De la recherche de la vérité/Éclaircissements/VII

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Tome III - De la recherche de la vérité (1678)
Texte établi par Geneviève Rodis-Lewis, J. Vrin (p. 67-69).

Où je parle de la mémoire, et des habitudes spirituelles

Je n’avais garde de parler dans ce chapitre de la mémoire ni des habitudes spirituelles pour plusieurs raisons, dont la principale est que nous n’avons point d’idée claire de notre âme. Car quel moyen d’expliquer clairement quelles sont les dispositions que les opérations de l’âme laissent en elle, lesquelles dispositions sont des habitudes, puisqu’on ne connaît pas même clairement la nature de l’âme ? Il est évident qu’on ne peut pas connaître distinctement les changements dont un être est capable, lorsqu’on ne connaît pas distinctement la nature de cet être. Car, si par exemple les hommes n’avaient point d’idée claire de l’étendue, ce serait en vain qu’ils s’efforceraient d’en découvrir les figures. Ce serait en vain qu’ils tâcheraient de rendre raison de la facilité, par exemple, qu’acquiert une roue à tourner autour de son essieu, par l’usage qu’on en fait. Cependant, puisqu’on souhaite que je parle sur une matière qui ne m’est pas connue en elle-même, voici le tour que je prends pour ne suivre en ceci que des idées claires.

Je suppose qu’il y a un Dieu qui agisse dans l’esprit et qui lui représente les idées de toutes choses, et que, si l’esprit aperçoit quelque objet par une idée très claire et très vive, c’est que Dieu lui représente cette idée d’une manière très parfaite.

Je suppose de plus que, la volonté de Dieu étant entièrement conforme à l’ordre et à la justice, il suffit d’avoir droit à une chose afin de l’obtenir. Ces suppositions qui se conçoivent distinctement étant faites, la mémoire spirituelle se peut expliquer facilement et clairement. car l’ordre demandant que les esprits qui ont pensé souvent à quelque objet y repensent plus facilement, et en aient une idée plus claire et plus vive que ceux qui y ont peu pensé, la volonté de Dieu qui opère incessamment selon l’ordre représente à leur esprit, dès qu’ils le souhaitent, l’idée claire et vive de cet objet. De sorte que, selon cette explication, la mémoire et les autres habitudes des pures intelligences ne consisterait pas dans une facilité d’opérer qui résultât de certaines modifications de leur être, mais dans un ordre immuable de Dieu, et dans un droit que l’esprit acquiert sur les choses qui lui ont déjà été soumises, et toute la puissance de l’esprit dépendrait immédiatement et uniquement de Dieu seul, la force ou la facilité d’agir que toutes les créatures trouvent dans leurs opérations n’étant en ce sens que la volonté efficace du Créateur. Et je ne crois pas qu’on fût obligé d’abandonner cette explication à cause des mauvaises habitudes des pécheurs et des damnés. Car, encore que Dieu fasse tout ce qu’il y a de réel et de positif dans les actions des pécheurs, il est évident par les choses que j’ai dites dans le premier Eclaircissement que Dieu n’est point auteur du péché.

Cependant je crois, et je pense devoir croire, qu’après l’action de l’âme il reste dans sa substance certains changements qui la disposent réellement à cette même action. Mais, comme je ne les connais pas, je ne puis pas les expliquer, car je n’ai point d’idée claire de mon esprit, dans laquelle je puisse découvrir toutes les modifications dont il est capable (cf. Eclaircissement XI). Je crois par des preuves de théologie, et non point par des preuves claires et évidentes, que la raison pour laquelle les pures intelligences voient plus clairement les objets qu’ils ont déjà considérés, que les autres, n’est pas précisément et uniquement parce que Dieu leur représente ces objets d’une manière plus vive et plus parfaite, comme je viens de l’expliquer, mais parce qu’ils sont réellement plus disposés à recevoir la même action de Dieu en eux. De même que la facilité à jouer des instruments, qu’on acquise certaines personnes, ne consiste précisément pas en ce que les esprits animaux qui sont nécessaires aux mouvements des doigts, ont plus d’action et de force en eux que dans les autres hommes, mais en ce que les chemins par où les esprits s’écoulent sont plus glissants et plus unis par l’habitude de l’exercice, ainsi que je l’ai expliqué dans le chapitre que j’éclaircis. Cependant je demeure d’accord que tous les usages de la mémoire et des autres habitudes ne sont point asolument nécessaires à ceux qui, étant parfaitement unis à Dieu, trouvent en sa lumière toutes sortes d’idées, et en sa volonté toute la facilité d’agir qu’ils peuvent souhaiter.