De la religion considérée dans ses rapports avec l’ordre public et civil/Texte entier

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DE LA RELIGION,
CONSIDEREE DANS SES RAPPORTS
AVEC
L’ORDRE POLITIQUE ET CIVIL,
PAR
L’ABBÉ F. DE LA MENNAIS.


Veri Dei ignoratio est somma omnium rerum publicarum pestis... Itaque omnis humanae societatis fundamentum convellit, qui religionem convellit.
     Plato, lib. X, de legib.


TROISIÈME ÉDITION.



A PARIS,
AU BUREAU DU MÉMORIAL CATHOLIQUE,
rue cassette, n° 35.
1826.



ERRATA.

Pag. 15, lig. 7, instruit, lisez instruite.
36, 2, dans l’état. qui, lisez dans l’état, qui.
54, 3, des femmes, lisez de femmes.
59, 5, sait, aussi bien, lisez sait aussi bien.
84, 16, quand, lisez quand.
102, 4, Charlemage, lisez Charlemagne.
118, 22, la discipline, lisez sa discipline.
175, 1, plus de lois, lisez plus de loi.
200, 2, même époque achève, lisez même époque, achève.
207, 13, est dans le souverain, lisez découle du souverain.
255, 11, de la déclaration du Pape, lisez de la déclaration, du Pape.
305, 9, qu’il put, lisez qu’il peut.
306, 14, à leurs propres sens, lisez à leur propre sens.
307, 7, incompatibles, lisez incompatible.
Ibid, 17, chambre, lisez dans la chambre.


AVERTISSEMENT
DE LA TROISIÈME ÉDITION.


Les quatre premiers chapitres de cet ouvrage, publiés d’abord séparément, ont été réunis, dans cette nouvelle édition, aux six derniers, avec lesquels ils ne forment qu’un tout. Les questions qu’on y a traitées tiennent au fondement même de l’ordre politique et de l’ordre religieux. Ce qui se passe dans les Pays-Bas en offre une preuve de fait assurément bien digne d’attention. La religion catholique, persécutée par un Prince calviniste, en vertu des principes gallicans, et cette persécution louée, encouragée, dirigée peut-être par les révolutionnaires françois, dont elle sert les desseins : c’est là, certes, un sujet de réflexions profondes pour les politiques et pour les chrétiens, pour les peuples et pour les rois. L’avenir nous réserve d’autres instructions ; car tout a son terme, et même la patience. On a vu jusqu’ici le mal en action : qui sait quel spectacle doit succéder à celui-là, et ce qu’à son tour la foi peut remuer dans la société, pour la défense du vrai et du bien, et pour le salut du monde ?


PRÉFACE


On ne lit point aujourd’hui les longs ouvrages ; ils fatiguent, ils ennuient : l’esprit humain est las de lui-même ; et le loisir manque aussi. Tout se précipite tellement depuis qu’on a mis la société entière en problème, qu’à peine est-il possible de donner un moment très court à chaque question, quelle qu’en soit d’ailleurs l’importance. Dans le mouvement rapide qui emporte le monde, on n’écoute qu’en marchant ; et comment l’attention, sans cesse distraite par des objets nouveaux, pourroit-elle se fixer long-temps sur aucun ? C’est ce qui nous détermine à publier seule la première partie de ce petit traité, tandis que certains souvenirs sont encore vivants. Dans trois mois on ne sauroit de quoi nous venons parler. Nous tâcherons de saisir, au milieu des événements qui se préparent, l’occasion la plus favorable pour faire paroître la seconde partie. Il ne faut pas troubler indiscrètement les méditations des peuples éclairés qui ont entrepris de réformer l’œuvre de la sagesse et de la puissance divine, ni les ramener trop brusquement de la bourse à l’autel, et de la rente à la religion.

Nous n’ignorons pas que cet écrit, dicté par une conviction profonde, choquera beaucoup d’opinions, à une époque où tant d’hommes ont un tact si fin sur ce qu’il est à propos de penser. Mais cette considération n’a pas dû nous empêcher de dire ce que nous croyons vrai. On n’est point obligé de plaire, et ce n’est pas une des conditions que la charte a mise au droit de publier ses opinions ; droit dont nous userons sans autre désir que celui d’être utile, sans autre espérance que de recueillir force injures et calomnies.

Personne n’est plus soumis que nous aux lois du pays où nous vivons ; nous le serions de même à Constantinople, nous l’eussions été de même à Rome, sous la république comme sous les empereurs, et par les mêmes motifs, et dans la même mesure. Une fausse liberté ne nous séduit pas, et nous sentons en nous quelque chose qui nous met à l’abri de la servitude. Le christianisme a pour toujours délivré l’homme du joug de l’homme, et il n’est pas un chrétien qui ne puisse et ne doive, en obéissant, selon le précepte de l’apôtre, répéter ces belles paroles que l’auteur de l’Apologétique adressoit aux magistrats romains : « Je reconnois dans le chef de l’empire mon souverain, pourvu qu’il ne prétende pas que je le reconnoisse pour mon dieu : car du reste je suis libre. Je n’ai d’autre maître que le Dieu tout-puissant, éternel, qui est aussi le sien. » [1]

Que si, examinant quelques unes des lois qui nous régissent, nous les avons jugées défectueuses à plusieurs égards, elles nous autorisent elles-mêmes à émettre le jugement que nous en portons. On ne nous contestera pas sans doute un privilège qu’on ne cesse, quel qu’il soit, de vanter avec tant d’emphase. De semblables discussions, sincères, graves, sur un sujet qui occupe tous les esprits, ne sauroient être interdites que par un despotisme timidement soupçonneux, et, dans ses vagues inquiétudes, esclave de sa propre tyrannie.

Mais le génie du mal, tremblant pour ses œuvres, a su trouver une autre ruse, et se faire contre la vérité un autre rempart. « Combattez l’erreur, dit-il, mais en la séparant des personnes » ; comme il dit encore : « soutenez la religion, mais en la séparant de Dieu. » Qu’on lui laisse les réalités, il nous abandonnera les abstractions, afin d’avoir le droit de nous traiter de rêveurs. Assurément il seroit plus doux de n’avoir à établir que des théories générales ; mais il n’en va pas ainsi en ce monde. Les sociétés humaines vivent ou meurent selon les doctrines des hommes qui les gouvernent ; et l’on ne sauroit attaquer ces doctrines sans attaquer en même temps et les discours qui les expriment, et les actes qui les consacrent. Or, quand il s’agit d’actes et de discours, les hommes, quoi qu’on fasse, reparoissent nécessairement ; et plus leur autorité est grande aux yeux des peuples, plus il est nécessaire d e déchirer le voile qui cause leur illusion. étrange charité que celle qui sacrifieroit la société, l’ordre, la religion, à l’orgueil ombrageux de quelques individus pervertis ou aveuglés ! Ce n’est pas là l’exemple que Jésus-Christ nous a donné : il n’est point, il ne sera jamais de langage qui approche de la sévérité de ses paroles, lorsqu’il foudroyoit de son indignation divine les scribes et les pharisiens hypocrites, sépulcres blanchis, éclatants au dehors, et au dedans pleins de pourriture et d’ossements à demi consumés [2]. Et parce que vous le voyez, en d’autres circonstances, rempli de douceur et de miséricorde, n’allez pas vous imaginer qu’il se contredise. « On doit, dit saint Augustin, reprendre devant tous les fautes commises devant tous, et secrètement les fautes secrètes. distinguez les temps, et l’écriture s’accorde avec elle-même. » [3]

Il y a, n’en doutez pas, des reproches qu’il est plus pénible de faire, qu’il n’est dur de les entendre. Mais, en ces temps où tout est renversé dans l’homme, on a plus de pitié pour le remords qui gronde, que pour la conscience qui gémit. Ses douleurs importunent, irritent ; comme le sauvage à son enfant, on lui dit : souffre, et tais-toi. Eh ! Que n’est-il permis de se taire ! Ce n’est, certes, aucun motif d’intérêt personnel ou d’amour-propre qui peut engager maintenant à défendre la religion et la vérité : qui ne le sait ? Mais dès lors aussi l’on doit comprendre que quiconque descend dans l’arène, sachant d’avance ce qui l’y attend, croit accomplir un devoir sacré. Peu nous importe, au reste, les jugements des hommes et leurs vains discours. Lorsqu’aux premiers siècles de la foi, les confesseurs, livrés, dans le cirque, à la dent des bêtes féroces, combattoient pour Jésus-Christ en présence de César, et des sénateurs, et des pontifes, et du peuple, qui ne se rioit de ces insensés et de leur Dieu ? Nous annonçons aujourd’hui le même Dieu aux nations qui l’oublient, à leurs chefs qui le proscrivent : et quelque chose pourroit nous empêcher d’élever la voix ! Et l’on demanderoit ce que veut donc ce prêtre ! Ce qu’il veut ? Ce que vouloit Jésus de Nazareth, ce que vouloient les martyrs : heureux s’il l’obtenoit au même prix !

Il y a long-temps que le monde est le même, et qu’il poursuit de sa haine tout ce qui s’oppose à ses passions et à ses idées. Il en sera ainsi jusqu’à la fin ; et ce n’est pas une raison de lui céder. Il faudra bien qu’il cède lui-même à la vérité, quand le jour de son triomphe sera venu, et qu’il cède éternellement. Les lois de la terre, même fondamentales, seront un peu ébranlées alors : et je ne sache pas que l’ordre qu’on nous fait à l’aide de toutes les théories modernes d’athéisme ait reçu du Dieu vivant des promesses d’immortalité. Quelle que soit, au surplus, en certains moments, la vivacité de nos expressions, nous désirons qu’on les juge par le sentiment qui les a dictées. L’envie de blesser fut toujours aussi loin de nous que le dessein de flatter. Nous avons été, grâce au ciel, conduits par des vues plus hautes ; et si nos efforts avoient besoin d’être justifiés devant des chrétiens, nous produirions, pour toute défense, ces paroles d’un illustre docteur de l’Eglise.

« Il y a, dit l’ecclésiaste, un temps de se taire, et un temps de parler. Et maintenant donc, après un assez long silence, il convient d’ouvrir la bouche pour révéler ce qu’on ignore. Ne craignez ni le mensonge ni la calomnie ; ne vous laissez point troubler par les menaces des hommes puissants ; ne vous attristez point d’être raillé par les uns, outragé par les autres, et condamné par ceux qui affectent de la tristesse, et dont les remontrances séduisantes sont ce qu’il y a de plus propre à tromper : que rien ne vous ébranle, pourvu que la vérité combatte avec vous. Opposez à l’erreur la droite raison, appelant à son secours, dans cette guerre sainte, l’auteur même de toute sainteté, notre seigneur Jésus-Christ, pour qui il est doux d’être affligé, et heureux de mourir[4]. »


DE LA RELIGION,
CONSIDEREE DANS SES RAPPORTS
AVEC
L’ORDRE POLITIQUE ET CIVIL,



CHAPITRE I.

État de la société en France.


Instruite par l’expérience et par la tradition universelle des peuples, la sagesse antique avoit compris qu’aucune société humaine ne pouvoit ni se former ni se perpétuer, si la religion ne présidoit à sa naissance, et ne lui communiquoit cette force divine, étrangère aux œuvres de l’homme, et qui est la vie de toutes les institutions durables. Les anciens législateurs voyoient en elle la loi commune, source des autres lois, la base, l’appui, le principe régulateur des états constitués selon la nature ou la volonté de l’intelligence suprême. « En toute république bien ordonnée, dit Platon, le premier soin doit être d’y établir la vraie religion, non pas une religion fausse ou fabuleuse, et de veiller à ce que le souverain y soit élevé dès l’enfance. » Ces maximes, partout admises comme une règle immuable, furent aussi partout le fondement de l’organisation sociale : de là l’importance, quelquefois excessive à nos yeux, qu’on attachoit non seulement aux croyances publiques, mais aux plus petites cérémonies du culte ; de là l’union intime des lois religieuses et des lois politiques dans la constitution de chaque cité, quelle que fût la forme de son gouvernement ; de là enfin le pouvoir toujours si étendu du sacerdoce chez les nations, soit civilisées, soit barbares : et il faut en qu’il y ait en cela quelque chose de nécessaire, conforme à la nature de l’homme et de la société, puisqu’aucun temps ni aucun lieu n’offre d’exception à ce fait primitif et permanent.

Il n’est pas de notre dessein de rechercher comment la religion, suivant ce qu’elle contenoit de vérités et d’erreurs, modifia les institutions des peuples divers. Il nous suffit de faire remarquer qu’à l’époque où son influence, dans l’état et dans la famille, s’affoiblit et menaça de s’éteindre entièrement à Rome, sous les premiers Césars, tous les liens qui unissent les hommes se relâchant à la fois, l’empire tomba en dissolution ; et bientôt l’on vit ce grand corps languissant, épuisé, se débattre quelques instans, et succomber enfin sous les coups que lui portèrent des nations envoyées de Dieu, pour faire disparoître de la terre le peuple athée.

Exemple à jamais mémorable ! Les romains avoient renoncé aux dogmes conservateurs de tout ordre politique et civil : leur nom seul demeura pour rendre témoignage de ce qu’ils furent. La religion, bannie par les systèmes philosophiques, sortit de cette société auparavant si vivante ; et il ne resta qu’un cadavre. Le monde étonné contemploit cet informe débris, quand tout-à-coup s’éleva une société nouvelle, fondée par le christianisme et pénétré de son esprit. Croissant et se développant selon l’invariable loi reconnue des anciens, elle reçut tout de l’église, et sa forme essentielle et ses institutions, et son admirable hiérarchie. Gibbon lui-même en fait l’aveu. Ce furent les souverains pontifes, ce furent les évêques qui, appelant nos grossiers ancêtres à la vraie civilisation, créèrent, avec la royauté, les monarchies chrétiennes, qu’ils travailloient sans cesse à perfectionner. On chercheroit en vain dans l’antiquité rien de semblable à ce genre de gouvernement, qui n’y pouvoit avoir de modèle, puisqu’il n’étoit que l’expression publique du christianisme et des nouveaux rapports qu’il avoit établis entre les hommes, la manifestation pour ainsi dire sociale de ses préceptes et de ses dogmes mêmes.

Indépendamment de ce qui touche la constitution intime de l’état, les règles de discipline établies par l’église, la forme de ses jugements et de ses tribunaux, eurent une influence aussi heureuse qu’étendue sur la législation civile. Cette influence est surtout remarquable dans les capitulaires de nos premiers rois, monument trop peu admiré de sagesse et de justice. Il est vrai cependant que des erreurs et des passions, diverses selon les époques, mais qui toujours tendoient à rompre l’unité politique en ébranlant l’unité religieuse, altérèrent peu à peu l’esprit de la société européenne, la détournèrent de sa direction, et en arrêtèrent les progrès, avant quelle eût atteint son parfait développement. Elle ne laissa pas de subsister avec la plupart des caractères qu’elle tenoit de son origine, tant que le christianisme fondu, pour ainsi parler, dans toutes ses institutions, put exercer sur elle son action puissante ; et après les désordres amenés par trois siècles d’hérésie et près d’un siècle d’incrédulité, il fallut, pour achever de la détruire, la séparer violemment de la religion qui la protégeoit encore contre elle-même. Mais cette fatale séparation une fois accomplie, la société changea de nature, et cela nécessairement. Qu’est-elle aujourd’hui en France ? Quel genre de gouvernement a remplacé la monarchie chrétienne ? Grave question, certes, et qui, bien éclaircie, serviroit à en résoudre beaucoup d’autres.

Long-temps avant notre révolution, la prétendue réforme du seizième siècle avoit ébranlé le système politique de l’Europe. Partout où elle s’établit, on vit naître aussitôt ou le despotisme, ou l’anarchie. L’histoire n’a conservé le nom d’aucun tyran plus abominable que le fils de Gustave Wasa. Nulle part aussi l’ordre de succession n’a été plus souvent troublé qu’en Suède. Après d’assez longues agitations, le Danemarck a cherché le repos à l’abri d’un pouvoir beaucoup moins réglé par les lois que tempéré par les mœurs. Que l’armée de Gustave-Adolphe, fixée au sein de l’Allemagne, eût quitté ses tentes pour des habitations plus stables, ce serait l’image de la Prusse luthérienne, soumise, depuis son origine, à un despotisme militaire, adouci par l’influence des états voisins et des tribunaux de l’empire. En embrassant le calvinisme, les Provinces-Unies formèrent une république turbulente, avare, cruelle. Le même peuple qui vendoit au Japon son Dieu, égorgeoit en Europe son chef, et dévoroit son cœur palpitant. Qui jamais exerça une autorité plus despotique que Henri VIII ? Y avoit-il en Angleterre, sous le règne de ce monstre, d’autre loi que son caprice ? Il meurt, et bientôt l’anarchie la plus profonde dévaste cette terre d’où le christianisme antique, le vrai christianisme étoit banni. Le monde eut le spectacle d’une nation qui, ayant renoncé à la foi dont elle avoit vécu jusqu’alors, cherche dans les ténèbres et dans le sang une religion nouvelle et une nouvelle civilisation. De l’anarchie elle passe encore derechef sous le despotisme. Un fourbe ambitieux, qui savoit vouloir et agir, chasse vers l’échafaud un prince foible, cite la bible à des fanatiques, puis courbe tout sous son épée. Cette épée, il l’emporta dans la tombe ; il ne la légua pas à son fils, et ce fils fut renversé. L’ancienne dynastie se remontre un moment, et disparoît ensuite pour toujours.

Il falloit que l’Angleterre pérît, ou qu’elle se reconstituât sous des institutions plus stables. Ce que le temps avoit conservé des anciennes lois et des anciennes mœurs, se combinant avec ce qui restoit de christianisme chez ce peuple, il en résulta une forme de société analogue à ces divers éléments, mais entièrement différente, au fond, de celle qui existoit avant la réforme : et c’est ce que ne voient pas assez ceux qui, frappés des noms plus que des choses, croient que l’Angleterre est une monarchie, parcequ’il y a, dans cette terre natale des fictions politiques et de toutes les déceptions modernes, un homme qu’on appelle roi. La monarchie anglaise expira sous le glaive des bourreaux avec Charles Ier. Son fils n’en reproduisit qu’une vague et triste image. Jacques II, doué d’un sens droit, mais dénué du génie nécessaire à l’exécution des desseins qu’il avoit conçus, voulut la rétablir ; il succomba. L’esprit du protestantisme, incompatible avec l’existence de la véritable royauté, triompha de tous ses efforts. En cessant de reconnoître l’autorité suprême, et même toute autorité réelle dans l’ordre religieux, le peuple avoit perdu la notion de la souvera ineté dans l’ordre temporel. Il ne pouvoit plus comprendre ce que c’est qu’un monarque ; il ne pouvoit surtout plus souffrir un pouvoir au-dessus du sien. Le trône, pour lui, ce fut un fauteuil, comme l’autel n’étoit plus qu’une table. Par la force même des choses, on vit recommencer en Europe le gouvernement républicain. Il ne resta de la monarchie et de la religion chrétienne que des mots vides de sens. L’Angleterre devint en effet une véritable république, selon l’acception rigoureuse du mot ; mais la souveraineté qui, suivant les principes introduits par la réforme, appartient de droit à la nation entière, se concentra de fait entre les mains d’un petit nombre de familles propriétaires du sol, et qui seules possèdent les emplois et forment les deux chambres : c’est en elles que le pouvoir réside essentiellement. Le parlement est le vrai souverain, puisqu’il peut tout, selon Blackstone, tout sans exception, même changer la dynastie, même changer la religion ; et ces deux choses, il les a faites : la loi, c’est sa volonté. Il gouverne par des ministres responsables envers lui, et non envers le roi, qui ne peut jamais en choisir d’autres que ceux désignés par la majorité des chambres, ou que cette majorité consent à soutenir. De royauté, à peine en existe-t-il une vaine apparence ; elle est nulle en réalité. Les affaires sont discutées, décidées dans le parlement ; celles que la constitution paroît abandonner au roi dépendent entièrement des ministres, que le parlement fait et défait à son gré. Le refus des subsides arrêteroit sur-le-champ le monarque, si, sur ce point comme sur tout autre, il essayoit de s’opposer à ce que veut le parlement. L’Angleterre est donc réellement une république aristocratique. Aussi a-t-elle tous les caractères qui appartinrent toujours à ce genre de gouvernement : une administration forte, mais à qui tous les moyens sont indifférents pour arriver au but proposé ; des conseils suivis et soutenus d’une action qui ne se relâche jamais ; un système d’agrandissement progressif et continuel, qui, portant au dehors les pensées du peuple et son activité, assure la tranquillité intérieure ; une grande prospérité matérielle, la soif des richesses, l’estime de l’or, des croyances vagues, des mœurs foibles, et dans les classes inférieures une sorte de licence qu’elles prennent pour la liberté.

Telles furent dans tous les temps les républiques aristocratiques ; telle est l’Angleterre aujourd’hui. Cependant l’on compare sans cesse notre gouvernement au sien ; c’est chez elle que l’on va chercher des exemples dont on fait des modèles, et quelquefois des lois. Il faut s’entendre. Veut-on dire que la France n’est pas plus que l’Angleterre une vraie monarchie ; on a raison. Veut-on dire qu’elle est comme elle, et dans le même sens, une république ; on a raison encore. Mais si l’on prétend que la France est une république aristocratique, on se trompe, car nous n’avons pas même les premiers éléments d’une aristocratie. En effet, qu’on nous montre en France ce corps de noblesse propriétaire, ou à peu près, de tous les pays, possédant en outre les premiers emplois du gouvernement, de l’église, de l’administration, de l’armée ; ce corps de noblesse privilégiée comme ne l’étoit pas la noblesse française en 1789, investie d’une foule de droits lucratifs et honorifiques, que personne ne lui conteste, et qu’on lui contesteroit vainement ; qu’on nous montre dans nos codes des lois semblables à celles qui assurent la perpétuité de ces grandes familles, par l’hérédité de certaines charges, les partages inégaux, les substitutions, etc., etc.

Non seulement il n’y a point de noblesse en France, car ce ne sont point les titres, mais les fonctions privilégiées qui font le noble ; il n’y a pas même de familles à proprement parler, puisque la loi ne fait rien pour elles, qu’elle ne connoît que des individus. Et c’est là, pour quiconque sait voir, la différence essentielle qui existe entre notre gouvernement et le gouvernement anglais.

Parmi nous, nulle hiérarchie, nulle classification sociale, nuls rangs, nuls droits rec onnus que ceux acquis à tous par la loi commune. ôtez l’indélébile distinction qui résulte de l’inégalité des facultés naturelles et de leur développement, un peu d’or de plus ou de moins fait toute la différence entre les hommes ; et aussi est-ce uniquement de cette différence variable, et qui le devient davantage de jour en jour, que dépend ce qu’on est convenu d’appeler les droits politiques. Ainsi la France est un assemblage de trente millions d’individus, entre lesquels la loi ne reconnoît nulle autre distinction que celle de la fortune. Mais cette distinction, qui n’a rien de fixe, devient énorme par le fait, pendant qu’elle subsiste, puisque entre l’homme qui paie 1000 francs d’impositions et celui qui n’en paie que 299, il y a, comme on s’en convaincra bientôt, toute la distance qui sépare le souverain du sujet.

Voilà ce qu’est la nation, considérée en elle-même ; voyons ce qu’est son gouvernement. Pour en avoir une idée exacte, il faut répondre à ces questions : qu’est-ce que les chambres ? Qu’est-ce que le ministère ? Qu’est-ce que le roi ? Et ce n’est pas sans motif que nous les posons dans cet ordre. Tout à l’heure on comprendra qu’on ne pourroit, à moins de tout confondre, les poser autrement.

Nous avons vu, et c’est un fait qui n’est pas contesté, que le parlement anglais représente une aristocratie souveraine. Les aînés des premiè res familles forment en effet la chambre des pairs ; celle des communes est formée, dans sa plus grande portion, des cadets de ces mêmes familles, et de quelques autres propriétaires, membres aussi de l’aristocratie ; car en Angleterre toutes les terres sont nobles ou privilégiées. Ainsi, les deux chambres, ayant au fond les mêmes intérêts à défendre, et représentant toutes deux une même classe de la société, ne sont réellement que deux parties, l’une élective, l’autre héréditaire, d’un seul corps appelé parlement, en qui réside la souveraineté.

Nos chambres offrent, dans le même sens, deux sections d’un seul et même corps, qu’on pourroit aussi appeler parlement, et qui reçoit effectivement ce nom dans le langage des chambres. Les pairs, à la vérité, possèdent des prérogatives personnelles que les députés ne partagent pas ; leurs titres et leurs fonctions sont héréditaires ; mais il en est de même chez les anglais. L’unique différence est que, chez nous, les pairs ne représentent point une aristocratie qui n’existe pas, et que le temps même ne sauroit former sous l’empire des lois qui nous régissent. Ils ne peuvent, ainsi que les députés, représenter que ce qui est c’est-à-dire une vaste démocratie, dans laquelle la richesse seule marque des degrés variables comme elle. Hors de là, il n’existe aucun ordre à maintenir, aucun intérêt à défendre. La chambre des pairs fait donc essentiellement partie d’un système démocratique ; voulût-elle être autre chose, elle ne le pourroit pas ; elle forme nécessairement, avec la chambre des députés, un seul et unique corps divisé en deux sections qui délibèrent à part ; aussi retrouve-t-on dans les deux chambres la même classification identique de leurs membres, un côté droit, un côté gauche, un centre, suivant la nature des opinions adoptées par chacun, et qui partagent également la nation elle-même.

Ce grand corps, divisé par une sorte de fiction, mais réellement un, comme le parlement d’Angleterre, consent comme lui l’impôt, et comme lui fait la loi : nous disons qu’il la fait, et non qu’il y concourt, car les droits attribués sur ce point à la royauté ne sont encore qu’une autre fiction, ainsi qu’on le verra dans un moment.

Or quiconque fait la loi, exerce la souveraineté. Sans juger ce qui est, sans le louer ni le blâmer, mais en l’examinant de la même manière qu’on pourroit examiner la constitution d’une république de l’ancienne Grèce, nous sommes donc conduits à cette conclusion, que la souveraineté réside dans les chambres : en soutenant le principe de l’omnipotence parlementaire, on n’a fait qu’énoncer le même fait en d’autres termes. Aucun souverain, ni surtout un souverain collectif, ne pouvant gouverner seul, des ministres lui sont indispensables pour l’exercice de son pouvoir. Le ministère, chez les anglais, n’est que l’action publique du parlement qui renvoie les ministres au moment même où ils commencent à gouverner d’une manière contraire aux vues de la majorité des chambres, sans que le roi puisse s’y opposer, quel que soit son attachement personnel pour eux, ou l’approbation qu’il accorde à leur administration. Il en est ainsi en France ; nul ministre ne pourroit y garder ses fonctions malgré l’une des deux chambres, puisque le rejet d’une loi nécessaire suspendroit à l’instant même le gouvernement : aussi est-ce une maxime admise que les ministres doivent se retirer lorsqu’ils perdent la majorité dans l’une ou l’autre chambre ; et ce ne seroit pas une maxime, que ce seroit encore une nécessité.

Le ministère n’est donc, en France comme en Angleterre, que l’action publique du parlement, d’une aristocratie souveraine chez nos voisins, et chez nous d’une démocratie souveraine. Que si maintenant nous cherchons quelle place la royauté occupe dans ce système, et ce qu’elle est en réalité, nous ne voyons pas que sa condition, examinée attentivement, soit de nature à exciter de vives alarmes parmi ceux qui redoutent le pouvoir absolu.

A s’en tenir aux mots qui fixent l’étendue et les limites de la prérogative royale, nous trouvons d’abord, en ce qui concerne l’autorité législative, que le roi propose les lois aux chambres, et qu’il peut ne pas présenter celles que les chambres l’auroient supplié de proposer.

Voilà, certes, une prérogative qui semble lui rendre une partie de la souveraineté. Mais il faut considérer que le roi n’a le droit de proposer ni de rejeter aucune loi directement ; il est légalement indispensable que tout se fasse par l’intermédiaire d’un ministre responsable. Or les ministres, comme on l’a vu, sont dans une dépendance absolue des chambres. Qu’ils viennent à perdre la majorité, ils tombent au même moment. Ils ne peuvent donc, de fait, rien proposer ni rien rejeter, qu’autant qu’ils seront sûrs de ne pas contrarier la majorité des chambres. Supposons que le roi, voulant les contraindre à faire quelque chose d’opposé à ce que veut la m ajorité, ils se retirent, et que d’autres les remplacent : les nouveaux ministres se briseront contre cette majorité, ou bien il faudra que le roi cède. Où est, en ce cas, le pouvoir souverain ? Il est vrai que le roi peut dissoudre les chambres, et ordonner d’autres élections : c’est ici le terme de sa puissance, et encore ne s’étend-elle qu’à une moitié du parlement, à la chambre des députés. La voilà dissoute, et la question qui étoit débattue entre elle et le roi est soumise au jugement du peuple souverain payant 300 f. D’impositions. Rien de plus naturel dans l’hypothèse d’un gouvernement républicain. C’est l’appel au roi en ses conseils, des anciennes monarchies : il faut bien toujours un tribunal suprême qui décide en dernier ressort : nulle société ne subsisteroit sans cela.

Enfin une nouvelle chambre envoyée par le peuple arrive : que fera-t-elle ? Ce qu’elle voudra ; rien ne peut contraindre sa volonté, c’est le même corps composé seulement de membres différents, mais toujours souverain. Il décidera, suivant son bon plaisir, entre le ministère actuel et le ministère qui l’a précédé, et, quelle que soit sa décision, il est impossible désormais, à moins d’une révolution dans le gouvernement, qu’elle ne soit pas rigoureusement exécutée.

Toute fiction mise à part, voilà les droits de la royauté en ce qui touche la législation : car il ne faut pas confondre avec les droits fixés par la constitution de l’état, une influence toute différente, fondée sur des sentiments qui se rattachent à un autre ordre de choses, et qui subsistoient encore en partie lorsque la providence ramena parmi nous la famille de nos anciens monarques.

Mais, dira-t-on, si le roi ne jouit plus de la puissance législative, l’administration du moins lui appartient tout entière ; il conclut les traités, fait la paix, déclare la guerre, nomme aux emplois de l’armée et de toutes les autres branches du service public. Ceci seroit un grand pouvoir, sans néanmoins être la souveraineté, et je m’étonnerois que le souverain osât confier à d’autres que lui une autorité si étendue. Mais est-ce bien réellement le roi qui exerce cette autorité ? Non, ce sont les ministres, qui, censés responsables, font tout, en France comme en Angleterre, où rien ne peut être fait que par eux ; ministres au choix desquels le roi n’a d’autre part que de signer l’ordonnance de leur nomination ; ministres qu’il garde ou qu’il renvoie suivant le bon plaisir des chambres ; ministres placés, sous tous les rapports, dans une dépendance absolue de ces chambres, et simples exécuteurs de leurs ordres. Car enfin, qu’ils jugent, par exemple, la guerre nécessaire à l’honneur et aux intérêts de l’état : pour faire la guerre il faut des hommes, pour faire la guerre il faut de l’argent. Qui donne l’argent ? Qui accorde les hommes ? Le parlement, et le parlement seul. Nulle guerre ne peut donc être faite que de son consentement ; le système entier de l’administration lui est soumis de la même manière. Les ministres sont liés sur tous les points par ses volontés ; qu’ils choquent aujourd’hui, en quelque chose, ses vues, ses opinions, ses désirs, et même ses caprices, il les chassera demain malgré le roi. Ils ne sont donc pas effectivement les ministres du roi, mais les ministres du parlement. Le parlement est donc en réalité le pouvoir administrant, comme il est le pouvoir législatif.

Il nous semble que quiconque ne s’arrête pas à de simples apparences, mais voit les choses telles qu’elles sont au fond, ne sauroit contester aucun des faits que nous venons d’avancer, ni aucune des conséquences que nous en déduisons. Nous n’avons d’ailleurs rien dit qui n’ait été dit et redit mille fois, dans les chambres mêmes, en termes équivalents, rien que ce qu’on lit dans tous les ouvrages qu’on a publiés depuis dix ans sur le gouvernement représentatif. Tous nos raisonnements reposent sur des bases positives, sur des maximes avouées, sur ce qui se passe chaque jour sous nos yeux.

Reprenant donc les questions posées précédemment, qu’est-ce que les chambres ? Qu’est-ce que le ministère ? Qu’est-ce que le roi ? Nous répondrons sans hésiter : les chambres sont une assemblée démocratique, divisée en deux sections qui délibèrent à part ; assemblée dans laquelle réside, avec la souveraineté, toute la puissance du gouvernement.

Le ministère est l’action publique des chambres, leur agent responsable en tout ce qui tient à l’administration.

Le roi est un souvenir vénérable du passé, l’inscription d’un temple ancien, qu’on a placée sur le fronton d’un autre édifice tout moderne. Nous avons expliqué avec le plus de netteté que nous avons pu la vraie nature de notre gouvernement, parcequ’il est impossible de rien concevoir à la société actuelle, si auparavant l’on n’a pas compris que la France n’est qu’une vaste démocratie : c’est la source la plus commune, et des illusions qu’on se forme sur l’avenir, et des mécomptes que l’on éprouve dans le présent, et des injustes plaintes dont la royauté est trop souvent l’objet.

Chaque espèce de gouvernement a son caractère propre. Le caractère de la démocratie est une mobilité continuelle ; tout sans cesse y est en mouvement, tout y change, avec une rapidité effrayante, au gré des passions et des opinions. Rien de stable dans les principes, dans les institutions, dans les lois ; on n’y connoît la puissance du temps ni pour établir, ni pour détruire, ni pour modifier. Une force irrésistible pousse et agite les hommes ; ce qui se trouve sur leur route, quel qu’il soit, est foulé aux pieds : ils avancent, reviennent, avancent encore, et tout l’ordre social devient pour eux comme un chemin de passage. Le pouvoir ne donne pas l’impulsion, il la reçoit. Je ne sais quoi d’indéfinissable emporte et le peuple et ses chefs. Il y a dans les esprits une certaine indocilité, dans les cœurs un certain mépris haineux et défiant pour l’autorité, qui fait qu’on lui cède, et qu’on n’obéit pas. Censurer est le besoin de tous ; c’est un soulagement pour l’orgueil, et aussi une vengeance. Nulle faute n’est pardonnée à ceux qui gouvernent, parce que nul n’étant, par les lois, obligé de gouverner, quiconque se charge du gouvernement se rend garant du succès même.

La médiocrité réussit mieux dans les démocraties que le vrai talent, surtout lorsqu’il s’allie à un noble caractère. La flatterie, la servilité, la bassesse, une fausse habileté souple et patiente, conduisent plus sûrement aux emplois que le génie et la vertu, chez les peuples qu’on appelle libres. Le génie d’ailleurs et même le talent, s’il avoit quelque chose d’élevé, rencontreroit trop de difficultés, trouveroit trop d’obstacles à ses entreprises dans un état démocratique. Pour atteindre un but important, pour opérer de grandes choses, le temps est indispensable, ainsi que la suite dans les conseils. Cette persévérance est le propre des gouvernements aristocratiques ; jamais ils ne sommeillent, jamais ils ne se lassent, jamais ils n’abandonnent un dessein conçu : tout, au contraire, se fait au hasard, par entraînement ou par caprice, dans les démocraties ; aussi n’eurent-elles jamais d’autre éclat que celui des armes, ni d’autre prospérité que la conquête.

Le christianisme avoit créé la véritable monarchie, inconnue des anciens ; la démocratie, chez un grand peuple, détruiroit infailliblement le christianisme, parce qu’une autorité suprême et invariable dans l’ordre religieux est incompatible avec une autorité qui varie sans cesse dans l’ordre politique. Le christianisme conserve tout, en fixant tout ; la démocratie détruit tout, en déplaçant tout. Ce sont deux principes qui se combattent sans relâche dans l’état : un principe d’unité et de stabilité, un principe de division et de changement perpétuel ; et comme nulle société ne sauroit sortir de ses voies tant que le principe qui la régissoit et qui a présidé à sa formation subsiste avec toute sa force, nulle monarchie chrétienne ne peut dégénérer en démocratie sans que le principe religieux n’ait subi auparavant une profonde altération. Toujours et nécessairement la révolution, commencée dans l’église, passe ensuite dans l’état, qui à son tour l’achève dans l’église. C’est ainsi qu’on a vu naître et s’établir en Europe, avec des gouvernements ou despotiques ou républicains, les religions nationales ou civiles, qui ne sont qu’un athéisme déguisé.

L’égalité absolue, ou la destruction de toute hiérarchie sociale, ne laissant subsister d’autres distinctions que celles de la fortune, produit une cupidité extrême, une soif insatiable de l’or ; car, quoi qu’on fasse, les hommes veulent s’élever, c’est-à-dire se classer : et comme la richesse participe elle-même à la mobilité du gouvernement et de la société entière, elle devient corruptrice au plus haut degré. Les désirs sans bornes et sans règle se précipitent vers tout ce qui promet cet or, seule noblesse désormais, seul honneur, seule considération ; et dans ce mouvement rapide, le temps manquant à tous pour apprendre à posséder, tous se jettent dans les jouissances avec une sorte de fureur. Nulle prévoyance pour les siens, nulle pensée d’avenir ; le présent est tout pour l’homme concentré dans l’abjection des sentiments personnels, et les lois et les mœurs tendent de concert à l’anéantissement de la famille.

Dans le désordre universel, chacun cherche avec anxiété la place due à son mérite, à ses services, à ses besoins, ou à ses convoitises. De là des prétentions innombrables, des murmures, des plaintes, des haines passionnées, un fonds général d’aigreur et de mécontement qui croît sans cesse. Pour le calmer, pour offrir, au moins en espérance, une pâture aux désirs qui dévorent le peuple, un but fixe et présent aux passions qui l’agitent, on le jette, selon les circonstances, dans la guerre ou dans le jeu ; on l’attire à la bourse, ou on le pousse dans les camps ; on multiplie les spectacles, les loteries, les maisons de jeu ; on le corrompt de toutes les manières, pour se mettre à l’abri de sa corruption. Le système du crédit, renfermé en de certaines bornes, dirigé avec prudence, servi par les événements, peut, quoique jamais sans inconvénients, aider quelquefois une nation à vaincre un obstacle, ou à sortir d’un péril extraordinaire : mais ni la sagesse qui se prescrit des limites, ni la force qui s’arrête, ni la constance qui persévère dans l’exécution d’un plan mûri par la réflexion ; rien, en un mot, de ce qui est absolument nécessaire au succès d’un pareil système ne sauroit exister dans aucune démocratie.

La mobilité des hommes et des choses empêchera toujours que le crédit y soit, pour ainsi dire, gouverné avec plus de suite et de règle que tout le reste. Exagéré bientôt au-delà de toute mesure pour satisfaire la cupidité même qu’il excite, devenu un immense agiotage, il remplace momentanément la conquête, et finit par la ruine générale, qui rend la guerre réelle plus inévitable encore : et l’on peut hardiment prédire que l’époque n’est pas éloignée où l’Europe reverra les armées françaises, animées du même esprit qui fit leur force sous notre première démocratie, reparoître au milieu des nations étonnées ; et si elles demandent d’où vient cette agression nouvelle, on leur dira qu’il y a des temps où les peuples sont contraints de chercher dans les camps une image de la société, et une image du bonheur dans la gloire.

Ce ne sont pas là les seules conséquences qu’entraîne avec soi le gouvernement démocratique, lorsque la religion n’y exerce pas une autorité puissante et première, ce qui ne s’est jamais vu qu’en des états très bornés, comme les petits cantons suisses ; et alors la démocratie se change de fait en une théocratie véritable. Hors ces cas extrêmement rares, et lorsqu’elle demeure ce qu’elle est par sa propre essence, la démocratie détruit la notion de toute espèce de droit, soit divin, soit humain ; et c’est pour cela que, lorsqu’elle ne vient pas à la suite de l’athéisme, elle l’enfante tôt ou tard. La souveraineté absolue du peuple, telle même qu’elle est devenue de doctrine publique en Angleterre, où cependant elle est modifiée dans ses applications par la nature aristocratique du gouvernement ; la souveraineté du peuple, disons-nous, renferme le principe de l’athéisme, puisqu’en vertu de cette souveraineté, le peuple, ou le parlement qui le représente, a le droit de changer et de modifier, quand il lui plaît et comme il lui plaît, la religion du pays. Ce droit, que Blackstone attribue sans hésiter au parlement anglais, suppose, ou que toutes les religions sont indifférentes, c’est-à-dire qu’il n’y a point de Dieu ; ou, s’il y a un Dieu, que le parlement peut dispenser de ses commandements, abolir sa loi, ordonner ce qu’il défend, défendre ce qu’il ordonne, ce qui évidemment est renverser toute notion du droit divin. Mais, dès lors, comment pourroit-il exister quelque autre droit, et sur quoi reposeroit-il ? La raison, la loi, la justice, n’est plus que ce que veut le peuple, ou le pouvoir qui représente le peuple : et c’est ce qu’ont très bien vu le protestant Jurieu et Jean-Jacques Rousseau, qui admettent l’un et l’autre formellement cette conséquence. Il suit de là manifestement que la démocratie, qu’on nous représente comme le terme extrême de la liberté, n’est que le dernier excès du despotisme : car, quelque absolu qu’on le suppose, le despotisme d’un seul a pourtant des limites : le despotisme de tous n’en a point ; et voilà pourquoi les démocraties finissent toujours par un despote ; après elles, il n’est rien qui ne paroisse tolérable au peuple.

La démocratie n’étant autre chose, ainsi qu’on vient de le voir, que le plus haut degré du despotisme, son action publique doit nécessairement présenter le même caractère. Quand donc on se plaint en France de l’administration, du ministère, quand on lui reproche d’être despotique, on se plaint que l’administration soit ce qu’elle est forcée d’être, on reproche au ministère ce qui ne dépend de lui en aucune façon. Toute espèce de gouvernement a ses conditions inévitables. Les hommes peuvent bien sans doute y mêler leurs passions, leurs vices, leur bassesse propre, et même il est rare qu’ils y manquent ; mais ils ne sauroient changer la nature des choses, ils ne peuvent pas plus empêcher que l’action de la démocratie soit le despotisme, qu’ils ne peuvent empêcher une conséquence de sortir de son principe : et ceci nous conduit à de nouvelles considérations. Nous avons montré que le ministère, simple agent des deux chambres, et administrant pour elles, étoit dans une dépendance absolue de leurs volontés. Or, telle est dans les assemblées démocratiques nombreuses la mobilité des opinions, des passions, des intérêts, en un mot de tout ce qui détermine les hommes à se réunir dans une volonté commune, que nulle majorité n’y sauroit être assez durable pour que l’administration eût seulement une légère apparence de stabilité, si le principe du gouvernement, son esprit, ne fournissoit pas au ministère le moyen de donner une fixité plus grande à cette majorité, qui lui est indispensable pour se maintenir, au moins quelque temps. à peine le souverain, c’est-à-dire le parlement, l’auroit-il choisi, qu’il s’apprêteroit à le renverser, si le ministère ne réagissoit sur le souverain par la corruption : voyez l’Angleterre. Honneurs, emplois, argent, tout sera promis, tout sera donné pour obtenir et pour conserver la pluralité des suffrages ; la corruption s’étendra du souverain à ceux qui élisent le souverain ; elle pénétrera par la contagion de l’exemple, jusque dans les dernières classes du peuple, et peut-être, après tout, sera-ce pour lui une occasion d’apprendre que la conscience est pourtant quelque chose, puisqu’enfin cela se vend et s’achète.

Venir, dans un pareil système, réclamer des lois, des règlements, faire valoir des services rendus, des titres acquis, c’est presque une extravagance, c’est demander le renversement complet du gouvernement. La justice distributive dans l’administration seroit la mort du ministère livré sans défense aux attaques de toutes les ambitions. Qui jamais lui permettroit de régner pour lui seul, de recueillir seul les avantages de la souveraineté, tandis que le souverain, dont il n’est que l’agent, languiroit dans l’angoisse éternelle du désir ? Il faut donc qu’il administre au profit du souverain, et dès lors qu’il administre despotiquement, par deux raisons : et parce que les grâces, les faveurs doivent être accordées, justement ou non, à ceux de qui dépend son existence ; et parce que le despotisme administratif est le seul obstacle qui puisse, dans les démocraties, contenir quelque temps les violences de la multitude sans cesse provoquées par ceux qui spéculent sur ses passions et sur ses erreurs.

Chez un peuple ainsi constitué, la législation, soumise à mille influences variables, représentera dans son ensemble les triomphes successifs des opinions et des intérêts les plus opposés ; à chaque page on y lira les vicissitudes du pouvoir, les craintes et les espérances des partis, les victoires des factions. L’administration n’offrira qu’incohérence et caprice, un flux et reflux perpétuel de mesures contradictoires, et des déplacements sans fin. L’estime ne s’attachera plus aux fonctions, mais aux appointements. Ainsi, plus de services gratuits. Autrefois on se dévouoit, maintenant on se vendra : quelques chiffres pourront exprimer ce que l’état demande, ce qu’on lui promet ; et le ministère, à chaque article de son tarif dégradant, aura soin de stipuler une lâche et servile obéissance. Toute charge, quelque haute qu’elle soit, sera, dès lors, placée entre le mépris qu’elle inspire, et la convoitise qu’elle excite, à cause de ce qu’elle vaut d’argent. Il y aura même, en certains cas, un revenu attribué à l’honneur, afin que quelques uns en veuillent. Le trésor devra solder tous les désirs qu’on redoute : il paiera les discours, il paiera le silence même. Les finances deviendront une immense loterie, vers laquelle afflueront toutes les cupidités. Dans le délire universel, les mots changeront de valeur, les dettes s’appelleront richesse ; on échangera avidement ses terres contre un morceau de papier : ce sera le temps de l’imagination.

Un mouvement prodigieux, sans aucun but connu, sans direction constante, agitera la société. Dans l’instabilité générale, chacun, sentant que tout lui échappe, que la famille même n’a plus de garantie de durée, ne regardera que soi, ne pensera qu’à soi. également privés d’avenir et de passé, sans ancêtres dont le souvenir ait désormais quelque prix, sans postérité sur laquelle ils puissent fonder un sage espoir, isolés dans le temps comme dans la vie, les hommes demanderont au jour présent ce qu’au sein d’une vraie société les siècles seuls accordent. Ils voudront tout, et tout à la fois.

Des extrémités de l’ordre social, si ce mot a ici un sens, on les verra se précipiter, accourir en foule, pour passer à travers les richesses, les grandeurs, le pouvoir. Qui restera ferme alors ? Qui ne cèdera pas à l’entraînement, à la séduction générale ? S’il en est, qu’ils rendent grâce à Dieu ; c’est lui qui les aura sauvés. La probité, la vertu, la religion même, succomberont en plusieurs, qui se mettront à raisonner avec leur conscience, à se dire que pourtant on ne doit non plus rien exagérer ; qu’on a des devoirs envers les siens ; que trop de roideur achèveroit de tout perdre ; que la sagesse conseille de se prêter aux circonstances ; que le bien, tel qu’on le voudroit, n’est plus de saison, que c’est beaucoup déjà d’éviter l’excès du mal ; et en croyant ne choisir qu’entre deux maux, souvent ils choisiront entre deux crimes. La lâcheté, dans le langage de ce temps, s’appellera modération. De tristes exemples seront donnés ; on en fera des modèles : car il faudra bien qu’à cette époque de vertige et de bouleversement, la foiblesse ait son lustre, et le scandale sa gloire.

