De la recherche de la vérité/Éclaircissements/I

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Tome III - De la recherche de la vérité (1678)
Texte établi par Geneviève Rodis-Lewis, J. Vrin (p. 17-37).

Dieu fait tout ce qu’il y a de réel dans les mouvements de l’esprit, et dans les déterminations de ces mouvements, et néanmoins il n’est point auteur du péché. Il fait tout ce qu’il y a de réel dans les sentiments de la concupiscence, et néanmoins il n’est pas l’auteur de notre concupiscence.

Quelques personnes prétendent que j’abandonne trop tôt (cf. Livre I, ch. I, §2) la comparaison de l’esprit avec la matière, et s’imaginent qu’il n’a pas plus de force qu’elle pour déterminer l’impression que Dieu lui donne. Ils souhaitent que j’explique si je le puis, ce que Dieu fait en nous, et ce que nous faisons nous-mêmes, lorsque nous péchons. Parce que, à leur avis, je serai obligé par mon explication à tomber d’accord, ou que l’homme est capable de se donner à soi-même quelque nouvelle modification, ou bien de reconnaître que Dieu est véritablement auteur du péché.

Je réponds que la foi, la raison, et le sentiment intérieur que j’ai de moi-même, m’obligent de quitter ma comparaison où je la quitte, car je suis convaincu en toutes manières que j’ai en moi-même un principe de mes déterminations, et j’ai des raisons pour croire que la matière n’a point de semblable principe. Cela se prouvera dans la suite. Mais voici ce que Dieu fait en nous, et ce que nous faisons nous-mêmes quand nous péchons.

Premièrement, Dieu nous pousse sans cesse et par une impression invincible vers le bien en général. Secondement, il nous représente l’idée d’un bien particulier, ou nous en donne le sentiment. Enfin il nous porte vers ce bien particulier.

Dieu nous pousse vers le bien en général. Car Dieu nous a fait, et nous conserve pour lui ; il veut que l’on aime tout ce qui est bon ; il est le premier, ou plutôt l’unique moteur. Enfin cela est clair par une infinité de choses que j’ai dites ailleurs, et ceux à qui je parle en conviennent.

Dieu nous présente l’idée d’un bien particulier, ou nous en donne le sentiment. car il n’y a que lui qui nous éclaire. Les corps qui nous environnent ne peuvent point agir sur notre esprit, et nous ne sommes pas notre lumière, ni notre félicité à nous-mêmes ; je l’ai prouvé fort au long dans le troisième livre et ailleurs.

Enfin, Dieu nous porte vers ce bien particulier. car, Dieu nous portant vers tout ce qui est bien, c’est une conséquence nécessaire qu’il nous porte vers les biens particuliers, lorsqu’il en produit la perception, ou le sentiment dans notre âme. Voilà tout ce que Dieu fait en nous, lorsque nous péchons.

Mais comme un bien particulier ne renferme pas tous les biens, et que l’esprit, le considérant d’une vue claire et distincte, ne peut croire qu’il les renferme tous, Dieu ne nous porte point nécessairement ni invinciblement à l’amour de ce bien. Nous sentons qu’il nous est libre de nous y arrêter, que nous avons du mouvement pour aller plus loin, en un mot, que l’impression que nous avons pour le bien universel, ou, pour parler comme les autres, que notre volonté n’est ni contrainte, ni nécessitée de s’arrêter à ce bien particulier.

Voici donc ce que fait le pécheur. Il s’arrête, il se repose, il ne suit point l’impression de Dieu, il ne fait rien, car le péché n’est rien. Il sait que la grande règle qu’il doit observer, c’est de faire usage de sa liberté autant qu’il le peut, et qu’il ne doit se reposer dans aucun bien, s’il n’est intérieurement convaincu qu’il serait contre l’ordre de ne vouloir point s’y arrêter. S’il ne découvre pas cette règle par la lumière de sa raison, il l’apprend du moins par les reproches secrets de sa conscience. Il devrait donc suivre l’impression qu’il reçoit pour le bien universel, et penser à d’autres biens qu’à celui dont il jouit, et duquel il devrait seulement faire usage. Car c’est en penant à d’autres biens qy’à celui dont il jouit, qu’il peut s’exciter en lui de nouvelles déterminations de son amour, et faire usage de sa liberté en consentant à ces nouvelles déterminations. or, je prouve que, par l’impression que Dieu lui donne pour le bien en général, il peut penser à d’autres biens qu’à celui dont il jouit, parce que c’est en cela précisément que consiste la difficulté.

C’est une loi de la nature que les idées des objets se présentent à notre esprit dès que nous voulons y penser, pourvu que la capacité que nous avons de penser ne soit point remplie par les sentiments vifs et confus que nous recevons à l’occasion de ce qui se passe dans notre corps. Or nous pouvons vouloir penser à toutes choses, parce que l’impression naturelle qui nous porte vers le bien s’étend à tous les biens auxquels nous pouvons penser, et nous pouvons en tous temps penser à toutes choses, parce que nous sommes unis à celui qui renferme les idées de toutes choses, ainsi que j’ai prouvé ailleurs (cf. Livre III, II, VI et Eclaircissement X).

