au ministère ; que j’y parvienne enfin, et je saurai bien reprendre ma pensée réelle et mes vrais principes.

Est-il besoin de rappeler d’autres faits ? Eh ! mon Dieu, l’histoire de la guerre aux portefeuilles, c’est l’histoire tout entière du parlement.

Je ne m’en prends pas à tel ou tel homme ; je m’en prends à l’institution. Que le pouvoir soit offert en perspective aux députés, et il est impossible que la Chambre soit autre chose qu’un champ de bataille.

Voyez ce qui se passe en Angleterre. En 1840, le ministère était sur le point de réaliser l’affranchissement du commerce. Mais il y avait un homme, dans l’opposition, imbu des doctrines de Smith, que la gloire des Canning et des Huskisson empêchait de dormir, et qui voulait à tout prix être l’instrument de cette immense révolution. Elle va s’accomplir sans lui. Que fait-il ? Il se déclare le protecteur de la protection. Il remue tout ce qu’il y a d’ignorance, de préjugés et d’égoïsme dans le pays, il rallie l’aristocratie effrayée, il soulève les classes populaires faciles à égarer, il combat son propre principe au parlement et sur les hustings, il renverse le ministère réformateur, il arrive aux affaires avec mission expresse de fermer aux produits du dehors les ports de la Grande-Bretagne. Alors fond sur l’Angleterre ce déluge de maux inouïs dans les fastes de l’histoire, que les whigs avaient voulu conjurer. Le travail s’arrête, l’inanition désole les villes et les campagnes, escortée de ses deux satellites fidèles : le crime et la maladie. Toutes les intelligences, tous les cœurs se soulèvent contre cette affreuse oppression ; et M. Peel, trahissant son parti et la majorité, vient dire un jour au parlement : Je me trompais, j’étais dans l’erreur, j’abjure la protection ; je donne à mon pays la liberté des échanges. Non, il ne se trompait pas. Il était économiste en 1840 comme en 1846. Mais il voulait de la gloire, et c’est pour cela qu’il a retardé de six ans, à travers des calamités sans nombre, le triomphe de la vérité.

Il est donc bien peu de députés que la perspective des places et des portefeuilles ne fasse dévier de cette ligne de rectitude dans laquelle leurs commettants espéraient les voir marcher. Encore si le mal ne s’étendait pas au delà de l’enceinte du Palais-Bourbon ! Mais vous le savez, monsieur, les deux armées qui se disputent le pouvoir transportent leur champ de bataille au dehors. Les masses belligérantes sont partout, les chefs seuls sont dans la Chambre, et c’est de là qu’ils donnent le mot d’ordre. Ils savent bien que, pour arriver au corps de la place, il faut emporter les ouvrages extérieurs, les journaux, la popularité, l’opinion, les majorités électorales. Il est donc fatal que toutes ces forces, à mesure qu’elles viennent s’enrôler sous l’un des chefs de file, s’imprègnent et s’imbibent de la même insincérité. Le journalisme, d’un bout de la France à l’autre, ne discute plus les mesures, il les plaide, et il les plaide, non au point de vue de ce qu’elles ont en elles-mêmes de bon ou de mauvais, mais au seul point de vue de l’assistance qu’elles peuvent prêter momentanément à tel ou tel meneur. On sait bien qu’il n’y a guère de journaliste éminent dont l’avenir ne doive être affecté par l’issue de cette guerre de portefeuilles. Quelle politique le ministre suit-il au Texas, au Liban, à Taïti, au Maroc, à Madagascar ? N’importe. La presse ministérielle n’a qu’une devise : È sempre bene ; et celle de l’opposition, comme la vieille femme de la satire, laisse lire sur son jupon Argumentabor.