Jamais les charges publiques n’auront été si pesantes : on taxera jusqu’à la lumière. Dans les siècles de servitude on prélevoit la dîme des gerbes, dans le siècle de la liberté on prélèvera celle des hommes. De là un nouveau genre de trafic, plus ou moins étendu, plus ou moins lucratif, selon les consommations de la guerre. On achètera pour les revendre des créatures humaines, et nul ne s’en étonnera ; que sait-on si, au contraire, on n’y verra pas un progrès de l’industrie, qui pourra figurer dans le tableau de la prospérité nationale. Il y aura dans les âmes un tel avilissement, que l’on ne comprendra plus aucun sentiment noble, et que la simple probité deviendra presque incompatible avec tout ce que le pouvoir exigera de ses agents, suivant les moments et les circonstances. Ce sera, certes, une grande affliction pour les honnêtes gens qui aiment les places. Afin de sortir de cet embarras, ils sépareront ingénieusement l’homme public de l’homme privé ; de sorte qu’en demeurant irréprochable comme homme privé, on pourra, comme homme public, être en sûreté de conscience et d’honneur le dernier des misérables.

Cette heureuse distinction une fois établie, l’administration marchera sans gêne : certaine d’être obéie, elle pourra tout commander, même les plus révoltantes vexations, même les plus viles pratiques. Rien désormais ne sera respecté : les confidences intimes de la confiance et de l’amitié, les secrets des familles, tout ce qu’il y a de plus sacré sur la terre, sera violé impudemment pour tranquilliser une lâche défiance, ou pour satisfaire une infâme curiosité.

Cependant la politique, bornée aux intrigues intérieures, et n’étant plus qu’une dispute de places, la nation perdra rapidement toute considération et toute influence au dehors : elle sera livrée aux hommes d’argent, et pour peu qu’on y rêve quelque profit, vendue peut-être à un juif.

Les spéculations particulières se mêlant à celles de l’état, et se multipliant à l’infini, il s’établira une circulation toujours plus active, et toujours plus effrayante, des fortunes réelles et des fortunes fictives créées par le crédit. L’industrie épuisera toutes ses combinaisons pour entretenir ce mouvement et pour l’accroître. Les sciences mêmes viendront au secours. On perfectionnera les procédés des métiers, des arts, ou on en inventera de nouveaux ; on tirera de la matière tout ce qu’elle peut donner, tout ce que les sens peuvent lui demander de jouissances ; et jusqu’au moment où cet édifice d’illusions et de folies disparoîtra dans le gouffre d’une ruine universelle, on se récriera sur les progrès de la civilisation et de la prospérité publique.

Cependant la raison s’affoiblira visiblement. On contemplera avec surprise et comme quelque chose d’étrange les plus simples vérités ; et ce sera beaucoup si on les tolère. Les esprits s’en iront poursuivant au hasard, dans des routes diverses, les fantômes qu’ils se seront faits. Les uns s’applaudiront de leur sagesse qui n’admet rien que de positif, c’est-à-dire ce qui se voit, ce qui se touche, ce qui se laisse manier avec la main ; les autres se passionneront pour des rêves, et plaignant le genre humain de son opiniâtre attachement à des idées qui ne durent après tout que depuis six mille ans, voudront, pour son bonheur, le forcer à vivre de leurs immortelles abstractions. Tous, quelles que soient leurs pensées, leurs opinions particulières, s’accorderont pour rejeter l’unanime enseignement des siècles. Il sera convenu que rien de ce qui fut ne peut plus être ; que le monde doit changer ; qu’il faut à ses lumières présentes une nouvelle morale, une religion nouvelle, un dieu nouveau. En attendant qu’on le découvre, nous allons faire voir qu’en France l’Etat a cessé de reconnoître l’ancien.


CHAPITRE II.

Que la religion, en France, est entièrement hors de la société politique et civile, et que par conséquent l’état est athée.


La Révolution française, dont les causes remontent beaucoup plus haut qu’on ne se l’imagine généralement, ne fut qu’une application rigoureusement exacte des dernières conséquences du protestantisme, qui, né des tristes discussions qu’excita le schisme d’occident, enfanta lui-même à son tour la philosophie du dix-huitième siècle. On avoit nié le pouvoir dans la société religieuse, il fallut nécessairement le nier aussi dans la société politique, et substituer dans l’une et dans l’autre la raison et la volonté de chaque homme, à la raison et à la volonté de Dieu, base immuable, universelle de toute vérité, de toute loi et de tout devoir. Chacun dès lors ne dépendant plus que de soi-même, dut jouir d’une pleine souveraineté, dut être son maître, son roi, son Dieu. Tous les liens qui unissent les hommes entre eux et avec leur auteur étant ainsi brisés, il ne resta plus pour religion que l’athéisme, et que l’anarchie pour société.

Les affreuses proscriptions qui ensanglantèrent la France à cette époque de crime, proscriptions qu’on a depuis appelées des égarements, révélèrent tout ce qu’il y avoit au fond des doctrines philosophiques, dont le triomphe, proclamé au milieu des ruines, sur l’échafaud où montoient chaque jour et le prêtre, et le noble, et le savant, et le riche, et le pauvre, et l’enfant même, sembloit être une orgie de l’enfer.

Ces épouvantables horreurs renfermoient dans leur excès même le terme de leur durée. Le meurtre s’arrêta, mais les doctrines restèrent ; elles n’ont pas un moment cessé de régner : leur autorité, loin de s’affoiblir, se légitime de jour en jour. Elles deviennent une espèce de symbole national consacré par les institutions publiques, et révéré de ceux-mêmes qui l’avoient long-temps combattu. Dans l’ordre politique, nous en sommes encore, sous des formes et des noms différents, à la pure démocratie ; elle gouverne et administre selon l’esprit qui lui est propre, et d’après les maximes du droit philosophique qui a fait la révolution. Partout on en retrouve les conséquences, au grand étonnement de ceux qui croient vivre dans un état chrétien, sous un gouvernement monarchique, et qui, dans l’erreur de leur esprit, s’en prennent injustement aux volontés particulières de quelques hommes, de ce qui n’est que le résultat naturel, inévitable des principes et des choses.

Buonaparte, qu’il faut louer de ce qu’il a fait de bien, mit fin, par le concordat, aux persécutions religieuses du directoire et de la convention. Il rendit aux catholiques le libre exercice de leur culte, mais par un simple acte de tolérance, ou de protection bornée aux individus ; l’état, pendant son règne, n’en demeura pas moins athée ; et rien, depuis, n’a été changé à ce qui existoit sous ce rapport.

Combien de fois n’a-t-on pas remarqué que l’on chercheroit en vain le nom de Dieu dans nos codes, seul monument de ce genre où l’homme apparoisse pour commander à l’homme en son propre nom. Si ce recueil d’ordonnances humaines passoit aux siècles futurs, sans qu’aucun autre souvenir de notre temps leur parvînt, ils se demanderoient avec effroi si l’idée de la cause suprême, du souverain législateur, s’étoit donc perdue chez ce peuple ; et méditant l’oubli profond dans lequel il est tombé, ils s’efforceroient de jeter encore un voile plus épais sur sa mémoire.

La charte, il est vrai, déclare que la religion catholique est la religion de l’état ; mais que signifient ces paroles ? Et comment y voir autre chose que l’énonciation d’un simple fait, savoir, que le plus grand nombre des français professe la religion catholique, lorsque cette même charte déclare aussi que l’état accorde une égale protection à tous les cultes légalement établis en France ?

Et, de fait, les ministres de ces cultes divers ne sont-ils pas nommés, ou au moins approuvés par l’état ? Ne reçoivent-ils pas de lui une rétribution ?

N’alloue-t-on pas chaque année des fonds pour l’entretien et pour la construction de leurs temples ? Ne jouissent-ils pas d’autant de priviléges que le clergé catholique ? Ne sont-ils pas même à certains égards traités avec plus de faveur ? Or, l’état qui accorde une protection égale aux cultes les plus opposés n’a évidemment aucun culte ; l’état qui paie des ministres pour enseigner des doctrines contradictoires n’a évidemment aucune foi ; l’état qui n’a aucune foi, ni aucun culte, est évidemment athée. Ce sont là des choses trop claires pour qu’on puisse les contester ; et aussi ont-elles été solennellement reconnues, en 1819, par le tribunal institué pour empêcher que nos lois ne reçoivent de fausse interprétation.

« Il s’agissoit de savoir (nous citons le Conservateur) si l’autorité publique pouvoit exiger de chaque citoyen des témoignages extérieurs de respect pour la religion de l’état. L’avocat de la partie appelante soutint que ce seroit violer la liberté des cultes établie par la charte ; que, dans l’esprit de nos lois, cette liberté devoit s’étendre à toutes les religions qu’il plairoit à chaque individu de se former, sans que l’état lui-même en adoptât aucune. Et comme on avoit montré, à l’occasion d’un mémoire publié précédemment par le même avocat, que l’athéisme légal étoit une conséquence nécessaire de l’interprétation qu’il donnoit à la charte, il lui a fallu, pour l’intérêt de sa cause, avouer hautement cette conséquence, et même s’en prévaloir, comme du principe fondamental de la décision que le tribunal alloit rendre. Oui, a-t-il dit, la loi en France est athée, et doit l’être

« Toutes les sections de la cour de cassation, réunies et présidées par M. le garde des sceaux, ont rendu un jugement conforme aux conclussions de M. Barrot, malgré l’éloquence énergique de l’illustre défenseur de Louis XVI, et la vive opposition de plusieurs conseillers : et quand ils ont demandé que le mémoire où se trouvent les paroles qu’on vient de lire fût censuré, on leur a répondu, avec raison, que les deux arrêts seroient contradictoires ; et la doctrine de l’athéisme légal a triomphé [5]. »

Les esprits alors étoient frappés de ce caractère hideux imprimé à nos lois par la révolution.

M. de Chateaubriand écrivoit à la même époque : « Aujourd’hui, c’est le ministre de la justice qui combat jusqu’au nom de la religion, qui écarte de nos transactions politiques la loi divine, comme peu nécessaire sans doute aux règles humaines. Il est tout simple alors que l’éducation ressemble à la religion ; il est inutile de créer des hommes croyants pour des lois athées [6]. ». On s’est fort calmé depuis ce temps-là ; tant les hommes se font à tout ! Et puis l’on ne sauroit penser perpétuellement à Dieu ; il faut bien aussi penser un peu à soi ; c’est, dans notre siècle, le zèle qui s’use le moins, et il y a souvent lieu d’admirer toutes les formes qu’il sait prendre, et toutes celles qu’il sait quitter.

L’esprit de notre législation et les principes qui en sont le fondement jettent quelquefois les hommes qui gouvernent en d’étranges embarras, lorsqu’ils essaient de concilier ces principes athées avec le besoin de l’ordre, et avec les vœux de la partie de la nation restée chrétienne. Rien de plus instructif à observer que cette espèce de combat entre l’ancienne foi, la foi du genre humain, et les maximes nouvelles que la philosophie a données pour base à la société. Deux projets de loi, l’un sur le sacrilége, l’autre sur les communautés religieuses de femmes, ont été présentés aux chambres en 1825.

Les tribunaux n’avoient pu jusqu’alors punir les vols commis dans les églises, parceque, d’après nos codes, la maison de Dieu étoit considérée comme inhabitée. en 1824, le gouvernement, effrayé du grand nombre de vols sacriléges qui se commettoient, proposa de l’assimiler aux lieux qui servent d’asile à nos animaux domestiques, ou, suivant la juste expression de M. l’évêque de Troyes, de l’élever à la dignité d’une étable ! On avoit soigneusement exclus de ce projet de loi le mot de sacrilége, et si l’on s’est cru obligé de le laisser paroître dans la loi de 1825, en revanche on y chercheroit inutilement le nom de Dieu, parcequ’en effet le sacrilége, selon les auteurs du projet, n’est pas un crime contre Dieu, mais contre les opinions, les sentiments et les croyances des peuples.

La discussion dans la chambre des pairs ayant porté principalement sur la nature et le degré des peines qu’on infligeroit aux malheureux qui se rendent coupables de sacrilége, nous sommes bien aises de dire ici que la religion étoit tout-à-fait étrangère à cette question. Elle a miséricorde pour tous ceux qui se repentent, et même pour ceux à qui la société ne peut ni ne doit pardonner. Que celui qui a reçu le glaive use du glaive pour faire respecter Dieu et sa loi, c’est son devoir, car nul ordre n’existeroit sans cela sur la terre. Mais la religion n’a point de bourreaux ; et quand le crime, poursuivi au dehors par la justice humaine, au dedans par le remords, ne sait plus où se réfugier, elle lui ouvre son sein, et là encore il trouve et la paix et des espérances immortelles.

Toutefois ce seroit une profonde et dangereuse erreur de conclure de là, contre l’exemple universel des peuples anciens et des nations anciennes, que la société abuse du droit de vie et de mort qu’elle a sur ses membres, lorsqu’elle punit le sacrilége de la peine capitale ; et nous avons peine à comprendre comment ces paroles ont pu être prononcées devant la chambre des pairs.

« N’arrêtez pas mes regards sur la dernière conséquence de la loi, ou vous me ferez frémir. La voici tout entière, cette dernière conséquence : l’homme sacrilége, conduit à l’échafaud, devroit y marcher seul et sans l’assistance d’un prêtre : car que lui dira ce prêtre ? Il lui dira sans doute, Jésus-Christ vous pardonne : et que lui répondra le criminel ? Mais la loi me condamne au nom de Jésus-Christ [7]. »

Ce sophisme n’étoit pas digne de celui qui se l’est permis. Un enfant répondroit que l’homme ne pouvant condamner justement l’homme à mort, qu’en vertu d’un pouvoir au-dessus du sien, toute sentence de mort, si elle n’est pas un meurtre, est rendue au nom de Dieu ; qu’il ne faudroit donc non plus jamais parler de Dieu à aucun criminel conduit à l’échafaud, à moins qu’on ne pût lui dire : c’est l’homme seul qui vous condamne ; on va vous assassiner, et c’est pourquoi vous pouvez, sans commettre votre raison, vous réconcilier avec Dieu et croire qu’il vous pardonne. Tout cela montre ce que deviennent les lois, et l’esprit des lois, et celui des législateurs, sous les gouvernements athées.

Et remarquez les progrès que ce genre d’athéisme fait parmi nous d’année en année. En 1824, on avoit demandé que, dans la loi sur le sacrilége, on ne parlât que de la religion catholique, apostolique, romaine, sauf à statuer, par une autre loi, sur les vols commis dans les synagogues et les temples protestants. En 1825, aucune voix ne s’est élevée dans la chambre des pairs, qui compte treize évêques dans son sein, pour réclamer cette séparation ; de sorte qu’il a été légalement reconnu, sans la moindre opposition, qu’enlever dans un prêche calviniste une table, un banc, une nappe, ou une bible dans une synagogue, étoit un véritable sacrilége ; par conséquent, que les objets employés à ces divers cultes, ne sont ni plus ni moins sacrés que ceux à l’usage du culte catholique ; que dès lors, l’état considère tous ces cultes comme également vrais, ou plutôt comme également faux ; c’est-à-dire, que l’état s’est de nouveau déclaré athée.

Il ne faut assurément pas de grands efforts d’esprit pour comprendre une chose si claire : mais si l’on souhaite de plus l’aveu précis du gouvernement, nous le produirons.

Dans un discours extrêmement remarquable, prononcé devant les députés, un homme d’un mérite incontestable et d’une rare habileté de raisonnement, a réduit à un petit nombre de questions aussi simples qu’importantes, toute la controverse qu’a fait naître la loi sur le sacrilége. On ne saurait être plus loin que nous le sommes de partager les opinions de M. Royer-Collard, mais nous devons avouer que dans ce siècle si fertile en sophistes niais, on est heureux de rencontrer un adversaire dont les idées sont liées entre elles, qui part de principes nettement posés, en admet les conséquences, au moins presque toujours, et avec qui l’on peut dès lors discuter sans dégoût.

En attaquant le projet de loi, il commence par prouver d’une manière invincible que les dispositions pénales qu’il contient, sont, au plus haut degré, iniques, odieuses, impies, si la loi ne suppose pas la vérité des dogmes d’où dépend la réalité du sacrilège dans chaque cas particulier ; qu’ainsi, par exemple, s’il n’est pas légalement vrai que Jésus-Christ, Dieu et homme, soit présent sous les espèces consacrées, le supplice infligé aux profanateurs des saintes hosties n’est qu’une épouvantable atrocité, un forfait légal, digne de l’exécration de tout homme à qui il reste une ombre de conscience.

Mais comme cette foi publique et sociale exclut évidemment une égale protection de tous les cultes, et que M. Royer-Collard semble confondre dans sa pensée cette protection égale avec la tolérance civile, l’état, selon lui, ne doit adopter aucuns dogmes, ni professer aucune foi. Pour user de ses propres expressions, « l’alliance que l’état forme avec la religion, de quelque manière qu’elle soit conçue, ne sauroit comprendre de la religion que ce qu’elle a d’extérieur et de visible. La vérité n’y entre pas, elle est temporelle, rien de plus. »

Afin d’établir cette maxime, qu’on pourroit traduire ainsi : L’état doit être athée, rien de plus, l’orateur ajoute : « Est-ce qu’on croit, par hasard, que les états ont une religion, comme les personnes ; qu’ils ont une âme et une autre vie où ils seront jugé selon leur foi et leurs œuvres ? »

Voilà, certes, une bizarre demande : ce sont de ces choses, comme Rousseau en fournit tant d’exemples, qui échappent aux plus habiles, quand ils se sont une fois engagés à soutenir quelque principe faux. Car, du reste, M. Royer-Collard sait aussi bien que nous que, si jamais personne n’imagina que les états aient une âme et une autre vie ils seront jugés selon leur foi et leurs œuvres, tout le monde comprend à merveille qu’un état forme un être moral, dont les maximes, les croyances, les doctrines, sont exprimées par ses actes publics et principalement par sa législation. Il faudroit pour nier cela renverser le langage humain. Si les états n’avoient point, en ce sens, une religion, ils n’auroient point non plus de morale, du moins obligatoire, puisque la morale n’a de sanction positive et dogmatique que dans la religion [8]. Or, sans morale, je dis sans morale professée publiquement, et reconnue par les lois, concevroit-on seulement l’idée de justice appliquée par l’état aux rapports des hommes entre eux dans la société ? Nous nous abstiendrons de montrer toutes les conséquences de l’erreur que nous combattons en ce moment, et sur lesquelles il y a quelque lieu d’être surpris que M Royer-Collard ait fermé les yeux.

L’horreur que l’athéisme inspire naturell ement, l’a fait tomber dans la seule contradiction qu’offre son discours. il s’en faut bien, dit-il, que la loi française soit athée. Si la loi française n’est pas athée, elle reconnoît donc l’existence de Dieu, il y a donc au moins une vérité légale ; il est donc faux que la vérité n’entre pour rien dans l’alliance de l’état avec la religion, que la loi humaine ne participe point aux croyances religieuses, qu’elle ne les connoît ni ne les comprend. Je m’étonne que M. Royer-Collard n’ait pas vu que, ce principe admis, toute son argumentation contre ses adversaires et leur projet de loi, croule par le fondement ; car si l’on avoue que la loi peut et doit professer une vérité religieuse, une seule, elle doit et peut les professer toutes : en d’autres termes, si l’état peut avoir une religion, il doit en avoir une, et par conséquent la vraie. Que si, au contraire, l’état n’adopte aucune religion, si la vérité n’entre pour rien dans la protection que nos lois accordent aux différents cultes, si ces lois ne consacrent, n’admettent comme vraies aucunes croyances, j’en adjure tous les hommes qui entendent la valeur des mots, ces lois sont athées.

Le motif pour lequel M. Royer-Collard s’oppose à ce que la loi reconnoisse aucune vérité religieuse, c’est qu’il s’ensuivroit, selon lui, que toutes les religions d’état seroient également vraies, ou qu’il y auroit autant de vérités que de religions d’état. « Bien plus, ajoute-t-il, si dans chaque état, et sous le même méridien, la loi politique change, la vérité, compagne docile, change avec elle. Et toutes ces vérités, contradictoires entre elles, sont la vérité au même titre, la vérité immuable et absolue… On ne sauroit pousser plus loin le mépris de Dieu et des hommes : et cependant telles sont les conséquences naturelles et nécessaires du système de la vérité légale. »

Nous recueillons avec empressement l’aveu que contiennent ces paroles. Appliquées au système protestant, dont l’examen particulier est, comme on le sait, la base, elles sont d’une justesse rigoureuse ; mais il n’en est pas ainsi de la religion catholique, qui repose sur le principe absolument opposé.

Dans cette invariable religion, aucun individu ne crée la vérité, ou ne la détermine par son jugement ; mais il la reçoit sans discussion d’une autorité toujours vivante et parlante, spirituelle par sa nature, et infaillible même humainement, puisqu’il n’en est point de plus élevée sur la terre.

De même aussi l’état ne crée point la vérité ou ne la détermine point par son jugement ; mais, comme l’individu, il reconnoît cette loi immuable des esprits et s’y soumet, en écoutant ce qu’enseigne l’autorité indépendante, universelle, perpétuelle, qui la promulgue sans interruption.

Ainsi il ne peut y avoir en matière de religion, n i même, si on l’entend bien, dans quelque ordre d’idées que ce soit, deux vérités contradictoires entre elles, que par une violation du principe catholique.

Dans le système protestant, au contraire, chaque individu crée la vérité ou la détermine par son jugement ; d’où il suit que les vérités les plus contradictoires entre elles, sont la vérité au même titre, la vérité immuable absolue, ou qu’il n’existe aucune vérité : et la même chose a lieu pour l’état.

Ici reviennent, avec une force accablante, toutes les conséquences si admirablement déduites dans le discours que nous examinons, et qui conduisent elles-mêmes non moins nécessairement à une conséquence dernière, savoir, que le système d’où elles découlent, le système protestant ou philosophique, détruit, pour les individus comme pour les états, toute vérité sans exception, et que l’athéisme absolu, qui en est la suite inévitable, en est aussi le fonds essentiel.

L’anxiété douloureuse qui tourmente le monde, les mouvements convulsifs qui l’ébranlent, ne sont que le résultat de la lutte établie entre le protestantisme, parvenu à son terme extrême, et la religion catholique, c’est-à-dire entre l’athéisme et ses conséquences manifestées partout, dans les lois, dans les mœurs, et la doctrine contraire qui lui dispute et les mœurs et les lois. En cet état de choses, il est impossible de séparer l es questions politiques des questions religieuses ; leur étroite liaison oblige de les traiter ensemble ; c’est une nécessité indépendante des passions et des intérêts personnels, par lesquels on cherche trop aujourd’hui à tout expliquer. Et ce que nous disons ici est un fait tellement évident qu’il frappe tous les esprits capables d’observation. Il n’a point échappé à M. Royer-Collard. « De même, dit-il, que, dans la politique, ou nous resserre entre le pouvoir absolu et la sédition révolutionnaire, dans la religion, nous sommes pressés entre la théocratie et l’athéisme. » Ce qui signifie que, dans la politique, on cherche vainement un milieu entre la démocratie absolue ou l’anarchie, et l’unité d’un pouvoir indépendant, de qui seul peut émaner une hiérarchie sociale qui le limite sans l’anéantir ; de même que, dans la religion, on cherche vainement un milieu entre l’athéisme et la doctrine catholique. Au fond, dans la religion comme dans la politique, on se travaille pour résoudre un problème insoluble, qui consiste à trouver une autorité qui ne soit pas une autorité : l’orgueil, qui ne sauroit se résigner à obéir, ne veut point de la véritable ; on la repousse de la politique sous le nom de pouvoir absolu, et sous le nom de théocratie, de la religion. Je ne sache point d’expérience plus instructive ; mais quelle expérience instruisit jamais les hommes ?

Dans cette position extraordinaire, les uns, emportés par les conséquences du principe athée, détruisent, jusque dans leurs derniers éléments, la société religieuse et la société politique que Dieu lui-même a unies par des liens indissolubles ; et les autres, pressés du besoin de retrouver une société véritable, parcequ’il n’y a pour l’homme de vie que là, se concentrent forcément dans la seule société qui subsiste aujourd’hui, l’église catholique, apostolique, romaine, hors de laquelle il n’existe plus ni ordre, ni vérité. Mais qu’elle cherche à élever un empire temporel, que le prêtre aspire à être roi, ce seroit aussi trop d’extravagance que de soutenir sérieusement une pareille pensée. L’église a sans doute des droits en ce monde, puisqu’apparemment Dieu en a, puisque Jésus-Christ a dit : Toute puissance m’a été donnée au ciel et sur la terre [9] ; mais elle ne réclame d’autre domination qu’une domination spirituelle, et celle-là ne lui sera point ravie. Sûre d’elle-même, elle sait que sa durée sera éternelle. Les hommes ne peuvent rien pour elle, ni contre elle ; mais elle peut tout pour les hommes, et son désir si calomnié, seroit de les rappeler dans les voies du bonheur et de la paix, en formant de nouveau avec l’état une alliance, non pas de budget [10], mais de vérité, de croyances, d’institutions et de lois.

Rien n’étoit plus éloigné des pensées du ministère qu’une semblable alliance : de toutes les accusations, ce seroit celle qu’il redouteroit le plus. M. le garde des sceaux, répondant à M Royer-Collard, défendit les dispositions pénales de la loi, en niant qu’elle contînt un acte de foi, et qu’il s’ensuivît qu’il existe des vérités légales. « La législation, dit-il, n’a jamais pensé à autre chose qu’à un acte politique [11]. » M. le ministre des affaires ecclésiastiques, que nous nommons ici à regret, développa la même doctrine en des termes encore plus forts. Nous sentons avec douleur que, pour être cru, il est nécessaire de citer ses propres paroles ; les voici, telles que les rapporte un journal ministériel : « La charte dit encore que la religion catholique est la religion de l’état. Or, l’état n’est pas seulement dans la multitude qui la professe ; il est dans le roi, dans la famille royale, dans les grands corps politiques et judiciaires : c’est donc politiquement que l’état professe la foi catholique, et, par suite, le dogme sur lequel elle repose, celui de la présence réelle… Il ne s’agit pas de savoir si la religion est vraie, il s’agit de savoir si elle est nationale [12]. »

Quoi ! Que Jésus-Christ soit ou non présent dans les hosties consacrées, il suffit que le roi, la famille royale, les grands corps politiques et judiciaires, croient à la réalité de cette présence, pour qu’on puisse justement condamner au supplice des parricides un malheureux qui n’aura, selon vous, manqué de respect que pour un morceau de pain peut-être ! Et ce qui passe tout le reste, on soutiendra cette doctrine pour maintenir l’athéisme légal, pour qu’on ne puisse pas dire que la loi reconnoît une vérité, renferme la profession d’un dogme ! On craindra moins de tuer politiquement l’homme, que d’avouer légalement Dieu ! Enfin voilà le langage qu’on osera tenir à la face de la France et de l’Europe ; voilà les maximes du ministère dans le royaume appelé très chrétien [13].

Aussi, dans la loi qui a pour objet l’établissement des communautés religieuses des femmes, loi pénale contre la charité, contre le sacrifice volontaire de soi-même au bonheur des autres ; dans cette loi, dis-je, on ne reconnoît aucun engagement envers Dieu, et en cela l’on est conséquent. On l’est peut-être un peu moins en reconnoissant des engagements envers les hommes, tels que ceux des Sociétés de commerce, d’agriculture, d’arts, de sciences, enfin de toutes les sociétés d’utilité publique, parmi lesquelles on veut bien ranger les communautés religieuses. Sur quoi reposent ces engagements ?

D’où tirent-ils leur force obligatoire ? Quelle puissance humaine peut lier la volonté de l’homme ? Et le devoir est-il autre chose que l’obéissance à une volonté plus haute, à la volonté de Dieu même ? Au lieu donc de renverser le fondement des devoirs, en refusant de reconnoître les obligations envers Dieu, peut-être eût-il mieux valu s’en aider pour raffermir le principe de toute obligation morale, déjà certes assez ébranlé par nos opinions et par nos mœurs. Mais enfin admettre des vœux, c’eût été faire une brèche à l’athéisme légal, qu’il faut sauver avant tout ; point de vœux donc, et, comme dit le ministre, l’état ne s’en mêlera pas : ce sont des choses d’un ordre plus élevé, qui se passeront entre la conscience et Dieu. Et toutefois qu’une pieuse fille s’engage devant Dieu à garder, suivant le conseil évangélique, une perpétuelle virginité, l’état, qui ne se mêle point de vœux, lui ravira les droits dont jouissent les autres membres de la société, tout prêt à les lui rendre, il est vrai, si elle sortoit du cloître pour entrer dans un lieu de prostitution. C’est la première fois que, chez aucun peuple, les lois, s’armant de rigueur contre les plus sublimes dévouements, se soient effrayées de la vertu [14].

Déclarée par l’état indifférente ou fausse, la religion est encore exclue, sous un autre rapport, de l’ordre politique. Quelle influence y exerce-t-elle ?

Quels droits lui reconnoît-on ? Assurément aucuns. Dans les anciennes monarchies chrétiennes, l’église étoit la première des institutions publiques, et le clergé le premier des ordres de l’état, parceque l’on ne connoissoit point en ce temps-là de fonctions plus nécessaires ni plus élevées que les siennes. Il composoit, avec la noblesse et les députés des communes, les états-généraux de la nation. Il ne vivoit point comme étranger au milieu de la société qui lui devoit tout, ses croyances, ses lois, ses mœurs. Des propriétés qui, entre ses mains, furent toujours, en grande partie, le patrimoine des pauvres, assuroient, avec son existence, la perpétuité des bienfaits qu’il répandoit autour de lui ; il les administroit lui-même ; et quoi de plus juste ? Une corporation ne possède-t-elle pas au même titre qu’un particulier ? Ne doit-elle pas être, comme celui-ci, maîtresse de gérer ses propres affaires, et de disposer à son gré de ce qui lui appartient légitimement ? La folle manie d’administrer tout, de centraliser tout, qui, de nos jours s’est emparée de certains gouvernements, est, de leur part, un envahissement des seules vraies libertés des peuples, et peut-être, à la longue, la plus dure des tyrannies, car, en ôtant aux hommes le soin de ce qui les intéresse directement, pour les tenir sous une tutelle ruineuse et despotiquement inepte, on froisse sans interruption, et le bon sens universel, et tous les sentiments qui forment le lien des associations humaines.

En Angleterre, l’église établie possède d’immenses revenus ; les évêques sont de droit membres de la chambre haute, et à peu près le tiers des causes qui se plaident dans les trois royaumes ressortent de leurs tribunaux. Le clergé, en France, reçoit un salaire, mais la religion n’est point dotée. Ce qu’aujourd’hui l’état lui donne, il peut le lui retirer demain ; elle n’occupe aucune place dans le corps politique ; elle est au-dessous d’un électeur à trois cents francs. Sans droits reconnus, et, quand on lui en reconnoîtroit, sans moyens de les défendre, une nullité complète est le partage qu’on lui a fait. Objet de crainte et de jalousie pour le gouvernement qui l’opprime beaucoup plus qu’il ne la protège, on ne lui laisse pas même le libre exercice de son propre gouvernement ; on gêne, comme nous le dirons plus tard, les communications des évêques avec leur chef ; on entrave leur juridiction ; on les isole les uns des autres pour les maîtriser plus facilement ; on ne leur permet pas de s’assembler selon les ordonnances de l’église : abaissement tel que l’on ne conçoit point de servitude plus profonde.

Si de l’ordre politique nous passons à l’ordre civil, nous y retrouvons encore l’athéisme : il préside parmi nous à toute la vie humaine. Un enfant naît, on l’enregistre, comme, à l ’entrée de nos villes, les animaux soumis à l’octroi. Rien, dans ce que l’état prescrit, ne rappelle ni la nature de cet être fait à l’image de Dieu, ni les devoirs qui l’attendent, ni les destinées qui lui sont promises. Il pourra croître sans qu’aucune parole du ciel ait été prononcée sur son berceau ; il pourra mourir sans avoir connu d’autre religion que le culte de lui-même, d’autre morale que le code criminel, d’autre divinité que le bourreau.

Suivons-le dans sa carrière, afin d’admirer jusqu’au bout l’opiniâtre impiété de la loi. Ses premières années se sont écoulées ; il est maintenant en âge de fonder une nouvelle famille, de contracter un engagement dont l’importance égale la sainteté, et que les législateurs du monde entier, fidèles à la tradition universelle et primordiale, protégèrent soigneusement contre l’inconstance de l’homme, en l’environnant de ce que la religion, dans ses menaces, dans ses promesses, dans ses rites et ses pompes, a de plus auguste et de plus solennel. Chez toutes les nations, même les plus barbares, le mariage eut toujours un caractère sacré ; jamais il ne fut, en aucun pays, un simple acte civil, une pure convention humaine garantie par l’état. Le souvenir, partout conservé, de son institution primitive apprit aux hommes qu’à Dieu seul appartient le pouvoir de former le lien mystérieux, indissoluble, qui doit unir l’époux à l’épouse, et comme il unit originairement le père et la mère du genre humain. Pour nous, peuple sans Dieu, nous avons chargé un adjoint de village d’accomplir, loin de l’autel, l’œuvre de la toute-puissance, de lier à jamais les destins de l’homme à ceux de la compagne qu’il s’est choisie, d’enchaîner les caprices de son cœur, de soumettre sa volonté à une règle immuable, de créer la famille, la puissance paternelle, les devoirs des enfants : car, s’il ne fait pas toutes ces choses, le mariage dont il est le ministre n’est qu’un concubinage légal, une véritable prostitution.

Hâtons-nous d’arriver à la dernière scène du lugubre drame de la vie dans les sociétés athées. De consolations, d’espérances, la loi n’en connoît pas ; hors de la terre il n’y a rien pour elle : ses sollicitudes touchant à leur terme, elle n’a plus à s’occuper que de quelques soins de voirie.

Un officier public vient constater la mort. Il déclare qu’appelé en tel lieu, il y a vu un cadavre ; on écrit sur un registre le nom du décédé : deux fossoyeurs font le reste.

Cherchez dans l’univers, je ne dis pas une nation, mais une horde sauvage dégradée jusqu’à cet excès, vous n’en trouverez point. Jamais, avant le dix-huitième siècle, il n’exista de société publique systématiquement athée, de législation qui se combattît elle-même en renversant la base des devoirs ; qui, dépouillant l’homme de sa grandeur, et le ravalant au rang des brutes, ne lui montrât dans la naissance qu’un accroissement de l’espèce, dans le mariage qu’un bail à vie, dans la mort que le néant. Voilà où nous en sommes venus à force de lumières ; voilà ce que nous appelons, avec complaisance, les progrès de la civilisation. Et maintenant, ô France ! Sois fière, lève la tête, regarde en pitié les contrées barbares où l’état croit encore en Dieu, et professe une religion, où l’enfant, à son entrée dans ce monde, est sanctifié, béni, placé sous la protection de la miséricorde et de l’espérance ; où l’union conjugale, formée en présence du très-haut, reçoit de lui son auguste consécration ; où le trépas, consolé par une foi sublime, n’est pas la fin de toutes choses pour le juste et pour le méchant, mais le passage à une existence immortelle. Grâces à tes législateurs, tu t’es élevée au-dessus de ces préjugés vulgaires : affranchie de la loi divine et des croyances du genre humain, tu t’avances à grands pas vers la perfection sociale. Encore quelque temps, et l’on cueillera les derniers fruits de la sagesse, qui, pour animer les hommes aux travaux du devoir, aux sacrifices de la vertu, leur enseigne que le passé n’est qu’un peu de cendre, et l’avenir un sépulcre éternel !


CHAPITRE III.

Que l’athéisme a passé de la société politique et civile dans la société domestique.


Quelques personnes, dont nous voudrions partager les espérances, ont cru remarquer que l’Europe, après tant d’égarements, de malheurs et de crimes, tendoit à se rapprocher de la religion. Ce retour, s’il étoit réel, s’il étoit général, sauveroit sans doute, en la régénérant, notre vieille société, qui tombe de toutes parts en dissolution ; mais, en se flattant que les doctrines vitales font chaque jour de nouveaux progrès, que le christianisme reprend sur les peuples l’ascendant qu’il avoit perdu, n’est-on pas rassuré plutôt par des désirs que par des faits ? Il y a aujourd’hui dans les gens de bien une disposition singulière à la confiance, et comme une volonté fixe d’espérer sur de vagues motifs et de trompeuses apparences. Ils comptent sur le temps, pourvu qu’on le laisse faire et qu’on ne dérange point son action. à les en croire, tout ira bien ; il suffit d’attendre : et c’est qu’ils sont las de combattre, ils veulent du repos.

Il faut réveiller ces endormis, en frappant leur oreille du bruit des révolutions qui grondent dans le sein de l’avenir. Mais cependant voyons ce que des hommes d’un haut talent peuvent dire en faveur de l’opinion sur laquelle ils se tranquillisent.

« On a beaucoup parlé de la marche du siècle et du mouvement des esprits, et personne n’a remarqué un phénomène digne de fixer l’attention de l’homme d’état et du législateur. Dans le siècle dernier, les esprits, égarés par de funestes doctrines, se dirigèrent avec une violence extrême contre la religion. Un ordre célèbre qui la défendoit au dedans, qui l’étendoit au dehors, fut le premier objet de leurs attaques : sa puissance, son crédit, ses services, ne purent le sauver d’une ruine totale. Bientôt après l’édifice entier de la religion s’écroula sous les marteaux révolutionnaires, avec une facilité qui fit croire aux destructeurs que ce qui leur coûtoit si peu à renverser n’avoit pas une fondation bien solide. Mais, parvenu dès lors à l’apogée de sa puissance, le mouvement irréligieux s’arrêta ; ou plutôt un mouvement contraire et tout religieux emporta les esprits dans une direction opposée. Buonaparte sut le reconnoître et en profiter.

« Depuis ce temps, l’esprit religieux a toujours été croissant, ainsi que le démontre à tout œil attentif la situation de l’Europe. Qui peut en méconnoître l’influence dans les mouvements de la Grece, dans les troubles de l’Irlande, dans cette inquiétude vague qui pousse les esprits vers de hautes contemplations ? D’un bout à l’autre, l’Europe est travaillée par un ferment religieux, introduit dans la masse du corps social, mens agitat molem. Que dis-je ? ces sociétés secrètes, si acharnées contre le christianisme, ces livres impies dont le débordement nous inonde, ne prouvent-ils pas d’une manière invincible la tendance religieuse contre laquelle tant d’efforts se réunissent ? C’est parce qu’elle se voit assiégée dans la place qu’elle avoit conquise, que l’impiété s’y fortifie ; elle ne se défend que parce qu’elle est menacée. Ajoutez à ces preuves la renaissance de l’épiscopat, les concordats faits avec le Saint-Siège, l’établissement spontané de dix-huit cents communautés de femmes, les villes, les bourgs, appelant de tous côtés ces humbles frères de la doctrine chrétienne, plus nombreux aujourd’hui, plus difficiles à supprimer, que ne le furent il y a soixante ans les jésuites. Comment ne pas apercevoir dans les prodiges de l'esprit religieux le caractère particulier du nouveau siècle[15]

Nous convenons des efforts du zèle ; on ne sauroit trop les louer. Du reste ce brillant tableau, réduit à ce qu’il contient d’exact, peut être résumé en ce peu de mots : la religion, objet d’une haine non moins active que persévérante, est attaquée partout, et partout défendue par les vrais chrétiens.

La question qui agite la Grèce est d’un ordre différent. Après une longue et dure servitude, elle combat pour recouvrer son indépendance nationale, et, à force de sacrifices, probablement elle parviendra à la reconquérir, si les vues étroitement intéressées et les basses jalousies de quelques puissances rivales ne la courbent pas de nouveau sous le sabre des musulmans.

Esclaves, depuis deux siècles, dans leur propre pays, et sous quelques rapports plus misérables que les grecs mêmes, persécutés, dépouillés de leurs biens, massacrés au nom de la tolérance, les irlandais demandent à leurs oppresseurs combien de temps encore six millions d’hommes, à qui l’on ne sauroit reprocher d’autre crime que leur attachement inviolable à la foi de leurs pères, seront tenus hors de la loi des nations. Ce noble peuple, indigné de ses fers, et pouvant les briser, donne l’exemple d’une modération aussi admirable que le furent sa constance et sa fermeté.

Il réclame par les voies légales une justice trop tardive pour l’honneur de l’Angleterre ; heureux s’il peut passer, sans que ni une larme ni une goutte de sang soit répandue, de l’état de proscrit au rang de sujet !

Rien, dans les deux exemples que nous venons d’examiner, n’autorise à penser que l’esprit religieux soit le caractère particulier du nouveau siècle. Le débordement des livres impies, les complots chaque jour renaissants des sociétés secrètes, conduisent bien moins encore à cette conclusion. Et quant aux prodiges de la charité, j’avoue que partout où l’on aperçoit de grands effets, l’on doit admettre une cause puissante.

Cette cause existe sans aucun doute ; c’est la foi, c’est l’amour que le christianisme commande et inspire. Mais qu’on prenne garde de s’y méprendre : de ce qu’une lutte universelle s’est engagée entre le bien et le mal, il ne s’ensuit pas que le bien prédomine ; cela prouve plutôt, qu’au lieu de régner, il est réduit à se défendre. Qui auroit songé, il y a cinquante ans, à se réjouir de la formation d’une école religieuse comme d’une victoire ? On ne remarque tant l’action du christianisme que dans les sociétés qui ne sont plus chrétiennes. La vue d’une croix étonne et frappe en un pays protestant : ailleurs à peine excite-t-elle l’attention de la piété.

La situation présente de l’Europe diffère tellement de tout ce qu’on avoit encore vu, que les meilleurs esprits, faute d’un terme de comparaison, s’abusent quelquefois d’une manière étrange dans les jugements qu’ils en portent. Il est impossible de rien comprendre à ce qui se passe sous nos yeux, si l’on ne reconnoît d’abord, dans les deux mouvements opposés qui agitent le monde, la continuation de la guerre que l’athéisme déclara ouvertement, vers le milieu du dernier siècle, à la religion catholique, sa seule véritable ennemie ; et si l’on ne considère, d’une autre part, que cette guerre, plus vive qu’elle ne le fut jamais, a totalement changé de nature, en ce qu’autrefois l’athéisme, n’ayant à ses ordres que des soldats dispersés et sans presque aucune organisation, combattoit la société publique, chrétienne alors, sinon dans ses membres, au moins dans ses lois, ses institutions, ses usages, ses maximes ; tandis que, maître aujourd’hui de cette société qu’il a conquise, il attaque avec toutes les forces qu’elle lui prête la religion, défendue seulement par des individus isolés. Loin que, d’un bout à l’autre, l’Europe soit travaillée par un ferment religieux, introduit dans la masse du corps social, le corps social s’est au contraire entièrement séparé de la religion. Il y a maintenant deux sociétés, non seulement distinctes, mais armées l’une contre l’autre : la société des hommes sans Dieu, dont presque partout les systèmes prévalent dans le gouvernement et l’administration ; la société des chrétiens unis sous l’autorité de l’église, et qui, pour maintenir sur la terre une foi, un culte, un ordre moral, sont forcés de lutter sans relâche contre l’athéisme politique et ses conséquences.

De là les prodiges de zèle qu’on admire avec raison ; et de là aussi les maux extrêmes que produit nécessairement une oppression légale et une persécution savante. Qu’en cet état les esprits soient agités d’une inquiétude vague, cela se conçoit ; on n’est pas à l’aise dans le vide : mais que cette inquiétude les pousse à de hautes contemplations, on en douteroit fort, si celui qui l’affirme n’avoit plus qu’un autre le droit d’être cru, toutes les fois qu’il s’agit de contemplations élevées.

à cause de l’abaissement où on l’a réduite, des attaques dont elle est l’objet, des sacrifices mêmes attachés à la pratique sincère de sa doctrine et de ses commandements, la religion peut-être exerce aujourd’hui une action plus forte sur la portion des peuples qui lui est demeurée vraiment fidèle : mais le nombre des chrétiens a diminué depuis un demi-siècle, et continue de diminuer progressivement.

Ce fait n’est que trop incontestable, et seroit, au besoin, susceptible d’être établi par les documents les plus positifs. Le gouvernement lui-même, à cet égard peu suspect d’exagération, est convenu, en exposant les motifs du projet de loi sur le sacrilège, de la multitude d’impiétés commises par des malheureux dépourvus de foi, et il a présenté la négligence, l’oubli, l’indifférence, comme le caractère particulier de ces tristes temps. C’étoit avouer, en d’autres termes, l’affoiblissement de la vie morale dans la société ; car la société vit de foi ainsi que l’homme, et la religion, fondement des devoirs, est aussi l’unique source des idées spirituelles, et de tout ce qui élève au-dessus des sens. Si l’on en doutoit, qu’on observe comment la philosophie du dernier siècle, en se répandant, a introduit peu à peu un matérialisme abject dans les esprits et dans les mœurs, d’où il a passé dans les lois, l’administration et le gouvernement.

Des individus, égarés par de fausses doctrines, ont corrompu l’état, qui corrompt à son tour les individus : car quel est le peuple dont la foi pût résister à des lois athées, à l’influence continuelle d’un gouvernement à qui toute croyance est indifférente ? Quand on le voit payer également, protéger également les cultes les plus opposés, que voulez-vous que pense la multitude, to ujours déterminée par l’exemple ? Incertaine de ce qu’elle doit croire, elle s’affranchit bientôt de la pratique gênante des devoirs religieux ; elle déserte l’église pour tous les lieux où ses passions l’appellent, et, privée d’instruction, de conseils, de règle de conduite, elle tombe rapidement dans une ignorance profonde et dans des habitudes brutales. Le repos du jour saint n’est plus gardé, et en cela l’on ne fait qu’imiter l’administration même. Le dernier signe de communion qui existe entre les peuples, au milieu de tant de cultes divers, disparoît.

Cependant la dépravation va croissant ; les liens de la famille se relâchent, ou plutôt l’on ne connoît plus ni mariage, ni paternité ; un homme a sa femelle et ses petits, voilà tout ; et encore souvent ne sait-on à qui ils appartiennent.

Les vices se propagent ; on les étale sans honte à tous les yeux. Ils entourent l’enfant dès le berceau, et leur hideuse nudité n’inspire ni horreur, ni étonnement. Au sens moral, à peu près éteint, succède une sorte de mouvement aveugle qui pousse stupidement des êtres dégradés vers tout ce qui promet quelque jouissance à leurs grossiers appétits. Quelquefois un instinct féroce se développe en eux, ils ont soif du sang, et des forfaits inouïs épouvantent le monde.

Que dire d’une semblable société, de ses doctrines, de ses lois ? Que dire des hommes qui, possédés de je ne sais quel esprit de vertige, jettent les peuples dans cet abîme, et de ceux, plus coupables encore, qui, par foiblesse ou par intérêt, se rendent les apologistes, les soutiens, les agents d’un si exécrable désordre ? Encore une fois, que dire ? Il n’y a que les paroles de l’esprit saint : malheur à vous dont le cœur est malade, qui ne croyez point en Dieu, et que Dieu ne protègera point ! Malheur à vous qui établissez des lois impies, et qui écrivez l’injustice ! Malheur à la nation pécheresse au peuple chargé d’iniquités, à la race perverse, aux enfants du crime, qui ont abandonné le seigneur, qui ont blasphémé le saint d’Israël, et qui se sont retirés de lui ! Malheur aux prophètes insensés qui suivent leur esprit, et ne voient rien ! Malheur à vous qui dites que le mal est bien, et que le bien est mal ; qui appelez les ténèbres la lumière, et la lumière les ténèbres ! Malheur à vous qui êtes sages à vos propres yeux, et qui vous applaudissez de votre prudence ! Malheur à vous qui avez un cœur double, et des lèvres criminelles, et des mains souillées, et qui marchez en deux voies sur la terre ! Que feront-ils, quand tout à l’heure Dieu les regardera ? Malheur à eux, car leur jour vient, et le temps de la visite approche !