S’il est donc vrai que nous pouvons vouloir considérer de près ce que nous voyons déjà comme de loin, puisque nous sommes unis avec la raison qui renferme les idées de tous les êtres, et s’il est certain qu’en vertu des lois de la nature, les idées s’approchent de nous dès que nous le voulons, on en doit conclure :

Premièrement, que nous avons un principe de nos déterminations. Car c’est la présence actuelle des idées particulières qui détermine positivement vers des biens particuliers le mouvement que nous avons vers le bien en général, et qui change, lorsque nous nous reposons, notre amour naturel en des amours libres. Notre consentement ou notre repos à la vue d’un bien particulier n’est rien de réel ou de positif de notre part, comme je l’expliquerai plus bas.

Secondement, que ce principe de nos déterminations est toujours libre à l’égard des biens particuliers. Car nous ne sommes point invinciblement portés à les aimer, puisque nous pouvons les examiner en eux-mêmes, et les comparer avec l’idée que nous avons du souverain bien, ou avec d’autres biens particuliers. Ainsi le principe de notre liberté, c’est qu’étant faits pour Dieu et unis à lui nous pouvons toujours penser au vrai bien, ou à d’autres biens qu’à ceux auxquels nous pensons actuellement ; c’est que nous pouvons toujours suspendre notre consentement, et sérieusement examiner si le bien dont nous jouissons est ou n’est pas le vrai bien.

Je suppose néanmoins que nos sentiments n’occupent point toute la capacité de notre esprit. Car, afin que nous soyons libres de la liberté dont je parle, il est nécessaire, non seulement que Dieu ne nous pousse point invinciblement vers les biens particuliers, mais encore que nous puissions faire usage de l’impression que nous avons vers le bien en général, pour aimer autre chose que ce que nous aimons actuellement. Or, comme nous ne saurions aimer que les objets auxquels nous pouvons penser, et que nous ne pouvons pas penser actuellement à d’autres qu’à ceux qui nous causent des sentiments trop vifs, il est visible que la dépendance où nous sommes de notre corps diminue notre liberté, et nous en ôte même entièrement l’usage en beaucoup de rencontres. Ainsi nos sentiments effaçant nos idées, et l’union que nous avons avec notre corps, par laquelle nous ne voyons que ce qui a rapport à lui, l’esprit ne doit point de laisser partager par des sentiments confus, s’il veut conserver parfaitement libre le principe de ses déterminations.

Il est évident de tout ceci que Dieu n’est point auteur du péché, et que l’homme ne se donne point à soi-même de nouvelles modifications. Dieu n’est point auteur du péché, puisqu’il imprime nécessairement à celui qui pèche, ou qui s’arrête à un bien particulier, du mouvement pour aller plus loin, qu’il lui donne le pouvoir de penser à d’autres choses, et de se porter à d’autres bien qu’à celui qui est l’objet de sa pensée et de son amour, qu’il lui ordonne de ne point aimer tout ce qu’il peut s’empêcher d’aimer, sans être inquiété par des remords, et qu’il le rappelle sans cesse à lui par les reproches secrets de sa raison.

Il est vrai en un sens que Dieu porte le pécheur à aimer l’objet de son péché, si cet objet paraît un bien au pécheur, car, comme disent presque tous les théologiens, tout ce qu’il y a de physique, d’acte, de mouvement dans le péché vient de Dieu. Mais ce n’est que par un faux jugement de notre esprit que les créatures nous paraissent bonnes, je veux dire capables d’agir en nous, et de nous rendre heureux. Le péché d’un homme consiste en ce qu’il ne rapporte pas tous les biens particuliers au souverain bien, ou plutôt qu’il ne considère et qu’il n’aime pas le souverain bien dans les biens particuliers (cf. Eclaircissement XV), et qu’ainsi il ne règle pas son amour selon la volonté de Dieu, ou selon l’ordre essentiel et nécessaire, dont tous les hommes ont une connaissance d’autant plus parfaite qu’il ssont plus étroitement unis à Dieu, et qu’ils sont moins sensibles aux impressions de leurs sens et de leurs passions. Car nos sens répandant notre âme dans notre corps, et nos passions la transportant, pour ainsi dire, dans ceux qui nous environnent, ils nous éloignent de la lumière de Dieu qui nous pénètre et nous remplit.

L’homme ne se donne point aussi de nouvelles modifications qui modifient ou qui changent physiquement sa substance. Car le mouvement d’amour, que Dieu imprime sans cesse en nous, n’augmente ou ne diminue pas, quoique nous aimions ou que nous n’aimions pas actuellement, je veux dire quoique ce mouvement naturel d’amour soit ou ne soit pas déterminé par quelque idée particulière de notre esprit. Ce mouvement ne cesse pas même par le repos dans la possession du bien, comme le mouvement des corps cesse par leur repos. Apparemment Dieu nous pousse toujours d’une égale force vers lui, car il nous pousse vers le bien en général autant que nous en sommes capables, et nous en sommes en tous temps également capables, parce que notre volonté ou notre capacité naturelle de vouloir est toujours égale à elle-même. Ainsi l’impression ou le mouvement naturel qui nous porte vers le bien n’augmente ou ne diminue jamais.