Il faudrait une plume plus exercée que la mienne pour retracer tout le mal que fait en France le journalisme propageant l’esprit de parti, et (notez bien ceci, c’est le cœur de ma thèse) le propageant uniquement pour servir tel député qui veut être ministre. Vous approchez de la personne du roi, monsieur, je n’aime guère à la faire intervenir dans ces discussions. Cependant je puis dire, puisque c’est l’opinion de l’Europe, qu’il a contribué à maintenir la paix du monde. Mais peut-être avez-vous été témoin des sueurs morales que lui a arrachées ce succès digne de la bénédiction des peuples. Et pourquoi ces sueurs, ces difficultés, ces résistances dans une si noble tâche ? Parce qu’à un moment donné la paix n’avait pas pour elle l’opinion publique. Et pourquoi n’avait-elle pas l’opinion ? Parce qu’elle ne convenait pas à certains journaux. Et pourquoi ne convenait-elle pas à certains journaux ? Parce qu’elle était importune à tel député. Et pourquoi enfin était-elle importune à ce député ? Parce que la paix était la politique des ministres, et qu’alors la guerre est nécessairement celle des députés qui aspirent à le devenir. Là est certainement la racine du mal.

Parlerai-je d’Ancône, des fortifications de Paris, d’Alger, des événements de 1840, du droit de visite, des tarifs, de l’anglophobie et de tant d’autres questions, où le journalisme égarait l’opinion, non qu’il s’égarât lui-même, mais parce que cela entrait dans ses plans froidement prémédités, dont le succès importait à quelque combinaison ministérielle.

J’aime mieux consigner ici les aveux du journalisme lui-même proclamés par le plus répandu de ses organes, la Presse (17 novembre 1845).

« M. Petetin décrit la presse comme il la comprend, comme il se plaît à la rêver. De bonne foi, croit-il que lorsque le Constitutionnel, le Siècle, etc., s’attaquent à M. Guizot, que lorsqu’à son tour le Journal des Débats s’en prend à M. Thiers, ces feuilles combattent uniquement pour l’idée pure, pour la vérité, provoquées par le besoin intérieur de la conscience ? Définir ainsi la presse, c’est la peindre telle qu’on l’imagine, ce n’est pas la peindre telle qu’elle est. Il ne nous en coûte aucunement de le déclarer, car si nous sommes journalistes, nous le sommes moins par vocation que par circonstance. Nous voyons tous les jours la presse au service des passions humaines, des ambitions rivales, des combinaisons ministérielles, des intrigues parlementaires, des calculs politiques les plus divers, les plus opposés, les moins nobles ; nous la voyons s’y associer étroitement. Mais nous la voyons rarement au service des idées ; et quand par hasard il arrive à un journal de s’emparer d’une idée, ce n’est jamais pour elle-même, c’est toujours comme instrument de défense ou d’attaque ministérielle. Celui qui écrit ces lignes parle ici avec expérience. Toutes les fois qu’il a essayé de faire sortir le journalisme de l’ornière des partis pour le faire entrer dans le champ des idées et des réformes, dans la voie des saines applications de la science économique à l’administration publique, il s’est trouvé tout seul, et il a dû reconnaître qu’en dehors du cercle étroit tracé par les lettres assemblées de quatre ou cinq noms propres, il n’y avait pas de discussion possible, il n’y avait pas de politique. À quoi sert de nier le mal ? Cela l’empêche-t-il d’exister ? Quand les journaux ne s’associent pas à des intérêts, ils s’associent à des passions ; et à les examiner elles-mêmes de près, ces passions ne sont le plus souvent que des intérêts égoïstes. Voilà la vérité. »

Quoi ! monsieur, vous n’êtes pas scandalisé, vous n’êtes pas épouvanté de cet effroyable aveu ? Ou peut-il vous rester aucun doute sur la cause d’une situation aussi pleine d’humiliations et de périls ? Ce n’est pas moi qui parle. Ce n’est pas un misanthrope, un républicain ou un factieux. C’est la presse elle-même qui dévoile son secret et qui vous dit où l’a réduite cette institution dont la moralité vous inspire tant de confiance. Depuis que l’enceinte, où l’on est censé discuter les lois, a été transformée en champ de bataille, les destins du pays, la paix et la guerre, la justice et l’iniquité, l’ordre et l’anarchie sont comptés pour rien, absolument pour rien en eux-mêmes ; ce sont les instruments du combat, qu’on prend et qu’on quitte selon ses exigences. Qu’importe qu’à chaque péripétie de cette lutte impie, la commotion se fasse sentir sur toute la surface du pays ? Elle est à peine apaisée que les armées changent de position, et que le combat recommence avec plus d’acharnement.