Nous n’avons encore montré qu’une partie de l’influence que l’état exerce sur la société domestique pour la corrompre. Le moyen sans contredit le plus puissant et dont le génie du mal a su le mieux profiter pour étendre le règne de l’athéisme, est l’éducation publique. C’étoit, avant la révolution, une maxime universellement reçue, qu’elle appartenoit, chez les nations chrétiennes, à ceux à qui Jésus-Christ a dit : allez et enseignez. les conciles provinciaux, dit monseigneur l’évêque d’Amiens, les ordonnances synodales, les édits de nos rois, les arrêts du conseil d’état et des parlements, la double puissance du sacerdoce et de l’empire, reconnurent solennellement que l’éducation de l’enfance étoit le droit exclusif de l’episcopat. après avoir détruit l’ordre ancien, on se hâta d’établir le principe contraire, afin d’assurer le triomphe de l’impiété et de l’anarchie. Il n’y avoit plus d’évêques en France, mais il y avoit encore des pères ; on les dépouilla de l’autorité que Dieu même leur a donnée sur leurs enfants : la leur a-t-on rendue depuis ? Non, certes. Ecoutez M. de Corbières : l’instruction publique est chez nous une institution (politique,) et ce n’est pas une chose nouvelle ; les temps ont amené des changements successifs dans les établissements comme dans les formes de l’instruction ; le principe est resté de même.

Une assertion si positive étonne de la part d’un avocat, qui devroit avoir au moins quelque idée de notre ancienne législation ; qu’il remonte seulement jusqu’à Louis XIV, il verra que personne alors ne se doutoit de ce principe, qui est resté le même. il est manifeste, déclaroit le 23 janvier 1680 le conseil d’état, il est manifeste qu’il n’appartient qu’à l’église de prendre connoissance du fait des écoles. Cet usage a toujours été suivi en France ; ... aussi les jurisconsultes disent que le soin des écoles est soumis aux ecclésiastiques. Puisque le ministre l’ignore, il est bon de lui apprendre que la doctrine qui le charme, et dont l’antiquité lui paroît si vénérable, est née dans la convention. C’est elle qui, la première, en violant tous les droits, essaya de faire de l’éducation une institution politique, projet digne de ses inventeurs, et que, sous ce rapport, il y a certainement quelque courage à adopter. Car enfin le ministre veut-il savoir quelle est, après la sienne, la plus haute autorité qu’on puisse alléguer en faveur de la maxime qu’avec tant d’à-propos il entreprend de soutenir ! C’est l’autorité de Danton. En 1793, ce profond publiciste s’exprimoit ainsi : « Il est temps de rétablir ce grand principe, que les enfants appartiennent à la république avant d’appartenir à leurs parents. »

Voilà certes un imposant accord : aussi M. Lainé, dont toute la France connoît la vive imagination, paroît-il n’avoir pas été peu flatté de voir son administration justifiée par ce double suffrage. Sa naïve satisfaction se montre tout entière dans ces paroles qu’il adressoit à la chambre des pairs.

« On est heureux d’entendre dire que l’instruction publique pour les hommes est une institution politique à régler par les lois ; cela peut ranimer des espérances et des vœux légitimes ; mais pour n’avoir pas autant d’intérêt politique, l’instruction des femmes n’en est pas dépourvue[16]. »

Saisissant cette dernière idée, qui double le domaine de la politique, m le marquis De Lally-Tolendal exprima le vœu légitime, qu’on s’occupât promptement de former des citoyennes, et, en vérité, la chose est tellement facile, tellement simple, que si nous ne jouissons pas bientôt de ce développement si désirable de nos institutions constitutionnelles, ce sera mauvaise volonté pure de la part de l’administration. Il ne s’agit que de faire apprendre à lire aux petites filles dans la charte, à qui le noble pair n’assigne cependant que la seconde place dans la bibliothèque de l’enfance. Il ne dit pas à quel autre ouvrage il réserve la première : mais il tient extrêmement à ce qu’on mette entre les mains des jeunes personnes, lorsqu’elles seront déjà suffisamment familiarisées avec les lois fondamentales et les lois organiques, la défense des quatre propositions de 1682, par Bossuet. Les esprits légers trouveront peut-être ces lectures excessivement graves ; on ne nie pas qu’au premier aspect elles n’offrent quelque chose d’un peu sérieux pour des petites filles, et même pour des petits garçons : mais après cela aussi la France pourra se flatter d’avoir des citoyennes comme on n’en voit guère assurément, et les femmes les plus fortes de l’Europe en théologie et en politique gallicanes.

Il n’est pas inutile de rappeler ces extravagances : mieux que tout ce qu’on pourroit dire elles montrent ce que devient la raison publique chez les peuples qui abjurent le christianisme. Ils tombent dans une sorte d’imbécillité à la fois risible et effrayante.

Le sens leur est ôté, et c’est leur premier châtiment.

On se plaint depuis long-temps de l’esprit dans lequel la jeunesse est élevée en France ; mais dès qu’on fait de l’éducation une institution politique, l’éducation est nécessairement ce qu’est l’état lui-même ; ses doctrines règnent dans les collèges comme dans la société, quel que soit l’enseignement particulier de tel ou tel maître : aucune puissance humaine ne sauroit faire qu’une institution politique soit opposée, et en elle-même et dans ses effets, au principe dont elle émane ; qu’il y ait de la foi dans des écoles établies et administrées par un gouvernement qui professe l’indifférence absolue des religions. De là cette espèce de doute contagieux et cette impiété froide et tenace, qu’on observe avec épouvante dans la plupart des établissements publics d’éducation. Les désordres de mœurs, bien que portés à un degré autrefois inconnu, sont moins alarmants pour l’avenir.

On se corrige du vice ; rarement on revient d’une incrédulité précoce. Nous avons cité des faits terribles ; nous en garantissons de nouveau la trop exacte vérité ; et combien n’en pourrions-nous pas citer d’autres ? On dit qu’il auroit fallu taire ces faits : non, non, quand il s’agit d’avertir les parents des dangers auxquels ils peuvent, sans le savoir, exposer ce qu’ils ont de plus cher, quand il s’agit du salut des âmes, se taire est un crime, et dissimuler en est un plus grand.

La religion ne se commande point, elle s’inspire.

L’exemple général, l’esprit des institutions, l’influence des lois, voilà ce qui fait sa force et ce qui la conserve ; et c’est pour cela aussi, qu’à bien peu d’exceptions près, nos écoles publiques ne peuvent être que des écoles d’impiété, et par conséquent de mauvaises mœurs. Lorsqu’on établit dans un collège, à côté d’une chapelle catholique, un prêche calviniste, quel doit être, je le demande, sur la foi des élèves, l’effet d’un semblable rapprochement ? Protestant, catholique, chacun se moque de son culte, et ne voit dans la religion qu’une rêverie absurde, ou tout au plus qu’une coutume indifférente. Et qu’on ne croie pas remédier aux inconvénients d’un pareil système d’éducation, en plaçant à sa tête un évêque ; car l’unique résultat d’une si choquante inconvenance est d’abuser quelques familles, de perdre quelques enfants de plus, d’augmenter les dangers du mal en le couvrant d’un voile sacré, de mettre l’athéisme sous la protection de la religion même, et de persuader peut-être aux oppresseurs de l’Eglise, qu’il n’est point de complaisance qu’on ne puisse exiger et attendre de ses ministres.

Cependant corrompre l’enfance, c’est corrompre l’avenir tout entier, c’est appeler les fléaux, et provoquer la ruine. Car quel est le peuple qui puisse subsister lorsque la base des devoirs, méconnue par l’état, est encore ébranlée dans la société domestique ? Le temps approche où ces vérités, éternelles comme Dieu, cesseront d’être un objet de doute et de raillerie insensée. Quand, de sa main inexorable, la justice qui ne meurt point les aura écrites en caractères de sang sur une terre désolée, on comprendra que le monde est soumis à d’autres lois que celles inventées par la raison du dix-neuvième siècle. Beaucoup de générations ne passeront pas avant que cette grande et dernière leçon soit donnée aux hommes. Jusque là tous les avertissements seront vains ; mais ils ne laissent pas d’entrer dans les vues de la providence pour éclairer ceux qui ont le cœur droit, et pour justifier la sévérité de ses jugements sur les autres.


CHAPITRE IV.

Que la religion, en France, n’est aux yeux de la loi qu’une chose qu’on administre.


Tout se lie et s’enchaîne tellement dans les sociétés humaines comme dans l’univers, que l’on ne saurait traiter une question de quelque importance, sans en remuer un grand nombre d’autres, surtout lorsque l’absence de maximes établies et généralement reconnues oblige d’éclaircir et de prouver jusqu’aux vérités les plus simples.

Aujourd’hui principalement qu’il n’est rien sur quoi l’on ne conteste ; aujourd’hui qu’à la place de la raison publique, presque entièrement éteinte, il n’existe que des opinions aussi opposées entre elles, aussi diverses que toutes les chimères qui peuvent s’offrir à des esprits abandonnés sans règle à eux-mêmes, on ne doit supposer comme admis aucun principe, ni aucun fait, mais chercher d’abord, en parlant aux hommes, à se faire avec eux une raison commune, si l’on veut en être entendu. Ce n’est pas assurément une difficulté médiocre, et parvînt-on à la surmonter, il y a loin de là encore à persuader et à convaincre. Malgré l’anarchie des croyances, jamais on ne fut plus affirmatif, et le caractère du temps présent est le dogmatisme individuel et le scepticisme social.

De cette disposition, signe infaillible d’un profond désordre et d’une foiblesse profonde, résulte, puisqu’il faut le dire, une espèce d’idiotisme public, auquel on ne voit rien à comparer dans les siècles précédents. De là l’étrange facilité avec laquelle on se laisse abuser par des mots. Appelez liberté la servitude, et la persécution tolérance, les hommes, tels que les a faits la civilisation philosophique, ne se croiront libres que dans les fers, et s’imagineront de bonne foi protéger en opprimant. Partout on remarque ce genre d’illusion ; il se propage si rapidement, qu’il devient chaque jour plus difficile de trouver des esprits qui en soient tout-à-fait exempts ; et c’est pourquoi, voulant traiter de la religion dans ses rapports avec l’ordre politique et civil, nous avons été obligé, pour être compris, d’examiner ce que sont actuellement en France et l’ordre civil et l’ordre politique. Un court résumé des réflexions qu’il nous a paru nécessaire de présenter sur cet important sujet aidera beaucoup à saisir les conséquences que nous ne tarderons pas à en tirer.

Pour quiconque est capable d’assembler deux idées, il est clair qu’à la place de la monarchie chrétienne, dont la révolution qui travaille l’Europe a fait disparoître jusqu’aux dernières traces, nous avons un gouvernement démocratique par essence, mais qui tient de son origine et des circonstances de sa formation un caractère particulier. Car on se tromperoit prodigieusement si on le comparoit à certaines démocraties que des causes naturelles avoient établies dans le sein de la chrétienté, et qu’on pourroit appeler légitimes.

Elles n’étoient, à vrai dire, que des communautés indépendantes où chacun avoit apporté et conservoit des droits égaux ; une réunion de familles liées par les mêmes intérêts, et qui, selon des règles convenues, administroient en commun la chose publique. La raison conçoit très bien une semblable forme de police, dans un petit état où règnent des mœurs simples, maintenues par une foi simple comme elles.

La démocratie de notre temps, toute différente par son principe, repose sur le dogme athée de la souveraineté primitive et absolue du peuple.

Considérées en elles-mêmes, nos institutions, sur lesquelles des discoureurs peuvent faire des phrases et bâtir des systèmes sans fin, ne sont évidemment que des conséquences de ce dogme absurde. Il règne dans les esprits, il est l’âme de la société et le fond réel, quoique inaperçu, des opinions en apparence les plus divergentes. Combiné avec les idées étroites et matérielles de la politique moderne et la corruption morale qu’elles engendrent, il produit, et dans les lois une anarchie hideuse, et dans l’administration un despotisme tel qu’il n’en exista jamais de si funeste et de si dégradant. à la vue de ce supplice, car c’en est un, on seroit tenté de croire qu’il y a des crimes pour lesquels la justice suprême condamne les peuples à être étouffés dans la boue.

Or la révolution, qu’on a confondue, et que l’on continue de confondre avec ce qui n’en fut qu’une horrible circonstance, n’est en réalité que le renversement des doctrines qui, depuis l’origine du monde, ont été le fondement des sociétés humaines.

On la reconnoît bien moins à ses atroces violences, qu’à sa haine réfléchie pour le christianisme, qui partout se présente à elle comme un obstacle, et le seul qui retarde son triomphe complet. Aussi n’a-t-elle pas un moment cessé de le poursuivre.

Tantôt, en poussant des cris de rage, elle le traîne sur les échafauds, tantôt elle le bannit de la société publique avec toutes les formules du respect, armant contre lui tour à tour, et la fureur des hommes de sang, et la basse astuce des légistes, et les bouillantes passions de la jeunesse, et la corruption froide de la classe qui se vend, et l’ignorance de la populace, et l’imbécillité même de quelques bonnes gens qui se croient religieux, qui le sont réellement, et qui, imperturbables dans leur confiance hébétée en des malheureux qui se jouent de leur incurable innocence, s’imaginent faire merveille et sauver la religion toutes les fois qu’ils prononcent contre elle un arrêt de mort.

A l’aide de ces divers moyens, la révolution est parvenue à exclure Dieu de l’état, et à établir l’athéisme dans l’ordre politique et dans l’ordre civil, d’où il passe dans la famille. L’éducation l’y introduit ; il s’y propage par l’exemple et par l’influence secrète et puissante qu’a sur les hommes l’esprit de la société dans laquelle ils vivent.

Mais dès lors qu’est-ce que la religion pour le gouvernement ? Que doit-être à ses yeux le christianisme ? Il est triste de le dire, une institution fondamentalement opposée aux siennes, à ses principes, à ses maximes, un ennemi ; et cela, quels que soient les sentiments personnels des hommes en pouvoir. L’état a ses doctrines, dont chaque jour il tire les conséquences dans les actes, soit de législation, soit d’administration. La religion a des doctrines essentiellement opposées, dont elle tire aussi les conséquences dans l’enseignement des devoirs et de la foi, et dans l’exercice du ministère pastoral. Il y a donc entre elle et l’état une guerre continuelle, mais qui ne sauroit durer toujours. Il faudra nécessairement, ou que l’état redevienne chrétien, ou qu’il abolisse le christianisme ; projet insensé autant qu’exécrable, et dont la seule tentative amèneroit la dissolution totale et dernière de la société.

Déjà elle chancelle de toutes parts, déjà sa vie s’affoiblit manifestement, à mesure qu’elle se sépare davantage de la religion ; et cette effrayante séparation, qu’on s’efforceroit en vain de ne pas apercevoir, s’accroît d’année en année. Dans l’impossibilité actuelle de prononcer son abolition légale, on combat son influence, on restreint son action, on la façonne à l’esclavage, pour en faire, s’il se peut, en la dénaturant, un docile instrument du pouvoir. On redoute, et l’on a raison de redouter, une lutte ouverte, où l’église, qu’on ne subjugue point, puiseroit un nouveau courage et des forces nouvelles. à la place de la violence, on emploie contre elle la ruse et la séduction. L’habituer à la servitude, en la flattant et en l’intimidant tour à tour, voilà ce qu’on cherche. On voudroit, non pas former avec elle une alliance sainte pour le triomphe de l’ordre et de la vérité, mais qu’elle se fondît peu à peu dans l’état tel qu’il est, en renonçant à ses croyances, à son propre gouvernement, à ses propres lois, c’est-à-dire en s’anéantissant elle-même ; ce qui est arrivé partout où l’unité catholique a été rompue. Les révolutionnaires de tout degré ne dissimulent point à cet égard leurs vœux, et je les loue de leur franchise, parce qu’au moins l’on sait clairement à quoi s’en tenir sur leurs desseins.

L’administration tend au même but, en feignant de les combattre : on l’a déjà vu, et nous n’aurons encore que trop d’occasions de le prouver. Hypocrite dans son langage, pour tromper les simples, elle se refuse obstinément aux améliorations comme aux réformes les plus nécessaires, à tout ce qui contrediroit le grand principe de l’athéisme légal, et il n’est pas un seul de ses actes qui n’ait, sinon pour fin, du moins pour effet de propager dans les esprits l’opinion funeste de l’indifférence absolue des religions, devenue l’une des maximes fondamentales de notre droit public.

Déjà, dans les chambres, on la défend comme le principe même de la civilisation moderne, et de je ne sais quelle fraternité universelle, politique et religieuse, dont Paris, dit-on, est le centre, dont les plaisirs sont le lien, et qui, pour le bonheur de l’humanité, doit unir à jamais, sans distinction de croyances, tous les peuples à l’opéra.

Les hommes qui parlent ainsi en présence d’une assemblée grave, ou qui doit l’être, pourroient se souvenir que Rome aussi eut une semblable civilisation : de tous les points du monde on accouroit à ses spectacles ; les lettres et les arts fleurissoient ; avec une extrême politesse de mœurs régnoit une philosophie douce et voluptueuse. L’empire étoit heureux sans doute. Demandez-le à l’histoire : la félicité de ces temps commence aux triumvirs et finit à Néron.

Certes, nous sommes descendus bien bas, si bas qu’à peine conçoit-on qu’il soit possible de descendre encore. Une nation peut se corrompre, et même périr par l’excès de la corruption : cela s’est vu ; mais qu’un peuple rejette systématiquement de ses lois tout principe spirituel, toute vérité religieuse et par conséquent toute vérité morale, il n’en existoit aucun exemple ; c’est un phénomène nouveau sur la terre. Cependant je m’étonne moins encore de cette prodigieuse dégradation, que de l’espèce d’orgueil qu’elle inspire à certains êtres qu’il faut bien appeler humains, puisqu’il leur reste la figure et le langage de l’homme.

Dans cet affoiblissement général de la conscience et de la raison, la tribune ne laissera pas de retentir de belles paroles : on s’y montrera fidèle à toutes les phrases obligées ; le trône et l’autel viendront régulièrement orner les pieuses harangues de quelques orateurs, dont le zèle plus effrayé, ce semble, des erreurs de l’opinion que de l’impiété des lois, combat les unes par conviction, et vote les autres par dévouement.

Lorsqu’on en est arrivé à ce point, atténuer le mal, excuser les lâches complaisances qui nous perdent, ce seroit s’en rendre complice. On doit la vérité, on la doit tout entière à ceux qui sont capables de l’entendre ; aux autres on ne doit rien que la pitié.

Disons-le donc sans crainte : si, dans cette contradiction malheureusement trop commune entre les discours et la conduite, on est de bonne foi, il y a démence : si on ne l’est pas, il y a crime.

Deux choses ont aujourd’hui des conséquences funestes : l’une est le penchant qui porte à pallier, à justifier les actes les plus déplorables, d’après le motif présumé qui a fait agir. Cet homme, dit-on, a de bonnes intentions. On ne lui en demande pas davantage ; avec cela il peut faire le mal en sûreté. Ce mal, quelque grand qu’il soit, cesse d’inspirer une juste et salutaire horreur ; ce n’est plus qu’une foiblesse, un travers ; et ainsi peu à peu s’éteint dans les âmes le sentiment de l’ordre et l’amour du devoir.

Si la disposition à excuser tout en faveur des liens de parti, de coterie, ou d’opinion, déprave insensiblement la conscience, la dangereuse manie de chercher dans le passé des analogies chimériques avec le présent égare et fausse l’esprit. Ce qui est ne ressemble à rien de ce qui fut ; et l’idée contraire est la source d’une multitude d’erreurs qui, à force d’être répétées, passent enfin pour des vérités établies. Voyez avec quelle confiance et quel sérieux on apprend à la France que ses institutions actuelles remontent à Charlemagne et à Mérovée ; que ses chambres ne sont autre chose que les assemblées du champ de mai, et ses codes une édition revue et corrigée des capitulaires. Chaque jour on tourmente le bon sens par de semblables inepties. Aux fictions politiques, assez graves déjà, on ajoute encore des fictions historiques, afin de compléter ce vaste système d’illusions. Il n’est point de peuple dont la raison pût résister long-temps à l’influence de tant de causes diverses qui tendent incessamment à la troubler et à la détruire. La même confusion d’idées règne en partie dans la jurisprudence, comme nous aurons occasion de le montrer ; et quant à l’administration, qu’est-elle, qu’un chaos de maximes et de règles empruntées à tous les régimes, modifiées selon les caprices du moment, appliquées selon les intérêts, violées selon les passions, et qui, sous quelque point de vue qu’on les considère, ne présentent rien de fixe que le despotisme, et d’immuable que l’oppression ?

Un matérialisme abject a tout envahi. Dans la société, on ne voit que de la terre, des bras et de l’argent ; dans la loi, que le rapport entre des boules noires et blanches, dans la justice, que les prescriptions variables d’une loi sourde et aveugle ; dans le crime, qu’un simple fait, dont, pour la sûreté commune, l’idée doit se lier avec celle du bourreau.

Du reste, l’état ne connoît ni Dieu ni ses commandements, ni vérité, ni devoirs, ni rien de ce qui appartient à l’ordre moral. Il se glorifie d’être indifférent à l’égard de tous les dogmes, et même de les ignorer. Il n’existe à ses yeux nul pouvoir supérieur à celui qui le régit ; il ne s’élève pas plus haut que l’homme, et il appelle indépendance la soumission servile à ses volontés. Tout lui est bon, pourvu qu’il renie la souveraine autorité, de qui découlent toutes les autres, pourvu qu’il n’obéisse point au suprême législateur. Il repousse jusqu’à son nom ; ce nom lui est odieux même à entendre ; il l’a effacé de ses lois, ne leur laissant que la force pour principe, et pour sanction que la mort.

De cette affreuse apostasie politique, il résulte que la religion, toujours à la veille d’être proscrite, puisque son esprit et sa doctrine sont en contradiction absolue avec les maximes de l’état, n’est qu’une sorte d’établissement public accordé aux préjugés opiniâtres de quelques millions de français.

On la tolère pour eux, comme on protège pour d’autres les spectacles. Elle figure dans le budget au même titre que les beaux-arts, les théâtres, les haras.

Elle dépend de la même manière de l’administration qui la salarie. On règle sa dépense, on détermine le mode de comptabilité, on nomme aux emplois ; c’est là tout. Une église n’a rien de plus sacré qu’un autre édifice ; elle n’est, comme une prison, comme une halle, qu’un bâtiment à construire ou à réparer ; et nulle différence entre le sanctuaire où repose le saint des saints, et un temple protestant, et une synagogue, et une mosquée même, s’il prenoit fantaisie au premier venu d’en établir. évêques, consistoires, prêtres, ministres, rabins, tout est égal aux yeux de la loi, et nous dirions aussi aux yeux des administrateurs, si le clergé catholique n’étoit trop souvent pour eux l’objet d’une défiance particulière et d’une aversion que rarement prennent-ils le soin de déguiser.

Ainsi la religion qui devroit, placée à la tête de la société, la pénétrer tout entière, est reléguée parmi les choses qui l’intéressent le moins, ou qui ne l’intéressent que sous des rapports matériels.

On la souffre à cause du danger de l’abolir subitement ; on l’avilit, on gêne son action, on rétrécit autant qu’on peut le cercle de son influence, on ne laisse échapper aucune occasion de lui contester ses droits divins ; on s’efforce de la rendre odieuse et méprisable au peuple, espérant, par ces moyens, s’en délivrer peu à peu sans secousse ; ou, ce qui reviendroit au même, asservir ses ministres, en ce qui regarde leurs fonctions spirituelles, à la puissance civile, devenue maîtresse dans l’Église, comme elle l’est de droit dans l’état.

Et qu’on ne se tranquillise pas sur les obstacles que rencontreroit l’exécution d’un pareil plan : il n’est point de mal qu’on doive aujourd’hui juger impossible ; il se trouvera des gens pour tout faire, et pour justifier tout. Car, on ne sauroit se le dissimuler, une race d’hommes nouvelle a apparu de notre temps, race détestable et maudite à jamais par tout ce qui appartient à l’humanité ; hommes de fange, les plus vils des hommes après ceux qui les paient ; hommes qui n’ont une raison que pour la prostituer aux intérêts dont ils dépendent, une conscience que pour la violer, une âme que pour la vendre ; hommes au-dessous de tout ce qu’on en peut dire, et qui, après avoir fatigué l’indignation, fatiguent le mépris même.

Nous le répétons, l’anéantissement du christianisme en France, par l’établissement d’une église nationale, soumise de tout point à l’administration, voilà ce qu’on prépare avec une infatifatigable activité ; voilà où mèneroit infailliblement le système suivi jusqu’ici ; voilà enfin ce que veut la révolution : l’obtiendra-t-elle ? L’avenir répondra.


CHAPITRE V.

Conséquences de ce qui précède par rapport au gouvernement de l’Église et aux relations des évêques avec le Pape, centre et lien de l’unité catholique.


Ceux qui trouvoient peut-être, il y a quelques mois, nos alarmes exagérées, doivent comprendre maintenant par ce qui se passe sous nos yeux, par l’audace croissante des hommes d’anarchie, par les maximes qu’ils soutiennent, les projets qu’ils avouent, les espérances qu’ils manifestent ouvertement, que jamais l’ordre social ne fut plus dangereusement menacé. La vérité, trahie ou abandonnée, se défend à peine. L’erreur triomphe presque sans combat ; on n’entend que sa voix, on ne sent que son action ; elle étonne ceux même qu’elle ne subjugue pas, et pénétrant peu à peu dans les esprits, elle les poussera bientôt à des résolutions violentes. Les gens de bien, satisfaits de quelques courts instants de sommeil, tâchent de s’aveugler sur la crise qui se prépare ; ils n’osent la craindre de peur d’être conduits à tenter un effort pour la prévenir ; ou s’ils ne peuvent réussir à se tranquilliser complètement, ils s’enfoncent dans leur lâcheté comme dans le plus sûr asile ; tant l’expérience est nulle pour eux !

Il est vrai aussi qu’exiger des hommes qu’ils portent leur vue au-delà du présent, qu’ils développent par la pensée le germe de l’avenir, et découvrent ce qui sera dans ce qui est, c’est demander plus et beaucoup plus qu’on n’est en droit d’attendre. Ils ignorent, pour la plupart, comment les révolutions politiques et surtout les révolutions religieuses s’opèrent. L’esprit des institutions, la nature des doctrines, sont des causes dont peu de personnes savent apprécier la puissance et prévoir les effets. Cependant rien de considérable n’arrive dans le monde, rien ne s’établit, rien n’est détruit que par leur influence. C’est toujours d’en haut que le branle est donné aux évènements qui remuent la société entière ; et ce que le bras abat, la pensée l’avoit déjà renversé.

Or l’état en France, obligé, comme on l’a vu, de subir toutes les conséquences du principe démocratique consacré par les lois, n’offre qu’une vaste agrégation d’individus dépourvus de lien ; tandis que pour maintenir, sous le nom de liberté, la démocratie des opinions, on proclame, sans aucunes limites, le principe du jugement privé, également destructif de tout lien dans l’ordre spirituel.

C’est là ce qu’il faut considérer, bien plus que les vieilles objections de la philosophie contre le christianisme, pour comprendre quelle est la source de cette opposition violente, de cette haine effrénée dont la religion catholique est aujourd’hui l’objet. Fondée sur l’autorité, elle proscrit tout ensemble et la souveraineté politique du peuple et la souveraineté de la raison, qui n’est que l’indépendance absolue d’un être supérieur.

Le désir de cette indépendance, ou de l’extinction totale de la société humaine, tourmente une foule d’insensés ; elle est, de leur aveu, le but constant de leurs efforts. Chose effrayante à dire, Dieu et l’homme sont en présence : il s’agit de savoir à qui l’empire restera.

D’un autre côté, les gouvernements engagés dans un système d’athéisme légal, favorable à la fois et par les mêmes raisons au despotisme et à la démocratie, regardent avec défiance la seule vraie religion, qui tend par son essence à régler et à modérer l’exercice du pouvoir qu’elle affermit ; et ne se croyant jamais assez en sûreté contre elle, ou ils la persécutent ouvertement, ou ils essaient de l’affoiblir par une guerre sourde non moins dangereuse peut-être. Qu’on ne s’y trompe pas cependant, son culte, sa doctrine, ce n’est pas là ce qui les inquiète ; rien ne leur est, au contraire, plus indifférent. Et comme le caractère de loi qu’elle imprime à ses dogmes blesse seul les sectaires, irrités uniquement de ce qui porte atteinte à la souveraineté de la raison ; ainsi l’autorité qui commande la foi excite seule les craintes et l’aversion des gouvernements, parce que seule inconciliable avec la liberté absolue de croyance que proclament les lois, seule encore elle oppose un obstacle insurmontable aux vues du pouvoir, qui, de la religion, base nécessaire de l’ordre social, voudroit faire une simple branche de l’administration civile.

De là cet état de contrainte où l’on s’efforce de la maintenir, ce poids de servitude que sans cesse on aggrave sur elle, cette prédilection marquée pour les sectes, toujours plus dociles à mesure qu’elles sont plus vides de vérité ; de là les calomnies, les injures, les cris de rage du parti révolutionnaire, ses déclamations éternelles contre le clergé catholique et son chef ; de là cet amour pour les libertés de l’église gallicane, qui les a saisis tout-à-coup, et qui n’est bien clairement que la haine de l’unité ; de là enfin, le projet exécrable avoué des uns, mal dissimulé par les autres, de précipiter la France dans un schisme semblable à celui du seizième siècle.

Le protestantisme se ploie partout à ce qu’on demande de lui, parce qu’il n’a rien à conserver, ni dogmes, ni discipline ; partout il est esclave de la puissance temporelle, parce que, dépourvu de sacerdoce, il n’offre pas même les premiers éléments d’une société. L’absence de liens, d’autorité et d’obéissance, voilà ce qui le constitue fondamentalement. Il n’a d’organisation nécessaire, d’existence publique, que celle que l’état lui donne, et dès lors il vient de lui-même se ranger sous la main de l’administration. Cette dépendance civile a, il est vrai, sa source dans les mêmes maximes qui produisent une indépendance politique féconde en révolutions ; mais c’est le propre des gouvernements foibles, de bien plus redouter ce qui gêne le pouvoir que ce qui le tue.

Divine par son institution, indépendante par sa nature, l’église catholique subsiste par elle-même : avec sa hiérarchie, ses lois, sa souveraineté inaliénable, elle est la plus forte des sociétés ; sa durée seule le prouve. Des liens que l’homme n’a point formés, et qu’il ne peut rompre, unissent toutes les parties de ce grand corps. Que des individus, que des peuples même s’en séparent, il reste entier. Telle fut l’église aux premiers jours, telle encore elle est aujourd’hui ; elle ne change point, elle ne vieillit point ; il y a dix-huit siècles que l’éternité a commencé pour elle. Sa destinée n’est pas de posséder la terre et de la gouverner avec un de ces sceptres que le temps brise ; un plus haut empire lui est réservé ; elle a reçu la mission de conduire et les rois et les peuples dans les voies où Dieu même leur commande de marcher ; elle instruit, reprend, conseille, ordonne, non pas en son nom, mais au nom du suprême législateur. élevée au-dessus de ce qui passe, elle domine les établissements humains, qui empruntent d’elle leur force toujours si fragile, et cette vie qui s’épuise si vite. Sans elle que seroit l’Europe, que seroit le monde ?

Et cependant on verra les gouvernements qui lui doivent tout ce qu’ils ont de stabilité, la combattre, parce que l’homme aveuglé, enivré par le pouvoir, ne sait plus supporter la règle. Que n’a point essayé la puissance séculière pour soumettre l’église à ses volontés ? Quel est le genre d’attaque que l’on n’ait point employé contre elle ? Naguère on démolissoit ses temples, on traînoit ses prêtres à l’échafaud. Maintenant on lui laisse l’exercice de son culte, puis qu’enfin le peuple en veut un ; mais on tente de la dissoudre comme société. Afin d’arriver à ce but, on gêne sa discipline, on entrave son gouvernement, on trouble sa hiérarchie. Entrons dans le détail de cette persécution nouvelle.

La discipline, sauvegarde de la foi et fondement du bon ordre, sert encore à maintenir, au moyen d’un régime et d’une législation uniforme, les liens extérieurs de l’unité si essentielle à l’église. Elle fait de tant de pasteurs, dispersés dans le monde entier, un seul corps dont les membres, unis par des rapports intimes, agissent constamment sous l’autorité du chef souverain selon des règles communes. De cet accord, qui est aussi un caractère de vérité, dépend et toute la vigueur du gouvernement spirituel, et la vénération des peuples pour des lois partout les mêmes, malgré quelques usages particuliers, qui, prévus et sanctionnés par elles, n’y forment pas même de véritables exceptions.

Mais comment conserver cet admirable ensemble, comment établir solidement l’empire de ces lois et sur les fidèles et sur les pasteurs, sans tribunaux qui s’élèvent de degré en degré, jusqu’au tribunal suprême ? Or, à peine reste-t-il en France quelque trace de cette juridiction graduée. Celle des métropolitains, nulle de fait, n’est plus qu’un vain nom. Qu’en arrive-t-il ? On ne le sait que trop, des différends interminables, et, dans l’absence d’un juge canonique, de scandaleux appels aux cours séculières, lorsqu’il naît quelques conflits de droits entre un curé et son évêque. Aucune contestation ne peut être terminée régulièrement. Les esprits brouillons, turbulents, désolent l’administration, devenue elle-même arbitraire ou incertaine. Il n’existe plus de règles dont elle n’ait le pouvoir de s’affranchir, et au lieu de reconnoître ses bornes réelles dans une autorité supérieure, elle n’en trouve que d’illégitimes dans l’indocilité des subalternes : deux causes de désordre qui, à la longue, suffiroient pour énerver et détruire entièrement la discipline.

Les difficultés qu’on oppose, contre les dispositions expresses des canons, à la tenue des conciles provinciaux et nationaux ne lui sont pas moins funestes. C’étoit dans ces saintes assemblées que les évêques, s’instruisant des besoins communs de leurs troupeaux, concertoient ensemble de sages règlements, s’excitoient à la réforme des abus, s’avertissoient, s’exhortoient les uns les autres, s’occupoient des intérêts généraux de leurs églises, veilloient efficacement à la défense du sacré dépôt de la vérité, et s’animoient à tout genre de bien. Elles donnoient aux actes de la puissance ecclésiastique une certaine solennité qui leur concilioit un respect plus grand ; elles prévenoient les écarts de l’autorité épiscopale, ou y remédioient, quelquefois même par la déposition, dans des cas heureusement très rares, et toujours sauf l’appel au souverain pontife, seul investi de la juridiction suprême. L’église avoit-elle, soit des plaintes, soit des demandes à adresser au pouvoir civil, combien ses réclamations n’acquéroient-elles pas d’importance et de poids, lorsqu’au lieu d’être présentées par quelques hommes épars, tous les premiers pasteurs, après un mûr examen et de graves délibérations, les portoient ensemble au pied du trône ! Mais ce qu’on redoute, ce qu’on ne veut pas, c’est précisément ce concert qui rendroit à la religion sa dignité et une partie de sa force. On l’abaisse, on la dégrade ; on relâche, on brise tous les ressorts de sa divine police, pour consommer son asservissement. Le despotisme administratif, indifférent à la licence de l’impiété et de l’anarchie, d’où sort tôt ou tard la servitude, tremble à la seule pensée qu’une voix libre puisse s’élever en faveur de l’ordre.

Retiré au fond de l’athéisme, il s’y fait un rempart de toutes les erreurs ; et, sûr de régner par elles, il dit comme Joad, mais dans un autre sens : je crains Dieu, et n’ai point d’autre crainte. Que les évêques le sachent cependant, nulle loi n’empêche qu’ils ne s’assemblent selon les ordonnances des canons ; il suffit qu’ils le veuillent pour rentrer en possession de ce droit ; parlons plus exactement, pour remplir ce devoir que les décrets de l’église leur imposent. Le dessein qu’on a conçu de les affoiblir en les isolant n’est que trop manifeste : qu’ils considèrent les suites qu’entraîneroit une déplorable condescendance, qu’ils réfléchissent sur le passé, qu’ils regardent l’avenir, et le courage de la foi dont ils donneront l’exemple sauvera peut-être la société. Ce qui la perd, c’est que l’autorité, toute-puissante par sa nature, a cessé de croire en elle-même ; au lieu de franchir les obstacles, elle calcule les inconvénients ; elle transige, au lieu de commander ; et le droit devenu dès lors, aux yeux des hommes, une prétention, est discuté d’abord, et bientôt après rejeté comme un abus. Descendre, pour le pouvoir, c’est mourir : cela est vrai universellement. Mais une politique timide et pliante est surtout funeste en religion ; elle donne à ce qui est de Dieu l’apparence d’une chose humaine. Laissez les hommes combiner, peser les chances incertaines de la terre.

L’Eglise a d’autres pensées et une autre prudence ; elle attend, mais elle ne cède point. Aux époques sinistres, lorsque des mouvements extraordinaires agitent le monde, elle sait qu’en elle est le salut, bien qu’elle en ignore et le temps et la manière ; et immobile alors on la voit opposer, sans jamais fléchir, aux tempêtes de l’erreur, aux flots des passions, son inébranlable foi et sa législation impérissable.

L’état de la société, qui rend les gouvernements même dépendants de cette puissance vague et mobile qu’on appelle l’opinion, exige impérieusement que la défense de la religion, les plaintes qu’elle a le droit de former, l’exposition de ses besoins, aient un caractère éclatant de publicité. Il faut parler au peuple dans les démocraties. Que ce soit là l’indice d’un profond désordre, ce ne sera pas nous, certes, qui le nierons ; mais la nécessité n’en subsiste pas moins. Qu’on nous dise à quoi reviennent des observations adressées par quelques évêques à un ministre, et passant, quelquefois sans être lues, de ses mains en celles d’un commis chargé de les ensevelir dans des cartons ? Représentez-vous, au contraire, l’épiscopat entier élevant sa voix, et ses gémissements, et ses lamentations prophétiques au milieu de la France, rappelant à la souveraineté temporelle, avec une sainte et respectueuse liberté, ses devoirs envers Dieu, envers la religion, envers la société humaine qui, séparée de son principe de vie, se dissout comme un cadavre ; peignant les ravages du doute, de l’impiété, du libertinage, entretenus, propagés jusque dans les dernières classes, par une multitude chaque jour croissante de livres corrupteurs ; réclamant, au nom de l’état même, au nom des familles, les droits sacrés dont on a dépouillé l’église ; secouant, pour ainsi parler, ses chaînes, afin de réveiller à ce bruit lugubre les chrétiens assoupis et tièdes ; montrant aux hommes les suites terribles, prochaines, inévitables, de la fausse indépendance qui les séduit, et ouvrant à leurs pieds le gouffre où ils courent se précipiter : pense-t-on que ces remontrances, ces avertissements, ces annonces effrayantes et trop certaines qui retentiroient entre la terre et le ciel, fussent tout-à-fait stériles ; qu’un rayon de lumière ne pénétrât pas dans les esprits les plus aveuglés ; qu’un remords, qu’une crainte au moins, ne se fît sentir aux cœurs les plus endurcis ? Et après tout, est-ce donc du succès qu’il s’agit ? La victoire est à Dieu ; combattre, voilà notre partage.

Mais ce n’est pas seulement dans la discipline que l’église est attaquée, elle l’est encore dans l’exercice de son gouvernement. Que ne lui a-t-on pas ravi ? On avoit cru toujours, chez les peuples chrétiens, que l’éducation de la jeunesse lui appartenoit essentiellement, et les lois, et les arrêts du conseil d’état et des tribunaux, et les déclarations royales s’accordoient à reconnoître ce droit divin. Maintenant ce n’est plus cela ; à la place d’une éducation religieuse, la seule réelle, la seule nécessaire, la seule sociale, on veut une éducation politique, pour former peu à peu une nation digne en effet de cette politique qui rejette Dieu de la législation ; qui déclare qu’elle se passera de lui ; que sa souveraineté l’inquiète ; qu’elle saura bien, sans son assistance, créer un pouvoir purement humain, et que ce pouvoir lui suffit ; politique sans croyances, et dès lors sans devoirs, qui jette au hasard quelques intérêts entre le berceau et la tombe, et puis dit en s’admirant : voilà la société, et c’est moi qui l’ai faite ! Des générations entières seront élevées selon ces maximes, et elles rapporteront dans l’état les principes que l’état leur aura donnés. En vertu du droit d’examen et de la liberté des opinions, un enfant de dix ans, sous l’influence des exemples dont l’esprit de l’institution l’aura environné, formera sa foi comme il l’entendra, ou plutôt croîtra sans aucune foi ; et cependant l’on parlera encore de morale, comme si bien croire n’étoit pas le fondement de bien vivre. Certes on ne se trompe pas quand on annonce que quelque chose d’inconnu se prépare dans le monde, et l’avenir dira ce qui arrive lorsque l’homme entreprend de se faire seul sa raison, sa conscience et ses destinées.

En usurpant, pour la corrompre, l’éducation publique, respectera-t-on du moins les droits inaliénables des évêques sur l’éducation cléricale ?

Non. Il leur faudra recevoir de l’autorité civile la permission de remplir leurs devoirs les plus importants, la permission de perpétuer le saint ministère. Ils ne pourront ouvrir aucune école que de son consentement. Le nombre en sera fixé d’après les vues, les craintes et les défiances de l’administration. Vainement un évêque représentera les besoins de son troupeau, on lui répondra qu’il n’en est pas le juge. Mais le sanctuaire se dépeuple, mais les paroisses sont abandonnées. Soyez tranquille, l’administration qui sait tout, qui veille à tout, y remédiera dans une juste mesure. Or, qu’est-ce que cela sinon s’arroger le gouvernement spirituel ? Qu’est-ce que cela sinon déclarer que le sacerdoce vivra, ou mourra, au gré de l’administration ?

Il ne resteroit qu’à ôter aux premiers pasteurs le pouvoir de rappeler les lois canoniques et de les faire exécuter. Ce genre d’oppression, en partie renouvelé des anciens parlements, a été en effet tenté comme tous les autres. On n’a pas oublié avec quel froid et barbare acharnement on tourmentoit, il y a peu d’années, la conscience des prêtres, à l’occasion des refus de sépulture.

Un légiste s’étoit mis en tête de forcer l’église à tolérer le duel, le suicide, tous les crimes, pourvu que la mort ne laissât point de place au repentir. Quel bruit, plus récemment, n’a-t-on pas fait d’une ordonnance épiscopale, dont les dispositions relatives, pour la plupart, à l’administration des sacrements, et toutes de l’ordre purement spirituel, n’offroient que le texte même des statuts et des rituels qui règlent partout la dispensation des choses saintes. Certains journaux crièrent au scandale, à l’envahissement, s’épuisèrent en homélies sur la tolérance et la charité, et finalement menacèrent du protestantisme l’église catholique, si elle ne réformoit pas, d’après les lumières du siècle, sa discipline sur le baptême, le mariage et les inhumations. Le parti se procura l’avantage de quelques troubles, et même, dit-on, de quelques apostasies officielles pour donner du poids à ses conseils. Le gouvernement alarmé chercha un coupable, et ce coupable fut le vénérable grand-vicaire du prélat, cause innocente de cette rumeur.

Nous ignorons si elle fut le motif d’une autre tentative du ministère : toujours est-il sûr qu’il essaya de persuader aux évêques de soumettre à sa censure, avant de les publier, leurs lettres pastorales et leurs mandements. Ils repoussèrent comme ils le devoient cette ignominie, et M De Corbière, si fécond en attentions délicates, ne réussit pas mieux, on doit l’avouer, lorsqu’il leur proposa de recevoir, pour leurs séminaires, des économes de sa main.

Le projet d’une censure ministérielle, si propre à relever la dignité de l’épiscopat, rappelle naturellement la lettre célèbre de m le cardinal De Clermont-Tonnerre, supprimée par le conseil d’état. Ainsi, lorsque la presse est libre pour tout le monde, lorsque le dernier français peut, en se conformant aux lois, qu’on n’accusera pas certes d’être sévères, publier ses pensées et ses opinions ; lorsque la France est inondée de livres, de journaux, de pamphlets, où l’on verse à grands flots le mépris et le ridicule sur les objets les plus sacrés, il a été déclaré solennellement qu’un évêque n’a pas le droit d’exprimer ses vœux en faveur de la religion. On lui fait un crime des désirs même que la foi lui commande, lorsqu’il ne les renferme pas dans son cœur. Il seroit temps, ce semble, qu’on cessât ou d’opprimer si tyranniquement l’église, ou de vanter la protection qu’on lui accorde.

Deux ministres de l’intérieur se sont efforcés tour à tour d’envahir jusqu’à l’enseignement, exigeant des évêques qu’ils fissent souscrire par les professeurs de théologie et par les directeurs de séminaires, des promesses incompatibles avec les règles conservatrices de la foi, et des formulaires de doctrine imposés au nom de l’autorité séculière. Que deux avocats aient tenté de singer Henri Viii, c’est un des plus curieux phénomènes de notre siècle. Selon leurs idées, les bureaux de l’intérieur fussent devenus comme un concile oecuménique permanent, présidé par un ministre révocable, en sa qualité de pape civil ; et l’on auroit vu M De Corbière, le front orné de la tiare ministérielle, après avoir invoqué les lumières de l’esprit qui jadis inspira les parlements, libeller et contresigner des ordonnances dogmatiques obligatoires, sauf appel aux chambres, pour les consciences constitutionnelles des français.

Tout cela ne seroit que risible, si l’expérience ne montroit que le ridicule et l’absurdité sont de foibles garanties contre les suites de certaines erreurs, lorsqu’elles se glissent dans les lois, et que la force vient au secours de l’extravagance.

N’a-t-on pas, à l’occasion même de la folle entreprise qui nous suggère ces réflexions, traduit devant les tribunaux un journal estimable, dont le délit, l’unique délit, étoit d’avoir rendue publique la réclamation d’un archevêque, suivant le désir qu’il en avoit lui-même manifesté ? Nous ne pouvons regarder comme des maximes de la magistrature les principes qu’établit alors le procureur du roi, qui essaya de faire revivre contre l’église, sous les bourbons, une loi de la république abrogée par Buonaparte ; tant quelques hommes sont toujours prêts à se laisser emporter par leur zèle. attendu, disoit le réquisitoire, que l’article du journal ci-dessus désigné présente, dans son ensemble et dans ses détails, les caractères de la provocation à la désobéissance aux lois,... etc.

Nous ne le dirons jamais assez haut : si c’est un crime en France de soutenir la proposition que condamne ici le procureur du roi, c’est un crime en France d’être catholique. Mais il est, grâce à dieu, permis encore de l’être, et toutes les cours du royaume rejetteroient avec indignation la maxime qu’on ose avancer comme un axiome de leur jurisprudence. Non, l’autorité civile n’a pas le droit de fixer aux évêques ce qu’ils ont à prescrire pour l’enseignement dans leurs séminaires. non, ce n’est pas à l’autorité civile qu’il a été dit : docete omnes gentes. non, l’autorité civile n’est ni le fondement, ni la règle de la foi. Non, l’autorité civile n’est pas l’église de Jésus-Christ, l’église universelle, infaillible. Et ce sera sous le prétexte des libertés religieuses qu’on essaiera de nous faire un nouveau christianisme, tel qu’il plaira au pouvoir temporel de l’imaginer ! Nos croyances varieront au gré de ses intérêts ou de ses caprices : il y aura les dogmes de la veille, les dogmes du jour et du lendemain ! On notifiera aux évêques la doctrine révélée par le souverain, on leur enjoindra d’en ordonner l’enseignement dans leurs séminaires, et les procureurs du roi y tiendront la main ! Voilà, certes, des libertés qu’on a raison de défendre, si l’on a résolu d’abolir en France toute religion. Du moins conduisent-elles directement à la destruction du catholicisme, et à la plus grande des servitudes, celle d’une église nationale, dont partout l’établissement a produit l’ignorance et la corruption dans le peuple, dans les classes élevées un déisme vague, et l’athéisme dans le gouvernement.