J’avoue que nous n’avons pas d’idée claire, ni même de sentiment intérieur de cette égalité d’impression ou de mouvement naturel vers le bien. Mais c’est que nous ne nous connaissons point par idée, comme je l’ai prouvé ailleurs (cf. Livre III, II, VII, n. 4 et Eclaircissement XI), et que nous ne sentons point nos facultés, lorsqu’elles n’agissent point actuellement. Nous ne sentons point en nous ce qui est naturel, ordinaire, et toujours de même, comme nous ne sentons point la chaleur et les battements de notre cœur.

Nous ne sentons pas même nos habitudes, et si nous sommes dignes de l’amour ou de la colère de Dieu. Il y a peut-être en nous une infinité de facultés ou de capacités qui nous sont entièrement inconnues, car nous n’avons pas de sentiment intérieur de tout ce que nous sommes, mais seulement de tout ce qui se passe actuellement en nous. Si nous n’avions jamais senti de douleur, ni désiré de biens particuliers, nous ne pourrions point par le sentiment intérieur que nous avons de nous-mêmes, découvrir si nous serions capables de sentir de la douleur ou de vouloir de tels biens. C’est notre mémoire et non pas notre sentiment intérieur qui nous apprend que nous sommes capables de sentir ce que nous ne sentons plus, ou d’être agités par des passions desquelles nous ne sentons plus aucun mouvement. Ainsi il n’y a rien qui nous empêche de croire que Dieu nous pousse toujours vers lui d’une égale force, quoique d’une manière bien différente, et qu’il conserve toujours dans notre âme une égale capacité de vouloir, ou une même volonté, comme il conserve dans toute la matière prise en général une égale quantité de force ou de mouvement de même part. mais, quand cela ne serait pas certain, je ne vois pas qu’on puisse dire que l’augmentation ou la diminution du mouvement naturel de notre âme dépende de nous, puisque nous ne pouvons pas être cause de l’étendue de notre propre volonté, et qu’il ne dépend pas de nous de vouloir être heureux.

Il est encore certain, par les choses que j’ai dites aurapravant, que Dieu produit et conserve aussi en nous ce qu’il y a de réel et de positif dans les déterminations particulières du mouvement de notre âme, savoir nos idées et nos sentiments. Car c’est ce qui détermine naturellement vers les biens particuliers notre mouvement pour le bien en général, mais d’une manière qui n’est point invincible puisque nous avons du mouvement pour aller plus loin. De sorte que tout ce que nous faisons, quand nous péchons, c’est que nous ne faisons pas tout ce que nous avons néanmoins le pouvoir de faire, à cause de l’impression naturelle que nous avons vers celui qui renferme tous les biens, laquelle impression nous donne ce pouvoir, car nous ne pouvons rien que par la puissance que nous recevons de notre union avec celui qui fait tout en nous. Et il me paraît évident que si nous ne désirions point d’être heureux, ou si nous n’avions point une impression pour le bien en général, nous serions incapables d’aimer aucun bien particulier. Or ce qui fait principalement que nous péchons, c’est qu’aimant mieux jouir qu’examiner, à cause du plaisir que nous sentons à jouir, et de la peine que nous trouvons à examiner, nous cessons de nous servir du mouvement qui nous est donné pour chercher le bien et pour l’examiner, et nous nous arrêtons dans la jouissance des choses dont nous devrions seulement faire usage. Mais, si l’on y prend garde de près, on verra qu’en cela il n’y a rien de réel de notre part, qu’un défaut ou une cessation d’examen ou de recherche, qui corrompt, pour ainsi dire, l’action de Dieu en nous, mais qui ne peut néanmoins la détruire. Ainsi, que faisons-nous quand nous ne péchons point ? Nous faisons alors tout ce que Dieu fait en nous, car nous ne bornons point à un bien particulier, ou plutôt à un faux bien, l’amour que Dieu nous imprime pour le vrai bien. Et quand nous péchons, que faisons-nous ? Rien. Nous aimons un faux bien, que Dieu ne nous fait point aimer par une impression invincible. Nous cessons de chercher le vrai bien, et rendons inutile le mouvement que Dieu imprime en nous. Nous ne faisons que nous arrêter, que nous reposer. C’est par un acte, sans doute, mais par un acte immanent qui ne produit rien de physique dans notre substance, par un acte qui, dans ce cas, n’exige pas même de la vraie cause quelque effet physique en nous, ni idées ni sensations nouvelles, c’est-à-dire, en un mot, par un acte qui ne fait rien et ne fait rien faire à la cause générale en tant que générale, ou faisant abstraction de sa justice, car le repos de l’âme comme celui des corps n’a nulle force ou efficace physique. Or, lorsque nous aimons uniquement ou contre l’ordre un bien particulier, nous recevons de Dieu autant d’impression d’amour que si nous ne nous arrêtions pas à ce bien. De plus, cette détermination particulière et naturelle, qui n’est point nécessaire ni invincible par rapport à notre consentement, nous est aussi donnée de Dieu. Donc, lorsque nous péchons, nous ne produisons point en nous de nouvelle modification.