Enfin, l’esprit de parti, ce ver rongeur, ce cancer dévorant qui puise sa vie et sa force dans l’admissibilité des députés au pouvoir exécutif, faut-il que je le montre au sein des colléges électoraux ? Je ne parle pas ici des opinions, des passions, des erreurs politiques. Je ne parle pas même de la pusillanimité, de la vénalité de certaines consciences ; il n’est pas au pouvoir de la loi de rendre les hommes parfaits. Je n’ai en vue que les passions et les vices qui découlent directement de la cause dont je parle, qui se rattachent à la guerre des portefeuilles, engagée au sein des Chambres et propagée sur toute la ligne des journaux. Est-il donc si difficile d’en calculer les effets sur le corps électoral ? Et quand, jour après jour, la tribune et la presse s’appliquent à ne laisser arriver au public que de fausses lueurs, de faux jugements, de fausses citations et de fausses assertions, est-il possible d’avoir quelque confiance dans le verdict prononcé par le grand jury national, ainsi égaré, circonvenu, passionné ? Qu’est-il appelé à juger ? Ses intérêts. Jamais on ne lui en parle ; car la bataille ministérielle se livre à Ancône, à Taïti, en Syrie, partout où le public n’est pas. Et sur ce qui se passe dans ces régions lointaines, que sait-il ? Rien que ce que lui disent des orateurs et des écrivains, dont, de leur propre aveu, il n’est pas une parole articulée ou écrite qui ne leur soit inspirée par le désir furieux d’un succès personnel.

Et puis, si je voulais soulever le voile qui couvre non plus les erreurs, mais les turpitudes de l’urne électorale ! Pourquoi l’électeur fait-il tant valoir son suffrage, exige-t-il qu’on le mendie, et le considère-t-il comme un précieux objet de commerce ? Parce qu’il sait que ce suffrage contient la fortune de l’heureux candidat qui le sollicite. Pourquoi, de son côté, le candidat est-il si souple, si rampant, si prodigue de promesses, si peu soucieux de toute dignité ? Parce qu’il a des vues ultérieures ; parce que la députation est pour lui un moyen ; parce que la constitution du pays lui permet de voir dans le lointain, en cas de succès, des perspectives enivrantes, des places, des honneurs, des richesses, du pouvoir et ce manteau doré qui cache toutes les hontes et absout toutes les bassesses.

Aussi, où en sommes-nous ? Où en sont les électeurs ? Combien en est-il parmi eux qui osent rester et se montrer honnêtes ? qui déposent loyalement dans l’urne un bulletin, expression fidèle de leur foi politique ? Oh ! ils craindraient de passer pour des niais, pour des dupes. Ils ont soin de publier bien haut le trafic qu’ils ont fait de leur vote, et on les verrait placarder leur propre ignominie à la porte des églises plutôt que de laisser mettre en doute leur déplorable habileté. S’il est encore quelques vertus qui survivent à ce grand naufrage, ce sont des vertus négatives. On ne croit à rien, on n’espère en rien, on se préserve de la contagion, on dit avec je ne sais quel poëte :

Une paisible indifférence
Est la plus sûre des vertus.

On laisse faire et voilà tout. En attendant, ministres, députés, candidats succombent sous le faix des promesses et des engagements. Et quel en est le résultat ? Le voici. Le gouvernement et la Chambre changent de rôles. « Voulez-vous me laisser disposer de tous les emplois ? » disent les députés. « Voulez-vous me laisser décider des lois et du budget ? » répondent les ministres. Et chacun abandonne l’office dont il est responsable pour celui qui ne le regarde pas. Je le demande : Est-ce là le gouvernement représentatif ?