On nous pousse encore sur cette pente en troublant la hiérarchie, en séparant, autant qu’on le peut, l’épiscopat de son chef, centre et lien de l’unité, d’où les évêques, et on le sait bien, tirent toute leur force. Une schismatique défiance s’attache obstinément à diminuer l’influence salutaire du Saint-Siège, et à lui ravir peu à peu l’exercice de sa juridiction divine.

Permettroit-on le recours à son autorité dans les causes majeures, lors même que, par le manque de tribunaux compétents, elles ne sauroient être jugées sur les lieux en première instance ? L’ordre et le pouvoir hiérarchique s’arrêtent pour nous à la frontière. Quel moyen canonique auroit-on en France de procéder à la déposition d’un évêque ouvertement hérétique ? Ce moyen cependant doit exister, ou il n’y a plus de gouvernement dans l’église de Jésus-Christ, abandonnée, sans police et sans lois, à tous les désordres que l’erreur et les passions humaines y introduiroient à leur gré ; et c’est encore une de ces libertés religieuses que nous devons conserver si précieusement, dit-on.

Un prélat que, depuis trois ans, nous ne nommons jamais qu’avec une douleur profonde, nous a révélé récemment une autre liberté du même genre dans son instruction, non pas pastorale, mais ministérielle sur l’exécution de la loi concernant les congrégations et communautés religieuses de femmes. Cette instruction porte, article x. tout acte émané du Saint-Siège, portant approbation d’un institut religieux, ne pourra avoir d’effet qu’autant qu’il auroit été vérifié dans les formes voulues pour la publication des bulles d’institution canonique. Qu’un établissement, religieux ou autre, ne puisse avoir d’existence civile, s’il n’est connu de l’autorité civile, c’est là une chose trop claire, pour que personne l’ignore ou le conteste. Mais la puissance apostolique est totalement indépendante de ces formalités civiles, et aucune autre puissance ne sauroit, dans les principes catholiques, annuler les actes émanés d’elle, puisque Dieu ne l’a soumise à aucune autre puissance.

Nous demanderons à m le ministre secrétaire-d’état au département des affaires ecclésiastiques, si le droit d’approuver un institut religieux appartient ou n’appartient pas au Saint-Siège, et en vertu de quelle autorité, lui, simple évêque, ou l’état même, peut déclarer qu’une pareille approbation sera de nul effet ? Nous lui demanderons comment ce langage s’accorde avec l’obéissance qu’il a promise au pontife romain dans son sacre ? Que s’il dit que cette obéissance est subordonnée aux canons, nous le prierons de produire les canons qui statuent que l’approbation d’un institut religieux par le Saint-Siège n’aura d’effet qu’autant qu’elle auroit été vérifiée, par le magistrat civil, dans les formes voulues pour la publication des bulles d’institution canonique. nous le supplierons enfin de nous dire quelle seroit, dans le cas d’une approbation non vérifiée, la règle que les catholiques devroient suivre, à quelle autorité ils devroient obéir, ou à celle d’une bulle signée Léon, pape, ou à celle d’une instruction signée Denis, évêque d’Hermopolis ?

La suppression du bref adressé à m l’évêque de Poitiers, au sujet du schisme obscur appelé la petite église, offre une nouvelle preuve du soin qu’on apporte à empêcher la communication des évêques avec le pape, et semble annoncer le dessein de subordonner entièrement à l’autorité séculière le pouvoir qu’il a reçu de Dieu. S’il faut en croire un bruit assez répandu, le conseil des ministres auroit trouvé des inconvénients graves à laisser publier un rescrit du souverain pontife qui dispensoit les troupes de la loi d’abstinence. Il seroit difficile de pousser plus loin le scrupule administratif. Nous nous trompons, il y a mieux encore. M le nonce ayant eu la témérité d’écrire aux évêques pour leur notifier la mort de Pie Vii, l’avènement de Léon Xii, et, à cette occasion, leur demander des prières, m le ministre des affaires étrangères, alarmé d’une si dangereuse démarche, se hâta d’avertir les prélats que l’envoyé du siége apostolique ne devoit communiquer avec eux que par son intermédiaire. Ainsi ce souhait de paix qui, par toute la terre, accompagne et bénit le trépas du chrétien, le père commun ne peut, en France, l’obtenir de ses enfants que sur la permission d’un secrétaire d’état ; et, grâce aux libertés qu’on nous vante, la religion y est réduite à négocier diplomatiquement quelques prières pour ses pontifes.

Fénelon se plaignoit déjà, il y a plus d’un siècle, de cette espèce de séparation qu’il voyoit s’établir entre l’épiscopat français et le Saint-Siège, par les envahissements successifs de la puissance civile. " on a rompu, disoit-il, presque tous les liens de la société qui tenoit les pasteurs attachés au prince des pasteurs. On ne voit plus les évêques le consulter, comme ils le faisoient autrefois si fréquemment. On ne voit presque plus de réponses par lesquelles, comme autrefois, le siége apostolique, dissipant tous les doutes, nous enseigne sur ce qui touche la foi et la discipline des mœurs, et l’interprétation des canons. Il semble que l’on ait fermé toutes les voies de ce commerce, jadis continuel, entre le chef et les membres. Que nous présage pour l’avenir ce lamentable état des choses spirituelles, si des princes moins pieux venoient à régner, sinon la défection de la France et sa rupture avec le siége apostolique ? Je crains bien que ce qui est arrivé en Angleterre n’arrive aussi chez nous ! " enfin telle est la position de l’église dans le royaume appelé très chrétien. On mine avec art sa discipline, son gouvernement, sa hiérarchie ; on la charge de triples liens pour l’empêcher de réparer ses ruines, pour que rien n’arrête, rien ne retarde le travail destructeur d’une fausse politique et de l’impiété. Depuis l’athée jusqu’au janséniste, tous les sectaires se remuent, se liguent, comme s’ils pressentoient un triomphe prochain. Dans leurs rangs, qui se pressent d’heure en heure, accourent les ambitieux, les intrigants, les foibles d’esprit, les foibles de conscience, les parleurs de christianisme et de monarchie. Chacun apporte avec soi le tribut exigé de calomnies et de déclamations. Un vaste système d’imposture est suivi persévéramment. On inquiète par de fausses alarmes les timides et les imbéciles. On dénature les faits, on invente l’histoire. Répétés par des milliers de bouches, les plus sots mensonges deviennent, pour l’ignorance, d’incontestables vérités. Jamais le génie du mal ne combina plus profondément ses complots, jamais il ne déploya une puissance de séduction si effrayante. Encore un peu de temps, et qui pourra y échapper ? Le soleil baisse, la nuit se fait, et, dans cette nuit où se cache l’avenir, on n’entrevoit que des fantômes sinistres. Rien n’est oublié de ce qui peut servir au succès du plan conçu par les artisans de désordre ; mais c’est principalement sur la jeunesse que reposent leurs espérances. Déjà préparée à tout par l’éducation qu’elle reçoit, on la circonvient, on l’attire, en flattant son orgueil et ses passions, dans des sociétés mystérieuses. Là elle entend des paroles telles qu’il en sort de l’abîme. Enivrée de haine, de doctrines et de désirs funestes, liée par d’affreux serments, elle rentre dans la société pour y accomplir l’œuvre à laquelle on lui a fait prendre le terrible engagement de se vouer.

Nous parlons ici des plus pervers, et dès lors du plus petit nombre ; mais ce petit nombre, uni et sans cesse agissant, forme, avec ses chefs, le parti qui pousse le monde social à sa destruction.

Du reste, une froide incrédulité, un mépris extrême des siècles antérieurs, une présomption sans bornes, et surtout un esprit d’indépendance universelle, absolue, tel est en général le caractère de la génération nouvelle. On lui a dit qu’elle étoit appelée à tout refaire, religion, politique, morale, et elle l’a cru. Elle passe en souriant sur des débris ; où va-t-elle ? Elle l’ignore.

Elle va où sont allés tous ceux qui se sont perdus : per me si tra la perduta gente. Etrange misère ! Mais il est ainsi.

Et cependant parce que l’Eglise, seule invariable, arrête encore le mouvement fatal qui emporte et les gouvernements et les peuples, tous les efforts se dirigent contre elle. Ses dogmes, son culte, ses ministres, sont livrés aux outrages des derniers manœuvres de l’impiété ; mais, comme nous l’avons remarqué, c’est surtout sa constitution qu’attaquent les habiles du parti. Il leur falloit un prétexte, ils l’ont trouvé ; ce sont les libertés gallicanes, devenues le cri de guerre de tous les ennemis du christianisme, de tous les hommes à qui Dieu pèse. Il leur falloit un nom pour opposer à l’autorité catholique ; ils ont profané celui de Bossuet. Destinée lamentable de ce grand évêque !

Que si là où ses vertus reçoivent sans doute leur récompense, il savoit de quels desseins on le veut rendre complice, ses os tout desséchés en tressailleroient dans le tombeau. Lui qui tant de fois protesta si éloquemment de son amour pour l’église romaine, de son obéissance filiale à ses pontifes, il les entendroit insulter chaque jour par des sectaires qui se disent ses disciples ; il verroit se développer une noire conjuration pour séparer d’eux le royaume de Saint Louis : mais parmi ceux qui se plaisent à semer contre eux les soupçons et la défiance, qui repoussent leur autorité, qui voudroient peu à peu habituer les français à ne voir dans le père commun des chrétiens qu’un étranger ; parmi les voix qui s’élèvent pour répandre ces odieux sentiments, il ne pourroit comme nous en reconnoître une qui, en d’autres temps, rendit aussi un éclatant hommage à cette Rome sainte à qui l’Europe doit sa civilisation.

Admirez cependant les dispensations de cette haute providence qui conduit le monde, et veille sur l’église de Jésus-Christ. Des hommes s’émeuvent, se rassemblent, pour ébranler le trône du prince des apôtres, pour soustraire à sa puissance des peuples égarés, et sur ce trône elle fait asseoir un pontife dont les vertus et la sagesse profonde rappellent la sagesse et les vertus de Léon-Le-Grand ; également distingué et par l’inébranlable fermeté du caractère, et par cette douceur persuasive et attirante qui rend presque inutile la fermeté ; qui, à la piété du prêtre et à la science de Dieu, unit la connoissance de l’état du siècle et le génie du gouvernement ; pontife enfin tel qu’il le falloit pour ranimer la foi, pour relever l’espérance, et qui semble, en ces tristes temps, avoir été donné aux chrétiens comme une preuve vivante de l’immuable fidélité des promesses.

Grâce encore à cette providence si merveilleuse dans ses voies, le clergé français purifié par une longue persécution, instruit par l’expérience et par le zèle passionné avec lequel les ennemis du christianisme soutiennent et propagent certaines maximes trop fameuses, a renoncé pour toujours à des préjugés qu’on ne put jamais, dans l’oppression où le tenoit la magistrature, regarder comme sa vraie doctrine. Ce n’est pas à la suite d’une révolution qui a mis à nu toutes les erreurs que de vains mots le séduiront. Les libertés qu’on lui prêche, il les a connues ; il sait qu’elles aboutissent pour la religion à l’athéisme, et pour le prêtre à l’échafaud. Des études mieux dirigées sur plusieurs points ont, quoi qu’on en dise, étendu ses vues, rectifié ses idées, et dissipé pour lui bien des nuages. Que, du fond de ses ténèbres, un imbécile orgueil lui reproche de manquer de lumières, c’est aussi ce que disoient des premiers disciples du Christ les savants et les sa ges du monde, alors que sur les peuples, assis dans l’ombre de la mort, se levoit le soleil des intelligences. La science véritable, car il en est une, la science qui vient de Dieu et qui conduit à Dieu, à qui la doit-on, si ce n’est au clergé ? Transmise par lui d’âge en âge, il la conservera fidèlement : mais il repousse sans doute, et ne cessera de repousser avec horreur, la fausse science, les trompeuses lumières qu’admirent quelques insensés ; lumières semblables à ces lampes funèbres que les anciens plaçoient dans les tombeaux, et qui n’éclairoient que des ossements.

Il est trop tard aujourd’hui, après ce qu’on a vu, pour réussir à détacher le sacerdoce français du vicaire de Jésus-Christ : les liens qui les unissent ont été retrempés dans le sang des martyrs.

Cependant, puisqu’on s’efforce de renouveler, pour en tirer bientôt les dernières conséquences, de funestes opinions heureusement éteintes, il est nécessaire de montrer combien elles sont absurdes en elles-mêmes, et comment elles tendent à renverser et l’église et l’état ; mais il faut auparavant essayer d’apprendre à ceux qui l’ignorent, ce qu’est le pouvoir souverain dans la société spirituelle.


CHAPITRE VI.

Du souverain Pontife..


La philosophie de ces derniers temps, fille de l’hérésie et aveugle comme elle, n’a jamais pu rien comprendre ni à la religion ni à la société.

De ses théories étroites et stériles, il n’est sorti, dans l’ordre des idées, qu’un doute universel, et dans l’ordre politique, que des révolutions.

Impuissante à créer aucun système durable, à établir aucune doctrine, elle n’a pas même conçu celles qu’elle attaquoit. Pendant près d’un siècle, elle a travaillé à démolir le christianisme, comme de stupides manœuvres démolissent un palais dont les belles proportions, l’ensemble et le plan leur sont totalement inconnus. Toute hébétée de matérialisme, au moment même où elle annonçoit des prétentions si exclusives à la pensée et à la raison, a-t-elle seulement entrevu la profondeur et l’admirable harmonie des dogmes chrétiens ?

Encore aujourd’hui ces hautes vérités, qui recèlent le mystère de l’intelligence humaine et le principe de sa vie, que sont-elles à ses yeux, sinon des rêveries incompréhensibles, ou tout au plus des formes variables et passagères de notre entendement ?

La nature de l’Eglise, sa constitution, ses lois, l’influence même temporelle qu’il étoit de sa mission d’exercer pour le salut des peuples et le perfectionnement de la société, tous ces grands objets ont échappé à ses profondes méditations.

Il étoit plus aisé, et apparemment plus philosophique, de verser à pleines mains la calomnie, le sarcasme et l’outrage sur les ministres de la superstition : car c’est ainsi que le nom de prêtre se traduit en son langage. Du reste, vous l’entendrez répéter éternellement les déclamations surannées du vulgaire des protestants contre Rome et les papes, et leurs usurpations, et leur tyrannie. Là s’arrête sa logique, sa science ; et en effet n’est-ce pas assez pour la plupart de ses disciples ?

Mais lorsque, dégagé de ces idiotes préventions entretenues par l’esprit de secte, on considère attentivement l’histoire de l’Europe depuis l’établissement du christianisme, il est impossible qu’en voyant les papes diriger sans interruption ce grand mouvement spirituel, et constamment à la tête de la société, dès qu’il exista une société chrétienne, on ne soit pas frappé de cette double prééminence, ainsi que du sentiment universel qui en attestoit la légitimité.

Alléguer l’ignorance des peuples et de leurs chefs pour expliquer ce fait éclatant, ce seroit dire que le monde a été civilisé par une religion que personne ne connoissoit avant Luther ; que l’ordre social et l’ordre religieux avoient jusque là reposé sur des bases fausses ; qu’avant ce moine apostat, le christianisme n’avoit été prêché aux hommes que par des imbéciles ou des imposteurs ; et qu’enfin, pour en venir aux dernières conséquences de la réforme, jamais Jésus-Christ n’eut l’intention d’instituer un sacerdoce, et que sa doctrine bien comprise se réduit à l’affranchissement de toute autorité, au droit qu’a chacun de nier tous les dogmes et conséquemment tous les devoirs.

Voilà, de l’aveu des protestants, le christianisme réformé ; et si on ne veut pas y reconnoître le véritable christianisme, il faut bien, ou renoncer à le découvrir, ou le concevoir comme l’ont conçu les catholiques pendant dix-huit siècles.

S’il y a quelque chose au monde de ridiculement absurde, c’est en rejetant le principe athée qui constitue le protestantisme, de prétendre fixer arbitrairement les bornes d’un pouvoir divin, d’en combattre l’influence, d’en restreindre l’exercice et de se déclarer juge de sa propre obéissance. Assez de trônes ont tombé par l’application de cette théorie à l’ordre civil, pour que les princes dussent au moins se défier un peu de ses conséquences. Elle détruiroit également la société religieuse, si l’Eglise pouvoit être détruite ; et c’est pourquoi les plus habiles et les plus sages d’entre les protestants, Mélanchton, Calixte, Grotius, Leibnitz surtout, se sont montrés si favorables à l’autorité du pape, dont ils sentoient profondément l’indispensable nécessité pour le maintien de la foi et pour la conservation de la société européenne.

Elle n’étoit point, quoi qu’on ait dit, une production du génie de l’homme, le résultat des prévoyances, des volontés, des combinaisons de quelques puissants esprits, mais l’œuvre du christianisme qui, surmontant au contraire la continuelle résistance des hommes, perfectionnoit sans cesse les mœurs, les lois, les institutions : et lorsqu’on réfléchit à l’immensité des obstacles qu’il eut à vaincre pour opérer cette grande régénération, ce n’est pas la lenteur du succès qui étonne, mais plutôt son étendue et sa rapidité.

Quand Jésus-Christ parut, le monde alloit périr ; il succomboit visiblement à une double cause de mort, l’erreur et les passions. Les passions ou les intérêts arment les peuples contre les peuples, et les hommes contre les hommes ; l’erreur les divise, les isole, et dissout ainsi la société jusque dans ses éléments. Que fit le christianisme ? Il ranima la foi presque éteinte, il promulgua de nouveau la loi des croyances et la loi des devoirs ; et pour en assurer l’empire, il constitua sur les débris des sociétés humaines, destinées à renaître bientôt sous une autre forme, une société divine et impérissable.

Ce n’est ni à l’Eglise ni à ses ministres qu’on doit demander raison de l’influence qu’elle exerça, mais à Jésus-Christ, mais à Dieu qui voulut sauver le monde et le renouveler par elle. Considérée particulièrement sous le point de vue politique, son action, qui, nous le répétons, n’étoit que le développement du principe même de son existence, tendoit à tout ramener à l’unité, à coordonner les nations, comme les membres d’une seule famille, dans un système de fraternité universelle par l’obéissance au père commun, et d’établir la prééminence du droit sur les intérêts, en substituant partout la justice à la force. Il faudra bien convenir qu’il seroit difficile d’imaginer un but plus noble, plus généreux, plus utile à l’humanité ; et quand on pense qu’on a pu espérer de le voir atteint, on est peu disposé à juger avec rigueur ce que les hommes peut-être ont mêlé quelquefois de foiblesses et de torts personnels à l’exécution d’un si magnifique dessein.

Qu’on y prenne garde, nous ne parlons ici que selon des idées tout-à-fait indépendantes des questions de droit qu’on peut former sur le pouvoir réel de l’Eglise. Nous discuterons plus tard cet important sujet : à présent nous ne l’envisageons que dans ses rapports avec la paix et le bonheur des peuples. Or, il est sans doute permis d’admirer, au moins comme le résultat d’une conception vaste et grande, ce long effort du christianisme pour unir entre elles toutes les nations, et pour les garantir également de l’anarchie et du despotisme. Le célèbre historien de la Suisse, Jean De Muller, M. Ancillon et M. Sismondi luimême, ont rendu sur ce point un hommage non suspect à la conduite des papes. Mais nul, parmi les protestants, n’a mieux senti que Leibnitz les avantages politiques de la suprématie pontificale. à propos du projet de paix perpétuelle de l’abbé De Saint-Pierre, projet fondé sur l’érection d’un tribunal européen : pour moi, dit-il, je serois d’avis de l’établir à Rome, et d’en faire le pape président, comme en effet il faisoit autrefois figure de juge entre les princes chrétiens... etc.

Si Leibnitz eût écrit de nos jours, il n’échapperoit certainement pas à l’accusation de fanatisme et de jésuitisme ; il seroit traduit devant le public comme un ennemi des rois et des peuples ; on peindroit sa doctrine des plus noires couleurs, on lui supposeroit des desseins secrets. Voyez-vous ? Diroit-on ; entendez-vous ? « La conséquence est inévitable, ce sont les gibets et les bûchers, le despotisme et l’inquisition. La perspective est touchante ! »

Ce noble genre de discussion est devenu si familier aux admirateurs de la civilisation nouvelle, de cette civilisation par écrit, qui compte déjà près de douze années d’existence et de traverses, que nous craignons beaucoup d’exposer à leurs délations et à leurs insultes un éloquent écrivain dont le témoignage a cependant trop de poids dans la question qui nous occupe, pour qu’il nous soit possible de le passer sous silence ; peut-être aussi son autorité nous servira-t-elle de sauvegarde.

» Rome chrétienne a été pour le monde moderne ce que Rome païenne fut pour le monde antique, le lien universel, Cette capitale des nations remplit toutes les conditions de sa destinée, et semble véritablement la ville éternelle. Il viendra peut-être un temps où l’on trouvera que c'étoit pourtant une grande idée, une magnifique institution que celle de ce Père spirituel, placé au milieu des peuples pour unir ensemble les diverses parties de la chrétienté. Quel beau rôle que celui d’un Pape vraiment animé de l’esprit apostolique. Pasteur général du troupeau, il peut, ou le contenir dans le devoir, ou le défendre de l’oppression. Ses états, assez grands pour lui donner l’indépendance, trop petits pour qu’on ait rien à craindre de ses efforts, ne lui laissent que la puissance de l’opinion ; puissance admirable, quand elle n’embrasse dans son empire que des œuvres de paix, de bienfaisance et de charité. »

» Le mal passager que quelques mauvais Papes ont fait, a disparu avec eux ; mais nous ressentons encore tous les jours l’influence des biens immenses et inestimables que le monde entier doit à la cour de Rome. Cette cour s’est presque toujours montrée supérieure à son siècle. Elle avoit des idées de législation, de droit public ; elle connoissoit les beaux-arts, les sciences, la politesse, lorsque tout étoit plongé dans les ténèbres des institutions gothiques. Elle ne se reservoit pas exclusivement la lumière, elle la répandoit sur tous ; elle faisoit tomber les barrières que les préjugés élèvent entre les nations ; elle cherchoit à adoucir nos mœurs, à nous tirer de notre ignorance, à nous arracher à nos coutumes grossières ou féroces. Les Papes, parmi nos ancêtres, furent des missionnaires des arts, envoyés à des barbares, des législateurs chez les sauvages. Le règne seul de Charlemagne, dit M. de Voltaire, eut une lueur de politesse, qui fut probablement le fruit du voyage de Rome.

C’est donc une chose assez généralement reconnue, que l’Europe doit au Saint-Siège sa civilisation, une partie de ses meilleures lois, et presque toutes ses sciences et tous ses arts[17]. »

» Lorsque les Papes mettoient les royaumes en interdit, lorsqu’ils forçoient les empereurs à venir rendre compte de leur conduite au Saint-Siége, ils s’arrogeoient un pouvoir qu’ils n’avoient pas ; mais en blessant la majesté du trône, ils faisoient peut-être du bien à l’humanité.Les rois devenoient plus circonspects ; ils sentoient qu’ils avoient un frein et le peuple une égide. Les rescrits des Pontifes ne manquoient jamais de mêler la voix des nations et l’intérêt général des— hommes aux plaintes particulières. Il nous est venu des rapports que Philippe, Ferdinand, Henri opprimoit son peuple, etc. : tel étpit à peu près le début de tous ces arrêts de la cour de Rome.

» S’il existoit au milieu de l’Europe un tribunal qui jugeât, au nom de Dieu, les nations et les monarques, et qui prévînt les guerres et les révolutions, ce tribunal seroit sans doute le chef-d’œuvre de la politique , et le dernier degré de la perfection sociale. Les Papes ont été au moment d'atteindre à ce but.» .

Secondés par les vœux, j’ai presque dit par l’instinct des peuples, et par l’esprit de la société profondément chrétienne alors, les papes en effet, avec un courage et une persévérance dont le principe étoit au-dessus de l’humanité, parvinrent à fixer le droit public, et à tirer de la force l’aveu qu’elle étoit soumise à une loi de justice.

Tel est cependant l’empire des passions, que les princes, tout en reconnoissant cette loi divine et le pouvoir chargé de veiller à son exécution, ne laissèrent pas de résister dans les cas particuliers.

Leurs flatteurs s’empressèrent de justifier cette résistance, qui devint peu à peu systématique par l’autorité des exemples et par l’introduction du droit romain, où les jurisconsultes puisèrent tout ensemble et des idées républicaines et des maximes de despotisme qu’il prirent pour la vraie notion de la souveraineté. Dès lors, la politique se sépara toujours davantage de la religion, et l’on put de nouveau la définir : la force dirigée par l’intérêt. On ne demanda plus, cela est-il juste ? Mais, cela est-il utile ? Les princes furent sans frein, et les peuples sans protection. Nul n’étant lié par les traités, il n’existoit que des trêves ; et de là cette fureur des armes qui désola si long-temps l’Europe, transformée en un champ de bataille où toutes les ambitions venoient tour à tour se mesurer. On réduisit en théorie le brigandage, la perfidie, la trahison, l’assassinat, et Machiavel fut le législateur de cette société de souverains qui se déclaroient indépendants de Dieu. le livre du prince, commenté par les passions, remplaça l’évangile interprété par les pontifes. C’étoit là certes un grand progrès, et les lumières ne datent pourtant pas de nos jours ; aussi les mieux instruits assurent-ils qu’elles sont seulement plus générales et plus également répandues.

Cependant un système de politique qui, en substituant la force au droit, ôtoit aux foibles et même aux puissants toute sécurité, et constituoit les nations dans un état de guerre permanent, devoit conduire, ou au morcellement de l’Europe en une multitude de petites souverainetés occupées sans cesse à se détruire l’une l’autre, ou à un vaste despotisme, si une seule parvenoit à établir solidement sa prépondérance. Plus d’une fois on soupçonna des tentatives de ce genre. La souffrance et l’inquiétude universelle firent chercher un remède aux maux de la société, une barrière contre l’envahissement, un principe enfin de stabilité dont le besoin se faisoit partout sentir. Mais ce principe, où le trouver ? Dans l’ordre moral ?

Dans la loi de justice ? On en étoit sorti, pour n’y plus rentrer : et d’ailleurs qu’est-ce qu’une loi sans un tribunal qui l’applique ? On avoit proclamé le règne de la force ; on lui demanda une garantie contre elle-même : et de là le système de balance entre les états, balance chimérique qu’on crut fixer par le traité de Westphalie, et qui, dérangée toujours et toujours cherchée, fut long-temps comme le grand-œuvre des rose-croix de la politique. Jamais peut-être n’y eut-il plus de guerres, ni des guerres plus sanglantes, ni des usurpations plus iniques et plus audacieuses, que depuis l’invention de ce système destiné à les prévenir ; et la loi suprême de l’intérêt, promulguée solennellement par quelques puissances qui veulent voir le fond de cette doctrine, ne semble pas promettre à l’Europe des destinées plus tranquilles à l’avenir.

Du reste, les mêmes causes qui détruisirent la grande société des peuples et arrêtèrent le progrès de la civilisation chrétienne, agissant aussi dans chaque état, y produisirent des effets semblables.

Les rapports de justice furent ébranlés et le droit sacrifié souvent à l’avarice et à l’ambition. Il étoit difficile que les maximes par lesquelles les souverains régloient leur conduite au dehors, ne pénétrassent pas plus ou moins dans le gouvernement intérieur ; et cela sous des princes même religieux, parce que, distinguant deux personnes diverses dans le monarque, on se persuadoit que la règle des devoirs étoit autre pour l’homme, autre pour le roi, à raison de la souveraineté qui légitime tout, n’ayant aucun juge, ni aucun supérieur sur la terre. On en a dit autant du peuple, et par la même raison, lorsqu’on l’a déclaré souverain.

L’esprit du christianisme et les mœurs qu’il avoit formées combattoient sans doute et modifioient dans la pratique ces principes funestes ; mais on ne laisse pas d’en suivre le développement de siècle en siècle, et personne ne contestera l’influence générale et trop puissante qu’ils ont eue sur les destins de la société. Ils établirent une guerre réelle entre le pouvoir et les sujets, d’abord entre la noblesse et le trône, puis entre le peuple et le roi. La première, presque terminée par Richelieu, finit sous Louis XIV, dans les plaisirs et les fêtes de la cour : la seconde a fini sur la place Louis XV, et l’Europe sait comment.

Ainsi donc, et ceci mérite qu’on y réfléchisse, en séparant, contre la nature essentielle des choses, l’ordre politique de l’ordre religieux, le monde aussitôt a été menacé d’une anarchie ou d’un despotisme universel ; la sécurité des états est demeurée sans garantie, ou n’a eu pour garantie qu’une balance illusoire des forces. Chaque état soumis, dans son intérieur, à la même cause de désordre, a marché également vers le despotisme et l’anarchie : et pour échapper à ces deux fléaux des sociétés humaines, qu’a-t-on jusqu’à ce jour imaginé ? Encore une balance des forces, ou, en d’autres termes, des pouvoirs ; voilà tout : on a fait des traités de Westphalie.

Et comme les nations, divisées par leurs intérêts, seule loi qu’elles reconnoissent en tant que nations, n’ont aucun lien commun, et, au lieu de former entre elles une société véritable, vivent à l’égard les unes des autres dans un état d’indépendance sauvage, ainsi là où plusieurs pouvoirs indépendants sont établis, il n’existe non plus aucune vraie société ; l’état est perpétuellement en proie à la lutte intestine des intérêts divers qui cherchent à prévaloir. Tous se défendent, tous attaquent ; la pensée de chacun, son désir étant le seul droit, nul n’est lié envers autrui dans l’ordre politique, et les troubles succèdent aux troubles, les révolutions aux révolutions, jusqu’à ce que cette démocratie de sauvages policés enfante avec douleur un despote.

Or, que l’on compare un pareil désordre, inouï même dans le monde païen, avec l’institution européenne telle que le christianisme tendoit à la former et l’avoit déjà réalisée en partie ; que l’on compare l’action des deux souverainetés contraires, le principe de justice et le droit de la force ; que l’on compare enfin, dans leurs effets, les systèmes dont l’un tira la société du chaos, et dont l’autre l’y a replongée : et qu’on juge auquel les peuples doivent le plus de reconnoissance.

Mais c’est bien, en vérité, des peuples qu’il s’agit pour ceux qui se disent leurs défenseurs : les gouverner à leur profit, avec une verge de fer en les abusant, en les enveloppant d’un nuage de préjugés et de mensonges : voilà tout le secret de leurs déclamations, de leurs calomnies, de leur haine contre les papes et contre le christianisme, comme aussi de leur fureur q uand un rayon de vérité vient à percer les immenses ténèbres qu’ils travaillent sans cesse à épaissir. Ils parlent de la raison, et dès qu’on l’oppose à leurs erreurs, à leurs impostures, ils jettent les hauts cris, ils invoquent contre elle les tribunaux. Il ne s’agit plus alors de la liberté des opinions, il s’agit d’étouffer toute opinion assez malheureuse pour leur déplaire, assez hardie pour mettre en doute leur infaillibilité politique et philosophique.

Cependant rendons-leur justice, ils n’ont pas encore, au moins clairement, redemandé les échafauds ; que les prisons s’ouvrent et qu’elles reçoivent les chrétiens fidèles à tous les principes de leur foi, provisoirement cela suffira. Nous sommes dans le siècle de la tolérance.

On vient de voir comment les pontifes romains, placés, par la nature même des choses, à la tête de la société nouvelle que le christianisme tendoit à former, devinrent, suivant l’expression d’un illustre écrivain, le pouvoir constituant de la chrétienté ; et comment cette société, dont la justice étoit la base, mais à qui les passions humaines ne laissèrent pas le temps de parvenir à sa perfection, s’est peu à peu dissoute, à mesure qu’on l’a soustraite à l’influence et à l’autorité des papes. Les ennemis de l’ordre social, les révolutionnaires de toute nuance, n’ignorent aucune de ces vérités ; et voilà pourquoi le seul nom de Rome les épouvante ; voilà le motif de la guerre qu’ils lui ont déclarée de nouveau. Mais pour bien comprendre quelles seroient les suites de cette guerre détestable, si Dieu qui se rit de l’impie n’avoit déjà fixé le point où il l’arrêtera, il faut considérer les souverains pontifes sous un autre rapport, et montrer que sans eux point d’Eglise ; sans Eglise point de christianisme ; sans christianisme point de religion pour tout peuple qui fut chrétien, et par conséquent point de société : de sorte que la vie des nations européennes a sa source, son unique source, dans le pouvoir pontifical. C’est là, certes, un sujet grave, et d’un intérêt trop pressant, trop général, pour qu’on se refuse à l’examiner quelques instants. Nous conjurons les hommes sincères de nous prêter une attention sérieuse comme les questions que nous allons traiter, et calme comme la vérité que nous espérons rendre évidente.

§ I. Point de pape, point d’Eglise.

La vraie religion avant Jésus-Christ se conservoit par une tradition domestique. Les Juifs seuls avoient une Eglise publiquement constituée, image et type de celle que le sauveur du genre humain devoit établir par toute la terre, afin d’y fonder le règne de Dieu, d’unir les nations et de les élever, suivant l’attente universelle, à un état plus parfait, sous l’empire d’une loi divine à jamais immuable. Pour réaliser ce grand dessein de miséricorde et d’amour, conçu de toute éternité dans la pensée de son père, le fils de Dieu forma une société spirituelle destinée à recueillir ceux qui croiroient en lui, et il institua pour la gouverner un sacerdoce nouveau, un corps de pasteurs chargés de répandre sa parole et d’administrer ses sacrements : allez et enseignez toutes les nations, les baptisant au nom du père, du fils et du saint-esprit,... etc.


Qu’il existe en effet, depuis dix-huit siècles, une semblable société ; qu’elle ait été gouvernée toujours par un sacerdoce dépositaire de la doctrine, dispensateur des sacrements, et qui, sans interruption, a exercé le pouvoir de lier et de délier, ou un pouvoir souverain de juridiction sur ses membres, ce sont des faits si éclatants que personne ne songera même à les contester.

On ne contestera pas davantage que cette société ait constamment reconnu pour chefs les successeurs de l’apôtre à qui Jésus-Christ avoit dit : tu es Pierre, et sur cette pierre je bâtirai mon Eglise,... etc. Et encore : pais mes agneaux, pais mes brebis ; usant des mêmes expressions par lesquelles il conféra la puissance spirituelle au corps des pasteurs, mais adressant alors la parole à Pierre seul, et soumettant à cette puissance dont il l’investissoit particulièrement, et les agneaux et les brebis, c’est-à-dire les fidèles et les pasteurs mêmes, ainsi que les uns et les autres l’ont toujours cru.

On voit donc, dès l’instant où il commence à remplir publiquement sa divine mission, Jésus-Christ annoncer qu’il fondera une Eglise, une véritable société, et bientôt après effectuer sa promesse en communiquant à ses apôtres, et principalement au premier d’entre eux, le pouvoir qu’il avoit reçu de son père : tout pouvoir m’a été donné au ciel et sur la terre : comme mon père m’a envoyé, je vous envoie. Ce qui constitue en effet la société, c’est le pouvoir ; et de la nature du pouvoir dépend la nature de la société. Là où le pouvoir suprême, la souveraineté, appartient à tous ou à plusieurs, la société est démocratique ou aristocratique ; là où un seul est souverain et n’a au-dessous de lui que des pouvoirs subordonnés, elle est monarchique. Mais toujours faut-il une souveraineté, un pouvoir suprême qui ait le droit de commander et à qui l’on doive obéir, pour qu’il existe une société quelconque : et déjà l’on conçoit que toute secte qui refuse de reconnoître un pareil pouvoir, qui nie l’autorité et proclame l’indépendance individuelle, n’est point une société, n’est point une Eglise ; et par cela même elle est frappée du terrible anathème prononcé par Jésus-Christ : celui qui n’écoute point l’Eglise, qu’il vous soit comme un païen et un publicain. Il suit de là encore qu’on ne sauroit, en aucune société, altérer le pouvoir sans altérer la société même et changer sa nature. Or changer la nature d’une société divine, évidemment ce seroit la détruire : elle est ce que Dieu l’a faite, ou elle n’est point. Si donc Jésus-Christ a établi le régime monarchique dans l’Eglise, si le pape y est souverain, attaquer son autorité, limiter son pouvoir, c’est détruire l’Eglise ; c’est essayer de substituer un gouvernement humain, un gouvernement arbitraire, à celui qu’elle a reçu de Jésus-Christ.

Et maintenant observons que nul n’est associé à Pierre, lorsque le sauveur déclare qu’il bâtira sur lui son Eglise, contre laquelle les portes de l’enfer ne prévaudront point, et lorsqu’il promet de lui confier les clefs, symbole du pouvoir souverain, de cette pleine puissance que les conciles oecuméniques ont reconnu appartenir au pontife romain, vicaire de Jésus-Christ, chef de toute l’Eglise, père et docteur de tous les chrétiens. Le voilà donc distingué de tous les autres pasteurs par le suprême pasteur lui-même, et distingué, comme l’explique un concile universel, par l’étendue de sa puissance, qui n’en admet ni de supérieure, ni d’égale, puisqu’elle lui soumet l’Eglise entière. Le sixième et le huitième concile oecuménique ont également reconnu, en termes exprès, la souveraine et infaillible autorité du successeur de saint Pierre.

Gerson, malgré des préjugés qui rendent ses paroles plus remarquables, avoue que " Jésus-Christ a fondé son Eglise sur un seul monarque suprême, le pontife romain, en qui seul réside la puissance ecclésiastique dans sa plénitude. " ainsi l’Eglise est une monarchie, et le pape en est l’unique souverain, étant seul investi de la plénitude de la puissance : et c’est aussi la doctrine d’Almain, qu’on n’accusera pas plus que Gerson d’avoir voulu flatter Rome. Il avoue que Jésus-Christ a établi dans son Eglise une police royale et monarchique, de sorte qu’en vertu de ce pouvoir monarchique, le pape seul possède une autorité primitive qui lui soumet tous les autres, sans qu’il soit soumis à aucun... etc.

Nous ne mettons point en doute votre principauté, très saint Pierre ; mais nous disons : " Soyez notre prince. " (Is. III, 6)... etc. Ainsi parloient au pape Eugène Iv, les ambassadeurs de Charles Vii ; et cette doctrine est si constante et si sacrée dans l’Eglise catholique, que la faculté de théologie de Paris, en censurant le livre de Marc-Antoine de Dominis, a déclaré la doctrine contraire hérétique et schismatique. il n’est pas jusqu’aux luthériens qui ne fussent disposés à reconnoître cette importante vérité, au temps de Mélanchton. la manière, dit Bossuet, dont il s’en explique dans une de ses lettres " est admirable. " Et après avoir cité un passage très frappant de cette lettre, il ajoute : voilà ce que pensoit Mélanchton sur l’autorité du pape et des évêques... etc.

Que l’Eglise soit une monarchie, on ne le peut donc nier sans démentir Almain, Gerson, Bossuet, la faculté de théologie de Paris, Mélanchton même, et tout l’univers catholique. Que le pape, comme seul monarque suprême, possède dans l’Eglise une pleine puissance ou un pouvoir souverain, on ne peut le nier non plus sans contredire une définition de foi d’un concile oecuménique. Donc, supposer qu’il y ait dans l’Eglise un pouvoir au-dessus du pape, limiter sa puissance à qui Dieu n’a donné d’autres limites que sa loi, c’est s’élever insolemment au-dessus des conciles, au-dessus de Dieu ; c’est, par un attentat sacrilège, ébranler l’ordre qu’il a établi ; c’est renverser, autant qu’il est possible à l’homme, la constitution divine de l’Eglise, et l’Eglise elle-même.

Qu’est-ce en effet que l’Eglise ? La société dépositaire de la vraie religion, c’est-à-dire de la vraie foi et du véritable culte. L’Eglise doit donc offrir les mêmes caractères que la vraie religion ; elle doit être, comme elle, une, universelle, perpétuelle et sainte. si quelqu’un de ces caractères, dont la réunion forme le plus haut degré d’autorité qu’on puisse concevoir, lui manquoit, il manqueroit également à la religion qu’elle professe, puisque, nécessairement, ou la religion auroit varié, l’Eglise variant elle-même dans ses dogmes et dans son culte, ou il existeroit plusieurs vraies Eglises distinctes l’une de l’autre, et par conséquent plusieurs vraies religions ; car évidemment ces Eglises ne pourroient être distinguées que par l’opposition de leurs croyances, au moins en ce qui toucheroit la légitimité de leur institution et le pouvoir spirituel de gouvernement, ce qui emporte tout le reste. Toujours est-il que l’Eglise fondée par Jésus-Christ pour unir tous les peuples dans le même culte et dans la même foi, doit être une, pour que cette foi soit une, comme le dit l’apôtre, un dieu, une foi, un baptème ; doit être universelle, pour que cette foi, partout la même, soit annoncée à toutes les nations ; soit perpétuelle, pour que cette foi soit une et universelle dans le temps comme dans les lieux ; soit sainte, pour que cette foi n’éprouve jamais d’altération, pour que la sainte doctrine infailliblement promulguée et constamment enseignée dans l’Eglise, y forme aussi toujours des saints, selon le but que Jésus-Christ s’est proposé.

Or, aucuns de ces caractères indispensables à l’Eglise, et qu’elle déclare posséder, ne sauroient lui appartenir, qu’autant qu’ils appartiennent au pouvoir qui la régit, et qui seul la constitue ce qu’elle est. Si ce pouvoir n’est pas un, universel, perpétuel, saint, l’Eglise, non plus, n’est ni ne peut être une, universelle, perpétuelle, sainte. elle n’est pas une, s’il n’existe point de centre d’unité, si la souveraineté ne réside point immuablement dans un seul ; elle n’est pas universelle, si ce souverain, ce pouvoir un n’est pas universel, puisque là où le pouvoir s’arrête, là s’arrête la société ; elle n’est pas perpétuelle, si ce pouvoir un et universel, n’est pas perpétuel aussi, puisque là où le pouvoir finit, là finit la société ; enfin elle n’est pas sainte ou infaillible, si ce pouvoir un, universel et perpétuel, n’est pas saint ou infaillible, puisqu’il n’est et ne peut être pouvoir dans la société spirituelle, que par le droit de commander la foi, ou de juger souverainement de la doctrine.

Or, qu’on trouve dans l’Eglise un pouvoir autre que le pape, qui soit tout ensemble un, universel, perpétuel ? Ce ne seront pas les conciles, qui ne forment évidemment ni un pouvoir perpétuel, ni un pouvoir un ; et qui ne forment même un pouvoir universel que lorsque le pape les convoque, les préside, et confirme leurs décisions.

Donc, premièrement, rien de plus absurde que de nier l’infaillibilité du pape et de soutenir en même temps l’infaillibilité de l’Eglise, qui ne peut être infaillible que par le pape.

Donc, secondement, contester au pape, soit l’infaillibilité, soit la plénitude de la puissance ou la souveraineté vraiment monarchique, c’est contester à l’Eglise sa propre existence, c’est nier qu’elle soit une, universelle, perpétuelle, sainte ; c’est l’anéantir entièrement : et saint François de Sales l’a très bien vu, lorsqu’il a dit, avec autant de profondeur que de justesse : le pape et l’Eglise, c’est tout un. combien donc sont aveugles ou criminels ceux qui attaquent, à quelque degré que ce soit, la suprême monarchie du pontife romain, comme l’appellent Bossuet et Gerson ; ceux qui soutiennent des maximes injurieuses à son pouvoir, ou qui, semant contre lui de schismatiques préventions, une secrète défiance, cherchent à le rendre moins vénérable et moins sacré aux yeux des chrétiens ?

Hommes insensés et remplis au moins d’une présomption plus que téméraire, s’ils conservent encore au fond du cœur quelque attachement, quelque respect pour l’Eglise de Jésus-Christ ; hommes coupables et pervers au-delà de tout ce qu’on peut exprimer, s’ils aperçoivent les conséquences inévitables de leurs principes, car en ébranlant l’autorité sur laquelle le sauveur a bâti son Eglise, ils renversent l’Eglise par ses fondements ; et l’Eglise détruite, nul moyen de conserver seulement une ombre de christianisme, ainsi que nous l’allons montrer.

§ I. Point d’Eglise, point de christianisme.

Il se trouva, il y a trois cents ans, des rêveurs et des fanatiques qui, choqués de plusieurs dogmes de la foi chrétienne, et la soumettant en dernier ressort au jugement de leur raison, entreprirent de réformer, selon cette méthode, la religion de Jésus-Christ. C’étoit supposer , ce qu’en effet ils assuroient formellement, que le vrai christianisme n’existoit plus, et en outre changer complètement la notion que tous les chrétiens s’en étoient formée jusque là ; car on avoit toujours cru, d’un côté, que le jugement de la doctrine n’appartenoit qu’à l’Eglise, dont les décisions étoient l’unique règle de foi ; et d’un autre côté, que la foi ne pouvoit jamais se corrompre, ni l’Eglise errer dans son enseignement, Jésus-Christ ayant promis d’être avec elle enseignant, jusqu’à la consommation des temps. Opposant ainsi une opinion inouïe dans le monde, à la croyance universelle des chrétiens pendant quinze siècles, il alloit nécessairement que les novateurs soutinssent que, pendant quinze siècles, tous les chrétiens avoient ignoré le véritable christianisme, ou, en d’autres termes, que le christianisme, tel qu’on l’avoit entendu depuis les apôtres, n’étoit qu’une erreur monstrueuse et destructive de la raison.

Mais ni Luther, ni Calvin, ni Zwingle, ni aucun autre réformateur, n’ayant le droit de substituer leur autorité à celle de l’Eglise qu’ils rejetoient, il s’ensuivoit qu’hommes, femmes, enfants, savants, ignorants, chacun devoit chercher par sa raison propre, sans jamais déférer à l’autorité d’autrui, le vrai christianisme altéré profondément dès sa naissance. Chacun dès lors n’ayant non plus pour s’assurer de l’avoir trouvé que le jugement faillible de sa raison, contredit par la raison également faillible de tous les autres, tant de recherches, tant d’examens, tant de jugements divers ne pouvoient produire qu’une incertitude universelle, et le christianisme restoit plus que jamais, pour nous servir de cette expression de Pascal, une énigme indéchiffrable. ce n’est pas tout, et le principe que les protestants furent forcés d’admettre en se séparant de l’Eglise, les pousse encore à des extrémités plus grandes ; il les contraint de dénaturer l’idée même de religion. Suivant la notion que le genre humain s’en forma dans tous les temps, la religion est une loi divine, prescrivant ce qu’on doit croire et ce qu’on doit pratiquer. Venant de Dieu originairement, elle ne sauroit à aucune époque être soumise, dans ses dogmes, dans son culte, ou dans ses préceptes, au jugement de l’homme, puisqu’elle cesseroit dès lors d’être loi, et qu’il seroit d’ailleurs absurde de supposer à l’homme le droit de juger, pour les admettre ou les rejeter à son gré, les vérités que Dieu lui révèle, ou les commandements qu’il lui fait. Or le protestantisme, comme il nous l’apprend lui-même, est, en matière religieuse, l’acte d’indépendance de la raison humaine. la religion est une loi à laquelle la raison de l’homme et l’homme tout entier doit obéissance : donc le protestantisme est une solennelle protestation, non seulement contre le christianisme, mais encore contre toute religion quelconque. Peu importe ce que croit ou ne croit pas chaque protestant : quand il croit, ce n’est jamais par le motif fondamental que Dieu a révélé la vérité qui est l’objet de sa croyance, mais parce que sa raison juge que c’est réellement une vérité : sans quoi sa raison ne feroit plus, en croyant, un acte d’indépendance, mais un acte d’obéissance, et en ce cas sa foi seroit évidemment une abjuration du protestantisme.