J’avoue cependant que, lorsque nous ne péchons point, et que nous résistons à la tentation, on peut dire que nous nous donnons une nouvelle modification, en ce sens que nous voulons actuellement et librement penser à d’autres choses qu’aux faux biens qui nous tentent, et que nous voulons ne nous point reposer dans leur jouissance. Mais nous ne le voulons que parce que nous ne voulons être heureux que par le mouvement vers le bien que Dieu imprime en nous sans cesse, en un mot que par notre volonté secourue par la grâce, c’est-à-dire éclairée par une lumière, et poussée par une délectation prévenante. Car enfin, si l’on prétend que vouloir différentes choses, c’est se donner différentes modifications, ou que nos divers consentements, que je regarde comme des repos ou des cessations libres de recherche et d’examen, soient des réalités physiques, je demeure d’accord qu’en ce sens l’esprit peut se modifier diversement par l’action ou le désir d’être heureux que Dieu met en lui, et qu’en ce sens il a une véritable puissance (Cf. Réponses à Arnauld, vol. II, Réponse à la Dissertation sur les miracles de l'Ancien Testament). Mais il me paraît qu’il n’y a pas plus de réalité dans le consentement qu’on donne au bien que dans celui qu’on donne au mal, que celui qui est une suite d’un jugement vrai est droit, et que celui qui dépend d’un jugement faux est déréglé, et que la moralité de nos consentements se tire uniquement des objets. le repos de l’âme en Dieu est juste, car c’est le vrai bien, la vraie cause du bonheur. Ce même repos dans la créature est déréglé, parce que nulle créature n’est cause véritable du bonheur. Mais je ne vois pas que nos repos, réglés ou déréglés, qui nous rendent justes ou criminels, changent par eux-mêmes physiquement la substance de notre âme.

Il me paraît même qu’il y a contradiction, et qu’ainsi Dieu ne peut pas même donner à ses créatures de véritable puissance, ou les établir causes de quelque réalité physique. Car je crois qu’il est certain que la conservation n’est qu’une création continuée, puisque ce n’est que la même volonté de Dieu qui continue de vouloir ce qu’il a voulu, et c’est le sentiment commun des théologiens. Un corps, par exemple, existe, parce que Dieu veut qu’il soit, et il le veut ici ou ailleurs, car il ne peut le créer nulle part. Et, s’il le crée ici, peut-on concevoir qu’une créature l’en ôte et le mette ailleurs, si ce n’est que Dieu dans le même temps le veuille créer ailleurs, pour donner part de sa puissance à sa créature au sens qu’elle en est capable ? Mais, quand on supposerait que la chose serait possible, ou ne renfermerait point de contradiction métaphysique, car il n’y a que cela qui soit impossible à Dieu ; par quel principe de raison ou de religion peut-on diminuer la dépendance des créatures ? Mais je parlerai ailleurs (Eclaircissement XV, Entretiens sur la métaphysique, VII) de l’efficace prétendue des causes secondes. Je reviens à mon sujet.

je dis donc que cete action, ou plutôt cette impression ou ce désir naturel que nous avons tous pour le bonheur, dépend de nous en ce sens qu’il n’est point invincible à l’égard des biens particuliers. Car, lorsqu’un bien particulier nous est présenté, nous avons sentiment intérieur de liberté à son égard, comme nous en avons de notre plaisir et de notre douleur, lorsque nous sentons. Nous sommes mêmes convaincus de notre liberté par la même raison qui nous convainc de notre existence, car c’est le sentiment intérieur que nous avons de nos pensées qui nous apprend que nous sommes. Et, si dans le temps que nous sentons notre liberté à l’égard d’un bien particulier, nous devons douter que nous soyons libres, à cause que nous n’avons point d’idée claire de notre liberté, il faudra aussi douter de notre douleur et de notre existence dans le temps même que nous sommes malheureux, puisque nous n’avons pâs d’idée claire de notre âme, ni de notre douleur, mais seulement sentiment intérieur.

Il n’en est pas de même su sentiment intérieur, comme de nos sens extérieurs. Ceux-ci nous trompent toujours en quelque chose, lorsque nous suivons leur rapport mais notre sentiment intérieur ne nous trompe jamais. C’est par mes sens extérieurs que je vois les couleurs sur la surface des corps, que j’entends le son dans l’air, que je sens la douleur de ma main ; et je tombe dans l’erreur, si je juge de ces choses sur le rapport de mes sens. Mais c’est par sentiment intérieur, que je sais bien que je vois de la couleur, que j’entends un son, que je souffre de la douleur ; et je ne me trompe point de croire que je vois lorsque je vois, que j’entends lorsque j’entends, que je souffre lorsque je souffre, pourvu que j’en demeure là. je n’explique pas ces choses plus au long, car elles sont évidentes par elles-mêmes. Ainsi, ayant sentiment intérieur de notre liberté dans le temps qu’un bien particulier se présente à notre esprit, nous ne devons pas douter que nous soyions libres à l’égard de ce bien. Cependant, comme l’on n’a pas toujours ce sentiment intérieur, et qu’on ne consulte quelque fois que ce qui nous en reste dans la mémoire d’une manière fort confuse, on peut, en pensant à des raisons abstraites, qui nous empêchent de nous sentir nous-mêmes, se persuader qu’il n’est pas possible que l’homme soit libre de même qu’un sage stoïcien à qui rien ne manque, et qui philosophe à son aise, peut s’imaginer que la douleur n’est point un mal, à cause que le sentiment intérieur qu’il a de lui-même ne le convainc point actuellement du contraire. Il peut prouver, comme a fait Sénèque, par des raisons qui sont en un sens très véritables, qu’il y a même contradiction que le sage puisse être malheureux.