Mais tout ne s’arrête pas là. Il y a autre chose en France que des ministres, des députés, des candidats, des journalistes et des électeurs. Il y a un public, il y a trente millions d’hommes qu’on s’accoutume à ne compter pour rien. Ils ne voient pas, direz-vous, et leur indifférence en est la preuve. Ah ! ne prenez pas confiance dans ce prétendu aveuglement. S’ils ne voient pas la cause du mal, ils en voient les effets, le budget grossir sans cesse, leurs droits et leurs titres foules aux pieds, et toutes les faveurs devenir le prix de marchés électoraux dont ils sont exclus. Plût à Dieu qu’ils apprissent à rattacher leurs souffrances à la vraie cause, car l’irritation s’amasse dans leur cœur ; ils cherchent ce qui pourra les affranchir, et malheur au pays s’ils se trompent. Ils cherchent, et le suffrage universel s’empare de tous les esprits ; ils cherchent, et le communisme se propage comme un incendie ; ils cherchent, et, pendant que vous jetez un voile sur la plaie hideuse, qui peut compter les erreurs, les systèmes, les illusions dans lesquels ils croiront trouver un remède à leurs maux et un frein à vos injustices ?

Ainsi, tout le monde souffre d’un état de choses si profondément illogique et vicieux. Mais si toute l’étendue du mal est appréciée quelque part, ce doit être au sommet de l’échelle sociale. Je ne puis pas croire que des hommes d’État comme M. Guizot, M. Thiers, M. Molé, soient depuis si longtemps en contact avec toutes ces turpitudes, sans avoir appris à les connaître et à en calculer les effrayantes conséquences. Il n’est pas possible qu’ils se soient trouvés tantôt dans les rangs, tantôt en face d’une opposition systématique, qu’ils aient été assaillis par des rivalités personnelles, qu’ils aient eu à lutter contre les obstacles factices que la fureur de les déplacer suscita sous leurs pas, sans qu’ils se soient dit quelquefois : Les choses iraient autrement, l’administration serait bien plus régulière et la tâche du gouvernement bien moins lourde, si les députés ne pouvaient devenir ministres.

Oh ! si les ministres étaient en face des députés ce que sont les préfets en présence des conseillers généraux ; si la loi supprimait dans la Chambre ces perspectives qui fomentent l’ambition, il me semble qu’une paisible et fructueuse destinée serait ouverte à tous les organes du corps social. Les dépositaires du pouvoir pourraient bien rencontrer encore des erreurs et des passions ; mais jamais de ces coalitions subversives à qui tous les moyens sont bons, et qui n’aspirent qu’à renverser cabinets sur cabinets, sous les coups d’une impopularité momentanément et intentionnellement égarée. Les députés ne pourraient avoir d’autres intérêts que ceux de leurs commettants ; les électeurs ne seraient pas mis à même de prostituer leurs votes à des vues égoïstes ; la presse, dégagée de tous liens avec des chefs de parti qui n’existeraient plus, remplirait son vrai rôle qui est d’éclairer l’opinion et de lui servir d’organe ; le peuple, administré avec sagesse, avec suite, avec économie, heureux, ou ne pouvant s’en prendre au pouvoir de ses souffrances, ne se laisserait point séduire par les utopies les plus dangereuses, et le roi enfin, dont la pensée ne saurait plus être méconnue, entendrait prononcer de son vivant le jugement que lui réserve l’histoire.

Je n’ignore pas, monsieur, les objections que l’on peut opposer à la réforme parlementaire. On y trouve des inconvénients. Eh, mon Dieu ! il y en a dans tout. La presse, la liberté civile, le jury, la monarchie ont les leurs. La question n’est jamais de savoir si une institution réformée aura des inconvénients, mais si l’institution non réformée n’en a pas de plus grands encore. Et quelles calamités pourront jamais découler d’une Chambre de contribuables, égales à celles que verse sur le pays une Chambre d’ambitieux qui se battent pour la possession du pouvoir ?