Ainsi, dès qu’en rejetant l’autorité de l’Eglise, on refuse de reconnoître un juge infaillible de la doctrine, l’idée même de religion s’évanouit. Nous le verrons bientôt encore plus clairement. Il suffit en ce moment de considérer ce que sont devenus les dogmes chrétiens dans la réforme. Les sociniens, dès son origine, s’avancèrent jusqu’au déisme, et c’est là que Genève en est aujourd’hui. Les anglicans se plaignent des progrès qu’il fait parmi eux. Des sectes s’élèvent, qui demandent quelle puissante raison il y a pour croire à une révélation écrite, et qui, soutenant avec hardiesse que l’évangile n’est pas susceptible d’être défendu par des moyens raisonnables, prétendent démontrer que les écritures du Nouveau-Testament ne sont pas les œuvres des personnes dont elles portent le nom ; qu’elles n’ont pas paru aux époques qu’elles indiquent ; ... etc.

En France on nie également l’inspiration d’une partie des livres saints, on déclame avec chaleur contre l’institution du sacerdoce, on réduit la religion à un sentiment indéfinissable qui, suivant les temps et les pays, se manifeste sous différentes formes ; et les protestants applaudissent, ils louent, ils adoptent hautement cette doctrine.

Bayle, quoique protestant, avoit prévu où l’on arriveroit par cette méthode rationnelle du jugement privé. il est plus utile qu’on ne pense, disoit-il, d’humilier la raison de l’homme, en lui montrant avec quelle force les hérésies les plus folles, comme sont celles des manichéens, se jouent de ses lumières, pour embrouiller les vérités les plus capitales... etc. Donc, au jugement de Bayle, quiconque veut que la raison soit la règle de sa foi, c’est-à-dire tout protestant, puisque le protestantisme n’est, en matière religieuse, que l’acte d’indépendance de la raison humaine, de cette raison, souveraine légitime, qui, tenant de Dieu ses pouvoirs, ne peut abdiquer, et souveraine universelle, ne peut sortir de son empire, est conduit de degré en degré jusqu’à nier tout, ou jusqu’à douter de tout. or, dira-t-on que le christianisme consiste à nier tout, ou à douter de tout ? Effrayant abîme ! Et quel moyen de l’éviter ? Un seul : il faut captiver son entendement sous l’obéissance de la foi, il faut revenir, pour ne le plus quitter, au principe catholique.

Dès le commencement du dix-septième siècle, le principe contraire produisoit en France son effet nécessaire sur les esprits, et les poussoit rapidement jusqu’aux extrémités de l’erreur. Des protestants même s’en alarmoient, et un ministre dont le zèle en cela mérite d’être loué, signalant les progrès de l’indifférence en laquelle quantité de gens mettoient toute sorte de religion, montroit ces nouveaux ennemis de la foi chrétienne s’enfonçant dans l’athéisme, et conspirant de bannir de la terre toute mention du nom de Dieu. Mais peut-être qu’on est revenu de ces excès dans la réforme, et que, malgré la prophétie de Bayle, quelques dogmes au moins, protégés par la raison souveraine universelle, seront restés debout au milieu de tant de ruines ? écoutez un protestant : " on sait qu’actuellement (en Allemagne) plusieurs prédicateurs ne nient pas, à la vérité, l’existence de Dieu, la providence, une vie future : " ne nient pas ; seroit-ce donc là au moins la limite que le protestantisme se seroit imposée à lui-même ?

Qu’on en juge : " ne nient pas, à la vérité, et cependant enseignent publiquement qu’on ne peut proprement rien savoir de ces vérités fondamentales de la religion ; ... etc. "

L’impuissance de conserver un dogme quelconque, ou d’obliger aucun homme à croire une vérité qui ne seroit pas évidente pour sa raison, a forcé les protestants de réduire le christianisme nécessaire à la seule morale. Mais ici renaissent les mêmes difficultés. Qu’est-ce que la vraie morale ? Qui le dira ? La même raison qui juge des dogmes, juge aussi des préceptes, et comment, n’étant pas obligé de croire, seroit-on obligé d’agir comme si l’on croyoit ? Il faudra que chacun se fasse sa morale, comme chacun se fait ses croyances ; et les devoirs à leur tour, devenus de simples opinions, n’offriront rien de plus certain ni de plus fixe que tout le reste. On sait à quel point les sociniens ont altéré la règle des mœurs.

Les antinomiens et plusieurs autres sectes ont été plus loin encore. à Dieu ne plaise qu’on nous suppose l’intention d’attribuer à tous les protestants des monstres de doctrine dont le plus grand nombre d’entre eux a horreur ; mais cependant il est vrai qu’on ose enseigner dans le sein de la réforme, et c’est un protestant qui nous l’apprend, " qu’il n’y a point d’actions immorales par elles-mêmes, quoiqu’elles puissent être illégales d’après les lois et les conventions de la société ; qu’il n’y a point d’action subjective immorale, mais que tout est soumis à la nécessité de la nature, et qu’il ne peut y avoir d’opposition entre la sensibilité et la raison : " principe incontestable dès qu’on part de la raison seule ; car la sensibilité est l’homme aussi ; elle fait partie de sa nature, et si ce qui est pour elle un bien ou une vérité pouvoit être une erreur ou un mal pour la raison, et réciproquement, il y auroit dans le même temps, à l’égard du même homme, deux vérités contradictoires.

Soit donc qu’on examine le protestantisme en lui-même, dans sa doctrine fondamentale, soit que l’on considère ses effets généraux, on est conduit à cette conclusion, que s’il subsiste encore parmi les protestants, surtout dans le peuple, quelque foible reste de christianisme, c’est uniquement l’autorité de l’exemple et de l’enseignement, les traditions de famille, et enfin l’action même de l’Eglise catholique au dehors d’elle, action plus puissante qu’on ne le croit, qui conserve ces débris de la foi, malgré le principe du protestantisme, dont la conséquence directe, nécessaire, est un doute universel, et la destruction absolue de la religion révélée par Jésus-Christ.

Ainsi, de même qu’on ne peut ébranler le pouvoir pontifical, limiter la puissance souveraine qui constitue la monarchie du pape, sans renverser l’Eglise, on ne peut non plus se séparer de l’Eglise, refuser de reconnoître son autorité infaillible, sans renverser le christianisme de fond en comble. Mais alors qu’arrive-t-il ? Tout s’écroule, religion, morale, société. La raison, à qui on a remis le sceptre du monde, incapable de relever aucune des ruines qu’elle a faites, abandonne l’avenir au hasard et chaque homme à lui-même. Plus de vérités certaines, plus de loi immuable, par conséquent plus de liens entre les individus ni entre les nations : état prodigieux, et cependant, comme on va le voir, état inévitable, sitôt qu’on en est au point où le protestantisme est parvenu.

§ III. Point de christianisme, point de religion, au moins pour tout peuple qui fut chrétien, et par conséquent point de société.

Il suffiroit presque d’énoncer cette proposition, tant elle suit avec évidence de ce qui a été établi précédemment. Le protestantisme se définissant lui-même, l’acte d’indépendance de la raison humaine en matière de religion, la religion dès lors ne peut plus être, pour quiconque admet ce principe, qu’une opinion libre, une pensée humaine, qui change ou peut changer sans cesse, et dont il ne sauroit jamais résulter aucun devoir : et lorsqu’au lieu d’une opinion libre, on en fait un sentiment indéfini, on détruit également tous les devoirs, et l’on exclut de sa notion l’idée même d’une croyance positive. Dans les deux cas, il faut comprendre une religion dépouillée du caractère de loi, une religion, je ne dis pas seulement sans dogmes arrêtés sans culte déterminé, sans préceptes certains ; mais une religion sans dogmes, sans culte, sans préceptes quelconques, puisqu’en vertu de son indépendance, la raison peut ou nier tout, ou douter de tout, et qu’elle est même, comme nous l’apprend Bayle, nécessairement conduite de degré en degré jusqu’à cet excès, lorsqu’on en fait la règle de la foi. la philosophie de nos jours en convient expressément ; elle a bien vu que la souveraineté de la raison individuelle, qu’elle appelle aussi liberté de conscience, n’étoit qu’un principe de destruction, qui devoit, par son effet propre, renverser peu à peu toutes les vérités et toutes les croyances. Cet important aveu mérite d’être recueilli.

" C’est au seizième siècle que, pour la première fois, dans la série des évènements qui nous intéressent, on voit la liberté de conscience ouvertement et nettement érigée en principe ; ... etc. "

Ces réflexions d’une grande justesse ne sont, et personne ne le niera, que l’expression fidèle des faits. L’impossibilité de comprendre parfaitement aucun dogme, même le premier de tous, l’existence de Dieu, a forcé les esprits clairvoyants de tirer les dernières conséquences du principe du jugement privé ; et ceux-ci ont rapidement entraîné les autres. En cet état, demandez-leur où la raison les a conduits, ce qu’ils croient, ce qu’ils admettent, quelle est enfin leur religion ?

Ils ne cachent rien à cet égard, et je les en loue, car la sincérité facilite la discussion ; ils ne dissimulent rien ; leur réponse est claire et précise : " notre siècle doute, et, dans le doute, sa religion c’est la liberté, parce que c’est le seul dogme qui permette à chacun de suivre ce qui lui plaît aujourd’hui, de le rejeter demain... etc. " ainsi la religion du siècle est d’être libre de n’avoir aucune religion. La religion du siècle est le droit pour chacun de suivre ce qui lui plaît ; et cela sans limites, sans restrictions, et autant en ce qui tient aux devoirs qu’aux croyances. La religion du siècle est la négation de toute vérité, et par conséquent de tout précepte obligatoire : la religion du siècle est l’abolition de toute loi divine et humaine, de toute morale et de toute société.

En effet, " ou la morale nous apparoît comme obligatoire indépendamment de notre intérêt personnel, et alors l’idée de devoir se montre à nous isolée et indépendante de toute autre : ... etc. "

Que ferons-nous donc, ainsi placés entre ces solutions incomplètes, entre l’école religieuse et l’école matérialiste ? Et que deviendra la société au milieu de ces ténèbres universelles et de ce doute absolu ? Peut-elle subsister dans l’ignorance de ses propres fondements, de ses propres lois, des conditions de sa vie ?

N’a-t-elle pas besoin comme l’homme, et plus que l’homme, de doctrines certaines ? En conservera-t-elle au moins quelques unes ? Sauvera-t-elle quelques débris de ce grand naufrage des croyances de soixante siècles ? Non.

" Ces doctrines, qui doivent présider à notre vie morale, religieuse, politique, littéraire, c’est à nous à les faire, car nos pères ne nous en ont légué que de stériles et d’usées... etc. " Ainsi donc, par une suite inévitable du principe qui rend chaque homme juge de la vérité en dernier ressort, nous voilà condamnés à refaire la religion, à refaire la morale, la littérature, la société, à refaire tout, et la raison humaine et l’homme même.

Certes, c’est là une grande misère ! Mais enfin la philosophie nous donne-t-elle quelque espérance d’en sortir un jour ? La liberté de penser, sans aucune règle que cette liberté même, permettra-t-elle, lasse de destructions, qu’un édifice nouveau s’élève sur ces ruines immenses ? écoutez encore : " si on la considère sous un point de vue abstrait, on trouve que c’est pour chaque individu, le droit, ou plutôt le devoir de juger, d’après sa raison personnelle,... etc. "

Et voilà où sont conduites, de degré en degré, les nations qui, en se séparant de l’Eglise, ont par cela même abandonné le principe fondamental de la foi chrétienne et de toute foi. Un peuple non chrétien peut avoir une religion, il peut conserver les dogmes primitifs, comme ils se conservoient avant Jésus-Christ, par la tradition ; il peut reconnoître l’autorité de ces croyances communes, et s’y soumettre. Mais le premier acte de celui qui rompt avec l’Eglise est de nier cette autorité nécessaire et d’y substituer la sienne propre, l’autorité de sa seule raison ; et dès lors, quelque effort qu’il fasse pour s’arrêter sur la pente du doute, les irrésistibles conséquences du principe qu’il a posé l’entraînent jusqu’au fond de l’abîme.

Il est donc prouvé par l’expérience et par les aveux formels de tous les ennemis du catholicisme, que sans pape point d’Eglise ; sans Eglise point de christianisme ; sans christianisme, point de religion et point de société : de sorte que la vie des nations européennes a, comme nous l’avons dit, sa source, son unique source, dans le pouvoir pontifical. Si la religion catholique, par l’influence qu’elle exerce même dans les contrées où elle a cessé d’être dominante, ne s’opposoit pas aux progrès de l’incrédulité protestante, il y a long-temps qu’on n’y trouveroit plus une seule trace de christianisme, et que ces contrées, si elles étoient habitées encore, le seroient par une race de barbares plus féroces, plus hideux que le monde n’en vit jamais ; et tel seroit le sort de l’Europe entière, s’il étoit possible que le catholicisme y fût entièrement aboli. Or, toute attaque contre le pouvoir du souverain pontife tend là : c’est un crime de lèse-religion pour le chrétien de bonne foi et capable de lier deux idées ensemble ; pour l’homme d’état, c’est un crime de lèse-civilisation, de lèse-société. Et afin que l’on comprenne tout le danger de porter la moindre atteinte à ce pouvoir divin, et de prétendre même le définir sans une autorité suffisante qui ne pourroit être que celle de toute l’Eglise, nous allons examiner l’imprudent essai qu’on en fit en France, dans un moment de chaleur et de passion, en 1682. Ce mémorable exemple renferme plus d’une instruction ; et il semble qu’après cent quarante ans, assez remplis de leçons de tout genre, il soit enfin permis de le juger, et possible de le faire avec calme.


CHAPITRE VII.

Des libertés gallicanes.


Malgré l’uniformité de la discipline générale, il peut exister en certains lieux quelques usages anciens, quelques coutumes particulières, ou appropriées à des besoins particuliers aussi, ou indifférentes en soi, coutumes très légitimes quand l’autorité les tolère, et plus encore quand elle les approuve, comme les rescrits des papes et les actes des conciles en offrent de nombreux exemples. Mais pour qui conçoit bien l’unité de l’Eglise catholique ou universelle et l’esprit de son gouvernement, c’est un mot, certes, au moins étrange que celui de libertés ; car il suppose d’une part, que quiconque ne jouit pas de ces libertés subit une sorte de servitude, et d’une autre part, que le pouvoir souverain, quel qu’il soit, ne pourroit s’exercer avec une égale étendue dans toute l’Église, ou qu’une portion de l’Église auroit eu le droit que n’a pas l’Église entière, de le limiter arbitrairement.

Or, de ces deux assertions entre lesquelles il semble qu’il faudroit nécessairement se décider si l’on prenoit le mot de libertés en un sens rigoureux, la première est scandaleuse et la seconde hérétique.

Cette simple observation autorise à croire, et impose même le devoir de penser avant tout examen, ou que les libertés qu’on nomme gallicanes ne sont pas, pour ainsi parler, d’origine ecclésiastique, ou que le clergé français, toujours si attaché à l’unité de l’Eglise et au pontife romain qui en est le centre, entendoit par là quelque chose de très différent de ce qu’à plusieurs époques ont voulu entendre des esprits turbulents et emportés. En effet on dispute, depuis plus de deux cents ans, sur ces libertés, pour savoir en quoi elles consistent, question aussi obscure, aussi incertaine aujourd’hui, et plus peut-être, qu’elle ne l’étoit en 1605, lorsque les évêques, alarmés de l’abus qu’on faisoit de ce mot vague, supplièrent le roi de faire régler ce qu’on appelle libertés de l’Eglise gallicane. Ils réitérèrent plusieurs fois cette demande les années suivantes. " vos juges, disoient-ils, ont tellement obscurci les libertés, que ce qui devroit servir de protection se convertit en oppression de l’Eglise ; ... etc. " Les états généraux adressèrent au roi la même prière en 1614 ; tant les abus dont se plaignoient les prélats étoient graves et notoires.

Malheureusement ces sages demandes furent bientôt oubliées, et le désordre alla croissant. Une lutte, qui duroit encore à la fin du dernier siècle, s’établit entre les parlements et l’épiscopat obligé de défendre contre eux ses droits les plus sacrés.

Nulle guerre de ce genre ne fut jamais ni plus continuelle, ni plus vive, et son influence sur nos destinées a été trop grande, pour que nous ne nous arrêtions pas un moment à en considérer la cause, intimement liée d’ailleurs au sujet que nous traitons.

Les parlements formoient d’abord un simple corps judiciaire, établi pour rendre la justice au nom du roi ; et lorsque, dans la suite, ils eurent réussi à se créer peu à peu un autre pouvoir très différent, ils continuèrent toujours d’exercer, d’une manière irréprochable, cette noble fonction.

La gravité des mœurs, l’intégrité, la science, qui distinguoient si éminemment la magistrature française, lui avoient acquis, avec le respect et la confiance des peuples, une haute considération dans l’Europe entière. Elle la dut, ainsi que les vertus qui la lui méritèrent, à l’esprit profondément monarchique et chrétien qui avoit présidé à son institution. Mais cet esprit, il faut le dire, s’altéra progressivement, sous plus d’un rapport, par l’effet des changements qui survinrent dans la société. On a vu qu’en cherchant, et avec trop de succès, à séparer la politique de la religion, en isolant dès lors les unes des autres les nations que le christianisme tendoit à unir, en luttant contre l’ordre de civilisation qu’il avoit produit et que la puissance pontificale s’efforçoit de défendre et de conduire à sa perfection, parceque de cet ordre dépendoient la paix et le bonheur des peuples et l’existence même du christianisme, les princes effectuèrent une véritable révolution dans la chrétienté, et, en matière de gouvernement, substituèrent, sans en avoir conçu le dessein formel, aux lois immuables de la justice le système variable des intérêts. De là une défiance générale, une ambition sans frein, et de perpétuelles entreprises du souverain contre les vassaux et des vassaux contre le souverain. La force, au fond, étoit devenue l’unique arbitre des droits, et le despotisme envahissoit de tous côtés la monarchie. Ce fut sur les débris de son ancienne constitution que les parlements établirent leur puissance politique.

Nécessaires au monarque pour donner un caractère légal aux agressions contre le pouvoir spirituel et contre les institutions de l’état, les parlements virent augmenter leur importance et leur autorité, au point d’en abuser quelquefois contre les rois eux-mêmes, à mesure que les antiques barrières, qu’une justice égale pour tous avoit élevées autour de la souveraineté, tomboient.

On ne sauroit se faire une juste idée de ces grands corps, si l’on ne distingue en eux deux choses tout-à-fait diverses. Comme défenseurs et juges des intérêts privés, rien de plus admirable : comme instruments de la politique du prince, ils hâtèrent la ruine de la monarchie. Dévoués à la puissance royale, fondement de leur propre puissance, ils s’efforcèrent de l’étendre sans aucunes bornes, en lui sacrifiant tous les autres droits. Ils asservirent entièrement la noblesse au trône, c’est-à-dire qu’ils la détruisirent en tant qu’institution politique ; et jusqu’à leur dernier moment, ils travaillèrent avec ardeur à l’oppression de l’Eglise : projet dont le succès complet auroit eu pour résultat de créer, au sein de l’Europe, un despotisme pire que le despotisme oriental.

Les troubles que fit naître le schisme d’occident, la déplorable confusion qu’il introduisit dans l’Eglise, favorisèrent les entreprises des parlements contre son autorité. Elles prirent encore un caractère plus hostile tout ensemble et plus dogmatique vers le commencement du dix-septième siècle, époque où l’esprit du protestantisme envahit la magistrature ; et c’est à cette cause qu’on doit attribuer les dispositions factieuses qu’elle montra bientôt après, au temps de la fronde.

Réprimées sous Louis XIV, le jansénisme les réveilla ; car il eut, dès son origine, une frappante affinité avec le calvinisme, dont il renouvela, sur plusieurs points, les révoltantes doctrines. Il lui ressembloit surtout par son génie remuant, incapable de se plier à l’obéissance, et toujours prêt à la révolte.

" Cette faction dangereuse, disoit l’avocat général Talon, n’a rien oublié, depuis trente ans, pour diminuer l’autorité de toutes les puissances ecclésiastiques et séculières qui ne lui sont pas favorables. " La philosophie vint ensuite achever ce que la réforme et le jansénisme avoient commencé.

Des anciennes institutions monarchiques, l’Eglise seule subsistoit encore ; on poursuivit la guerre contre l’Eglise avec toute la fureur protestante, modifiée par les idées philosophiques du temps. On marchoit à grands pas vers le dernier terme : la hiérarchie politique anéantie, le roi et le peuple se trouvoient en présence : les parlements, secondés d’abord par les principes démocratiques qui se répandoient dans la nation, prétendirent représenter le peuple, et ils s’efforcèrent d’usurper, à ce titre, le pouvoir de législation, c’est-à-dire qu’ils tentèrent de s’emparer de la souveraineté, ou de substituer, à leur profit, un despotisme oligarchique, au despotisme d’un seul. Mais le mouvement de destruction ne pouvoit s’arrêter là.

On avoit miné pendant plusieurs siècles les bases de la société ; elle s’abîma tout entière dans le gouffre que les rois et les parlements avoient eux-mêmes creusé.

Telles furent les destinées de ces grands corps, qui, en nivelant la nation et en affranchissant le monarque de toute loi divine extérieurement obligatoire, marchoient peu à peu à la conquête du pouvoir même qu’ils paroissoient servir : et de là il est aisé de comprendre quelle étoit leur position à l’égard de l’Eglise. Combattre l’autorité de son chef, pour séparer toujours davantage l’état de la religion, ce qu’ils appeloient défendre les droits du roi ; étendre leur propre jurisdiction aux dépens de la jurisdiction spirituelle, voilà le double but qu’ils se proposoient. Ils donnèrent à ces entreprises le nom de libertés de l’Eglise gallicane, et deux hommes suspects de protestantisme, Pithou et Pierre Dupuy, en composèrent un immense recueil, qu’un arrêt du conseil supprima le 20 décembre 1638, et que dix-neuf prélats, assemblés à Paris, condamnèrent l’année suivante, avec une indignation que tout le clergé français partagea. " jamais, disoient-ils, la foi chrétienne, l’Eglise catholique, la discipline ecclésiastique, le salut du roi et du royaume n’ont été attaqués de doctrines plus pernicieuses que celles qui, sous des titres spécieux, sont exposées en ces livres. " puis, après avoir qualifié de fausses et hérétiques servitudes ces libertés prétendues, ils ajoutent : " Nous assurons que ces deux volumes ont été jugés par notre commun avis pernicieux presque partout,... etc. "

L’assemblée du clergé condamna de nouveau, en 1651, l’ouvrage de Dupuy, comme injurieux à la liberté de l’Eglise. M. De Marca ne voyoit dans ce recueil fameux qu’un tissu de sentiments impies et de profanes nouveautés de paroles ; et jamais, dit Bossuet, les évêques n’approuvèrent ce que leurs prédécesseurs ont tant de fois condamné. Ce n’est pas qu’ils ne reconnussent certaines libertés de l’Eglise gallicane : mais qu’entendoient-ils par ce mot ? Des priviléges concédés, comme s’exprimoient, en 1639, les dix-neuf évêques dans leur lettre déjà citée ; et l’auteur même de la défense de la déclaration de 1682 fait remarquer que les prélats françois ont pris la précaution d’avertir qu’ils regardent comme ayant force de loi les seuls statuts et coutumes qui se trouvent établis du consentement du Saint-Siège et des évêques. " et c’est, nous apprend encore Bossuet, que les évêques et les magistrats étoient fort éloignés d’entendre de la même manière les libertés de l’Eglise gallicane, toujours employées contre elle : " en quoi, observoit l’abbé Fleury, l’injustice de Desmoulins est insupportable... etc. "

Il suit de là, premièrement, que ce que la magistrature appeloit des libertés de l’Eglise, l’Eglise l’appeloit des servitudes, et même d’hérétiques servitudes ; et l’expression ne paroît pas trop forte quand on se rappelle les efforts des cours séculières, pendant le cours du dernier siècle, pour soumettre à leur autorité l’administration même des sacrements.

Secondement, que tenter de remettre en vigueur ces libertés, ce seroit tenter de détruire l’Eglise, et par conséquent le christianisme, et par conséquentla société.

Si l’on cherche maintenant quels étoient ces priviléges concédés, ces statuts et ces coutumes établis du consentement du Saint-Siége, dont parle Bossuet, il se trouve qu’on n’a pu jamais les définir avec précision. On ne peut dire, comme quelques uns, que c’étoit le privilége qu’avoit conservé l’Eglise de France de se gouverner par le droit commun ; car ces deux choses privilége et droit commun s’excluent mutuellement.

Sera-ce, comme d’autres l’ont soutenu, le droit de se gouverner par les canons des premiers conciles ?

Pas davantage, car la discipline de l’Eglise de France différoit totalement, sur une multitude de points, de la discipline fixée par ces conciles.

Ce ne pouvoit donc être que des usages particuliers à quelques diocèses, ainsi qu’il en existe dans toutes les parties du monde catholique, des prérogatives accordées par les papes à certains siéges ; et, sous ce rapport, le mot de libertés n’a plus de sens, depuis que l’état entier de l’Eglise de France a été renouvelé par un acte immédiat de la puissance souveraine du pontife romain.

Les maximes théologiques établies dans la déclaration de 1682, ne sauroient être, en aucune manière, des libertés de l’Eglise gallicane.

L’Eglise ne connoît point de libertés de doctrine, et nul catholique ne regardera comme de simples opinions d’école, des propositions formellement réprouvées par le siége apostolique et par le plus grand nombre des Eglises particulières. Il est d’ailleurs très évident que la puissance du pape, instituée par Dieu même, demeure toujours essentiellement, qu’on la reconnoisse ou non, ce que Dieu a voulu qu’elle fût ; qu’aucune autre puissance ne peut ni l’étendre ni la restreindre, et qu’ainsi, de deux choses l’une, ou la déclaration pose avec exactitude les limites de la puissance pontificale, et alors l’Eglise gallicane n’est pas plus libre que les autres Eglises, ou elle prescrit à cette puissance divine des bornes arbitraires, et alors l’Eglise gallicane, si elle mettoit, ce qu’elle ne fit jamais, ses maximes en pratique, tomberoit par cela même dans le schisme, qui n’est pas non plus, que nous sachions, une liberté. considérée sous un autre point de vue, et avant même d’examiner la doctrine qu’elle renferme, la déclaration de 1682 ne peut, pour employer l’expression la plus douce, qu’exciter un grand étonnement. Car, que fait cette déclaration ? Elle apprend au monde entier, qu’en ce qui tient au pouvoir du pape, l’Eglise gallicane ne pense ni comme le pape, ni comme les autres Eglises unies au pape. Or, en supposant, ce que nous sommes assurément fort loin d’accorder, que le sentiment particulier de l’Eglise gallicane pût rendre un seul moment douteux ce qu’enseignent de concert le pape et les autres Eglises, qu’en résulteroit-il ? Que le pouvoir étant incertain dans l’Eglise de Jésus-Christ, l’Eglise elle-même seroit incertaine.

Il faudroit, chose monstrueuse, admettre qu’il existe une société, disons plus, une société divine, dans laquelle on ne sauroit pas, après dix-huit siècles, en qui réside la souveraineté. Si ce n’est pas là détruire la notion même de société, la notion de l’Eglise une, universelle, perpétuelle, qu’on explique comment une souveraineté douteuse peut constituer un gouvernement certain, ou une société certaine ; comment l’Eglise peut être certainement une, universelle, perpétuelle, si l’on ignore quel est le pouvoir suprême dans l’Eglise, et par conséquent s’il est un, universel, perpétuel ?

Et quel droit avoit une assemblée de trente-cinq prélats convoqués par le roi, quel droit auroit eu même toute l’Eglise gallicane réunie en concile national, de décider seule des questions qui intéressent fondamentalement l’Eglise entière, et de fixer sa propre doctrine, ce n’est pas assez dire, de se créer une doctrine particulière, sur des points d’où dépend toute l’économie du gouvernement spirituel, et à l’égard desquels nulle doctrine ne sauroit être vraie, selon les principes des gallicans mêmes, que celle professée par le pape et la majorité des évêques ?

De si étranges égarements ne peuvent s’expliquer que par l’état où se trouvoit alors la France. Les parlements poursuivoient avec activité leur projet d’asservir l’Eglise en la séparant du pontife romain, ou en l’asservissant lui-même, dans l’exercice de sa puissance, à l’autorité temporelle. " le roi dans la pratique est plus chef de l’Eglise que le pape en France. Liberté à l’égard du pape, servitude à l’égard du roi. Autorité du roi sur l’Eglise, dévolue aux juges laïques. Les laïques dominent les évêques. " Ainsi parloit Fénelon. " qui ne voit, s’écrioit-il avec douleur, combien de maux menacent l’Eglise catholique, en butte à la jalousie, aux soupçons, aux disputes. Les évêques n’ont désormais aucun secours à espérer, ni presque plus rien à craindre du siége apostolique ; leur sort dépend entièrement de la seule volonté des rois. La juridiction spirituelle est comme anéantie : excepté les seuls péchés déclarés secrètement au confesseur, il n’est rien dont les magistrats ne jugent au nom du roi, sans égard aux jugements de l’Eglise. Ce recours fréquent et perpétuel au siége apostolique, par lequel les évêques s’approchant de Pierre, avoient coutume de le consulter sur les questions qui intéressoient ou la foi ou les mœurs, est tellement tombé en désuétude, qu’à peine reste-t-il quelque vestige de cette admirable discipline. Et quant à la chose même, les rois gouvernent et règlent tout selon leur bon plaisir. On ne s’adresse au Saint-Siége que rarement, et seulement pour la forme ; son nom, en apparence toujours vénéré, n’est plus que l’ombre d’un grand nom. On ne connoît plus par les effets la puissance de ce siége, que lorsqu’on sollicite de lui quelque dispense des canons. Qu’arrive-t-il de là ?

Que les laïques mêmes accusent et tournent en dérision cette sublime puissance, à laquelle ils n’ont recours que pour en obtenir quelque faveur particulière ; et c’est ainsi que cette aimable et maternelle autorité est devenue l’objet d’une envie maligne. " Le tableau que Fénelon fait du haut clergé à la même époque achève d’éclaircir ce qui se passa en 1682. " la plupart des prélats, dit-il, se précipitent d’un mouvement aveugle du côté où le roi incline : et l’on ne doit pas s’en étonner ; ils ne connoissent que le roi seul, de qui ils tiennent leur dignité, leur autorité, leurs richesses ; tandis que, dans l’état présent des choses, ils pensent n’avoir rien à espérer ni rien à craindre du siége apostolique.

Ils voient toute la discipline entre les mains du roi, et on les entend répéter souvent que, même en matière de dogme, soit pour établir, soit pour condamner, il faut consulter le vent de la cour. Il reste cependant quelques pieux évêques, qui affermiroient dans le droit sentier la plupart des autres, si la foule n’étoit entraînée hors de cette voie par des chefs corrompus dans leurs sentiments. " En cet état de choses, un différent s’élève entre Rome et le roi, à l’occasion d’une affaire où le pape défendoit, de l’aveu d’Arnauld, les droits manifestes et les véritables libertés de l’Eglise.

Les parlements échauffent la querelle, animent le monarque. Il prend la résolution de marquer, par un acte solennel, son ressentiment contre le souverain pontife, et il charge le clergé de sa vengeance. De serviles prélats se précipitent d’un mouvement aveugle du côté le roi incline. En deux mots, voilà l’histoire de la célèbre déclaration de 1682.

Bossuet, qu’on ne soupçonnera point d’avoir partagé ces viles passions, mais qui n’étoit pas non plus tout-à-fait exempt d’une certaine foiblesse de cour, Bossuet essaya de modérer la chaleur de ses confrères.

Il les voyoit près de s’emporter aux plus effrayants excès, et il se jeta comme médiateur entre eux et l’Eglise, oubliant ce qu’en toute autre rencontre, et plus maître de lui-même, il auroit aperçu le premier, que l’Eglise n’accepte point de semblable médiation ; que, n’ayant rien à céder, elle ne traite jamais, et qu’à quelque degré qu’on altère sa doctrine, si elle attend avec patience le repentir, le moment vient où la charité appelle elle-même la justice et la presse de prononcer sa sentence irrévocable.

Afin de laisser aux esprits le temps de se calmer, Bossuet essaya de traîner en longueur ; il proposa d’examiner la tradition sur le sujet soumis aux délibérations de l’assemblée. On ne l’écouta point.

Le roi vouloit une décision prompte ; ses ministres s’opposoient vivement à toute espèce de délai, et les prélats, de leur côté, ne montroient pas moins de zèle à complaire au monarque. Dès lors Bossuet ne songea plus qu’à éloigner le schisme imminent dont la France étoit menacée, en adoucissant, au moins par les formes de l’expression, les maximes qu’il ne pouvoit empêcher qu’on proclamât.

Trompé par le louable désir d’éviter un mal présent, ce grand homme ne prévit pas qu’il en préparoit de plus dangereux dans l’avenir. Quelque chose cependant le tourmentoit et de vagues inquiétudes s’élevoient en son âme, ainsi que l’attestent plusieurs passages de son sermon sur l’unité. en effet tout l’art des paroles ne pouvoit changer le fond de la doctrine que le clergé avoit l’ordre d’adopter solennellement. Cette doctrine imposée par le roi n’étoit nécessairement que les principes mêmes sur lesquels le pouvoir temporel s’appuyoit pour autoriser la guerre que, depuis tant d’années, il faisoit à l’Eglise et à son chef. On pensa, dit Voltaire, " qu’enfin le temps étoit venu d’établir en France une Eglise catholique, apostolique, qui ne seroit point romaine. " Quand on se rappelle en effet et la surprise mêlée d’effroi qu’excita, hors de France, dans toute la catholicité, la doctrine de la déclaration, et le prix que n’ont cessé d’y attacher tous les sectaires, on ne sauroit un seul moment demeurer en doute sur sa véritable nature.

Bien que divisée en quatre articles, la déclaration se réduit à deux propositions. On a montré comment les princes, dont le pouvoir pontifical gênoit les passions, avoient peu à peu miné les bases de la société chrétienne, en séparant de l’ordre religieux l’ordre politique soustrait dès lors à l’influence de la loi divine. Les prélats consacrèrent cette séparation totale, en déclarant dogmatiquement que la souveraineté temporelle, suivant l’institution divine, est complètement indépendante de la puissance spirituelle.

On a montré, en second lieu, que, pour asservir plus aisément l’Eglise, qui n’a de force que par son chef, l’autorité civile avoit constamment cherché, en attaquant le pouvoir monarchique du pape, à rompre ou au moins à relâcher les liens qui l’unissent à l’épiscopat. Les prélats consacrèrent encore cet attentat à la constitution divine de l’Eglise, et leur propre servitude, en déclarant dogmatiquement que le concile est supérieur au pape.

Nous disons ce qu’ils firent, et non ce qu’ils crurent faire ; car il y a des temps de vertige où les hommes vont comme des aveugles et prononcent des paroles dont ils ne comprennent pas le sens. La providence permet, pour des fins qu’elle connoît, ces tristes exemples de not re foiblesse, et si l’on considère combien la plaie de l’orgueil est profonde en nous, on trouvera qu’ils seroient encore assez utiles, quand ils ne serviroient qu’à nous apprendre le peu que nous sommes.

Eclairés par l’expérience de plus d’un siècle, après une révolution qui a mis à nu les fondements de la société, nous allons entreprendre l’examen des deux propositions auxquelles se réduit la déclaration de 1682. Nous ne craindrons point de mettre dans cette discussion une franchise entière, car l’amour de la vérité est aussi l’amour de la paix. L’erreur divise, il n’en sort que des discussions éternelles : la vérité unit, parce qu’elle est de Dieu, ou plutôt Dieu même.

§ I. Examen de cette proposition : la souveraineté temporelle suivant l’institution divine est complètement indépendante de la puissance spirituelle.

Que Dieu soit l’auteur de la société, on ne pourroit le nier sans nier en même temps que Dieu soit l’auteur de l’homme, et qu’il l’ait fait pour vivre en société ; car l’auteur des êtres est nécessairement l’auteur de l’ordre conservateur des êtres. Mais pour que la société existe, deux choses sont indispensables, une loi qui unisse ses membres entre eux, et un pouvoir qui maintienne l’observation de cette loi. Donc il y a une loi divine, fondement de toute société, loi immuable, imprescriptible, contre laquelle tout ce qui se fait est nul de soi ; loi universelle, perpétuelle, comme la société même. Donc aussi le pouvoir, sans lequel la société n’existeroit pas, est originairement divin, et sa fonction est de conserver l’ordre, ou de faire régner la loi divine. Donc il est essentiellement, suivant l’expression de l’apôtre, le ministre de Dieu pour le bien. On ne sauroit s’en former une autre notion ; car qui pourroit concevoir un pouvoir établi de Dieu pour combattre Dieu, pour substituer sa propre volonté à la volonté ou à la loi de Dieu, et reconnoître un droit divin dans le renversement de tout droit ?

Aussi l’écriture ne dit-elle pas que tout souverain est de Dieu, mais que toute souveraineté, toute puissance est de Dieu, parce que la puissance en elle-même est bonne et nécessaire, que sans elle point de société, sans elle un désordre irrémédiable.

Ainsi la puissance, ordonnée pour une fin qui est la conservation de la société par le règne de la justice ou de la loi divine, implique toujours l’idée de droit et d’un droit divin ; et c’est ce qui la distingue de la force, qui, toute matérielle et dès lors incapable de constituer un droit, ne peut par conséquent être une vraie puissance, une vraie souveraineté.

Sortez de là, vous ne pouvez éviter un abîme qu’en vous jetant dans un autre abîme. Prétendrez-vous que le pouvoir vient originairement du peuple ? Donc, la loi aussi, et il n’y a de juste que ce que veut le peuple. Supposerez-vous que la source de la souveraineté est dans le souverain ? Tout ce qu’on disoit de Dieu, vous voilà contraint de le dire d’un homme. Il est lui-même le principe de son droit, et ce droit n’a point de limites. Sa volonté, c’est l’ordre essentiel, la justice, la loi. Tout lui est permis, et il ne l’est jamais de lui résister en rien. Quoi qu’il commande, on doit obéir ; la plainte même seroit une impiété : enfin que sais-je ? Il n’est point de crime, ni d’oppression, ni de tyrannie que ne légitime cette hypothèse monstrueuse.

Mais qu’importe les systèmes de quelques rêveurs, confondus par les croyances et la raison de tous les âges ? Instruits par la tradition de la nature du pouvoir et de son origine, les peuples ne virent jamais dans la souveraineté qu’une puissance dérivée de Dieu, établie pour maintenir l’ordre, et assujettie, dans son exercice, à la loi donnée primitivement au genre humain : et lorsque cette loi de justice éternelle a été fondamentalement violée, lorsque l’ordre a paru attaqué dans son essence, ils ont cessé de reconnoître le droit dans ce funeste usage de la force ; et toutes les fois que la souveraineté s’est ainsi affranchie de l’obéissance à Dieu, ils se sont crus dégagés eux-mêmes de l’obéissance envers elle. Il ne s’agit pas de savoir si les peuples, qui ont aussi leurs passions, ne furent point, en beaucoup de circonstances, égarés par elles. Laissant à part la discussion des faits particuliers, nous constatons un fait universel, perpétuel, et par conséquent une loi indestructible de l’ordre moral. Or, il est de fait qu’en tous temps, en tous lieux, le pouvoir injuste, oppressif, qui, gouvernant par ses seuls caprices, a foulé aux pieds la loi de Dieu, n’a plus été dès lors regardé comme pouvoir, et que, le supposant déchu, en vertu même de l’institution divine, la société s’est cru le droit, pour assurer son existence, de lui substituer un vrai et légitime pouvoir, ou un pouvoir conservateur : et quand ce sentiment des devoirs des souverains, ce sentiment du juste et de l’injuste, s’est éteint dans un peuple, comme il arriva chez les romains sous les empereurs, ce fut toujours pour ce peuple un signe de mort, et l’annonce de la dissolution prochaine et totale de la société.

Or, la loi divine, qui, comprenant tous les devoirs immuables de l’homme et constituant par là même tous les droits, doit régler l’exercice de la souveraineté, n’est autre chose que la religion.

Il y a donc une loi spirituelle, une loi religieuse, à laquelle Dieu même a soumis la souveraineté ; loi qui oblige non seulement le souverain comme homme, mais aussi comme souverain.

Avant Jésus-Christ, cette loi, purement traditionnelle, n’avoit d’autre interprète que le sentiment général, ni d’autre garantie publique que la résistance immédiate du peuple, lorsqu’elle étoit violée fondamentalement ; et c’est là une des causes, et la principale, du peu de stabilité de la société chez les anciens, et des troubles qui l’agitoient presque sans interruption.

Tout ce qui est divin, tout ce qui exprime les rapports naturels des êtres, étant inaltérable en soi, le christianisme n’abolit point l’ordre primitif, il le perfectionna, et la parole du Christ : je ne suis point venu détruire la loi, mais l’accomplir, est rigoureusement vraie dans tous les sens. L’antique religion, en se développant, demeura toujours la base nécessaire de la société, le fondement du droit et du pouvoir ; mais son action se manifesta sous une forme nouvelle et plus parfaite, dès que le christianisme eut acquis, pour ainsi parler, une existence publique. Jésus-Christ avoit fondé une société spirituelle, gardienne infaillible de la doctrine, et investie, dans l’ordre du salut, d’une puissance indépendante du gouvernement.

Dès lors toutes les grandes questions de justice sociale, tous les doutes sur la loi divine, sur la souveraineté et sur ses devoirs, autrefois décidés par le peuple, durent l’être par l’Eglise, et ne purent l’être que par elle chez les nations chrétiennes, puisque l’Eglise, seule dépositaire de la loi divine, étoit chargée par Jésus-Christ même de la conserver, de la défendre, et de l’interpréter infailliblement. La plus longue durée des empires chrétiens, et leurs révolutions moins fréquentes, sont uniquement dues à cette admirable institution, qui mit le pouvoir des rois à l’abri des erreurs et des passions de la multitude, ainsi que Bossuet lui-même le reconnoît. " on montre plus clair que le jour, dit-il, que s’il falloit comparer les deux sentiments, celui qui soumet le temporel des souverains aux papes, et celui qui le soumet au peuple ; ... etc. "

Il ne faut pas, au reste, s’imaginer que l’Eglise ait jamais prétendu posséder un autre pouvoir que celui que nous venons d’expliquer, ni qu’elle se soit attribué un droit réel, comme on le lui a tant de fois imputé faussement, sur le temporel des rois. On avoit besoin d’un prétexte pour combattre son autorité véritable, on a choisi celui-là, et c’est Fénelon qui nous l’apprend. " il n’y a point d’argument, dit-il, par lequel les critiques excitent une haine plus violente contre l’autorité du siége apostolique, que celui qu’il tirent de la bulle unam sanctam de Boniface Viii. Ils disent que Boniface a défini dans cette bulle, que le pape, en qualité de monarque universel, peut ôter et donner à son gré tous les royaumes de la terre. Mais Boniface, à qui l’on faisoit cette imputation à cause de ses démêlés avec Philippe-Le-Bel, s’en justifia ainsi dans un discours prononcé en 1302 devant le consistoire : il y a quarante ans que nous sommes versés dans le droit, et que nous savons qu’il existe deux puissances ordonnées de Dieu. Qui donc pourroit croire qu’une si grande sottise, une si grande folie, soit jamais entrée dans notre esprit ? Les cardinaux aussi, dans une lettre écrite d’Anagni aux ducs, comtes et nobles du royaume de France, justifièrent le pape en ces termes : nous voulons que vous teniez pour certain, que le souverain pontife notre seigneur n’a jamais écrit audit roi qu’il dût lui être soumis temporellement à raison de son royaume, ni le tenir de lui. " Gerson, d’ailleurs si peu enclin à exagérer les droits de la puissance pontificale, explique nettement sa nature et son étendue par rapport à la souveraineté temporelle. " on ne doit pas dire (ce sont ses paroles) que les rois et les princes tiennent du pape et de l’Eglise leurs terres ou leurs héritages, de sorte que le pape ait sur eux une autorité civile et juridique, comme quelques uns accusent faussement Boniface de l’avoir pensé.

Cependant tous les hommes, princes et autres, sont soumis au pape en tant qu’ils voudroient abuser de leurs juridictions, de leur temporel et de leur souverain domaine contre la loi divine et naturelle ; et cette puissance supérieure du pape peut être appelée directive et ordinative, plutôt que civile ou juridique. " Fénelon adopte cette doctrine et l’applique aux questions qui peuvent naître sur la souveraineté, questions qui intéressent à un si haut degré le salut des peuples. Il montre encore que c’étoit, chez toutes les nations catholiques, un principe reçu et profondément gravé dans les âmes, que le pouvoir suprême ne pouvoit être confié qu’à un prince catholique, et qu’en vertu de la loi même sur laquelle reposoit la société, le peuple n’étoit tenu d’obéir au prince qu’autant que le prince lui-même obéissoit à la religion catholique.

Ainsi, ajoute Fénelon, l’Eglise ne destituoit, ni n’instituoit les princes laïques ; elle répondoit seulement aux peuples qui la consultoient sur ce qui touchoit la conscience, à raison du contrat et du serment. Or, ce n’est pas là une puissance civile et juridique, mais la puissance directive et ordinative qu’approuve Gerson. "

Il rapporte ensuite les exemples du quatrième concile de Latran et du premier concile de Lyon, où l’on voit cette puissance exercée solennellement par l’Eglise. Sur ces paroles du pape qui déclare Frédéric Ii déchu de l’empire : nous absolvons tous ceux qui sont liés à lui par le serment de fidélité, Fénelon observe que c’est comme si le pape disoit : " nous le déclarons indigne, à cause de ses crimes et de son impiété, de gouverner des peuples catholiques. Le pape use en cela de la puissance que Jésus-Christ lui a donnée : tout ce que vous lierez sur la terre, etc. ; c’est-à-dire qu’il déclare les peuples déliés de leur serment de fidélité envers Frédéric lié par ses péchés. " et remarquez que l’Eglise, se renfermant toujours dans les attributions du pouvoir spirituel, ne prononçoit que des peines spirituelles. Elle retranchoit de son sein, par l’excommunication, les violateurs endurcis de la loi divine et naturelle, comme parle Gerson ; et Bossuet avoue que son autorité s’étend, à cet égard, aussi bien sur les rois que sur les autres hommes. Or, s’il arrivoit qu’un roi persistât dans sa rébellion contre l’Eglise, la question devenoit alors politique, ou plutôt sociale ; il s’agissoit de défendre l’existence de la société contre les passions du souverain, qui en violoit la loi première et fondamentale. " il n’est pas étonnant, dit encore Fénelon, que des nations profondément attachées à la religion catholique secouassent le joug d’un prince excommunié : car elles n’étoient soumises au prince qu’en vertu de la même loi qui soumettoit le prince à la religion catholique. Or le prince excommunié par l’Eglise, pour cause d’hérésie, ou de son administration criminelle et impie, n’étoit plus censé ce prince pieux à qui toute la nation s’étoit commise ; et elle se croyoit en conséquence déliée du serment de fidélité. "

Que tel ait été, pendant plusieurs siècles, le droit public des peuples chrétiens, personne ne le conteste ; et, pour peu qu’on y réfléchisse, on reconnoîtra que leur attachement à ce droit régénérateur de la société humaine, étoit justifié par des motifs qu’avoueroit, indépendamment de la foi, une sagesse purement politique ; puisque ébranler la religion qui avoit constitué l’état et qui en demeuroit la première loi, c’étoit ébranler l’état même ; ce qui ne sauroit jamais être le droit de la souveraineté, instituée uniquement pour la conservation de l’état. Aussi, sans la barrière qu’opposèrent les papes à l’ambition effrénée et aux vices monstrueux de quelques princes, tels que les Henri et les Frédéric, un hideux despotisme eût replongé l’Europe, de l’aveu des protestants les plus éclairés, dans une barbarie pire que celle d’où l’avoit tiré la religion chrétienne. Saint Grégoire Vii, aussi grand par le génie que par les vertus, sauva la civilisation, sauva le christianisme, en rétablissant la discipline et en arrêtant les empereurs qui protégeoient la simonie, favorisoient ouvertement le concubinage des clercs, et ne tendoient à rien moins qu’à se rendre maîtres dans l’Eglise. Si la polygamie ne souilla pas les mœurs des nations européennes, on le dut à la vigilance et à la fermeté des pontifes romains. Protecteurs du foible et des opprimés, ils prévenoient ou réprimoient, par un saint usage de leur autorité, les excès du pouvoir temporel ; et si l’on veut voir, dans un seul exemple, quelle étoit l’utilité morale et politique de ces excommunications si odieuses aux flatteurs des princes, il suffit d’ouvrir les actes du dernier concile général, et d’y lire les anathèmes qu’il ordonne de prononcer contre les usurpateurs des biens des pauvres, de quelque dignité qu’ils soient, même impériale ou royale, et contre ceux, non moins criminels, qui abusent de leur puissance pour attenter à la liberté du mariage. Qui ne connoît la trève de Dieu, et qui n’a béni cette loi touchante ? Elle n’avoit pourtant d’autre garantie de son observation, que la crainte qu’inspiroient les censures ecclésiastiques.