Néanmoins, quand le sentiment que nous avons de nous-mêmes ne suffirait pas pour nous convaincre que nous sommes libres, nous pourrions nous en persuader par raison. Car, étant convaincus par la lumière de la raison que Dieu n’agit que pour lui, et qu’il ne peut nous donner de mouvement qui ne tende vers lui, l’impression vers le bien en général peut être invincible, mais il est clair que l’impression qu’il nous donne vers les biens particuliers doit nécessairement être telle qu’il dépende de nous de la suivre ou de suspendre notre consentement à son égard. Car, si cette impression était invincible, nous n’aurions pas de mouvement pour aller jusqu’à Dieu, quoiqu’il ne nous donne du mouvement que pour lui ; et nous serions nécessités de nous arrêter aux biens particuliers, quoique Dieu, l’ordre et la raison nous le défende. De sorte que nous ne pècherions point par notre faute, et Dieu serait véritablement la cause de nos dérèglements, puisqu’ils ne seraient pas libres, mais purement naturels.

Ainsi, quand nous ne serions pas convaincus de notre liberté par le sentiment intérieur que nous avons de nous-mêmes, nous pourrions découvrir par la raison qu’il est nécessaire que l’homme soit créé libre, supposé qu’il soit capable de désirer des biens particuliers, et qu’il ne puisse désirer ces biens que par l’impression ou le mouvement que Dieu lui donne sans cesse pour l’aimer, ce qui se peut aussi prouver par la raison. Mais il n’en est pas de même de la capacité que l’on a de souffrir quelque douleur. Pour découvrir qu’on a cette capacité, il n’y a point d’autre voie que le sentiment intérieur ; et néanmoins personne ne doute que l’homme soit sujet à la douleur.


Quand je dis que nous avons sentiment intérieur de notre liberté, je ne prétends pas soutenir que nous ayons sentiment intérieur d’un pouvoir de nous déterminer à vouloir quelque chose sans aucun motif physique, pouvoir que quelques gens appellent indifférence pure. Un tel pouvoir me paraît renfermer une contradiction manifeste. On le voit assez si l’on a bien pris ce que je viens de dire, car il est clair q’il faut un motif, qu’il faut pour ainsi dire sentir, avant que de consentir. Il est vrai que souvent nous ne pensons pas au motif qui nous a fait agir ; mais c’est que nous n’y faisons pas réflexion, surtout dans les choses qui ne sont pas de conséquence. Certainement il se trouve toujours quelque motif secret et confus dans nos moindres actions ; et c’est même ce qui porte quelques personnes à soupçonner et quelques fois à soutenir qu’ils ne sont pas libres, parce qu’en examinant avec soin, ils découvrent les motifs cachés et confus qui les font vouloir. Il est vrai qu’ils ont été agis, pour ainsi dire, qu’ils ont été mus, mais ils ont aussi agi par l’acte de leur consentement, acte qu’ils avaient le pouvoir de ne pas donner dans le moment qu’ils l’ont donné ; pouvoir, dis-je, dont ils avaient sentiment intérieur dans le moment auquel ils en ont usé, et qu’ils n’auraient osé nier, si dans ce moment on les eût interrogés. Quand je dis donc que nous avons un sentiment intérieur, et qui ne peut être trompeur de notre liberté, je ne l’entends pas de l’indifférence pure, qui nous mettrait dans une espèce d’indépendance de la conduite de Dieu sur nous, ou des motifs physiques qu’il produit en nous par lesquels il sait ou peut nous faire vouloir et exécuter librement tout ce qu’il veut ; je l’entends de ce pouvoir actuel que nous avons de suspendre notre consentement à l’égard des motifs qui nous sollicitent et nous pressent de le donner, lorsque ces motifs ne remplissent pas, pour ainsi dire, toute la capacité de l’âme. J’avoue cependant que ce pouvoir n’est pas égal dans tous les hommes, ni même dans la même personne en différents temps, ainsi que j’ai exliqué ailleurs (Traité de la nature et de la grâce, III).

Je ne m’arrête pas à prouver notre liberté par le détail des suites affreuses de l’erreur de ceux qui la nient. On voit assez que cette erreur détruit de fond en comble toutes sortes de religions et de morales, la justice de Dieu et celle des hommes ; preuve incontestable que nous sommes libres.

Comme nous ne connaissons point notre âme par une idée claire, ainsi que je l’ai expliqué ailleurs (Eclaircissement XI, et De la recherche de la vérité, Livre III, 2ème partie, ch. VII), c’est en vain que nous faisons effort pour découvrir ce qui est en nous qui termine l’action que Dieu nous imprime, ou ce qui est en nous qui se laisse vaincre par un mouvement qui n’est pas invincible, et que l’on peut changer par sa volonté, ou son impression vers tout ce qui est bien, ou par son union avec celui qui renferme les idées de tous les êtres. Car enfin nous n’avons point d’idée claire d’aucune modification de notre âme. Il n’y a que le sentiment intérieur qui nous apprenne que nous sommes, et ce que nous sommes. C’est donc ce sentiment qu’il faut consulter pour nous convaincre que nous sommes libres. Il nous répond assez clairement sur cela, lorsque nous nous proposons quelque bien particulier, car il n’y a point d’homme qui puisse douter qu’il n’est point porté invinciblement à manger d’un fruit, ou à éviter une douleur fort légère. Mais, si au lieu découter notre sentiment intérieur, nous faisons attention à des raisons abstraites, et qui nous détourne de penser à nous, pêut-être que, nous perdant nous-mêmes de vue, nous oublierions ce que nous sommes, et que, voulant accorder la science de Dieu et le pouvoir absolu qu’il a sur nos volontés, nous douterons que nous soyions libres, et nous tomberons dans une erreur qui renverse tous les principes de la religion et de la morale.