On dit qu’une telle Chambre serait trop démocratique, animée de passions trop populaires. — Elle représenterait la nation. Est-ce que la nation a intérêt à être mal administrée, à être envahie par l’étranger, à ce que la justice ne soit pas rendue ?

La plus forte objection, celle qu’on renouvelle sans cesse, c’est que la Chambre manquerait de lumières et d’expérience.

Il y aurait fort à dire là-dessus. Mais enfin, si l’exclusion des fonctionnaires offre des dangers, si elle semble violer les droits d’hommes honorables qui sont citoyens aussi, si elle circonscrit la liberté des électeurs, ne serait-il pas possible, en ouvrant aux agents du pouvoir les portes du Palais-Bourbon, d’y environner leur présence de précautions dictées par la plus simple prudence ?

Vous ne vous attendez pas à ce que je formule ici un projet de loi. Mais il me semble que le bon sens public sanctionnerait une mesure conçue à peu près en ces termes :

« Tous les Français, sans distinction de profession, sont éligibles (sauf les cas exceptionnels où une position officielle élevée fait supposer une influence directe sur les suffrages : préfets, etc.).

Tous les députés reçoivent une indemnité convenable et uniforme.

Les fonctionnaires nommés députés résigneront leurs fonctions, pour tout le temps que durera leur mandat. Ils ne recevront pas de traitement ; ils ne pourront être ni destitués ni avancés. En un mot, leur vie administrative sera entièrement suspendue pour ne recommencer qu’après l’expiration de leur mission législative.

Aucun député ne pourra être appelé à une fonction publique. »

Et enfin, bien loin d’admettre, comme MM. Gauguier, Rumilly, Thiers et autres, qu’une exception sera faite au principe de l’incompatibilité, en faveur des ministères, des ambassades et de tout ce que l’on nomme situations politiques, ce sont celles-là surtout que je voudrais exclure, sans pitié et en première ligne ; car il est évident pour moi que ce sont les aspirants ambassadeurs et les aspirants ministres qui troublent le monde. Sans vouloir le moins du monde offenser les coryphées de la réforme parlementaire, qui ont proposé une telle exception, j’ose dire qu’ils n’aperçoivent pas ou ne veulent pas apercevoir la millionième partie des maux qui résultent de l’admissibilité des députés aux fonctions publiques ; que leur prétendue réforme ne réforme rien, et qu’elle n’est qu’une mesure mesquine, étriquée, sans portée sociale, dictée par un sentiment étroit de basse et injuste jalousie.

Mais l’article 46 de la Charte, dites-vous. – À cela je n’ai rien à répondre. La Charte est-elle faite pour nous, ou sommes-nous faits pour la Charte ? La Charte est-elle la dernière expression de l’humaine sagesse ? Est-ce un Alcoran sacré descendu du ciel, dont il ne soit pas permis d’examiner les effets, quelque désastreux qu’ils puissent être ? Faut-il dire : Périsse le pays plutôt qu’une virgule de la Charte ? S’il en est ainsi, je n’ai rien à dire, si ce n’est : Électeurs ! la Charte ne vous défend pas de faire de vos suffrages un usage déplorable, mais elle ne vous l’ordonne pas non plus. Quid leges sine moribus ?

En terminant cette trop longue lettre, je devrais répondre à ce que vous me dites de votre position personnelle. Je m’en abstiendrai. Vous pensez que la réforme, si elle a lieu, ne pourra vous atteindre, parce que vous ne dépendez pas du pouvoir responsable, mais bien du pouvoir irresponsable. À la bonne heure. La législature a décidé que cette position n’entraîne pas une incapacité légale. Il appartient aux électeurs de décider si elle ne constitue pas l’incapacité morale la plus évidente que se puisse imaginer.

Je suis, monsieur, votre serviteur.