Long-temps l’humanité ne respira qu’à l’abri du pouvoir spirituel.

Et qu’enseigne l’Eglise sur ce pouvoir qu’elle a reçu de Jésus-Christ ?

Elle dit aux peuples : il y a deux puissances, divines toutes deux par leur origine, car toute puissance est de Dieu ; mais, à raison même de leur nature et de leur fin, il existe entre elles une subordination nécessaire, et autant l’âme est au-dessus du corps, autant le sacerdoce est au-dessus de l’empire. l’obéissance est due à chacune dans son ordre : rendez à César ce qui est à César, et à Dieu ce qui est à Dieu. Que s’il s’élève des doutes sur l’usage que César fait de son autorité et sur son autorité même, vous n’êtes pas juges ; adressez vous à la plus haute puissance, et obéissez à ce qu’elle ordonnera.

Voilà ce que l’Eglise dit aux peuples.

Elle dit aux rois : " il est écrit que nous devons être soumis à toute puissance. Ainsi nous sommes soumis aux puissances humaines, en ce qui est de leur ressort, tant qu’elles ne s’élèvent pas contre Dieu. Mais si toute puissance est de Dieu, bien plus donc la puissance préposée aux choses divines.

Obéissez à Dieu en nous, et nous lui obéirons en vous. Que si vous refusez d’obéir à Dieu, vous ne pouvez user du privilége de celui dont vous méprisez les commandements. " Ainsi l’Eglise possède sur tous ses membres, et sur les souverains comme sur les sujets, une puissance coercitive, un pouvoir de coaction pour les forcer à une soumission extérieure, suivant les propres paroles de la faculté de théologie de Paris, qui déclare hérétique la doctrine contraire : et c’est en ce sens que Clément Xi dit que le pontife romain a été établi par Jésus-Christ, le suprême défenseur du droit et de la justice sur la terre.

On voit, dès le sixième siècle, saint Grégoire-Le-Grand user de ce pouvoir à l’égard des rois mêmes, et pour quelle fin ? Pour la même fin que se proposoit, mille ans plus tard, le concile de Trente, pour assurer la conservation du patrimoine des pauvres.

L’histoire, depuis lors, ne cesse de montrer cette juridiction coactive exercée par les papes, exercée par les conciles, non, à la vérité, sans résistance de la part des princes ; mais sans que ni les princes ni leurs flatteurs osassent, jusqu’à la réforme, contester le droit fondamental de l’Eglise. Et c’est qu’en effet l’on ne peut le contester, à moins d’accuser l’Eglise entière d’erreur et d’usurpation, c’est-à-dire, à moins de renoncer à la foi catholique. Leibnitz lui-même en fait la remarque : " les arguments de Bellarmin, dit-il, qui, de la supposition que les papes ont la juridiction sur le spirituel, infère qu’ils ont une juridiction au moins indirecte sur le temporel, n’ont pas paru méprisables à Hobbes même... etc. " Le protestantisme, en attaquant l’autorité de l’Eglise, n’abolit pas, comme on pourroit le croire, le droit général qui toujours avoit soumis, sous différentes formes, la souveraineté temporelle à la loi divine. Les premiers réformateurs le rappellent, au contraire, perpétuellement dans leurs écrits ; et c’est par ce droit, que leurs doctrines les forçoient de dénaturer, qu’ils essayèrent partout de justifier leurs rébellions. écoutons un protestant, l’historien de l’écosse, Robertson : " Knox et Willox se présentèrent comme députés de leur ordre (du clergé presbytérien),... etc. "

En 1596, Jacques IV ayant donné quelque inquiétude aux sectaires, ils se hâtèrent de prendre contre lui des mesures telles que l’histoire de l’Eglise n’en offre aucun exemple. " aussitôt, dit le même écrivain, que le clergé fut informé de ce nouvel acte de clémence de la part du roi, les commissaires nommés par la dernière assemblée se rendirent à Edimbourg ; ... etc. "

Ce fut d’après les mêmes principes que les Provinces-Unies se détachèrent de la domination de l’Espagne, que les guerres civiles désolèrent la France, qu’un roi de la Grande-Bretagne périt sur l’échafaud, qu’un autre fut privé de la couronne, et qu’encore aujourd’hui cette couronne est attachée à la profession de la religion protestante. Partout où l’on cessoit de reconnoître la puissance spirituelle de l’Eglise, le peuple redevenoit juge de toutes les questions qui touchoient la souveraineté. Et lorsque, par le progrès naturel des maximes protestantes, le christianisme n’a plus été la première des lois sociales, l’accomplissement des devoirs de la souveraineté envers les sujets, ou la fidélité à la loi de justice, interprétée selon les passions et les opinions du moment, n’en a pas moins été considérée toujours comme le fondement de son droit ; et c’est de ce principe que partent constamment les ennemis de l’ordre ancien pour justifier les révolutions modernes ; car toute erreur est fondée sur quelque vérité dont on abuse.

Que si maintenant on examine, dans sa généralité, cette proposition : les rois et les souverains ne sont soumis à aucune puissance ecclésiastique, par l’ordre de Dieu, dans les choses temporelles ; comme il est clair qu’il n’existe parmi les chrétiens d’autre puissance spirituelle que la puissance ecclésiastique, il s’ensuit, en premier lieu, que les rois et les souverains ne sont soumis, en tant que souverains, à aucune puissance spirituelle. Et comme il est clair encore, d’un côté, que les rois et les souverains ne peuvent, non plus que les autres hommes, connoître certainement, et d’une manière obligatoire, la loi divine qu’en se soumettant à l’enseignement de la puissance spirituelle ; et d’un autre côté, que cette loi renferme tous les principes de la justice et de l’ordre social, toutes les règles du devoir : il s’ensuit, en second lieu, que les rois et les souverains, sont, en tant que souverains, dispensés de la loi divine, par l’ordre même de Dieu ; qu’ils sont seuls juges du juste et de l’injuste, dans les choses temporelles, c’est-à-dire en tout ce qui est du ressort de la souveraineté, et n’ont d’autres devoirs que ceux qu’ils s’imposent eux-mêmes.

Nous nous hâtons de justifier l’exactitude de ces conséquences par l’aveu formel d’un des défenseurs les plus ardents de cette doctrine. " les princes, dit Pierre Dupuy, font bien quelquefois des choses honteuses, qu’on ne peut blâmer quand elles sont utiles à leurs états ; car la honte étant couverte par le profit, on la nomme sagesse. " voilà donc le système de l’intérêt, qui remplaça le règne du droit, ou l’athéisme politique, consacré dogmatiquement par le premier article de la déclaration de 1682 ; et quiconque y adhère, adhère à cette proposition : le souverain doit, par ordre de Dieu, être athée en tant que souverain. entendez maintenant un évêque : " nous refusons non seulement au pape, mais à l’Eglise universelle, aux conciles oecuméniques, le pouvoir de déposséder un souverain, sous quelque prétexte que ce soit, fût-il tyran, hérétique, persécuteur, impie. " Cela est conséquent, je l’avoue : c’est toujours le cri des juifs : non habemus regem, nisi caesarem ! mais les païens mêmes auroient rougi de dire qu’on doit, par ordre de Dieu, obéissance à un prince ennemi de Dieu, et persécuteur de ceux qui lui demeurent fidèles : et il ne sert de rien d’ajouter que cette obéissance est due seulement dans l’ordre civil et politique, car un prince ne peut, comme prince, être tyran, impie, persécuteur, que dans l’ordre politique et civil. De pareilles maximes, quelque autorité qu’on leur prête, ne trompent point la conscience des peuples ; mais elles endorment celle des rois d’un sommeil funeste, et l’on sait ce qu’il arrive alors.

Remarquez cependant cette expression prodigieuse : nous refusons, non seulement au pape, mais à l’Eglise universelle, aux conciles oecuméniques, le pouvoir, etc. Et qui êtes-vous donc pour refuser, ou pour accorder quoi que ce soit à l’Eglise universelle ? Tout ce qu’elle a ne le tient-elle pas de Dieu seul ? Vous croiriez-vous permis de lui ravir quelques uns de ses dons ? Ou avez-vous un autre moyen de les connoître que son témoignage ? Mais il falloit nécessairement en venir jusqu’à cet excès, puisque enfin l’Eglise universelle n’a cessé de s’attribuer et par ses actes, et par ses décisions, long-temps reconnues des princes mêmes, le droit que vous lui refusez, et que personne, du moins parmi les catholiques, ne doute qu’elle ne possède, dit Leibnitz. Ce droit, qu’est-ce autre chose que la force coactive qui lui appartient de telle sorte qu’on ne peut, selon la faculté de théologie de Paris, la lui refuser sans être hérétique ?

Nierez-vous, ou que le mariage soit une chose temporelle, ou que les souverains soient soumis, en ce qui regarde le mariage, à la puissance de l’Eglise ? Nierez-vous ou que le serment ait une liaison intime avec le temporel de la souveraineté, ou que tous les serments soient soumis au pouvoir de l’Eglise qui lie et délie ? Alors montrez-nous ces exceptions dans la tradition et dans l’évangile. Enfin si l’Eglise s’est trompée, ou a trompé tous les chrétiens, pendant tant de siècles, sur la nature et sur l’étendue de son autorité : apprenez-nous comment nous connoîtrons avec certitude l’autorité réelle de l’Eglise ? à ces questions vous n’aurez jamais à répondre que ce mot. nous refusons ; c’est-à-dire que, sur le point fondamental du pouvoir essentiel de l’Eglise, vous protestez non seulement contre le pape, mais contre l’Eglise universelle et les conciles oecuméniques ; et c’est-à-dire que vous déclarez votre autorité supérieure à cette infaillible autorité. Donc quiconque adhère au premier article de la déclaration de 1682, adhère à cette proposition : l’Eglise gallicane est au-dessus non seulement du pape, mais de l’Eglise universelle et des conciles oecuméniques. Nous n’accusons pas les intentions des auteurs de ces maximes ; mais des intentions, quelque droites qu’elles soient, n’empêchent pas les conséquences de sortir de leur principe, et lorsque la déclaration parut, on sentit universellement, excepté en France, qu’elle renversoit toutes les bases du gouvernement spirituel et de la puissance divine de l’Eglise. Ce fut un de ces moments de vertige où les hommes ne savent ni ce qu’ils disent, ni ce qu’ils font, ni ce qu’ils veulent ; car la fausse doctrine que l’on s’efforçoit de consacrer étoit au fond également fatale et aux peuples et aux rois.

Elle établissoit, à l’égard des peuples, un despotisme illimité, en affranchissant les souverains de toute règle et de toute loi extérieurement obligatoire, et en déclarant que ni la tyrannie, ni l’impiété, ni la persécution, à quelque excès qu’elles pussent être portées, ne préjudicioient, selon l’ordre établi de Dieu, à la souveraineté, et n’altéroient ce que ses droits avoient originairement de sacré et d’inviolable : que les sujets, quelque injustice qu’ils éprouvassent de la part du prince, n’avoient ni le droit de lui résister, ni le droit de recourir à aucune autre puissance, et que Dieu même leur commandoit une obéissance éternelle sous une éternelle oppression. Jamais on n’avoit encore osé rien dire de semblable aux hommes, jamais on n’avoit protesté avec cette hardiesse dogmatique, contre le sentiment du juste et de l’injuste, tel qu’il se conserva toujours dans la conscience du genre humain, et contre la loi divine, telle que l’Eglise l’entendit perpétuellement et la fit exécuter en vertu de l’autorité qui lui est propre, sitôt qu’il exista une société chrétienne dans son chef et dans ses membres.

Mais, comme en refusant de reconnoître l’autorité de l’Eglise, on n’étouffe point le sentiment du juste et de l’injuste dans le cœur des peuples, et que seulement on détruit le moyen de prévenir ses écarts ; dès qu’on soustrait les rois au pouvoir de l’Eglise, on les soumet au pouvoir du peuple, et les trônes tombent ou s’élèvent au gré de ses passions. La monarchie spirituelle du pape est le fondement et la garantie des monarchies temporelles des rois : voilà pourquoi l’Europe penche chaque

jour davantage à l’état populaire ; et les princes après s’être trouvés seuls en présence de la multitude, peuvent comprendre, que " ce dernier parti où la fureur, où le caprice, où l’ignorance et l’emportement dominent le plus, est aussi sans hésiter le plus à craindre. " ces derniers temps n’ont été pour eux que trop fertiles en instructions sévères : et nunc reges intelligite. Les nations ont aussi reçu de terribles avertissements. Si la raison, si l’expérience ont quelque empire sur cette terre, et les rois et les peuples doivent être las de se disputer un pouvoir sans règle et sans frein, un pouvoir impossible à établir, impossible à maintenir tel qu’ils le conçoivent, et qui finit infailliblement par conduire tôt ou tard les rois à l’échafaud, les peuples à l’anarchie et à toutes les calamités.

Nous venons de faire voir comment le premier article de la déclaration de 1682 renverse le principe fondamental de toute société humaine, livre l’état au despotisme et aux révolutions, détruit ses rapports avec l’Eglise, avec la religion, avec Dieu même, ébranle l’autorité de la tradition et par conséquent la base de la foi catholique, et enfin ôte tout moyen de connoître avec certitude l’étendue du pouvoir spirituel. Nous allons maintenant montrer que les trois derniers articles, qui se réduisent à la supériorité du concile sur le pape, renversent également le principe fondamental de l’Eglise, l’Eglise elle-même, et sont, dans leur essence, opposés à ce qu’enseigne la foi sur son gouvernement.

§ II. Examen de cette proposition : Le concile est supérieur au pape.

Toute puissance dont les décrets ne sont pas irréformables a au-dessus d’elle une autre puissance qui peut les réformer. Donc, puisque les décrets du pape, selon le quatrième article, ne sont pas irréformables, il y a au-dessus du pape une autre puissance qui peut les réformer ; et cette puissance supérieure au pape, d’après la déclaration, est le concile, ainsi que l’exprime très clairement le deuxième article.

Mais de deux puissances du même ordre, l’une supérieure, l’autre inférieure, la première est sans contredit la puissance suprême, ou la puissance véritablement souveraine : donc, d’après la déclaration, la souveraineté réside dans le concile ; seul il possède la puissance suprême.

Et comme le concile se compose de plusieurs, et non pas d’un seul, quoiqu’il puisse être présidé par un seul, distingué de tous les autres par l’éminence de son rang, de ses fonctions et de son autorité, néanmoins la souveraineté qui réside dans le concile est une souveraineté collective, pareille à celle qui auroit pu appartenir au sénat de Rome ou au conseil de Venise : donc, d’après la déclaration, l’Eglise n’est pas une monarchie, mais une république. et comme le concile, qui ne peut se convoquer lui-même et qui ne s’assemble qu’à des intervalles quelquefois de plusieurs siècles, n’est pas par son institution une puissance permanente et perpétuelle dans l’Eglise, donc, d’après la déclaration, il n’existe point dans l’Eglise de puissance suprême, ou de souveraineté permanente et perpétuelle.

Reprenons ces conséquences.

1) le concile possède seul la puissance suprême ou la souveraineté. c’est ce que Bossuet, d’accord avec la déclaration, exprime d’une autre manière en ces termes : " la puissance qu’il faut reconnoître dans le Saint-Siège est si haute et si éminente, si chère et si vénérable à tous les fidèles, qu’il n’y a rien au-dessus que toute l’Eglise catholique ensemble : " ou, suivant le deuxième article, le concile qui représente toute l’Eglise catholique ensemble. " Il ne s’agit pas, dit M. l’évêque d’Hermopolis, de juger la constitution de l’Eglise d’après de vaines théories, mais d’après la volonté même de son divin fondateur... etc. "

Un autre écrivain, dans un ouvrage récent, dédié à monseigneur l’évêque d’Aire et de Dax, parle ainsi : " Parmi toutes les Eglises de la chrétienté, l’Eglise gallicane s’est toujours distinguée dans cette authentique déclaration, qu’à raison de sa primauté, le pontife de Rome avoit dans l’Eglise une autorité prééminente ; qu’il pouvoit et devoit pourvoir, d’office et d’autorité, à la propagation et à la conservation de la foi catholique ; ... etc. "

Dire que l’Eglise catholique, ou le concile qui la représente est au-dessus du pape ; ou que l’autorité suprême réside dans l’épiscopat ; ou que le pape ne peut exercer son autorité que dans la dépendance du corps épiscopal : c’est affirmer que la puissance suprême réside dans le concile ou l’épiscopat, et non dans le pape.

Il est clair, comme le reconnoît M. l’évêque d’Hermopolis, qu’il s’agit ici du fondement même de la constitution de l’Eglise, c’est-à-dire, de la question dogmatique la plus importante, puisque de sa solution dépend la solution de toutes les autres : et il est clair encore qu’elle doit être décidée, comme le dit aussi M. l’évêque d’Hermopolis, non d’après de vaines théories, mais d’après la volonté même du divin fondateur de l’Eglise, d’après l’institution de Jésus-Christ. Or, comment connoîtrons-nous avec certitude l’institution de Jésus-Christ, et sa volonté touchant la constitution de son Eglise ? Sans doute par les définitions des conciles généraux, dont les gallicans avouent l’infaillibilité. Tout ce que les conciles généraux ont défini sur la question présente, est donc vérité de foi ; et toute proposition contraire à ce qu’ils ont défini, une hérésie. On ne sauroit contester ceci sans cesser d’être catholique. Il ne reste donc qu’à chercher, dans les actes des conciles, ce qu’ils ont défini sur le pouvoir du pape ou sur la constitution de l’Eglise.

Ecoutons d’abord celui de Florence. " nous définissons que le Saint-Siège et le pontife romain possèdent la primauté sur tout l’univers, et que le même pontife romain est le successeur du bienheureux Pierre, prince des apôtres, le vrai vicaire de Jésus-Christ, le chef de toute l’Eglise, le père et le docteur de tous les chrétiens ; et qu’il a reçu de Jésus-Christ, dans la personne de Saint-Pierre, une pleine puissance pour paître, régir et gouverner l’Eglise de Jésus-Christ, ainsi qu’il est marqué dans les actes des conciles oecuméniques et dans les sacrés canons. " près de deux siècles auparavant, le deuxième concile général de Lyon, avant d’admettre les grecs dans la communion de l’Eglise, fit souscrire et jurer par leurs ambassadeurs, autorisés des évêques, la profession de foi suivante : " La sainte Eglise romaine possède une primauté et une souveraineté pleine et suprême sur toute l’Eglise catholique ; souveraineté qu’elle a reçue de Jésus-Christ même, avec la plénitude de la puissance, dans la personne de Saint Pierre, dont le pontife romain est le successeur. étant tenue plus que les autres de défendre la vérité de la foi, les questions qui naissent sur la foi doivent être décidées par son autorité. Tout le monde peut appeler à elle et recourir à son jugement dans les causes qui dépendent du for ecclésiastique.

Toutes les Eglises lui sont soumises, et tous les évêques lui doivent respect et obéissance ; car la plénitude de la puissance lui appartient de telle sorte, qu’elle admet à une partie de sa sollicitude les autres Eglises, dont plusieurs, et surtout les patriarcales, ont été honorées de divers priviléges par l’Eglise romaine, sans néanmoins que sa prérogative puisse être violée, soit dans les conciles généraux, soit dans les autres. " que, par l’institution de Jésus-Christ, le pontife romain possède une pleine puissance de gouvernement, une suprême souveraineté sur toute l’Eglise catholique, c’est donc une vérité de foi. donc, soutenir que le concile est au-dessus du pape, ou que la puissance suprême réside dans l’épiscopat, ou que le souverain pontife ne peut exercer son autorité que dans la dépendance du corps épiscopal, c’est soutenir des propositions hérétiques : et l’on ne doit pas s’étonner qu’Alexandre VIII, par son décret du 7 décembre 1696, ait défendu d’enseigner et de soutenir, soit en public, soit en particulier, une pareille doctrine, sous peine d’excommunication encourue ipso facto.

2) l’Eglise n’est pas une monarchie : telle est la seconde conséquence de la supériorité du concile sur le pape, établie par la déclaration. " à nos yeux, dit m l’évêque d’Hermopolis, l’Eglise n’est ni une monarchie pure, ni une démocratie ; c’est une monarchie tempérée par l’aristocratie ; " mais tempérée, comme on vient de le voir, de telle manière que la puissance suprême réside dans l’épiscopat, c’est-à-dire dans cette aristocratie. Et, en effet, il est impossible que l’Eglise soit autre chose qu’une aristocratie, si plusieurs y possèdent l’autorité suprême, si la souveraineté réside dans le corps épiscopal. Or, sans rappeler ici les témoignages déjà cités de Gerson, d’Almain, de Fénélon, de Bossuet, et les aveux des protestants même, nous observerons seulement que la faculté de théologie de Paris a condamné comme hérétique cette proposition : la forme monarchique n’a pas été instituée dans l’Eglise immédiatement par Jésus-Christ. L’erreur qui, en mettant la souveraineté dans le concile, fait de l’Eglise une république aristocratique et renverse ainsi sa constitution divine instituée immédiatement par Jésus-Christ ; cette erreur, opposée à une vérité de foi, détruit encore le dogme de l’unité de l’Eglise, puisqu’elle n’est une évidemment que par l’unité de son chef, de la puissance suprême qui a précédé toutes les autres et de qui toutes les autres émanent, comme l’enseigne toute la tradition. Saint Cyprien pose pour fondement de cette unité sainte la promesse que Jésus-Christ fait à Pierre, de bâtir sur lui son Eglise, le pouvoir des clefs qu’il lui confère universellement et sans restriction, l’ordre qu’il lui donne de paître et de gouverner les pasteurs comme les brebis. Ainsi, tout sort de l’unité qui commence elle-même dans un seul : il n’y a qu’un chef, une origine, une Eglise mère. donc point d’unité sans un centre où tous les rayons viennent aboutir. Mais le centre d’autorité ne peut être manifestement que la puissance suprême qui domine toutes les autres, et au-dessus de laquelle il n’y a rien ; le centre de vérité ne peut être que l’autorité qui ne sauroit errer, et dont les jugements sont irréformables.

Ainsi premièrement, si le concile est supérieur au pape, si la souveraineté, la puissance suprême réside dans l’épiscopat, il n’est pas vrai que l’Eglise romaine soit le centre de l’unité ; il n’est pas vrai qu’elle ait été choisie de Dieu pour unir ses enfants dans la même foi, puisque l’épiscopat doit, au contraire, en réformant ses décrets, l’unir elle-même aux enfants de Dieu, et la ramener, avec toute la force de la puissance suprême, à la véritable foi, lorsqu’elle s’en écarte.

La déclaration, sous ce nouveau rapport, contient donc, sans toutefois l’exprimer formellement, une proposition hérétique ; savoir, l’Eglise romaine n’est pas le centre de l’unité. mais secondement, toute unité disparoît, comme nous allons le prouver, en examinant la troisième conséquence de la déclaration, établie précédemment.

3) il n’existe point dans l’Eglise de puissance suprême ou de souveraineté permanente et perpétuelle. L’épiscopat dispersé ne forme pas plus qu’un sénat dispersé, un corps souverain capable d’exercer la puissance suprême collective ; et en effet quelle puissance exerce l’épiscopat dispersé, et quelles lois a-t-il jamais faites ? Il ne peut même parler, car qui seroit son organe ? Bien moins encore peut-il délibérer, juger ; qui proposeroit le sujet des délibérations ? à qui les proposeroit-il ?

Comment chaque évêque pourroit-il délibérer avec lui-même ? Qui recueilleroit les voix ? Qui constateroit la majorité ? Qui prononceroit le jugement ? Donc si la puissance suprême réside dans l’épiscopat, l’épiscopat, en tant que puissance suprême, n’existe lui-même que lorsqu’il est assemblé en concile : d’où, pour

l’observer en passant, il résulte que la puissance supérieure du concile seroit dépendante de la puissance inférieure du pape, puisque le concile, de l’aveu de Bossuet et de l’école de Paris, ne peut être légitimement convoqué que par le pape, qui le dissout en se retirant. Toujours est-il, que la souveraineté, la puissance suprême ne pouvant de fait résider que dans le concile, toutes les fois que le concile n’est pas assemblé, il n’existe de fait dans l’Eglise ni souveraineté, ni puissance suprême.

Or, point d’unité, comme on l’a vu, sans un centre d’unité ; point d’autre centre d’unité possible que la puissance suprême : donc point d’unité dans l’Eglise, hors le temps où le concile est assemblé : proposition encore formellement hérétique. de plus, car les erreurs s’enchaînent, ce qui constitue essentiellement la société, ce qui lui donne l’existence, c’est la souveraineté, la puissance suprême : donc, s’il n’existe point dans l’Eglise, par l’institution divine, de puissance suprême ou de souveraineté permanente et perpétuelle, l’Eglise elle-même n’est ni ne peut être permanente et perpétuelle, et Jésus-Christ, qui a promis qu’elle subsisteroit tous les jours jusqu’à la consommation des siècles, est un imposteur. Ici l’hérésie va jusqu’au blasphème.

M. l’évêque d’Hermopolis, effrayé peut-être des conséquences hérétiques, impies, qu’entraîneroit nécessairement la supériorité du concile sur le pape, ne laisse pas à la vérité d’établir cette doctrine, mais cherche ensuite à la modifier, en proposant une opinion qui lui est exclusivement propre. " Faisons, dit-il, une troisième supposition.

Un concile général est très régulièrement assemblé sous un pape très légitime ; un différent s’élève entre les évêques présents et le pape : de quel côté est la plus grande autorité ? Du côté du pape, diront les ultramontains ; du côté des évêques, diront les gallicans... etc. "

Avec son idée de gouvernement mixte, qui ne seroit plus dès lors la police véritablement monarchique et royale instituée par Jésus-Christ suivant Gerson, M. l’évêque d’Hermopolis suppose qu’il peut exister dans l’Eglise deux puissances égales, n’ayant chacune aucune autre puissance au-dessus d’elles, ce qui détruit la notion même de l’unité de l’Eglise. De plus, jusqu’à ce que ces deux puissances, momentanément divisées, s’accordent, il n’existera point dans l’Eglise de puissance suprême ou de véritable souveraineté, ce qui détruit la notion même de l’Eglise. Exprimée en ces termes : il est possible que l’Eglise, ayant à sa tête un pape très légitime, avec un concile très régulièrement assemblé, soit néanmoins dépourvue, pendant quelque temps, de l’autorité suprême qui donne la dernière force à ses décisions : cette proposition est hérétique.

Ainsi, quand M. l’évêque d’Hermopolis, offrant à l’Eglise et aux gallicans sa médiation, leur adresse ces pacifiques paroles : " ne pourroit-on pas dire que, dans ce cas unique, ce sont deux autorités qui se balancent, et que la décision demeure en suspens jusqu’au moment de leur accord ? " c’est comme s’il disoit : dans la diversité de sentiments qui sépare les partisans de la déclaration du pape et de l’immense majorité des Eglises unies au pape, sur le moyen de reconnoître avec certitude les vérités de foi ou d’éviter toute hérésie, ne pourroit-on pas, pour concilier ces sentiments divers, et pour satisfaire tout le monde, dire qu’il y a des temps où l’Eglise avec un pape très légitime et un concile très régulièrement assemblé, manque de l’autorité nécessaire pour décider ce qui est de foi ; ne pourroit-on pas, en un mot, convenir d’une hérésèe ? Ne pouvant justifier la doctrine écrite de M. l’évêque d’Hermopolis, nous sommes heureux de pouvoir au moins justifier sa pensée réelle. Lorsque nous publiâmes nos observations sur la promesse d’enseigner les quatre articles, exigée par M Laîné, il voulut bien permettre qu’elles lui fussent communiquées, et à cette occasion il nous dit ces propres mots, que nous n’oublierons jamais : à Rome je serois ultramontain. comme cela ne signifioit sûrement pas que ce qui étoit vérité à Rome cessât de l’être à Paris, on ne peut que regretter, pour m l’évêque d’Hermopolis, qu’il ne soit pas à Rome.

Nous avons, ce nous semble, prouvé, avec la dernière évidence, que soutenir la supériorité du concile sur le pape, c’est attribuer la puissance suprême ou la souveraineté au concile, et que dès lors on est invinciblement forcé de nier des vérités de foi, et de se précipiter dans des hérésies manifestes ; comme aussi l’on ne peut reconnoître dans le pontife romain la plénitude de puissance ou la souveraineté monarchique qu’il a reçue de JésusChrist même, suivant les décisions des conciles oecuméniques, sans avouer qu’il possède toutes les prérogatives que lui refuse la déclaration de 1682.

Cette souveraineté pleine et suprême, pour user des paroles du deuxième concile général de Lyon, comprend en effet deux choses, l’autorité qui décide infailliblement les questions de foi, et conserve ainsi l’unité de doctrine, et la puissance propre du gouvernement qui s’étend à tout le reste.

L’infaillibilité que les catholiques reconnoissent dans le pape, consiste en ce que le pape ne peut, en aucune manière, définir rien d’hérétique dans ce qu’il ordonne à toute l’Eglise de croire. " Or, il est plus clair que le jour, dit Fénélon, que le Saint-Siége ne seroit point le fondement éternel, le chef et le centre de la communion catholique, s’il pouvoit définir quelque chose d’hérétique dans ce qu’il ordonne à toute l’Eglise de croire. "

S’il est un fait certain, c’est que jamais les papes ne souffrirent qu’on tînt douteuse un seul moment l’autorité de leurs décisions adressées à l’Eglise entière. " Juge de toute l’Eglise, le siège de Pierre n’est lui-même soumis au jugement de personne. " Ainsi parle le grand saint Gélase, et, de siècle en siècle, la même maxime inviolablement maintenue, a retenti dans l’univers catholique. Toujours les pontifes romains ont dit : " il est manifeste que les jugements du siége apostolique sont irréformables, et qu’il n’est permis à qui que ce soit de se rendre juge de ses sentences, parce qu’il n’y a point d’autorité au-dessus de la sienne : et c’est pour cela que les canons ont voulu que, de toutes les parties du monde, on appelât à ce siége éminent, duquel il n’est permis à personne d’appeler. " Telle est la doctrine invariable et la constante tradition de ce premier siége, sur lequel Bossuet s’exprime en ces termes, dans sa défense même : " je déclare que, sur ce qui concerne la dignité du Saint-Siège apostolique, je m’en tiens à la tradition et à la doctrine des pontifes romains. "

Or c’est un point de la foi catholique, que quiconque n’est pas dans la communion du Saint-Siège, est hors de la communion de l’Eglise. " qui oseroit se croire dans l’Eglise, après avoir abandonné la chaire de Pierre, sur laquelle l’Eglise est fondée ? " Celui qui n’adhère pas à cette chaire n’appartient point à Jésus-Christ, mais à l’antéchrist, selon saint Jérôme. décidez, écrit-il à saint Damase, et je ne craindrai pas de dire qu’il y à trois hypostases. Pourquoi ? Parce que le successeur du prince des apôtres est, dit saint Augustin, la pierre que les portes de l’enfer ne peuvent vaincre. Ce qu’il dit, ce n’est pas lui qui le dit, mais Dieu même, qui a mis la doctrine de vérité dans la chaire d’unité. Ceux donc qui sont séparés de cette pierre, sans aucun doute sont hors de l’Eglise, car Jésus-Christ a dit : sur cette pierre je bâtirai mon Eglise. Veut-on entendre à la fois tout l’orient et tout l’occident ? " Au temps de saint Hormisdas et de l’empereur Justin, dit Bossuet, les Eglises orientales souscrivirent, par ordre du pape, un formulaire qu’il leur envoya, contre Acace, défenseur d’Eutychès... etc. "

Que tout chrétien, tout catholique apprenne donc, en lisant cet acte solennel, quelle est la doctrine qu’il doit professer sur l’autorité du Saint-Siège. " Le premier fondement du salut est de garder la règle de la droite foi, et de ne s’écarter en rien de la tradition des pères ; car on ne peut déroger à la parole de notre seigneur Jésus-Christ, qui a dit : tu es pierre, et sur cette pierre je bâtirai mon Eglise. La vérité de cette parole est prouvée par le fait même, puisque la religion a toujours été conservée pure et sans aucune tache dans le siége apostolique. C’est pourquoi, suivant en tout le siége apostolique, et souscrivant à tous ses décrets, j’espère mériter toujours de demeurer dans une même communion avec vous, qui est celle du siége apostolique, dans lequel réside l’entière et vraie solidité de la religion chrétienne, promettant de ne point réciter dans les sacrés mystères les noms de ceux qui sont séparés de la communion de l’Eglise catholique, c’est-à-dire qui n’ont pas en tout les mêmes sentiments que le siége apostolique. "

Observez que c’est ici une règle de foi, fondée sur les paroles mêmes de Jésus-Christ, consacrée par un concile oecuménique, par l’approbation de toute l’Eglise, et que cette règle n’est autre chose que l’enseignement perpétuel du siége apostolique. Refuser d’obéir à un seul de ses décrets, avoir sur aucun point des sentiments contraires aux siens, c’est cesser d’être catholique. Et puisqu’il n’est pas un seul moment où tout chrétien ne puisse et ne doive, selon Bossuet, adhérer à cette profession, il n’est pas un seul moment où tout chrétien ne puisse et ne doive croire que l’entière et vraie solidité de la religion chrétienne réside dans le siége apostolique, et que, par conséquent, il est impossible que le siége apostolique erre un seul moment.

Qui ne voit en effet que, puisqu’il est nécessaire, sous peine de ne plus appartenir ni à l’Eglise ni à Jésus-Christ, d’être constamment en communion de foi avec le Saint-Siége, le Saint-Siége ne peut jamais s’écarter de la vraie foi ?

L’indéfectibilité soutenue par Bossuet, qui, en distinguant le siége de celui qui y est assis, suppose la possibilité que le pontife romain enseigne momentanément l’erreur, est donc incompatible avec les décisions des conciles oecuméniques, avec la doctrine de toute l’Eglise, et conduit, comme Fénelon le prouve, à des conséquences absurdes et impies. " à Dieu ne plaise, dit-il, qu’on nie jamais que toutes les Eglises catholiques puissent cesser d’adhérer, par la communion de la foi, tous les jours jusqu’à la consommation des siècles, au siége apostolique, comme chef, centre, racine et fondement de cette communion, sans devenir schismatiques et hérétiques.

Quiconque croit ainsi, bien qu’il refuse d’admettre de nom l’infaillibilité pontificale, il croit cependant tout ce que nous disons de l’indéfectibilité dans l’enseignement de la foi. Que s’il nie qu’il le croie, il ne s’entend pas lui-même : car vouloir que tous les catholiques adhèrent au Saint-Siège par la communion de la foi, tous les jours jusqu’à la consommation des siècles, et vouloir qu’on croie que ce siége ne peut jamais errer dans l’enseignement de la foi, est une seule et même chose : à moins qu’on ne veuille dire qu’on doit adhérer au centre et au chef, en ce qui touche la foi, quand il s’écarteroit de la foi par une définition hérétique, ce qui est évidemment absurde et impie. " aussi le Saint-Siège a-t-il condamné comme hérétique cette proposition de Pierre D’Osma : l’Eglise romaine peut errer. La déclaration s’appuie sur ce qu’a décidé, suivant elle, le concile de Constance, dans ses sessions IV et V : mais on n’est pas d’accord sur l’oecuménicité du concile pendant ces sessions ; mais on n’est pas d’accord sur le sens même de ses décrets, et Bossuet y attache une autorité si foible, qu’en défendant l’interprétation qu’il en fait, tout ce qu’il demande, dit-il, c’est d’être exempt de censures.

Quoi qu’il en soit de ces décrets de Constance, ils ne peuvent donc en aucune façon préjudicier à ce qu’ont décidé d’autres conciles universellement reconnus pour oecuméniques, à des professions de foi approuvées par l’Eglise entière ; car, ou le concile de Constance étoit oecuménique aussi dans ses sessions IV et V, et alors sa doctrine, dont on dispute, doit être entendue dans un sens parfaitement conforme aux définitions des conciles précédents, sans quoi aucun concile ne seroit infaillible : ou le concile de Constance n’étoit pas oecuménique dans ses sessions ive et ve, et alors les décrets rendus pendant ces sessions ne prouvent rien.

Qu’on ne croie pas au reste que l’Eglise de France ait eu jusqu’au dix-septième siècle, une doctrine différente de celle que professa toujours l’Eglise catholique sur l’infaillibilité pontificale.

Voici comment s’exprimoit encore, en 1625, l’assemblée du clergé : " les évêques seront exhortés d’honorer le siége apostolique et l’Eglise romaine, fondée sur la promesse infaillible de Dieu, sur le sang des apôtres et des martyrs, la mère des Eglises, et laquelle, pour parler avec saint Athanase, est comme la tête sacrée par laquelle les autres Eglises, qui ne sont que ses membres, se relèvent, se maintiennent et se conservent... etc. " C’est ce qu’ils avoient fait toujours et ce qu’ils firent encore trente ans après, lors de la condamnation des cinq propositions de Jansénius, par Innocent X. " dès les premiers temps, écrivoient-ils à ce sujet au pontife romain, l’Eglise catholique, appuyée sur la communion et l’autorité seule de Pierre, souscrivit sans hésiter à la condamnation de l’hérésie pélagienne, prononcée par Innocent dans son décret adressé aux évêques d’Afrique, et qui fut suivie d’une autre lettre du pape Zozime, adressée à tous les évêques de l’univers... etc. "

Dans une autre lettre, adressée, l’année suivante, aux évêques et archevêques du royaume, on lit ces paroles : " il n’est besoin ni de raisons, ni d’aucunes recherches ; il ne faut que lire la constitution pontificale, qui seule suffit par elle-même pour décider toute la question. "

Au temps de Richelieu, la doctrine de l’Eglise de France n’avoit pas encore changé. Il dicta lui-même à Richer la rétractation où ce docteur déclare, " qu’il se soumet au jugement de l’Eglise catholique romaine et du Saint-Siége apostolique, qu’il reconnoît pour la mère et la maîtresse de toutes les Eglises, et pour juge infaillible de vérité. "

" L’opinion qui attache l’infaillibilité au pontife romain, est, dit M De Marca, la seule qui soit enseignée en Espagne, en Italie et dans toutes les autres provinces de la chrétienté ; ... etc. " le même prélat ajoute qu’en France, " la plus grande partie des docteurs, soit en théologie, soit en droit, adhèrent à l’opinion commune dont les fondements sont excessivement difficiles à ébranler, et se moquent de l’opinion de l’ancienne Sorbonne. "

Toutefois, par les causes indiquées au commencement de ce chapitre, les maximes des parlements se répandirent peu à peu dans une certaine classe de théologiens, que Fénelon appelle les critiques.

" Il n’est, dit-il, aucun égarement, aucun excès qui ne leur sourie, et qu’ils n’osent défendre. Ils sont, à mes yeux, plus à craindre que les sectes des hérétiques ; parce que, couverts du nom de catholiques, comme d’un masque, ils pénètrent impunément dans l’enceinte de l’Eglise. Combien de fois ne les ai-je pas entendu dire que la grandeur de Rome païenne, devenue le siége de l’empire, étoit la cause qui avoit porté les pontifes romains à s’arroger la primauté dans la république chrétienne, et que le vulgaire crédule s’étoit, par un respect superstitieux, laissé persuader que cet envahissement étoit une institution de Jésus-Christ.

Qu’un autre espère ramener ces hommes à de meilleurs sentiments ; pour moi, certes, je ne l’espère pas. " Telles furent les idées qui préparèrent la déclaration de 1682, laquelle, en renversant la constitution divine de l’Eglise, détruit non seulement son unité, et, par une conséquence inévitable, son infaillibilité permanente et perpétuelle, mais encore sa juridiction souveraine, sa puissance de gouvernement. Ici nous n’avons qu’à citer les défenseurs des quatre articles.

" De là vient que le clergé ne peut s’assembler sans la permission du roi,... etc. " les conséquences de la première maxime sont donc, premièrement, de rendre le roi maître absolu du clergé, qui ne peut s’assembler sans sa permission, des conciles provinciaux et des conciles nationaux, qu’il convoque, et qu’il dissout comme bon lui semble ; secondement, de mettre l’Eglise entière dans la dépendance des princes. Car les gallicans soutenant, d’une part, que la souveraineté ou la puissance suprême réside dans le concile général, et avouant, d’une autre part, que c’est au pape qu’il appartient de convoquer le concile général ; si les évêques, mandés par le pape, ne peuvent sortir du royaume sans le congé du prince, il est évident que nul concile général ne peut s’assembler sans le congé du prince, et que par conséquent l’Eglise dépend complètement des princes, qui peuvent suspendre à leur volonté l’exercice de sa puissance suprême.

Ce n’est pas tout : en vertu des mêmes maximes, on s’affranchit d’abord de l’autorité du pape en ce qui tient à la discipline, comme on s’en est affranchi en matière de foi. " nous ne croyons donc pas que les nouvelles constitutions des papes, faites depuis trois cents ans, obligent, sinon en tant que notre usage les a approuvées. " ainsi c’est notre usage qui donne, ou qui ôte l’autorité aux constitutions des papes ; nous n’obéissons qu’à nous-mêmes ; il n’y a point pour nous de premier pasteur, et quand Jésus-Christ a dit à Pierre, pasce oves meas, il a excepté l’Eglise gallicane !

Mais au moins reconnoîtra-t-on à l’Eglise entière assemblée en concile, le pouvoir qu’on refuse au pape ? Y aura-t-il une autorité à qui l’Eglise gallicane doive obéissance ? écoutez la réponse : " comme l’Eglise est reçue dans l’état, elle est censée avoir consenti à ce qu’aucun nouveau décret positif, comme les décrets sur la discipline, ou tous autres qui ne sont pas nécessaires à la conservation du dépôt de la foi, n’ ait force de loi qu’autant qu’il est sanctionné par l’autorité civile, quand bien même ce décret auroit été rendu par un concile général. "

" Tous les nouveaux décrets sur la discipline, toutes les règles nouvelles pour la réforme des abus, ou pour confirmer les anciens canons, doivent être publiés par les déclarations impériales ou royales, et il faut en France que tous les conciles, soit provinciaux, soit nationaux, ou généraux, soient confirmés par le monarque, en tout ce qui regarde la discipline... etc. "

A quels excès pourtant on en peut venir, lorsqu’une fois entré dans la voie de l’erreur, on n’a plus aucune règle ! Rien n’étonne, rien n’arrête : ce que Jésus-Christ lui-même a donné à son vicaire, on le lui ravit ; ce qu’on ravit au pontife, on le donne au prince : c’est lui qui désormais abolit, ou remet en vigueur les canons, c’est lui qui les modifie, qui en fixe le vrai sens, c’est lui qui est le chef de l’Eglise ! Et cette Eglise qui a précédé, qui a formé tous les états chrétiens, est censée avoir consenti, pour être reçue dans l’état, à soumettre entièrement sa discipline à l’autorité de l’état, à élever les princes temporels au-dessus de ses pontifes et de ses conciles, à renoncer à son indépendance, à abdiquer sa puissance divine, à détruire ce que Dieu même a établi !

Est-il assez clair maintenant que, lorsqu’on déclaroit le concile supérieur au pape, c’étoit pour se mettre soi-même au-dessus du concile, pour asservir aux rois de la terre l’épouse du roi des cieux ?

En veut-on une autre preuve trop frappante et trop mémorable ? Voici comme s’exprimoit, dans un discours prononcé devant les députés de la France, le 10 mai 1824, M. l’évêque d’Hermopolis.

" Il y aura des abus tant qu’il y aura des hommes ; tel est l’apanage de notre foible nature... etc. " Que les pouvoirs ecclésiastiques soient si susceptibles, si inquiets, il étoit réservé à un évêque de nous l’apprendre ; et dans quel moment ?

On le sait. Enfin des querelles s’élèvent entre ces pouvoirs et les pouvoirs civils, entre l’Eglise et l’état, attendu que pour eux, la paix perpétuelle est impossible. cependant, qui terminera ces démêlés ? Le législateur,

c’est-à-dire l’état. Il est la dernière autorité à qui tout doit se soumettre. Ainsi, par exemple, lorsqu’en France le roi et les chambres auront plané et considéré avec calme, l’Eglise n’aura plus qu’à se laisser reprendre, corriger et réprimer. telles sont les maximes gallicanes, telles sont la sagesse et la mesure que commande l’amour du bien à tout homme public. M. l’évêque d’Hermopolis établit dans le même discours, comme il l’avait déjà fait ailleurs, une très fausse doctrine, lorsqu’il dit : " veut-on savoir avec précision jusqu’où s’étend la puissance ecclésiastique, ... etc. "

Que l’Eglise, société divine, ait reçu de Jésus-Christ, au moment il la fonda, tous les pouvoirs qui lui sont essentiels, rien au monde de plus vrai ; mais qu’elle ait, dès son origine et pendant les persécutions des empereurs, exercé ces pouvoirs dans toute leur étendue, rien au monde de plus faux, et rien même de plus impossible, puisqu’il est évident que, la société publique n’étant pas encore chrétienne, l’Eglise ne pouvoit, en aucune façon, exercer le pouvoir qui lui est propre, dans ses rapports avec la société publique : et il est étrange qu’au dix-neuvième siècle, un évêque aille chercher les monuments de la puissance législative de l’Eglise dans les catacombes.

Nul pouvoir ne se déploie d’abord dans toute son étendue, et même nul pouvoir n’est jamais déployé de fait dans toute son étendue, parce qu’en demeurant toujours le même, il se déploie selon les besoins perpétuellement variables de la société, selon les temps et les conjonctures ; et ainsi il est absurde de prétendre en fixer avec précision les bornes, d’après, je ne dis pas un certain nombre d’actes particuliers, mais d’après tous les actes particuliers ; car ce qu’il n’avoit pas fait encore, il peut le faire plus tard très légitimement ; et le concordat de 1801 en offre, pour ce qui tient au pouvoir pontifical, un remarquable exemple.