L’objection la plus ordinaire, et la plus forte en apparence que l’on fasse contre la liberté, est celle-ci. La conservation n’est, dit-on, de la part de Dieu qu’une création continuée ; ce n’est en Dieu que la même volonté toujours efficace. Ainsi, quand nous parlons ou marchons, quand nous pensons et voulons, Dieu nous fait tels que nous sommes, il nous crée parlants, marchants, pensants, et voulants. Si un homme aperçoit et goûte un objet, Dieu le crée apercevant et goûtant cet objet ; et, s’il consent au mouvement qui s’excite en lui, s’il se repose dans cet objet, Dieu le crée se reposant et s’arrêtant à cet objet. Dieu le fait tel qu’il est dans ce moment ; il crée en lui son consentement auquel il n’a pas plus de part que les corps au mouvement qui les transporte.

Je réponds que Dieu nous crée parlants, marchants, pensants, voulants, qu’il cause en nous nos perceptions, nos sensations, nos mouvements, en un mot qu’il fait en nous tout ce qu’il y a de réel ou de physique, ainsi que je l’ai expliqué ci-dessus. Mais je nie que Dieu nous fasse consentants, précisément en tant que consentants, ou reposant dans un bien particulier ou apparent. Dieu nous crée seulement sans cesse pouvant nous arrêter à tel bien. Cela est évident, car, puisque Dieu nous crée sans cesse voulant être heureux, puisqu’il nous pousse sans cesse vers le bien en général, vers tout bien, il est clair que ce n’est pas lui qui nous arrête à tel bien. Il nous porte vers tel bien en conséquence des lois de l’union de l’âme et du corps ou autrement ; soit ; mais il y a contradiction qu’il nous y porte invinciblement tant que ce bien ne remplit pas le désir naturel et invincible que nous avons pour tout bien. Dieu nous crée donc, non précisément en tant que consentants ou suspendant notre consentement, mais pouvant le donner ou le suspendre. car Dieu nous créant sans cesse, non pouvant vouloir, mais voulant être heureux, et notre esprit étant borné, il nous fallait du temps pour examiner si tel bien était vrai ou faux, et même si, en s’arrêtant à tel bien représenté ou senti comme vrai bien, ou cause du plaisir actuel, ce bien ne deviendrait point un mal, à cause que s’y arrêtant, on perdrait la possession d’un plus grand bien.

Il suit de ce que je viens de dire :

1) Que nous sommes prédéterminés physiquement vers le bien en général, puisque nous voulons invinciblement être heureux, et que le désir du bonheur est en nous sans nous.

2) Que nous sommes aussi prédéterminés physiquement vers les biens particuliers, en ce sens que nous sommes poussés vers ce que nous connaissons ou que nous goûtons comme bon. Le mouvement naturel de l’âme vers les biens particuliers n’est en effet qu’une suite naturelle de son mouvement vers le bien en général. Ainsi tout plaisir est efficace par lui-même par rapport à la volonté, car il la meut et la pousse pour ainsi dire vers l’objet.

3) Que tout plaisir ou motif physique, quoique efficace par lui-même par rapport à la volonté qu’il meut, il n’est point efficace par lui-même par rapport au consentement de la volonté, puisqu’il n’ôte pas à l’âme le désir d’être solidement heureuse, et le pouvoir de suspendre son contentement, et d’examiner si tel plaisir s’accorde avec le souverain bonheur qu’elle désire invinciblement.

4) Qu’ainsi la grâce de Jésus-Christ (Réponse à M. Arnauld, vol. II), la délectation prévenante, quoique efficace par elle-même, par rapport à la volonté qu’elle excite et qu’elle meut, elle n’est point efficace par elle-même par rapport au consentement de la volonté, qui peut n’y point consentir et qui ne lui résiste que trop souvent, soit parce que l’âme suspendant trop longtemps son consentement, la délectation spirituelle ne continue pas, soit parce que la concupiscence fournit sans cesse des motifs qui lui sont contraires.