Et maintenant, pour résumer ce qu’on a prouvé dans ce chapitre, il est manifeste que quiconque adhère à la déclaration de 1682, adhère aux propositions suivantes :

1. Le concile est supérieur au pape : donc

2. La puissance suprême ou la souvera ineté réside dans le concile, et non pas dans le pape : donc

3. L’Eglise n’est pas une monarchie, mais une république aristocratique : donc

4. Quand les conciles oecuméniques ont dit que la plénitude de la puissance, la souveraineté pleine et suprême appartient au pape, en vertu de l’institution même de Jésus-Christ, les conciles oecuméniques ont erré : donc

5. Il n’existe point dans l’Eglise, par l’institution divine, de puissance suprême ou de souveraineté permanente et perpétuelle : donc

6. Ou il n’existe point dans l’Eglise d’unité permanente et perpétuelle, ou la puissance suprême n’est pas le centre d’unité : donc

7. L’Eglise elle-même n’est pas, par l’institution divine, permanente et perpétuelle, ou elle peut exister comme Eglise, quoique dépourvue habituellement de la souveraineté ou de la puissance suprême qui seule la constitue Eglise ou société. Et puisque l’infaillibilité n’appartient qu’à la puissance suprême : donc 8. Le pontife romain n’est point infaillible, ou il peut définir comme de foi des hérésies, et ordonner à toute l’Eglise de les croire : donc

9. Il n’est pas vrai que, pour être dans l’Eglise, il faille nécessairement être en communion de foi

avec le pontife romain ; et les conciles oecuméniques qui ont défini le contraire, ont erré ; à moins qu’on ne préfère dire que

10. Il y a des cas où Dieu lui-même ordonne d’adhérer à l’hérésie, sous peine d’être séparé de l’Eglise.

11. Il n’y a dans l’Eglise de puissance suprême ou d’autorité infaillible que celle du concile, et les princes ont le droit d’empêcher que le concile s’assemble.

12. Le pouvoir de l’Eglise sur sa discipline ou sa puissance de législation et de gouvernement, est soumise aux princes de telle sorte, qu’aucun décret des conciles oecuméniques sur la discipline n’a de force qu’autant qu’il est confirmé par le prince.

En voyant tout ce que renferment de principes hérétiques et schismatiques les quatre articles de 1682, qui s’étonnera que Bossuet lui-même les appelât des propositions odieuses ? Elles doivent l’être bien plus encore à tous les catholiques, aujourd’hui qu’on en voit clairement les funestes conséquences, et Bossuet lui-même n’a pu essayer de les défendre, sans attaquer, suivant l’expression de deux grands pontifes, la doctrine professée sur l’autorité du Saint-Siège, par toute l’Eglise catholique, la France seule exceptée. il faut donc opter nécessairement entre la doctrine de toute l’Eglise catholique, et la doctrine de la déclaration.

Rejetée, dès qu’elle parut, de toutes les Eglises unies au pape, flétrie en Espagne par des censures expresses, flétrie également en Hongrie, comme absurde et détestable, par un concile national, qui en défendit la lecture jusqu’à ce que le siége apostolique, à qui seul appartient le privilège immuable et divin de terminer les controverses de la foi, eût prononcé son jugement infaillible, elle fut condamnée, cassée et déclarée nulle par Innocent XI, Innocent XIIi et Alexandre VIII, dont Pie VI rappelle les décrets dans la bulle auctorem fidei. en France même, la Sorbonne refusa de l’enregistrer, et ce fut le parlement qui, s’étant fait apporter les registres de cette compagnie, y fit transcrire les quatre articles. Loin d’obtenir jamais un assentiment général, la force et la violence étoient presque leur seul appui. " il ne faut pas se dissimuler, dit un de nos plus habiles théologiens que dans cette masse imposante de témoignages qu’ont rassemblés Bellarmin et autres, il ne soit difficile de ne pas reconnoître l’autorité certaine et infaillible du siége apostolique ou de l’Eglise romaine ; ... etc. "

Les hérétiques se réjouirent de voir l’Eglise gallicane, placée entre les ultramontains et les protestants, recevoir les coups des deux partis. On rougit pour les auteurs de la déclaration, en lisant les observations que leur adressèrent à ce sujet les calvinistes de France. " on voit en premier lieu, disoient-ils aux prélats, que les différents de religion n’ont eu aucune part au dessein de votre assemblée... etc. "

Parlant ensuite des motifs de leur séparation de l’Eglise romaine, ils ajoutent : " la cinquième raison, et l’une des plus remarquables, est l’autorité du pape, qui prétend être infaillible et au-dessus des conciles, des princes, des rois, de sorte qu’il peut délier les sujets du serment de fidélité : les exemples en sont fréquents dans les différents « siècles.

« Quand nous nous plaignons sur ce point, vous répondez que ce sont des choses que les ministres allèguent pour rendre odieuse la puissance du Pape ; qu’il est inutile d’en parler. Avec tout cela on voit maintenant, Messeigneurs, que c’est vous-mêmes qui les alléguez, sans aucune crainte de rendre les Papes odieux. Tous avez cru nécessaire « non seulement d’en parler, mais de vous déclarer formellement contre tout cela. Vous direz peut-être que c’est en partie pour nous édifier ; et il est vrai que c’est une espèce d’édification pour nous, de voir qu’au moins en cela vous justifiez nos plaintes et notre réforme. Mais ce qui rend notre édification imparfaite, c’est que ni tous vos peuples de deçà et d’au-delà des monts, ni les communautés religieuses, ni tous vos docteurs, ni peut-être tous ceux de votre corps, ne souscrivent unanimement à toutes vos décisions.

» Il est constant aussi, et vos propres expressions le laissent entrevoir, qu’en déclarant que le Pape peut se tromper, ou que son jugement peut être réformé, si le consentement de l’Église n’intervient, votre sentiment est que cependant le Pape a toujours ce qu’on appelle le provisoire, qu’il peut toujours ordonner ce qui regarde la foi, et que son jugement doit être suivi et observé jusqu’à ce que le concile ou l’Église juge à propos de le confirmer, ou de le réformer. Ainsi, d’une part, tous laissez encore au Pape ce que vous paraissez lui ôter ; et de l’autre, vous convenez non seulement que le Pape peut errer dans les choses de foi, mais que l’Église entière peut errer avec lui sur les mêmes choses, au moins provisoirement, pendant quelques siècles, et que non seulement elle peut être dans l’erreur, mais qu’elle est obligée d’y rester par devoir et par soumission. C’est d’après ces principes qu’Alexandre VII, ayant jugé que les cinq propositions qui ont fait tant de bruit parmi vous étoient dans Jansénius, et les ayant condamnées comme hérétiques, beaucoup de personnes doctes de votre communion et même de votre ordre, ont eu beau soutenir ce que vous déclarez « maintenant, que le Pape pouvoit se tromper, au moins sur le fait : vous avez voulu et vous voulez encore que tous fassent profession de croire les mêmes choses tant sur le fait que sur le droit, comme si le Pape eût été infaillible sur l’un et sur l’autre.

» Donc la foi, la conscience et le salut des fidèles dépend d’un jugement sujet à l’erreur, jusqu’à ce que ce jugement soit réformé. Donc 6i « lés Papes eussent été ariens ou monothélites, non « seulement l’Église pouvoit, mais devoit être hérétique avec eux. Donc, Messeigneurs, le Pape n'a qu'à continuer d'être, comme il est public qu'il l'est, d’un sentiment contraire au vôtre, pour que toutes vos déclarations soient inutiles. Elles ne feront qu'éveiller de nouveaux scrupules dans les consciences. Finalement, quoi qu'il ordonne aux peuples, vous serez, Messeigneurs, tenus d’obéir et de vous soumettre, au moins provisoirement, en attendant qu'il lui plaise de rassembler l'Église en plein concile, et qu'il plaise au concile de le réformer. Si ce n’est pas là votre pensée, Messeigneurs, comme il semble que ce ne devroit pas l'être, parce que les conséquences en sont terribles ; permettez-moi de vous le dire, vous n'êtes pas d'accord avec vous-mêmes : et vous voilà pareillement, sous ce rapport, dans une espèce de schisme ou de séparation entre vous et votre propre chef. »

Il dut être pénible pour les prélats de 1682, d’avoir donné à l’hérésie de semblables avantages. Au reste, l’inconséquence que leur reprochoient les calvinistes est l’unique cause qui ait empêché la consommation du schisme en France. On soutenoit en théorie une doctrine de révolte, et dans la pratique on obéissoit. Le fond des cœurs étoit catholique. Ni le roi, ni les corps de l’état ne désiroient une rupture complète avec Rome : elle auroit trouvé d’ailleurs trop d’obstacles dans la nation. On alloit en avant sans se demander où l’on arriveroit. Le clergé posoit des principes dont il repoussoit les conséquences, et les parlements eux-mêmes ne vouloient que les conséquences dont ils avoient besoin dans les cas particuliers qui se présentoient successivement.

Il n’en est plus ainsi maintenant. Fort peu importe la déclaration à ceux qui en font tant de bruit : ce sont ses conséquences seules, ses conséquences tout entières qu’ils veulent. Ils aspirent au schisme ; dans leurs vœux insensés et criminels, ils rêvent une Eglise nationale, avec laquelle ils en auroient bientôt fini du christianisme. Qu’on ne s’y trompe pas, voilà leur but ; et le moyen qu’ils ont choisi pour y parvenir seroit infaillible, si le clergé, fidèle à sa foi, à la foi catholique, apostolique, romaine, ne leur opposoit une barrière insurmontable. Oui, certes, le sacerdoce a aujourd’hui de grands devoirs, et plus que jamais il doit se presser autour de celui de qui seul il emprunte sa force. Qu’il tourne les yeux vers son chef : c’est là qu’est l’espérance. Gardien de la religion qui ne périra point, la providence le charge encore, en ces jours de destruction, de veiller sur les débris de la société humaine. Elle lui en confie le soin, jusqu’au moment où il lui plaira de féconder de nouveau ces ruines. L’avenir du monde est dans ses mains : les ennemis de Dieu le sentent ; pour lui, qu’il le sache, et qu’il remplisse avec confiance ses hautes destinées !

Mais, puisque les projets de l’impiété sont connus, puisqu’elle travaille ouvertement à précipiter la France dans le schisme, sous le prétexte de défendre les libertés gallicanes, il convient de montrer ce que c’est qu’une Eglise nationale, et quelles conséquences auroit pour nous une pareille révolution, s’il étoit possible qu’on réussît à l’accomplir jamais.


CHAPITRE VIII.

Des églises nationales.


Les maximes gallicanes, proclamées précipitamment par des prélats de cour, qui, dans l’aveuglement de la passion, n’y virent qu’une insulte au pontife romain et une flatterie pour le monarque, tendoient, comme on l’a prouvé, à séparer totalement l’ordre politique de l’ordre religieux, et même à détruire l’ordre religieux, en le soumettant, contre sa nature, à l’ordre politique. Elles ne sont, sous ce rapport, que l’expression théologique des doctrines du siècle, des doctrines athées, dont la philosophie, née du protestantisme, s’efforce de faire l’application rigoureuse à la société ; et sous le même rapport, il est impossible de concevoir rien de plus opposé à la croyance unanime des peuples, et aux idées que les anciens se formoient de la constitution de la cité, qui reposoit à leurs yeux sous la loi divine, source primitive et base nécessaire de toutes les lois humaines.

Le christianisme, en perfectionnant l’institution religieuse, et par conséquent aussi l’institution sociale, n’en déplaça pas les fondements ; au contraire, il les affermit, et ce fut encore autour de l’autel que les hommes se rassemblèrent et s’unirent. Une nouvelle civilisation sortit du sanctuaire où s’étoit noué le lien politique, civilisation proportionnée dans son développement à celui des dogmes et des préceptes ; car tout le droit public des peuples est dans les préceptes de leur religion, et toute leur raison dans ses dogmes. Quoi qu’en puissent penser ceux dont la science n’a su jusqu’à présent que détruire, la vie de la société n’est pas de l’ordre matériel. Jamais état ne fut fondé pour satisfaire aux besoins physiques.

L’accroissement des richesses, le progrès des jouissances, ne créent entre les hommes aucuns liens réels, et un bazar n’est point une cité. Essayer de réduire à des relations de ce genre les rapports constitutifs d’une nation, c’est chercher les lois de la nature humaine et de la nature sociale dans ce que l’homme a de commun avec les animaux, c’est travailler dès lors à le rabaisser au niveau de la brute, condition indispensable pour le succès d’un pareil dessein : car tant que l’homme demeurera un être moral et intelligent, les lois de l’intelligence et de l’ordre moral se manifesteront invinciblement, et domineront toutes les autres lois ; elles seront seules la société.

Et quel est en effet le pays, l’époque, où la société n’ait eu pour base des croyances communes avec les devoirs qui en résultent ? Et quand les croyances périssent, n’est-ce pas encore par les opinions qu’on se divise, ou qu’on se rapproche ?

N’est-ce pas toujours dans l’ordre spirituel, et là uniquement, que se trouve le principe d’union ? Mais aussi nulle cause plus puissante de séparation que la diversité des croyances, rien qui rende l’homme plus étranger à l’homme, qui crée des défiances plus profondes, des inimitiés plus implacables. Cela est vrai, surtout pour les peuples : quand la religion ne les unit pas, elle creuse entre eux un abîme.

L’histoire du monde païen en offre un exemple perpétuel. Ces haines si animées, si persévérantes, ce patriotisme étroit et barbare, quel en étoit le premier principe, si ce n’est l’opposition des cultes idolâtriques. " chaque état, dit Rousseau, ayant son culte propre, aussi bien que son gouvernement, ne distinguoit point ses dieux de ses lois... etc. " Les croyances vraies et communes à toutes les nations conservoient seules entre elles quelques relations d’humanité : mais ces croyances, plutôt domestiques que publiques, agirent sur les mœurs plus que sur les lois, et n’exercèrent que peu d’influence dans le gouvernement chez les anciens ; et c’est pourquoi ils n’eurent jamais de véritable droit des gens.

Malgré leur civilisation moins imparfaite à quelques égards, les orientaux furent toujours séparés du reste du monde et les uns des autres, par l’insurmontable barrière des croyances ; et l’on ne sait que trop de quelles effroyables tragédies l’Inde a été le théâtre toutes les fois que deux religions diverses s’y sont trouvées en présence.

Essayez d’établir un lien social entre les bouddistes et les disciples de Brahma, entre les parsis et les musulmans, entre les juifs et un autre peuple quel qu’il soit : habitants du même sol, ils formeront constamment deux peuples séparés ; désunis de foi, d’espérance et de prière, jamais le mariage ne les rapprochera ; ils n’auront rien de commun, pas même le tombeau.

Qu’on donne tant qu’on voudra le nom de préjugé à ce sentiment universel, qu’on le déclare opposé à la raison, quelque chose de plus fort que cette raison philosophique l’emportera toujours sur ses vaines spéculations ; et peut-être, au lieu de combattre cet invincible sentiment, vaudroit-il mieux y reconnoître une loi de la nature morale, pour en tirer, comme des autres lois, des conséquences utiles à l’humanité. Il ne faut pas commencer par nier l’homme, si l’on veut le servir.

Mais le caractère des esprits de ce temps est de s’élever au-dessus de l’expérience, de rêver des êtres abstraits et des lois abstraites, auxquelles on s’efforce ensuite de plier le monde réel. Des gens ont imaginé de démolir la maison de leur père pour la rebâtir dans les nues, et ils s’étonnent d’être entourés de ruines.

Chez les peuples modernes spiritualisés par le christianisme, nourris de dogmes plus développés, de vérités plus fécondes, les croyances ont été aussi plus que jamais le fonds de la vie humaine et de la vie sociale, le lien des hommes et le lien des nations. Partout où s’est étendue son influence, il a renouvelé la société, et déposé dans son sein le germe d’une civilisation inconnue jusqu’alors. Si l’on excepte la nation juive, la révélation primitive et le culte divin ne s’étoient nulle part conservés purs de tout mélange d’erreur et de superstition.

Jésus-Christ sépara de la doctrine primordiale les erreurs qui l’altéroient, et manifesta les dogmes, enveloppés dans la foi des âges précédents. Tout ce qu’il y a de bon, de vrai, de nécessaire et d’utile au genre humain, le christianisme le renferme, ou comme principe, ou comme conséquence. Un, dès lors, et universel, puisque la vérité ne varie pas, qu’elle est de tous les temps et de tous les lieux, il tend par sa nature à se dilater, à s’étendre, à rassembler tous les peuples dans son unité. C’est là son caractère distinctif, et pour ainsi dire incommunicable, et c’est le caractère de tout ce qui est divin. Aucune loi plus générale que cette loi sublime des intelligences, à qui nulle raison, nulle volonté ne peut échapper entièrement, et qui conserve ceux mêmes qui la violent, parceque la violation absolue de la loi de vérité et de la loi d’ordre seroit la destruction absolue de l’être intelligent, et qu’il n’est pas en son pouvoir de se détruire. Ce qui désunit, c’est ce que chacun, selon ses erreurs ou ses passions, retranche de cette loi parfaite : mais elle n’en demeure pas moins toujours la même, toujours une et universelle : car l’homme qui est libre de se violer les yeux, ne l’est pas de voiler le soleil ; l’homme qui est libre de choisir entre le vrai et le faux, entre le bien et le mal, ne l’est pas d’altérer la nature immuable du bien et du vrai, ni de se créer un autre principe de vie.

Quoiqu’il rejetât la révélation, Rousseau ne laissoit pas de sentir ce grand caractère de divinité dont le christianisme est empreint. " le christianisme, dit-il, est, dans son principe, une religion universelle, qui n’a rien d’exclusif, rien de local, rien de propre à tel pays plutôt qu’à tel autre... le parfait christianisme est l’institution sociale universelle. " Mais comment forme-t-il une institution sociale ?

Avant Jésus-Christ, la vraie religion, confiée à la famille, qui en conservoit le dépôt par une tradition domestique, n’étoit point constituée publiquement.

Jésus-Christ en instituant un ministère public, une hiérarchie de pouvoirs gradués jusqu’au pouvoir suprême un et universel comme la religion qu’il devoit perpétuer, unit tous ses disciples dans une société, non seulement spirituelle, mais aussi extérieure et visible, et dont la notion même exclut l’idée de limites. C’est ainsi que le christianisme, universel par ses dogmes, par son culte, par ses préceptes, c’est-à-dire comme loi d’ordre et de vérité, est encore par la constitution divine de l’Eglise, l’institution sociale universelle. et de là sa force prodigieuse : s’il agit sur tout l’homme et sur tous les hommes par la puissance de sa doctrine, il agit sur la société par le sacerdoce, et ramenant tout à l’unité, qui est son essence, il travaille perpétuellement à établir entre les membres de la famille humaine l’union la plus parfaite qu’il nous soit donné de concevoir.

Qu’ils soient un comme nous sommes un ! Cette prière que Jésus-Christ adressoit à son père, et qu’il ne lui adressa pas en vain, montroit le but du christianisme, et en annonçoit les effets. " par cette religion sainte, sublime, véritable, les hommes, enfants du même Dieu, se reconnoissent tous pour frères, et la société qui les unit ne se dissout pas même à la mort. " la même foi, les mêmes espérances, le même amour les unit intérieurement ; et marqués à leur naissance du même sceau divin, ils sont encore unis au dehors par les mêmes devoirs, les mêmes prières, le même sacrifice, la participation à la même victime immolée dès l’origine du monde, et par l’obéissance au même pouvoir.

Tel est le véritable christianisme, si stupidement méconnu et calomnié. Il n’opère pas sans doute des choses contradictoires ; il ne fait pas qu’il y ait union là où les doctrines sont opposées et les cultes divers, qu’on soit à la fois et qu’on ne soit pas de la même société ; mais, armé de bienfaits et d’une douce persuasion, il tend constamment à propager l’unité religieuse et sociale ; il prolonge ses rayons à travers les nuages de l’erreur : et en même temps, le caractère d’universalité propre à ses croyances, que nul homme ne peut regarder comme particulièrement à lui, parcequ’il les reçoit et ne les crée pas, il s’y soumet et ne les choisit pas, ôte ce que l’orgueil, la vanité, l’attachement toujours si vif à son sens personnel, donne aux opinions des sectaires de dur et de persécuteur. Le prosélytisme catholique cherche des frères pour partager avec eux l’héritage commun ; le prosélytisme hérétique ou philosophique cherche des sujets, des raisons qui reconnoissent l’empire d’une autre raison. Née de la révolte et obligée d’en maintenir le principe lors même qu’elle se fait un appui de l’intolérance politique, toute secte commence par l’usurpation et finit par l’anarchie.

Le grand schisme qui déchira la chrétienté au seizième siècle, en offre la preuve dans toute son histoire ; et quiconque suivra par la réflexion ses conséquences jusqu’au bout, n’hésitera point à le regarder comme le plus terrible fléau qui jamais ait pesé sur le genre humain. Son premier effet fut de détruire la société publique des chrétiens, ou l’Eglise, en niant le pouvoir qui la constitue, en substituant au ministère un et universel et à son enseignement, un ministère local et un enseignement variable, en un mot en abolissant tous les liens extérieurs du christianisme. Mais, par là même qu’il nioit l’autorité divine de l’Eglise, il renversoit le principe de foi et détruisoit la société purement spirituelle, aussi bien que la société visible. Il rompit totalement l’unité de doctrine, de culte et de morale. L’écriture à la main, chaque homme se fit ou put se faire, à l’aide du jugement privé, sa religion particulière : donc plus de religion commune et universelle, plus de lien entre les esprits, mais une séparation absolue, et l’hostile indépendance de l’état sauvage.

En brisant l’unité religieuse, le protestantisme brisa également l’unité politique ; les peuples se classèrent d’après leurs croyances, tant il est vrai que ce sont elles qui rapprochent ou qui divisent : et il suffit de se rappeler le traité célèbre qu’avoit précédé une guerre de trente ans, pour savoir si elles étoient ennemies ces nations dont il fallut, pour assurer leur existence réciproque, balancer si exactement les forces. La France, les Pays-Bas, l’écosse, l’Angleterre, la Suisse, sentirent aussi, et presque en même temps, que le lien social prend ses replis dans un ordre plus élevé que l’ordre politique ; qu’on peut habiter le même sol, parler la même langue, obéir aux mêmes lois civiles, et former néanmoins, au lieu d’un seul peuple, deux armées qui s’observent en attendant le combat. Les exécrables atrocités des guerres de religion, que prouvent-elles ? Que l’homme se sentoit blessé dans ce qu’il a de plus intime : elles prouvent qu’à l’instant où cesse l’union des âmes par les mêmes croyances, la défiance et la haine lui succèdent ; le schisme pénètre jusqu’au fond des cœurs, et y rompt les derniers liens de l’humanité. Non, la société n’est pas ce qu’on pense, ou plutôt ce qu’on voudroit penser. Voilà plus de vingt ans que la politique a uni l’Irlande à l’Angleterre : voyez ce qui se passe dans ces deux pays, et jugez de cette union. Des troupes anglaises sont venues au secours de l’Espagne opprimée : l’Espagne a loué leur discipline, mais les deux peuples se sont-ils reconnus pour frères ? Et vous-même, qui souriez peut-être en lisant ceci, vous que ces préjugés ne sauroient atteindre, mettez la main sur la poitrine, et dites si vous donneriez votre fille à un juif, ou à un musulman ?

Partout où le souverain embrassa le protestantisme, il se produisit au dehors sous la forme d’Eglise nationale. La religion fut ce que le prince voulut ; et dès lors elle ne put s’étendre au-delà des frontières de l’état. Le calvinisme récemment modifié par le roi de Prusse n’est point le luthéranisme saxon. La Suède, la Hollande, la Suisse zwinglienne, ont chacune leur religion propre, bornée à leur territoire ; et la religion anglicane ne sauroit non plus exister dans aucun lieu où ne s’étend pas le pouvoir du roi qui en est le chef. Il en est ainsi de la religion russe, entièrement soumise à l’empereur : elle suit les destins de son autorité, et s’arrête avec ses ukases.

Il suit de là d’abord qu’aucune de ces religions ne peut être le vrai christianisme, essentiellement un et universel ; et Rousseau lui-même avoue que l’évangile n’établit point une religion nationale. donc établir une religion, une Eglise nationale, c’est déclarer qu’on renonce à l’évangile et au christianisme. Et de fait, quel est le dogme, ou même le précepte de morale évangélique qui n’ait été nié par des protestants ? Mais c’est surtout, comme nous l’avons fait voir, par son principe fondamental que le protestantisme renverse la religion chrétienne ; et puisque l’Europe lui doit son ancienne civilisation, l’on fait sagement de penser à en créer, et sans retard, une nouvelle, dans toutes les contrées assez heureuses pour posséder des religions et des Eglises nationales.

Elles sont encore, sous un autre rapport, funestes à l’humanité. Toute religion particulière est nécessairement fausse ; car la vérité est universelle. Mais, indépendamment de cette considération, d’une haute importance cependant par les conséquences qui en résultent même dans l’ordre purement temporel, il est certain que de toutes les causes qui séparent et isolent les peuples, la diversité des religions est celle qui produit entre eux la division la plus complète et la plus insurmontable. à cet égard, les religions et les Eglises nationales créées par le protestantisme hors de la religion et de l’Eglise une et universelle, sont un retour à l’état païen. Elles ont dissous la chrétienté et rendu les nations européennes au moins étrangères les unes aux autres. Ces religions, inscrites dans un seul pays, sont ce que Rousseau appelle la religion du citoyen. " Elle a ses dogmes, ses rites, son culte extérieur prescrit par des lois... etc. "

Ce que Rousseau dit ici des peuples païens, s’est vu également, on ne le sait que trop, lorsque le protestantisme s’est établi, et partout où il s’est établi ; et ces tristes effets ont été plus marqués en proportion que la croyance aux doctrines nouvelles étoit plus vive. Mais, à raison de la nature même de la religion que le protestantisme abandonnoit, et de sa nature propre, deux choses sont arrivées, qui toutes deux étoient inévitables.

Tout l’édifice du christianisme, ses dogmes, son culte, sa morale, reposoit depuis quinze siècles, et, dans les principes catholiques, doit reposer toujours, selon l’institution de Jésus-Christ, sur l’enseignement d’une autorité divinement infaillible.

A cette autorité divine, le protestantisme substitua le jugement privé de chaque homme. C’étoit dès lors une contradiction évidente, que de régler par des lois et par l’autorité du souverain la doctrine et le culte national. Aussi vit-on dès le premier moment, une multitude d’Eglises particulières pulluler au sein des Eglises nationales ; et comme on s’étoit premièrement séparé des autres peuples, chaque peuple, divisé en lui-même, se rompit en autant de parties qu’il put monter d’idées différentes dans des esprits sans règle et sans frein. Le fanatisme arma toutes ces Eglises les unes contre les autres. Les lois se passionnèrent comme les sectes ; on mit la doctrine légale sous la protection du bourreau ; mais ni le bourreau, ni les lois ne pouvoient arrêter l’action du principe qu’on avoit admis : les dissidents opposèrent la violence à la force, et de sanglants symboles remplacèrent partout l’évangile de paix.

Cette frénésie dura plus d’un siècle, après quoi le même principe qui l’avoit produite la modéra peu à peu, en se développant dans ses dernières conséquences. Une sorte d’habitude de foi que les protestants avoient conservée en quittant l’Eglise catholique, se combinant avec l’orgueil et l’opiniâtreté propre aux sectaires, fit que chacun d’eux embrassa les opinions qu’il s’étoit faites, et les défendit avec une indomptable énergie. Mais ces opinions variant sans cesse, et se multipliant à l’infini, en vertu de la liberté absolue de jugement, elles finirent par inspirer successivement moins de confiance ; le doute s’insinua dans les esprits, l’indifférence dans les cœurs ; un christianisme vague, et sans application positive à la société ni à l’individu, devint l’unique religion du peuple. On lui apprit qu’être protestant, ce n’étoit pas croire tel ou tel dogme, professer telle ou telle foi, mais simplement n’être pas catholique ; ce qui renferme l’entière négation de toute vérité religieuse, car quiconque en admet une seule est catholique en cela.

Le déisme se propagea dans les classes élevées ; quelques uns poussèrent jusqu’à l’athéisme : tous, livrés à leurs propres sens pour seul guide et pour seule loi, purent penser tout ce qu’ils voulurent, et déterminer à leur gré leurs devoirs comme leurs croyances. Ainsi s’acheva la dissolution des liens religieux destinés à unir les hommes. Les Eglises nationales ne furent plus que des institutions politiques, dépourvues de toute influence morale, sur la nation, et ne servant qu’à marquer, sous le rapport spirituel, sa séparation de toutes les autres. Mais quoique le fanatisme, qui suppose un principe de foi, fût à peu près éteint, la persécution lui a survécu, avec cette différence, qu’en général elle n’a plus pesé que sur les catholiques, toujours redoutés des gouvernements liés par les lois à une religion particulière, et dès lors éternellement incompatibles avec la religion universelle, et toujours odieux au protestantisme, beaucoup moins à cause de ce qu’ils croient, qu’à cause de l’obligation imposée, selon leur doctrine, à tous les hommes, de croire également. Que si l’on veut voir, du reste, à quel point cette espèce d’isolement politique et religieux peut, à certains égards, rétrécir la raison et abrutir l’intelligence humaine chez un peuple d’ailleurs éclairé, on n’a qu’à lire la discussion qui eut lieu l’an dernier, en Angleterre, chambre des lords, à l’occasion du bill présenté pour l’émancipation des catholiques. Je ne sache rien de plus humiliant pour une nation, que quelques uns des discours prononcés en cette circonstance, où le premier interprète des lois, le lord chancelier, justement honoré comme magistrat, et l’évêque de Chester, dont on loue les connoissances littéraires, semblèrent avoir pris à tâche, ainsi que lord Colchester, de dépasser, sur les questions traitées alors dans le parlement, toutes les bornes connues de l’ignorance et de l’extravagance.

Pour apprécier exactement le protestantisme et ses effets, on doit donc aujourd’hui le considérer sous deux aspects divers. Par l’établissement d’Eglises nationales, devenues de pures institutions politiques, il a brisé l’unité européenne, isolé complètement les peuples des peuples, et renversé les bases du droit public, universel et inaltérable, à qui le monde chrétien devoit sa civilisation.

La souveraineté affranchie du pouvoir spirituel défenseur suprême de la justice et des droits de l’humanité, affranchie même de toute doctrine et de tout devoir, puisqu’elle seule créoit les devoirs et déterminoit les doctrines, n’a eu désormais et n’a pu avoir, au dedans comme au dehors, d’autre règle de conduite, d’autre principe de gouvernement, que l’intérêt : c’est-à-dire que chaque peuple s’est trouvé, suivant l’expression de Rousseau, dans un état naturel de guerre avec tous les autres, et le souverain, par la même raison, dans un état naturel de guerre avec les sujets : de sorte que naturellement, il ne sauroit exister que de courtes trèves entre les peuples, et des trèves non moins courtes entre les sujets et le souverain. La fatigue, le besoin de repos, pour ranimer leurs forces et panser leurs blessures, sépare un moment les combattants, et bientôt après recommence la lutte interminable entre le despotisme et l’anarchie.

D’une autre part, le protestantisme ne pouvant prescrire la croyance d’aucun dogme positif, pas même la croyance que l’écriture est la parole de Dieu, et obligeant les hommes de former leur foi d’après leurs propres lumières, détruit radicalement la société religieuse aussi bien que la société politique ; car on n’établit pas plus une société religieuse en disant : convenons de croire chacun tout ce qui nous paroîtra vrai, qu’on n’établit une société politique en disant : convenons de faire chacun tout ce qui nous paroîtra bon ; et l’un est la suite nécessaire de l’autre. Quiconque est libre de croire ce qu’il veut, est libre d’agir comme il veut, et le jugement qui règle la foi règle encore les actions. Ainsi plus de devoirs universels, ou, en d’autres termes, plus de société, que celle dont les lois écrites dans le code civil et le code criminel, ont la force pour garantie et le glaive pour sanction.

Or, qu’on jette un coup d’oeil sur l’Europe, et qu’on dise s’il existe maintenant, hors de l’Eglise catholique, une doctrine religieuse, une doctrine morale, une doctrine politique arrêtée ? Quelle autre foi a remplacée dans les esprits la foi chrétienne ? Quel autre lien unit les protestants, que la haine de la religion qu’ils ont quittée ?

Qu’ont-ils de commun excepté cette haine ? Et ceux qui, plus avancés dans la même voie, rejettent l’écriture, la révélation, Dieu même, quel est encore le lien qui les unit, sinon la haine de toutes les croyances auxquelles ils ont renoncé. Sur quel autre point s’accordent-ils ? Y a-t-il un seul principe, une seule idée dont ils conviennent, pour essayer de bâtir sur ce fondement ? à quoi tendent tous leurs efforts, si ce n’est à détruire ? Et que peut-il résulter d’une destruction universelle ? Leurs œuvres mêmes leur déplaisent ; ils ne les épargnent pas plus que le reste. La société, disent-ils, est dans un état de passage ; rien de ce qui est ne doit subsister. Mais cette société qui passe, savent-ils où elle va ? Non ; quand on le leur demande, ils répondent qu’on le saura plus tard : et cependant, comme pour lui frayer le passage, ils abattent tout ce que le temps avoit élevé, et, à chaque édifice qui croule, on les entend pousser des cris de joie sur les décombres.

Nous ne parlerons point des forfaits inouïs qui révèlent journellement une dépravation telle qu’on n’en connoissoit pas d’exemple, des monstres qui apparoissent comme les précurseurs d’une époque de crime : il suffit de considérer les mœurs générales pour y découvrir les symptômes d’un désordre profond, et de sinistres preuves de l’affoiblissement de l’esprit social. Isolés déjà par les opinions, les hommes s’isolent, s’il est possible, encore plus par les intérêts. La cupidité est toute l’âme. Qui, aujourd’hui, a une famille, une patrie ? Soi, et puis rien. Les sentiments généreux, l’honneur, la fidélité, le dévouement, tout ce qui faisoit battre le cœur de nos aïeux, émeut-il un moment le nôtre ?

Et c’est que pour se sacrifier il faut croire à quelque chose qui ne soit ni de cette terre, ni de cette vie. Ce que le pauvre paysan apprenoit au pied de l’autel, à supporter en paix la condition humaine, à aimer ses frères, à les servir ; à se dévouer pour son pays, à mourir pour son Dieu, on ne l’apprend ni à la bourse, ni au théâtre, ni dans les antichambres et les salons où les places se distribuent. Calculer, voilà le devoir pour les hommes de ce temps. La conscience étonne et scandalise presque. Tel est le progrès de la corruption, que la servilité lasse déjà la puissance, et que se vendre deviendra bientôt un privilége.

Qu’attendre de la génération qui prend racine dans cette fange ? Enivrée d’elle-même, de ses pensées, de sa force, des désirs vagues qu’elle étend dans un vague avenir, tout ce qui est lui semble un obstacle à l’accomplissement de ses destinées. Une ardente inquiétude l’emporte dans mille routes diverses : agitée, tourmentée, parcequ’elle n’a pas la vie en elle, les anciens l’auroient comparée à ces ombres errantes qui cherchent un tombeau.

Que pour hâter la dissolution qui se manifeste de toutes parts dans la société, les révolutionnaires appellent le schisme, cela se conçoit : car la passion du mal s’irrite par elle-même, croît sans cesse, et n’est jamais rassasiée de destructions. Mais que, parmi les hommes qui n’ont pas fait un pacte éternel avec le désordre, il s’en puisse trouver qui ne tremblent pas à la seule pensée de ce schisme et de ses conséquences inévitables, c’est là, certes, ce qu’il est difficile de s’expliquer. Il n’entre pas dans notre dessein de développer ici des considérations purement politiques ; cependant il en est une que nous devons du moins indiquer. Qui ne voit que, par le schisme, la France deviendroit de toutes les nations européennes la plus isolée, la plus séparée de toutes les autres ? Dépouillée tout-à-coup de la force qu’elle tire de son union avec les contrées catholiques voisines, elle seroit pour les peuples un objet d’horreur, et pour les gouvernements un sujet perpétuel de crainte ; car ils sentiroient qu’un pareil changement, à la fois politique et religieux, menaceroit plus que la guerre leur sûreté, et donneroit aux esprits remuants, partout aujourd’hui si nombreux, un exemple redoutable. Ainsi la France, en rompant le lien de l’unité religieuse, renonceroit au rang glorieux qu’elle occupe dans le système de l’Europe : elle perdroit cette haute influence, cet ascendant moral, cette espèce de domination pacifique que sa foi plus que ses armes lui avoient acquise parmi les puissances catholiques, et la perdroit sans compensation : car elle resteroit comme auparavant, divisée des puissances non catholiques qui la bordent, par tous ses intérêts matériels. Quelles sont les nations rivales de sa prospérité ? Qui peut lui envier son territoire, entraver son commerce, s’alarmer de son industrie ?

Est-ce de ces causes permanentes de défiance et d’inimitié que sortiroient pour elle de nouvelles et solides alliances ? Croit-on qu’elle parvînt ou à confondre entièrement sa politique avec celle de l’Angleterre, ou à ravir à l’Angleterre l’ascendant qu’elle exerce sur l’Europe protestante ?

L’apostasie, en détachant d’elle tous ses vrais alliés, ne lui en rendroit pas un seul. Inquiétante pour ses voisins, et inquiète elle-même, déchue de son antique autorité, et contrainte pour sa propre conservation, de se créer au dedans une sauvegarde d’une autre nature, les efforts prodigieux auxquels l’obligeroit sa position, la précipiteroient forcément dans un système de conquête, qui, fût-il heureux au commencement, amèneroit tôt ou tard sa ruine. Il n’y eut jamais de conquêtes durables que celles de la civilisation dans sa vigueur sur la barbarie, ou celles des peuples neufs sur la civilisation corrompue et mourante : et c’est pourquoi nul grand empire ne sauroit aujourd’hui se former dans la société européenne. Des tartares peut-être pourroient l’asservir ; les armées les plus puissantes recrutées dans son sein ne réussiroient jamais qu’à la ravager.

Telles seroient quelques unes des conséquences du schisme : et qu’on ne s’imagine pas qu’il pût s’effectuer sans de violentes secousses intérieures.

On sait bien que ceux qui le demandent n’hésiteroient pas à employer la persécution pour l’établir ; mais la persécution provoque la résistance, et si la foi devoit avoir encore parmi nous ses martyrs, elle auroit aussi, qu’on n’en doute pas, ses défenseurs.

Admettons cependant le succès d’une pareille tentative, qu’en résulterait-il ? Le protestantisme, comme religion, est à jamais éteint ; dénué de toute doctrine, il se réduit à une grande négation, et, sous cette forme qu’il ne peut plus perdre, il n’offre rien qui puisse remplacer la foi des peuples catholiques. Le parti révolutionnaire, en essayant de le ranimer, n’a pu lui donner ce qui lui manque, des croyances. Il a remué ses cendres, il y a cherché quelques étincelles pour exciter de nouveaux embrasements : il étoit trop tard, ces cendres étoient froides. Au lieu de la réforme et de ses opinions, variables mais passionnées, il n’a trouvé que la philosophie et ses doutes ; et dès lors son alliance avec le protestantisme n’a pu que marquer une tendance politique commune.

Il n’est donc possible, en aucune façon, de rendre le peuple protestant, et le schisme n’auroit d’autre effet que de le précipiter dans une impiété brutale.

Qu’on se représente ce que seroit à ses yeux une religion administrative, dont les dogmes, le culte, la discipline, dépendroient des caprices d’un ministre et de ses commis. Pour pasteurs, qui auroit-il ?

Quelques apostats, des hommes sans foi et par conséquent sans mœurs, méprisés profondément de ceux même qui les soutiendroient. Si déjà il y a des exemples de prêtres vénérables sacrifiés par leurs supérieurs hiérarchiques à la vengeance ou aux lâches frayeurs de l’autorité civile, et punis ecclésiastiquement de leur zèle à remplir les devoirs du sacerdoce, qu’on juge à quel excès de servilité descendroit bientôt le clergé que nous venons de peindre. Dans l’abjection où il croupiroit, les derniers misérables dédaigneroient d’abaisser leurs regards jusqu’à lui. Et toutes les croyances, et toute la morale, ce sacré dépôt de la vie des peuples, seroit confié à ce rebut de la race humaine !

Voyez, dans les lieux où la religion a perdu son empire, où les classes inférieures, privées de ses enseignements, n’ont plus pour règle que l’intérêt, pour guide que l’instinct du vice ; où les repaires de la débauche sont ses seuls temples, des chants obscènes, ses seules prières ; où l’enfant, quelquefois dressé au crime, et toujours nourri dans la corruption, n’apprend que par le blasphème qu’il y a quelque chose qu’on nomme Dieu ; où, parvenu au terme de sa hideuse carrière, l’homme ne trouve en lui-même ni une idée d’avenir, ni une espérance du ciel, ni un souvenir d’innocence : voyez toutes ces suites inévitables de l’extinction de la foi chez un peuple chrétien, et comprenez ce que ce seroit qu’une vaste population ainsi dégradée, tantôt assoupie comme d’une lourde ivresse, tantôt agitée de mouvements terribles quand ses passions viendroient à fermenter. Un effroyable despotisme pourroit seul, un moment, retracer quelque apparence d’ordre, au milieu de l’anarchie, qui, contenue et non pas domptée, ne tarderoit pas à rompre ses digues, avec une fureur irritée encore par cette contrainte passagère.

Sous quelque rapport qu’on envisage l’ordre politique et l’ordre religieux, on est donc constamment ramené à la même conclusion : point de pape, point de christianisme ; point de christianisme, point de religion ; point de religion, point de société. Se séparer de Rome, faire le schisme, créer une Eglise nationale, ce seroit proclamer l’athéisme et ses conséquences. Or, qu’on ne s’y trompe pas, les maximes qu’on appelle gallicanes, renferment tous les principes de cette funeste scission, et les révolutionnaires le savent bien.

Une Eglise qui s’attribue le droit de fixer les limites de la puissance suprême divinement préposée à l’Eglise universelle, qui fait profession de ne pas reconnoître, en matière de discipline, l’autorité du pontife romain et des conciles oecuméniques, se déclare par cela même indépendante ; et si, dans la pratique, elle agissoit conformément à sa doctrine, le schisme seroit consommé. Tous les sectaires l’aperçoivent clairement, et il se rencontre des catholiques qui ne le voient pas encore ! On a lu les paroles frappantes qu’adressoient les calvinistes aux prélats de 1682 ; qu’on entende maintenant les protestants d’aujourd’hui : " s’ils ont admis que chaque Eglise nationale a le droit de fixer les limites de la souveraineté spirituelle, qui les empêche de transporter ce droit à l’individu, et alors leur réforme commençante sera accomplie, et alors, leur culte s’abaissera, ou, disons mieux, s’élèvera à la simplicité de l’évangile. " la philosophie tient le même langage ; elle avoue, elle prouve la conformité des maximes gallicanes avec le protestantisme, conformité évidente pour le bon sens, et qui n’est plus contestée, dit-elle, que par quelques publicistes véritablement indifférents en religion. Vous qui soutenez ces maximes funestes, et qui vous croyez catholiques, qui en prenez le nom du moins, écoutez ce qu’on dit de vous et de votre doctrine dans le camp ennemi. " la question va de jour en jour se précisant davantage, entre la religion romaine d’une part, le protestantisme et la philosophie de l’autre... etc. " un évêque cependant ose taxer de fausses inquiétudes les craintes que cette doctrine inspire aux catholiques. Il emploie, et dans quel temps ! Tous ses efforts pour la ranimer ; il se flatte que, par ses soins, elle renaîtra sous les auspices du savoir et du génie de Bossuet. ô Eglise de France, Eglise affermie par les prières et consacrée par le sang d’un si grand nombre de martyrs, qu’à jamais Dieu, dans sa clémence, détourne de toi un si funeste présage !

Tes maux sont profonds sans doute, et l’avenir, un avenir prochain, te réserve encore de plus dures épreuves ; mais, nous en avons la confiance, tu triompheras du monde, et de ses violences, et de ses artifices, par la foi. Interroge les siècles passés, ils te raconteront aussi tes périls et tes afflictions. " est-il, s’écrioit un de tes anciens pères, est-il dans les Gaules un évêque qui, ému de piété au fond de son âme, et enflammé du zèle de la loi sainte, se lève pour briser l’erreur, et pour ranimer l’espérance de ceux qui sèchent de douleur ?

Elle est éteinte la force des Denys, la piété des Martin ! Vous aussi, ô Hilaire, vous qui défendiez l’unité de l’Eglise avec le glaive de l’esprit divin ; vous aussi, père saint, vous nous avez abandonnés. ô Eglise des Gaules, Eglise délaissée, désolée ! Quel dernier espoir de salut te reste-t-il ? Et qui soulagera la tristesse des âmes chrétiennes ? Hélas !

Tu es ébranlée dans tes fondements mêmes. " il a été dit aux apôtres : allez et enseignez : voilà le premier devoir des évêques, et saint Paul le rappelle sans cesse : publiez la saine doctrine ; parlez, exhortez, reprenez avec toute autorité, car Dieu ne nous a pas donné l’esprit de crainte, mais l’esprit de force et d’amour. Il est temps que les premiers pasteurs se souviennent de ce précepte, et que leur voix console, encourage, unisse le troupeau.

Il est temps qu’ils repoussent avec publicité des maximes fatales à l’Eglise, et qui sont devenues comme le symbole de tous ses ennemis. " qui ne résiste point à l’erreur, l’approuve ; et qui ne défend pas la vérité, l’opprime. " qu’importe les inconvénients que s’exagère la timidité ? Et à quelle époque le devoir fut-il donc sans inconvénients ? Ce seroit une triste prudence que celle qui sacrifieroit à quelques instants d’une fausse paix, l’avenir de la foi et la vie de la société.

" Tout ce qui se fait pour le repos de l’Eglise et pour l’affermissement de la religion, se fait pour le salut de l’empire. " Que le zèle du clergé s’élève avec la grandeur de sa mission ; que les évêques lui donnent l’exemple de toutes les vertus généreuses ; qu’entourés des vieillards du sanctuaire, ils racontent au jeune sacerdoce les antiques douleurs de l’Eglise et ses douleurs récentes ; qu’ils l’instruisent de ce qu’ils ont vu, du danger des fausses doctrines, de tous les principes qui tendent à dissoudre l’unité ; qu’ils le rappellent à ces jours heureux où les enfants du père commun, au lieu de discuter sa puissance, ne savoient qu’y obéir avec un docile amour ; qu’ils lui montrent la terre où se prépare l’épreuve de sa fidélité, le ciel où il en recevra le prix, et peut-être une vertu nouvelle émanée de la croix sauvera une seconde fois le monde.

Nous avons présenté le tableau des attaques dirigées contre l’Eglise : mais ce tableau seroit incomplet, si l’on n’y joignoit quelques réflexions sur des actes qu’on a cru lui être favorables, et qui cependant, à plusieurs égards, n’ont servi et ne pouvoient servir qu’à consacrer son oppression. Ce sera le sujet du chapitre suivant.


CHAPITRE IX.

Réflexions sur quelques actes du gouvernement relatifs à la religion.


Rien aujourd’hui de plus commun que de juger, d’après des souvenirs, des idées d’un autre temps et d’une autre société, sans tenir compte des changements survenus dans l’ensemble des institutions, et de la marche générale des choses, qui modifie les effets et souvent change la nature de ce qu’il y a de meilleur en soi. Pour beaucoup de gens, animés d’ailleurs de louables intentions, il n’est point de source plus féconde d’erreurs. Immobile au milieu du mouvement universel, leur esprit ne sauroit sortir du passé. Ils confondent un état politiquement athée avec un état chrétien, la république avec la monarchie, le despotisme ministériel avec l’autorité royale, un gouvernement constitué avec chacune des nombreuses formes que peut prendre la révolution : et de là les méprises étranges où ils tombent, lorsqu’il s’agit d’apprécier certains faits, qu’ils n’aperçoivent qu’à travers l’illusion qui les préoccupe.

Ainsi la France a des évêques, des curés, des séminaires dotés par l’état, et tout cela est bien sans doute : mais allez plus avant, considérez le mode de cette dotation, et vous verrez d’abord que, renouvelée d’année en année, elle n’a rien de fixe, qu’on peut la refuser comme on l’accorde, qu’il faut voter à chaque session l’existence de la religion, s’enquérir par le scrutin si l’on continue d’en vouloir, et faire dépendre la foi, le culte et la morale du peuple, d’une boule noire ou blanche.

L’athéisme, nettement professé, seroit un moindre outrage à la divinité que cette espèce de jugement annuel auquel on soumet sa loi. Et chez quelle nation vit-on jamais remettre périodiquement en question la société entière, qui n’a d’autre base que cette loi immuable et imprescriptible ? La France conservera-t-elle des temples, des prêtres, des autels ? Consentez-vous à ce qu’on enseigne pendant douze mois encore aux français, les croyances de leurs pères et les devoirs éternels de l’homme ? Voilà ce que l’on demande aux pairs du royaume et aux députés des départements. Dépendante des passions politiques des partis et des opinions, qui en ce siècle sont aussi des passions, la première et, sans hésiter, la plus importante des institutions sociales, n’a d’autre garantie qu’un article du budget. La religion, chaque année, reçoit un permis de séjour, et par surcroît de grâce on l’admet à une solde provisoire. Ses ministres, au lieu d’apparoître avec la dignité qui impose le respect, ne se présentent que comme les salariés de l’administration, et des salariés du dernier rang. On appelle le mépris sur les pasteurs des peuples, et après cela l’on s’étonnera de l’impiété des peuples et de leur corruption.

La position précaire du clergé, l’abaissement où il est réduit, ne sont pas les seuls effets du mode adopté pour sa dotation. L’état payant à chacun ses gages, et chaque centime ayant d’avance son emploi marqué, il en résulte que le clergé, sous la tutelle de l’administration qui ne connoît que des individus, ne dispose réellement d’aucuns revenus, n’a aucune affaire commune, aucuns liens de corps, et qu’isolés les uns des autres, les évêques ne voient que leur diocèse propre, où on leur ménage assez de luttes et de difficultés, pour qu’ils craignent peut-être de les multiplier en s’occupant des intérêts généraux de la religion.

C’est là, on ne sauroit trop le répéter, une des grandes plaies de l’Eglise de France. Elle a des hommes qui administrent au spirituel un territoire déterminé, comme les préfets administrent au civil leurs départements ; mais elle n’a point d’épiscopat.

Purement passive, elle ne peut, dans sa situation présente et tant que les évêques ne prendront pas des mesures pour s’unir, ni faire entendre ses justes plaintes, ni exposer ses besoins, ni réclamer ses droits.

Et encore, telle qu’elle est, redoute-t-on son influence. Quelle que soit la nécessité d’augmenter le nombre des siéges, nécessité reconnue par la commission de la chambre des députés, à qui l’on dut la loi du 4 juillet 1821, on s’obstine à priver la France de ce puissant moyen de régénération. Des villes ont offert de prendre à leur charge une partie des dépenses qu’occasioneroient de nouvelles érections, on a repoussé leurs offres : et l’on ne néglige aucune précaution pour empêcher partout l’expression du vœu général. Que les ministres viennent donc encore nous parler de leurs bons désirs, arrêtés, disent-ils aux simples, par mille obstacles que l’on ignore : qui pourroit être dupe d’un pareil langage ? Ils ne trompent que ceux qui sont résolus à se laisser tromper. L’obstacle, l’unique obstacle est la volonté des hommes qui gouvernent, les ménagements qu’ils croient, pour leur intérêt, devoir garder avec la révolution.

N’ont-ils pas besoin d’être soutenus un peu de tous côtés ? La religion, c’est quelque chose ; mais leurs places c’est tout. Dans l’embrasement de sa ville, énée emportoit ses dieux : dans l’incendie de l’Europe, ils songent à leurs portefeuilles.

Mais enfin les fonds, où les trouver ? J’entends.

On a des fonds pour encourager un pernicieux agiotage ; on a des fonds pour les théâtres, pour amuser le peuple et pour le corrompre ; on n’en a point pour le rappeler aux devoirs que chaque jour il oublie davantage, pour réformer ses mœurs, pour le tirer de sa brutale ignorance, pour l’instruire des vérités qui sont le fondement de l’ordre social.

Là où manquent les prêtres, on est forcé de les remplacer par des gendarmes. Mais des gendarmes répriment les délits, et des prêtres les préviennent ; des gendarmes assurent l’action du glaive de la justice, et des prêtres assurent son repos : en étouffant au fond des cœurs la pensée même du crime, ils sauvent tout ensemble et le malheureux qui l’eût commis, et sa victime. Ils font plus, ils sauvent la morale, ils sauvent à la société des exemples toujours funestes, même quand ils sont punis.

Un autre inconvénient du système suivi à l’égard de l’Eglise, est d’arrêter la puissance créatrice de la religion. Le christianisme catholique, le vrai christianisme, agit de mille manières sur la société : il fait ce que lui seul peut faire, et ce qui ne sauroit être fait par le simple exercice du ministère pastoral : et c’est encore ce qu’on ne veut pas voir, ou peut-être ce qu’on ne voit que trop.

Les meilleures lois empêchent le mal, leur influence ne va pas au-delà ; elles sont répressives, rien de plus. Le christianisme opère le bien ; il travaille sans relâche à soulager toutes les misères de l’homme, il vient au secours de toutes ses foiblesses, il adoucit les maux qu’il lui commande de supporter.

à raison même de la civilisation qu’il a développée, la condition du pauvre seroit, sans lui, intolérable dans les sociétés modernes, et l’expérience le montre assez. Partout où l’on n’enchaîne pas son action, il rattache à l’ordre les classes inférieures par les prodiges d’une charité qui, créant pour ainsi dire dans le monde présent un autre monde, oppose à la hiérarchie des richesses et des grandeurs, la hiérarchie des souffrances et du dénuement ; il n’abaisse point le malheur, il ne mendie pas en son nom, il ordonne de payer le tribut à la souveraineté de l’indigence, et apprend aux rois même à la servir à genoux.

Combien ces sublimes idées qui, sans flatter les passions de l’homme, l’élèvent à une si grande hauteur, ne prêtoient-elles pas de force aux lois et de solidité à l’ordre public chez les nations chrétiennes ! Au lieu de se sentir délaissé, le peuple voyoit, grâce à la religion, qu’il étoit aussi de la famille, et que Dieu lui avoit réservé sa portion d’héritage sur la terre. Des asiles lui étoient ouverts, où l’enfance trouvoit une éducation morale, la vieillesse du repos, les malades des soins et des consolations. Une multitude d’œuvres semblables concouroient au même but : on en a presque tari la source, en ôtant au clergé, réduit à des salaires individuels, le moyen de pourvoir aux dépenses qu’elles exigent. Il restoit une ressource, les fonds accordés par les conseils de département : m le ministre de l’intérieur s’est empressé de la détruire. Il a jugé convenable, non seulement d’annoncer qu’il n’admettroit plus de pareilles allocations, mais de donner même à une décision si religieuse, si politique, si bienfaisante, un effet rétroactif. Un département, témoin de l’utilité d’un établissement formé dans son sein, alloue, pour le soutenir, une somme qu’il s’impose lui-même.

Non pas, lui dit-on, adressez-vous au ministre des affaires ecclésiastiques. -mais on n’en peut rien obtenir ; il n’a jamais de fonds disponibles.

- Eh bien, s’il n’a pas de fonds, vous vous en passerez ; c’est un malheur, mais vous serez en règle.

Qu’est-ce donc qu’une administration ainsi occupée d’empêcher le bien, d’arrêter les efforts que l’on tente pour l’opérer ; qui interdit à un pays bouleversé depuis quarante ans, le droit de réparer ses désastres, qui met la main sur toutes les ruines que la révolution a faites, et qui dit : " ceci est sacré, on n’y touchera pas ? " qu’on méconnoisse la nécessité des institutions charitables que la religion cherche à fonder, qu’on refuse de venir à leur aide, c’est déjà sans doute quelque chose de plus que de l’aveuglement ; mais qu’on défende d’y coopérer, qu’un despotisme absurde, s’il n’est pas criminel, déclare qu’il ne permettra pas même les contributions volontaires du zèle : c’est là ce qu’aucun siècle n’avoit vu, et ce qui n’a de nom dans aucune langue humaine.

Les donations particulières, quoique autorisées par les lois, ne sont guère plus respectées. On demande quelquefois en France ce que fait M De Corbière ? Ce qu’il fait ? Des testaments. Juge en dernier ressort de ceux qui contiennent quelques legs en faveur d’un établissement pieux, il les casse, les approuve, les modifie comme il lui plaît. Un homme aura donné telle somme à un hôpital, telle somme à sa paroisse, ou à une école : M De Corbière, en sa qualité de testateur suprême, retranche de l’une, ajoute à l’autre, selon ses caprices du moment, ou gratifie les héritiers soit d’une partie, soit de la totalité du legs qui grevoit la succession ; de sorte qu’il dispose en réalité de tout ce que la piété des mourants destine à des œuvres saintes. Je ne sais s’il seroit possible d’imaginer un plus grand scandale que ce mépris pour les dernières volontés de l’homme ; cela est au-dessus même de la barbarie ; et cette violation, plus odieuse que celle des tombeaux, supposeroit dans un peuple où elle seroit habituelle, l’entière extinction du sens moral. Malheur à la nation qui reçoit de pareils exemples ! Et que ceux de qui elle les reçoit auront un jour une pesante mémoire à porter ! Le ministre, en se substituant au testateur légitime, sait-il ce qui s’est passé dans sa conscience ? Lorsqu’il le croit généreux, souvent il n’a voulu qu’acquitter son âme. Vous l’ignorez, dites-vous ; respectez-donc les dispositions de celui qui a seul pu le savoir. La présomption de justice est pour ce qui se fait en présence de Dieu et de la mort.

Il semble, à considérer les actes de la politique de ce temps, que son principal but soit de combattre la religion et d’anéantir peu à peu son influence sur la société. Ce que paroissent lui donner les lois, l’administration le lui ôte. Elle redoute le christianisme ; mais quand elle l’aura détruit en France, qu’offrira-t-elle en sa place au peuple ? Quelle autre doctrine, quelle autre morale ?

Sera-ce les préfets et les sous-préfets qui lui enseigneront ses devoirs, qui mettront à côté de ses peines les consolations qui les adoucissent, qui menaceront le vice d’un châtiment qui n’est pas de la terre, et garantiront le ciel à la vertu ?

Fondera-t-on, dans les bureaux du ministère de l’intérieur, une nouvelle foi, un nouveau culte, une nouvelle Eglise ? Et une circulaire du ministre remplacera-t-elle l’évangile du fils de Dieu ?

D’un système opposé à la religion, il ne peut rien sortir qui ne tourne contre elle. Qu’on ait ouvert à trois prélats l’entrée du conseil d’état, ce n’est qu’une dérision, et tout le monde l’a senti.

Mais la nomination de quelques évêques à la pairie a plus d’importance. Beaucoup de gens ont cru y voir une imitation du gouvernement anglais ; ils se sont étrangement trompés. En Angleterre, l’Eglise est liée à la constitution du pays, et c’est là toute sa force. Le clergé forme un ordre qui participe de droit à la législation ou à la souveraineté ; les évêques le représentent dans la chambre-haute, en vertu de leur titre d’évêques ; et s’ils y brillent peu par l’indépendance de leur caractère et de leurs votes, il en faut moins accuser les hommes que les institutions. La servitude est le partage de toute Eglise nationale, et la première condition de son existence.

Parmi nous la dignité de pair accordée à quelques évêques est une faveur purement personnelle, étrangère au corps dont ils sont membres et au siége qu’ils occupent. Il n’en rejaillit réellement aucun éclat sur la religion, qui demeure toujours en dehors de la constitution politique ; mais il en résulte pour elle de graves inconvénients. Le plus dangereux par ses suites est de placer une partie de l’épiscopat dans une position fausse, de rapprocher et de confondre aux yeux du public ce qui devroit être soigneusement séparé ; puisque autre est le principe de l’Eglise, autre le principe du gouvernement. Il peut se présenter, et il se présente de fait, des discussions très délicates ; si les évêques se conforment en ces occasions au système politique, on ne sait plus comment concilier leurs fonctions de pairs avec leurs devoirs d’évêques ; et soit qu’ils parlent, soit qu’ils se taisent, leur seule présence, interprétée comme une sorte d’acquiescement, sert toujours, quoi qu’ils fassent, à couvrir plus ou moins le vice de certaines lois.

En général, jusqu’à ce moment, ils ont pris le parti du silence ; mais qu’arrive-t-il de là ? Les autres évêques les regardant comme plus spécialement chargés de la défense de la religion, imitent leur silence, et l’épiscopat entier reste muet, lorsqu’il seroit si nécessaire que sa voix se fît entendre. Au fond, l’on ne voit pas bien comment le silence seroit un motif canonique qui dispensât pendant six mois les premiers pasteurs de la résidence. On peut se taire également partout ; et n’est-il pas à craindre que le clergé, ainsi que les fidèles, s’endorment dans une sécurité trompeuse, lorsqu’aucune réclamation, aucun avertissement, aucune plainte, ne sortent de la bouche des gardiens naturels de la foi, attaquée de toutes parts cependant.

Pour bien juger des actes qui intéressent l’Eglise, on ne doit jamais perdre de vue qu’elle n’est rien dans l’état, qu’elle n’occupe aucune place dans l’ordre politique ; qu’on a séparé systématiquement la législation civile de sa législation, et que, méconnoissant la nature de la société religieuse, on travaille sans relâche à la détruire en s’efforçant de la faire entrer dans le cadre d’une administration matérielle. Or, en cette position, tout ce qui diminue l’indépendance du clergé est un mal, et un très grand mal. Sous ce rapport, les distinctions personnelles les plus honorables ne sont pas exemptes de danger. Elles créent des liens qui ôtent toujours quelque chose de la liberté ; elles excitent l’ambition, fertile en prétextes pour justifier les condescendances les moins excusables, lorsqu’elles sont utiles à ses desseins. La vertu même peut être tentée, en croyant découvrir, dans ce qui élève l’homme, de nouveaux moyens de succès pour son zèle.

Jusque là on se tient en réserve, on évite de se commettre, on prend l’habitude de céder, de dissimuler, car rien n’affoiblit comme le désir : ce ne sera, si l’on veut, qu’un désir vague, une chance possible et lointaine ; mais cette chance, on ne veut pas se l’ôter : on attend, et l’on dit à la vérité, attendez aussi.

La vraie dignité, la force véritable des évêques comme des prêtres, dépend aujourd’hui de leur éloignement des affaires publiques ; il leur suffit de celles de l’Eglise. L’avenir de la religion est assuré ; elle ne périra point ; ses fondements sont inébranlables. Séparez-la donc de ce qui tombe.

Pourquoi mêler ce qui ne sauroit s’allier ?

Une prudence toujours fausse, quelquefois impie, voudroit plier à l’esprit du siècle l’Eglise qui est de tous les siècles. On lui demande de varier avec le monde, qu’elle doit ramener sans cesse à ce qui ne varie pas. De l’opposition qu’elle éprouve, de la haine dont elle est l’objet, on conclut qu’il faut qu’elle se modifie, qu’elle tolère le désordre pour que le désordre la tolère, qu’elle apaise ses ennemis à force de soumissions, qu’elle négocie avec l’athéisme, au fond assez traitable, se ménage ses bonnes grâces, et, par une alliance qui garantira les intérêts réciproques, s’assure à jamais sa protection.

Quoi qu’il en soit de cette haute sagesse, ce n’est pas ainsi que le christianisme s’établit jadis sur la terre, et ranima le genre humain qui expiroit.

Jésus-Christ ne négocia point, il ne fit point de concessions, et l’esprit qu’il promit d’envoyer à ses disciples n’étoit pas l’esprit du siècle, mais l’esprit de Dieu et de l’éternité. On parle beaucoup maintenant de modération, de mesure ; il seroit bon d’expliquer ces mots : nous les avons vainement cherchés dans l’évangile ; ils ne sont pas du langage de ce temps ; on ne connoissoit alors que la vérité et la charité.

On ne sauroit trop le redire, tout ce qui associe l’Eglise à l’action d’une politique étrangère au christianisme, ne sauroit que lui être funeste. On a mis un prélat à la tête de l’éducation : l’éducation en est-elle meilleure ? Que ceux qui sont instruits de l’état des écoles répondent. C’est à la religion elle-même qu’il falloit confier l’enfance, et non à un homme de la religion. Le caractère dont il est revêtu consacre une partie du mal, voile l’autre, tranquillise la conscience des parents, charge la sienne, voilà tout. Non, ce n’est pas tout : on voit, au sein de la capitale, un collége renfermer dans son enceinte deux temples, l’un catholique, l’autre protestant ; et ce collége est sous l’autorité d’un évêque ! Il est vrai qu’il ne s’y trouve pas de mosquée.

Qu’a produit l’institution d’un ministère des affaires ecclésiastiques ? Ce qu’elle devoit produire ; une plus dangereuse oppression de l’Eglise, devenue l’instrument de sa propre servitude. Le ministre peut-il changer le système politique ? Et en est-ce moins, parcequ’il y concourt, un système anti-chrétien ? Lorsque, sans déguiser leurs maximes, des laïques l’appliquoient aux choses de la religion, il n’ abusoit personne ; on gémissoit, et l’on n’étoit pas trompé. Les mêmes actes venant d’un évêque, et autorisés de son nom, n’excitent plus la même défiance, n’inspirent plus les mêmes sentiments.

On s’accoutume au mal, on cesse de le repousser, à cause de la main qui le présente. Il se forme peu à peu en sa faveur une espèce d’opinion que la foiblesse se hâte d’embrasser. Le penchant qui attire les hommes vers le pouvoir, quel qu’il soit, l’espérance de parvenir en le flattant, la lassitude même du combat, tout contribue à précipiter la décadence. La vérité qu’on a fuie devient importune ; elle blesse l’amour-propre, et réveille le remords.

Autrefois cela étoit bon ; voilà ce qu’on dit de l’ordre. Le devoir fatigue : on ne veut marcher qu’en descendant.

Qu’on se rappelle la loi sur les communautés religieuses de femmes, la réponse de monseigneur d’Hermopolis à M Royer-Collard, à l’occasion de la loi sur le sacrilége, le discours du même prélat où il établit en termes si clairs la suprématie civile, et où il invite théologiquement les députés de la France à remonter à Néron et à Dioclétien, pour connoître avec précision les véritables droits de l’Eglise : qu’on se rappelle ces exemples si tristement mémorables, et qu’on juge de ce qui doit en sortir un jour. Quelles leçons pour le clergé !

Quelles instructions pour les fidèles ! Quel spectacle pour le monde entier ! La révolution recueille ces paroles, elle y applaudit, et sa joie menace l’Eglise.

Que répondra-t-on, quand bientôt elle tirera les conséquences des principes qu’on lui a faits ?

Suffira-t-il alors de lui prêcher la mesure et la modération ? Prodigieux aveuglement ! Et qui l’expliquera ? je les enivrerai, dit le seigneur, afin qu’ils s’assoupissent, et qu’ils dorment d’un sommeil éternel. Frappé d’impuissance pour opérer le bien, entraîné par le système auquel il est lié dans des voies anti-catholiques, le ministère chargé de l’administration de l’Eglise de France n’a pas entrepris une seule œuvre, formé un seul dessein où ne se manifeste l’esprit qui le conduit. Il en est un dont les suites, s’il s’exécutoit tel qu’on l’a conçu, pourroient être si fatales à la religion, qu’on ne sauroit se dispenser de l’examiner particulièrement. Nous voulons parler du rétablissement de l’ancienne Sorbonne, destinée, dit-on, à faire revivre les hautes études ecclésiastiques. le but est louable, nous le reconnoissons. Mais pourquoi faut-il qu’en rappelant continuellement les règles antiques, on ne cesse de les violer, et que l’Eglise ait toujours à se plaindre de ce qu’on semble faire pour elle ? Le bien est dans les paroles, et le mal dans les actes : et encore les paroles ne sont-elles souvent qu’un mal de plus, une consécration dogmatique du désordre qu’on avoue et qu’on justifie. On en verra tout à l’heure de nouveaux exemples.

L’ancienne université fut une de ces nombreuses créations qui contribuèrent aux progrès de la civilisation chrétienne, et que l’Europe dut aux pontifes romains. " jamais, dit l’historien de ce corps illustre, elle n’a reçu de statuts ni de l’évêque ni du chancelier... etc. " Innocent Iii confirma le règlement fait par la compagnie elle-même.

Lorsque Robert de Sorbonne fonda le collège qui porte son nom, pour les écoliers en théologie, le pape Clément Iv régla par une bulle de l’année 1268, ce qui concernoit cet établissement. Le même ordre subsista jusqu’en 1451. " on doit avoir observé, dit l’écrivain déjà cité, que, jusqu’au temps dont je parle ici, l’université n’avoit reçu que des souverains pontifes ; ... etc. " Ce ne fut qu’après les troubles de religion, vers la fin du seizième siècle, que l’université de Paris, soustraite presque entièrement à l’autorité des souverains pontifes, passa sous celle des rois et du parlement, qui rédigea pour elle de nouveaux statuts.

La publication s’en fit d’une manière très solennelle, et les magistrats annoncèrent dès lors la prétention inouïe de diriger l’enseignement théologique. " l’avocat général, Louis Servin, donna des avis particuliers à chaque faculté... etc. " parmi les hommes qui prirent le plus de part à ces changements, on distingue deux prélats, Renaud De Beaune, archevêque de Bourges, un peu léger en créance, disoient ses contemporains, soupçonné même d’athéisme par quelques uns ; et René Benoît, évêque nommé de Troyes, dont la foi n’étoit pas moins suspecte. Cependant l’institution nécessaire pour l’enseignement, continua toujours, chose remarquable, d’être donnée au nom du Saint-Siège. " le chancelier, dit Duboulay, donne, par l’autorité apostolique, le pouvoir d’enseigner. "

Jusqu’ici, au contraire, on n’a vu figurer que l’autorité civile dans l’érection de la nouvelle Sorbonne ; c’est par cette autorité seule que tout se fait. Quelques évêques, choisis et appelés par elle pour concourir à la rédaction des règlements, ne sont et ne peuvent être que de simples conseillers.

Chaque évêque préside de droit à l’enseignement dans son diocèse ; il nomme et institue ceux qu’il juge propres à le remplacer dans cette fonction. Là se borne son autorité. Il ne peut conférer à personne la prérogative, qu’il ne possède pas, d’un enseignement plus étendu, tel que celui des universités. nemo dat quod non habet. La jurisdiction épiscopale, circonscrite dans un territoire déterminé, ne sauroit, en aucune façon, être la source du pouvoir général d’enseigner.

Rien, à cet égard, ne peut suppléer l’autorité pontificale. Si donc elle n’intervient pas dans la fondation de la Sorbonne nouvelle, on ne réussira jamais à former qu’une école schismatique, où des professeurs institués par la puissance séculière, enseigneront la doctrine qu’elle leur prescrira.

Alors, oubliant même jusqu’au langage catholique, on pourra se féliciter d’avoir un centre des lumières, qui entretienne dans notre Eglise l’unité de doctrines, de vues, et de règles de conduite. L’Eglise universelle ne connoît, il est vrai, qu’un centre, le centre de la foi et du gouvernement ; mais notre Eglise, plus avancée, possédera, dans le siècle des lumières, un centre des lumières, et c’est à ce centre et à ces lumières qu’elle devra l’unité de doctrines, qui, depuis Jésus-Christ, et selon sa promesse, s’étoit conservée, non par les lumières des hommes, mais par l’assistance de l’esprit saint, qui dicte à l’Eglise et à son chef leur infaillible enseignement.

Et voulez-vous savoir avec précision quelles sont ces lumières dont la nouvelle Sorbonne redeviendra le centre, à l’imitation de l’ancienne ?

Ecoutez ce qu’on dit de celle-ci : " rempart de la foi contre les attaques de tous les novateurs, au point d’avoir mérité le surnom de concile permanent des Gaules, ... etc. " qu’on ose parler de maximes françaises, lorsqu’il s’agit du point le plus important de la doctrine catholique, du fondement même de l’Eglise et de sa constitution divine ; qu’on s’applaudisse d’être séparé sur ce point de toutes les autres Eglises unies au successeur de Pierre ; qu’on représente leur obéissance comme une servitude, dont on a su s’affranchir avec cette sagesse qui prévien t les abus, qui concilie tous les droits et tous les devoirs ; qu’on oppose froidement Bossuet au vicaire de Jésus-Christ, son savoir à l’autorité du docteur de l’Eglise universelle, son génie aux promesses du fils de Dieu et à ses paroles qui ne passeront point : c’est là ce qui effraie, ce qui consterne plus que les efforts de l’impiété. De sinistres pensées s’emparent de l’âme : on ne discute point, on tombe à genoux pour conjurer Dieu de détourner l’avenir qui s’approche.

Et quel moment choisit-on pour annoncer à l’univers catholique qu’on a résolu de perpétuer ces maximes de schisme ? Le moment même où les plus ardents ennemis de la religion chrétienne les réclament comme leur doctrine, comme l’arme avec laquelle ils vaincront l’Eglise. Parceque, pendant les deux derniers siècles, le clergé français n’en a pas tiré les conséquences, parcequ’il les a toujours démenties dans la pratique, on refuse d’en voir le danger. Mais si nulle Eglise ne fut jamais plus soumise au Saint-Siège, dans les matières spirituelles que l’Eglise de France, et si on doit la louer de cette soumission ; donc elle est conforme à l’ordre de Dieu et aux vrais principes catholiques, autant que les maximes qui autoriseroient une autre conduite y sont opposées. Et néanmoins que dites-vous ? " demeurons dans les voies tracées par nos pères ; comme eux, sachons toujours allier ce qu’ils n’ont jamais séparé ; soyons à la fois français et catholiques romains. " et c’est-à-dire, déclarons toujours que nous n’admettons pas le devoir de se soumettre, et demeurons cependant toujours soumis ; soyons fermes dans l’inconséquence, prenons garde d’en sortir jamais : et quand les serfs du christianisme, les malheureux qui ne sont encore que catholiques romains, nous demanderont en quoi nous différons d’eux, et ce que c’est enfin que d’être français en religion, nous leur répondrons fièrement que c’est la liberté de penser d’une manière, en ayant soin d’agir d’une autre. Que s’ils insistent pour savoir avec précision ce qui arriveroit si les français s’avisoient un jour d’agir comme ils pensent, ou de réduire en pratique les libertés gallicanes, mal comprises à la vérité, la réponse n’est pas moins facile : " c’est en leur nom que fut proclamée cette déplorable constitution civile du clergé ; ... etc. "

Voilà ce qu’on est obligé d’avouer, alors même que l’on prend à tâche de calmer les fausses inquiétudes des catholiques. Et ces maximes décréditées par l’abus qu’on en a fait, ces maximes qu’on invoque pour nous précipiter dans le schisme, ces maximes ruinées dans l’esprit des vrais fidèles, on fonde une école pour en conserver précieusement la tradition, et l’on assure que cette école, appropriée à nos besoins et à notre situation présente, prépare à notre Eglise le plus consolant avenir, et qu’à la seule annonce d’un pareil établissement, la France religieuse a tressailli d’espérance !


Quand Dieu prépare, non pas un consolant avenir, mais une de ces grandes calamités que sa colère envoie sur les peuples, un esprit de vertige les précède, et le sens humain est comme renversé.

Il ôte l’intelligence aux pasteurs, il aveugle les gardiens de la doctrine, et ils ne savent rien ; muets contre l’ennemi, ils se repaissent d’idées vaines, et se complaisent dans les songes. il y a un souffle qui les emporte, et chacun d’eux décline dans sa voie. alors le chrétien lève au ciel les yeux, et, prêt à tout, médite en lui-même ce mot de l’apôtre : étrangers et voyageurs, nous n’avons point ici de demeure permanente, mais nous cherchons une autre cité.


CHAPITRE X.

Conclusion.


Nous avons montré, aussi clairement qu’il nous a été possible, les vrais rapports de la religion avec l’ordre politique et civil ; nous avons établi les principes sur lesquels repose leur union, et combattu les erreurs opposées, qui égarent dangereusement certains esprits, et qui règnent plus dangereusement encore dans les lois. Il ne nous reste qu’à résumer les principales considérations que renferme cet écrit, pour en tirer ensuite les dernières conséquences.

Il n’existe et ne peut exister d’union véritable qu’entre les esprits : donc la société, et toutes les lois essentielles de la société, sont de l’ordre spirituel ou religieux, et la perfection de la société dépend de la perfection de l’ordre spirituel ou religieux.

Il suit de là qu’avant Jésus-Christ, la société politique, imparfaite et à peine naissante, ne pouvoit se développer ou se perfectionner, parce que la société religieuse, ou la religion vraie et universelle, n’étoit ni développée ni constituée publiquement. Concentrée dans la famille, les croyances s’y perpétuoient ainsi que le vrai culte par la tradition paternelle ; car il n’existoit point, excepté chez les juifs, d’autre enseignement, et le sacerdoce primitif n’étoit qu’une fonction de la paternité. On ne vit se former, parmi les nations, des colléges de prêtres, qu’après l’introduction de l’idolâtrie. Le principe de la vie sociale étant fixé dans la famille par la première institution du genre humain, il en résultoit que la famille soutenoit seule l’ordre politique, qui, ne s’appuyant que sur elle, ne pouvoit s’élever à un état plus parfait que la constitution domestique ; et il en résultoit encore que les lois qui règlent le pouvoir, et qui sont le fondement de son droit, n’avoient d’autre interprète que la famille ou le peuple, ni d’autre garantie que sa force : et c’est la véritable cause du peu de stabilité des gouvernements anciens.

Nul juge, nul conciliateur entre le pouvoir et les sujets : se touchant par tous les points, avec des intérêts divers, il y avoit entre eux une guerre continuelle. Pour n’être pas renversée, la puissance devenoit oppressive ; l’oppression hâtoit la révolte, qui ramenoit bientôt une oppression plus dure. La société flottoit sans cesse entre la tyrannie d’un seul et la tyrannie de tous, entre le despotisme et l’anarchie ; et ces deux fléaux s’aggravoient à mesure que le principe religieux s’affoiblissoit dans la famille.

L’immense révolution que le christianisme effectua sous ce rapport dans le monde, et qui sauva le monde, ne tint qu’à une chose, d’abord presque inaperçue, comme il arrive toujours lorsque c’est Dieu qui agit, et non pas l’homme. Jésus-Christ ne changea ni la religion, ni les droits, ni les devoirs ; mais, en développant la loi primitive, en l’accomplissant, il éleva la société religieuse à l’état public, il la constitua extérieurement par l’institution d’une merveilleuse police, qui, de toutes les familles ne fait qu’une seule famille, gouvernée, dans l’ordre du salut, par l’autorité d’un ministère spirituel, gouverné lui-même par un chef unique.

Dès lors l’interprétation et la défense de la loi divine, qui est aussi la loi politique fondamentale, n’appartinrent plus au peuple, mais au ministère spirituel et à son chef, à qui Dieu même en a confié le dépôt. Le pouvoir fut protégé contre les sujets, et les sujets contre le pouvoir, par le souverain de la société religieuse universelle, défenseur suprême de la justice. les peuples purent obéir avec sécurité, les rois régner sans crainte. Il y avoit désormais un juge entre eux, et le droit avoit détrôné la force.

Ce fut ainsi que se forma peu à peu la chrétienté.

Mais il vint un temps où les rois refusèrent de reconnoître ce juge ; et, par une funeste contradiction, ils voulurent que la loi divine demeurât toujours la règle des actions privées et le fondement du devoir d’obéir, en cessant d’être la règle des actions publiques et le fondement du droit de commander. C’étoit renverser la base de la société chrétienne et de toute société ; c’étoit, en déclarant que la souveraineté n’est liée par aucune obligation envers Dieu ni envers les hommes, constituer un despotisme monstrueux, et préparer une anarchie plus monstrueuse encore.

Tout ce que nous avons vu, et tout ce que nous voyons, n’est en effet que la conséquence de ce système athée, qui, si rien n’en arrête le développement, anéantira la société humaine et le genre humain même. Destructif par sa nature, il divise à l’infini, et rompt tous les liens qui unissent les hommes. à quelque degré qu’on y entre, on ne peut dire : je n’irai pas plus loin, toujours il entraîne au-delà.

Et premièrement, en combattant le pouvoir spirituel dans l’exercice d’une de ses fonctions les plus importantes, on a été contraint d’attaquer son droit même ; et ce droit étant indivisible, on n’a pu l’attaquer sur un point sans l’attaquer sur tous les points, sans le nier complètement. De là le schisme fatal qui sépara, au seizième siècle, une partie de l’Europe de l’Eglise catholique et du christianisme, et qui, après avoir ruiné toutes les croyances, ébranlé tous les devoirs, va se perdant sous nos yeux dans le scepticisme universel. On commença par protester contre le pape, on finit par protester contre Dieu. Si quelques esprits inconséquents s’agitent encore entre ces deux termes, en s’approchant chaque jour du dernier, c’est que, foibles et craintifs, ils ne suivent pas le principe qu’ils ont choisi pour guide, ils sont traînés par lui.

En France même, on a vu que, pour affranchir l’autorité temporelle de toute dépendance du pouvoir spirituel, les parlements furent obligés d’attaquer celui-ci dans son essence : et les maximes proclamées en 1682 pour consacrer la doctrine des parlements, en établissant, d’une part, l’athéisme politique, qui est devenu la base des lois, renversent, d’une autre part, la constitution de l’Eglise et l’Eglise elle-même, et conduisent immédiatement à toutes les conséquences du protestantisme. Cette vérité reconnue des sectaires et désormais évidente pour le bon sens, ne sauroit être trop méditée. L’indifférence à cet égard, de quelque motif qu’elle se couvre, n’est que l’indifférence au schisme. On affecte de concilier ce qu’on sait être inconciliable, et ce vain travail, où la raison se perd et la conscience encore plus, on l’appelle sagesse : dicentes se esse sapientes, stulti facti sunt.

Secondement, le même système, considéré dans l’ordre politique, a eu pour effet de rallumer la guerre entre le pouvoir et les sujets, de rendre ceux-ci juges de toutes les questions qui naissent entre eux et la souveraineté, d’anéantir successivement, par suite de cette guerre, la hiérarchie sociale, de préparer la chute du trône, et de conduire la France, à travers le sang, sous l’épée d’un despote.

A ce despote a succédé une démocratie voilée par des mots, comme la déclaration de 1682 voile par des mots l’aristocratie souveraine qu’elle établit de fait dans l’Eglise, et qui ne seroit qu’un court passage à l’anarchie la plus absolue. Déjà cette anarchie existe dans l’état ; elle existe dans les esprits remués en tous sens par des opinions turbulentes ; elle existe dans le principe des lois qui ne se rattachent à aucunes croyances, dans l’administration dirigée presque uniquement par des volontés arbitraires, dans les mœurs générales qui n’ont de règle que l’intérêt. écoutez ce qui se dit, lisez ce qui s’imprime, et cherchez au milieu de cette effroyable confusion, une vérité admise, une idée commune et invariablement adoptée par d’autres raisons, que la raison qui l’a conçue. Le monde intellectuel et moral est livré à une race de sophistes plus dépravés que ceux de la Grèce, toujours prêts à se vendre à qui les paie, faisant aujourd’hui de la religion, demain de l’athéisme, se jouant des autres et d’eux-mêmes avec une impudence qu’ils avouent et dont ils sont fiers, ennemis du vrai et du bien, plus par instinct que par persuasion, tour à tour bas, hautains, dédaigneux, flatteurs, affectant la science et ne sachant rien, prodigues de sarcasmes et de mensonges, hardis contre le bon sens, doués enfin de tout ce qu’il faut pour porter le désordre dans les sentiments et dans les pensées de la multitude.

Semblables à ces barbares qui errent parmi les débris des antiques cités, jadis la gloire de l’orient, et qui hâtent le ravage des siècles, ils parcourent les ruines de la société chrétienne, abattant ce qui reste encore debout.

Cependant le peuple, de plus en plus séparé du passé, se corrompt dans le présent, où il ne voit que ce qu’on lui montre, des appétits à satisfaire. Au dessus du peuple, les uns contemplent, à travers les nuages brillants de leur imagination, je ne sais quel avenir qui fuit toujours ; d’autres, moins prompts à espérer, déclarent, au contraire, que le temps les inquiète, et que si l’on est sage, on se concertera pour le fixer. En attendant il suit son cours, et emporte pêle-mêle les croyances, les mœurs, les opinions, les lois.

Nul lien véritable entre les états, divisés par la vieille politique des intérêts, qui se complique de mille intérêts nouveaux ; et, dans chaque état, un esprit d’indépendance qui, plus ou moins développé, plus ou moins favorisé par les évènements, éclate en révolutions, ou mine sourdement les bases de l’ordre. Partout, ou presque partout, les peuples se détachent de leurs chefs. Las d’obéir, parce qu’on leur a dit que l’obéissance étoit l’esclavage, ils se croient opprimés tant qu’ils ne commandent pas. Une génération s’élève imbue des doctrines d’anarchie, ardente de désirs et de passions, et résolue à se faire un monde selon ses pensées. Tel est le spectacle qu’offre l’Europe. Et qu’oppose-t-on à ce mouvement terrible ? Des soldats. Il faut des armées pour garder les trônes, pour les défendre contre le peuple ; mais qui les défendra contre les armées ?

On peut aussi, nous le savons, graver sur le sabre le mot d’ordre de la rébellion.

Que prévoir donc, qu’attendre, à quels destins sommes-nous réservés ? N’y a-t-il nul moyen de remédier aux maux présents, d’échapper aux calamités futures ? Toute sagesse seroit-elle vaine, tout effort impuissant ? Ne reste-t-il qu’à se voiler la tête ?

écartons d’abord les soupçons bas et les accusations familières aux hommes qui ne conçoivent aucune opinion, aucun sentiment désintéressé. Si l’ordre doit revivre, ce ne sera pas de nos jours. Donc ceux qui demandent l’ordre, ne le demandent pas pour eux ; ils ne jouiront point de ses bienfaits ; aucune vue personnelle ne peut dès lors être leur motif ; ils n’ont rien à espérer, rien à recueillir que l’injure, la calomnie et la persécution. On ne change point en quelques années l’esprit des peuples, c’est l’œuvre du temps ; et jusqu’à ce que cet esprit ait changé, il est impossible que la société chrétienne renaisse.

Elle est le fruit, non de la violence, mais de la conviction ; sa base est la foi, et non pas l’épée.

Elle existe quand on y croit, elle cesse d’être quand on cesse d’y croire, et jamais les lois ne la recréeront qu’en aidant à la rétablir dans la pensée et dans la conscience.

C’est la tâche des gouvernements ; l’avenir des nations et leur propre avenir dépend d’eux, du moins en partie. Qu’ils y réfléchissent sérieusement ; il s’agit de la vie. Qu’ont-ils fait jusqu’à présent que conspirer contre eux-mêmes ? Le salut n’est pas où ils l’ont cherché. Qu’ils le comprennent enfin, il n’existe aujourd’hui dans la société que deux forces : une force de conservation dont le christianisme est le principe, et dont l’Eglise est le centre ; une force de destruction qui pénètre tout pour tout dissoudre, les doctrines, les institutions, le pouvoir même.

La plupart des gouvernements se sont placés entre ces deux forces, pour les combattre toutes deux.

Ils combattent l’Eglise, parcequ’ils tiennent obstinément à un système d’indépendance absolue, qui, en abolissant la notion du droit, ébranle partout la souveraineté dans ses fondements. Ils se défendent comme ils peuvent, avec la police et des baïonnettes, contre la force révolutionnaire, qui tourne contre eux leurs propres maximes.

S’ils ne sortent pas, et bien vite, de cette position, leur ruine est certaine : car il est évident qu’aucun pouvoir ne sauroit subsister qu’en s’appuyant sur les forces de la société. On ne règne pas long-temps lorsqu’on ne veut régner que par soi ; jamais l’homme ne subit volontairement le joug de l’homme.

Il faut que la puissance descende de plus haut, de celui qui a dit : per me reges regnant. on peut donc le prédire avec assurance, si les gouvernements ne s’unissent pas étroitement à l’Eglise, il ne restera pas en Europe un seul trône debout : quand viendra le souffle des tempêtes dont parle l’esprit de Dieu, ils seront emportés comme la paille sèche et comme la poussière. La révolution annonce ouvertement leur chute, et à cet égard elle ne se trompe point ; ses prévoyances sont justes.

Mais en quoi elle se trompe stupidement, c’est de penser qu’elle établira d’autres gouvernements à la place de ceux qu’elle aura renversés, et qu’avec des doctrines toutes destructives elle créera quelque chose de stable, un ordre social nouveau.

Son unique création sera l’anarchie, et le fruit de ses œuvres des pleurs et du sang.

Que si les gouvernements aveuglés sans retour persistent à se perdre, s’ils ont résolu de mourir, l’Eglise gémira sans doute, mais elle n’hésitera pas sur le parti qu’elle doit prendre : se retirer du mouvement de la société humaine, resserrer les liens de son unité, maintenir dans son sein, par un libre et courageux exercice de son autorité divine, et l’ordre et la vie, ne rien craindre des hommes, n’en rien espérer, attendre en patience et en paix ce que Dieu décidera du monde.

S’il est dans ses desseins qu’il renaisse, alors voici ce qui arrivera. Après d’affreux désordres, des bouleversements prodigieux, des maux tels que la terre n’en a point connus encore, les peuples, épuisés de souffrance, regarderont le ciel. Ils lui demanderont de les sauver ; et avec les débris épars de la vieille société, l’Eglise en formera une nouvelle, semblable à la première en tout ce qui est de l’ordre fondamental, mais différente par ce qui varie selon les temps, et telle qu’elle résultera des éléments qui devront entrer dans sa composition.

Si au contraire ceci est la fin, et que le monde soit condamné, au lieu de rassembler ces débris, ces ossements des peuples, et de les ranimer, l’Eglise passera dessus et s’élèvera au séjour qui lui est promis, en chantant l’hymne de l’éternité.

TABLE DES CHAPITRES


Avertissement de la troisième édition. Page 5
Préface. 6

Chapitre I. Etat de la société en France. 15
Chap. II. Que la religion, en France, est entièrement hors de la société politique et civile, et que par conséquent l’état est athée. 48
Chap. III. Que l’athéisme a passé de la société politique et civile dans la société domestique. 74
Chap. IV. Que la religion, en France, n’est aux yeux de la loi qu’une chose qu’on administre. 93
Chap. V. Conséquences de ce qui précède par rapport au gouvernement de l’Église et aux relations des évêques avec le Pape, centre et lien de l’unité catholique. 107
Chap. VI. Du souverain Pontife. 136
§ I. Point de Pape, point d’Église. 153
§ II. Point d’Église, point de christianisme. 165
§ III. Point de christianisme, point de religion, au moins, pour tout peuple qui fut chrétien, et par conséquent point de société. 175
Chap. VII. Des libertés gallicanes. 183
$ I. Examen de cette proposition : La souveraineté temporelle , suivant l’institution divine , est complètement indépendante de la puissance spirituelle. 205
$ II. Examen de cette proposition : Le concile est supérieur au Pape. 237

Chap. VIII. Des églises nationales. 293
Chap. IX. Réflexions sur quelques actes du gouvernement relatifs à la religion. 324
Chap. X. Conclusion. 351


FIN DE LA TABLE.
  1. Dicam plane imperatorem dominum, sed more communi, sed quando non cogor, ut dominum dei uice dicam. Ceterum liber sum illi; dominus enim meus unus est, deus omnipotens, aeternus, idem qui et ipsius. Apologet. adv. gentes, cap. xxxvii
  2. Voyez le chap. xxxiii de l'Evangile selon Saint Matthieu.
  3. Ipsa corripienda sunt coram omnibus, quae peccantur coram omnibus: ipsa corripienda sunt secretius, quae peccantur secretius. distribuite tempora, et concordat scriptura. S. August. serm. 82, de verdis Ev. Matt. 18, tom. V, col. 444.
  4. Tempus esse tacendi et tempus loquendi, sermo est Ecclesiastae. Et nunc, igitur, quoniam abunde sat silentii hactenus praecessit, opportunum deinceps erit, ut ad patefactionem eorum quae ignorantur, os nostrum aperiamus... Non igitur vos terreat mendacii calumnia, neque potenlium minae conturbent, neque risus notorumve procacitas mœrore alliciat, neque damnatio eorum qui tristitiam simulant, valentissimam ad fallendum illecebram objicientes adhortationis escam : donec veritatis verbum vobiscum pugnet. Omnibus propugnet recta ratio, belli socium advocans et adjutorem ipsum pietatis magistrum Dominum nostrum Jesum Christum, pro quo affligi suave, et mori lucrum. S. Basil, ep. 79 et 211, Oper., tom. III, p. 139 et 229.
  5. Conservateur, tom. V, 65e livraison.
  6. Conservateur, 41e livraison, 1819.
  7. Opinion de M. le vicomte de Chateaubriand, sur l’art. IV du projet de loi relatif au sacrilège.
  8. Discours de M. Royer-Collard.
  9. Data est mihi omnis potestas in cœlo et in terra. Matth. xxviii, 18.
  10. La loi de finances au moins n’est pas athée. Discours de M. Royer-Collard.
  11. Drapeau blanc du 14 avril.
  12. L’Étoile du 14 avril.
  13. Nous voudrions pouvoir citer ici en entier l’admirable discours prononcé par M. Duplessis de Grenédan : mais ce que nous ne pouvons faire, c’est l’accueil que ce discours a reçu dans la Chambre. Un homme monte à la tribune pour y faire entendre une voix éloquente, qui part d’une conscience incorruptible. Quelques députés quittent leurs bancs, et s’approchent pour écouter ; les autres l’interrompent par le bruit de leurs conversations. L’orateur s’arrête, regarde froidement les interrupteurs, et continue. Il parloit pour défendre Dieu, la religion, la vérité, tout ce dont on ne veut plus. « Un mouvement d’impatience, dit un journal (le Drapeau blanc), se manifeste dans l’assemblée ; les cris : Assez ! assez ! se font entendre : les bancs se dégarnissent ; l’orateur descend de la tribune. » Si l’on ajoute que cet homme, d’un haut talent, est un des plus beaux caractères des temps modernes, on comprendra tout ce que révèle la scène que nous venons de rappeler.
  14. Il n’est pas inutile de remarquer, comme un trait caractéristique de l’époque actuelle, que cette loi a été adoptée sur deux rapports, dont le premier la qualifie de dérisoire et de cruelle, et le second d’incohérente et de révolutionnaire. Un seul fait semblable en dit plus sur l’état de la société, que des volumes de réflexions.
  15. Opinion de M. de Bonald sur le projet de loi relatif au sacrilége ; 1825.
  16. Moniteur du 13 juillet 1824 ; séance de la chambre des pairs, du 10 juillet.
  17. Génie du christianisme, IVe partie, liv. VI, chap. vi.