5) Que c’est Dieu néanmoins qui opère en nous par sa grâce le vouloir et le faire, car c’est lui qui commence notre conversion. Il faut que sa grâce prévienne notre volonté, car il faut, pour ainsi dire, la sentir avant que d’y consentir. Ainsi Dieu ne coopère pas comme le voulaient les pélagiens, il opère, et c’est nous qui coopérons, car c’est celui qui commence, et sans lequel on ne peut rien qui, à parler exactement, est celui qui opère. La grâce de Dieu court, pour parler ainsi, avant la volonté, et concourt aussi avec elle, non en produisant l’acte du consentement, mais en laissant à la faculté active de l’âme, à la volonté qu’elle meut, de le produire, et la toute-puissance de Dieu paraît d’autant plus, qu’il se sert aussi heureusement des causes libres que des nécessaires, et sa bonté, en ce que, nous faisant agir avec une entière liberté, il nous fait mériter par le secours de sa grâce purement gratuite les récompenses promises, et qu’il veut donner avec justice à ceux qui coopèrent. His ergo modis, dit s. Augustin, quando deus agit cum anima rationali, ut ei credat, neque enim credere potest quodlibet libero arbitrio, si nulla sit suasio vel vocatio cui credat, profecto et ipsum velle credere Deus operatur in homine, et in omnibus misericordia ejus praevenit nos ; consentire autem vocationi Dei, vel ab ea dissentire, sicut dixi, propriae voluntatis est.(De spiritu et littera, ch. XXXIV). 1

Voici une objection que l’on a coutume de faire contre ce que j’ai dit auparavant, que Dieu fait tout ce qu’il y a de réel en nous quand nous péchons, et, quoiqu’elle soit fort légère, elle ne laisse pas de faire peine à bien des gens. La haine de Dieu, disent-ils, est une action dans laquelle il n’y a rien de bon. Donc elle est toute du pécheur ; Dieu n’y a aucune part. Et par conséquent l’homme agit et se donne à soi-même de nouvelles modifications par une action qui ne vient point de Dieu. Cela est vrai en un sens. mais je réponds que les pécheurs ne haïssent Dieu, que parce qu’ils jugent librement et faussement qu’il est mauvais, car on ne peut haïr le bien considéré comme tel. Ainsi, c’est par le même mouvement d’amour que Dieu leur imprime pour le bien, qu’ils haïssent Dieu. Or ils jugent que Dieu n’est pas bon, parce qu’ils ne font pas l’usage qu’ils devraient faire de leur liberté. N’étant point convaincus par une évidence invincible que Dieu n’est pas bon, ils ne devraient pas le croire mauvais, ni par conséquent le haïr.

On doit distinguer trois choses dans la haine, le sentiment de l’âme, le mouvement de la volonté, et le consentement à ce mouvement. Le sentiment ne peut être mauvais, car c’est une modification de l’âme, qui n’a ni bonté ni malice morale. Pour le mouvement il n’est point mauvais non plus, puisqu’il n’est pas distingué de celui de l’amour. Car, le mal qui est hors de nous n’étant que la privation du bien, il est évident que fuir le mal, c’est fuir la privation du bien, c’est-à-dire tendre vers le bien. Aussi tout ce qu’il y a de réel et de positif dans la haine même de Dieu n’a rien de mauvais. Ce n’est que dans le consentement de l’âme déréglée par un faux jugement que se trouve la malice formelle du péché. Et le pécheur ne peut haïr Dieu qu’en faisant un usage abominable du mouvement que Dieu lui donne incessamment pour le porter à son amour ; et il ne peut faire ce mauvais usage que parce qu’il sent confusément et juge faussement que Dieu n’est pas son bien, et qu’il cesse d’examiner les fausses raisons qui le portent à croire que les créatures, et non le Créateur, sont les causes de son bonheur. En un mot, il n’y a que la malice morale, ou le dérèglement de l’amour du pécheur à quoi Dieu n’a nulle part.

Dieu fait tout ce qu’il y a de réel dans les sentiments de la concupiscence et cependant il n’est point l’auteur de notre concupiscence (De la recherche de la vérité, livre I, ch. V)[modifier]

Comme les difficultés qu’on fait sur la concupiscence ont beaucoup de rapport à celles que je viens d’expliquer, il est à propos que je montre ici que Dieu n’est point auteur de la concupiscence, quoiqu’il fasse tout, et qu’il n’y ait que lui qui produise en nous les plaisirs même sensibles.

On doit, ce me semble, demeurer d’accord, pour les raisons que j’ai données dans le cinquième chapitre du premier livre de la Recherche de la vérité, et ailleurs, que suivant les lois naturelles de l’union de l’âme et du corps, l’homme avant même son péché était porté par des plaisirs prévenants, à l’usage des biens sensibles, et que toutes les fois que certaines traces se formaient dans la partie principale de son cerveau, certaines pensées naissaient dans son esprit. Or ces lois étaient très justes pour les raisons rapportées dans ce même chapitre. Cela supposé, comme avant le péché toutes choses étaient parfaitement bien réglées, l’homme avait nécessairement ce pouvoir sur son corps, qu’il empêchait la formation de ces traces lorsqu’il le voulait, car l’ordre demande que l’esprit domine sur le corps. Or ce pouvoir de l’esprit de l’homme sur son corps, consistait précisément en ce que, selon ses désirs et ses différentes applications, il arrêtait la communication des mouvements qui étaient produits dans son corps par ceux qui l’environnaient, sur lesquels sa volonté n’avait pas un pouvoir immédiat et direct comme sur le sien propre. On ne peut ce me semble concevoir qu’il pût d’une autre manière empêcher qu’il ne se formât des traces dans son cerveau. Ainsi la volonté de Dieu, ou la loi générale de la nature, qui est la cause véritable de la communication des mouvements, dépendait en certaines occasions de la volonté d’Adam. Car Dieu avait cet égard pour lui, qu’il ne produisait point, s’il n’y consentait, de nouveaux mouvements dans son corps, ou pour le moins dans la partie qui en est la principale, et à laquelle l’âme est immédiatement unie.

Telle était l’institution de la nature avant le péché ; l’ordre immuable de la justice le voulait ainsi, et par conséquent celui dont la volonté est toujours conforme à cet ordre. Or, cette volonté demeurant toujours la même, le péché du premier homme a renversé l’ordre de la nature parce que, le premier homme ayant péché, l’ordre immuable ne demande pas qu’il domine absolument sur aucune chose (Dans l’objection de l’article VII de l’Eclaircissement VIII, j’explique ce que je dis ici généralement de la perte que l’homme a faite du pouvoir qu’il avait sur son corps). Il n’est pas juste que le pécheur puisse suspendre la communication des mouvements, que la volonté de Dieu s’accommode avec la sienne, et qu’il y ait en sa faveur des exceptions dans les lois de l’union de l’âme et du corps. De sorte que l’homme est sujet à la concupiscence, son esprit dépend de son corps, il sent en lui des plaisirs indélibérés, et des mouvements involontaires et rebelles en conséquence de la loi très juste, qui unit les deux parties qui le composent.

Ainsi le ’’formel’’ de la concupiscence, non plus que le ’’formel’’ du péché, n’est rien de réel : ce n’est rien autre chose en l’homme que la perte du pouvoir qu’il avait de suspendre la communication des mouvements en certaines occasions. Il ne faut point admettre en Dieu une volonté positive pour la produire. Cette perte que l’homme a faite n’est pas une suite naturelle de la volonté de Dieu, laquelle est toujours conforme à l’ordre, et demeure toujours la même ; c’est une suite du péché qui a rendu l’homme indigne d’un avantage dû seulement à son innocence et à sa justice ; ainsi on doit dire que Dieu n’est point la cause de la concupiscence, mais seulement le péché, qui a changé en dépendance l’union de l’âme et du corps.

Cependant ce qu’il y a de positif et de réel dans les sentiments et dans les mouvements de la concupiscence, Dieu le fait, car Dieu fait tout ce qui est réel, et cela n’est point mauvais (Cf. S. Augustin, Contre les deux épîtres des Pélagiens, livre I, ch. XV, etc.). C’est par la loi générale de la nature, c’est par la volonté de Dieu que les objets sensibles produisent dans le corps de l’homme certains mouvements, et que ces mouvements excitent dans l’âme certains sentiments utiles à la conservation du corps, ou à la propagation de l’espèce. Qui oserait donc dire que ces choses en elles-mêmes ne sont point bonnes ?

Je sais bien que l’on dit que c’est le péché qui est la cause de certains plaisirs. On le dit, mais le conçoit-on ? Peut-on penser que le péché qui n’est rien, produise actuellement quelque chose ? Peut-on concevoir que le néant soit une cause véritable ? Cependant on le dit. Mais c’est peut-être qu’on ne veut pas prendre la peine de penser sérieusement à ce qu’on dit. Ou bien c’est qu’on ne veut pas entrer dans une explication qui est contraire à ce qu’on a ouï dire à des personnes qui parlent peut-être avec plus de gravité et d’assurance, que de réflexion et de lumière.

Le péché est la cause de la concupiscence, mais il n’est pas la cause du plaisir, comme le libre arbitre est la cause du péché, sans être la cause du mouvement naturel de l’âme. Le plaisir de l’âme est bon physiquement aussi bien que son mouvement et son amour, et il n’y a rien de bon que Dieu ne fasse. La rébellion du corps, et la malignité du plaisir, viennent du péché, comme l’attachement de l’âme à un bien particulier, ou son repos, vient du pécheur ; mais ce ne sont que des privations et des néants dont la créature est capable.

Tout plaisir est bon, et rend même en quelque manière heureux celui qui en jouit, du moins pour le temps qu’il en jouit. Mais on peut dire que le plaisir est mauvais parce que, au lieu d’élever l’esprit à celui qui le cause, il arrive par l’erreur de notre esprit, et par la corruption de notre cœur, qu’il l’abaisse vers les objets sensibles qui semblent le causer ; il est mauvais, parce que, étant pécheurs, et par conséquent méritant plutôt d’être punis que d’être récompensés, c’est une injustice à nous d’obliger Dieu en conséquence de ses volontés à nous récompenser par des sentiments agréables. En un mot (car je ne veux pas répéter ici ce que j’ai dit ailleurs), il est mauvais, parce que Dieu le défend présentement, à cause qu’il détourne de lui l’esprit qu’il n’a fait et ne conserve que pour lui. Car ce que Dieu avait autrefois ordonné pour conserver l’homme juste dans l’innocence arrête présentement le pécheur dans le péché, et les sentiments du plaisir qu’il avait sagement établis, comme les preuves les plus courtes pour apprendre à l’homme sans détourner sa raison de son vrai bien, s’il devait s’unir aux corps qui l’environnent, remplissent maintenant la capacité de son esprit, et l’attachent à des objets incapables d’agir en lui et infiniment en-dessous de lui, parce qu’il regarde ces objets comme les causes véritables du bonheur dont il jouit à leur occasion, et qu’il ne dépend point de lui d’arrêter les mouvements qu’ils excitent en lui.